* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Le Rat amoureux Auteur: "L'Illustration" (extrait). Contributeur au journal, identifié seulement par ses initiales: A. S. Illustrateur: A. B. L. Illustrateur: K. G. Date de la première publication: 1843 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: L'Illustration, édition No. 4, 25 mars 1843 Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 21 octobre 2010 Date de la dernière mise à jour: 21 octobre 2010 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 641 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque Le Rat amoureux. CONTE [Illustration.] Par une belle journée du mois d'août, après six ou sept heures de chasse dans cette campagne du Maine, tellement entrecoupée de haies et de fossés qu'il en faut prendre pour ainsi dire chaque arpent à l'assaut, M. de *** entra chez un de ses métayers pour s'y reposer quelques instants. Il but une grande tasse de lait frais, et se retira dans une chambre presque nue où couchaient les enfants de la ferme. Là, il se jeta sans façon sur de la paille fraîchement étalée, pour goûter un bon et lourd sommeil d'homme fatigué. Je ne sais depuis combien de temps il dormait, lorsqu'il se sentit la cuisse gauche fouillée comme par un museau d'animal, et sur ses guêtres de cuir comme un grattement de dents et de griffes. Il supporte d'abord ce froissement désagréable avec cette apathie somnolente, cette indécision de l'engourdissement qui ne nous laisse rien percevoir de clair et d'intelligible. Mais le contact devint plus pressant, plus répété, plus sensible; il se réveilla brusquement, en jetant avec vivacité la main à l'endroit lésé; il trouva, avec une certaine peur mêlée de dégoût, qu'il tenait un gros rat. La bête, surprise dans son opération de rongement, chercha d'abord à mordre la main qui l'avait saisi; mais M. de *** le serrait par le milieu du dos et lui pressant les flancs d'un poignet de fer; il lui ôtait presque la faculté de respirer. Le rat essaya donc vainement de se débattre et d'échapper à l'étau qui menaçait de l'étouffer. Mais voyant que son ennemi se préparait à l'écraser du pied, il eut recours à un moyen assez peu ordinaire. Il parla. «Je vois bien, dit-il, que je ne suis pas le plus fort, et je cède. Je renonce sincèrement à toute entreprise sur le cuir de votre équipement et le tissu de votre peau, et si vous voulez m'accorder la vie, je m'engage à vous raconter mon histoire. Elle est courte, mais assez riche en expérience, pour un rat. Acceptez-vous? Décidez vite: vie ou mort, ne me faites pas attendre.» M. de *** ne s'étonnait de rien; il avait lu d'ailleurs beaucoup de contes fantastiques, et il répondit au rat: «Mon cher, quoique votre demande ressemble beaucoup à certains passages des _Mille et une Nuits_, elle m'agrée. Je ne m'inquiète pas du plagiat. Mais, avant de commencer votre histoire, veuillez, au préalable, résoudre bravement cette question: Avez-vous une âme? --Monsieur, dit le rat en se rengorgeant, je pourrais vous demander aussi: Avez-vous une âme? Plusieurs philosophes ratapolitains s'accordent à en refuser une à l'espèce, humaine. Mais, pour la nôtre, ils l'ont démontrée par une infinité de beaux arguments; et si vous me faisiez périr en ce moment, je ne crains pas d'être anéanti: à la barbe de vos cartésiens, je m'en irais dans l'autre monde chercher la récompense des justes rats. M. de *** se le tint pour dit, voyant que cette pauvre créature s'en faisait une affaire d'amour-propre; et, satisfait d'avoir appris que les rats avaient aussi leur psyché, il prêta l'oreille au récit du quadrupède. Après cette courte digression, qui paraîtra inutile à beaucoup de gens, mais que M. de *** se donna uniquement pour satisfaction (car il était un peu philosophe), le rat commença en ces termes: «J'ai beaucoup voyagé, monsieur, et tel que vous me voyez ici, près de Laval, sur les confins de la Bretagne, je suis frais arrivé de Constantinople. --Ah! ah! dit M. de ***, c'est assez à la mode de parler de Constantinople. Les minarets de Stamboul ont défrayé bien des phrases. Je suis curieux de les regarder, mon cher, à travers vos yeux. --Oh! monsieur, je vous fais grâce des tutedzhinns, du ciel bleu, de la grande mer, des kiosks, des djoubés, des campalores, et de toute espèce de couleur locale. Je ne suis ni poète, ni orientaliste, ni écrivain d'aucune sorte de lettres; je ne suis que philosophe, partant, n'attendez pas de style. » Il reprit, assez satisfait de sa tirade: «Oui, monsieur, frais arrivé de Constantinople, et de retour, pour n'en plus sortir, dans mon trou natal. Nous autres rats, nous avons comme les hommes la fureur des voyages et le mal du pays. L'une m'a fait partir et l'autre revenir; la vieillesse me fera rester. Un beau jour, j'étais jeune alors, toutes mes études terminées, tous mes degrés pris jusqu'au doctorat inclusivement, je résolus de voir du pays. La Hollande m'attira d'abord, à cause de la réputation de ses fromages; mais si la chère y est bonne, on nous y a voué une haine implacable: je partis pour les bords du Rhin. Il y a là de vieux châteaux féodaux où je pris logement; ce sont de vraies seigneuries pour les rats, tant ils offrent de sûrs asiles. Enfin, poussé par mon humeur nomade, après un séjour de quelques mois dans un couvent autrichien, je me rendis à Constantinople. « D'abord, ma foi, comme le grand nombre des touristes, curieux observateur des auberges, je pris mauvaise opinion du pays, parce que je n'y mangeais pas bien; mais, à force de parcourir en tous sens les souterrains de la cité turque, je découvris le merveilleux éden des rats, le terrestre paradis, où je serais peut-être encore, malgré le mal du pays dont je me targuais tout à l'heure si sentimentalement, sans l'influence mauvaise de ma destinée. Figurez-vous, monsieur, un vaste palais, percé de mille corridors, commodément pourvu d'innombrables cellules, et aboutissant par toutes ses issues à un puits fermé d'une grosse pierre, et qui s'ouvrait dans les jardins du sérail. Peu de jours après mon entrée dans cette demeure de promission, un bruit se fait entendre à l'ouverture du puits; tout d'un coup la pierre se lève, et un grand jour inonde l'obscurité de nos cellules: du plus profond de leurs retraites, éveillés ou endormis, debout ou couchés, avertis comme par un sûr instinct, tous les rats se mettent au galop, et se précipitent vers la lumière. Je les suis sans savoir où; et, arrivé au rond-point du puits, je vois descendre, soutenue par des cordes, une belle créature blanche comme du lait, fraîche, rosée, grasse à point, excellente à manger. Tous mes confrères se jettent dessus, je les imite, et nous mordons, et nous déchirons, et nous mangeons, et nous buvons. On retire la belle victime, à demi morte, de la même façon qu'on nous l'avait amenée, et nous rentrons dans nos cellules pour faire la digestion. «Ils appellent cela, en Turquie, faire un exemple. Si vous voulez me permettre une petite réflexion, en ma qualité de philosophe, je remarquerai que c'est aussi à titre d'exemple que vos législateurs exaltent et maintiennent la guillotine. Je n'empiéterai pas sur les droits de vos statisticiens, en recherchant combien de crimes ont été détournés par l'exemple de la guillotine, mais je puis certifier, par mon expérience, que l'exemple du puits aux rats ne profitait à personne. Destiné à terrifier les femmes de Sa Hautesse qui se sentiraient une velléité d'être infidèles, il ne corrigeait nullement ces dames. Tâtez mon ventre, raisonnez par analogie, et faites un discours contre la peine de mort. Je retiens une place dans ses notes. «Cela dit, je reviens à mon sujet. Quand j'eus goûté la chair mollette, blanchette et succulente d'une douzaine de sultanes, mon estomac bien repu laissa plus de loisir à ma sensibilité. J'ai toujours été philanthrope. Je me sentis des remords; je suis sûr que le bourreau n'en ressentit jamais autant. J'avais beau me dire qu'après tout c'était de bonne prise, que vous mangiez bien d'autres animaux, et que je pouvais, en toute conscience, me venger sur vous; le cosmopolitisme commence à s'infiltrer dans Ratapolis, et je ne parvenais pas à étouffer le cri du sang versé. « Puis, car je dois tout dire, ce qui vous montrera bien la faiblesse des philosophes,--avez-vous entendu parler de l'histoire mythologique de la belle Léda et de son cygne? Le bruit en est descendu jusqu'à nous, et je vous assure que ce n'est pas une fable.--Toutes ces beautés, qui n'avaient d'abord offert à ma voracité que de délicieux comestibles, finirent par me toucher le coeur et les yeux.--Mesdames les humaines nous traitent avec trop de sans-façon; que diable! nous avons un coeur. Je sentis de nouveaux sentiments s'agiter en moi; j'oubliai jusqu'aux heures des repas, qui seules avaient répandu quelque charme sur ma vie. La nuit, dans mes rêves, toutes ces magnifiques Géorgiennes et Circassiennes, ces épaules blanches, ces yeux et ces cheveux tout noirs, se présentaient à moi pour enivrer mes sens. Puis le sang qui les tachait, les plaies que ma dent y avait ouvertes, s'étalaient comme autant de muets vengeurs et de silencieuses exécrations de ma barbarie. Alors je quittais mon trou, et, couvert de sueur, je courais le long des corridors, rongeant les pierres, murmurant des mots confus, et sentant dans le creux de mon estomac tous les borborygmes de la passion malheureuse. » Le gros rat suait encore à décrire son martyre amoureux. «Bien! bien! dit M. de ***, voilà qui est tout à fait bien. M. chose, qui a un style à mille facettes, ne dirait pas mieux. Vous donnez donc aussi, chez les rats, dans le pathétique et le psychologique? --Pourquoi pas?» dit le rat. Et il continua. «Ces dispositions, je les combattis longtemps, oh! bien longtemps. Je sentais,--voyez-vous,--que c'était une lutte à mort que j'allais engager contre la société qui m'avait accueilli, et je reculais devant cette détermination extrême. Enfin l'héroïsme l'emporta dans mon coeur, et après m'être battu les flancs, je résolus de me dévouer au salut de la première sultane qui tomberait parmi nous. « Je mangeai pourtant encore ma part de deux ou trois; mais cela ne fit que m'affermir dans mon projet, et à la quatrième, je me grandis de toute la hauteur d'un dévouement, de toutes les coudées de la pure passion; je devins gigantesque. « On nous descendit une jeune fille de douze ans à peine. L'amande de ses yeux, à demi cachée sous le voile de sa paupière, la draperie d'ébène que sa chevelure jetait sur ses épaules, l'abandon plein d'effroi qui détendait au hasard les muscles délicats de ce beau corps, tout en elle enflamma mon amour, décida mon courage. Aussitôt qu'elle fut à la portée de mes confrères, je me plaçai sur son coeur, dont je sentais les battements comprimés par la crainte; et là, sur ce champ de bataille qui m'inspirait encore, loin de me mettre à la curée, comme d'habitude, je montrai les crocs à mes amis, et je leur dis qu'ils me tueraient plutôt que de toucher à ma sultane. La stupéfaction suspendit un instant leur rage carnivore. Ils me regardèrent avec des yeux où l'étonnement effaçait presque la colère; puis enfin, sentant bien toute mon impuissance, que mon audace leur avait fait oublier un instant, ils se jetèrent comme de plus belle sur leur proie, sans s'inquiéter autrement de ma chevalerie. Je me ruai alors sur leur bataillon, seul contre tous, mais animé par l'amour, tandis qu'ils ne l'étaient que par la voracité. Je déchirai l'oeil à celui-ci, j'entamai la tête à celui-là; qui perdit une patte; qui, un morceau de son râble; qui, sa queue. Je fis des prodiges; j'étais sublime; mais la gourmandise fut plus forte que l'amour. Le poil tout arraché, les oreilles en lambeaux, je ne reculais pas, quand on enleva, selon la coutume, la sultane couverte de blessures, malgré mon courage; et comme j'étais revenu sur mon premier terrain, je fus ainsi emporté avec elle. « A peine fus-je au grand jour et dans le jardin, que je m'empressai d'échapper au kislar-aga, qui voulait me rejeter dans le puits, où j'aurais été infailliblement dévoré, et je me cachai dans le premier trou qui s'offrit. Dès que la nuit vint, je me mis en quête de ma sultane; je me hasardai dans les dortoirs du sérail, je parcourus tous les appartements sans la rencontrer, et, le désespoir dans le coeur, je fus me promener sur le rivage de la mer. «Rien n'est favorable aux sombres pensers comme le bruit des flots, l'immensité de la vague... --Je vous y prends, dit M. de ***; vous parlez, de la grande mer. --Laissez-moi finir ma période, s'écria le rat impatienté. Un peu de poésie ne nuit pas, et vous en aurez: j'en fais tout comme un autre. «Le bruit des flots, l'immensité de la vague, et ce je ne sais quoi de terrible qui s'écrie dans l'obscurité du nocturne azur; mes soupirs se mêlaient, avec une harmonie lugubre, aux sifflements du vent qui venait frapper les murs du sérail, et à l'incommensurable voix des ondes qui gémissait comme une troupe infinie d'enfants. J'allais, pauvre proscrit, l'oreille en sang, l'estomac vide, pensant à la société qui me repoussait, à ma bien-aimée perdue; je songeais à ces temps paisibles où mon existence se renfermait dans deux mots: manger! digérer!!! et je m'écriais sur la grève: Vivais-je alors? vivais-je? Et une voix de mon coeur me répondait: Non! c'est d'aujourd'hui que tu vis! c'est d'aujourd'hui seulement que tu es rat, puisque seulement d'aujourd'hui la passion te couronne de son auréole, auréole brûlante, auréole composée d'autant d'ingrédients que la foudre de Jupiter; mais sainte, mais étoilée, mais resplendissante, mais pyramidale auréole, sans laquelle, hommes ou rats, toute la nature, rien n'existe vraiment. «Je m'épanchais ainsi, quand mon nez heurta quelque chose de satiné, de doux, mais de froid comme la mort: c'était le cadavre de ma sultane. Le grand-seigneur l'avait fait jeter à la mer, et la mer me la rendait. Je me précipitai sur elle, je la dévorai de baisers, je l'inondai de larmes, je voulais mourir près d'elle; mais je ne sais quel lâche amour de la vie me retint, et je m'arrachai de ces lieux. Je me retournai plusieurs fois; enfin elle fut à jamais perdue pour moi... « Un de vos philosophes confesse qu'en pleurant la mort d'un ami, il songea pourtant qu'il hériterait d'un bel habit noir fort à sa convenance. Vous avouerai-je aussi mon infamie! A peine avais-je fait quelques cent pas, que, la faim me pressant avec force, je songeai que j'aurais bien pu prendre un morceau de ma sultane. Je n'en aurais tondu que la largeur de ma langue! quel grand mal! Mais j'eus honte de me trouver si bas, après m'être élevé si haut, et l'amour-propre me condamna au jeûne. « Je partis. Quelque viande que je rencontrai sur mon chemin servit à me refaire. J'étais déjà aux portes de Vienne, quand je fus rejoint par un des rats du puits. Je me mis d'abord en défense, croyant qu'il allait m'attaquer; mais le malheur l'avait aussi atteint, et c'est un niveau qui égalise tout. Le sultan, débarrassé des janissaires, avait commencé de réformer son empire. La férocité de la justice du sérail avait la première attiré son attention, et il l'avait abolie. De là, grande douleur au puits des rats. Ils complotèrent d'abord de dévorer le sultan dans son lit; puis voyant à cette entreprise trop d'impossibilités et de danger, la nation se débanda, et chacun fut de son côté chercher fortune. L'exilé du puits exhalait une rage aveugle contre le sultan. Otez la charogne au corbeau, au bourreau la guillotine, vous verrez ce qu'ils diront. Je l'écoutais à peine, pleurant le destin de ma pauvre sultane, qu'un retard de quelques jours aurait sauvée. Nous nous séparâmes bientôt, et, sans autres aventures, je suis revenu dans le Maine pour que vous me donniez la vie. --Vous n'êtes point un rat ordinaire, dit M. de ***, quand le conteur eut fini. Mon métayer mettra chaque jour un morceau de viande, au bord de votre trou; c'est la rente viagère que je vous accorde. Allez en paix, mon cher; Dieu vous tire de la griffe des chats comme il vous a tiré de la mienne.» A. S. [Fin de _Le Rat amoureux_ par A. S.]