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Titre: Le moulin Frappier (tome premier)
Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902)
Date de la première publication: 1880
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1880 (troisième édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 8 septembre 2008
Date de la dernière mise à jour: 8 septembre 2008
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 169

Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



LE
MOULIN FRAPPIER

PAR

HENRY GRÉVILLE


TOME PREMIER


Troisième Édition



PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10.


Tous droits réservés



L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en décembre 1880.

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PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.



LE
MOULIN FRAPPIER



I

Les deux cloches de l'église de Haville jetaient dans l'air ensoleillé de midi leurs derniers tintements inégaux, lorsque la Quesnelle, comme on l'appelait dans le pays, Victoire Beauquesne, de son véritable nom, mit la clef dans la serrure de la porte, au moulin Frappier. Son homme venait à quelques pas derrière elle, traînant un peu la jambe par habitude de paysan accoutumé aux sabots, et qui n'aime guère les souliers de cuir. Elle entra résolument, de l'air de quelqu'un qui connaît son affaire, et sans prendre le temps de s'asseoir, ou seulement de respirer, elle alla à l'armoire, pour y reprendre sa coiffe et son tablier de tous les jours.

Beauquesne, moins pressé de quitter ses habits du dimanche, se dirigea vers le fauteuil de paille à coussin de duvet qui trônait au coin de la cheminée, et s'y laissa tomber d'un air dolent.

Il n'aimait point les marches précipitées qu'on fait le long des grands chemins, au soleil, les bras ballants, pendant que les cloches sonnent l'évangile, ou quand la faim vous pousse à grands pas vers le logis, pour le coup de midi. Ce qu'il aimait, c'étaient les courtes promenades dans les sentiers ombreux et humides, quand on s'en va défouir des pommes de terre, à raison d'un boisseau par cinq heures de travail, ou bien examiner la luzerne, plus haute d'un bon doigt que la veille.

Simon Beauquesne n'était point de ceux qui redemandent du travail quand leur tâche est finie. Non; il aimait mieux se reposer, et n'est-ce pas bien naturel? Ce jour-là, estimant qu'avoir mis ses habits du dimanche pour aller à l'église bien qu'on fût en semaine, et avoir entendu la messe des morts pour le bout de l'an de son oncle Frappier, suffisait à une âme chrétienne, il s'assit au coin du foyer éteint, son bâton entre ses jambes, et ferma les yeux de satisfaction, en pensant qu'il n'aurait plus rien à faire de toute la journée.

--Eh bien, grommela Victoire, tout en se défaisant avec activité de ses beaux atours, où donc est la Mélie? Est-ce que le feu ne devrait pas être allumé, la soupe dessus, et depuis beau temps? Cette fainéante sera allée voir le service à l'église, comme si les bouts de l'an étaient faits pour que les domestiques s'amusent!

La Mélie réntrait en ce moment par la porte du jardin, toujours ouverte même quand les maîtres absents ont emporté la clef de la porte qui donne sur la rue. Une cruche de cuivre sur l'épaule, rouge, essoufflée, elle s'avança jusqu'au milieu de la salle, fit glisser adroitement le long de son bras la longe de cuir qui retenait la cane en équilibre et la déposa sur le sol, sans que le lait écumant eût dépassé d'une goutte l'orifice rétréci du vase.

--D'où viens-tu, coureuse? gronda Victoire.

--Du champ, maîtresse. Les vaches étaient tout au bout à l'ombre; la pièce de terre est grande, ça va tout en montant. J'ai eu du mal, allez! Je croyais ne pas revenir...

--C'est bon; fais la soupe, et vite! gronda la Quesnelle en refermant son armoire avec bruit.

Elle avait repris la petite coiffe courte en percale à mille plis que les femmes du pays portent à l'ordinaire, et, pour marquer que le deuil était fini, elle l'épingla d'un ruban bleu foncé, au lieu du ruban noir qu'elle avait porté un an. La jupe de droguet, propre, mais usée, le juste de même étoffe qui laissait voir la chemise au cou et depuis l'épaule jusqu'au bas de la large manche de toile, le tablier de cotonnade à carreaux bleus et blancs, tout son costume était celui d'une petite propriétaire de campagne; rien n'y indiquait la richesse, ni même l'aisance.

--Eh! Simon, vas-tu garder tout le jour tes habits du dimanche?

Beauquesne poussa un soupir, se leva et monta l'escalier sans trop se presser, afin de reprendre ses vêtements qu'il avait laissés à la chambre.

Pendant ce temps la Mélie activait le feu avec le souffle de sa poitrine robuste, et le fagot d'ajoncs pétillait en dégageant une épaisse fumée aromatique; le chaudron brillant de suie prit sa place à la crémaillère au-dessus du foyer, et bientôt le dîner fut en bon chemin.

Simon redescendit, et s'assit à sa place sans mot dire; il n'aimait pas à perdre ses paroles.

La soupe faite, la maîtresse du logis tailla de minces tranches de pain dans trois écuelles de terre, et versa sur chacune sa part de légumes et de bouillon.

--Et le garçon, tu n'y penses pas? dit enfin Simon, qui la regardait faire.

Victoire leva les épaules.

--Il boit, dit-elle, il n'a que faire de manger. Si tu le vois revenir avant six heures du soir, c'est qu'il y aura du nouveau.

Elle parlait encore quand la porte s'ouvrit, laissant entrer dans la salle obscure un grand rayon de lumière; debout, sur le seuil, un garçon de haute taille leva son chapeau qu'il remit sur le champ, et dit:

--Bonjour, mon père. Bonjour, ma mère.

Il entra, refermant la porte, et toute la gaieté du jour disparut.

--Te voilà, garçon? dit Simon en regardant son fils avec complaisance. Une expression plus chaude traversa ses yeux bleus pendant qu'il les portait sur le beau gars.

--Qu'as-tu fait de tes invités? demanda la mère avec sa brusquerie ordinaire.

--Je leur ai payé à boire, et du meilleur, et je les ai congédiés. Ils sont partis contents.

--Je croyais que la fête aurait duré plus longtemps, dit Victoire en prélevant une part de soupe sur chaque écuelle afin d'en faire une pour son fils.

--On se lasse de boire, et je n'aime pas le cabaret, répondit François d'un air sérieux.

Simon Beauquesne soupira encore une fois. De ton temps, on ne connaissait point d'autre manière d'honorer les morts que de boire à leur santé jusqu'à rouler sous les tables. La mère hocha la tête d'un air prudent, et offrit à son fils l'écuelle pleine. Chacun mangea sur ses genoux, silencieusement, avec de longues pauses; la petite servante mangeait aussi, assise auprès de la porte.

--Tu n'aimes pas le cabaret? fit Victoire, après un long silence pendant lequel le balancier de la grosse horloge marqua pesamment la fuite du temps.

François ne répondit pas.

--D'où vient donc que tu vas si souvent à Délasse? Je m'étais laissé dire que le cidre y est bon.

--Il n'est pas mauvais, dit le jeune homme de sa voix grave.

--Si tu ne bois pas, tu ferais mieux de rester par ici, reprit la mère avec une pointe d'aigreur. Au moins, on saurait où te trouver quand on a besoin de toi au moulin.

François rougit légèrement; il regarda sa mère comme pour répondre, puis il baissa les yeux sur sa soupe et continua à manger lentement.

La petite servante avait fini son repas; elle mit en place son écuelle après l'avoir lavée, prit une fourche dans le cellier voisin, mit son grand chapeau de paille grossière et s'en alla aux champs sans demander ni recevoir d'ordres. Elle connaissait son ouvrage, et savait qu'il ne fallait pas ennuyer la Quesnelle de questions inutiles.

--Tu ne fais pas de café, ma femme? demanda timidement Simon.

--J'en fais, répondit Victoire. Il faut bien fêter un peu le jour où ce pauvre bonhomme Frappier a laissé son bien en héritage à notre fils François; n'est-ce pas, garçon?

--Comme vous voudrez, ma mère, dit François sans se départir de sa gravité.

Ces manières inaccoutumées inquiétaient Victoire Au fond, elle avait un peu peur de son fils. De tout temps le sérieux du jeune homme lui avait imposé; mais depuis qu'un héritage inattendu avait fait de lui te propriétaire du moulin Frappier, elle s'était prise d'une sorte de respect pour ce beau garçon.

François s'était toujours montré bon fils, et le sort qui l'avait enrichi en passant par-dessus la tête de ses parents, n'avait point changé son coeur. En prenant possession du moulin Frappier, il y installa son père et sa mère.

Victoire se trouva bientôt à l'aise dans cette opulence relative; elle se mit à gronder et rudoyer les garçons du moulin, comme si elle n'eût fait autre chose de sa vie. François la laissa faire, estimant qu'elle lui épargnait ainsi quelques peines, et ensuite qu'on ne peut se refaire; le naturel de Victoire étant de mener tout haut la main, mieux valait s'y soumettre que d'essayer de barrer le flot.

Le café fuma dans les tasses, et une atmosphère de cordialité sembla se répandre dans la salle avec la vapeur embaumée de la cafetière.

--Eh, fils, dit Simon, à présent que voilà ton deuil fini, me semble que tu pourrais songer à te marier?

--J'y songe, mon père, répondit François.

Il était devenu pâle. Mais il regarda son père et sa mère d'un air assuré.

--Vrai? Et... as-tu trouvé à qui parler? fit la mère anxieuse.

--J'ai trouvé, ma mère. J'attendais ce jour du bout de l'an de mon regretté parent, qui, en me donnant son bien, m'a donné le moyen de me marier selon mon coeur... Dieu ait son âme...

François leva son chapeau, Simon de même; Victoire fit un signe de croix à l'intention de l'âme du défunt, puis elle regarda son fils, toujours inquiète.

--Selon ton coeur? Tu aimes une fille riche, que tu n'aurais pas pu épouser quand nous étions sans fortune?

--J'aime une fille qui n'a rien. Mon père et ma mère, je vous prie de me donner votre consentement pour me marier avec Geneviève Hérouy.

--Geneviève? La servante à Délasse? Ah! je comprends pourquoi tu y trouvais le cidre bon...

Allons donc, mon gars, ne te moque pas de ton père et de ta mère! Geneviève! eh bien, en voilà une bru, par exemple!

Victoire, outrée, repoussa virement sa tasse, au point de renverser quelques gouttes de café sur la table, et les essuya du coin de son tablier avec un air de mauvaise humeur.

--Avez-vous quelque chose à dire contre elle? fit François avec douceur.

Il avait prévu cet accueil à sa demande, et savait qu'il lui faudrait supporter un orage.

--Quelque chose? Tout! Une fille qui vient on ne sait d'où! Ça n'a pas seulement de père; sa mère n'a pour tout bien qu'une chèvre qu'elle mène paître dans les chemins... Geneviève, ma bru! En voilà une femme pour le meunier du moulin Frappier!

--Je n'étais pas meunier quand je lui ai parlé pour la première fois, dit François; nous étions presque aussi pauvres qu'elle, ma mère; elle me plaisait dans ce temps-là, et je n'osais pas vous le dire, car vous m'auriez reproché avec quelque raison de vouloir marier la disette avec la misère. Mais aujourd'hui que je suis riche, et que je puis prendre une femme sans m'inquiéter de la fortune, je me suis décidé à vous dire que c'est Geneviève que je veux, et pas une autre.

--Une servante d'auberge! Une fille à qui tout le monde parle.

--Personne ne lui dit de bêtises, ma mère; elle ne le souffrirait pas.

--Une fille qui vient on ne sait d'où...

--On l'a assez reproché à sa mère; l'enfant n'en est pas cause, et Geneviève est une honnête fille.

--C'est très-bon; elle t'a enjôlé. Veux-tu que je te dise? Je ne veux pas!

--Et vous, mon père, dit François sans s'émouvoir, mais devenant encore plus pâle, vous ne dites rien; est-ce que vous me refusez votre consentement?

--Hé! Je ne sais pas... ce sont des choses graves... c'est ta mère qui sait mieux que moi...

Victoire était assise sur le coin d'un banc d'un air bourru, et roulait le coin de son tablier, ce qui chez les femmes est signe d'humeur.

--La belle bru! La belle épousée! s'écria-t-elle: une fille maigre comme un clou, avec des yeux comme des charbons, et pas le sou...

--Elle est forte et courageuse au travail, fit observer François.

--Nous n'avons pas besoin de ça; on prend des servantes, gronda la mère. Ce que je voulais, moi, c'était une jolie fillette qui t'aurait apporté du bien...

--J'en ai pour deux, répondit le jeune homme.

--Est-ce qu'on en a jamais de trop! riposta Victoire. Une bru qui nous aurait fait honneur, la fille du maire, par exemple, ou bien...

--C'est Geneviève que j'aime, dit François.

--Prr! Ces filles-là, quand on les aime, on n'est pas tenu de les épouser...

François avait pris le bras de sa mère et le serrait si fort qu'elle s'arrêta, sentant qu'un mot de plus amènerait une collision.

--Je l'aime et je veux l'épouser.

--Pas de mon consentement, toujours! dit Victoire en fureur.

--C'est bien, ma mère, je m'en passerai. Mon père ne me refusera pas le sien. Il vous a aimée dans le temps, comme j'aime ma Geneviève; vous n'aviez pas plus de bien qu'elle n'en a.

--Victoire, puisqu'il l'aime! dit le père, enhardi par ce discours.

Madame Beauquesne avait jeté son tablier sur sa tête et s'était mise à pleurer.

Son fils et son mari s'approchèrent pour la calmer.

--Une fille de rien, dans ma maison! quelle honte! sanglotait Victoire, en réponse à tous les arguments de François et à toutes les cajoleries de son mari.

Vaincue, à la fin, sentant que son fils ne céderait pas, craignant peut-être aussi de l'irriter par sa résistance, sachant très-bien qu'il était maître de sa fortune et de ses actions, et qu'il pouvait, en un jour de colère, la renvoyer à sa petite maison noire et humide, elle laissa tomber ces mots qu'il fallut bien prendre pour un consentement:

--Eh bien, épouse-la puisque tu en es affolé; mais je ne pourrai jamais la souffrir.

Sur cette parole peu encourageante cependant, François, pressé d'échapper, à cette scène qui avait beaucoup trop duré, s'esquiva en disant:--Je vais la chercher.

Simon le suivit sous prétexte d'aller voir les ruches, et Victoire resta seule.

Pendant un moment, elle ne fit qu'aller et venir, bousculant tout sur son passage avec des paroles de colère. Le chat se sauva dans le jardin, les poules qui venaient picorer les miettes s'envolèrent en caquetant d'un ton d'alarme. Le silence se fit dans la vaste salle dallée, et Victoire, lasse de tant d'émotions, s'assit pour méditer.

Elle avait toujours prévu l'entrée d'une belle-fille dans cette maison, qui n'était en réalité que celle de son fils; mais cette inévitable bru, dans les rêves de madame Beauquesne, serait une personne molle et sans caractère, toute jeune, facile à modeler suivant de nouvelles idées. Voilà que François prétendait lui amener une fille énergique et courageuse, qui depuis l'âge de douze ans allait en journée, faisant la lessive, repassant, cousant, sarclant, fanant, le tout de grand coeur et sans avoir appris, partant de cet unique principe qu'il ne faut refuser aucune occupation honnête qui rapporte un salaire, et, une fois acceptée, qu'il faut s'y appliquer de son mieux.

Ce n'était pas du tout la bru qui convenait à Victoire. Faudrait-il se soumettre à voir aller et venir autour d'elle cette créature déplaisante, qui peut-être se figurerait être la maîtresse au logis, parce qu'elle était la femme du maître? Jamais Victoire Beauquesne n'accepterait une telle humiliation! Elle aimerait mieux s'en aller! S'en aller, c'était perdre toutes les douceurs de cette vie aisée, c'était redevenir la pauvre Quesnelle, après avoir été madame Beauquesne de moulin Frappier, et pendant ce temps-là, l'autre, la Geneviève, triompherait à sa place... Mieux valait encore rester et lutter pour garder son sceptre; après tout, Geneviève se lasserait peut-être de la lutte... Afin de s'inspirer des forces pour la bataille, Victoire sortit et se dirigea vers le moulin.

C'était un maître moulin; le cours d'eau qui faisait mouvoir les six paires de meules se divisait au-dessus en trois parties, dont l'une, le trop-plein, s'en allait, de ressaut en ressaut, arroser les grandes prairies, où paissaient les cinq vaches du bonhomme Frappier. Les deux autres bras de la petite rivière se séparaient sous une passerelle toujours tremblante, et venaient enserrer l'édifice de pierre grise et moussue.

On arrivait au grand moulin, haut comme une église, par un pont de pierre, assez large pour le passage des plus grosses charrettes. Le bruit des trémies en mouvement résonnait jusqu'au fond de la grande cour; les garçons meuniers chargeaient les sacs de farine sur un chariot attelé de deux chevaux patients; plus loin le mulet blanc d'un des porteurs à domicile attendait sa charge, et à l'entrée du pont, une lourde voiture dételée, chargée de sacs de grains, devait déverser avant la fin du jour sa charge sous les meules infatigables.

Victoire traversa le pont, entra dans le moulin et tança les garçons qui laissaient le blé à l'air. Elle ne quitta la place qu'après avoir vu les sacs rentrer un à un sur l'échine des garçons qui pliaient sous le faix, lorsque le mulet chargé eut disparu au tournant de la route, quand la charrette et ses deux chevaux eurent emporté la mouture.

Comme elle traversait la cour, où l'herbe poussait par endroits, Victoire tourna les yeux vers l'avenue de grands frênes qui conduisait à sa demeure. Sous l'arcade de verdure qui environnait la barrière de bois verdi par la mousse, dans un rayon de soleil couchant, guidée par son fils qui lui tenait la main, madame Beauquesne vit apparaître la belle fille aux yeux noirs, aux cheveux châtains, au teint d'ambre, que François aimait et qui allait devenir la reine de ce lieu...

--Voici Geneviève, ma mère, dit le jeune maître; aimez-la pour l'amour de moi.

Les yeux humides, Geneviève s'avança pour embrasser sa future belle-mère; suivant la mode du pays, leurs joues se touchèrent deux fois, mais la jeune fille sentit que leurs coeurs ne se confondaient pas.



II

--Fait-il bon vivre à l'auberge de Délasse? demanda méchamment Victoire, quand sa future belle-fille fut assise en face d'elle sur une chaise de paille, dans la salle dallée.

François rougit, et répondit pour sa fiancée:

--Il fait bon vivre partout, ma mère, quand on y remplit son devoir, et qu'on a l'âme contente.

--C'est bien dit, mon garçon, fit la paysanne rusée, en approuvant du sourire. Eh bien, Geneviève, votre coeur a donc parlé pour mon garçon? C'est un beau gars, et riche, et vous auriez eu de la peine à trouver mieux.

--Ce n'est pas parce qu'il est riche que je l'ai aimé, dit Geneviève d'une voix grave, sans regarder madame Beauquesne; je l'ai aimé quand il n'était guère plus fortuné que moi. Lorsqu'il a hérité, j'ai voulu lui rendre sa parole, mais c'est lui qui n'a pas voulu. Je crois qu'il a eu raison. J'aurais fait de même.

La main de François vint se poser doucement sur les deux mains de la jeune fille, enlacées sur ses genoux; il en prit une et la garda sans affectation.

Victoire, déconcertée, ne sut que répondre, et offrit un verre de liqueur. Elle avait une sourde envie de pleurer, de mordre, de jeter dehors cette impudente qui venait lui apprendre à parler... Elle se contenta de faire remarquer combien la journée avait été belle, surtout pour un jour de bout de l'an.

--C'est si rare qu'il ne pleuve pas, dans ces occasions-là! conclut-elle.

Comme ni François ni sa future n'avaient jamais fait de remarque à ce sujet, ils ne répondirent rien à cette réflexion saugrenue.

--Quand comptez-vous vous marier? dit tout à coup madame Beauquesne, avec la vivacité jouée de quelqu'un qui s'avise d'une chose à laquelle il n'a jamais pensé.

--Dès que les bans seront publiés, répondit François; nous avons déjà tant attendu, que nous pouvons bien nous presser un peu maintenant.

--Et vos maîtres, que disent-ils de cela? reprit Victoire avec intérêt, en regardant Geneviève.

--Ils en sont contents, parce qu'ils m'aiment. Geneviève avait l'air si innocent en faisant cette réponse que Victoire se mordit les lèvres. Cette fille avait l'air de ne pas sentir les piqûres; on aurait de la peine à la mater.

--A ce propos, ma mère, dit François, je pense qu'il ne convient pas que Geneviève reste plus longtemps à Délasse. Il me semble qu'elle pourrait vivre ici jusqu'au jour du mariage; ce serait de votre part lui montrer de l'amitié...

--On glosera, mon garçon, fit Victoire d'un air malin. Ses yeux allaient de l'un à l'autre des jeunes gens, avec l'espoir de saisir quelque intelligence entre eux; mais ils restèrent tous deux impassibles.

--On ne dira rien, si je m'en vais, repartit François. Voilà le moment d'acheter du blé pour la mouture de l'été; je puis être trois semaines absent, je reviendrai pour le jour de la noce.

--Tu t'en vas? dit tristement Geneviève en tournant ses grands yeux noirs vers son promis.

--Il le faut, ma bonne amie; mais quand je reviendrai ce sera pour ne plus te quitter qu'à la mort.

Il souriait en parlant; mais au dernier mot, Geneviève pâlit.

--Ne parle pas de ça, dit-elle, ça me fait mal. Il se leva en lui serrant la main.

--Il est grand temps que Geneviève s'en retourne, pour être chez elle avant la nuit, dit-il; je regrette que mon père ne soit pas rentré...

--Me voici, dit Simon sur le seuil..

Il s'était attardé à plaisir, craignant de tomber dans une discussion orageuse. Enchanté de voir régner la bonne harmonie, il trouva quelques paroles aimables pour Geneviève et s'assit au coin du feu d'un air content.

--Vous allez souper avec nous? dit-il à la jeune fille.

--Merci, monsieur Beauquesne, répondit-elle; il faut que je rentre.

--Je vais te reconduire, dit François.

Ils sortirent ensemble, et reprirent le chemin de Délasse, sans hâte ni lenteur; ils étaient tranquilles, comme des gens qui ont la vie devant eux pour s'aimer. D'ailleurs, le propre des grandes joies, c'est de mettre d'un seul coup l'équilibre dans les âmes.

--Ta mère ne m'aimera pas, dit la jeune fille au moment où, en vue de l'auberge, son promis se penchait vers elle pour l'embrasser.

--Ça ne fait rien puisque je t'aime, moi, répondit-il. C'est moi qui suis le maître.

Quand François rentra, il s'attendait à voir tout le monde couché, mais ses parents veillaient devant l'âtre. Quand il eut mangé sa soupe, comme il se levait pour leur souhaiter le bonsoir:

--C'est égal, si le bonhomme Frappier avait su que son moulin irait à une servante d'auberge... dit Victoire avec amertume...

François se retourna.

--Ma mère, fit-il, vous dites là une mauvaise parole, et injuste. Frappier m'a laissé son bien parce qu'il savait que j'aimais Geneviève. Et maintenant, il ne faut plus m'en parler, ça ne me convient pas.

Il monta l'escalier de granit pour se rendre à sa chambre, laissant sa mère courroucée et son père à moitié content. Simon ne trouvait pas toujours sa femme bonne et raisonnable.



III

Le jour des noces approchait. Déjà les bans avaient été publiés deux fois à l'église, et comme François, avant de partir, avait acheté le troisième ban, rien n'empêchait le mariage d'avoir lieu au premier jour.

Le futur se faisait attendre; il avait annoncé son retour pour le commencement de la semaine, puis il s'était attardé dans ses achats, et une autre lettre avait expliqué son retard sans fixer de jour pour son arrivée. Victoire avait grondé, Geneviève n'avait rien dit, et sa douceur silencieuse avait semblé un reproche à la paysanne impatiente.

La grande lessive qui précède les noces du Cotentin touchait à une fin satisfaisante.

Les menues pièces étaient déjà rentrées au fond des armoires énormes, et le gros linge seul restait encore à étendre et à plier. Tout le jour, dans le pré qui touchait au moulin, Geneviève allait et venait dans l'herbe haute, déplaçant et retournant les grands morceaux de toile blanche, qui ne voulaient pas finir de sécher.

La Mélie venait souvent l'aider à plier les draps, chose impossible quand on est seule, car l'usage du pays veut qu'on les étire sans que jamais le fer leur impose son outrage. La Mélie aimait d'instinct cette grande fille silencieuse, au visage noble et grave, qui ne grondait pas, mais payait d'exemple, et, sans mot dire, refaisait elle-même l'ouvrage mal fait, reproche cent fois plus cruel qu'une invective.

Une après-midi, les deux jeunes filles étiraient ensemble les draps, à l'ombre d'un aune qui s'élançait avec une incroyable vigueur d'une haie touffue. Moins sérieuses que de coutume, elles riaient entre elles, quand le drap, échappant à l'étreinte de leurs doigts serrés, faisait choir l'une d'elles dans la bonne herbe drue. Les vaches, à l'autre bout du pré, les regardaient d'un air paisible, le moulin faisait son bruit ordinaire, et l'eau, s'échappant joyeusement de dessous les roues, coulait avec rapidité entre deux rives d'iris en fleur.

--Voilà votre maman qui vient, mademoiselle Geneviève, dit Mélie, qui avait l'oeil vif.

La jeune fiancée tourna la tête, et aperçut en effet au-dessus d'elle, dans la cour, sa mère qui entrait humblement, un paquet sous le bras.

C'était une paysanne maigre et frêle, à l'oeil craintif, comme tous ceux qui sont souvent rebutés; son jupon gros bleu rapiécé en maint endroit, sa petite coiffe timide, telle qu'en portent les filles pauvres du pays, lui donnaient bien l'air d'une journalière ou d'une servante.

--Maman! s'écria Geneviève de sa voix claire et forte.

La paysanne tourna la tête du côté du pré et envoya un signe de tête avec un sourire à la belle créature qu'elle avait mise au monde; mais au même instant, avertie par les aboiements des chiens de garde, madame Beauquesne sortait de la maison.

--Elle descendra tout à l'heure, dit Geneviève; voyons, Mélie, encore une paire de draps, et puis tu iras abreuver les veaux.

Elles se remirent à l'ouvrage avec la même ardeur.

Madame Beauquesne avait froncé le sourcil en apercevant Céleste Hérouy; la fille, passe encore, puisqu'on ne pouvait faire autrement; mais faudrait-il à héberger la mère? Est-ce qu'elle venait pour s'installer avec ce paquet sous son bras?

--Bonjour, Céleste, dit la ménagère; qu'est-ce que vous apportez là?

--Ce sont les effets de ma fille, répondit timidement la nouvelle venue; puisqu'elle va se marier, je les lui apporte bien lavés, bien raccommodés.

La Quesnelle fit un rire méprisant.

--Vous pouvez bien les garder pour vous, dit-elle; nous sommes, Dieu merci, assez riches pour prendre une fille sans le sou, et aussi sans hardes...

Le visage de Céleste se couvrit de rougeur.

--Ma fille m'a dit de les lui apporter, j'ai fait ce qu'elle m'a dit... je m'en vais lui dire bonjour, madame Beauquesne.

--Allez, Céleste, dites à Mélie de me remonter tout le linge qu'elles ont plié. Nous avons tant de linge que nous n'avons pas assez d'armoires pour le mettre, murmura la Quesnelle comme si elle se parlait à elle-même; en réalité, pour humilier l'humble femme qui se tenait devant elle.

Au moment où celle-ci prenait le chemin du pré, Victoire la rappela du geste.

--Dites donc, Céleste, puisque votre fille va se marier, qu'est-ce que cela vous ferait de nous dire le nom de son père? Il y a assez longtemps que c'est arrivé pour que ce ne soit plus un secret, et puis, entre nous... on aime bien à savoir quel sang on fait entrer dans sa famille.

Céleste avait détourné la tête sous l'outrage; elle la releva à la fin de la phrase.

--C'est un sang, madame Beauquesne, dont vous n'auriez pas à rougir, dit-elle. Mais Dieu sait bien ce qu'il veut, et ceux qu'il prend, il les prend peut-être pour que leurs secrets soient mieux gardés... Je n'ai pas lieu d'en être fière, car j'ai mal fait en oubliant mes devoirs; mais le père de Geneviève était un brave coeur; elle ne sera pas trop mal à sa place sous le toit de maître François.

Effrayée elle-même de son audace, Céleste Hérouy prit à grands pas le chemin du pré, laissant madame Beauquesne confondue de tant d'impertinence.

Mélie remontait, lourdement chargée d'une pile de draps, dans le sentier étroit et raboteux qui menait directement du pré à la maison. La brave femme eut pitié de l'enfant, et lui prenant sans mot dire une part de son fardeau, elle rebroussa chemin jusqu'au haut du ravin. Là, remettant tout le linge sur les bras de la fillette, elle lui fit un signe amical et redescendit vers sa fille.

Geneviève s'était assisse à l'ombre du grand aune. Une ombre de fatigue se lisait sur ses traits purs, presque classiques; elle était peut-être lasse d'attendre le bien-aimé, si peu qu'elle en fit paraître... La vue de sa mère lui fit du bien; elle aimait la pauvre paysanne qui avait toujours été douce pour elle, même quand les enfants du village l'accompagnaient avec des pierres à la sortie de l'école, en l'appelant la Bâtarde.

--J'ai peur d'avoir fâché madame Beauquesne, dit Céleste quand elle fut assise à côté de sa fille, dans l'herbe qui leur montait aux épaules.

Geneviève fit un signe indiquant que le malheur n'était pas bien grand, mais la vue du visage ému de sa mère lui inspira quelque Inquiétude.

--C'est aussi qu'elle n'est pas bonne, reprit l'humble femme; j'ai peur, ma fille, que ta n'aies du mal avec elle.

La jeune promise arracha quelques brins d'herbe et les froissa dans sa main.

--On a toujours du mal avec une belle-mère, dit-elle enfin; François m'aime assez pour me protéger contre celle-là. Il n'en est pas à l'essayer, allez!

Céleste soupira; la vie avait été trop rude à son égard pour qu'elle comprit ce jeune courage. Brisée dès le début par un malheur inattendu, elle n'avait eu de force que pour élever son enfant, et gagner leur pain quotidien; cependant la fermeté de Geneviève la consola tant soit peu.

--Elle est mauvaise, cette femme, dit-elle à voix basse; elle m'a fait de la peine tout à l'heure... Dis, elle ne t'a jamais parlé... de ton père?

Le pauvre visage hâlé s'était détourné de la jeune fille avec la rougeur de la honte. Geneviève répondit:

--Non, elle n'aurait pas osé. Ma mère, vous m'avez élevée de votre mieux, et, depuis ma naissance, personne n'a pu dire un mot contre vous. Regardez-moi donc en face, et ne pensez pas que je permette à quelqu'un de vous insulter.

--Ah, si tu savais, murmura Céleste; mais ce sont des secrets, je ne peux les dire à personne... Tu vas te marier avec ton bon ami, tu es heureuse, toi, et je suis bien contente! J'avais peur, va, quand je voyais François te courtiser, j'avais peur qu'il ne t'arrivât comme à moi... mais qu'est-ce que j'étais pour te faire de la morale! Et puis, la morale... ou m'en a tant fait, à moi...

La pauvre créature, humiliée au souvenir d'un passé vieux de vingt ans, essuya une larme du revers de sa main brunie.

--Ma mère, dit Geneviève en posant une main sur le genou de Céleste, le premier mot de François avant de me dire qu'il m'aimait, a été de me demander si je voulais l'épouser.

--C'est un bon garçon, dit Céleste soudain rassérénée, tu seras heureuse avec lui...

Un grand bruit de chevaux et de roues se fit entendre dans la cour. Elles levèrent les yeux et aperçurent François qui sautait à bas de son cabriolet.

Il embrassa madame Beauquesne venue à sa rencontre, puis fit une question et se tourna vivement vers le pré; il s'avança jusqu'au bord du ravin, et leva son chapeau pour saluer Geneviève qui s'était levée en hâte. Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, les yeux dans les yeux. Après trois semaines d'absence, le bonheur de se revoir leur arrivait avec une telle intensité qu'ils avaient peur de rompre le charme. Ah! comme ils s'aimaient, et la belle chose que la jeunesse!

Soudain François revint à lui, et descendant le ravin par le plus court à travers buissons et gaulis, il arriva dans le pré, franchit d'un bond le bras de rivière sans aller chercher la passerelle, et pressant Geneviève dans ses bras, il l'embrassa franchement, comme une soeur, non comme une amante.

--Et vous voilà aussi, maman? dit-il à Céleste, qui toute confuse se tenait en arrière; nous avons tous les honneurs aujourd'hui! Vous soupez avec nous, maman, et nous nous marions dimanche, Geneviève!

Geneviève ne dit pas non. Ils reprirent tous trois le chemin de la maison, sans échanger d'autres paroles. Dans la cour ils rencontrèrent madame Beauquesne, qui sortait du cellier, où elle avait tiré elle-même du meilleur cidre, pour faire fête à son garçon.

Ils entrèrent dans la salle, où Mélie activait le souper, et virent cinq couverts sur la grande table de châtaignier, ce qui et froncer les sourcils de Victoire.

--Qu'est-ce que c'est? dit-elle d'un ton dur. Son fils l'arrêta.

--J'ai invité maman Céleste à souper, dit-il avec autorité, et même je voudrais qu'elle comprit une fois pour toutes qu'elle est ici chez elle, dans la maison de sa fille.

La maison de sa fille! Victoire faillit suffoquer, mais il ne faisait pas bon tenir tête à François. Elle se tut, faisant mauvaise mine à tout, même à la bonne chère.

Quand on se sépara, Céleste prit Geneviève à part.

--François est bien bon, lui dit-elle, mais je ne saurais vivre dans un endroit où il y a quelqu'un qui ne veut pas de moi... tu m'entends, n'est-ce pas? Tu le remercieras de ma part; je saurai pourtant me tenir chez moi, où je ne reçois pas d'affronts. Embrasse-moi, ma fille, je viendrai à tes noces, comme il convient, et puis tu ne me verras plus que quand tu descendras jusqu'à la maison.

--Vous avez raison, maman, répondit Geneviève; mais nous ne vous en aimerons que mieux pour cela.



IV

La noce se fit, une belle noce, car François y avait convoqué le ban et l'arrière-ban de sa parenté, non par folle ostentation, mais pour montrer à tous qu'il ne se cachait point d'épouser Geneviève Hérouy.

Au repas de noce, un vieux parent du défunt bonhomme qui avait légué le moulin à François, se leva pour porter une santé.

--Je bois, dit-il, à la mémoire de mon cousin, Jérôme Frappier.

Un grand silence se fit autour de la table.

--Jérôme, continua le vieillard, était plus malin que nous tous; il aimait son moulin, qu'il tenait de son père; si son fils avait vécu, Jérôme aurait été le meilleur des hommes. Mais le garçon étant mort jeune, il n'avait pas dix-neuf ans, le propriétaire du moulin devait penser à trouver un maître pour son bien, quand il n'y serait plus. Il m'en a parlé souvent, le vieux meunier, et s'il t'a choisi, François, de préférence à d'autres parents, j'y suis peut-être bien pour quelque chose.

--Je vous remercie, mon cousin, fit François en levant son verre d'une façon solennelle.

--Après moi, reprit le vieux, il n'y aura plus de Frappier; car je suis le dernier, mais le moulin reste là, pour témoigner que notre famille était bonne et forte; si tu veux faire plaisir à ta parenté, François, donne à ton premier garçon le prénom de Frappier; c'est un drôle de nom de baptême, et le curé fera peut-être des façons, mais c'est tout de même un nom de chrétien, et qui a été bravement porté!

--Il le sera encore pareillement, répondit François, et je vous remercie de votre conseil, mon cousin, car il est bon à suivre. Je vous fais raison: A la mémoire de Jérôme Frappier, qui m'a laissé avec son bien le moyen d'épouser sans tarder ma bonne femme Geneviève!

Le reste de la fête fut comme partout ailleurs; on s'en alla pour la plupart fort ivres; il y eut des querelles et des raccommodements; beaucoup de vin de bu, pas mal de renversé; les chevaux trottèrent tard dans la nuit sur des routes qu'ils ne connaissaient guère, ramenant leurs maîtres vers leurs demeures lointaines, et pendant ce temps-la, Céleste, retournée seule à sa maisonnette couverte de chaume, pleurait au souvenir de sa jeunesse, si brusquement évoquée devant elle par la noce et le discours du vieux cousin.

Oui, Geneviève était bien à sa place sous ce toit nuptial qui avait appartenu à Jérôme Frappier; si le jeune homme mort à dix-neuf ans eût vécu quelques mois de plus, c'est Céleste qui serait entrée en maîtresse sous le toit où régnait hier Victoire Beauquesne, où régnerait désormais Geneviève, la fille du jeune Frappier emporté en huit jours par une fluxion de poitrine.

Le savait-il, le vieux meunier, que cette fillette aux yeux noirs était la fille de son fils? Peut-être en se sentant mourir, le jeune homme lui avait-il confié le triste sort de l'enfant qui devait naître?

C'était un bonhomme fantasque, ennemi de toute contrainte. S'il ne fit rien d'apparent pour Céleste et sa fille, c'est qu'il détestait le scandale, et la menace de commentaires provoqués par cet événement lui semblait d'avance le plus effroyable des désastres. Personne n'avait rien su... Pourquoi révéler ce qu'on ignorait? Libre de sa fortune, n'aurait-il pas le droit d'en disposer un jour en faveur de sa petite-fille si d'ici là les défauts mêmes ou les vices de l'enfant ne l'en avaient pas détourné?

Il fut bon pour Céleste, qui travailla dur, mais sans jamais manquer de pain. Les villageois avaient eu quelque soupçon de la vérité: ils avaient remarqué combien Jérôme, indifférent jadis pour les enfants des autres, depuis la mort de son fils était devenu généreux pour les petits de Haville, généreux surtout pour Geneviève; mais c'était naturel, elle était la plus pauvre.

La fillette allait et venait dans la maison pendant que sa mère en journée faisait la lessive ou les raccommodages, et le vieux bonhomme, vieilli de vingt ans par son chagrin, la laissait aller et venir. Puis, quand elle avait eu douze ans, il l'avait blâmée de rester à rien faire, aux côtés de Céleste qui travaillait; c'est ainsi qu'elle avait pris le goût de l'ouvrage, avec la fierté du pain gagné!...

Il était mort, le vieux Frappier, sans avoir jamais laissé deviner à personne pourquoi son testament portait François pour légataire universel... Céleste s'en doutait, et la nouvelle de cet héritage inattendu, qui faisait du bon ami de sa fille le plus riche propriétaire du pays, avait été pour elle la preuve que le défunt n'avait jamais douté, en son coeur, de la filiation de Geneviève. La malheureuse mère sentit ce jour-là une montagne lui tomber des épaules: sa faute lui sembla pardonnée.

François savait seulement que Frappier s'intéressait à ses amours. Un soir qu'il revenait du hameau où Geneviève, devenue grande, soignait non les clients de l'auberge, mais le ménage de l'aubergiste, il avait trouvé Jérôme assis sur le bord d'une haie.

--Tu viens de Délasse? dit le vieux.

--Oui, père Frappier.

--Tu courtises Geneviève?

Pris de court, le garçon ne sut pas mentir.

--Je l'aime, dit-il.

--L'épouserais-tu?

--Ah! tout de suite, si ma mère voulait; mais il faudra que je gagne ma vie plus richement que je ne fais!

--Entre au moulin, répondit le vieux; je m'intéresse aux jeunes gens. Tu seras mon premier garçon meunier, et avec le temps on verra à vous faciliter le mariage. J'aime les jeunes gens qui se marient, moi!

Il avait surveillé pendant six mois son nouveau garçon, puis il s'était attaché à lui comme à un fils... et le lendemain de sa mort, François, appelé chez le notaire, s'était vu riche, maître de son sort.

C'est à tout cela que pensait Céleste, en pleurant de chagrin pour le passé et de joie pour l'avenir. Quant à François, il ne s'en doutait pas.



V

Le lendemain de la noce, Victoire se leva de bon matin, et sortit dans la cour pour regarder la maison.

C'était une demeure moitié seigneuriale, moitié campagnarde. Trois corps de bâtiment formaient les trois côtés d'un rectangle ouvert que fermait le moulin, aune distance de deux ou trois cents mètres. D'un côté, les étables, remises, greniers, etc.; de l'autre, les celliers, buanderies, bûchers et menues dépendances. Au fond, bien éclairée par les rayons roses du soleil levant, avec la façade couverte de vignes, de rosiers, d'arbres fruitiers, la maison souriante semblait se cacher sous les fleurs et sous les fruits.

C'était une jolie maison! Les fenêtres du premier étage, avec leurs rideaux blancs, s'alignaient régulièrement sous les petites ouvertures en pierre ornée des greniers, surmontées chacune d'un beau pigeon en terre cuite et vernissée... Tout était en bon état; de son vivant, le bonhomme Frappier veillait au grain, disait-on dans le pays, et chaque ardoise enlevée par un coup de vent était le lendemain remplacée par une ardoise neuve... c'est ainsi qu'on conserve aux vieilles maisons un air de prospérité qui n'exclut pas l'impression vénérable de l'âge.

Oui, tout était beau, noble, imposant; cette demeure avait plutôt l'air d'une seigneurie que d'une exploitation commerciale. Le jardin potager, mêlé de plantes d'agrément rustiques, était clos et bien exposé; il y avait aussi des engins de pêche dans les chambres d'en haut; si Simon avait voulu..., mais c'était un paresseux fini? Quel grand bonheur que la fortune leur fût venue! car le pauvre homme, encore qu'âgé de cinquante ans à peine, n'avait pas plus de courage qu'une mauviette.

Le coeur réjoui par la vue de toutes ces richesses, madame Beauquesne alla jusqu'au moulin qui chômait encore à cette heure par suite de la fête de la veille. Les garçons arrivèrent en s'étirant, car la mouture n'attend pas. Une vanne levée, un flot clair se répandit dans la vieille rigole noircie par l'âge, et les premières gouttes tombèrent sur la première roue comme une pluie de diamants; la seconde rigole s'emplit à son tour, et lentement, lourdement, les grosses roues verdies par la mousse se mirent à tourner, comme si le premier effort était aussi bien une peine pour elles que pour un être animé.

Un bruit léger fit retourner Victoire, qui calculait le produit de la journée avec trois meules seulement, et, à sa grande surprise, elle vit derrière elle les nouveaux mariés. D'un air tranquille, comme si depuis la veille ils n'étaient pas entrée dans une autre existence, ils venaient côte à côte voir commencer le travail du jour.

--Eh quoi! déjà? ne put s'empêcher de dire madame Beauquesne. Avec le jour?

La jeune femme s'approcha de sa belle-mère avec déférence et lui souhaita le bonjour, puis elle entra avec son mari dans le moulin, où elle n'avait jamais mis les pieds jusqu'alors.

François lui expliqua tout le mécanisme, si simple, de l'exploitation; pendant que, debout sur l'échelle, elle regardait le blé diminuer dans la trémie frémissante, il passa un bras autour de sa taille, pour la soutenir et l'empêcher de tomber, si elle était prise de vertige. Elle redescendit, ramenant sa jupe de laine sur ses pieds chaussés de souliers, car elle ne devait plus porter de sabots, et sortit avec François, sans oublier de répondre au bonjour empressé des meuniers.

Les époux s'en allèrent lentement dans le pré, derrière les grandes haies; Victoire, qui les suivait des yeux, perdait parfois de vue la chemisette blanche de Geneviève et le chapeau noir de François, mais ils reparaissaient l'instant d'après baignés dans la lumière rose, ou protégés par l'ombre des grands hêtres; Victoire songeait... Une voix la fit tressaillir.

--Une belle meunière, n'est-il pas vrai, madame Beauquesne? Et une jolie mariée, tout de même, dit Saurin.

--Occupe-toi de ton ouvrage, fainéant, et ne fais pas le malin, répondit brutalement la belle-mère.

Elle rentra au logis; toute sa joie était passée. C'est vrai, Geneviève était la meunière à présent... Eh bien, elle, qu'est-ce qu'elle était?

Elle mit sens dessus dessous toute sa laiterie, cassa un pot plein de lait, allongea une tape à Mélie, qui ne dit rien quoiqu'elle eût le coeur gros. Mais tout cela sans soulager son âme pleine d'amertume.

C'est par une belle soirée d'été que le premier coup de tonnerre éclata dans un ciel jusqu'alors serein, au moins en apparence.

François était absent depuis la veille pour affaires de meunerie.

Geneviève l'avait accompagné jusqu'à la barrière avec son calme habituel; lorsque le cabriolet avait disparu sur la route, elle était rentrée au logis avec le même visage, mais navrée au fond, comme dans l'attente de quelque malheur.

Elle était trop fine et trop franche pour n'avoir pas mesuré l'aversion qu'elle inspirait à sa belle-mère; son beau-père, indifférent et apathique, lui témoignait une sorte de bienveillance qui fût vite devenue de l'amitié sans les regards terribles de Victoire. En présence de François, cependant, tout se contenait dans les limites d'une politesse tant soit peu aigre; en son absence qu'allait-il arriver?

Au moment où le souper, retardé le plus possible par Geneviève, réunissait autour de la table les garçons meuniers, la petite servante et les maîtres, suivant l'usage patriarcal du pays, Victoire jeta un regard irrité sur sa belle-fille, qui venait de s'asseoir à sa place ordinaire, près de celle de son mari restée vide.

--Enfin, dit-elle avec aigreur, on vous voit! Ce n'est pas malheureux! Depuis midi on n'a pas seulement eu le plaisir de vous regarder!

Geneviève, ne sachant que répondre, gardait silence.

--Hein? fit l'implacable Victoire, en tendant l'oreille avec effort.

--J'ai travaillé tout le jour, comme à l'ordinaire, tantôt dedans, tantôt dehors, dit la jeune femme sans lever les yeux.

--La belle affaire! tout le monde travaille! répliqua la ménagère.

Le silence régna tout autour de la table, interrompu seulement par le choc des cuillers sur la poterie des petites soupières. Les garçons meuniers n'avaient rien à dire, n'étant point interpellés, et dans le Cotentin, on n'aime point à se mêler des querelles des autres. Pourtant en son coeur, plus d'un trouvait sans doute que la Quesnelle n'était pas commode.

--Si vous vous proposez de faire ainsi la mine toutes les fois que mon fils sera absent, vous ne serez pas une bru bien aimable, reprit Victoire d'un air rogue.

--On fait ce qu'on peut, répondit Geneviève, en regardant sa belle-mère bien en face cette fois. Si j'étais gaie, vous trouveriez probablement que je n'ai pas assez à coeur l'absence de mon mari; je fais la figure que le bon Dieu m'a donnée, et comme je ne dis rien à personne, je ne crois pas avoir tort.

--Voyez-vous la sotte! s'écria madame Beauquesne, perdant toute mesure; elle veut me donner des leçons!

Les meuniers avaient fini leur soupe. L'un d'eux se leva, souleva son chapeau, murmura un bonsoir, et sortit; les autres suivirent. Mélie resta tremblante, frémissant des duretés qu'allait entendre sa jeune maîtresse, car elle s'était mise à l'adorer à la façon d'un chien.

Geneviève avait tressailli; son visage, devenu blême, se contracta péniblement, mais ce fut un éclair; elle déposa sa cuiller sur la table, et attendit ce qui allait suivre.

--Voyons, Victoire, dit Simon, elle ne te dit rien qui ne soit juste; laisse-la tranquille!

La colère de madame Beauquesne ne connut plus de bornes.

--On ne te parle pas, à toi, dit-elle. Si mon fils a voulu faire asseoir à notre table une servante d'auberge, une mendiante autant dire, il n'a pas voulu en même temps qu'elle pût apprendre à vivre à sa mère!

Geneviève se leva doucement, et marcha sans se presser jusqu'à la porte. Sur le seuil, elle s'arrêta, voulant parler, mais elle renonça à se défendre, et monta péniblement l'escalier jusqu'à sa chambre, où elle se jeta sur une chaise, pleurant amèrement.

--Tu n'as pas raison, Victoire, fit Simon en hochant la tête, dès que la jeune femme eut disparu. Elle va raconter tout ça à François, et ce n'est pas toi qui auras le dernier mot!

--Laisse-moi tranquille, répondit la Quesnelle. Ce qui est dit est dit: il y a beau temps que ça me montait du coeur aux lèvres: c'est fait, je ne m'en repens pas.

C'est avec une certaine inquiétude, cependant, que Victoire attendit le retour de son fils pendant la journée du lendemain. Elle était d'humeur assez belliqueuse pour ne craindre aucune espèce d'escarmouche; mais François avait une manière silencieuse de témoigner son mécontentement, qui effrayait la verbeuse ménagère.

Geneviève n'avant point paru au repas de midi; prétextant un grand mal de tête, elle avait gardé la chambre. Au bruit des roues, elle descendit, le visage calme et les yeux baissés.

--Tu as l'air malade? dit le jeune homme dès la premier regard.

--Ce n'est rien, répondit-elle. Me voilà guérie. Pendant l'heure qui suivit, François examina attentivement les deux femmes, cherchant à pénétrer ce qui s'était passé en son absence. Ni l'une ni l'autre ne fit d'allusion à la soirée précédente, et il finit par croire qu'en effet rien d'insolite n'avait eu lieu. Victoire, au lieu de rendre justice à la modération de sa bru, conçut alors une idée bizarre.

--Elle craint de dégoûter son mari d'elle en lui rappelant son origine. Jamais elle n'en parlera elle-même. C'est bon, nous savons par où la prendre.

Et, sûre de son moyen d'action, elle se réserva pour de plus brillantes occasions.



VI

Il serait injuste d'accuser madame Beauquesne d'une méchanceté calculée. C'était simplement un de ces êtres auxquels il faut un souffre-douleur. Jusque-là, Mélie avait été en possession du privilège indiscuté d'aider sa maîtresse à passer ses colères. Le mariage de François, sans améliorer pour cela la position de la petite servante, avait promis à Victoire un champ plus digne pour ses joutes oratoires. Quoi de plus naturel que d'être en querelle avec sa bru, cette bru fût-elle la perfection même? Geneviève, si patiente et si calme, ne prêtait pas à la querelle par sa personne, mais son humble naissance en faisait un souffre-douleur indiqué par la nature elle-même.

Si la Providence eût voulu que madame Beauquesne vécût en paix avec sa belle-fille, elle eût désigné pour ce rôle une autre que Geneviève. C'était si clair que le doute n'était même pas possible.

Mais comme, à côté de cela, François n'aurait pas permis de toucher du bout du doigt à son trésor, il fallait, pour concilier les deux choses, tourmenter Geneviève en cachette de son mari. Si celle-ci avait regimbé sous le premier coup de fouet, Victoire en fût peut-être restée là après une violente querelle avec son fils. La jeune femme n'avait rien dit. Mais alors, le plaisir de la tourmenter devenait un véritable devoir, car il ne faut pas permettre à ces fausses humilités d'écraser leurs supérieurs naturels par l'apparence d'une modération au fond pleine d'orgueil!

Un jour, François étant parti pour quarante-huit heures, la jeune femme, après le repas de midi, se préparait à aller inspecter le linge des armoires, espérant trouver là de l'occupation pour la journée entière, quand la silhouette humble et maigre de Céleste se dessina au dehors, à travers les vitres ruisselantes, sur le ciel rayé de pluie.

--Maman! fit Geneviève en courant à la porte, c'est vous qui venez par un temps pareil!

--Il m'ennuyait de toi, dit la pauvre femme en contemplant sa fille avec des yeux débordants de joie maternelle. Il m'ennuyait si bien que j'ai voulu venir quand même, malgré l'eau, car dès qu'il fera beau, on va s'occuper du lin, par chez nous; j'irai en journées, et je ne pourrai plus venir.

Geneviève prit sa mère par la main, l'amena au coin du foyer et la fit asseoir dans le fauteuil de paille où siégeait d'ordinaire Simon Beauquesne, fort affairé ce jour-là à l'examen des fameuses lignes de pêche, si bien oubliées dans les greniers.

--Vous êtes gelée, maman, dit-elle, et trempée! Il n'y a pas de bon sens à se laisser mouiller comme cela! Attendez, je vais vous faire du feu.

D'un geste rapide, elle attira à elle une brassée d'ajoncs épineux rangés au sec dans un coin de l'énorme cheminée, et remuantes tisons recouverts de cendre, sans craindre de se fatiguer la poitrine à souffler, elle fit une grande flambée dont les reflets dansèrent joyeusement sur les armoires en chêne noirci.

Victoire n'avait rien dit. D'un signe de tête sec et maussade, elle avait répondu au bonjour craintif de la journalière; quand le feu monta dans la cheminée, ses traits se contractèrent, moins par esprit d'avarice que par colère envieuse. Pourquoi tant de frais pour cette femme de rien?

--Mélie dit Geneviève en haussant un peu la voix.

La tête blonde et frisottée de la petite servante se montra à l'entrée de la laiterie.

--Fais-nous vite un peu de café, continua la jeune maîtresse.

Victoire se leva par un mouvement aussi vif que la détente d'un ressort, et disparut dans le vestibule. Céleste, qui la suivait de l'oeil, eut un petit frisson d'aise quand elle eut cessé de la voir. Mélie avait soigneusement refermé la laiterie; elle mit une bouillotte pleine d'eau dans les cendres brûlantes, prépara trois tasses et s'en alla, en quête de madame Beauquesne, qui détenait les provisions dans un réduit très-sec, fait tout exprès.

--Eh bien, maman, cela va-t-il? demanda Geneviève en pressant affectueusement les mains de sa mère restées sur ses genoux.

--Cela va, cela va, ma fille; depuis que tu es mariée, et avec un si bon garçon, je prends tout à gré, vois-tu! Tiens, tu dis qu'il pleut, c'est vrai; mais en venant ici je ne sentais pas la pluie, tant j'étais contente!

--Ma chère maman! fit la jeune femme, je suis heureuse, c'est vrai... vous êtes bonne, tout de même, de m'aimer tant... Mais vous êtes trop fière; vous ne devriez pas refuser ce que je peux vous offrir sans nuire à personne. Mon mari me laisse de l'argent pour en faire ce que je veux; pourquoi ne voulez-vous jamais que je vous vienne en aide? Est-ce que vous devriez travailler en journée comme vous le faites?

--Crois-tu, dit Céleste avec vivacité, que je pourrais vivre d'un pain que je n'aurais pas gagné? Quand je serai vieille et impotente, je ne dis pas... Il ne serait pas convenable de vivre alors à la charité des autres, je vivrai à la tienne; mais aussi longtemps que je pourrai travailler, ne me parle pas de cela.

Geneviève se tut Elle ignorait les sophismes avec lesquels on vainc les résistances, et ce raisonnement simple, pareil à ceux qu'elle faisait elle-même, la trouvait sans objections.

--Pourtant, reprit timidement Céleste, tu m'as souvent proposé de me donner quelque chose qui me ferait plaisir...

--Eh! maman, que voulez-vous? dites-le bien vite, que j'aie la satisfaction de vous contenter.

--C'est un parapluie, fit l'humble créature en rougissant. Le mien est hors d'usage, il est tout cassé... Un parapluie foncé, n'est-ce pas? noir ou brun, pas rouge, c'est trop beau...

--Vous aurez un parapluie rouge, maman, s'écria Geneviève, rayonnante de joie; le plus beau parapluie rouge qu'on puisse acheter entre Cherbourg et Coutances!

--Non, ma fille, pas rouge, c'est au-dessus de ma position, reprit Céleste; mais si tu crois qu'un vert ne serait pas trop voyant, j'aimerais bien un parapluie vert...

--Vous en aurez un la semaine prochaine, maman, conclut Geneviève, et c'est François qui vous l'achètera.

L'eau chantait depuis un instant dans la bouillotte. Tout à coup elle déborda dans les cendres, à gros bouillons, faisant monter un épais nuage de vapeur.

--Eh bien, à quoi pense Mélie? Ce café ne vient pas... Mélie?

Personne ne répondant, Geneviève se leva pour aller appeler dans le vestibule.

--Mélie?

Tout en haut de l'escalier, la voix fraîche de la fillette répondit:

--Maîtresse?

--Ce café?

La tête de la jeune fille, qui se montrait sur la rampe de fer forgé, disparut soudain.

--Laisse-la tranquille, dit Céleste, dont le coeur commençait à battre trop fort et trop vite. Je n'ai pas besoin de café...

--Pardon, ma mère, reprit Geneviève en devenant très-pâle, il faut qu'on m'obéisse quand je commande. C'est François qui le veut. Mélie, arrive ici.

La petite servante descendit l'escalier en courant, ses sabots à la main, pour aller plus vite, et elle s'arrêta devant sa jeune maîtresse, rouge et confuse, avec des traces de larmes récentes sur ses joues nacrées.

--Pourquoi n'as-tu pas fait de café? demanda Geneviève d'un ton sévère.

--Madame... Oh! madame, c'est madame Beauquesne qui n'a pas voulu m'en donner, s'écria l'innocente qui fondit en larmes. Je l'en ai bien priée, pourtant.

--Geneviève, intercéda Céleste, je n'ai pas besoin de café, je n'en prendrai pas...

--Ce n'est pas une question de café, maman, répliqua fermement Geneviève. Il s'agit de savoir si je suis ici une servante ou la femme du maître. Attendez-moi.

Malgré les supplications de sa mère, elle monta l'escalier, sans trop de hâte, et se mit à la recherche de madame Beauquesne. Mais celle-ci devait être fée, car il fut impossible de la trouver. Elle s'était réfugiée au fond des vieux greniers, où Geneviève ne se souciait pas d'aller la relancer dans une querelle sans témoins. Elle revint au bout de quelques minutes qui avaient paru un siècle aux deux femmes consternées et muettes, restées dans la grande salle.

--Va jusqu'à l'église, dit-elle à Mélie qui n'osait la regarder, voilà de l'argent, achète du sucre et du café, et reviens en courant. Tiens, prends ma mante, pour te garantir de la pluie.

--Votre belle mante neuve!... Je n'oserai jamais, balbutia la fillette, pendant que sa maîtresse l'encapuchonnait avec un soin maternel.

--Dépêche-toi! dit la jeune femme sans l'écouter.

Mélie ouvrit la porte sans bruit et disparut sous l'averse qui redoublait de fureur. Geneviève s'était assise sur le tabouret bas placé près du feu qui sert aux ménagères à attiser la flambée, et elle regardait la suie noire brillante dans la cheminée, mais sans la voir.

Jusque-là, seule en question, elle avait dédaigné de répondre aux attaques de Victoire; mais ce coup, en frappant sa mère, l'avait blessée à l'endroit vulnérable de son coeur.

Elle était blessée aussi dans sa dignité. La petite vengeance qu'elle se préparait par les mains de Mélie n'était qu'une revanche momentanée; fallait-il donc faire intervenir François dans ces questions intestines? Elle se demanda si elle n'avait pas eu tort jusque-là de garder le silence et de supporter tant de petits affronts.

--Ma fille, dit Céleste à voix basse, je m'en vais...

--Vous? Du tout! Vous resterez, ma mère; si j'avais quelque chose à me reprocher, si j'avais mérité ce qu'on me fait aujourd'hui, je ne vous dirais pas de rester, mais j'ai la conscience tranquille; tant pis pour les méchants!

Mélie rentra, tout essoufflée; elle avait couru si vite qu'elle ne pouvait plus parler. En un clin d'oeil le liquide parfumé fuma dans les tasses, et l'arôme s'en répandit dans toute la maison.

Tout porte à croire qu'il pénétra jusqu'au fond des greniers, car Victoire apparut au bout d'un instant, le visage si bouleversé, que Mélie, incapable de contenir la gaminerie de ses quatorze ans, s'enfuit dans le cellier pour y cacher son envie de rire...

En voyant les tasses pleines, madame Beauquesne resta bouche béante. Elle aurait voulu dire qu'elle avait refusé le café, et pourtant elle n'osait l'avouer bien franchement, car c'était du même coup avouer sa déconvenue. Toute sa fureur impuissante se tourna contre la fillette.

--Qui t'a permis de sortir? lui dit-elle d'une voix étranglée par la colère.

--C'est moi, ma mère, dit tranquillement Geneviève.

Elle avait eu le temps de se calmer, puis la satisfaction d'ennuyer sa belle-mère lui avait mis de la générosité dans l'âme.

--Ah! c'est bien! répondit madame Beauquesne, vaincue pour cette fois.

--Voulez-vous une tasse de café? reprit la jeune femme en mettant sa main sur l'anse de la cafetière.

Victoire lui tourna le dos, sans mot dire, et retourna à ses greniers. Elle y rencontra son mari, qui reçut la grêle la plus inattendue de reproches et de gronderies, sans pouvoir comprendre de quoi il s'agissait. L'odeur du café attirait le bonhomme vers le rez-de-chaussée, ce que motivait d'ailleurs sa complète ignorance des causes qui avaient provoqué ce régal.

Il arriva jusqu'en bas, les mains embarrassées de divers engins destructeurs, et les oreilles encore tintantes des paroles de sa moitié; il fut tout surpris de trouver Céleste dans son fauteuil. Elle se leva vivement pour lui céder sa place, qu'il occupa sans hésitation. Quand il se vit installé confortablement, réjoui par la chaleur des ajoncs réduits en braise ardente, il dirigea ses yeux malins vers la table.

--Désirez-vous une tasse de café, mon père? dit Geneviève.

Il accepta aussitôt, et se trouva plongé dans un état complet de béatitude. La jeune femme emmena Céleste dans sa chambre, Mélie disparut du côté des étables, et quand Victoire revint l'instant d'après, elle trouva son mari qui sirotait doucement les dernières gouttes du liquide contenu dans sa tasse.

Simon eut une idée, dans l'espoir d'amadouer sa farouche moitié.

--En veux-tu? lui dit-il en indiquant la cafetière; il y en avait beaucoup, et elles n'en ont guère pris, car il y en a encore.

Victoire regarda son époux comme pour le foudroyer. Puis après réflexion, elle prit une tasse, et, d'un commun accord, ils vidèrent la cafetière.

De toute la maison, Mélie, qui avait été chercher le café, fut la seule à n'en point goûter.

Quand elles furent seules dans la grande chambre haute de plafond, lambrissée de sapin que les années avaient revêtu d'une merveilleuse couleur de cuivre rouge, Geneviève sourit à sa mère, qui tremblait encore un peu, au souvenir de l'émotion passée.

--Il ne faut pas avoir peur comme cela, maman, dit-elle; si mauvaise qu'elle soit, elle ne vous mangera pas!

--Tu n'es pas heureuse, ma fille! s'écria Céleste qui fondit en larmes. Moi, je te croyais dans le paradis, mais je vois bien que tu ne m'as pas tout dit!

--N'y faites pas attention, répliqua la jeune femme. Chacun a ses peines, et celle-ci est bien peu de chose à côté de l'amour de mon François. Je voulais vous demander quelque chose, maman: Est-ce que dans le temps vous ne saviez pas faire de la dentelle?

--Tu te souviens de cela? dit Céleste en souriant. Oui, dans ta petite enfance, j'ai fait de la dentelle; j'y étais même très-habile, mais cela rapportait trop peu. C'est si long! C'est bon pour une femme qui a son ménage; mais quand a faut gagner sa vie avec cela, et nous étions deux, toi et moi, ce n'est plus possible. Il parait que, dans les villes, c'est encore assez bien payé, à cause des raccommodages...

--Pourriez-vous me l'enseigner? demanda Geneviève, songeuse.

--Je crois que oui, en essayant de me le rappeler. Mais, qu'est-ce que tu veux faire de cela? tu as du bien, par ton mari...

--On ne sait pas ce qui peut arriver, reprit la jeune femme, pensive. Je sais tous les métiers et je n'en sais aucun; je ne pourrais pas me tirer d'affaire s'il m'arrivait malheur...

Céleste regardait sa fille avec des yeux pleins d'épouvante.

--Si je perdais mon mari, continua Geneviève, croyez-vous que ma belle-mère me souffrirait ici!

Ah! j'y ai pensé souvent, allez! Quand on aime un trésor par-dessus tout, on tremble toujours de le perdre; moi, je ne rêve qu'à cela. Je m'éveille en sursaut, la nuit, croyant qu'il est mort et qu'on ne veut pas m'enterrer avec lui... Si je le perdais, je ne resterais pas ici, je vous le jure! Apprenez-moi à faire de la dentelle, ma mère.

--Je le veux bien, mon enfant; mais comment l'idée t'en est-elle venue?

Geneviève ouvrit une armoire, et prit sur la plus haute planche un petit coffre en bois des lies surmonté d'une pelote, d'où pendaient d'innombrables fuseaux fins comme des brins de paille.

--Voilà, dit-elle, ce que j'ai trouvé l'autre jour, en fouillant dans les vieux bahuts là-haut. Il y a peut-être cent ans, quelque dame des Frappier faisait de la dentelle pour son plaisir... Je voudrais en faire pour gagner ma vie.

Céleste promenait ses yeux encore clairs sur le réseau commencé.

--Je connais ce point-là, dit-elle, c'est la tante du bonhomme Frappier qui savait tout cela; c'est elle qui me l'a appris, pauvre chère âme, car j'y venais autrefois, dans ce domaine, ma fille; j'y ai passé plus de la moitié de mes journées...

Elle s'arrêta, les joues couvertes de rougeur, craignant d'en avoir trop dit. Mais Geneviève était sans malice, et d'ailleurs elle ne pensait en ce moment qu'à la dentelle.

--Tâchez de retrouver le point, dit-elle en approchant une chaise.

Et les deux femmes, penchées sur le vieux petit métier de l'aïeule, s'appliquèrent à faire jouer les fuseaux pleins d'une poussiére fine qui sentait l'ambre.



VII

La pluie avait cessé d'assombrir les vitres. François, revenu de son expédition, en préparait déjà une autre, quand Geneviève prit un grand parti.

--Me permettras-tu, dit-elle à son mari, la veille d'un nouveau départ, d'aller passer le temps de ton absence chez ma mère?

Victoire tressaillit comme sous la piqûre d'un taon. Si Geneviève prenait l'offensive, la maison ne serait plus tenable!

--Sans doute! dit François ébahi: je n'ai point de motifs pour t'empêcher d'aller voir ta mère; mais ne ferais-tu pas mieux de l'inviter à venir ici? Sa maison n'est ni grande ni commode; il me semble que pour elle-même ce serait plus agréable d'habiter le domaine, ne fut-ce que quelques jours.

--Je te remercie, dit Geneviève d'une voix nette, qui vibra jusqu'au fond de la salle, mais je serai plus à ma place chez ma mère en ton absence, que ma mère ne serait à la sienne ici. Elle y a été mal reçue, et ni elle ni moi ne sommes d'humeur à le supporter une seconde fois.

--Je vais te dire, François, se hâta d'expliquer madame Beauquesne: ta femme s'est figuré que je n'aime pas Céleste, sur je ne sais quels commérages de servante...

Mélie, sans oser rien dire, regarda la Quesnelle bien en face; le regard scrutateur du meunier alla de l'une à l'autre, et son opinion fut faite.

--N'importe, ma mère, dit-il; que vous aimiez Céleste ou que vous ne l'aimiez pas, elle est la mère de ma femme, et à ce titre je lui dois autant de considération que Geneviève vous en doit à vous-même. Elle fera ce qu'il lui plaît, ici comme chez elle. Tu peux le lui dire de ma part, Geneviève; mais il me semble qu'on ne devrait pas avoir besoin de le lui dire.

--Je te remercie, mon François, dit la jeune femme avec son calme habituel. A l'ordinaire, ma mère viendra me voir ici, quand tu y seras; mais permets, pendant tes voyages, que j'y aille quelquefois; le temps me dure quand tu n'es pas là...

--Elle s'ennuie avec nous! dit aigrement Victoire, nous ne savons pas l'amuser.

--Allons, ne la taquinez pas; n'est-il pas naturel qu'elle aime sa mère? Que diriez-vous si depuis mon mariage je m'étais désaccoutumé de vous aimer?

--Ce n'est pas la même chose, faillit dire Victoire. Elle se retint, mais son fils avait lu sur son visage.

--Faites bon accueil à Céleste pour l'amour de moi, dit-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique. Et toi, ma femme, tu n'as ni conseils ni ordres à recevoir de personne. Tu es la maîtresse de tes actions, puisque ton mari te donne toute liberté!

Victoire ne put contenir son humeur, et faute d'un prétexte réel, elle se rejeta sur le grand reproche des ménagères campagnardes.

--Nous avions bien besoin, dit-elle, de nous embarrasser d'une bru, qui ne sait pas seulement avoir d'enfants! Si je la taquine, c'est que le coeur me saigne en pensant que vous voilà mariés depuis six mois, et qu'il n'en est pas seulement question!

Les yeux de François et ceux de Geneviève se croisèrent avec un tel rayonnement de tendresse que madame Beauquesne en fut saisie.

--Vous serez grand'mère avant la Pentecôte, dit-il; mais il n'est pas nécessaire de le crier sur les toits. L'hiver ne fait que de commencer, nous avons le temps d'en parler aux gens.

Victoire se mit à pleurer.

--Est-ce que je ne devais pas être la première à le savoir? gémit-elle dans son tablier. Une telle joie n'est pas faite pour être tenue secrète, on s'expose à des reproches non mérités...

--Il y aurait une chose, ma mère, dit François impatienté, ce serait de ne point faire de reproches du tout, ni à personne; chacun s'en trouverait mieux.

La mère se tut, jugeant la leçon suffisante.

--Tu feras tout ce qu'il te plaira, Geneviève, dit-il en se tournant vers sa femme. J'ai en toi pleine confiance; et ne te laisse pas molester: qui te touche me touche, et je te défendrai mieux que je ne sais me défendre moi-même.

Il sortit, un bras passé autour du cou de la jeune femme. Victoire les regarda s'éloigner avec un sentiment de joie et de colère. Elle avait bien envie de se voir un petit-fils, mais par quelle malechance fallait-il que ce fût en même temps l'enfant de Geneviève!



VIII

L'hiver passa lentement; la maison Frappier résistait bien aux coups de vent du nord, et le moulin n'arrêta pas son travail un seul jour.

Victoire, silencieuse contre son habitude, allait et venait des celliers aux greniers, méditant sans cesse sur l'événement qui allait donner un héritier à tant de richesses. Elle avait bien désiré cet enfant, et maintenant qu'il allait naître, elle se sentait triste à la pensée de la nouvelle importance que prendrait Geneviève dans la vie de François. Femme, elle le dominait déjà; mère, que ne serait-ce pas?

L'objet de tant d'alarmes ne songeait point à affirmer sa domination.

Depuis la visite de Céleste, à l'automne, Geneviève avait pris un grand calme intérieur qui lui manquait parfois jadis, et c'est une simple résolution, celle d'apprendre un métier, qui lui avait donné cette paix profonde. Elle se sentait désormais indépendante, par la seule pensée que son pain quotidien ne dépendait plus, dans le cas d'un malheur, de bontés problématiques de sa belle-mère, mais du travail de ses mains seulement.

François, poussé par les siens, avait fait un contrat de mariage suivant la coutume du pays, où pas une précaution n'est négligée quand il s'agit d'affaires; par ce contrat, il n'avait pu reconnaître à sa femme que la propriété de quelques pièces de terre, indépendantes du moulin, d'un revenu si modique, qu'en vérité on pouvait le compter à peu près pour rien.

Ce n'est pas que le beau meunier n'eût eu bonne envie de partager avec Geneviève tout ce qu'il possédait; mais la famille, convoquée par Victoire Beauquesne, lui avait tant démontré l'impossibilité d'aliéner les biens Frappier, tant répété que si lui, François, venait à mourir sans postérité, il serait injuste de dépouiller les siens au profit d'une étrangère, que le pauvre garçon, las de tous ces tiraillements, avait fini par céder.

--Si nous avons des enfants, s'était-il dit, Geneviève sera riche. Sinon, tant que je vivrai, elle n'aura plus besoin de rien, et si je me voyais malade, je ferais mon testament en sa faveur.

Ayant ainsi apaisé les derniers reproches de sa conscience, il avait cédé sur tous les points, excepté sur celui qui donnait à la jeune femme les trois cents francs de revenu, provenant des Clos Gardin. Là-dessus, malgré les récriminations de sa mère, il avait tenu bon, soutenu d'ailleurs par le vieux cousin, qui paraissait s'être pris tout d'un coup d'une affection plus sérieuse que démonstrative pour Geneviève. C'était sans doute une de ces vieilles amitiés cachées qui ressourdent du fond des âmes quand le moment favorable est venu.

Geneviève avait assisté à toutes ces discussions avec une superbe indifférence.

--Puisque je n'ai rien, avait-elle dit un jour à son futur, pourquoi veux-tu absolument me reconnaître quelque chose? A quoi bon ce mensonge?

François avait pu lui faire comprendre la nécessité d'assurer son avenir, fût-ce de la façon la plus modeste, mais il n'avait pu la lui faire admettre. Elle s'était retranchée dans son refus, disant: Je comprends bien, mais je ne veux pas.

Il avait passé outre cependant, et elle n'avait plus résisté; mais dans son âme, elle était blessée de toutes les précautions prises par la famille pour la dépouiller si elle restait veuve sans enfant, et la résolution de gagner son pain de ses propres mains l'avait tourmentée pendant longtemps, jusqu'au jour où le métier à dentelle lui avait révélé tout un monde d'idées jusque-là fermé pour elle.

Les armoires de la maison Frappier, avec leur poussière parfumée, lui avaient appris bien des choses. Elle avait trouvé là, et aussi dans les vieux coffres de bois peint en vert et en rouge, avec des oiseaux et des fleurs jusqu'à l'Intérieur des couvercles, des objets bizarres, dont l'usage lui était inconnu, et quelques livres.

Au commencement, les livres lui parurent mystérieux ainsi que le reste. Cette paysanne, qui savait lire passablement et écrire à peu près, ayant eu pour toute instruction l'année d'école qui précède la première communion, essaya vainement de comprendre les ouvrages de philosophie et d'histoire qui lui tombèrent les premiers sous la main. Ces livres dépareillés étaient les restes d'une bibliothèque amassée jadis par un Frappier du dix-huitième siècle, qui de son rustique manoir suivait le mouvement littéraire. La langue qu'ils parlaient se rapprochait cependant plus du langage du pays que ne le serait du parisien moderne; mais ce n'étaient pas les mots, c'étaient les idées qui demeuraient étrangères à Geneviève.

Un jour, tout au fond d'un coffre, elle trouva un petit volume relié en veau, tranches dorées, imprimé sur un papier mince, ferme et soyeux, avec des caractères de forme délicate; elle le feuilleta, pour voir s'il contenait des images, et distraitement se mit à lire au haut d'une page. La page finie, elle continua, et le crépuscule la trouva encore assise sur le bord du coffre, lisant toujours avec tant d'attention qu'elle avait mal au cou, à force de le tenir penché sur les caractères qui pâlissaient avec la clarté du jour.

Ce livre, qu'elle comprenait, c'était, ô lecteur, ne criez pas à l'impossible! c'était Télémaque.

Télémaque, que les enfants lisent avec passion, et dont les hommes faits se moquent, encore qu'il soit écrit dans la plus belle langue, la plus claire, la plus sonore. Télémaque, type du roman d'aventures, où l'innocence trouve sa récompense, où la sagesse guide l'adolescent!... On en peut rire à trente ans; à quarante on le relit, et l'on y trouve un parfum faible et évaporé, tel que celui des vieux sachets, mais encore doux et subtil.

C'est dans ce livre démodé que Geneviève apprit la valeur des mots; une page lui en faisait comprendre une autre; elle s'arrêtait pour réfléchir, et trouvait à la fin ce qui l'avait embarrassée. Aussi, pendant les absences de son mari, ce livre devint-il le compagnon de ses heures de solitude.

Encouragée par le succès de ses fouilles, la jeune femme continua ses recherches dans les armoires mystérieuses, pleines d'une foule d'objets d'époques et de provenances diverses. Elle y trouva de tout: des récits de voyages, des éventails, du rouge, desséché au fond des pots de porcelaine décorée, des boîtes à mouches, des dentelles précieuses, de vieux bijoux ternis et pour la plupart endommagés, des monceaux de fine batiste, des étoffes de soie à fleurs, des gants, si vieux qu'ils se déchiraient sous la main qui les touchait, enfin toutes les ruines élégantes et frivoles d'un monde disparu.

Les objets aidèrent peu à peu Geneviève à comprendre les livres, et les livres nommèrent les objets. Plusieurs générations de Frappier s'étaient succédé dans la vieille maison qui datait de Louis XIV, et comme c'étaient des gens riches, de bonne et ancienne roture, ils frayaient avec les hobereaux du cru. La Révolution avait nivelé tout cela; les femmes avaient disparu de ce petit coin de terre; deux hommes devenus veufs de bonne heure s'étaient succédé là, oubliant même les commodités de la vie, devenant de plus en plus paysans jusqu'au jour où Jérôme Frappier avait enseveli son fils de ses mains robustes, qui tremblaient à faire pitié pour cette triste besogne.

Geneviève comprit et apprit ainsi une foule de choses. Des liasses de parchemins et de papiers divers trouvés parmi le reste lui enseignèrent toute la généalogie de la famille de son mari, qu'elle reconstruisit, et qu'elle arriva à connaître mieux que lui. Son langage se purifia, ses manières s'affinèrent, et elle devint de plus en plus pour Victoire Beauquesne une créature étrange et déplaisante.

Quand vint Pâques, Geneviève avait retrouvé le point d'Alençon si longtemps perdu. Elle le faisait avec une dextérité surprenante, comme si elle s'y fut appliquée toute sa vie; il est juste de dire qu'elle y consacrait presque tout son temps, et que la nature lui avait donné cette rare bonne fortune de doigts agiles, souples, obéissants, qui ne refusent jamais d'exécuter ce que le cerveau commande. Encore un an ou deux d'exercice, et la jeune femme pouvait devenir la plus habile dentellière de la province... Mais elle ignorait la valeur du talent qu'elle venait d'acquérir, et ne s'en montra ni plus ni moins fière. D'ailleurs, la layette de l'enfant à naître la préoccupait, et elle y donna tous ses soins.



IX

--Un fils! s'écria François en recevant le nouveau-né, dans ses deux mains étendues.

--Un fils! répéta Simon Beauquesne, qui entrait en ce moment, le visage animé par la joie.

Céleste, assise dans un coin à l'abri des rideaux du lit, ne disait rien, mais ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire, et allaient de la jeune mère, pâle et souriante, au petit garçon serré si fort dans ses langes qu'il en était devenu plus rouge encore que de raison.

Madame Beauquesne s'approcha avec précaution, reprit l'enfant des mains de son père, et l'emporta comme un chat emporte une souris, dans une pièce éloignée, pour le contempler à son aise. François resta tout stupéfait; le contentement qu'il éprouvait lui ôtait la moitié de ses facultés; il ne savait que regarder Geneviève et lui répéter: Ma bonne femme!

--Je voudrais avoir le petit avec moi, dit faiblement la jeune mère.

--Cela ne se peut pas, ma belle amie, dit une matrone avec cette obséquieuse politesse des gens salariés quand ils se trouvent chez les riches. Il vous dérangerait. Laissez-le à madame Beauquesne, elle en aura bien soin, allez!

Geneviève tourna ses yeux suppliants vers son mari, mais celui-ci, circonvenu d'avance, feignit de ne pas comprendre. Depuis huit jours, sa mère lui répétait matin et soir que le voisinage de l'enfant ferait le plus grand tort à la mère. François étant novice en pareille matière, il l'avait cru.

--Tiens, ma Geneviève, dit-il, je suis si heureux que je voudrais avoir les plus beaux trésors du monde pour te les donner! Qu'est-ce que tu veux, dis! Demande, et je te promets, toi d'honnête homme, que c'est accordé!

--Je veux, dit lentement Geneviève, que ma mère Céleste reste ici jusqu'au jour où je pourrai me lever, et je veux qu'elle soigne mon petit.

François, inquiet, regarda autour de la chambre: Victoire et l'enfant ne s'y trouvaient pas.

--Allez le chercher, dit-il à la matrone.

Avec un geste sénile, qui tenait de la révérence et de la chorégraphie, la bonne dame se glissa hors de la chambre.

--Cela va peut-être contrarier ma mère, dit-il avec un peu d'embarras, mais puisque tu le veux...

--Cela fera plaisir à la mienne, murmura Geneviève.

La matrone rentra, portant sur ses bras le poupon, qu'elle déposa sur les genoux de Céleste, avec autant de précautions, pour ne pas toucher du doigt la pauvre femme, que si celle-ci eut été attaquée de la peste noire.

François s'attendait à quelque observation, quelque reproche... rien. Victoire rentra l'instant d'après, avec un visage indifférent. Le meunier ne put contenir sa joie de cet heureux dénoûment à son acte d'autorité.

--Ma chère femme, dit-il, tu ne m'as rien demandé pour toi, mais je veux te donner quelque chose.

Il ouvrit l'armoire de leur chambre, la grande armoire de chêne sculpté, et, glissant la main derrière une pile de linge, il en retira une bourse de cuir, de moyenne dimension, qui paraissait pleine.

--Tiens, dit-il, voilà nos bénéfices de l'année. Grâce à Dieu, depuis que nous sommes mariés, tout a mieux prospéré que devant; j'ai retiré nos frais, le reste est à toi.

La bourse tomba sur le lit et rendit le son particulier aux pièces d'or.

Simon et la matrone regardèrent d'un air ébloui. Victoire fronça le sourcil.

--Je vais la ranger, dit-elle en étendant la main vers la bourse. Mais Geneviève la tenait déjà.

--Ma mère Céleste, dit-elle, gardez-moi cela, s'il vous plaît. Je te remercie, Beauquesne, ajouta-t-elle, employant pour la première fois le nom de famille de son mari pour lui parler, ce qui donna quelque chose de solennel à ses paroles; tu es généreux avec moi, j'accepte, mais tu peux être sûr que tes dons ne seront pas mal employés.

Céleste se leva très-confuse, l'enfant sur le bras gauche, et prit de la main droite la bourse qu'elle glissa dans sa poche.

--Il faudrait au moins savoir le compte de ce que tu donnes! murmura Victoire assez haut pour être entendue.

Céleste rougit et fit un brusque mouvement pour rendre la bourse. François l'arrêta du geste, et dit d'un air épanoui, bien fait pour chasser les mauvaises pensées:

--Ne craignez rien, ma mère, dit-il, il y a ce qu'il y a, et l'argent est entre bonnes mains.

Un grand silence se fit; Victoire, mortifiée, regardait par la fenêtre; Simon, pour se retirer, voulut marcher sur la pointe des pieds et ne réussit qu'à faire craquer formidablement le plancher sous son poids augmenté de sa gaucherie.

--J'ai sommeil, dit Geneviève en regardant son mari avec des yeux pleins de prière.

Il la comprit, se pencha sur elle pour l'embrasser au front, et dit:

--Allons, bonnes gens, allons nous réjouir en bas.

--Venez-vous, Céleste? dit madame Beauquesne avec un geste qui invitait franchement sa rivale à la suivre.

--Maman, restez, s'il vous plaît, fit doucement Geneviève.

--Le petit va vous déranger, ma fille, dit Victoire d'un ton aigre-doux.

--Non, répondit simplement la jeune mère.

--Mais, madame Lernet, n'est-ce pas qu'il faut qu'elle reste tranquille?... insista la belle-mère, en s'adressant à la sage-femme.

--Laissez-la faire comme il lui plaît, dit François avec autorité. Je ne veux pas qu'on la tourmente, et aujourd'hui moins que jamais.

La porte se referma doucement. Céleste, assise au pied du lit, sur une chaise basse, l'enfant endormi sur les genoux, n'osait remuer, de peur de se réveiller d'un trop beau rêve; ses yeux parlaient pour elle, et adressaient à la jeune accouchée beaucoup d'éloquents discours que sa bouche aurait été incapable de formuler.

Geneviève, les yeux fermés, savourait intérieurement les joies de ce jour, sa maternité nouvelle et la tendresse redoublée de son mari... Au bout d'un moment elle regarda sa mère.

--Maman, dit-elle, apportez-moi mon fils, que je l'embrasse à mon aise. Ils ne me l'ont pas laissé voir!

Elle se tourna un peu de côté, et Céleste mit l'enfant sur la couverture, et, après une longue contemplation, la jeune mère dit très-doucement:

--Il ressemble à mon François. Le bon Dieu est bon de me l'avoir donné.

Elle posa le bout de son doigt sur le petit maillot qui reposait tout contre elle et s'endormit d'un sommeil délicieux.



X

--C'est aujourd'hui que vous nous quittez, maman Céleste? dit François à sa belle-mère d'un ton affable, quand dix jours après Geneviève se trouva installée dans la salle basse, auprès des tisons recouverts de cendre.

--Mais oui, François, dit l'excellente femme, je ne suis que trop restée ici...

--Ce n'est toujours pas moi qui vous l'ai dit, repartit François de belle humeur.

Les yeux de Céleste se dirigèrent instinctivement vers la porte, où ils craignaient de voir paraître la Quesnelle; mais elle ne dit mot. François, qui ne se doutait de rien, comprit vaguement que sa mère devait avoir attaqué la pauvre femme d'une façon plus sérieuse que par des taquinerie superficielles.

--Faut pas vous laisser faire du chagrin, dit-il; Geneviève est là pour y veiller, n'est-ce pas, femme?

--Maman fait bien de s'en aller, dit la jeune mère d'un ton calme. J'irai la voir.

Victoire entra fort à propos pour interrompre cette conversation. Céleste retourna chez elle le jour même, et en rentrant dans son humble logis, elle ne put retenir un soupir d'aise. Là, au moins, ses moindres actes ne seraient pas interprétés de travers, et depuis que sa fille était mère, elle n'avait plus rien à craindre pour son avenir.

Le petit garçon fut présenté au baptême sous les noms de Jean-Frappier, ainsi que l'avait conseillé le vieux cousin. François voulut rendre hommage à la mémoire de son bienfaiteur, en conservant son nom dans la famille, et le curé ne fit pas de leçons, bien que Frappier ne soit le nom d'aucun saint du paradis; car, dit-il, Frappier était un homme de bien et doit être entré dans la béatitude éternelle.

Cette charitable conclusion ne faisait tort à personne et arrangeait tout; chacun s'en félicita. La seule personne qui eut à souffrir de la naissance de maître Jean fut la pauvre Mélie, et certes ce n'était pas sa faute!

La Quesnelle, s'apercevant que d'instinct sa belle-fille lui préférait Mélie pour lui confier l'enfant quand elle ne pouvait s'en occuper, prit la petite servante en grippe, et la délégua d'office au département des bestiaux; une grosse fille de ferme, brutale et joviale, se trouva en échange attirée le plus souvent à l'intérieur de la maison, si bien que Geneviève n'eut plus rien à opposer aux envahissements de sa belle-mère dans ses droits maternels.

Par bonheur, les droits de la nourrice, au moins à certaines heures, primaient tous les autres; on ne pouvait ôter à Geneviève la joie de voir son enfant se gorger de lait sur le sein maternel.

--Vous lui en donnez trop! fit un jour Victoire, outrée de ne pouvoir intervenir.

--Vous voudriez peut-être le nourrir à ma place! répliqua Geneviève, les yeux brillants d'une colère longtemps concentrée, qu'elle commençait à ne plus pouvoir contenir.

Victoire reçut le coup en plein visage, et avec sa grâce accoutumée trouva une méchanceté pour réponse.

--Il serait sevré d'aujourd'hui, qu'il ne s'en porterait que mieux. Il est chétif comme un petit moineau!

D'un geste rapide, Geneviève ôta tous les langes qui emmaillotaient l'enfant.

--Regarde, dit-elle à François qui rentrait, ta mère prétend que notre fils est chétif!

Le robuste petit garçon, délivré de toute contrainte, agitait joyeusement ses bras et ses jambes potelées; sa chair ferme et rose formait des bourrelets rebondis à toutes les articulations. Le père éclata de rire.

--Chétif? mon fils! Ma mère veut rire, Geneviève, tu l'entends bien!

--Elle ne rit pas, répliqua la jeune femme frémissante. Elle le dit pour faire mal, peut-être pour me faire tourner mon lait, qu'est-ce que j'en sais? Écoute, Beauquesne, j'ai beaucoup supporte d'injustices de la part de ta mère parce qu'elle ne s'adressaient qu'à ma mère et à moi; mais si elle veut se mettre entre mon enfant et moi, ou bien entre toi et moi, je ne le supporterai pas, je te le déclare!

--Et qu'est-ce que vous ferez donc, ma mignonne? dit doucereusement Victoire avant que son fils eût eu le temps de parler.

--Je dirai à mon mari ce que vous me faites endurer en son absence! repartit Geneviève, devenant de plus en plus pâle.

François, effrayé, lui prit les mains pour la calmer. Geneviève se dégagea avec un reste de colère, emmaillota l'enfant et se leva.

--François, dit-elle, je t'aime plus que ma vie, et Dieu est témoin que si j'ai subi jusqu'à ce jour les persécutions de ta mère, c'est que je t'aime. Je t'ai épousé parce que je t'aimais, et tu sais bien que ce n'était ni pour ton argent, ni pour ton moulin que je l'ai fait. Mais si tu ne peux pas empêcher cette femme de me tourmenter, je m'en irai d'ici, oui, par le vrai Dieu! Je m'en irai, et si tu m'aimes, c'est toi qui viendras me rejoindre.

--Ça veut dire que vous voulez que mon fils me mette dehors! dit la Quesnelle avec cette perfidie cauteleuse qui était son arme favorite.

--Non, certes! Gardez le moulin, et la fortune, et le reste; ce que je veux avoir à moi seule, c'est mon mari et mon enfant, et si vous me prenez le mari, moi je garderai l'enfant! Voilà tout.

--Tu l'entends, François, elle est folle! s'écria la Quesnelle enragée.

François la prit par le poignet et la serra fortement.

--Va dans notre chambre, Geneviève, j'irai t'y retrouver tout à l'heure, dit-il. Sois sûre qu'avec ma permission personne au monde ne te molestera.

Geneviève sortit, serrant son fils dans ses bras.

--Ma mère, dit le meunier quand ils furent seuls, je connais Geneviève depuis l'enfance. Pour qu'elle ait parlé comme elle vient de le faire, il faut que vous l'ayez bien tourmentée, car elle est douce et patiente...

--Patiente! une fille qui a peut-être du sang de bandit dans les veines, pour ce qu'on en sait? répliqua la mégère.

--Pour ce que vous en savez, ma mère, n'insultez pas ma femme; son sang est dans les veines de mon fils, et j'en suis fier, car il n'est pas de meilleure femme au monde. Je ne veux pas, entendez-vous? je ne veux pas que Geneviève doit molestée. Elle élève son fils à son idée, elle fait bien.

--Si l'on n'a plus le droit de rien dire! reprit Victoire en grondant; jamais on n'a vu les parents céder à leurs enfants.

--Aussi, ma mère, je ne vous demande pas de céder; si vous ne vous accordez pas avec ma femme, comme elle ne doit pas vivre sans moi, ni moi sans elle, je vous donnerai la Quesnerie pour y habiter avec mon père, et ainsi, nous vivrons en paix chacun chez nous. Je l'ai dit et je m'y tiendrai.

Il sortit d'un pas ferme, sans regarder Victoire qui se laissa tomber sur une chaise. Comment! son fils la menaçait de la mettre à la porte? La Quesnerie était une belle ferme, à peu de distance du moulin, mais qu'était cela auprès de l'honneur d'habiter le domaine? Que deviendrait Victoire si elle ne pouvait plus tarabuster au moins deux fois par jour les garçons du moulin, qui, dans tout autre pays moins patient, l'auraient envoyée au diable vingt fois pour une? Quitter le moulin Frappier! Autant valait s'en aller mendier son pain sur les routes!

Juste en ce moment, entra Simon, un panier plein de belles truites à la main, les jambes de son pantalon ruisselant comme des fontaines, car il avait marché dans l'eau pendant plus d'un kilomètre.

--Hein, mon pauvre homme, qu'est-ce que tu dirais, si l'on me chassait du moulin, comme une domestique infidèle? lui jeta Victoire.

A cette question totalement imprévue, Simon resta bouche béante et faillit laisser tomber son panier; mais, comme c'était un homme prudent, il le retint et le posa sur un banc.

--Qu'est-ce que tu dis, ma femme? fit-il, je ne te comprends point.

--Je dis que la Geneviève a ensorcelé notre garçon. Il veut que tout le monde lui cède ici, sans quoi il nous mettra dehors, toi et moi, comme des chiens galeux. Qu'est-ce que tu en dis?

--Je dis, je dis que si c'est comme ça, eh bien, faudra voir à lui céder, fit le bonhomme en retirant avec précaution ses pieds mouillés de ses sabots.

Victoire se leva furieuse, et d'un tour de main envoya les sabots, l'un dans la cour, l'autre dans la porte de la laiterie, qui gémit sous le choc.

--Et tu dis que tu es un homme! fit-elle avec mépris. Tu te laisserais mener par cette enjôleuse?

--Je ne te dis pas ça, Victoire, rétorqua Simon en prenant une autre paire de sabots sous l'armoire. Il ne faut passe laisser mener, mais il faut encore moins avoir du bruit avec sa famille. Tu fais bien du bruit, ma femme; sans reproche, tu grognes et tu taquines; ce n'est pas le moyen de vivre en paix avec les gens. Il vaudrait mieux ne rien dire et faire à sa tête.

Victoire, surprise d'une telle profondeur de vues chez son mari qui se révélait ainsi sous un jour nouveau, prit une paire de bas de laine dans l'armoire, et les donna à Simon, qui commença méticuleusement l'opération délicate de remplacer ses bas mouillés par ceux qu'il venait de recevoir.

--Faire à sa tête? répéta Victoire; faire quoi?

--Eh! ce qu'on veut! Tiens, par exemple, tu avais dit vingt fois que tu mettrais Mélie aux étables, avant de l'y mettre; fallait pas le dire une seule fois, et fallait le faire tout de suite!

--Est-ce que tu crois que la Geneviève n'en aurait pas été aussi furieuse? demanda Victoire un peu ébranlée par ce plan de bataille savamment combiné.

--Furieuse? oui, elle l'aurait été, mais pas tant, parce que ça aurait eu l'air d'un hasard. On aurait dit: Il y a un veau qui ne mange pas, et il n'y a que Mélie capable de le soigner; on l'y aurait envoyée, et elle y serait restée.

--Ah! fit Victoire songeuse... C'est vrai, pourtant! Mais qu'est-ce que ça aurait fait?

--Elle n'aurait pas pu se plaindre, et ce n'est pas une petite affaire. Qu'est-ce qu'il a contre nous, notre garçon?

Désormais prise d'un respect nouveau pour son mari, qui se révélait plus malin qu'elle ne l'avait jamais cru, Victoire lui raconta la scène tout entière.

--Eh bien, il n'y a pas encore trop de mal, fit le bonhomme en attachant ses jarretières, il n'y a qu'à laisser passer l'orage. Ne souffle mot, et nous n'irons pas à la Quesnerie.

--Mais Geneviève sera la maîtresse ici! insista Victoire dominée par son idée fixe.

--Elle n'a pas un caractère à ça, répondit judicieusement le beau-père; si tu ne l'avais pas taquinée, elle n'aurait jamais rien dit; mais tu n'as pas su te tenir: les femmes, c'est naturellement mauvais!

Victoire n'entendit pas, et ne voulut point entendre. Ne point entendre, quelle force! et comme toutes les grandes vérités, quelle force méconnu!! C'était du moins l'avis de Simon, qui n'insista pas pour obtenir une réponse.

Au repas du soir, quelques heures plus tard, François trouva sa mère d'humeur fort radoucie, et son père placide comme toujours, mais aimable et guilleret avec Geneviève. Il lui raconta des histoires de pêche, si longues et si filandreuses, que la première à peine finie, comme il entamait l'autre, François tombant de sommeil prit le parti d'aller se coucher.

Avant de monter, cependant, il prit à part Victoire, qui eut peur, pensant qu'il allait lui annoncer ses intentions de les établir ailleurs; mais elle fut bientôt rassurée.

--Je désire que Mélie revienne dans la maison, dit-il; ses services conviennent à ma femme. Dorénavant, elle sera attachée à sa personne.

--Une servante à madame! pensa Victoire. Elle allait le dire, quand elle se sentit tirer par son jupon.

--On le lui dira demain matin, fit la voix de Simon. Bonsoir, fils; la journée a été rude, mais les trouètes étaient bonnes.

François remonta chez lui, et les vieux époux restés seuls s'entre-regardèrent d'un air narquois.

--Tu as failli dire une bêtise, fit le bonhomme; il n'était que temps de te tirer par ton cotillon, car tu aurais eu du désagrément avec François.

--Une servante à madame! dit la Quesnelle, éprouvant le besoin de dire tout haut ce qu'elle avait sur le coeur.

--Eh! qu'est-ce que ça te fait? N'est-il pas assez riche pour la payer? Laisse faire! le plaisir de vivre au domaine vaut bien les quelques écus par an que ça va lui coûter.

--Je n'ai pas de servante, moi! grommela Victoire.

--Prends-en une; c'est ton droit.

--Que veux-tu que j'en fasse? Est-ce que je saurais me faire servir? Quand on pense que c'est cette mendiante qui va avoir des domestiques... sans compter l'argent qu'il lui a donné!... Les bénéfices de l'hiver... qu'est-ce qu'il pouvait donc bien y avoir, Simon?

--Pas bien moins de trois mille francs, répondit le bonhomme, qui avait fait son calcul depuis longtemps.

Victoire leva les bras au ciel.

--Laisse faire! Tu as vu comme je leur ai raconté des histoires?

--Ça les a assez ennuyés, interrompit gracieusement la Quesnelle.

--Oui, je le sais bien, mais ça les a empêchés de parler, et c'est ce qu'il faut. Si tu ne dis rien, et notre bru non plus, tu pourras faire presque tout ce que tu voudras. Quand elle n'y pensera plus, ça ira tout seul, car tu sais, femme, elle n'est pas méchante.

--Il ne manquerait plus que cela! fit rageusement Victoire.

--Enfin elle pourrait l'être! Mais sois tranquille, je leur raconterai des histoires.

Sur ce, les conspirateurs allèrent se coucher.



XI

Un autre hiver passa sur le moulin. Le petit Jean, frais et vigoureux, se tenait debout à cinq mois et marchait seul à huit. Jamais on n'avait vu de plus bel enfant, au dire de toute la commune. Ceux mêmes qui avaient commencé par faire froide mine à Geneviève lors de son mariage, qui avait dérouté tant d'ambitions féminines, ceux-là mêmes s'étaient laissé toucher par la beauté de l'enfant et la dignité de la jeune mère.

On sentait si bien que cette femme ne vivait que pour son mari et pour son fils, on était si complètement forcé de reconnaître qu'aucune pensée cupide n'avait présidé à son mariage, qu'une fois le fait accompli, on s'y était résigné.

Le vieux cousin Frappier, qui venait parfois au moulin, se montrait particulièrement bienveillant avec Geneviève. Il regardait le petit garçon pendant de longs instants, s'extasiant sur sa ressemblance avec les Frappier.

--Ce garçonnet sera riche, dit-il un jour en se levant pour partir.

Geneviève le regarda interdite.

--Son père a du bien, dit-elle en hésitant.

--Oui; allons, tant mieux, et le vieillard avec un sourire énigmatique.

Geneviève ne comprit pas et ne chercha pas à comprendre. Dix années devaient s'écouler avant qu'elle se rappelât ce court entretien.

Les premiers jours du printemps apportèrent un grand chagrin à la jeune femme. Un matin, s'étonnant de n'avoir pas vu Céleste depuis la veille, des voisines entrèrent dans la maisonnette; elle était assise sur sa petite chaise, son coussin à dentelles sur les genoux (car, encouragée par sa fille, elle avait repris son ancien métier, moins dur que celui de journalière); elle semblait dormir... elle était morte, sans souffrance et sans secousse, de la maladie de coeur qui la menaçait depuis de longues années.

Le coup fut très dur pour Geneviève: on craignit un instant de lui voir perdre son lait, et, à vrai dire, ce malheur eût réjoui fort Victoire, qui, grâce au sevrage, se fût emparée de son petit-fils; mais les soins et la tendresse de François adoucirent le chagrin de la jeune femme. D'ailleurs, dans l'amour qu'elle avait pour sa mère entrait beaucoup de ce détachement, de cette abnégation des gens qui s'aiment sans pouvoir vivre ensemble et dont l'affection n'est pas égoïste. Ceux-là ont déjà renoncé à une grande partie des joies de la famille et de l'amitié: la séparation-finale les afflige peut-être plus profondément que d'autres, mais d'une manière moins extérieure et plus résignée.

Pour Victoire, cette mort fut une petite fête de famille, à laquelle Simon refusa de participer.

--Elle ne m'avait jamais fait de mal, cette fille, dit-il pour toute oraison funèbre. Je ne sais pas ce que tu as à te réjouir comme ça de la voir porter en terre.

--Quand elle n'aurait fait que de mettre Geneviève au monde! grogna la Quesnelle.

--Ah! dame, il y avait ça, en effet, répliqua Simon en haussant les épaules; mais une autre belle-mère aurait été plus gênante, à ce que je crois.

--On aurait pu trouver une bru qui n'aurait pas eu de mère du tout, fit madame Beauquesne, toujours ingénieuse.

Simon ne rit pas, il ne riait guère; mais il se confirma de plus en plus dans son opinion que les femmes sont généralement mauvaises.

Un malheur n'arrive jamais seul, dit le proverbe: en effet, une série de malechances s'abattit sur le moulin, après la mort de Céleste. Une forte partie de grain se trouva avariée, une crue subite du ruisseau enleva une vanne, qui fut longue et coûteuse à réparer, et François eut fort à faire pour se comporter dignement vis-à-vis de tant d'ennuis divers.

Ce qui le consolait de tout, c'est la joie qu'il éprouvait à voir la paix rétablie dans son intérieur. Sans doute, Victoire lançait de temps à autre à Geneviève quelques brocards, pour ne point laisser rouiller sa langue; mais la jeune femme paraissait heureuse et tranquille; madame Beauquesne ne grognait point au delà des limites permises; et Simon, plus grand pécheur que jamais, ayant imaginé d'acclimater des écrevisses dans le ruisseau, n'avait plus d'autre souci que d'empêcher ses pupilles de retourner à leur premier domicile ainsi qu'il arrive quelquefois.

Et puis, la grande joie du moulin, c'était l'enfant.

L'enfant venait à merveille; il marchait seul, jasait comme un oiseau dans un langage mystérieux que lui seul et sa mère pouvaient comprendre, et se racontait des histoires à lui-même, tout en trébuchant dans la grande cour. Les garçons meuniers devenaient doux et tendres devant ce petit être déjà volontaire, qui suivait son idée avec l'entêtement particulier aux enfants et aux animaux, aussi peu en état les uns que les autres de comprendre les nombreux pourquoi qui sous le ciel s'opposent à la réalisation de nos désirs.

Jean-Frappier Beauquesne venait d'avoir trois ans et ne connaissait plus aucune contrainte; chaussé de mignons sabots bien bourrés de chaussons de laine, culotté de gros drap, coiffé d'un bonnet de laine bleue, il allait et venait dans le moulin, donnant d'effroyables peurs à son père quand il s'approchait des meules, courait dans la cour, allongeant aux chevaux paisibles de grands coups sur les jarrets avec un fouet, toujours confisqué par Geneviève, toujours remplacé par les garçons meuniers qui aimaient à le voir «brave».

Ce jeune conquérant effarouchait les poules, courait sus aux dindons, se faisait pincer par les écrevisses et tirait sur les jupes de Mélie, qu'i! aimait de tout son coeur et tourmentait de toutes les façons. Sa grand'mère l'adorait, mais il avait une manière de cligner des yeux, quand elle lui faisait des reproches, qui indignait la bonne dame, tant la physionomie du petit scélérat devenait finaude et moqueuse. Pour son grand-père, d n'est point besoin de mentionner le peu de cas que faisait de lui l'héritier du moulin; il lui faisait faire ses commissions, l'envoyait ramasser des bûchettes ou chercher ses joujoux, et de fait, Simon n'avait point sur la terre d'emploi plus indispensable.

Un matin de novembre, le jour s'était levé dans ce ciel gris-de-lin qui promet les belles journées et les froides nuits. François traversa la cour blanche de rosée sur les toiles, tissées à l'aube comme un fin réseau, par les araignées diligentes.

--Papa! cria l'enfant en courant après lui, papa, tu t'en vas sans m'embrasser!

François se retourna et souleva le petit garçon jusqu'à la hauteur de sas yeux.

--Tu es mon Jean, et je t'aime, dit-il en le regardant avec passion.

Les menottes du petit serraient fortement le visage hâlé du père, et ses lèvres roses se pressèrent contre sa joue. Il baisa son fils sur ses cheveux bouclés avec une tendresse presque violente, puis instinctivement leva les veux vers une fenêtre bien connue.

Geneviève venait de l'ouvrir et se tenait légèrement penchée, regardant avec un sourire confiant le cher groupe qui concentrait toutes ses joies. François lui adressa un geste et un sourire, puis il la montra à l'enfant.

--Envoie un baiser à maman, dit-il.

Jean appuya sa main potelée sur sa bouche et déploya son petit bras avec une vigueur étonnante.

--Va rejoindre ta mère, dit l'heureux père en déposant le petit garçon à terre.

Jean s'enfuit, faisant claquer ses sabots sur les dalles qui pavaient le devant de la maison.

François s'en alla lentement au moulin, suivi par le regard de Geneviève.

Quand il entra, son premier mot fut un reproche, ce qu'il n'aimait guère.

--Pourquoi tous ces sacs en désordre? dit-il; est-ce que les chats sont venus ici cette nuit, Saurin?

Le premier garçon meunier lui répondit avec un certain embarras.

--C'est Digard qui s'est amusé trop longtemps à l'auberge hier, et il n'est pas bien sûr de son pied ce matin...

--Je n'aime pas qu'on boive, dit François d'un air sévère. Passe les jours de fête, mais en semaine nous n'avons pas besoin de ça. Où est-il?

--Je l'ai envoyé dormir, Beauquesne; car il ne saurait faire d'ouvrage qui vaille aujourd'hui.

Le meunier secoua la tête d'un air mécontent. Autour de lui, les autres s'acharnèrent à la besogne afin de conjurer un orage qu'ils sentaient venir.

François allait et venait, inspectant la mouture, goûtant la farine tiède, qui tombait dans les caisses; tout à coup, il fit un geste irrité.

--Voilà une paire de meules qui tourne à vide, dit-il. Faut-il que vous soyiez...

Il ne finit pas sa phrase et courut aux sacs de grains. Pas un n'était ouvert; il tira son couteau, pour couper la ficelle...

--Lami, va fermer la vanne, cria-t-il au troisième garçon qui paraissait sur le seuil, va vite.

Le garçon partit à toutes jambes, pendant que François, d'une main qui tremblait un peu, coupait la corde du sac.

Saurin, inquiet, paralysé par l'émotion, ne pensait pas à apporter un récipient pour recueillir le grain.

--Une corbeille! gronda François.

Les meules tournaient avec une rapidité surprenante, dégageant de petites étincelles, avec des saccades et des heurts bizarres.

--N'approchez pas de la meule, Beauquesne, fit Saurin, on dirait qu'elle va éclater.

--Eh! parbleu, elle éclatera si on ne lui donne pas de grain à moudre! dit François avec humeur.

Et cet autre imbécile qui n'en finit pas de fermer la vanne!...

Les meules tournaient toujours. Le meunier posa sur sa tête la lourde corbeille pleine de grain et mit le pied à l'échelle qui conduisait à la trémie.

Un bruit strident retentit, un cri, une pluie d'éclats de grès tomba dans la haute salle, et Beauquesne tomba foudroyé de son haut sur la corbeille de blé qui s'éparpilla sous lui.

La meule de dessous fit encore quelques tours d'un mouvement ralenti, puis s'arrêta; la vanne était fermée.

--Beauquesne! cria Saurin en se précipitant sur son maître.

François ne remua point; un filet de sang rouge coulait sur sa joue, partant de dessous les cheveux.

--François Beauquesne! cria le garçon meunier en le secouant.

Il ne répondit pas; son bras retomba inerte.

--Ah! mon Dieu! Il est mort! fit le pauvre diable en se laissant tomber à genoux.

Lami apparut, hors d'haleine.

--Qu'est-ce qu'il y a? dit-il, en s'arrêtant pétrifié.

--La meule a éclaté! Grand misérable que tu es, tu ne pouvais pas courir! Le maître a la tête fendue! Il est peut-être mort!

--Je vas le dire à la Quesnelle, fit le paysan qui courut à toutes jambes vers la maison.

Les autres meules continuaient à tourner. Pour éviter d'autres malheurs, Saurin courut fermer toutes les vannes; les roues s'arrêtèrent, et un grand silence régna dans le moulin, interrompu seulement par le bruit des gouttes d'eau qui tombaient au dehors, des palettes encore ruisselantes.

--Qu'est-ce qu'ils font, qu'ils ne viennent pas? gémit Saurin éperdu. Le maître va périr là sans secours...

Geneviève parut sur le seuil, si pâle, les traits si péniblement contractés, qu'elle semblait plus mince et plus grande que de coutume.

--Beauquesne, dit-elle d'une voix ferme, Beauquesne, tu n'es pas mort, dis?

Elle s'approcha de lui, essuya le sang qui coulait, chercha le coeur en passant la main sous la chemise de rude toile.

--Il vit, dit-elle, portons-le jusque chez lui.

Elle souleva la tête qui se laissait aller, inerte, et la posa sur son genou, puis d'un effort viril elle leva les épaules, en prenant le corps sous les bras.

--Pas vous, maîtresse, fit le meunier épouvanté de son calme.

--C'est à moi de le porter, de le soigner, et s'il est mort, de l'ensevelir, dit l'épouse. Prenez-lui les pieds, et allez doucement, pour ne pas lui faire de mal.

Ils sortirent du moulin, tout à l'heure si bruyant, maintenant silencieux comme une tombe; en passant le seuil, Saurin trébucha sur une pierre.

--C'est un morceau de la meule, dit-il à voix basse.

Geneviève tressaillit, mais sans laisser aller son lourd fardeau.

A mi-chemin du logis, ils rencontrèrent Victoire et Simon, celui-ci hébété par la catastrophe, celle-là tout en larmes, les bras levés au ciel, avec des interjections sans fin.

--Il entend peut-être, dit Geneviève, ne répétez donc pas tant qu'il est mort.

Elle monta l'escalier à reculons, sans paraître s'apercevoir du poids de son fardeau, et ils déposèrent le blessé sur son lit, ce lit nuptial où Jean avait reçu la naissance.

--Si l'on faisait venir le médecin? hasarda timidement Saurin.

--Lami y est parti, dit Geneviève.

Elle baignait déjà le front de son mari d'eau fraîche; et le déshabillait avec tant de douceur qu'on eût dit un enfant nouveau-né. Victoire sanglotait sur une chaise.

--Voyons, ma mère! dit la jeune femme avec une nuance de dédain. Vos larmes n'y feront pas de bien, et elles peuvent faire du mal. Laissez-le tranquille, ce pauvre cher homme!

--On voit bien que vous ne l'aimez pas! cria la Quesnelle en montrant sa figure sillonnée de pleurs; si vous l'aimiez, ça vous ferait quelque chose de le voir comme ça.

Elle rejeta son tablier sur sa tête et recommença à gémir.

Geneviève se détourna avec un sourire amer. Non, elle n'aimait pas François, puisqu'elle se tenait auprès de lui, sans cris et sans larmes.

Le petit garçon se montra sur la porte; oublié dans la salle basse, au premier moment de stupeur, il avait grimpé l'escalier de granit, s'aidant de ses pieds et de ses mains, et venant voir pourquoi son père, au lieu de marcher lui-même, comme è l'ordinaire, se faisait porter comme un enfant.

--Il est donc malade? dit la voix claire de Jean au milieu du silence.

Geneviève le saisit frénétiquement dam ses bras et le pencha sur la face pâle du blessé.

--Embrasse ton père, il le sentira peut-être. Jean posa timidement un gros baiser sur la joue qu'il tenait à poignée une demi-heure auparavant, puis regarda avec inquiétude les visages bouleversés qui l'entouraient, et subitement, sans préparation aucune, il se mit à pleurer avec de grands cris, comme font les enfants quand ils tombent.

--Emportez-le, dit Geneviève sans quitter des yeux son mari.

Victoire n'attendit pas une seconde; elle sauta sur l'enfant, et l'emporta dans les profondeurs les plus reculées de la vieille maison, où elle savait trouver de quoi le distraire.

Geneviève ne parut pas s'en apercevoir.



XII

Les heures s'écoulaient, longues et lourdes, sans rien changer à l'état de François ni à la posture de sa femme. Vaincue par la fatigue, elle s'était laissée tomber sur une chaise, et le bras sur la couverture, elle regardait son époux avec l'air désespéré que les peintres donnent aux saintes femmes dans les descentes de croix. De temps en temps elle changeait la compresse qui protégeait la blessure, puis reprenait sa place et restait immobile et silencieuse.

En bas, le gazouillis de Jean annonçait que son gros chagrin s'était calmé; on l'entendait rire de temps à autre. Simon et Mélie étaient venus sur la pointe du pied voir s'il n'y avait rien de nouveau; Victoire n'avait garde de se montrer; tout entière à la joie de posséder son petit-fils sans conteste, elle s'efforçait de se persuader que l'accident n'aurait aucune gravité; l'arrivée du médecin les tirerait tous de peine.

Il arriva sur le soir comme le soleil se couchait, et sans perdre de temps monta près du blessé. A sa vue, Geneviève s'effaça pour le laisser approcher, avec un geste si simple et si noble, que le Médecin la regarda avec étonnement, surpris de la trouver si bien élevée.

L'inspection du blessé le laissa muet, et Geneviève, qui attendait une parole d'espérance, sentit son coeur mourir dans sa poitrine, en voyant qu'il ne parlait pas.

--C'est très-mauvais? dit-elle à voix basse, contraignant ses lèvres desséchées à s'ouvrir pour proférer des sons.

--Je ne peux pas vous le cacher, répondit le docteur, en la regardant avec intérêt.

--Guérira-t-il? dit la jeune femme; pas maintenant, mais plus tard, avec des soins...

Elle hésitait, et semblait supplier... Le médecin se sentit ému de ce calme apparent que démentaient cruellement les yeux soudain creusés, pleins d'angoisse.

--Il serait cruel de vous donner de l'espérance, dit-il d'une voix pleine de pitié. Tout est possible cependant, mais il est peu probable que le blessé reprenne connaissance...

--Qu'est-ce qu'il a? demanda Geneviève de plus en plus pâle, en s'accrochant au dossier d'une chaise.

--Le crâne est brisé, un angle de pierre a atteint le cerveau.

--Alors, il va mourir? insista-t-elle en baissant la voix.

Le docteur hocha la tête, il n'osait dire oui à cette épouse qui allait être veuve, il fit un pansement, par esprit de devoir, car il connaissait l'inutilité de ses efforts; debout près de lui, Geneviève lui présentait tous les objets nécessaires. Quand ce fut fini, il se tourna vers elle.

--Ne restez pas seule, lui dit-il avec bonté; faites venir quelqu'un...

--A-t-il besoin de quelque autre personne? demanda-t-elle.

--Non, mais vous-même...

--Je resterai seule avec lui, dit-elle sans quitter des yeux son mari.

Le médecin sortit sans bruit, sentant qu'il était inutile d'insister.

Elle resta ainsi quelques instants, puis s'approcha du lit et se mit à parler à voix basse à ce corps où restait encore un peu de vie, mais dont l'intelligence s'était envolée à jamais.

--Je t'ai aimé, mon François, lui dit-elle de sa voix douce et grave, je t'ai toujours aimé, depuis la première fois que je t'ai vu, et je t'aimerai jusqu'à ce que je meure, que tu vives ou que tu t'en ailles aujourd'hui... Je ne t'ai aimé ni pour ta fortune ni pour ton beau visage, c'était pour ta bonté... Tu as été bon pour la pauvre fille d'auberge... et je t'aime, ô mon François, je t'aime! J'éléverai ton fils, j'en ferai un honnête homme comme toi, je te le promets, tu m'entends, n'est-ce pas?

Le mourant fit un faible mouvement, tout instinctif, mais elle le prit pour une réponse.

--Tu as reçu ma promesse, tu peux être en paix maintenant.

Elle se pencha sur la main glacée de l'époux adoré, et y posa un baiser respectueux comme ceux que les femmes pieuses déposent sur les pieds d'ivoire du crucifix, le vendredi saint.

Il n'y avait plus rien que d'immatériel dans cette tendresse, nourrie de résignation pendant de longues années d'attente, et de dévouement depuis le mariage; elle avait aimé François comme un Dieu; mourant, elle le vénérait comme une croyance.

Elle lui parlait encore, tout bas, lui rappelant mille douces choses du temps de leur amour, quand ils causaient le soir dans les chemins verts, sans s'effleurer seulement la main, et qu'ils se reconduisaient l'un l'autre à plusieurs reprises: ce temps, pur comme une extase sacrée lui semblait avoir de l'analogie avec l'heure présente. Alors elle ne l'avait pas encore, ni n'espérait l'avoir jamais; maintenant elle allait le perdre... Jamais la chambre nuptiale n'avait entendu d'effusions de tendresse aussi pures et aussi résignées.

François fit un mouvement: ses paupières battirent deux fois, puis retombèrent. La respiration s'arrêta, le nez devint aigu, les joues se plombèrent, et Geneviève sentit son coeur se glacer dans sa poitrine comme si la mort avait mis aussi son doigt sur elle.

Elle se pencha, écouta, écouta encore, mit la main sur ce coeur, plein d'elle jusqu'à la fin...

--Adieu, mon François, dit-elle, et tout à coup, un amour profond reprenant le dessus, elle serra dans ses bras cette dépouille qui se refroidissait rapidement; elle couvrit les yeux et les joues de baisers redoublés...

Un bruit dans la salle basse la rendit à elle-même; honteuse de sa faiblesse, elle arrangea les mains du défunt comme on le fait dans le pays, elle lui ferma les yeux d'un doigt léger et compatissant, replia le drap sur lui, puis recula de quelques pas, sans le quitter des yeux.

Beauquesne semblait dormir. Enlevé dans la force de la jeunesse et de la santé, sauf la rigidité des traits, il n'avait rien de ce qui caractérise la mort, et paraissait plus beau que jamais.

--François, dit la veuve, mon François, est-il possible que tu sois mort?

Le silence régnait dans la chambre; elle se tordit les mains.

--Que la vie est longue! dit-elle avec désespoir. Mais il faut vivre pour élever l'enfant, je l'ai promis...

La nuit était noire au dehors; une bougie auprès du lit jetait des ombres vacillantes dans la grande pièce sombre. Geneviève regarda autour d'elle et frissonna. Tous les souvenirs heureux s'étaient évanouis, il ne restait plus que l'horreur du présent, les amertumes de l'avenir...

--Ah! dit-elle, j'ai été heureuse, j'ai eu mon lot... Tout cela est fini comme un rêve.

Elle essuya d'un geste lent et mécanique son visage soudain vieilli, et passa la main sur ses yeux sans larmes.

--Il faut pourtant le leur dire, pensait-elle, c'est mon devoir...

Elle baisa encore une fois le cher visage insensible, et se dirigea lentement vers la salle basse.

Le médecin était parti, laissant de vagues et banales paroles à ceux-là qui avaient d'autres soins et d'autres amis que la veuve; il avait défendu qu'on la troublât dans sa veille, et les deux vieux, heureux peut-être au fond d'être débarrassés de la triste mission, s'attachaient à amuser l'enfant, l'indocile et volontaire petit Jean, qui abusait de son pouvoir sur eux pour leur faire faire cent choses saugrenues.

A la clarté de la lampe, Simon s'évertuait à projeter sur le mur l'ombre d'un lapin à longues oreilles, quand Geneviève entra.

--Beauquesne est mort, dit-elle de sa voix pleine.

Les deux vieux firent un cri, et l'enfant effrayé se précipita dans les bras de sa mère.



XIII

Ce qu'il y a de plus douloureux dans une maison que la mort vient de frapper, c'est peut-être le silence.

Quand la catastrophe a été précédée par une longue maladie, les pas ont eu le temps de s'assouplir, les voix de s'abaisser jusqu'au murmure, les murailles elles-mêmes semblent s'être capitonnées pour mieux étouffer le son; mais quand un coup soudain frappe la demeure de famille en plein coeur de joie et de prospérité, le grand arrêt de la vie qui s'ensuit a quelque chose de saisissant, comme le silence profond qui suit les éclats de la foudre.

Geneviève le sentit, ce recueillement muet qui accompagne la mort du maître; elle l'avait senti déjà dans la maison soudain si vaste, aux portes grandes ouvertes, dans une attente désolée; mais cette impression, sans cesse atténuée par les pas des parents, la visite des amis, le bruit de l'enfant qu'on ne pouvait contraindre à se taire, n'était rien auprès de ce qu'elle éprouva en entrant dans le grand moulin vide, muet depuis la mort du maître.

Depuis la veille, elle résistait à l'impulsion qui l'amenait là; mais aux lueurs de l'aube, se rappelant que vingt-quatre heures auparavant il lui avait parlé dans la cour, pour la dernière fois, elle ne put résister au désir de faire le triste pèlerinage.

La clef, accrochée par Saurin à l'endroit ou François la mettait tous les soirs, tentait la main de Geneviève; elle la prit, et jetant un coup d'oeil sur la salle où Jean déjeunait avec sa grand'mère, elle s'en alla lentement à travers la cour, ou elle voyait marcher devant elle l'ombre de l'époux défunt qui dormait là-haut d'un sommeil éternel.

Elle mit la clef dans la grande porte, comme François l'avait fait tant de fois; jamais elle n'était venue à cette heure matinale, et elle eut quelque peine à ouvrir. Elle entra pourtant, et s'arrêta saisie d'une vague terreur.

Le moulin paraissait énorme. Les hautes murailles de pierre brute, tapissées jusqu'aux poutres du toit d'une impalpable poussière de farine, semblaient revêtues de suaires. Les longues toiles d'araignée pendant de la charpente, qui eussent été noires partout ailleurs, étaient d'un gris blanchâtre et blafard. Le jour entrait par les grandes fenêtres et tombait tristement sur les meules immondes.

Les cinq paires qui avaient travaillé la veille portaient encore tous les signes du travail; la trémie était à demi pleine, les caisses de farine à demi vides; mais le regard de la veuve alla droit à la meule brisée, à l'instrument du meurtre.

Le moulin avait tué son maître... c'était injuste, inique! Le meunier n'avait-il pas toujours été doux et bon aux hommes et aux choses? Geneviève s'approcha de la meule avec le sentiment d'une colère indicible, d'une révolte inexprimable... Pourquoi cette pierre avait-elle tué son François?

Soudain le calme surhumain qui l'enveloppait depuis la veille comme un manteau glacé disparut comme un rêve; elle tomba prosternée sur le sol, au milieu des éclats de la meule brisée, et son âme s'exhala en cris éperdus.

Au dehors, l'eau qui sourd à travers les vannes et suinte dans les rigoles moussues quand le moulin est au repos, tombait sur les palettes immobiles avec un bruit de larmes.

Elle était là depuis longtemps, criant et appelant François d'une voix désespérée, lorsque Saurin inquiet passa la tête par la porte restée entre-bâillée.

--Maîtresse, dit-il à voix basse.

Geneviève se trouva debout, le front haut, le regard fixe.

--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle en lissant ses cheveux et son tablier.

--Vous vous faites du mal, pensez au petit Jean-Frappier; c'est à lui le moulin maintenant. Il va falloir qu'il vive de ce qui a tué son père... pensez à Jean-Frappier, madame Beauquesne.

Cet homme simple, ignorant les belles phrases, il parlait comme il pensait, sans suite,--mais la veuve le comprit.

--C'est bien, Saurin, c'est bien, vous avez raison, dit-elle. Et puis le défunt ne doit pas rester seul.

Elle sortit, après avoir jeté un dernier coup d'oeil à la meule brisée. Au moment où elle allait retirer la clef de la porte, Saurin tendit la main pour la prendre; elle la lui donna, et marcha jusqu'à la maison sans se retourner.

Le garçon meunier entra à son tour dans le moulin, et marcha droit à la meule brisée. Il se croisa les bras et la regarda pendant un instant, avec une fureur contenue.

--Ah! la traître! dit-il enfin en lui montrant le poing, ah! la gueuse qui a tué son maître! ah! la coquine!... un si bon maître... ce n'est pas Simon ni la Quesnelle qui vont mener le moulin à cette heure! Ce sera la Geneviève, elle a plus de tête qu'eux tous... mais à mon idée elle a le coeur bien malade, et en attendant que le petit Jean-Frappier Beauquesne soit devenu meunier...

Il alla chercher le balai dans un coin, et balaya l'aire du moulin avec autant de soin que si c'eût été le pavé de mosaïque d'un palais. Puis il prit un levier, et fit sauter à terre le morceau de la meule qui était resté, et qui se brisa en tombant. Sans se décourager, il recommença à balayer, jusqu'à ce que les moindres parcelles de grès eussent disparu.

--Tant pis, dit-il, je m'en vais écrire au marchand de meules pour qu'il m'en envoie une. Il ne faut plus que madame Geneviève revoie cette place là vide comme elle est. Jean-Frappier a besoin d'elle. Ce n'est pas la Quesnelle qui la remplacerait, ah, mais non!

Ayant ainsi formulé son opinion sur le compte de Victoire, il s'assura d'un coup d'oeil que tout était en ordre, sortit, et emporta la clef qu'il remit à sa place.



XIV

Quand la dépouille de François fut couchée dans le petit cimetière de Haville, dans l'enclos réservé aux Frappier, car on hérite de tout, en ce monde, même des sépultures, Victoire Beauquesne se trouva en proie à de grandes perplexités. François avait-il fait un testament, ou bien laissait-il en mourant les choses dans le même état que lors de son contrat de mariage? Cette question la préoccupait à tel point qu'elle ne put y tenir, et s'en alla trouver le notaire.

Celui-ci n'avait connaissance d'aucun testament. Peut-être Geneviève en savait-elle plus.

La pensée d'interroger Geneviève fit froncer le sourcil à madame Beauquesne. Sa bru, en général, peu causeuse, était devenue tout à fait muette, depuis le malheur qui avait frappé le moulin.

--Et s'il n'y a pas de testament? dit Victoire après un moment de silence.

--Alors, rien n'est plus simple, le fils de François Beauquesne hérite purement et simplement des biens de son père. Sa mère est tutrice naturelle; mais qu'importe? Le moulin est assez riche pour vous nourrir tous, et il y a de la place pour tout le monde.

--C'est cette femme qui aura la liberté d'élever l'enfant? fit la Quesnelle d'un ton aigre.

--Dame! c'est sa mère, répliqua le notaire assez vertement.

--Il n'y aurait pas moyen de l'en empêcher? continua Victoire, suivant sa pensée.

--Et pourquoi l'en empêcher? Il me semble que c'est une brave et digne femme; votre fils avait bien rencontré, quoiqu'elle fût sans fortune, car une honnête femme et une bonne épouse, voyez-vous, madame Beauquesne, cela vaut tout l'or du monde.

Victoire ne réclama point la suite de cette leçon; elle tourna sèchement le dos au notaire avec une révérence des moins cérémonieuses, et elle reprit le chemin du moulin, plongée dans ses méditations.

A présent que son fils était mort, elle pouvait se donner la satisfaction de l'avouer hautement, madame Beauquesne la mère détestait sa bru. Maintenant que rien ne la contraignait plus à des dehors bienveillants, Victoire éprouvait un soulagement énorme à penser qu'elle courrait remettre à sa place cette étrangère qui n'était entrée dans la famille que pour enlever aux parents de François l'affection qu'il leur devait avant tout.

Non qu'elle n'eût pas aimé son fils et qu'elle ne le pleurât sincèrement; mais, dans certaines âmes cupides, les blessures du coeur se cicatrisent assez vite, quand la fortune survit aux êtres aimés. Le moulin restait avec tous ses avantages; il ne s'agissait plus que d'éliminer le plus vite possible la mère de Jean-Frappier, afin de conserver l'héritage et l'hériter sans partage.

Deux ou trois jours après la visite au notaire, n'y pouvant plus tenir, Victoire aborda la question du testament, prudemment, et devant témoins, afin que la réponse ne fut pas perdue. A la fin du repas de midi, comme les garçons se préparaient à quitter la table, madame Beauquesne dit à sa bru, d'une voix douce:

--Vous ne nous avez pas montré le testament que mon fils a fait en votre faveur.

Geneviève tressaillit comme sous un coup de fouet; son beau visage prit une expression farouche, et elle dédaigna de répondre.

--Il serait utile de le faire voir, continua Victoire, car les affaires le plus vite réglées sont les meilleures. Geneviève se leva.

--Si c'est là ce que vous voulez, madame Beauquesne, dit-elle d'une voix basse, il n'est besoin de mentir ni de biaiser. Mon défunt mari n'a point fait de testament. Je reste sa veuve avec ce qu'il m'a reconnu par contrat de mariage, mais je suis bonne pour élever son fils, si c'est là ce que vous cherchez. Tant que je vivrai, Jean trouvera sa mère auprès de lui, et tout ce qui est ici lui appartient.

--Vous en êtes bien fière! riposta la Quesnelle avec aigreur.

--Il y a de quoi! dit tranquillement Geneviève en sortant derrière les garçons meuniers.

Saurin tenait Jean dans ses bras, et lui racontait des histoires; quand il fut dans la cour, il mit l'entant à terre et se retourna vers la jeune femme:

--Vous aurez du fil à retordre, maîtresse, lui dit-il à voix basse, sans la regarder, comme s'il continuait à parler avec le petit garçon. Mais nous sommes là; je ne peux pas grand'chose pour vous; cependant, s'il vous faut un témoignage...

--Merci, Saurin, répondit Geneviève touchée, car un témoignage est la chose qui s'offre le moins en Normandie, où la peur d'être cité en justice égale, si elle ne la dépasse, celle du choléra lui-même.

Saurin se dirigea vers le moulin comme à l'ordinaire, et Geneviève alla au jardin avec le petit garçon, qui la tenait par la main en se faisant tirer, comme tous les enfants gâtés.

Le jardin était triste; une averse tombée le matin même avait attiré au dehors des quantités de limaces et de colimaçons qui traînaient leurs formes noires et rampantes sur la terre humide des allées; les ruches en deuil portaient le morceau de crêpe qu'on leur attache quand le maître meurt; ce chiffon noir flottait lugubrement dans une bise aigre et mordante.

Geneviève frissonna et voulut rentrer, mais Jean la tira plus fort par la main, en disant:--Allons au clos.

La barrière était tout près; de ses doigts déjà savants, le petit garçon retira le crochet qui la retenait; elle s'ouvrit toute grande, entraînée par son poids, et Jean, lâchant la main de sa mère, courut au milieu des vaches assemblées au milieu de l'herbage.

--Maman, cria-t-il, fais-moi monter à cheval sur la vache.

Geneviève courut après lui, dans l'herbe humide d'un vert éclatant, et le rattrapa par son pantalon.

--Je veux monter sur la vache, cria maître Jean-Frappier Beauquesne en se démenant comme un diable dans un bénitier.

Le taureau qui paissait à l'écart releva la tête avec un renâclement de mauvais augure. Geneviève saisit l'enfant, lui maîtrisa les bras en le serrant fortement contre sa poitrine, et, sans souci des coups de pied qu'il lui décochait sans interruption, elle courut jusque dans le jardin, le jeta sur un tas de feuilles sèches, et referma la barrière au moment où le taureau arrivait au galop sur eux.

Arrêté par la barrière, l'animai stupide resta un instant étonné, mugissant sourdement; puis sa colère s'étant calmée, il retourna lentement vers ses compagnes, non sans jeter de temps à autre des regards irrités sur ceux qui étaient venus le braver dans son domaine.

--Méchante maman, dit le petit garçon en pleurant, méchante qui ne veut pas me faire aller à cheval sur la vache.

--Tu vois bien que les vaches sont en colère, dit Geneviève avec douceur. Elle était hors d'haleine, et s'appuya contre le mur de terre pour respirer.

--Méchante maman, méchante! fit le petit, s'enhardissant devant cette douceur qui lui parut de la faiblesse. Il leva son petit poing fermé, et l'abattit au hasard dans les jupes de sa mère.

--Jean! fit Geneviève stupéfaite; tu bats ta mère!

--Oui, maman est mauvaise, elle ne veut jamais faire ce que je veux. J'aime mieux maman Victoire! dit Jean, tout à fait hors de lui. Il répétait inconsciemment ce qu'il entendait dire tout le jour.

Geneviève avait pâli subitement; la pensée qu'on pouvait détourner son fils d'elle ne lui était pas encore venue. Elle avait pensé qu'on le gâterait, qu'on le rendrait volontaire et capricieux, mais qu'on pût lu! enseigner à blâmer sa mère... Elle reconnut la main qui avait préparé le coup.

--Jean, dit-elle, prise d'une telle douleur qu'elle crut n'avoir jamais souffert jusqu'à ce jour, Jean, embrasse maman et demande-lui pardon.

--Non, cria le petit en se débattant, car il apercevait Victoire à l'autre bout du jardin, pas pardon! Maman est méchante!

Et il frappa Geneviève au visage.

--Mon fils, dit celle-ci soudain pénétrée du sentiment d'un grand devoir, tu viens d'offenser ta mère, tu vas être puni.

La sévérité de cette voix, la rigueur de ce visage, pour lui si doux d'ordinaire, frappèrent l'indocile petit garçon. Il resta immobile, sans crier ni pleurer, sentant qu'il allait se passer quelque chose de grave.

Le renversant sur son genou, Geneviève lui administra trois claques solides au bas des reins, puis elle le remit sur ses pieds.

--Le fils qui frappe sa mère, le fils qui parle mal à sa mère, est un mauvais fils, qui sera puni.

La mère et l'enfant restèrent aussi tremblants l'un que l'autre, après cette exécution, la première, faite avec tant de solennité.

Victoire arrivait à grandes enjambées.

--Maman! s'écria tout à coup maître Jean, vaincu peut-être par l'affection qu'il portait à sa mère, peut-être par le sentiment de son impuissance... Il se précipita la tête en avant dans les jupes maternelles, et Geneviève, se baissant, referma sur lui ses bras pleins de caresses.

--Si ce n'est pas une honte de frapper ainsi un pauvre enfant! s'écria Victoire les avait enfin rejoints. S'il y a du bon sens! Ah! Geneviève, tenez, vous êtes une mauvaise mère!

La jeune femme tressaillit de la tête aux pieds.

--Si vous étiez seulement une aussi bonne mère que moi, dit-elle avec dédain, vous ne diriez pas cela devant mon fils, afin qu'il le croie et le répète. Je n'ai jamais dit devant lui ce que vous êtes pour moi, car, si petit qu'il est, je crains qu'il ne s'en souvienne. Je croirais manquer à la mémoire de son père si je blâmais sa grand'mère en sa présence... mais vous n'avez pas des sentiments si délicats...

--La première délicatesse est de ne pas se faufiler dans les maisons honnêtes, pour détourner les fils de leurs parents, fit Victoire, blême de rage.

--Ah! oui! toujours mon mariage, n'est-ce pas? Tenez, Victoire, vous me faites pitié! dit Geneviève en prenant son fils à son bras. Ce qui est fait est fait, vous n'y changerez rien, ni moi non plus. Mais, si vous apprenez à mon fils à se mal conduire envers moi, cela ne se passera pas comme cela... Je vous conseille d'y renoncer tout de suite.

Elle s'en alla au moulin, Jean toujours suspendu à son cou, qui la serrait bien fort.

Victoire resta aussi stupéfaite qu'indignée. Geneviève lui parler ainsi!... Qui s'en serait douté? Mais alors, c'était une ennemie sérieuse, avec laquelle il fallait compter?...

La Quesnelle rentra au logis en méditant des plans de vengeance, tous variés, et tous impraticables.



XV

La scène du jardin se répéta souvent, sous des formes diverses. Quand Geneviève et le petit garçon se trouvaient en désaccord, sous le plus léger prétexte, Victoire arrivait aussitôt, avertie par une sorte d'instinct, et se mettait immédiatement du côté de Jean, n'épargnant à la mère ni les aigres reproches, ni les allusions déplaisantes à son enfance et à sa jeunesse, et le tout, autant que possible, devant les employés de la maison.

--Ça n'est pas bien étonnant que vous ne sachiez pas gouverner un enfant de bonne famille, dit-elle un jour, quand, comme vous, on a été élevé sur les grandes routes...

--Victoire, dit Geneviève en la regardant bien en face, un beau jour vous recevrez un soufflet de ma main devant les domestiques du moulin.

--Vous l'entendez, bonnes gens! elle me menace! s'écria Victoire en se retournant. Mais il n'y avait plus personne. Les garçons meuniers avaient disparu, pour ne pas entendre. Simon seul restait au coin du feu, chauffant ses vieux tibias, qui devenaient particulièrement sensibles depuis qu'il s'adonnait à l'élève des écrevisses.

Geneviève était sortie, emportant son enfant comme elle le faisait toujours eu pareilles circonstances.

--Oui, j'entends, dit le vieux en se frottant les jambes.

--Et tu ne dis rien? Tu me laisserais insulter sans seulement remuer le doigt.

--Tu as tort, Victoire, tu as tort, répondit le malin paysan. Je te l'ai dit autrefois, faut faire, faut pas dire. Toi, tu dépenser ta colère en paroles, et puis un jour, la Geneviève nous fera procès, et nous serons obligés de nous en aller d'ici.

--Procès? à nous? cette rien du tout? cria Victoire hors d'elle-même.

--Eh oui! ça pourrait durer longtemps, mais enfin, ce n'est pas nous qui sommes les maîtres ici...

--Et qui donc?

--Jean-Frappier Beauquesne, notre petit-fils, qui en sa qualité de mineur eat sous la tutelle naturelle de sa mère. Elle n'est pas de mauvaise conduite, la Geneviève, on n'a jamais pu dire un mot contre elle, nous ne lui ferions pas retirer la tutelle, c'est nous qui nous en irions. Oui, femme, c'est comme ça! Tu n'as pas besoin de me faire des grimaces, ça n'y changera rien. Elle peut nous renvoyer d'ici.

Victoire, consternée, s'assit en face de son mari, les mains dans son tablier roulé sur ses genoux.

--Eh bien, et nous, qu'est-ce que nous sommes?

--Rien du tout.

Victoire se mordit les lèvres jusqu'au sang, et se contint un instant, mais pour mieux éclater.

--En voilà une drôle de loi! s'écria-t-elle. C'es François qui a tout apporté, cette va-nu-pieds n'avait qu'un petit paquet de hardes... t'en souviens-tu, de ce petit paquet que la Céleste apporta un jour, avant le mariage? Et c'est cette gueuse-là qui a droit à tout; nous, qui sommes le père et la mère de François, nous n'avons droit à rien?

--Écoute, femme, tu ne referas pas les lois, mieux vaut se taire. Il y a des moyens, te dit-on.

La Quesnelle se rapprocha curieusement de son mari.

--D'abord il faut dire dans le pays qu'elle élève mal l'enfant, et qu'elle n'entend rien aux affaires. Ça servira plus tard.

--Bien. Après?

--Après? Faudrait tâcher de la faire se remarier. Victoire bondit sur ses deux pieds, prise d'un violent accès d'indignation.

--Se remarier! après l'honneur que lui a fait notre fils en la prenant pour femme! Si jamais elle osait seulement y penser...

--Victoire, Victoire, dit le vieux en branlant la tête, tu ne seras jamais qu'une sotte, c'est moi qui te le dis. Si elle se remarie, nous lui ôterons la tutelle de l'enfant; ça ira tout seul.

La colère de Victoire s'arrêta court, comme un cheval qui reconnaît la porte du cabaret.

--Ah! fit-elle, alors, c'est à voir! Mais sitôt!

--Il n'est jamais trop tôt pour commencer les affaires. Si ça n'est pas emmanché longtemps d'avance, il n'y aura plus moyen de s'y prendre ensuite.

--Se remarier, répéta Victoire, songeuse, mais avec qui?

--Qu'est-ce que ça nous fait, pourvu qu'il l'emmène? Il faudrait même que ce ne fût pas quelqu'un de trop bien, parce que pour lui retirer la tutelle, il faudrait pouvoir dire quelque chose...

Les deux époux cherchèrent longtemps quel garçon mal famé, quel veuf sujet à caution ils pourraient offrir pour époux à Geneviève. Le résultat de cet examen fut que le village n'offrait pas de sujet convenable, et qu'il faudrait chercher plus loin.

Dans le courant de l'hiver, un nouveau visage se présenta au moulin. C'était un marchand de moutons, qui parcourait ce pays deux ou trois fois par an, afin de réunir le bétail épars chez les petits propriétaires, pour l'envoyer aux îles anglaises, qui n'en ont jamais assez.

Pierre Lumeau n'était ni beau ni laid, plutôt laid, ni grand ni petit, ni gros ni maigre, au dire des gens, ni fripon ni honnête. C'était un de ces hommes sur lesquels il est bien difficile de porter un jugement, à moins de les avoir connus depuis très-longtemps, et quand on en est arrivé là, on se dit: A quoi pensé-je de ne pas m'être aperçu que j'avais affaire à un filou!

Mais ces filous sont les plus difficiles à surprendre.

Pourquoi vint-il au moulin, qui ne nourrissait point de moutons? Simon aurait pu le dire, mais il s'en garda bien, et la première fois, même, il lui fit si mauvaise mine que Geneviève en eut pitié. Après tout; cet homme venait pour acheter des moutons, on n'en avait point à lui vendre, était-ce une raison pour ne pas lui offrir un verre de cidre? Un verre de cidre s'offre toujours, à moins d'un désir formel d'être désagréable au nouveau venu.

Ce fut donc Geneviève qui appela Mélie pour lui faire tirer du cidre, et c'est elle qui remplit les verres, après quoi, elle se rassit devant la fenêtre, à son petit métier à dentelles.

Depuis son veuvage, elle y travaillait ouvertement. Du temps de François Beauquesne, elle n'osait pas, de peur de provoquer des questions auxquelles elle se sentait incapable de répondre par un mensonge, et dont la seule pensée, à présent comme alors, lui faisait monter les larmes à la gorge.

Pierre Lumeau revint; Simon et sa femme n'étaient pas bien accueillants, mais c'était un peu leur manière avec tout le monde, et Geneviève n'y prenait pas garde. Cet homme représentait pour elle une ombre sur le seuil de la porte, à son entrée, et c'était tout. Ce qu'il disait, elle ne l'entendait pas; elle le laissait causer avec les deux vieux, pendant ces longues heures de conversation paysanne, où il ne s'échange que quatre idées par heure, la pipe et le verre de cidre remplissant les intervalles.

Le vieux cousin Frappier venait aussi parfois plus souvent que du vivant de François. Il s'était intéressé à Geneviève, qu'il voyait toujours la même, droite et silencieuse, un ruban noir à sa coiffe, vêtue de noir de la tête aux pieds, avec des yeux qui ne quittaient jamais le petit Jean.

Celui-ci, toujours indiscipliné, avait pourtant pris un grand respect pour la main maternelle, depuis qu'il en avait senti la rude atteinte.

On ne se figure pas tout ce que peut penser et ressentir un enfant d'environ quatre ans. Il se forme sur les êtres qui l'entourent des opinions, souvent fausses, mais très-arrêtées; Jean s'était convaincu que sa grand'mère était menteuse: diverses menues circonstances où elle n'avait pas pris la peine de dissimuler devant un enfant si jeune, lui avaient dévoilé cette particularité regrettable. Dès lors, il n'eut plus en elle la moindre confiance.

Son véritable ami était le brave Saurin, qui lui montrait les meules, qui le penchait sur les trémies, afin qu'il put voir disparaître le blé toujours en mouvement par le petit trou où l'on mettait du grain, pour qu'en bas il sortit de la farine. C'est Saurin qui lui faisait des cages pour les mouches, et des sonnettes en osier pour suspendre au cou du chien de garde, ce qui mettait celui-ci en fureur; mais ni Jean ni Saurin ne s'en souciaient le moins du monde, car il était doux comme un agneau.

Saurin parlait constamment de sa mère au petit garçon, et avec un tel respect que Geneviève en eût été touchée. Depuis qu'il l'avait vue au désespoir devant la meule meurtrière, il s'était pris pour elle d'une vénération presque superstitieuse, et il avait reporté sur elle toute l'affection qu'il ressentait jadis pour son maître, augmentée d'une tendresse plus intime et plus profonde, parce qu'elle était femme et malheureuse.

Le deuil que Geneviève portait sur elle n'était guère apparent, les habitudes du pays n'admettant pas de crêpes ni de pleureuses; celui de son âme ne l'était pas davantage, mais c'était au fond d'elle-même une douleur intense qui noyait dans son flot les menus tourments de la vie. Le bonheur dont elle avait joui, si grand et si court, lui avait laissé une sorte d'éblouissement; tellement que, par moments, elle ne croyait ni à son mariage ni au malheur qui l'avait rendue veuve. Il lui semblait qu'elle faisait un rêve et qu'elle allait se réveiller servante à l'auberge de Délasse.

Son fils devint l'unique préoccupation de sa vie, et c'est avec une joie presque sauvage qu'elle le vit devenir peu à peu moins respectueux pour la grand'mère. Mais quand elle s'aperçut qu'elle n'y gagnait rien, que le petit, toujours indiscipliné, s'arrangeait seulement pour tenir ses méfaits au-dessous de la correction manuelle, une fois éprouvée; quand elle vit que Jean dans cette atmosphère de ruse perdait tous les jours en franchise pour gagner en subtilité, elle éprouva une de ces colères que connaissent seules les âmes droites.

Elle pouvait comprendre la jalousie des grands-parents; mais s'ils rendaient son fils mauvais et pervers, elle était capable d'un coup de tête. Elle s'appliqua pendant plusieurs semaines à rechercher les causes de ce changement, et ne les trouva qu'avec peine, car son adversaire était bien rusé,--dans les discours de son beau-père à son petit garçon.

Au rebours de Victoire, qui se fâchait tout rouge et disait des injures, Simon procédait avec lenteur. Il ne disait jamais: Ta mère est une mauvaise mère, mais il disait: Ne dis pas à ta mère que je t'ai permis cela, car elle te gronderait!

Et, flattant ainsi les goûts de l'enfant, ceux-là que Geneviève aurait tâché d'étouffer, il l'amenait peu à peu à rechercher sa société, si bien que Geneviève finissait par avoir honte de toujours arracher son fils à ce vieillard tranquille, de qui elle n'avait jamais reçu une mauvaise parole, et qu'elle croyait bien disposé envers elle, comparativement à l'irascible Victoire.

Cependant Jean s'échappait d'auprès de sa mère dès qu'il le pouvait, et s'en allait avec Simon, qui avait retrouvé ses bonnes jambes pour l'emmener le plus loin possible.

Pendant l'hiver, Geneviève était sûre de le retrouver dans les environs du moulin; mais quand vinrent les premiers jours du printemps, avec les premiers rayons du soleil, le grand-père et le petit-fils s'éclipsèrent après le dîner toutes les fois que le temps le permit. Victoire, interrogée, ne savait jamais où ils étaient, mais, vers trois heures, elle disparaissait à son tour, avec un panier au bras, contenant des friandises, et ils allaient goûter tous les trois quelque part, à un rendez-vous donné d'avance.

Ces promenades, d'où Jean revenait fatigué, demandant à se coucher, avaient pour résultat de le rendre maussade, quand on lui résistait, et gourmand à toutes les heures. Geneviève s'en aperçut, se fâcha, et déclara qu'elle le défendait.

Simon l'apaisa avec de bonnes paroles.

--Eh mon Dieu! c'est bon! On croyait bien faire, on s'est trompé? On ne recommencera pas! ce n'est pas la peine de tant crier pour si peu de chose. Vraiment, Geneviève, vous n'êtes pas raisonnable!

Le lendemain, ce fut Geneviève qui emmena son fils. Saurin, prévenu la veille au soir, avait attelé la jument grise à la voiture, et vers neuf heures de matin le bruit des roues dans la cour fit mettre aux fenêtres Victoire et Simon stupéfaits.

--Où vous en allez-vous comme cela? fit Victoire, plus hardie.

--A mes affaires, répliqua la jeune femme en assemblant les rênes.

La jument partit au trot, pendant que Jean, émerveillé, battait des mains, et les deux vieux restèrent ébahis l'un en face de l'autre, se demandant ce que voulait dire ce coup de tête inattendu.

Geneviève alla tout d'une traite jusque chez le notaire, qui habitait à trois lieues de là. En la voyant entrer, celui-ci fut frappé de la dignité de cette femme, à qui son chagrin donnait quelque chose d'auguste.

--Que désirez-vous de moi? lui dit-il d'un air affable.

--Connaître mes droits et mes devoirs, répondit Geneviève; savoir ce que je dois supporter, ce que je puis empêcher, et savoir surtout si je suis obligée de laisser détourner de moi le seul bien qui me reste sur terre.

Elle faillit pleurer en disant ces derniers mots mais elle se retint avec un grand courage.

Le notaire l'interrogea: en quelques questions il fut fixé sur la conduite des époux Beauquesne, qui, d'ailleurs, étaient connus de tous pour leur caractère mesquin et leurs allures envahissantes.

--Dois-je subir cela sans me révolter? dit la jeune femme en terminant le récit de ses griefs.

--Légalement, rien ne vous y oblige, répondit le notaire. Vous êtes tutrice de votre fils, vous seule avez pouvoir pour l'élever; la gérance de ses biens vous appartient...

--Cela, interrompit Geneviève, j'y ai renoncé depuis longtemps déjà; je ne crois pas les Beauquesne capables de faire du tort à leur petit-fils, et d'ailleurs ils n'ont pas d'autre héritier.

--Ce n'est pas légal, dit le notaire souriant; mais si ni vous, ni eux, ne faites d'objection à ce mode d'arrangement, on peut passer outre, en attendant d'autres décisions.

--Comment faire, reprit la jeune femme, pour les empêcher de m'insulter en présence de mon fils, de lui dire du mal de moi, de me l'enlever pendant des journées entières?

--Vous pouvez mettre l'enfant dans une pension, où ils ne le verraient qu'avec votre permission.

Geneviève regarda son fils avec tendresse.

--Pauvre petit, si jeune... et moi, que deviendrai-je, en tête-à-tête avec ces deux êtres qui me haïssent et qui ne passent pas un jour sans souhaiter ma mort?

--Vous pouvez mettre votre fils en pension dans une ville que vous habiteriez, fit observer le notaire.

--Ah! dit Geneviève saisie, je pourrais faire cela?

--Sans doute!

--Mais aux vacances, il faudrait le ramener...

Le notaire ne répondit pas; ce n'étaient pas là ses affaires.

--Et pour les biens de mon fils, je suis obligée de les gérer moi-même?...

--Cela peut se faire à l'amiable en famille, comme vous l'avez fait jusqu'à présent, mais vous êtes responsable envers votre fils pour le jour de sa majorité.

Geneviève sourit faiblement.

--Nous avons le temps de réfléchir, d'ici là, dit-elle. Pourrais-je éloigner les deux vieux?

--Vous en avez le droit, mais je ne puis vous cacher que cela vous ferait dans le pays un tort incalculable... On ne manquerait pas de vous accuser d'écarter les témoins intéressés à la gérance des biens et à l'éducation de l'enfant; c'est là une démarche que je ne prendrai jamais sur moi de vous conseiller.

--C'est bien, monsieur, je vous remercie, fit la jeune mère en se levant. J'aurai peut-être besoin de vous un jour ou l'autre. Vous touchez mon fermage?

--Comme toujours; vos fermiers payent bien, et j'ai même de l'argent à vous. Le voulez-vous?

--Donnez, dit Geneviève, cela peut servir.

Le notaire lui apporta les quelques centaines de francs qui constituaient son revenu annuel.

--Quand vous voudrez de l'argent, dit-il, je puis toujours en avancer...

--Je vous remercie, répondit simplement Geneviève. Vous êtes un brave homme, monsieur.

Elle remonta dans sa voiture, à la grande joie de Jean qui s'ennuyait fort à l'étude, où les affiches bariolées ne l'avaient amusé qu'un instant.

Victoire guettait son retour, derrière la fenêtre de la salle.

--Eh bien, avez-vous fait une bonne promenade? dit-elle avec un visage souriant.

--Très-bonne; merci, Victoire, dit Geneviève en remettant les rênes à Saurin.

--Votre ami Lumeau vous attend, et la journée lui semble longue, dit la belle-mère, d'un air si ouvert que la jeune femme se sentit aussitôt sur ses gardes.

--Mon ami? dites le vôtre! répliqua-t-elle brusquement, car je ne sais en vérité qui l'a amené ici, ni qui l'y retient.

Elle monta à sa chambre pour changer de toilette Jean, fier de se voir dans ses habits du dimanche, s'échappa pendant qu'elle s'habillait, et courut à la salle basse, car la promenade lui avait ouvert l'appétit.

--Faites-moi une tartine, grand'mère, dit-il d'un air décidé.

--Tout de suite, mon petit homme. Et vous avez été loin, dis!

--A la ville!

Pour Jean, le gros bourg était une ville, et quelle ville!

--Voir une amie à maman, bien sûr? insista Victoire, en tirant à elle un gros pot de confitures.

--Une amie? Mais non, c'était un monsieur qui a donné de l'argent à maman. Oh! grand'mère, quelle drôle de chambre! Il y avait des papiers de toutes les couleurs sur les murs, avec des lettres noires hautes comme ça!

Il montrait son bras dans toute sa longueur. Les deux vieux échangèrent un regard.

--C'est le notaire, dit Pierre Lumeau d'un air indifférent. Elle a touché ses rentes.

--Elle n'est pas riche, mais tout de même ce n'est pas un mauvais parti, fit remarquer Victoire à voix basse.

--Oui, si on lui conservait la tutelle, dit Lumeau du haut de sa grandeur; mais sans ça, c'est bien peu de chose.

--On pourrait s'arranger, insinua Simon.

--Et puis, elle a l'argent que notre pauvre François lui avait donné quand le petit est né; elle n'a pas dépensé un sou. Si ce n'est pas ridicule de garder de l'argent comme ça quand il pourrait rapporter de bonnes rentes...

--Combien? fit Lumeau.

--Trois mille et des francs. Elle le garde dans son armoire... enfin c'est à elle!

Les yeux de Lumeau s'étaient fixés sur le foyer, et sa figure restait impénétrable. Geneviève entra.

--Voulez-vous goûter, ma fille? dit Victoire avec une prévenance bien rare chez elle.

Geneviève se coupa un morceau de pain à la miche restée sur la table, et s'assit auprès de son petit garçon. Lumeau ne put en tirer une parole ce jour-là.



XVI

L'automne vint, ramenant le bout de l'am de François Beauquesne. Ce jour, Geneviève se rendit à l'église, couverte de la mante à capuchon rabattue sur son visage, qui donne tant de noblesse aux femmes de son pays, quand elles portent le grand deuil. Le service funéraire eut lieu suivant les rites, mais Geneviève n'invita personne au logis.

Cette infraction aux usages fut d'autant plus remarquée, que Lumeau, de passage dans le village,--nul ne savait pourquoi, car il n'avait pas acheté de moutons depuis plus de six mois,--suivit au moulin la famille Beauquesne, et resta si longtemps, que Simon l'invita à dîner.

Geneviève ne parut point à ce repas; enfermée dans la chambre nuptiale, elle avait posé sa tête sur la courte-pointe de son lit, et elle pleurait, heureuse de pleurer, car elle craignait par-dessus tout les grandes crises muettes de sa douleur, qui duraient des jours entiers et la laissaient brisée.

En montant, elle avait remis son petit garçon aux soins de Saurin, qui ne devait pas le quitter. Le moulin chômait ce jour-là, et de peur que la veuve ne fût tentée d'aller revoir l'endroit où elle avait trouvé le corps de son mari, le brave garçon en tenait la clef soigneusement cachée au fond de sa poche.

Après le repas, qui fut court, car les deux vieux, fort ennuyés de l'absence de leur bru, avaient bâte de se débarrasser de leur hôte qu'au fond ils méprisaient cordialement, Saurin proposa à Jean, pour le distraire, d'aller voir battre du grain à la batteuse mécanique, nouvellement achetée par un gros propriétaire des environs. Le petit, enchanté, courut en demander l'autorisation à sa mère; car Saurin ne se fut pas permis de l'emmener sans le consentement de Geneviève, et les deux camarades partirent sans que les vieux eussent fait d'objection.

La grange où se trouvait la batteuse n'était pas très-éloignée; le chemin était beau, Jean se lassa bientôt de questionner son grand ami, et se mit à courir en avant pour l'attendre aux détours du chemin, ou bien aux carrefours, car il ne connaissait pas la route.

Un paysan, puis deux, rejoignirent Saurin, et naturellement la conversation tomba sur la cérémonie du matin, qui avait été accomplie avec toutes les pompes du culte en usage dans la paroisse.

--Tout de même, dit l'un, après avoir approuvé chaleureusement ce qui avait été fait par les soins de la famille pour honorer la mémoire de François Beauquesne, tout de même, c'est drôle que Geneviève ne puisse pas s'entendre avec les parents du défunt. Il me semble que ce sont de braves gens qui ont été bons pour elle.

Saurin dressa l'oreille.

--Qui est-ce qui vous a dit ça? fit-il avec sa prudence normande.

--Mais, c'est tout le monde! Chacun sait qu'elle leur fait des misères sans fin, jusqu'à être jalouse du petiot.

--Pour ça, fit gravement le garçon meunier, il y a du vrai. Madame François Beauquesne n'aime pas qu'on détourne son petit de l'aimer, ni qu'on lui raconte des menteries tout le jour; mais je ne vois pas qu'en cela elle ait si grand tort.

--Oh! vous, chacun sait que vous parlez pour elle, reprit le paysan vexé.

Le second promeneur se mit de la partie.

--Saurin n'a pas de raison pour mal parler de la maîtresse du moulin, dit-il, on n'a que faire de médire de celui qui vous nourrit; mais ce que je trouve drôle, moi, c'est autre chose. C'est ce grand bête de Lumeau qui vient à la maison du moulin depuis plus de six mois; m'est avis que si la Geneviève n'avait pas envie de rester veuve, elle pourrait mieux choisir qu'un coureur de moutons décrié de tout le monde.

Geneviève se remarier! Saurin croyait rêver! Il ouvrit ses oreilles toutes grandes.

--On peut fort bien avoir envie de rester veuve, dit-il, sans pour cela vivre en nonne; il en vient d'autres au logis que Lumeau; pourquoi ne parler que de celui-là?

Ils étaient arrivés à la grange où l'on battait le blé; une demi-douzaine d'habitants du pays, petits propriétaires et journaliers, examinaient curieusement la batteuse, qui travaillait avec régularité, produisant si vite que les deux hommes attachés à sa conduite suffisaient à peine à l'entretenir de blé.

Pendant que Jean regardait de tous ses yeux, Saurin, préoccupé en apparence par les mouvements de la machine, écoutait ce qui se disait dans les groupes. On y parlait à voix basse, car si le Normand n'est pas ennemi de la médisance, il ne l'aime qu'à la dérobée, à cause des conséquences.

Il put se convaincre bientôt que les visites de Lumeau avaient produit un effet désastreux pour la renommée de Geneviève; tout ce qu'on avait dit d'elle lors de son mariage, habilement remué et renouvelé par la Quesnelle, revenait dans les mémoires, grossi de l'horreur qu'inspire dans ces contrées une veuve qui se laisse courtiser avant deux années de deuil révolues.

--On voit bien qu'elle n'avait épousé Beauquesne que par intérêt, disait l'un.

--Faut-il qu'elle ait une mauvaise nature pour penser à rompre son deuil, après tout ce que le défunt avait fait pour elle! disait l'autre.

--Ce qu'il y a de plus vilain, c'est d'avoir invita le marchand de moutons à la cérémonie d'aujourd'hui, ajouta un troisième.

--Mais ce n'est pas tout, elle l'a emmené dîner chez elle, renchérit un quatrième qui parla haut imprudemment.

Saurin fit un mouvement si brusque que le bavard se retourna, et ne pouvant tenir sa langue:

--N'est-ce pas, Saurin, que Lumeau a dîné chez vous aujourd'hui?

--C'est vrai, répondit le garçon meunier, mais ce n'est pas madame veuve Beauquesne qui l'a invité, car elle ne peut le souffrir. C'est madame Victoire, et du diable si je sais pourquoi! à moins que ce ne soit pour une mauvaiseté.

Il se fit un silence, et Saurin, prenant la main de Jean, lui dit:

--Allons-nous-en d'ici, mon garçon, les gens y parlent sans savoir ce qu'ils disent.

Cette sortie attira au brave homme quelques regards malveillants. Dans un pays à sang plus chaud, les regards se fussent traduits par des gourmades, mais dans le Cotentin, on n'aime pas à brusquer les dénoûments.

Saurin s'en revint tout pensif vers le moulin: Jean-Frappier jasait de son mieux, et Saurin répondait à peu près, car il avait l'esprit préoccupé d'autre chose. Au détour d'un chemin, il prit par les clos, afin de n'y rencontrer personne, et profitant d'une belle haie en talus, bien gazonnée et propre à faire un siège, il s'assit, et prit l'enfant sur ses genoux.

--Elle t'aime bien, n'est-ce pas, ta maman Victoire? dit-il en tirant de sa poche un couteau pour faire une musique au petit garçon.

--Oh oui! elle me donne tout ce que je veux, et quand maman Geneviève ne veut pas que j'en aie, elle m'emmène et m'en donne tout de même; elle est bonne.

--Et ta maman Geneviève, est-ce qu'elle t'aime aussi?

Jean réfléchit un moment: la question ne s'était pas encore présentée à son esprit.

--Je ne sais pas, dit-il en hésitant.

--Mais, sans doute, Victoire te dit que ta maman est bonne et douce?

--Non! Elle me dit qu'elle est méchante, et qu'elle ne m'aime pas; mais ça n'est pas vrai: c'est une menteuse, grand-mère.

--Pas mal raisonné, pensa Saurin, en coupant le bout de la branche qui lui servait à confectionner son instrument. Eh bien! mon garçonnet, faut pas croire ce que dit ta grand'mère, quand elle te dit du mal de ta mère. Ta mère est un ange du bon Dieu! un ange! et il n'y a jamais eu personne qui la vaille, si ce n'est ton défunt père, qui est aujourd'hui en paradis.

Les larmes avaient monté aux yeux de Saurin. Du revers de sa manche, il les essuya avec force et remit au petit l'instrument désormais parfait.

--Si l'on te dit quelque chose de ta mère, tu viendras à moi, et je ne te dis que ça...

Il brandit le poing dans la direction du village et rentra au logis avec Jean qui soufflait dans sa musique de façon à assourdir toute la population du hameau.



XVII

Le dimanche suivant quand Geneviève entra à l'église, tenant son fils par la main, elle surprit des regards singuliers, des chuchotements bizarres qui cessaient dès qu'elle tournait les yeux de ce côté. Le même manège se continua pendant l'office. Elle s'aperçut alors que Simon et Victoire s'étaient mis à l'autre bout du banc de famille, de façon à laisser un vaste espace vide entre eux et elle-même. Victoire avait attiré le petit garçon de son côté, en lui montrant des images de son paroissien, de sorte que la jeune femme, à l'écart, avait l'air d'une brebis galeuse.

--Jean, dit-elle à demi-voix, viens ici.

Le petit tourna bien la tête de son côté, mais retenu secrètement par Victoire qui tirait sur sa veste, il retourna au paroissien.

Le prêtre entonnait le Credo, Geneviève ne voulut pas faire d'esclandre; elle se rapprocha du groupe qui s'était éloigné d'elle, et comme ceux-ci s'étaient réfugiés à l'extrémité du banc, ils furent bien forcés de subir son voisinage.

La sortie est le moment où l'on s'aborde, où l'on se fait des compliments, surtout entre gens qui vivent à de certaines distances. Geneviève fit quelques signes de la tête à des femmes qu'elle connaissait: elle en reçut en échange des saluts tellement glacés qu'elle se sentit blessée au coeur. Détournant ses regards de la foule, elle entraîna doucement son fils vers la grande croix des Frappier, en disant: Allons voir papa.

Le petit résista un peu, car sa grand'mère l'appelait du geste, mais Geneviève tenait la menotte bien serrée, et, bon gré, mal gré, il dut la suivre.

Elle prit un instant seulement, ne voulant pas se donner en spectacle à cette foule qui lui paraissait hostile, sans qu'elle sût pourquoi, puis elle se leva et se dirigea vers la porte du cimetière.

Victoire et Simon n'étaient plus là; ils avaient pris les devants; la jeune femme aperçut au loin la coiffe de sa belle-mère, reconnaissable à son ruban noir, en conciliabule avec une autre coiffe à ruban bleu; le ruban noir disparut, le ruban bleu revint et se mêla à un groupe de commères qui stationnaient sur la place.

Geneviève marchait un peu plus vite que de coutume, traînant monsieur son fils, qui était de mauvaise humeur; comme elle s'approchait des commères qui tenaient une conversation fort animée, elle entendit son nom, prononcé d'un ton de mépris. Elle leva fièrement la tête en les regardant:

--Vous parlez de moi, dit-elle.

--Non, madame Beauquesne, répondit la coiffe à ruban bleu, qui la regarda avec effronterie.

Le silence se fit, plus insultant, plus écrasant qu'une injure.

Geneviève passa lentement sans les saluer.

--Pauvre petit! dit une voix derrière elle. Jean se retourna pour voir qui parlait, mais sa mère le secoua par la main qu'elle tenait, et il baissa la tête se sentant un peu en faute.

--Je vous demande un peu ce qu'il a fait pour le maltraiter ainsi! dit une autre voix perçante.

La jeune femme continua son chemin sans presser le pas. Quand elle eut atteint un endroit où elle se sentait à l'abri des regards, elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

--Maman, tu pleures? dit Jean en voyant tomber des gouttes brûlantes sur le tablier de soie noire de Geneviève.

--O mon cher petit, mon cher petit! s'écria-t-elle, en le prenant dans ses bras! Ils finiront par t'empêcher de m'aimer!

Jean n'était pas d'humeur à se laisser embrasser, il se prêta de mauvaise grâce aux caresses de sa mère; dès qu'elle l'eut remis à terre, il s'échappa et courut en avant, criant de toutes ses forces:--Maman Victoire!

Geneviève se tordit les mains avec un geste désespéré. Que lui voulait-on? qu'avait-elle fait?

Elle entra rapidement dans la cour du moulin, vit en passant son petit garçon sur les genoux de Simon détourna la tête et monta à sa chambre. Elle avait besoin d'être seule pour réfléchir.

Elle ne pouvait plus se le dissimuler: les regards malveillants, les paroles sournoises que depuis la mort de son mari elle sentait flotter autour d'elle, toute cette animosité qu'elle avait prise pour un produit de son imagination malade, cela existait! On lui en voulait, de quoi? Elle l'ignorait, mais à coup sûr on avait déchaîné contre elle, dans le pays, une colère avec laquelle il lui fallait compter.

Mais comment se défendre de ce qu'elle ignorait? Comment nier des fautes que personne ne formulait? Elle résolut de s'expliquer avec Victoire, coûte que coûté, au risque d'une rupture définitive; car, pour l'ennemi, elle le tenait sans aller plus loin: c'était son implacable belle-mère.

Elle descendit pour le repas de midi. Saurin venait de rentrer, et avec lui les deux autres garçons du moulin; la table était mise pour tous. Elle s'assit, laissant présider son beau-père, qui n'avait jamais cédé cet honneur à personne, pas même à son fils.

Elle ne mangea guère, mats son esprit éveillé aux soupçons était à l'affût de tout ce qui pouvait désormais l'éclairer. Elle remarqua les signes d'entente secrets entre le grand-père et le petit-fils. Ils se faisaient des petites mines, des sourires discrets... On avait comploté quelque partie pour l'après-midi, bien certainement; Jean allait encore disparaître sans qu'on sût où il était passé.

Elle se promit d'y veiller cette fois, et au moment où le café apparaissait sur la table, Jean faisant mine de vouloir s'évader pour courir, elle se leva brusquement.

--Vous ne voulez pas de café? lui dit gracieusement son beau-père.

--Je reviens à l'instant, fit-elle d'un ton indifférent. Jean, tu n'as pas de sarreau, viens en mettre un bien vite.

Jean, sans défiance, suivit sa mère, qui prit dans l'armoire un tablier bleu et blanc, et le lui attacha, tout en causant.

--Où allez-vous cette après-midi! dit-elle d'un air négligent.

Le petit rusé la regarda de côté, un doigt dans sa bouche, comme il faisait quand il ne voulait pas répondre.

--Eh bien?

--Grand-père m'a dit de ne pas te le dire, répliqua enfin l'enfant d'un air malicieux.

--Mais tu sais qu'il faut obéir à ta mère, dit la jeune femme avec douceur, maîtrisant l'immense colère qui bouillonnait en elle.

Jean secoua la tête d'un air mutin, et fit deux pas vers la porte.

--Dis-moi où vous devez aller, et je te laisserai peut-être sortir, insista Geneviève; mais si tu ne veux pas me répondre, tu resteras ici toute la journée.

--Sans descendre? fit le malin petit garçon.

--Sans descendre.

--J'aime mieux ne pas le dire, tu ne voudrais pas me laisser aller. Tu ne veux jamais que je sorte avec mon grand-père et ma grand'mère.

--C'est bien, dit Geneviève, tu resteras ici jusqu'à ce que tu aies obéi, et demandé pardon. Moi, je vais prendre mon café.

Elle sortit, emportant la clef.

Quand elle entra dans la salle d'en bas, les yeux perçants de Victoire cherchèrent l'enfant derrière Geneviève, qui s'assit tranquillement devant la tasse de café que son beau-père venait de lui verser.

--Où est Jean? dit Victoire.

--Là-haut, dans ma chambre.

Au même instant une grêle de coups de pied retentit à l'étage supérieur dans le bois de la porte, et des cris perçants firent résonner toute la maison.

--Ce pauvre petit, vous l'avez oublié. Je vais lui ouvrir, dit Victoire empressée.

--Ne vous dérangez pas; je l'ai enfermé.

--Tout seul? Si c'est Dieu permis! Il y a de quoi lui faire tourner le sang! Geneviève, il y a longtemps que, je l'ai dit, vous n'êtes pas une bonne mère! Qu'est-ce qu'il a pu faire, cet ange?

--Il ne va pas rester seul longtemps, dit tranquillement Geneviève, car je vais remonter auprès de lui. Ensuite, voici ce qu'il a fait: il ne veut pas me dire où son grand-père lui a promis de l'emmener cette après-dîner.

--Et c'est pour cela que vous le martyrisez! s'écria Victoire en levant les mains au ciel.

Les cris, un instant arrêtés, avaient repris de plus belle, et les coups de pieds faisaient rage.

--Je veux savoir où il va, dit la jeune mère avec calme.

--Voilà une belle affaire! Je voulais l'emmener au pont Cosnard, où il y a des nèfles chez le meunier qui doivent être bonnes à manger à l'heure qu'il est.

--Je suis bien aise de le savoir, fit Geneviève; il n'était pas besoin de m'en faire mystère. Mais il n'avait qu'à me le dire, je l'aurais laissé aller; je n'aime pas les cachotteries.

--Ah! jour de Dieu! cria Victoire, si mon fils vivait encore, ça ne se passerait pas comme ça!

--Je le crois, madame Victoire, dit Geneviève en rassemblant tout son courage; il y a beau temps qu'il vous aurait fait quitter la maison où vous rendez son fils menteur et méchant; mais ce qu'il aurait fait, je suis bonne pour le faire. A Noël, vous irez demeurera la Quesnerie, s'il vous plaît. Je ne veux point de méchantes gens chez moi.

--L'entends-tu, Simon? s'écria Victoire outrée. Elle nous renvoie! Et avec quoi donc que vous nous renverrez si nous ne voulons pas nous en aller? C'est-il avec les gendarmes?

--Ne dites pas de bêtises, ma fille, dit Simon d'un air paterne. Vous savez bien que si nous quittions le moulin, les propos ne chômeraient pas. Je vous conseille de nous garder, car vous avez besoin de nous pour soutenir votre bonne renommée.

--Ma renommée! s'écria Geneviève si surprise qu'elle en oublia sa colère, qu'est-ce que ma renommée a à voir là dedans?

--On sait ce qu'on sait, on dit ce qu'on dit, reprit le vieux paysan. Croyez-moi, ma fille, nous avons toujours agi pour le mieux, et nous continuerons à faire de même; mais le jour où nous sortirions d'ici, personne ne voudrait plus vous parler.

--Que dit-on, enfin? s'écria la veuve, perdant toute mesure.

Il lui fut impossible d'obtenir une réponse. Celui qui, dans sa vie, ne s'est pas buté à quelqu'une de ces obstinations diaboliques, ne pourra jamais comprendre à quel degré d'exaspération ce système peut amener un être innocent qui sent son impuissance à lutter. Simon gardait tant de mesure et de prudence qu'il était invulnérable. Victoire se taisait, voyant la partie fortement engagée; enfin, elle n'y put tenir. C'était là son défaut capital.

--Allez, dit-elle, vous êtes bien heureuse qu'après avoir été ramassée par mon fils, vous trouviez encore de braves gens pour couvrir vos manières de leur honnêteté.

La main de Geneviève se leva, et dame Victoire aurait reçu ce jour-là le soufflet qui lui était promis depuis longtemps, si le fracas d'un meuble tombant à terre et les cris furieux du petit garçon ne l'avaient attirée en même temps à l'escalier, laissant vociférer Victoire, que Simon, cette fois, n'essaya pas de calmer.

Jean n'avait rien que la peur: à force de se débattre, i! avait fait tomber une lourde chaise en bois massif, dont le fracas lui avait causé une angoisse horrible. Quand sa mère ouvrit la porte, ses cris s'arrêtèrent tout à coup, et il courut se cacher dans son tablier, avec des pleurs de repentir.

L'après-midi était fort avancée; je ne sais si quelqu'un l'a remarqué, mais le temps passe extraordinairement ite quand on se querelle. A cette époque de la fin de novembre, le jour baisse rapidement. Il était près de quatre heures, et le jour baissait.

L'enfant avait tant pleuré qu'il était las. Sa mère feignit d'avoir oublié le sujet de cette scène, et l'endormit dans ses bras pendant que la nuit achevait de tomber.

Quand il dormit paisiblement, elle le souleva et le déposa sur le grand lit, en l'entourant d'oreillers pour qu'il ne courut aucun danger de rouler en bas, puis elle alluma une bougie et sortit, en ayant soin de prendre la clef.

Elle descendit l'escalier avec précaution, car elle ne voulait pas attirer l'attention des deux vieux. Au moment où elle atteignait la moitié des marches, elle vit entrer Lumeau qui ne pouvait la voir dans l'ombre, mais qu'elle reconnut à la lueur du foyer de la salle basse. Une vague intuition de la vérité lui passa dans le cerveau.

Elle acheva de descendre, passa rapidement devant la porte et se trouva dans la cour. Elle se dirigea du côté du moulin, ou Saurin avait une petite chambre au-dessus d'une salle basse, et frappa du doigt à la vitre.

Le brave garçon parut sur le seuil. La journée lui semblait longue, il n'avait osé s'approcher de la maison, et pourtant, s'il l'avait pu, avec quelle joie a eût poursuivi Simon et Victoire à coups de fourche, jusqu'à la Quesnerie?

--Que voulez-vous, maîtresse? dit-il.

Elle fit un pas pour entrer, il lui barra le chemin.

--Pas chez moi, maîtresse, excusez la hardiesse, mais il ne faut pas que vous entriez chez votre garçon meunier.

Elle recula de quelques pas, et il l'introduisit de l'autre côté des granges, dans un endroit tout à fait désert, où personne ne pouvait les voir. La nuit était noire et sans étoiles.

--Qu'est-ce que le marchand de moutons vient faire ici? dit-elle, commençant par la première idée qui lui vint, au milieu de tant de perplexités.

--Rien de bon, grommela le meunier, j'en donne ma foi! Est-ce que c'est ça que vous vouliez me demander, maîtresse?

--Non, il y a autre chose. Que dit-on de moi dans le village, et pourquoi la protection des Beauquesne est-elle utile à ma bonne renommée?

--Nous y voilà, dit le brave garçon: eh bien, madame Geneviève, il n'y a qu'une réponse aux deux questions. La Quesnelle a fait courir le bruit que vous rompiez votre veuvage, pour épouser cette figure de suif qu'on appelle Lumeau.

--Moi! cria Geneviève en se frappant la poitrine à plusieurs reprises. Moi! rompre le veuvage de mon François! Ils sont fous!

--Pas fous, mais bien méchants, dit Saurin. Vous n'avez pas vu comme ils ont attiré cette mauvaise peau de marchand de moutons, pour faire croire aux gens que vous le regardiez. Ils espéraient endommager si bien votre réputation, que vous auriez été obligée de l'épouser, sous peine d'être montrée au doigt.

--Eh bien? fit Geneviève qui ne comprenait pas.

--Eh bien, on vous aurait retiré la tutelle de Jean-Frappier Beauquesne, et vous auriez été vivre avec votre mari. Voilà ce qu'ils avaient imaginé. Ce n'est pas bien fort, mais tout ce que leur esprit peut produire.

Geneviève épouvantée restait muette.

--Faut pas vous faire de chagrin, maîtresse, dit humblement Saurin, je ne suis qu'un pauvre garçon meunier, mais si je puis vous être bon à quelque chose...

--Je leur ai dit qu'ils iraient vivre à la Quesnerie, murmura la jeune femme essayant de rattraper ses pensées qui flottaient à la dérive.

--Il aurait mieux valu ne pas leur dire, fit observer Saurin; mais puisque c'est fait...

--Croyez-vous que je puisse vivre à côté d'eux, les voir, leur parler après ce qu'ils ont fait? Et ces femmes, ce matin, qui m'ont insultée... O François, si tu étais là!

Elle s'était tournée vers le moulin et le regardait avec des yeux dilatés par l'horreur de sa situation sans issue.

--Ils ne s'en iraient pas! dit Saurin.

--Mais la loi?

--Vous ne pouvez pas leur faire un procès pour ça! On vous jetterait des pierres!

Geneviève recula soudain la tête.

--Eh bien, soit, dit-elle; mon bon Saurin, je vous remercie de votre amitié. Il n'y a de bon ici que vous et Mélie.

S'il n'avait, pas fait si noir, elle aurait vu rougir le garçon meunier.

--A propos de la Mélie, si vous vouliez, maîtresse...

--Quoi?

--Je l'aurais bien épousée... elle vous aime tant!

--Ah! j'en serai bien contente! s'écria Geneviève. Au moins, elle aura quelqu'un pour la protéger contre Victoire. J'aurai le coeur moins serré en pensant à elle, la pauvre enfant!

--Merci, madame Geneviève, fit Saurin, prêt à fondre en larmes, sans savoir pourquoi. Et sans vous commander, qu'est-ce que vous allez faire?

--Je n'en sais rien! dit la jeune femme. Dans tous les cas, Saurin, je me souviendrai de votre amitié d'aujourd'hui.

Elle retourna lentement vers la maison pendant qu'il rentrait dans sa chambre.

Une résolution bizarre se formulait dans l'esprit de Geneviève; la vue de l'odieux Lumeau, assis auprès du foyer entre les deux Beauquesne, précipita sa décision.

--Vivre avec ces gens-là! Revoir ceux qui m'ont trahie, insultée, leur disputer mon fils à toutes les minutes de ma vie! Jamais!

Avant de monter, elle tira les verrous d'une petite porte qui allait dans le jardin, passant sous l'escalier, et dont on ne se servait presque jamais; puis elle se rendit à sa chambre.

Jean dormait toujours, sous la lueur vacillante de la bougie. Geneviève prépara son petit manteau à capuchon, qu'il mettait dans les grands froids, puis elle prit sa propre mante, qu'elle revêtit. Fouillant au fond de l'armoire, elle tira de derrière les draps une bourse de toile remplie d'or, celle-là même que François avait été heureux de lui donner lors de la naissance de leur fils. Elle prit aussi une petite boîte plate, qui contenait les dentelles qu'elle avait finies, et le petit coussin avec l'ouvrage commencé. Le tout passa dans un sac de moyenne grandeur, qu'elle attacha à sa ceinture au moyen d'une courroie solide. Puis elle enleva l'enfant endormi qui poussa un soupir, sans se réveiller, l'enveloppa dans la mante, et descendit avec toutes les précautions imaginables.

Tout était comme elle l'avait laissé: les gens dans la salle, la porte du jardin entrouverte... Elle la franchit et la tira doucement derrière elle, puis elle traversa rapidement le jardin.

Au moment où elle arrivait sur la route, après avoir passé dans un herbage désert, elle s'arrêta pour regarder le moulin, dont la haute silhouette se découpait sur le fond noir des arbres, aux lueurs vagues de la nuit.

--O mon François, adieu! dit-elle. C'est parce que je t'aime que je m'en vais!

Et elle s'enfuit rapidement, emportant son enfant endormi dans ses bras.



XVIII

La première nuit qui suivit son arrivée à Paris, Geneviève Beauquesne fit un rêve.

Elle se vit, toute jeune femme, telle qu'au lendemain de son mariage, elle avait parcouru avec son époux les prés et les taillis de leur propriété; elle marchait à côté de François, dans la lueur nacrée de l'aube naissante, et son coeur se fondait de joie et de reconnaissance comme il l'avait fait alors. Tout en marchant, ils arrivèrent à une clairière, entourée de grands arbres; c'était la croix Bonami, vieux carrefour où de tout temps les enfants du pays se réunissaient pour leurs jeux. Une bande joyeuse s'y trouvait rassemblée, et, chose étrange, telle qu'il s'en voit dans les rêves, Geneviève, parvenue à l'âge de femme, y revit les compagnons de son enfance, restés petits. Ils s'approchèrent d'elle lui présentant des guirlandes de feuillage, comme on en fait pour les reposoirs du Saint Sacrement; elle les accepta en souriant, et François se réjouissait de la voir entourée de fleurs. Parmi ces petits, elle reconnut soudain son propre fils; le père le prit et le lui mit dans les bras en lui disant: Garde-le bien...

Les ombres du soir environnèrent Geneviève, qui sentit le coeur lui manquer. La forme jeune et robuste de son mari s'effaça peu à peu et devint insaisissable. Le coeur plein d'une douleur aiguë, elle lui tendit les bras, et voulut le suivre; mais l'enfant s'accrocha désespérément à son cou, en criant: Maman!

Elle serra, instinctivement les bras autour de lui, pour l'empêcher de tomber, et la force de son émotion fut telle qu'elle se réveilla. Jean la tenait par le cou, et l'appelait en criant de toutes ses forces: Maman!

Ce réveil fut une des émotions les plus pénibles que la jeune veuve eût jamais ressenties. L'image de son mari lui était apparue si nette, si vivante, qu'elle éprouva dans toute son horreur ce second sentiment de la perte de l'être adoré, si vif, qu'il stupéfie presque à l'égal du premier coup. Jamais depuis son veuvage elle n'avait rêvé de François que pour le voir passer de loin, d'une façon vague, avec l'impression que c'était bien un rêve. Cette fois, elle l'avait vu, elle lui avait parlé!... Elle resta un instant accablée sous le choc de l'affreuse réalité.

Il y a des êtres qui aiment tendrement, et qui oublient sans effort; d'autres n'aiment guère, mais se souviennent; d'autres encore aiment silencieusement, jusqu'au plus profond de leur âme muette, et la séparation leur arrache une partie d'eux-mêmes, la plus intime, la meilleure.

Geneviève était de ceux-là, et ceux-là ne se consolent jamais.

Elle ouvrit les yeux, sourit à son fils, qui avait peur, et dont les lèvres se contractaient, prêtes à laisser échapper des sanglots, puis elle s'assit sur son lit, et regarda autour d'elle. C'était perdre son mari deux fois que d'avoir quitté le moulin Frappier.

Jean n'avait pas grand tort d'avoir peur, car c'était une laide chambre que celle où ils se trouvaient, et pour des yeux accoutumés aux plafonds élevés, aux meubles vénérables du manoir, la transition paraissait brusque.

Jean-Frappier, debout sur le pied du lit, qui touchait à la fenêtre, avait écarté le rideau et regardait les toits noirs avec une secrète horreur, qui se traduisit en une seule parole, plus éloquente qu'un long discours:

--Maman, je veux aller chez nous! Geneviève soupira.

--Chez nous! cher innocent, «chez nous» est loin, et nous ne pouvons pas y retourner aujourd'hui. Mais je te trouverai un «chez nous» moins laid que celui-ci.

Elle se hâta de faire sa toilette et celle de son petit garçon.

Ils furent bientôt dans la rue, la rue qui lui parut étroite et obscure, au pavé glissant, rendu gras par un brouillard de novembre. Jean la tenait par la main, ouvrant les yeux d'un air ébahi et maussade, et se demandait évidemment ce qu'on avait fait de la cour du moulin, si vaste et si claire, la grande cour où à cette heure les araignées d'automne devaient étendre le réseau blanc de leurs fines toiles.

Entre autres misères, Jean avait faim, et ne se privait pas de le dire; Geneviève prit le parti de ne pas l'écouter, et continua à marcher lentement, cherchant des yeux un établissement quelconque où elle pût se procurer de la nourriture.

Enfin elle aperçut à travers une devanture claire des tables de marbre blanc, et sur le comptoir du fond de grandes terrines de lait. Geneviève entra dans la crémerie, et demanda du lait chaud, pour elle et pour son fils.

--Connaissez-vous une manufacture de dentelles! demanda la jeune femme à la crémière en lui payant sa dépense.

--Une manufacture de dentelles? On dit qu'il y en a quelque part à Bayeux, et aussi dans le Nord, à Valenciennes... répondit la femme avec étonnement.

--C'est à Paris que je veux dire, reprit Geneviève, un peu honteuse, sentant déjà que sa question était singulière.

--A Paris? Eh! ma bonne dame, nous n'avons point de fabrique de ce genre; ces choses-là viennent de la province. Comment une ouvrière en dentelles trouverait-elle le moyen de vivre ici avec le prix qu'on lui paye sa journée? Ce n'est pourtant pas faute qu'on les vende assez cher, ces malheureuses dentelles; mais les marchands de toute espèce ont deux prix, un pour payer, l'autre pour vendre.

Geneviève resta pensive; Jean avait repris sa main, et, l'estomac satisfait maintenant, cherchait à l'entraîner au dehors.

--Est-ce que vous êtes ouvrière en dentelles? demanda la crémière avec curiosité.

--Je sais faire la dentelle, répondit la jeune femme en relevant la tête avec une nuance d'orgueil, mais je n'ai encore jamais travaillé pour gagner de l'argent.

--Ah! fit la crémière avec pitié, c'est dur, quand il faut s'y mettre...

--On s'y mettra tout de même, répondit Geneviève. Au revoir, madame.



XIX

Après avoir marché au hasard pendant une heure environ, Geneviève s'arrêta pensive devant un magasin à l'aspect sévère, dont les boiseries peintes en noir, avec des filets d'or, avaient l'air d'une riche bibliothèque. A l'intérieur, on ne voyait rien que des panneaux d'ébène, rehaussés d'or, qui occupaient toute la hauteur de la vaste pièce; mais dans la montre, sur un lit moelleux de satin rose, de chaque côté de la porte s'étalaient de merveilleuses dentelles, rangées avec un art savant, les blanches à gauche, les noires à droite, afin que l'effet des unes ne nuisit pas à celui des autres.

Après une longue hésitation, Geneviève tourna le bouton de la porte et entra. Un grand jeune homme, aussi sérieux qu'un diplomate, s'avança vers elle d'un air glacial.

--Que désirez-vous, madame? lui dit-il. Un seul coup d'oeil jeté sur les vêtements de Geneviève lui apprit qu'elle venait de province, et qu'elle n'avait probablement pas grande fortune.

--Où faites-vous faire ces dentelles? demanda la jeune femme en indiquant du doigt l'étalage où se trouvaient des échantillons de tous les réseaux.

--Mais dans des endroits fort divers, répondit le jeune homme en surveillant attentivement les moindres mouvements de la mère et de l'enfant. Puis-je vous demander pourquoi cette question?

--C'est que je sais faire la dentelle, dit Geneviève en devenant pourpre sous l'effet de son audace, et je crois que je pourrais vous en faire au moins d'aussi belle que celle-là. Voulez-vous me les montrer?

--Désolé de vous refuser, dit le grand garçon avec une suprême insolence; nous ne montrons nos dentelles qu'aux dames qui en achètent.

--Ah! fit Geneviève en devenant pâle sous l'injure imméritée. C'est bien, monsieur, j'espère qu'on ne vous en achètera pas beaucoup.

Elle sortit, laissant muet le beau jeune homme, qui n'avait pas prévu une telle riposte.

Dans la rue, son audace tomba et elle eut envie de pleurer. Mais elle fit bonne contenance et reprit le chemin de l'hôtel.

Elle n'avait pas fait vingt pas, qu'elle s'arrêta devant une vitrine pleine de choses bizarrement assemblées; des bijoux anciens pendaient à de petits bras de cuivre, des robes défraîchies occupaient le fond de l'étalage, des liasses de papiers de couleurs voyantes, portant ces mots «mont-de-piété», bourraient les coins, et à la hauteur de l'oeil, sur le bras d'un bec de gaz, une main de femme grasse et jaunâtre venait de poser, retombant négligemment des deux côtés, un morceau de vieille dentelle, roussie par l'âge et déchirée par ses fatigues; cette dentelle était identiquement semblable à l'une de celles que Geneviève portait cousues dans un linge blanc au fond de sa poche!

Jean regardait les «joujoux» épars dans la vitrine, et se parlait à lui-même, en se montrant du bout du doigt les objets qu'il honorait de sa préférence.

--Je voudrais bien avoir celui-ci, et puis celui-là, disait-il... Tout à coup, il se trouva dans la boutique, et resta muet devant les grandes robes attachées au plafond, qui avaient l'air de femmes suspendues par le cou.

--Qu'est-ce que ça peut valoir, ce morceau de vieille dentelle que vous avez là? demanda Geneviève.

La revendeuse à la toilette cligna de l'oeil d'un air connaisseur.

--C'est un fin morceau, dit-elle. Qu'est-ce que vous voulez en faire?

--C'est pour rassortir, répondit la jeune femme en rougissant.

--Vous en avez d'autre? fit la revendeuse, en éteignant prudemment dans ses yeux un éclair allumé par la convoitise.

--Oui; qu'est-ce que ça vaut? demanda Geneviève d'un ton bref.

--Pour acheter, ça vaut deux cents francs, répliqua la marchande sur le même ton.

--Ce vieux morceau déchiré? s'écria naïvement la jeune femme.

--Les dentelles, ça se raccommode, ma petite, et est-ce que vous ne voyez pas que c'est de l'Alençon?

--De l'Alençon? répéta Geneviève ahurie.

--Du point d'Alençon, puisqu'il faut vous mettre les points sur les i fit la marchande en riant de sa propre plaisanterie, qu'elle trouvait très-spirituelle. Le point d'Alençon, ma petite, c'est perdu, voyez-vous; il n'y a plus de personne qui sache le faire; aussi, ceux qui en ont font bien de le vendre, car, pour l'acheter... En avez-vous beaucoup?

--Pas mal, répondit Geneviève qui sentit son coeur commencer à battre bien fort.

--Du pareil à ça?

--Tout pareil.

--En bon état?

--Pas un fil n'a manqué.

--Eh bien, apportez-le, pour voir... ça vaut de l'argent.

--Un morceau comme celui-là, sans défaut, qu'est-ce que vous en donneriez? dit la veuve, craignant de se laisser aller à commettre une imprudence.

--Il faudrait le voir, ma belle, mais on pourrait en donner une cinquantaine de francs, s'il est comme vous dites.

--Et vous me demandez deux cents francs de cette loque! s'écria madame Beauquesne indignée.

--Loque! mon point d'Alençon! s'écria la revendeuse qui prit feu comme de l'amadou; eh! dites donc, si c'est tout ce que vous avez à m'apprendre, vous savez, je ne vous retiens pas!...

Geneviève se mit à rire de si bon coeur que son fils ébahi leva la tête et resta la bouche ouverte. Il y avait longtemps qu'il n'avait vu rire sa mère, si longtemps... Maître Jean ne s'en souvenait plus. Ils étaient tous les deux dans la rue que, mal revenu de son étonnement, il regardait encore la jeune femme. Elle ne riait plus, mais un sourire passait de temps en temps sur son visage, et le petit, enhardi par cette expression nouvelle, se hasarda à lui dire:

--Quand est-ce que nous aurons à dîner, maman?

--Tout de suite, répondit Geneviève en entrant dans un bouillon qui se trouvait là.

Tout en prenant son déjeuner, Geneviève repassait dans sa tête les choses étonnantes, qu'elle venait d'apprendre. Le point d'Alençon, qu'on disait perdu, c'est elle qui l'avait en sa possession. Qu'est-ce que c'était que le point d'Alençon?

Un dictionnaire spécial, consulté au cabinet de lecture, lui donna tous les renseignements désirables et la plongea dans l'étonnement le plus profond.

Geneviève passa la plus grande partie de la nuit en méditations profondes. Pendant la journée qui venait de s'écouler, elle avait observé et retenu tant de choses qu'elle ne pouvait trouver le sommeil.

Son échec auprès du marchand de dentelles lui avait enseigné qu'il est prudent de ne point montrer son côté faible, même à des gens qu'on ne connaît pas; ses courses fatigantes et la mauvaise humeur de maître Jean l'avaient convaincue de la nécessité de placer celui-ci quelque part lorsqu'elle aurait à sortir, et, plus que tout le reste, noyant les impressions de ce jour dans une buée lumineuse, son entretien avec la revendeuse lui avait fait entrevoir qu'elle possédait dans son art de dentellière, non-seulement de quoi subsister, ainsi que ses rêves les plus ambitieux le lui faisaient espérer, mais de quoi se faire une fortune peut-être... Une fortune qui ne devrait rien aux Beauquesne! Une fortune personnelle, indépendante...

C'était trop beau! Par un grand effort de volonté, Geneviève écarta cette pensée envahissante, et s'endormit enfin, réveillée de temps en temps par le ressaut des lourdes voitures sur le pavé, ressaut qui faisait trembler ses vitres et qui lui donnait des frayeurs soudaines.

A neuf heures du matin, elle sortit, tenant son fils par la main; elle rentra à midi, un paquet noué à son bras, méconnaissable; grâce aux facilités qu'offre ce grand Paris, si avenant pour ceux qui ont de l'argent, en deux ou trois heures elle s'était métamorphosée ainsi que son petit garçon.

Les vêtements très-simples qu'elle portait étaient ceux d'une femme à son aise, sans exagération de luxe et d'austérité. C'était encore du deuil, mais on pouvait s'y méprendre, et croire que Geneviève portait du noir par simple préférence de goût. Maître Jeanne se sentait pas d'aise dans ses beaux habita de petit Parisien, et volontiers il eut dit à tout venant: «Maman m'a acheté tout de neuf, tout, de la tête aux pieds!...» Oui, tout, excepté les bons bas de laine tricotés par Geneviève et qui devaient lui tenir les pieds bien chauds.

Lorsqu'elle eut monté à sa chambre, sous les toits, le paquet d'effets qu'elle avait rapporté, elle redescendit, s'informa des externats de garçons qui pouvaient se trouver dans le voisinage, et fit une ronde minutieuse dans tous ces établissements. Après avoir employé une bonne partie de l'après-midi en pourparlers avec des chefs d'institution plus ou moins vieillis sous le harnais, plus ou moins usés par leur métier, qui conserve les femmes, et où les hommes s'épuisent, elle s'arrêta à une petite pension modestement tenue par un jeune homme pâle, à l'air maladif.

Il avait l'air de prendre la vie avec tant de courage, malgré sa fatigue, malgré la toux qui le secouait péniblement, que Geneviève en fut touchée; elle conclut aussitôt un pacte d'alliance avec cet excellent garçon qui, moyennant dix francs par mois, consentait à la débarrasser de son terrible petit fardeau.

--Eh bien, Jean, tu obéiras bien à monsieur, tu entends? dit Geneviève en embrassant le petit garçon; je reviendrai te chercher tantôt; en attendant, sois sage!

--Oh mais non! cria celui-ci d'un air décidé.

M. Jamerin sourit d'un air indécis. Geneviève, le coeur gros, serrait bien fort la main de son fils...

--Par ici, madame, dit le professeur, en montrant le chemin à la jeune mère.

Elle franchit le seuil de la porte qui se referma, et aussitôt des cris perçants, accompagnés de trépignements forcenés sur le parquet, lui apprirent que maître Jean n'acceptait pas l'idée de la séparation.

--Je reviendrai dans deux heures, dit-elle, pour le premier jour, ce sera assez. Si vous voulez qu'il reste tranquille, donnez-lui un crayon et du papier pour faire des bonshommes.

Elle sortit et se trouva tout étonnée de ne plus sentir la main de son fils dans la sienne.



XX

Avec un soupir, elle se mit en route pour l'inconnu.

Aguerrie maintenant contre les mauvais vouloirs des commerçants, et sûre de posséder un trésor, si méconnu qu'il pût être pour le moment, Geneviève se présenta d'un air tranquille dans un grand magasin de trousseaux, célèbre pour le beau choix de ses dentelles.

Elle franchit sans apparence d'embarras la grande porte d'une seule glace de Saint-Gobain, demanda le rayon de dentelles et s'y rendit sans témoigner l'émotion qu'elle ressentait intérieurement. Le luxe de tapis, de glaces, d'employés, qui éblouit les nouveaux débarqués, ne lui causait rien que de l'étonnement; son bon sens de Normande qui se sait riche la mettait bien au-dessus de tout ce déploiement de magnificence.

Elle arriva dans un petit salon où trois dames richement vêtues causaient ensemble derrière des rideaux de velours grenat; l'une d'elles se leva et vint à la rencontre de Geneviève, avec la phrase de rigueur:

--Que désire madame?

Geneviève tira de sa poche un petit paquet noué d'une faveur rose.

--Je voudrais, dit-elle simplement, six mètres de dentée pareille à celle-ci.

La «première» s'était retirée dans l'embrasure de la fenêtre, et avait repris sa conversation.

La demoiselle que le sort avait chargée de madame Beauquesne développa le paquet sans empressement, puis resta muette.

--Six mètres? dit-elle enfin, comme au sortir d'un rêve.

Geneviève fit un signe affirmatif.

La demoiselle appela la «première», qui tourna la tête d'un air négligent. Elle se leva pourtant et s'approcha du comptoir. Quand elle eut aperçu le chiffon sans prix que Geneviève feignait de ne plus regarder, elle leva les yeux sur cette femme extraordinaire qui venait lui demander six mètres d'une chose qui n'existe plus. Elle prit l'objet dans ses mains habituées à manier les tissus précieux, et le palpa délicatement. Elle dit un mot à l'oreille de l'autre demoiselle, qui partit et revint au bout d'un instant avec une de ces petites loupes que les commis au «blanc» emploient pour examiner la qualité des toiles; l'examen répondit: pur réseau de fil de lin le plus fin.

La première regarda Geneviève encore une fois, sans loupe, mais d'un oeil aussi scrutateur que fait un botaniste en disséquant une fleur. Madame Beauquesne tourna lentement les yeux vers elle et supporta ce regard avec une indifférence un peu hautaine.

--Eh bien? dit-elle du ton de quelqu'un qui pense qu'on le fait trop attendre.

--Cette dentelle, madame, ne se trouve pas dans le commerce, répondit la première, un peu vexée.

Geneviève fit un petit mouvement d'humeur.

--Je verrai ailleurs, dit-elle en faisant le geste de reprendre son bien.

--Tous n'en trouverez pas ailleurs, madame, le point est perdu.

Quand même on réunirait les six mètres que vous demandez, ce ne serait pas neuf, et les dessins seraient différents.

--Alors, ce n'est pas la peine, dit Geneviève d'un air détaché. Je tâcherai de retrouver l'ouvrière qui l'a faite.

--Qui l'a faite? s'écrièrent les trois femmes d'une seule voix. La personne qui a fait cela vit encore?

--Je l'espère, dit Geneviève qui fit un mouvement pour battre en retraite.

Un grand silence régna dans le petit salon, les employées s'entre-regardaient sans oser proférer tout haut leurs réflexions.

--Allez chercher monsieur, fit tout à coup la «première» se décidant à cet acte inouï de faire venir le chef de la maison, pour quelque chose qui n'était pas une vente.

«Monsieur» fit son apparition sans trop de retard; il prit son air le plus froid pour saluer madame Beauquesne; mais dès qu'il eut vu le morceau de dentelle, son sang-froid de commerçant céda devant son enthousiasme d'artiste.

--C'est merveilleux s s'écria-t-il.

Il s'arrêta soudain, et le commerçant reparut.

--C'est un très-beau travail, madame. On ne peut guère en tirer parti, vu l'impossibilité de s'en procurer de semblable... C'est très-antique, sans doute?

--Non, monsieur.

«Monsieur» parut perplexe, mais Geneviève était bien décidée à le laisser parler, profitant ainsi de l'avantage propre à ceux qui «attendent pour voir venir».

--Vous savez où et comment elle a été faite?

--Oui, monsieur.

Tout le monde s'entre-regarda et regarda la jeune femme qui baissa les yeux d'un air satisfait, mais modeste.

--La personne qui a exécuté ce travail habite-t-elle Paris?

--Pas d'ordinaire, répondit Geneviève qui ne mentait pas.

--Si vous la connaissez, reprit le chef d'un air indifférent, vous pourriez lui dire de passer ici. Nous aurions peut-être des commandes à lui faire.

--Elle ne saurait venir, dit Geneviève lentement, mais je puis servir d'Intermédiaire...

«Monsieur» considéra la jeune femme avec le respect dû à toute personne qui entend le commerce; elle voulait avoir sa commission peut-être des deux parts... C'était fort sage!

--Soit, dit-il avec un sourire de condescendance. Quand vous aurez quelque chose à nous apporter, vous voudrez bien vous adresser à madame, il indiqua La «première»... qui me fera prévenir.

Geneviève replia définitivement la dentelle, qui disparut dans sa poche accompagnée par les regards de regret des dames employées.

Elle fit un signe de tête à ses interlocuteurs ébahis et s'en alla lentement, de l'air le plus tranquille, chez le maître de pension pour y reprendre maître Jean.

Assis sur un petit banc très-bas, en compagnie de quatre ou cinq moutards, il regardait, bouche béante, les premiers signes de l'alphabet que le jeune homme traçait à la craie sur un tableau noir.

--Ça, c'est un A, disait-il.

--A, répétaient en choeur les gamins dociles.

--Eh bien, toi, pourquoi ne dis-tu pas A? Et un voisin en poussant Jean-Frappier Beauquesne, dont la bouche ouverte ne proférait aucun son.

--Parce que ça ne me convient pas! répondit majestueusement le grave personnage. C'est bon pour vous autres, mais moi je fais ce que je veux.

L'accent normand, le patois à peine dégrossi du petit garçon provoquèrent une telle hilarité, que le professeur se vit obligé d'intervenir.

--Pourquoi vous moquez-vous de ce petit? dit-il; d'est très-mal!

--C'est lui qui a tort, répliqua un jeune philosophe de cinq ans. Pourquoi ne veut-il pas faire comme les autres? Qu'il reste chez lui, alors!

Geneviève parut très à propos pour faire diversion. Elle remercia le maître, et emmena son garçon.

--Eh bien, Jean, comment te trouves-tu de l'école? dit-elle en retournant à l'hôtel avec lui.

--Ces petits sont bêtes, maman; et comme ils sont drôles! ils ne savent pas bien parler!

C'était l'opinion de Jean sur l'accent parisien; il ne fut pas longtemps avant d'en changer.

Geneviève renouvela dans plusieurs magasins la petite scène qui lui avait réussi près la maison Pluchet et Cie; à quelque légère différence près, ce fut avec le même résultat partout. On ouvrait de grands yeux et on lui demandait son adresse. Sûre désormais d'un succès qui ne pouvait être que plus ou moins retardé, la jeune femme quitta l'hôtel, après avoir loué une belle chambre claire au cinquième, et après l'avoir meublée de quelques meubles bien simples, mais neufs, grâce à cette horreur des meubles d'occasion qui caractérise le paysan.

Maître Jean allait à l'école, sans y faire de progrès le moins du monde, car la nécessité de l'éducation ne lui paraissait pas démontrée. Fier et hautain, muet presque toujours, il ne se montrait pas désobéissant.

--Je crois qu'il obéit, disait le maître, parce qu'il ne veut pas être puni. Si vous saviez de quel air il regarde ses camarades, quand ils se font mettre en pénitence!

--Tant mieux! fit Geneviève avec un léger sourire d'orgueil.

Elle était orgueilleuse, cette femme tranquille qui passait dans les rues de Paris inaperçue malgré sa beauté; son orgueil était d'élever son fils sans prendre un sou à la fortune des Frappier. Son beau-père et sa belle-mère vivaient du bien de François, dont elle avait la gérance, dont son fils était l'unique héritier.

Ils pouvaient manger la meilleure farine du moulin, boire le plus fin cidre de ses pommiers, elle ferait de son fils un homme, et cela par son travail, par son courage!

C'est l'avenir entrevu d'abord, maintenant certain, qui donnait tant de courage à Geneviève le premier jour qu'elle se présenta dans le salon des dentelles chez M. Pluchet et Cie, avec un petit carton qui contenait divers échantillons du fameux point perdu.

M. Pluchet fut mandé, et ne se fit point attendre. Au lieu de revenir au bout de huit jours, Geneviève en avait laissé passer quinze, et il craignait qu'ayant trouvé ailleurs des propositions plus franches, elle ne les eût acceptées. Le sourire qu'il adressa à la jeune femme était véritablement bienveillant.

--Eh bien, que nous apportez-vous? lui dit-il en lui présentant une chaise.

Madame Beauquesne ouvrit son carton, et en tira plusieurs morceaux du précieux point, qui furent examinés en silence et avec l'attention la plus méticuleuse.

--Que demande votre ouvrière pour ceci? dit enfin M. Pluchet en indiquant le plus bel échantillon.

Geneviève recueillit toutes ses forces, et, maîtrisant les battements de son coeur, dit d'une voix un peu voilée:

--Deux cents francs le mètre.

L'air enchanté des auditeurs disparut comme par magie. Ces braves gens s'étaient figuré que la jeune femme ignorait la valeur de ce qu'elle apportait.

--Elle ne donne pas ses heures pour rien, votre dentellière, dit Pluchet, exprimant ainsi les sentiments de l'assemblée.

--Certainement, riposta Geneviève; ne m'avez-vous pas dit que le point était perdu, et la dentelle introuvable?

Ah! comme les assistants maudirent leur imprévoyance qui les avait fait tomber dans le piège tendu par une provinciale inexpérimentée! Mais aussi qui pouvait se douter que cette jeune femme possédait un tel secret, un trésor?

--Nous ne pouvons pas traiter sur de semblables propositions, dit Pluchet en remettant soigneusement les dentelles dans leur carton.

--Libre à vous, monsieur, dit Geneviève en nouant le cordon rose avec le plus grand sang-froid. D'ailleurs, cela n'en vaudra que mieux, je crois; la personne qui fait ceci préfère les raccommodages de dentelles anciennes, qui sont plus lucratifs.

M. Pluchet vit passer devant ses yeux des myriades de vieux morceaux d'Alençon, redevenus neufs et jetés sur le marché de Paris. Si l'on réparait ces dentelles en leur donnant l'apparence de la nouveauté, autant valait alors s'en procurer de véritablement neuves.

--Envoyez-moi donc cette dame, dit-il presque désespérément: je suis sûr que nous parviendrions à nous entendre...

--C'est moi, dit Geneviève en le regardant bien en face.

--Vous! s'écrièrent les trois femmes présentes, sur le ton de l'incrédulité.

La personne qui faisait le point d'Alençon devait, dans leur imagination, avoir au moins quatre-vingts ans, et ressembler aux contes des fées de ma mère l'Oie.

Les sourires moqueurs exaspérèrent Geneviève qui fouilla soudain dans une de ses poches, ces vastes poches normandes dont nul ne connaît la profondeur. Elle en retira une petite boîte carrée dont elle enleva le couvercle, et montra aux spectateurs ébahis un petit coussin à dentelles, avec ses innombrables fuseaux, et le dessin commencé.

M. Pluchet regarda Geneviève avec une considération nouvelle, où se mêlait cependant un peu de vexation. Comment, cette dame était une ouvrière en dentelles? Et on l'avait traitée comme une cliente!

--Vous nous permettrez bien de réfléchir, dit-il à la jeune femme.

--C'est trop juste, répondit-elle en se préparant à partir.

--Vous raccommodez aussi les dentelles, je crois? fit-il d'un air aimable. Voulez-vous bien vous charger de réparer le morceau que voici?...

Il lui montra un lambeau de point qu'elle examina en souriant.

--Je l'ai acheté pour comparer avec les vôtres, ajouta-t-il, voyant qu'elle le devinait.

--C'est beaucoup plus grossier, dit-elle. Combien l'avez-vous payé?

Il faillit répondre franchement, et se voyant pris, se mit à rire.

--Vous vous moqueriez de moi si je vous le disais, fit-il d'un air de bonne humeur.

--Peut-être bien, dit Geneviève d'un air qui voulait dire: certainement.

--Voulez-vous me laisser votre adresse, cette fois?

Geneviève indiqua sa demeure et se retira, laissant tout le monde très-préoccupé.



XXI

Entre Noël et le nouvel an, maître Mallard, notaire, arriva dans son cabriolet au moulin Frappier, qui marchait toujours, mais dont la joie était partie. Il attacha son cheval à un anneau, scellé dans le mur pour cet usage, sans appeler de serviteurs pour l'aider; c'était un homme avisé qui connaissait le prix du temps.

Comme il achevait cette opération, une figure blanche de farine se montra sur le seuil du moulin, car les six paires de meules battaient fort en ce moment-là; la figure se brossa d'après le procédé primitif qui consiste de mettre sur sa manche tout ce qu'on a sur le visage, noir ou blanc, et les yeux gris de Saurin brillèrent sous ses épais sourcils.

--Vous voilà, maître Mallard? dit-il avec une inquiétude pleine d'espoir; on ne vous voit guère qu'aux grandes occasions, soit dit sans reproche. Est-ce pour le bien ou le mal que vous êtes venu? Je ne voudrais pas vous commander, mais s'il y avait un nouveau malheur chez nous...

Il secoua sa brave tête blanche de farine. Le joli visage rose de Mélie se montra derrière lui; depuis que leur noce était fixée aux Rois, elle trouvait toujours vingt prétextes contre un pour courir au moulin.

--Ce n'est pas pour le malheur, mon garçon, dit Mallard en se dirigeant vers la maison.

--C'est-il des nouvelles de madame Geneviève? s'écria Saurin qui devint tout pâle. Ah! si vous avez de bonnes nouvelles, monsieur le notaire, ne tardez à me le dire, car depuis qu'elle est partie, j'ai le coeur malade, je vous jure.

Voyant le brave homme sourire, le garçon meunier continua en s'échauffent:

--Et mon Jean-Frappier, va-t-il bien? Est-il grand et fort? les verrons-nous bientôt?

--Pour cela je n'en sais rien, répliqua le notaire, mais ils vont bien tous les deux, la mère et l'enfant, voilà ce que je puis vous dire.

--Ah! que Dieu en soit loué! dit Saurin en devenant grave. Il ôta son chapeau et le remit, sans savoir ce qu'il faisait; puis, se retournant tout à coup, il saisit par la taille Mélie qui n'y pensait pas, et lui planta un gros baiser sur la joue.

--Tiens, fit-il pendant qu'elle se défendait après coup et toute honteuse, il faut que je passe ma joie! Si je n'avais pas eu des nouvelles de la maîtresse, je ne sais pas si j'aurais eu le coeur de nous marier dans huit jours, après les bontés qu'elle a eues pour nous.

Ils étaient arrivés à la maison; le notaire frappa un coup de heurtoir, car la porte était fermée à cause du froid, et il entra. Saurin resta dehors avec sa promise, de peur de paraître indiscret sur le moment; mais après un instant d'hésitation, ils entrèrent bien doucement, sans faire de bruit, et se glissèrent dans le cellier, d'où l'on pouvait entendre les discours tenus dans la salle.

--Oui, disait maître Mallard, j'ai reçu deux lettres de madame Beauquesne; la première, environ trois jours après son départ d'ici.

--Et pourquoi ne l'avez-vous point montrée? dit aigrement Victoire.

--Je n'avais pas reçu mission de le faire, répondit roidement le notaire.

--M. Mallard a raison, ma femme, écoute-le, dit Simon, toujours prudent.

--Madame Beauquesne a résolu de se fixer à Paris, reprit le notaire, imperturbable...

--A Paris!

Rien ne saurait rendre l'accent indigné de Victoire: pour elle, quitter le moulin était déjà un forfait abominable; mais Paris, cette ville de perdition!

--Elle veut y élever son fils, et lui donner une éducation proportionnée à sa fortune.

--Quoi donc! elle ne veut pas qu'il soit meunier à présent?

--Ma femme, écoute monsieur, dit Simon de sa voix traînante. Victoire se tut.

--Jean Beauquesne sera un jour propriétaire d'une fortune assez ronde; mais si madame Geneviève peut continuer jusqu'au bout dans les intentions qu'elle m'a affirmées, les revenus de cette fortune, s'accumulant d'année en année, feront du jeune homme parvenu à sa majorité un homme très riche et en passe d'arriver à tout.

--Je ne comprends pas, dit Simon en étant sa pipe de sa bouche. Avec quoi ma bru prétend-elle élever mon petit-fils?

--Avec l'argent qu'elle gagnera.

--Geneviève gagner de l'argent! s'écria Victoire, et comment, bon Dieu?

--Madame Beauquesne ne m'a dit encore que quelques mots de ses projets, mais j'ai tout lieu de les croire réalisables, reprit le notaire sans se troubler. Si elle avait besoin d'une somme quelconque, d'ailleurs, je la lui ferais parvenir à sa première réquisition.

--Et qui vous la rembourserait? dit la Quesnelle avec toute la grossièreté de sa nature.

--Vous-même, ma chère dame, en me versant les revenus du moulin. J'ai reçu tous pouvoirs pour les toucher, et les employer de la façon la plus avantageuse.

Victoire resta muette; Simon vint à son secours.

--De sorte, monsieur Mallard, dit-il, que notre bru a enlevé son fils et nous l'a soustrait sans donner ses raisons. Nous sommes cependant ses parents, ses aînés, et nous avons autant de droits qu'elle sur l'enfant de notre fils.

--La loi, dit gravement le notaire... Simon fronça le sourcil. La loi, répéta-t-ll en insistant, donne l'enfant à la mère...

--Mais si elle en fait mauvais usage? interrompit Victoire.

--Il faudrait le prouver; je ne vous conseille pas de le tenter, dit M. Mallard. Madame Beauquesne, en vous laissant la gérance du moulin et des fermes, vous donne une confiance dont vous devez lui savoir gré!...

--Lui savoir gré de quelque chose? Mais, monsieur, vous battez la campagne! s'écria la Quesnelle exaspérée. Elle nous a volé notre petiot, il faut qu'elle nous le rende, je ne sors pas de là, moi! Et j'irai devant les tribunaux si elle vous a suborné.

--Les violences sont inutiles, madame, dit M. Mallard en se levant; je sais que de votre part elles n'ont aucune importance...

--A cause?

--Parce que c'est votre langage ordinaire, riposta le notaire. Brisons là. Quand vous désirerez des nouvelles de votre petit-fils, vous voudrez bien vous adresser à moi, qui me ferai un plaisir de vous en donner.

--L'adresse de cette femme, s'il vous plaît! dit brutalement Victoire.

--Je ne puis vous la transmettre. Madame Beauquesne tient à sa tranquillité.

--Alors nous ne pourrons pas lui écrire?

--Si fait, en m'adressant vos lettres, que je lui ferai fidèlement parvenir, pourvu cependant qu'elles ne contiennent rien que la raison et les bienséances n'approuvent.

Victoire allait riposter, son mari la retint.

--C'est bleu, monsieur, dit-il; j'écrirai moi-même.

--Ce sera préférable, fit Mallard en souriant. Quand vous aurez touché vos fermages de Noël, vous voudrez bien me le faire savoir...

--J'irai vous les porter moi-même, répondit le vieux madré, en accompagnant le notaire jusqu'à son cabriolet. Saurin arrangeait déjà les guides.

--Elle est bien décidée à ne pas revenir? dit Simon lorsque Mallard fut assis dans le véhicule.

--Pour le moment, je crois inutile de l'y engager, répondit celui-ci; plus tard, peut-être, il est possible que madame Geneviève ait le mal du pays. Le cas n'est pas rare parmi ceux qui ont toujours vécu à la campagne lorsqu'ils se fixent dans les villes. C'est pourquoi je ne saurais trop vous consoler de modérer les vivacités de madame Beauquesne, qui pourraient engager votre belle-fille à vous quitter une seconde fois.

Simon approuva d'un signe de tête.

--Et vous êtes sûr, dit-il en baissant la voix, tout à fait sûr que la loi est pour elle?

--Tout ce qu'il y a de plus sûr, mon cher monsieur. Un procès qui raconterait les faits tels qu'ils se sont passés vous couvrirait de honte à tout jamais, soit dit sans...

--Adieu, adieu, monsieur Mallard, fit Simon en contrefaisant la surdité. Bon voyage!

Le cabriolet fila bon train le long de l'avenue, suivi par le regard du vieux paysan.

--Si tu pouvais te casser les os, dit-il, et elle aussi, la misérable!... Et quand je pense que François lui a fait des rentes, et lui a donné de l'argent gros comme elle... que sans cela elle n'aurait pas pu s'en aller... Quelle misère!



XXII

Cependant Geneviève était en proie à mille perplexités. Après avoir rendu à M. Pluchet la dentelle raccommodée, elle avait pensé recevoir une commande, et rien n'était venu. Elle se demanda alors si elle ne s'était pas trompée du tout au tout sur la valeur de son travail, et pendant les jours d'hiver, courts et froids, où le chauffage et l'éclairage doublent la dépense quotidienne, elle passa de longues heures à réfléchir tristement.

Tous ceux qui travaillent les ont connues, ces méditations pleines d'angoisse, où l'être jeune et plein de bonne volonté, voyant qu'on ne veut pas employer ses forces, se prend la tête dans les mains et doute de lui-même.

--Qu'est-ce que je leur demande? Gagner honnêtement ma vie!

Ce cri sort à toute heure de milliers de poitrines, et le plus souvent sans écho.

Mais s'il est vrai que rien n'est plus difficile que de se faire une place au soleil, il est également certain que dans cette grande bataille de la vie, bien peu de ceux qui ont de l'énergie restent parmi les vaincus. Geneviève était décidée à lutter jusqu'au bout de ses forces, jusqu'au terme de son existence. Elle ne retournerait pas au moulin, quand même elle devrait se placer comme servante, afin de subvenir à l'éducation de son fils.

Les trois cents francs que lui assurait annuellement la rente de son douaire lui permettraient toujours de joindre les deux bouts, fut-ce au prix de mille privations pour elle seule.

Elle travaillait toujours, enrichissant son trésor de divers dessins précieux; à mesure que son espoir de les vendre diminuait, elle travaillait avec plus d'âpreté, se disant que le moment avait beau n'être pas favorable, un jour viendrait où ces merveilles retrouveraient leur prix.

Le printemps arriva sur ces entrefaites. Une souffrance sourde, mal définie, s'empara de la jeune femme; la verdure lui manquait cruellement, les eaux courantes, la grande vanne du moulin au flot toujours clair et rapide, les jeunes pousses des arbres, les bouquets blancs de l'aubépine... Tout le sang de paysanne de Geneviève se révoltait dans la prison que lui faisaient les murailles grises, indéfiniment percées de fenêtres noires. Elle se sentait défaillir par moments, mais une indomptable volonté lui faisait redresser la tête.

--Non! se disait-elle, je ne céderai pas! Je ne retournerai pas au moulin Frappier!

Un jour, elle sentait la nostalgie plus fort que de coutume, car l'air était doux et tiède, l'odeur des premiers lilas montait jusqu'à elle, emportée par un vent léger. On frappa à sa porte.

--Entrez, dit-elle.

--Une lettre, madame, dit un homme à casquette galonnée; j'attends la réponse.

Elle ouvrit l'enveloppe, non sans un battement de coeur.

C'était, en deux mots, l'invitation de passer sur le champ à la maison Pluchet.

--C'est bien, j'y vais, répondre.

--Tout de suite, s'il vous plaît, fit le messager; on est pressé.

Il n'était pas poli, à quoi bon? Geneviève n'était pas riche.

Elle mit à la hâte son mantelet et son chapeau, et se rendit au magasin, qui n'était pas éloigné.

Le chef de la maison avait l'air aussi ouvert et affable que possible.

--Je crois vous avoir trouvé de l'occupation, dit-il en indiquant un siège à ta jeune femme.

--Tant mieux, monsieur, répondit-elle avec calme.

--Une de mes meilleures clientes, madame Nanteuil, marie prochainement sa fille, et pour la toilette de mariée, elle veut employer de fort belles dentelles anciennes qu'elle possède, des trésors de famille... c'est ce point que vous savez faire...

--Le point d'Alençon? dit Geneviève d'une voix claire.

--Précisément. Il lui en manque quelques petits morceaux pour compléter la garniture, il y aurait aussi des réparations à faire... j'ai pensé que cela pourrait vous être agréable.

--Je vous remercie, monsieur, dit posément la jeune femme; j'entreprendrai ce travail avec d'autant plus de plaisir que ce sera pour moi une occasion de m'exercer la main.

--Vous ne travaillez pas maintenant? demanda Pluchet.

--Oh! si! mais on se perfectionne en voyant des points qu'on ne connaît pas encore, et comme il n'y a personne à Paris qui puisse me renseigner là-dessus, puisque je suis seule à connaître...

--Elle va me prendre très-cher, pensa Pluchet Il y a une petite difficulté, dit-il tout haut; madame Nanteuil tient beaucoup à ses dentelles, et ne veut pas les laisser sortir de sa maison; il faudrait faire les réparations chez elle...

Geneviève fronça légèrement le sourcil. Jamais encore elle n'était entrée à semblable titre dans une maison étrangère, et il lui semblait accepter par là une sorte de domesticité...

--Quel sot orgueil! se dit-elle aussitôt. Est-ce que je n'ai pas été servante à l'auberge de Délasse?

--J'irai, monsieur, fit-elle tranquillement. Quand faut-il m'y rendre?

--Tout de suite, si vous le pouvez.

--C'est bien, monsieur, et les conditions?

--Vous verrez ce qu'il y a à faire, vous me demanderez votre prix, et nous nous entendrons. Mais n'oubliez pas que c'est avec moi que vous devez traiter, et non avec ces dames directement; il y aurait là un manque d'égards pour moi...

--Ne craignez rien, monsieur, interrompit Geneviève avec hauteur, je sais ce que je dois à un intermédiaire tel que vous...

--La diable de femme! pensa Pluchet; on ne sait comment la prendre!

Il lui indiqua l'adresse de madame Nanteuil, et Geneviève partit, singulièrement émue à l'idée de cette démarche. Comme tous ceux qui ont vécu solitaires, elle était sauvage et craignait les nouvelles figures.

Celle de mademoiselle Nanteuil la réconcilia sur-le-champ avec la tâche qu'elle avait acceptée, car jamais madame Beauquesne n'avait vu de visage si avenant. Non que la jeune fille fût remarquablement jolie; pas un des traits de son visage n'eût résisté à un examen sévère. Mais elle avait la grâce, «plus belle encore que la beauté», et dans ses yeux lumineux une bonté touchante, avec un brin d'espièglerie, qui faisait d'elle la plus adorable petite fée qui se pût voir.

--Maman, c'est la dame qui vient pour nos dentelles, dit Marguerite Nanteuil en ouvrant la porte d'un petit salon où sa mère feuilletait un livre de comptes.

Madame Nanteuil se leva, salua Geneviève et lui indiqua un siège, le tout d'un air si bienveillant que la jeune femme se sentit touchée d'un accueil différent de ce qu'elle avait coutume de rencontrer.

En quelques mots l'affaire fut arrangée, Geneviève promit de venir dès le lendemain, et elle rentra dans sa chambrette avec une émotion joyeuse.

Le lendemain, en effet, à l'heure fixée, elle était au travail, dans une pièce que madame Nanteuil avait spécialement consacrée à cet usage, et où elle se trouvait seule.

Deux ou trois fois dans la journée, Marguerite entr'ouvrit la porte et montra son frais visage éclairé d'un sourire.

--Vous n'avez besoin de rien? disait-elle. Geneviève répondait négativement, et l'aimable vision disparaissait.

Le second jour, madame Beauquesne s'enhardit jusqu'à répondre par un sourire à celui que lui adressait la jeune fille. Le troisième jour, au lieu de rester sur le seuil, Marguerite entra à moitié, sans quitter de la main le bouton de la porte.

--Si j'osais, dit-elle, je viendrais de temps en temps vous dire un petit mot... Vous devez vous ennuyer, enfermée ainsi toute seule!

--Je ne m'ennuie pas seule, mademoiselle, répondit Geneviève, je suis habituée à la solitude, et je ne la crains pas...

Cette réponse, qui eût dû décourager Marguerite, la décida à entrer tout à fait, tant le ton était en désaccord avec la sévérité des paroles.

--Vous vivez toute seule? demanda-t-elle avec autant de précautions délicates dans la voix que si elle avait en peur d'affliger une malade.

--Avec mon petit garçon, répondit Geneviève, étonnée de se sentir pour la première fois de la vie la tentation de parler d'elle-même.

--Votre mari voyage? fit doucement Marguerite.

La voix de Geneviève trembla légèrement quand elle dit:

--Je suis veuve.

--Déjà! s'écria Marguerite qui fit un pas en avant. Elle recula aussitôt, craignant de se montrer indiscrète. Sa mère lui avait dit que le secret de Geneviève valait beaucoup d'argent, et qu'il ne fallait pas avoir l'air de vouloir le surprendre.

Madame Beauquesne s'aperçut de ce mouvement, et tout à coup, éclairée par la délicatesse de ses propres sentiments, elle en devina la cause.

--N'aimeriez-vous pas, dit-elle avec une hardiesse qui la surprit elle-même, savoir comment on fait cette merveilleuse dentelle qui garnira votre robe de noce?

--J'aimerais bien à vous voir travailler, mais j'ai peur d'être indiscrète...

Pour toute réponse Geneviève attira une chaise auprès d'elle, et la jeune fiancée vint s'y asseoir.

Pendant quelques instants, elles gardèrent le silence, occupées toutes deux du travail qui s'accomplissait sur le petit coussin. Puis Marguerite, ayant levé les yeux sur le visage penché de la jeune femme, s'oublia à contempler les traits et l'expression sérieuse de cette ouvrière qui avait l'air d'une reine.

--Vous êtes très-adroite, lui dit-elle enfin; jamais je ne pourrais me reconnaître dans tous ces fils embrouillés... Il y a longtemps que vous avez appris?

Le coeur de Geneviève se gonfla, et elle répondit d'une voix brisée: Cinq ans.

Marguerite n'avait que dix-neuf ans, cependant elle savait assez de la vie pour deviner toute une destinée douloureuse dans le ton de cette réponse troublée; elle baissa les yeux, et murmura: Oh! pardon!

Geneviève la regarda et la vit si contristée qu'elle voulut la consoler.

--C'est ma mère qui m'a enseigné ce métier, dit-elle d'un ton presque joyeux. Elle ne croyait pas me rendre un si grand service, la chère âme!

--Vous l'avez encore? hasarda timidement Marguerite.

Geneviève fit un signe négatif.

--Que de chagrins! commençait Marguerite. La porte s'ouvrit et laissa passer la tête de madame Nanteuil.

--Comment, ici? fit-elle d'un ton de reproche affectueux, en voyant sa fille assise auprès de la jeune ouvrière.

--C'est moi, madame, qui ai proposé à mademoiselle de voir comment on s'y prend.

Madame Nanteuil sourit et entra, comme avait fait sa fille.

--Si vous ne recherchez pas la solitude, dit-elle gaiement, je vais lever votre quarantaine. M. Pluchet m'a dit que vous étiez en possession d'un secret unique, et qu'il fallait se garder de vous laisser voir pendant que vous travaillez...

--C'est vrai, madame, dit Geneviève qui rougit soudainement.

--Mais alors...

--Je ne pense pas, madame, que ni mademoiselle ni vous puissiez avoir l'idée de me dérober ce qui me fait vivre; c'est pourquoi je n'ai pas à me cacher de vous.

Geneviève avait prononcé cette longue phrase tout d'une haleine, poussée par la noblesse native de son coeur. La mère et la fille s'entre-regardèrent.

--Eh bien, nous viendrons vous tenir compagnie de temps en temps, puisque vous le permettez, dit madame Nanteuil en emmenant Marguerite, qui du seuil envoya à madame Beauquesne un joli geste d'adieu.

--Maman, elle a perdu sa mère, elle est veuve, elle a un petit garçon! dit Marguerite dès qu'elles furent hors de la portée de la voix.

--Pauvre femme! Elle parait fort distinguée.

--Si tu le permettais, j'irais travailler de temps en temps près d'elle; elle est triste, cela la distrairait.

--Certainement, répondit madame Nanteuil. Mais n'abuse de rien, pas même de la bonté.

Les visites de Marguerite, d'abord courtes, se prolongèrent de plus en plus, si bien qu'à la fin de la première semaine, elles duraient toute l'après-midi, excepté quand madame Nanteuil l'emmenait pour quelque course; ces jours-là, Geneviève trouvait le temps long, et le souvenir de ses chagrins lui revenait avec plus d'amertume.

Peu à peu, sans qu'elle sût comment, les tristes secrets de son coeur lui échappèrent.

Pourquoi cette femme éprouvée par la vie se fit-elle une confidente de cette jeune fille heureuse et riche? Ceux-là seuls peuvent le dire qui ont rencontré sur leur chemin le trésor d'une sympathie subite et irrésistible qui devait leur rester fidèle jusqu'au bout. Un hasard apprit un jour à mademoiselle Nanteuil la différence qui existait entre la somme demandée par M. Pluchet pour la réparation de ses dentelles, et celle qu'il avait accordée à Geneviève. Saisie d'indignation à la pensée que le riche propriétaire du magasin de trousseaux gagnait sur cette affaire environ deux fois plus qu'il ne payait à la dentellière, Marguerite se demanda pendant quelques jours si elle devait informer Geneviève de ce fait important. Elle tint conseil avec sa mère, et elles résolurent de n'en rien dire. Tant qu'elles ne pourraient pas offrir à la jeune femme l'équivalent de ce qu'une brouille avec Pluchet pouvait lui faire perdre, il était plus sage de ne rien dire, et elles connaissaient assez maintenant le caractère ombrageux de Geneviève pour être sûres qu'elle dirait à celui qui l'employait de la sorte quelques rudes vérités.

Le mariage eut lien sur ces entrefaites. Les après-midi que passait Geneviève dans la grande lingerie, vaste et bien aérée, égayées de temps en temps par l'apparition de Marguerite, parurent désormais bien longues à la paysanne exilée au milieu de la grande ville.

Jean rentrait à six heures, et, plein de son importance, il s'efforçait d'expliquer à sa mère les découvertes qu'il faisait chaque jour dans le beau pays de science. Geneviève écoutait, charmée, le marmot qui savait bientôt lire, car son horreur pour l'instruction avait disparu comme par enchantement; maintenant, il voulait être le premier.

--Dans ta division? lui dit un soir sa mère assise auprès de la fenêtre, en regardant les étoiles.

--Non, dans la première classe, répondit intrépidement maître Jean-Frappier.

Geneviève ramena ses yeux sur le petit bonhomme.

--Mais, mon chéri, dit-elle, tu es très-petit, et les garçons de la première classe sont de grands jeunes gens! Il faudrait savoir attendre.

--Qu'est-ce que ça fait? dit orgueilleusement l'enfant, il y a des grands qui sont si bêtes! Les petits peuvent bien avoir de l'esprit, et leur passer sur le dos!

Geneviève embrassa passionnément son fils. Ce besoin de s'élever, sans souci des obstacles, c'était son sang qui parlait, c'était elle-même décidée à tout vaincre pour vivre indépendante. Jean resta debout près d'elle et tout fier.

--Nous sommes pauvres, dis, maman? fit-il après un silence.

--Oui, mon garçonnet; pourquoi me demandes-tu cela?

--Parce que là-bas, au moulin, on ne me refusait jamais rien, et ici, quand je te demande quelque chose, tu me dis souvent: Je ne peux pas, nous ne sommes pas assez riches.

--C'est vrai, dit la jeune mère, étonnée de voir tant de réflexions écloses en silence dans le cerveau de son petit garçon.

--Pourquoi sommes-nous pauvres, tandis qu'au moulin nous étions riches? Et puis pourquoi ne voyons-nous plus papa Simon et maman Victoire? Est-ce que tu es fâchée avec eux, dis?

--Je ne suis pas fâchée avec tes grands-parents, dit-elle, mais écoute-moi bien, Jean-Frappier, quoique tu ne sois qu'un enfant, je vais te parler comme à un homme.

Jean regarda sa mère au fond des yeux, avec une honnête assurance.

--Ah! comme tu ressembles à ton père! s'écria Geneviève en l'attirant à elle. Elle l'enferma dans ses bras sur son sein palpitant, et l'y tint un moment comme si elle avait concentré en lui toutes les joies évanouies, toute sa jeunesse envolée, tout son amour couché sous la terre avec le cher mort. Puis elle refoula les larmes avec un geste superbe et s'essuya les yeux du rever; de la main, avec la résolution d'une femme qui ne veut pas faiblir.

--Je n'ai que toi, mon fils, dit-elle: j'aimais ton père de toutes mes forces; il est mort tout à coup, et je me suis trouvée avec de longues années à vivre, sans autre joie que celle de t'élever et de faire de toi un homme bon et courageux, honnête et généreux, comme ton père l'avait été. Je n'avais plus que toi, me comprends-tu?

L'enfant fit un signe de tête énergique. Il comprenait mieux encore avec ses yeux qui fouillaient au fond de l'âme de sa mère qu'avec ses oreilles attentives.

--Eh bien, j'ai vu que ton grand-père et ta grand'mère, qui t'aiment pourtant, t'aimaient mal, de façon à te laisser devenir méchant et malheureux. Tu devenais menteur, tu devenais gourmand, tu ne respectais pas les vieillards, parce qu'ils n'étaient pas toujours justes envers toi...

Jean avait rougi, mais il releva la tête, qu'il avait baissée.

--Ils n'étaient pas justes avec toi non plus, dit-il, car tu es bonne!

--Avec moi, c'est autre chose, dit Geneviève singulièrement émue de cette parole, fruit de tant de pensées muettes dans cette petite tête frisée. C'est de toi qu'il est question, de toi seulement. Je n'ai pas voulu te laisser devenir injuste et méchant, et je t'ai emmené, pour que tu apprennes à vivre pauvrement, et pour que tu sois un jour un homme de bien... afin que quand je mourrai, je puisse dire à ton père que je t'ai bien élevé...

--Ma mère, dit lentement Jean-Frappier en posant sa main sur les genoux de la veuve; ma mère...

Il ne témoigna point la tendresse d'un enfant de son âge; aucun élan ne le poussa dans les bras maternels, un grand travail se faisait dans son cerveau surexcité; l'image du père mort presque effacée, oubliée, venait de se lever devant lui; la pensée que sa mère serait un jour aussi froide que le père, l'idée confuse, à peine entrevue, d'une rencontre de ces deux êtres dans la mort, ou dans un autre monde où ils se parleraient de lui, toute cette évocation de choses les plus graves de la vie le mûrit soudainement. Comme une grande lame enlève un vaisseau et lui fait franchir les récifs sur lesquels il allait se briser, le discours de sa mère emporta l'esprit de Jean-Frappier bien au delà des émotions ordinaires à son âge, et il se trouva soudain dans les eaux calmes d'un grand sentiment bien compris.

--Ma mère, tu seras tout pour moi, dit-il en la regardant si gravement qu'elle eut peur de lui avoir donné une trop forte commotion. Tout, mon père et ma mère à la fois.

Geneviève appuya sa main sur les cheveux frisés, avec quel amour, quel orgueil, les mères seules peuvent le savoir!

--Alors, ils étaient méchants, les vieux, dis? fit maître Jean, retombant sur la terre avec un éclair dans le regard.

Geneviève, bien qu'encore tout émue, eut peine à s'empêcher de rire, tant les yeux du petit garçon pétillaient de malice.

--Ils n'étaient pas méchants, dit-elle en hésitant.

--Alors ils étaient bêtes!

--Jean! s'écria Geneviève soigneuse de maintenir le respect des aînés dans l'esprit de l'enfant.

--Mais puisqu'ils faisaient tout ce que je voulais, et en cachette de toi, encore!

Aux yeux du petit garçon la mère venait de grandir soudain dans une proportion démesurée; s'être caché d'elle devenait un crime de lèse-majesté.

--Les enfants ne peuvent pas tout comprendre, dit la jeune mère d'un air sérieux, mais sans oser répondre au regard inquisiteur de M. son fils. Tu as assez compris pour aujourd'hui. Quand tu seras plus grand et plus raisonnable, nous reparlerons de tout cela. Maintenant, il faut dormir.

Jean reposait depuis longtemps dans son petit lit, que Geneviève, assise au bord de la fenêtre, les yeux perdus dans les étoiles, resongeait à ce passé, si beau, si doux, qu'il avait l'air d'un rêve, et, fière pourtant de ce qu'elle avait fait, voyait dans l'avenir un Jean Beauquesne digne de son père.

Elle était heureuse, et pourtant sa joie était amère, car, en se levant, elle s'aperçut que sa robe était tout humide de ses larmes. Mais il y a si peu de joies qui ne soient amères!



XXIII

--Vous dites que c'est moderne?

--Tout ce qu'il y a de plus moderne.

--C'est une femme qui fait cela?

--J'ai eu le plaisir de vous le dire.

--Et vous la connaissez?

--Je l'ai vue à l'ouvrage.

--C'est prodigieux!

--N'est-ce pas?

Le riche manufacturier se passa la main sous le menton; c'était son geste favori, dans lequel il y avait de la complaisance et du doute à la fois.

--Envoyez-la-moi donc, dit-il après une courte méditation.

Madame Nanteuil se mit à rire. Il la regarda tout surpris.

--Pourquoi riez-vous?

--Parce que vous êtes tous les mêmes, mes beaux messieurs, dit-elle. Je vous montre la garniture de la robe de ma fille, qui est très-réussie, n'est-ce pas?

--Oh! très-réussie!

--Vous dites: Voilà qui est prodigieux! et vous demandez à voir l'ouvrière.

--Qu'y a-t-tl là de si singulier? fit M. Moisson en levant tes sourcils qu'il avait fort noirs.

--Oh! rien du tout! Vous allez proposer à l'ouvrière soit de venir chez vous, à la manufacture de Valenciennes, soit de travailler chez elle, à ses pièces...

--Est-elle riche?

--Non.

--Eh bien?

--Vous allez lui offrir un beau salaire de dix francs par jour, pour vous élever des ouvrières...

M. Moisson, de plus en plus ébahi, regarda madame Nanteuil, qui commença à rire.

--Comment le savez-vous? fit-il.

--Est-ce que vous n'êtes pas tous les mêmes?

--Mais dix francs par jour, c'est beau, cela! Où sont les femmes qui gagnent honnêtement dix francs par jour?

--C'est très-beau, certainement; nous disons donc qu'elle vous instruira des ouvrières, vous vous ferez un monopole de ce qu'elle enseignera, et vous gagnerez cent mille francs par an.

M. Moisson chercha une réplique et n'en trouva pas.

--Que voudrez-vous donc? dit-il.

--Qu'elle fût associée à vos bénéfices.

La manufacturier bondit, sans souci des yeux qui le regardaient. Marguerite Nanteuil, depuis cinq mois madame Reynold, s'approcha de sa mère pour lui demander cause de cette animation.

--De quoi s'agit-il? dit-elle en s'assoyant en face des interlocuteurs sur un pouf.

--De Geneviève, répondit sa mère.

--J'espère que vous allez mettre à profit une pareille aubaine! dit tranquillement la jeune femme.

--Aubaine?... soit! Mais pas dans les conditions que propose madame Nanteuil.

--Moitié dans les bénéfices, et son nom à toutes les récompenses! dit tranquillement celle-ci.

--Parfait! Et moi, alors?

--Vous aurez l'autre moitié, et l'honneur de l'avoir entrepris.

Cela n'arrangeait pas du tout le manufacturier. Cependant il se creusait vainement la tête depuis longtemps en cherchant quelque chose qui pût relever la vitrine qu'il préparait pour l'Exposition de 1855, cette première exposition universelle, qui empêchait tant de manufacturiers de dormir. Il y avait quelque chose à faire avec ce point d'Alençon, si miraculeusement retrouvé... il finit par entrer en pourparlers avec madame Nanteuil. Rendez-vous fut pris chez celle-ci pour rencontrer Geneviève, et l'on se sépara, à demi contents les uns des autres.

Madame Beauquesne arriva la première, le jour fixé; ses amies l'avaient bien prévenue de ne pas se laisser séduire par les premières offres du manufacturier. Il s'agissait non d'un bien-être momentané, mais d'une fortune, d'une position; il fallait tenir bon, «au nom de l'enfant», avait ajouté Marguerite, qui la croyait toujours panvre, du moins relativement.

M. Moisson fut aimable, galant même; mais la question principale menaçait de ne pas se résoudre; il pouvait céder de l'argent, soit; mais son idée, l'idée de se faire passer pour l'inventeur de ce qu'un être plus intelligent et moins riche aurait trouvé à sa place, cette idée-là, il y tenait prodigieusement.

--Eh bien, non, dit enfin Geneviève en se levant pour finir le débat, non; ma mère m'a légué cela pour toute fortune, j'ai appris par moi-même au moins autant qu'elle m'a enseigné, c'est mon bien; je le tiens dans ma main fermée, j'aime mieux l'ouvrir pour tout le monde...

--N'allez pas faire une semblable sottise! s'écria M. Moisson.

Geneviève se retourna fièrement.

--C'est donc une sottise que d'enseigner ce que l'on sait à ses semblables? que de partager avec eux ce que l'on possède? Ah! monsieur, Dieu m'est témoin que j'aimerais mieux donner mon secret à dix femmes qui meurent de faim, que de vous le vendre aux conditions que vous proposez!

--Bravo, Geneviève! s'écria Marguerite qui faisait silencieusement jusque-là du crochet dans l'embrasure d'une fenêtre.

M. Moisson eut grand'peur pour son exposition.

--Que diable, dit-il, on ne peut pourtant pas tout mettre dans un seul plateau de la balance...

--Vous y consentez cependant, pourvu que ce plateau soit la vôtre, riposta Geneviève.

M. Moisson n'avait pas la réplique très prompte: il resta terrassé sous le coup.

Tout à coup, Marguerite eut une idée, elle aussi.

Elle quitta son crochet et vint s'asseoir entre les deux contractants qui, debout l'un et l'autre, se tournaient le dos avec beaucoup d'humeur.

--Ecoutez, leur dit-elle, il me semble que tout peut s'arranger. Que demande madame Beauquesne? Rien que de parfaitement juste; que son nom soit cité, comme celui de la personne qui a conservé la tradition du point d'Alençon. Est-ce cela, madame? dit-elle en se tournant vers Geneviève.

Celle-ci répondit oui, de la voix et du sourire. Tout ce que disait Marguerite était bien dit.

--Et vous, monsieur Moisson, vous tenez absolument à ce que la vitrine qui portera votre nom, renferme le point d'Alençon exécuté par madame Beauquesne, et à ce qu'on vous attribue l'honneur de cette restitution d'un objet d'art longtemps perdu?

--Parbleu! je crois bien, que j'y tiens! s'écria le manufacturier d'un ton bourru.

--Eh bien, qui vous empêche de mettre au travail exécuté par madame une inscription ainsi conçue ou à peu prés: Point d'Alençon, perdu depuis la Révolution, retrouvé et exécuté par madame Geneviève Beauquesne, sous les auspices de M. Moisson, qui en a acquis la propriété unique? C'est un peu long, ajouta-t-elle avec un sourire, mais nous prierons un de ces messieurs de l'Académie de rédiger notre petite pancarte; ils ne nous refuseront pas ce léger service.

--Vous consentiriez à affirmer que j'ai acquis la propriété unique de votre point? dit M. Moisson ébranlé.

--Je vous donnerai ma parole de ne l'enseigner qu'aux personnes désignées par vous, dit Geneviève. Ce que je ne puis céder, c'est mon droit à faire reconnaître que j'ai retrouvé un secret perdu.

--Vous êtes ambitieuse? dit lourdement M. Moisson, qui croyait faire une aimable plaisanterie.

--Oui, monsieur, pas pour moi, pour mon fils.

M. Moisson ne comprit pas, mais ce n'était pas nécessaire. Un accord fut signé, et Geneviève se trouva, par sa simple signature, en possession d'un revenu de six mille francs, d'une part dans les bénéfices, et de la certitude de voir son nom porté à la connaissance du public.

M. Moisson s'en alla vite, il avait d'autres affaires. Geneviève voulait le suivre. Marguerite la retint.

--Eh bien, lui dit-elle, que pensez-vous de cela?

--Je crois rêver, répondit madame Beauquesne. La tête me tourne; j'ai peur de n'avoir pas compris. Est-ce vrai que mon nom sera sur mon ouvrage à l'Exposition?

--Et sur la liste des récompenses, j'espère! dit Marguerite en souriant. Vous voilà presque riche!

--Oh! la richesse, ça m'est égal! dit Geneviève d'un ton léger.

--Je croyais que cela ne vous serait pas indifférent, répliqua madame Reynold surprise.

La jeune veuve révéla alors à son amie sa véritable position; la fortune de son fils, et les motifs puissants qui l'avaient décidée à venir combattre contre l'existence, afin d'être seule à élever Jean-Frappier.

--Geneviève, dit Marguerite, les yeux pleins de larmes, quand cette histoire fut terminée, vous êtes sublime! Vous m'aiderez à élever l'enfant que je porte, car je crains bien qu'il ne soit aussi orphelin que le vôtre, quoique son père soit en vie! Mais à nous deux, nous réussirons, n'est-ce pas?



XXIV

--Ce qui m'ennuie, c'est que je ne sais rien, dit Geneviève en repoussant son métier à dentelles.

Elle venait souvent passer une partie de la journée chez Marguerite qui, très-fatiguée, restait souvent au logis.

--Comment! rien? il me semble au contraire que pour une personne élevée à la campagne, dans un pays perdu...

Geneviève l'interrompit.

--Oui, sans doute, pour une paysanne, je suis assez instruite; mais que penseriez-vous d'une femme de votre monde qui n'en saurait pas plus long que moi? Il m'est venu une idée: j'ai pensé à recommencer tout par le commencement avec mon fils et à apprendra ce qu'il apprendra en même temps que lui. Je crois que ce ne serait pas très-difficile.

--A quoi bon vous engager dans une pareille entreprise? commençait Marguerite.

Geneviève secoua la tête.

--Trouveriez-vous convenable qu'au moment de son mariage, par exemple, mon fils fût obligé de reléguer dans un coin l'humble dentellière qui l'aurait élevé, parce que son langage èt ses manières ne seraient pas en rapport avec la dignité de sa nouvelle famille?

--Oh! Geneviève! vous savez bien que cela ne peut arriver! s'écria Marguerite.

--On ne sait pas; vous m'aimez, vous, et vous ne pensez pas à me reprocher mon ignorance des usages; mais la famille de ma bru, qui n'aura pas de raisons pour m'aimer, croyez-vous qu'elle ne remarquera pas tous ces petits défauts choquants?

--D'ici là, reprit Marguerite, vous aurez le temps de vous perfectionner.

--Oui, à condition de m'instruire. Dorénavant, je ferai de mon côté les devoirs que mon fils fera du sien... je sais à peine écrire!

--Vous irez plus vite que lui! dit la jeune femme en souriant.

--Mais je l'abandonnerai en route... il saura bien des choses que je devrai ignorer... Enfin je ferai de mon mieux.

Elle poussa un léger soupir, et se remit à la dentelle.

--Serez-vous prête pour l'Exposition? demanda madame Reynold.

--Je l'espère, à condition de travailler sans relâche.

Un silence se fit. Geneviève paraissait préoccupée, mais son amie était trop discrète pour l'interroger. Après avoir hésité trois ou quatre fois, madame Beauquesne se décida enfin. Instinctivement elle avait envie de pencher la tête sur son ouvrage, elle se contraignit è lever les yeux et à regarder Marguerite pendant qu'elle lui parlait, quoique son visage fut couvert de rougeur.

--J'ai un autre ennui, lui dit-elle, et plus grave, mais c'est si bête que je ne sais comment vous en parler... je suis si ignorante de tout, des moeurs, des habitudes du monde... Peut-être ce qui m'ennuie est-il une chose naturelle... peut-être ai-je tort de m'alarmer...

--Qu'est-ce donc?

--Figurez-vous que depuis trois mois, je ne sais comment cela s'est fait, un homme s'est peu à peu introduit chez moi...

--Que voulez-vous dire? fit Marguerite étonnée.

--Oui; c'est un représentant de la maison Pluchet, à ce que je crois, bien qu'il ne me l'ait pas dit; mais je suis sûre de l'avoir rencontré deux ou trois fois au magasin, quand j'y allais. Il est venu me voir un jour, sous prétexte de me commander un éventail en dentelle pour une corbeille de mariage. Les dessins ne lui convenaient pas; il a promis d'en faire faire un et de revenir. Je n'ai dit ni oui ni non, vous comprenez; j'avais besoin d'ouvrage dans ce temps-là, j'en aurais pris de toutes mains... Il est revenu sans apporter de dessin; il est revenu encore, il a pris l'habitude de venir... le soir surtout, quand Jean est rentré, car dans le jour je n'y suis guère. Il vient le soir, vers huit heures, amuse Jean, lui fait dessiner des bonshommes sur des bouts de papier, cause avec moi... et...

--C'est un amoureux! dit Marguerite en souriant.

--Un amoureux, à moi?

Geneviève redressa sa haute taille et respira profondément.

--Un amoureux! répéta-t-elle, oh! je l'aurais senti tout de suite, et il ne serait pas revenu deux fois. Un amoureux n'entrera pas sous le toit de la veuve de François Beauquesne!

--Je ne veux pas dire, fit Marguerite avec douceur, que vous permettiez à un amoureux de vous entretenir de ses sentiments; mais, Geneviève, on peut être amoureux de vous sans que vous le sachiez! Vous êtes assez jolie pour cela!

Les yeux de la veuve exprimèrent un profond étonnement.

--Jolie? moi? dit-elle. Je vous en prie, madame Reynold, ne me contez pas de sornettes! Je n'ai jamais été jolie, peut-être ce qu'on appelle un beau brin de fille autrefois, quand mon François...

Elle poussa un soupir et passa la main sur son front pour écarter le souvenir douloureux.

--Mais si je croyais un instant qu'un homme peut me regarder...

Marguerite se mit à rire.

--On vous regardera, ma chère Geneviève, et beaucoup, n'en doutez pas. Ne vous gendarmez donc pas contre des admirations que vous ne pouvez empêcher. Le tout est de les contenir dans les bornes du respect. Est-ce que ce monsieur qui vient vous voir vous a parlé quelquefois de sa famille, de ses affaires?

--Il m'a laissé sa carte: Roger Besnard.

--Pas de qualification?

--Non.

--L'adresse?

Il y en avait une; mais il m'a dit qu'il avait déménagé!

Marguerite resta songeuse, et Geneviève reprit sa dentelle. Elle se sentait le coeur allégé depuis qu'elle avait parlé à son amie de ce visiteur presque inconnu.

--Avez-vous de l'argent chez vous? demanda soudainement Marguerite.

Geneviève leva la tête tout effarée.

--Oui, un peu, pas beaucoup... Pourquoi?

--Si cet homme était un voleur?

--Un voleur? Oh! non... ce que j'ai ne vaut pas la peine d'être volé.

--Et votre secret ne vaut-il pas la peine d'être surpris? dit Marguerite, soudainement éclairée. D'autant plus surpris qu'il n'est plus à vous, maintenant que vous l'avez vendu à M. Moisson, et qu'un rival en commerce aurait intérêt à...

--Ah! s'écria Geneviève, se peut-il qu'il y ait des gens assez scélérats pour former de pareils projets?

--On en fait bien d'autres! dit la jeune femme avec un sourire. Si M. Besnard n'est pas un amoureux, c'est un espion envoyé auprès de vous par M. Pluchet.

Geneviève ne répondit pas, et continua à travailler.

--J'en aurai bientôt le coeur net, dit-elle; voici quatre heures et demie, je vais chercher mon fils à l'école, et si mon amoureux, comme vous dites, vient ce soir, il faut qu'il me dise ce qu'il veut.

--Soyez prudente, au moins, dit Marguerite. Si je m'étais trompée?

--Ne craignez rien, fit Geneviève avec un sourire. Je suis Normande, vous savez!

Elle partit. Jean avait précisément ce soir-là tant de choses à lui dire au sujet d'un «nouveau» entré le matin même, qu'elle eut à peine le temps de méditer ce qu'elle allait dire à son visiteur.

--Maman, dit maître Jean en la tirant par la manche, figure-toi que le nouveau est bête, mais bête!...

--C'est assez l'ordinaire des nouveaux, répondit Geneviève impatientée. Il te parait, bête, et ne l'est peut-être pas; mais vous autres enfants, dès qu'on n'est pas pareil à vous, vous déclarez qu'on n'est qu'un sot.

--Oh! maman! fit Jean d'un air malicieux; pour cette fois, je t'assure que je n'ai pas tort! Il est aussi bête que moi, quand je suis arrivé à la pension le premier jour!

Il n'y avait rien à reprendre à cette comparaison; Geneviève ne put s'empêcher d'en rire. Le dîner fut vite expédié; la mère et l'enfant avaient gardé la frugalité du village. Dès que la nappe fut, enlevée. Jean apporta des crayons et du papier.

--J'espère, dit-il, en jetant un regard de côté vers sa mère, j'espère bien que M. Roger va venir ce soir. J'aime quand il vient, parce qu'il m'amuse.

Geneviève ne répondit pas à cette invite. Jean reprit:

--Il est amusant, M. Roger, il sait faire des bonshommes très-drôles, et puis on les découpe. C'est intéressant. Pourquoi ne sais-tu pas faire des bonshommes, toi, maman?

--Parce que je n'ai pas appris, répondit la mère avec un peu d'irritation.

--Il faut apprendre, il faut tout apprendre! dit maître Jean d'un air capable. On peut tout ce qu'on veut.

--Alors tâche de vouloir te taire un peu, dit Geneviève avec humeur. Tu m'étourdis avec ton bavardage.

Jean coula un regard en dessous vers sa mère, et garda un silence prudent.

Un quart d'heure après, on frappa à la porte.

--Entrez, dit Geneviève dont le coeur battait comme dans les grandes circonstances de la vie.

On entra; c'était M. Roger Besnard lui-même, tout souriant, tenant à la main un petit paquet de gâteaux, destinés à son jeune ami, et avec l'apparence la plus cordiale.

Il avait de trente à quarante ans, un air aimable, des yeux gris, très-mobiles, dont il était difficile de saisir l'expression tant ils étaient vifs dans leurs mouvements, des mains blanches, des favoris noirs, et une toilette décente; il avait l'air d'un commis voyageur en passe de devenir patron.

Jamais Geneviève ne l'avait étudié d'aussi près; à vrai dire, précédemment elle ne l'avait pas regardé. Toute sa vie, elle s'était vue entourée d'indifférents, mais elle n'avait pas connu la solitude. Petite, dans les maisons où elle accompagnait sa mère, on la laissait courir comme un jeune chien; plus tard, à Délasse, le bruit des conversations entre les chalands de l'auberge lui avait rempli les oreilles sans préoccuper son esprit; au moulin, on entendait toujours grogner Victoire, ou travailler la petite servante. Le grand isolement qui environne les travailleurs solitaires dans ce vaste Paris avait froissé Geneviève sans qu'elle s'en rendit compte.

Plus d'une fois, quand, après avoir conduit son fils à l'externat, elle était partie seule pour une longue course, elle avait eu envie de pleurer, de crier, tant la poitrine lui faisait mal, tant ce brouhaha auquel elle était étrangère lui paraissait cruel et inhospitalier.

Trop fière pour causer avec sa concierge, elle en était réduite à rentrer chez elle. C'étaient cinq heures de solitude et de silence d'hiver, parfois de neige, interrompu seulement par le ronflement du poêle quand Geneviève y remettait du charbon.

C'est le contraste de son existence passée avec la solitude présente qui avait engagé Geneviève à se départir de sa sauvagerie en faveur de l'homme inconnu qui était venu opinément lui rendre visite. Elle avait cédé malgré elle et sans le savoir à ce besoin de sociabilité qui fait autour de nous tant de bonnes choses et de mauvaises. Le jour où elle s'aperçut qu'elle avait eu tort, elle devint très-clairvoyante.

Roger Besnard fut toisé de la tête aux pieds par le premier regard qu'elle jeta sur lui ce soir-là pendant qu'il était occupé à dessiner pour Jean un cavalier turc sur un superbe cheval... Il s'était assis sans y être invité comme un hôte attendu et bienvenu... Elle eut honte d'elle-même pour lui avoir permis de prendre cette place, dans son intérieur, auprès de Jean-Frappier, qu'elle avait juré d'élever seule. S'ils la voyaient de là-bas au village, en ce moment, que penseraient-ils d'elle?

Cette idée amena sur ses joues une rougeur brillante qui donna tant d'éclat à ses yeux que Besnard en fut surpris. Il se figura immédiatement que cet éclat extraordinaire venait des sentiments que la belle veuve éprouvait pour lui.

--Eh bien, madame Beauquesne, lui dit-il, vous voilà jolie comme un coeur, ce soir. Vous avez passé une bonne journée?

Les avertissements de Marguerite n'avaient pas quitté l'esprit de Geneviève; mais à ce mot familier, si peu en harmonie avec ses sentiments à elle, elle eut peine à contenir un mouvement d'indignation. Elle sut s'en préserver cependant et répondit d'un ton calme:

--Oui, j'ai vu une amie que j'aime et que j'estime.

--Ah oui! Votre amie à la dentelle?

Ce mot froissa Geneviève. Elle se tut, préparant une grosse question.

--Vois-tu, mon petit bonhomme, il est fini, dit Besnard, en donnant un dernier coup de crayon à son oeuvre; tu peux le découper à présent.

--J'aime mieux le copier! dit l'enfant qui prit le crayon des mains du visiteur, et s'appliqua de toutes ses forces à reproduire son modèle.

Besnard passa ses dix doigts dans ses cheveux pommadés, et se tourna vers Geneviève.

--Eh bien, monsieur; lui dit-elle sans préambule, cet éventail que vous deviez me faire faire?

--Vous y songez encore? répondit-il avec un gros rire.

--C'est pour cela que vous étiez venu, fit-elle en reculant un peu sa chaise.

--C'est vrai, c'est pour un éventail; mais vous n'avez jamais voulu faire de dentelles devant moi, je ne sais pas seulement si vous pourriez vous en tirer.

Geneviève ne répondit pas.

--J'aimerais à voir comment vous vous y prenez, continua-t-il... ces jolis doigts si fins doivent être agites...

Il essaya de saisir la main de Geneviève, qui la retira doucement.

--Que voulez-vous de moi, monsieur Besnard? dit la jeune femme; voici déjà quelque temps que vous venez ici, et je ne sais pas bien le motif de vos visites...

--Quoi donc? fit-il, est-ce qu'on a besoin de motif quand on se convient? Vous êtes une aimable femme, madame Beauquesne, votre fils est un gentil garçon, je m'amuse dans votre société... Est-ce que cela ne suffit pas?

--Pas tout à fait, reprit Geneviève de sa voix claire qui résonnait comme une fanfare dans le silence de l'étage désert. Si vous étiez une femme ou moi un homme, ce serait tout simple, mais j'ai à garder ma réputation d'honnête femme, et mon honneur de veuve...

Besnard, un peu interloqué de cette brusque attaque, si peu prévue, ne sut trop que répondre.

--On vous a fait la leçon, dit-il soudain, exprimant sans le vouloir k pensée qui se retournait dans sa tête.

--Je suis d'âge à me la faire à moi-même, répondit-elle tranquillement.

Besnard jeta un regard inquiet sur le petit garçon; seul avec sa mère, il eût trouvé d'autres arguments, que la présence de l'enfant glaçait sur ses lèvres, tout Parisien jovial qu'il était.

Se retirant un peu en arrière de Jean, il essaya encore une fois de prendre la main de Geneviève, qui la retira comme à la vue d'un fer rouge.

--Ne comprenez-vous pas, lui dit-il, les raisons du sentiment... on a un coeur, que diable... Vous me faites dire ce soir des choses que j'aimerais mieux vous dire demain dans l'après-midi, par exempte, pendant que les enfants sont à l'école.

--Non, monsieur, fit Geneviève en quittant sa place pour passer auprès de Jean, et le mettre ainsi entre elle-même et son hôte. Quand les enfants sont à l'école, je travaille et je ne reçois personne.

--Pas même moi? dit Besnard d'une voix insinuante.

--Personne, répondit Geneviève d'une voix ferme en le regardant en face.

Une telle expression de dépit, de rancune, de colère concentrée, passa sur les traits de cet homme, en voyant déjoués les plans qu'il croyait savamment combinés, que madame Beauquesne pâlit; il avait détourné la tête et ne put voir les yeux dilatés de Geneviève se fixer sur lui avec horreur. Un instant elle eut peur, en se sentant seule avec lui, car Jean était pour elle un bien faible défenseur...

--Comme il vous plaira, dit Besnard en revenant au sentiment de la situation; j'ai pour principe de ne jamais contrarier les dames, même dans leurs caprices. Jean, veux-tu que je te fasse un autre cheval?

--Non, fit Jean en levant vers lui son museau effronté. Tu m'ennuies ce soir; tu peux t'en aller.

--Eh bien! il est gentil, votre gamin! dit brusquement Besnard en se levant. C'est vous qui lui apprenez à me traiter comme cela?

--Jean, dit doucement Geneviève sur un ton de reproche, il ne faut jamais être impoli envers personne, et tu viens d'être impoli avec monsieur. Fais-lui tes excuses.

L'enfant avait bonne envie de désobéir, mais sa mère le regardait d'un air si ferme qu'il n'osa.

--Je vous demande pardon, dit-il d'un ton boudeur, les yeux baissés, la lèvre pendante, comme un garçon résolu à bouder.

Geneviève lui mit doucement sa main sur la tête: Besnard ne dit rien. Ils étaient debout tous trois; renouer la conversation à l'amiable n'était pas facile.

--Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu M. Pluchet? dit tranquillement madame Beauquesne.

Son calme apparent lui coûtait cruellement, car Jean sentit trembler la main de sa mère.

--M. Pluchet? balbutia l'infortuné, mais je ne le connais pas...

--Alors je suis fixé sur votre compte, reprit Geneviève. Si vous m'aviez avoué le connaître, j'aurais douté de la sincérité de vos paroles, mais j'aurais continué à vous recevoir. Vous ne le connaissez pas... moi, je vous ai vu chez lui.

--Quand cela? fit Besnard insolemment.

--Quand j'y allais, il y a un an; quand vous ne pensiez pas avoir affaire à moi, j'ai passé près de vous inaperçue; je n'étais alors à vos yeux ni jolie ni intéressante... Ce secret, qui est maintenant la propriété d'un autre, et qu'il n'a pas voulu m'acheter autrefois, combien M. Pluchet vous a-t-il donné pour me le voler, dites!

Besnard ouvrit la porte et se faufila dans l'escalier mal éclairé, se heurtant à toutes les marches, en murmurant quelque grossière injure.

Geneviève referma la porte à double tour et ouvrit la fenêtre comme pour chasser les miasmes.

--Maman, dit Jean, il est méchant et menteur, tu le détestes?

--Oui, mon fils; mais il faut toujours être poli, même avec ceux qu'on n'aime pas.

--Bon, fit Jean-Frappier. Pour poli, je tâcherai; mais qu'il ne revienne pas, car moi aussi je te déteste.

--Sois tranquille, dit sa mère. Il ne reviendra pas.



XXV

Un gros souci préoccupait Geneviève. Les grands parents restés au moulin commençaient à s'impatienter. Longtemps, ils avaient tenu bon, espérant que la famine ramènerait les fugitifs au logis.

Mais quand ils virent commencer un second hiver, ils comprirent que leur belle-fille avait dû faire son nid dans la grande ville et que son retour n'était guère probable dans ces conditions-là. Simon, alors, poussé par Victoire, se mit en course, et le cabriolet de François Beauquesne, longtemps délaissé sous la remise, fut un beau jour tiré dans la cour et visité par Saurin, qui en avait le coeur gros.

--Il me semble voir le maître, disait-il, quand, au moment de partir, il demandait: «Allons, fils, tout y est-il?»

Victoire ne faisait pas de sentiment: ça ne rapporte rien. Elle avait dit de nettoyer le cabriolet, et Saurin dut obéir. Le véhicule fut lavé, frotté, graissé, brossé dessus et dessous, dedans et dehors, jusqu'à ce qu'il fut en état satisfaisant. On y attela une vieille jument borgne, qui n'aimait guère à trotter, mais qui ne se fut emportée pour rien au monde, cela lui eût donné trop d'agitation, et Simon, vêtu de son plus bel habit, se hissa dedans, non sans peine. Il n'était pas né cocher, et eut, dès l'abord, quelque peine à faire comprendre à Bijou qu'elle ne pourrait jamais entrer dans l'écurie avec le cabriolet à sa suite, à cause de la capote, qui était trop haute. Mais avec l'aide de Saurin, qui avait le mauvais coeur d'en rire, le mécréant! la barrière fut franchie, et Simon s'en alla cahin caha le long de l'avenue.

Sa première visite fut pour le curé. Il fréquentait peu le presbytère, si peu que, depuis la première communion de son fils, nul ne se souvenait de l'y avoir vu. Entre temps, l'ancien curé était mort et un autre l'avait remplacé. Celui-ci avait marié François, et baptisé Jean-Frappier Beauquesne. Peut-être avait-il quelque moyen judicieux de faire rentrer au bercail les brebis fugitives.

Hélas! il n'en avait point! C'était un brave homme chez qui la charité n'excluait pas une pointe de raillerie, bien normande. Il savait par ouï dire que Victoire était d'un caractère difficile, et de plus, portait culotte au moulin.

--Que voulez-vous que j'y fasse? dit-il après avoir écouté les doléances du bonhomme.

--C'est à vous de lui faire comprendre qu'elle doit revenir! dit le père Simon.

--Je m'en garderai bien, répondit le bon curé. Je ne m'occupe que du salut des âmes et serais fort réprimandé par mes supérieurs si je me mêlais des affaires personnelles de mes ouailles... Je vous promets d'offrir mes prières pour que la fugitive s'attendrisse et sente le désir de vous revenir, mais je ne puis davantage.

Simon, fort penaud, alla trouver le maire.

C'était un bonhomme vaniteux, qui en voulait encore au défunt François Beauquesne d'avoir préféré Geneviève à sa propre fille. Il expédia Simon en deux paroles.

--Ce ne sont point mes affaires, dit-il, ce sont les vôtres. Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées. Il ne fallait point vous embarrasser d'une bru d'humeur si voyageuse. Après tout, elle ne doit rien à personne et peut faire ce qu'elle veut.

--Oui, dit Simon, mais l'enfant?

--L'enfant? s'il se porte bien, s'il va à l'école, etc., que diable voulez-vous demander de plus? Allez, allez, maître Simon Beauquesne, si votre fils s'était mieux marié, vous ne seriez pas si fort en peine aujourd'hui; mais quand on a semé le vent, il faut se résigner à récolter la tempête.

--Eh! qui vous garantit que le petit se porte bien, qu'il aille à l'école, etc., comme vous dites?

--Est-ce que la mère n'écrit pas?

--Si bien, au notaire qui nous apporte les lettre

--Demandez un certificat du médecin et un autre de l'instituteur, dit le maire après avoir profondément réfléchi. Je ne vois rien de mieux à faire.

C'était une idée, cela... et d'abord cela ne pouvait manquer d'ennuyer beaucoup Geneviève.

Simon s'en réjouit et remercia le maire, qui le salua du haut de sa cravate, après quoi il remonta dans son cabriolet et tourna la tête de Bijou du côté du bourg où demeurait maître Mallard.

Comme il attachait la jument par la bride à l'anneau scellé pour cet usage dans le mur, non sans geindre tant soit peu, car c'était chez lui l'accompagnement du moindre mouvement, il vit une ombre s'interposer entre son visage et le pâle soleil d'hiver qui lui tenait compagnie ce jour-là. Il leva la tête et il aperçut un visage connu.

--Toi, cousin Frappier, dit-il, que viens-tu faire ici?

Le vieux cousin cligna de l'oeil et mit dans sa poche la pipe qu'il venait de bourrer, par précaution.

--Et toi-même? répondit-il sans se troubler; m'est avis que tu apportes au notaire les fermages de Noël que tu as touchés pour ta belle-fille?

La vieille métaphore, «jeter de l'huile sur le feu», ne fut jamais si bien appliquée. Simon faillit se mettre en colère, ce qui eût été certainement pour la première fois de sa vie. Mieux avisé, il se contint et répliqua d'un ton calme:

--Juste! tu as deviné, garçon! mais toi qui n'as pas de fermages?

--Je n'ai pas à en faire mystère, dit le vieillard, je viens savoir des nouvelles de la Geneviève et du petit.

Simon s'arrêta net, au milieu du couloir qui conduisait à l'étude du notaire.

--Toi? ça t'intéresse donc?

--Un peu.

Simon reprit sa marche avec tant d'humeur qu'il se heurta énergiquement à la porte en entrant.

Après une courte attente, le clerc vint leur dire qu'ils pouvaient entrer. Ils trouvèrent le notaire assis devant son bureau, les jambes agréablement rôties par un bon feu de houille, et disposé le mieux du monde.

--Que désirez-vous, messieurs? dit-il de l'air le plus encourageant en les invitant à s'asseoir.

--Moi, dit le vieux Frappier, je veux entendre ce que vous direz à mon cousin, voilà tout; ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie.

Il s'assit modestement à l'angle du feu, de manière à se chauffer les pieds, et en même temps à empêcher Simon d'en approcher les siens. Celui-ci tira une chaise à lui et s'assit tout contre le bureau du notaire.

--Je n'ai que faire de Frappier, dit-il, je ne sais pas seulement pourquoi il est venu, je l'ai rencontré en bas; ainsi, nous ne sommes pas ensemble, monsieur le notaire; si vous vouliez bien lui dire de s'en aller...

Le brave homme ébahi regarda tour à tour les deux cousins, mais Frappier imperturbable dit tranquillement:

--Nous savons que quand il s'agit de ta bru, tu ne demandes que plaies et bosses. Permettez-moi de rester, monsieur le notaire, ça servira peut-être à quelque chose.

Plus ébahi que jamais, maître Mallard prit la parole.

--Permettez-moi de vous faire observer, messieurs, que vous auriez dû vous accorder avant de venir ici; mes moments sont comptés, et je...

--Pardon, monsieur, dit Frappier avec une grande politesse, ça n'est pas de vous que j'ai l'intention de me moquer, je vous en donne ma foi d'honnête homme. Voulez-vous me dire seulement si vous avez reçu des nouvelles de madame Geneviève Beauquesne et de son fils Jean?

--Il m'est facile de vous satisfaire, dit le notaire, qui commençait à comprendre et qui avait envie de rire. J'ai reçu avant-hier une lettre que j'ai là et que je vais vous communiquer.

--Pourquoi pas à moi seul? dit Simon, pendant que maître Mallard fouillait dans un carton.

--Parce que vous êtes tous deux parents, bien qu'à différents degrés, des personnes dont il s'agit.

Simon renferma encore une fois sa mauvaise humeur, et écouta la lecture en silence, sans manifestation d'aucune sorte. Quand ce fut terminé:

--Alors, ils vont bien? dit-il.

--Comme vous le voyez.

--Ils n'ont aucune intention de revenir?

--Pas pour le présent.

--Et la loi tolère ces choses-là? demanda prudemment le vieux madré.

Maître Mallard se mit à rire.

--La loi n'a rien à y voir, fit-il avec la condescendance qu'on témoigne aux lubies d'un enfant malade.

--Pourtant, notre maire m'a dit qu'il faudrait se procurer un certificat de médecin, comme quoi mon petit-fils se porte bien, et un autre du maître d'école pour savoir s'il reçoit de l'instruction...

--Ah! le maire vous a dit cela, fit le notaire d'un ton glacé.

--Oui. Il a dit que ce serait bien nécessaire.

--Vous pouvez sans doute réclamer de madame Beauquesne les deux pièces dont vous parlez; mais je doute que cette demande ait pour effet de la décider à revenir.....

--Oh! nous ne tenons pas à elle, pourvu qu'elle renvoie le petit!

Simon avait parlé d'une voix si onctueuse que son cousin Frappier lui allongea sournoisement un coup de son bâton dans les jambes, en l'accompagnant d'une épithète murmurée à demi-voix. Maître Mallard fit mine de ne pas s'en apercevoir.

--Enfin, monsieur le notaire, reprit Simon d'une voix pleine de larmes, ce petit, c'est la seule joie qui nous reste, c'est l'espoir de nos vieux jours; je ne suis plus jeune, j'ai passé soixante ans, monsieur, et j'avais bien le droit de compter sur mon petit-fils pour me fermer les yeux...

--Nous avons le temps d'y penser! dit Frappier par manière de consolation.

Simon, à son tour, fit la sourde oreille.

--Nous sommes très-malheureux, monsieur le notaire, et nous avons le droit de réclamer notre enfant.

--Non, fit maître Mallard. Il échangea un regard avec le vieux Frappier, qui riait en dessous.

Simon découragé cessa d'employer sa voix larmoyante, et reprit d'un ton naturel:

--Et si je ne payais plus les fermages, que j'ai la peine et l'ennui de recevoir? C'est à la veuve de s'occuper de cela!

--Je le ferais à votre place, monsieur Simon.

Le bonhomme exprima involontairement par le jeu de sa physionomie qu'il préférait de beaucoup être chargé de cet office. Sans rien distraire du bien de son petit-fils, il avait soin de se faire donner pour épingles une quantité de menus profits dont il n'entendait pas se dessaisir.

Après un instant de méditation, il reprit avec une ardeur nouvelle:

--Mais, monsieur le notaire, de quoi vivent-ils? Ils doivent être gueux comme des rats, si elle se nourrit avec ses trois cents francs de rente...

--Soyez sans crainte à cet égard, madame Beauquesne a su s'arranger une existence très-honorable.

Simon réfléchit encore un peu, puis, saisi d'une idée nouvelle:

--Tout ça, c'est très-bien, monsieur le notaire, mais c'est sur le papier, et autant vaut dire que cela ne signifie rien. Il faudrait aller y voir!

Le vieux Frappier se leva subitement.

--Tu as bien dit, Simon, fit-il d'un air gai, et pour la première fois de ta vie, je crois! Il faut y aller voir, et j'irai, moi!

--Vous! s'écria Je notaire, surpris de cette vivacité.

--Oui, moi! J'ai soixante-dix ans! La belle affaire! Regardez donc ce malingreux de Simon, s'il n'a pas l'air d'être mon grand-père! J'irai à Paris, puisque la Geneviève ne veut pas venir ici, et je verrai le petit, et je vous en rapporterai des nouvelles.

Le notaire hésitait.

--Je ne sais, dit-il, si je suis autorisé à vous donner l'adresse de madame Beauquesne.

--A moi? fit le vieux Frappier soudain rajeuni, eh! vous n'y songez pas, monsieur! La belle Geneviève ne sera point fichée de voir un homme qui ne lui a jamais voulu que du bien. Si c'était Simon, vous feriez bien de la lui refuser, par exemple.

--Si je voulais y aller, qui m'en empêcherait? fit Simon d'un air bravache.

--Tu n'aurais pas l'adresse, mon vieux; n'est-ce pas, monsieur le notaire, qu'il ne l'aurait pas? Mais moi, c'est différent. C'est dit, j'y vais; je partirai lundi, et nous fêterons les Rois en famille, avec le petit Jean.

Simon avait envie de pleurer de rage, mais cela n'aurait servi à rien.

--Tu feras donc le voyage à tes frais, dit-il, car pour en supporter la dépense...

Le vieux Frappier leva les épaules.

--Tu ne seras jamais un homme d'esprit, mon pauvre gars! dit-il d'un ton de pitié. Je suis plus riche que toi! Ainsi ne t'occupe de rien. C'est moi qui te rapporterai tes certificats. Donne vite l'argent du petit à monsieur, et après tu pourras t'en aller. Maître Mallard, j'ai deux mots à dire, quand il aura fini avec vous.

Simon donna son argent et s'en alla plus penaud que jamais.

Geneviève avait reçu avis de l'arrivée de son cousin, et c'est ce qui la rendait songeuse. Le notaire, s'excusant en quelques mots d'avoir fait connaître son domicile, contrairement à ses désirs, lui avait expliqué la nécessité morale de se soumettre à cette visite.

Cette nécessité, la jeune femme l'avait comprise, mais elle était néanmoins pleine de craintes.

Frappier s'était montré bienveillant, mais c'était aux jours de la prospérité, du vivant de François, qu'il aimait... Que serait-il maintenant? Et si lui aussi allait exiger le retour au moulin? S'il lui enlevait son fils, par ruse ou par violence, que deviendrait-elle? Pourrait-elle le reprendre une seconde fois? Elle attendit le vieillard dans les plus cruelles angoisses.



XXVI

Un dimanche, la veille du jour des Rois, après le déjeuner de midi, Geneviève prit son coussin à dentelles, comme d'ordinaire, car elle n'avait pas un jour à perdre pour achever en temps convenable l'ouvrage commencé; maître Jean, qui débutait dans l'aquarelle de fantaisie, venait de s'installer devant la table, avec tout un attirail de peintre, et un verre d'eau pour laver ses pinceaux; l'après-midi pluvieuse promettait une tranquillité parfaite aux travailleurs, lorsqu'on frappa à la porte plusieurs coups secs et forts.

Un peu troublée, Geneviève alla ouvrir, et se trouva en présence de son cousin Frappier!

Le grand vieillard n'avait rien changé à son costume pour se présenter aux Parisiens; Il portait les culottes et la veste de droguet bleu foncé, fait au pays. Sa chemise de toile fine méprisait les tromperies de l'empois, et son chapeau de poil de lapin, à la mode de Coutances, bravait toutes les lois de la chapellerie moderne, mais il n'en était pas plus fier pour cela.

--Madame Beauquesne, dit-il en soulevant ce chapeau extraordinaire.

--C'est le cousin! s'écria Jean, abandonnant son dessin pour courir aux jambes du vieillard.

--Il m'a reconnu! murmura Frappier, visiblement ému.

Geneviève lui avança une chaise et ferma la porte. Le petit était déjà sur les genoux du bonhomme et lui faisait cent questions.

--Il m'a reconnu, répéta le vieillard, troublé par cet accueil inattendu. Vous lui avez parlé de moi, Geneviève, vous ne lui avez pas permis de m'oublier? C'est bien, cela! Vous êtes un brave coeur.

--Je n'ai pas eu besoin de l'y contraindre, dit Geneviève, pleinement rassurée par cette entrée en matière. Il se souvient de tout le monde, et je me garderai bien de lui faire oublier personne! Il faut qu'il se souvienne, pour le jour où il rentrera chez lui!

Le bonhomme déposa Jean à terre et le garda entre ses jambes.

--Vous voulez donc y retourner! dit-il.

--A tout autre que vous, je dirais non, afin d'avoir la paix; mais à vous, mon cousin, qui étes venu de si loin pour nous voir, et dont le premier salut a été une bonne parole, je ne veux pas mentir: oui, nous retournerons au moulin, quand mon fils aura vingt et un ans, afin de le mettre en possession de ce qui lui appartient.

--Vingt et un ans... répéta Frappier d'un ton grave. C'est long, ma fille; il y aura beaucoup de gens de morts avant cela...

Geneviève ne répondit pas sur-le-champ. Au bout d'un moment, elle leva sur le vieillard ses grands yeux où la décision était tempérée par la douceur d'une prière.

--J'ai juré à la mémoire de son père d'en faire un homme, à moi toute seule; croyez-vous qu'on soit un homme avant vingt et un ans révolus?

--Ah! Seigneur! s'écria Frappier, il y en a tant qui sont des enfants bien après quarante! Vous êtes décidée, Geneviève? Moi qui venais avec l'espoir de vous ramener... nous aurions mis la Quesnelle dehors, et j'aurais vu mon Jean aller et venir dans le moulin, comme faisait autrefois le fils de Jérôme... il y a longtemps.

--Je ne l'ai pas connu, dit Geneviève. Il était mort avant ma naissance, je crois... C'était un bon garçon, à ce qu'on m'a dit...

Le vieux Frappier la regarda en dessous; elle parlait simplement, sans arrière-pensée.

--Oui, dit-il, c'était un bon garçon, et vous avez raison de bien parler de lui, ma fille, c'est votre devoir. Voyons, décidez-vous, Geneviève, je vous jure que vous serez traitée comme il convient. Je m'en charge. J'ai déjà étrillé Simon, l'autre jour, chez le notaire...

Il rit silencieusement en se rappelant la piteuse mine que faisait alors son cousin.

--Vous êtes bon, dit Geneviève, et je vous en remercie, mais cela ne se peut pas. Dans deux ans, il faudra que Jean aille au collège; plus tard, il passera ses examens, et puis il aura à choisir une carrière... il devra être en état de se suffire à lui-même, mon cousin, comme sa mère. Là-bas, on m'opposerait encore des raisons...

Elle regardait Frappier bien en face, afin de lui faire entendre que l'enfant devait grandir dans l'ignorance de sa fortune. Il comprit et fit un signe de tête approbatif.

--Au collège, dit-il lentement; son père a été élevé chez les Frères... son grand-père savait à peine lire et écrire, son bisaïeul ne savait rien du tout... Oui, c'est juste, c'est ainsi que les fils deviennent plus savants que leurs pères... En sont-ils meilleurs?

--Oui, répondit fermement Geneviève, ils sont meilleurs. L'instruction élève et ennoblit leurs pensées. Mon fils vaudra mieux que moi; je ne parle pas de son père, c'était un saint.

Le bonhomme Frappier resta muet. Il avait l'esprit clair, mais à son âge les idées nouvelles ont quelque peine à pénétrer dans le cerveau.

--Vous avez peut-être raison, dit-il après un long silence. Dans tous les cas, je ne peux dire que vous ayez tort. Vous allez donc faire un monsieur de ce garçon-là, au lieu de le laisser devenir un meunier comme son père. Qu'en adviendra-t-il?

--Saurin est un bon meunier, mon cousin, répondit la jeune femme; Saurin ou un autre tel que lui peut faire marcher un beau moulin. Mais ceux qui inventent des machines ou qui guérissent les maladies ne sont-ils pas plus utiles que Saurin? Ne serait-ce pas grand dommage si l'un de ceux-là se faisait meunier, et quittait la science ou la médecine? Si Jean n'est pas capable de faire mieux, il sera meunier; il en sera toujours temps.

--Hé, ma fille, ne méprisez pas la meunerie, dit Frappier en hochant la tête; n'est pas bon meunier qui veut, cela demande encore un apprentissage, et maître Jean pourrait bien être dégoûté de la farine, quand il aura tâté d'autre chose! Mais je ne vous blâme pas, d'ailleurs, d'avoir de l'ambition pour votre fils.

--Ma première ambition est de l'élever seule! dit Geneviève.

--Bien, cela! De quoi vivez-vous? Geneviève raconta ce qui s'était passé depuis son arrivée à Paris; ses luttes et son succès final. Elle ne parla pas, cependant, de la robe en dentelle qu'elle préparait pour l'Exposition, voulant ménager aux gens du moulin une véritable surprise. Mais il n'en fallait pas tant pour éblouir le vieux Frappier.

--Six mille francs de gages, dit-il, voilà ce qui est sérieux, car pour les bénéfices, je ne peux guère supposer que votre patron vende assez de ces chiffons pour réaliser un bénéfice qui mérite d'être partagé; mais je ne m'y connais pas, d'ailleurs. Six mille francs! cela valait la peine de se déranger, et vous fûtes avisée de quitter le moulin, ou l'on vous rendait malheureuse! Et qui vous a appris un métier de si bon rapport?

--Ma mère! dit tristement Geneviève, en pensant combien la pauvre créature, maintenant endormie sous l'herbe, avait peu profité du secret qui devait enrichir son enfant.

--C'était une bonne fille, qui n'a pas été heureuse, dit le vieillard. Elle méritait mieux que son sort... Nous en causerons quelque jour. Maintenant, parlons un peu de vous et aussi des gens du moulin, car c'est pour cela que je suis venu.

Le vieux Frappier resta deux jours à Paris; pendant ce temps, il ne voulut aller ni au théâtre, ni voir les monuments, ni même dans la rue. En descendant de la diligence qui l'avait amené rue Saint-Honoré, dans la cour des messageries, il était entré dam le premier hôtel venu, pour prendre les soins de toilette qu'imposait ce voyage de trente-six heures dans une boîte poudreuse. Ensuite il s'était fait conduire chez Geneviève, et, le soir venu, la jeune femme avec l'enfant le reconduisirent jusqu'à sa porte. Le lendemain, il recommença la même promenade, et ne voulut jamais entendre parler de visiter les curiosités de Paris.

--Ce n'est pas Paris que je suis venu voir, je suis venu passer les Rois en famille.

La galette que l'on découpa ce jour-là chez Geneviève contenait en guise de fève un rouleau d'or dont Jean s'empara, sans se douter de ce que c'était.

--C'est pour lui acheter des livres, dit le bonhomme, en réponse aux reproches de Geneviève. Puisque vous voulez qu'il s'instruise, il faut bien l'y aider, n'est-ce pas? Je vous croyais dans la misère, moi, et j'avais apporté de quoi vous soulager; mais vous êtes plus riche que moi!

Il riait, et Jean-Frappier lui sauta au cou, quoique la barbe du cousin, un peu négligée depuis deux jours, fut aussi rude qu'une brosse de crin.

Ce soir-là, le cousin resta longtemps; quand l'enfant dans son petit lit dormit à poings fermés, Frappier approcha sa chaise et mit confidentiellement une main sur celles de la jeune femme.

--Vous êtes-vous demandé pourquoi je vous protégeais contre ces brutes qui sont au moulin?

--Non, dit-elle ingénument. Je vous ai toujours trouvé très-bon; j'ai cru que c'était votre naturel.

--Je ne suis pas bon, dit Frappier en fronçant le sourcil, je suis un vieux braque. Mais si je vous aime, Geneviève, si depuis votre petite enfance j'ai toujours eu l'oeil sur vous, c'est que... écoutez-moi bien, ma fille, avec le respect qui convient devant les morts, c'est que le moulin est à vous, vous êtes une Frappier par votre père.

--Mon père? fit Geneviève qui ne comprenait pas.

--Oui; le fils à Jérôme est mort trop tôt pour épouser Céleste, mais tu n'en es pas moins sa fille déclarée; il l'a dit à son père en ma présence. Mais Jérôme avait ses idées, il m'avait défendu d'en parler; quand il a laissé le moulin à Beauquesne, c'était à condition qu'il t'épouserait...

--Il m'aimait bien avant! murmura la veuve, attendrie par tant de souvenirs chéris, brusquement évoqués devant elle.

--C'est, parce qu'il t'aimait, ma fille, que Jérôme l'a pris en amitié. Le moulin est à toi, bien à toi, avant même d'être à ton fils; mais c'est tout un maintenant. Et à présent, je ne te dirai plus vous, Geneviève, car bien que M. le maire n'y ait point passé, tu es ma nièce à la mode de Bretagne, et je t'aime comme ma propre fille.

Geneviève pleurait. Une famille à elle, à elle le moulin où elle avait reçu tant d'injustes réprimandes, tant d'affronts douloureux! Qu'importait d'ailleurs la richesse? c'est François qu'elle eût voulu avoir! Avec lui, la misère même eût été douce.

--Et, dit-elle, lui, mon mari, il le savait?

--Il ne l'a su qu'à l'ouverture du testament, ou plutôt il l'a deviné, car personne ne le lui a dit. Ta mère a pleuré vingt ans sans trahir son secret.

--Ah! je suis bien aise qu'il m'ait aimée avant! répéta Geneviève, le coeur débordant à la fois de joie et de tristesse.

--Tu vois, mon enfant, dit le vieillard en se levant, que tous les moyens sont bons pour récompenser ceux qui le méritent. C'est la résignation de ta mère et ta sagesse qui vous ont valu tous ces biens...

--Qu'importent les biens? dit amèrement Geneviève, c'est François qui m'était cher!

--Élève bien son fils! dit Frappier en montrant le petit lit. Tu es une vaillante femme, Geneviève; fais de l'enfant un homme de bien! Savant ou meunier, qu'il soit honnête homme avant tout.

--Ne craignez rien, dit-elle avec un fier sourire, il sera digne de la famille.

--C'est Simon et Victoire qui enrageront quand ils sauront ça! fit le bonhomme, revenant à sa malice ordinaire. J'espère qu'ils vivront très-vieux, afin que tu puisses leur occasionner encore beaucoup de désagrément!

--Savez-vous, dit Geneviève en souriant, que leurs tracasseries me font moins d'effet depuis que je connais ma naissance?

--Je comprends cela, mais ça ne suffit pas. Attends, quand je leur dirai que tu gagnes six nulle francs, c'est ça qui leur donnera de l'ennui! Mets le petit au collège et ne t'inquiète pas de son avenir. Jean-Frappier Beauquesne sera le plus riche de toute sa race, et si les Frappier d'il y a cent ans pouvaient le voir le jour qu'il rentrera au moulin, ils lui diraient: Salut, mon garçon!

Le vieux paysan repartit le lendemain. Seulement, pour faire plus commodément le voyage, il passa une blouse de coutil rayé par-dessus ses beaux habits de droguet, et remplaça ses souliers à clous par des sabots bourrés de paille.

--Avec cela, dit-it, on n'a jamais froid aux pieds. Ainsi accoutré, il traversa bravement la rue Saint-Honoré,--il eût traversé les Champs-Élysées,--et s'installa dans l'intérieur de la diligence où il avait plus chaud que dans la rotonde, et où il avait retenu un coin. La lourde machine s'ébranla aux fanfares du conducteur, qui faisaient retentir la haute voûte de la cour des messageries; le cousin se pencha à la portière pour envoyer un dernier adieu à Geneviève et à Jean, qui étaient venus le conduire, puis il se rencoigna contre le drap bleu de l'intérieur, et feignit un sommeil que rien ne troubla, ni la cérémonie de la pose sur un truc à la gare Saint-Lazare, ni le départ du chemin de fer.

Deux ans après, Geneviève apprit un jour que le dernier des Frappier était mort, en faisant de Jean son légataire universel, à charge de servir à sa mère l'usufruit des biens, sa vie durant. Si le vieux braque voulait être regretté, il avait trouvé le moyen de réaliser son désir, chose rare en ce monde.



XXVII

On visitait beaucoup Geneviève, depuis quelque temps. C'étaient d'étranges visites: des ouvrières qui lui faisaient leurs offres de service, des blanchisseuses de dentelles qui offraient leurs services, des femmes de ménage qui lui proposaient de les occuper, des commis de magasin qui venaient lui demander si elle avait des marchandises disponibles.

Madame Beauquesne travaillait comme d'ordinaire une après-midi, et par un hasard singulier, elle se sentait presque gaie. Le lourd fardeau qu'elle avait porté si longtemps sur son coeur semblait s'alléger de jour en jour, à mesure qu'elle voyait s'approcher le moment de la récompense. Elle s'était même prise à fredonner un ancien air du pays, chanté jadis à son berceau par la pauvre Céleste, maintenant endormie à l'ombre d'un mur d'église, sous un abri de rosiers de Bengale, lorsqu'on frappa à la porte de sa chambre.

Deux coups, durs et secs, comme ferait un homme pressé, qui attend à la porte de sa maison.

--Oh! oh! pensa Geneviève avec une envie de rire, voilà un maître, où je me trompe fort!

Elle alla ouvrir, avec cet air de raillerie sur son visage, et se trouva en présence d'un grand jeune homme mince, orné d'un col droit à pointes aiguës qui l'empêchait de baisser le menton, un monocle à l'oeil, une petite canne à la main; bref, un joli spécimen du contentement de soi-même.

--Madame Beauquesne, s'il vous platt? dit-il en s'efforçant d'abaisser ses regards vers Geneviève, qui était cependant presque aussi grande que lui; mais son col était si pointu!

--C'est moi, monsieur, dit la jeune femme en réprimant un sourire.

--Ah! je suis charmé!...

Le beau jeune homme entra dans la chambre, et, au jour de la fenêtre, Geneviève, qui l'inspectait minutieusement, acheva de le reconnaître.

--Je suis chargé, madame, d'une mission délicate par la maison Grosdos... Vous connaissez la maison Grosdos?

Geneviève indiqua du geste que la maison Grosdos lui était totalement inconnue. Le jeune homme parut prodigieusement surpris.

--Comment! vous ne connaissez pas la maison Grosdos! Vous m'étonnez.

Il fut une seconde à se remettre de son étonnement; mais, comme Geneviève ne faisait rien pour l'en tirer, il revint à lui sans autre secours.

--La maison Grosdos, reprit-il, est une des plus importantes maisons de dentelles de l'Europe; elle a son dépôt principal rue de...

Geneviève inclina la tête en signe d'acquiescement; elle revoyait encore, elle reverrait toujours le magasin somptueux, meublé d'ébène à filets d'or ou elle était entrée le jour de son arrivée à Paris, pleine de confiance en sa propre honnêteté.

--Vous voyez cela d'ici! Tout le monde connaît la maison, qui a une réputation européenne. Nous avons appris que vous fabriquez ou faites fabriquer des dentelles assez curieuses, et nous voudrions entrer en pourparlers avec vous au sujet de cette fabrication.

Geneviève restait muette.

--Nous voudrions voir quelques échantillons de vos ouvrages... continua le beau jeune homme d'un ton de plus en plus aimable. Sans répondre, Geneviève attira à elle le carton où elle mettait ses dentelles, en retira un grand morceau et le mit dans la main de son visiteur.

--C'est étonnant, dit-il, étonnant! Vous faites travailler?

--Non, monsieur.

--C'est étonnant! répéta le messager de la maison Grosdos... Eh bien, madame, nous voudrions savoir à combien vous évaluez le monopole de la vente de vos produits, afin de voir sila maison peut s'entendre avec vous pour l'acquérir... nous vous ferions de belles conditions, très-belles.

--Ce n'est plus à vendre, monsieur, dit Geneviève en se levant.

Son visiteur, surpris, remit machinalement la dentelle dans le carton, par habitude de commerçant, puis il regarda la jeune femme en penchant la tête de côté, car son col s'opposait absolument à ce qu il la regardât en face.

--Vous l'avez vendu? dit-il, stupéfait.

--Oui, monsieur, et vous devez le savoir, car sans cela vous ne seriez pas venu chez moi me faire des propositions, pour lesquelles d'ailleurs je vous prie d'exprimer ma reconnaissance à la maison Grosdos.

Le beau jeune homme resta un instant muet.

--Mais, s'écria-t-il, il fallait venir chez nous; nous sommes la première maison du monde, et c'était le plus élémentaire de vos devoirs de vous adresser...

--Pardon, monsieur, dit Geneviève de sa voix claire. Le jour de mon arrive à Paris, le jour même, entendez-vous? je suis allée droit à votre maison, sans la connaître d'ailleurs. Je vous proposai à vous-même, monsieur, car je vous reconnais parfaitement, de me faire voir un échantillon de dentelles, ajoutant que je pourrais en faire d'au moins aussi belles que celles qui étaient dans la vitrine.

Vous me répondîtes qu'on montrait les dentelles seulement aux personnes qui pouvaient en acheter... Vous l'avez oublié, monsieur? Je m'en souviens, moi. Eh bien, ce jour-là, je possédais dans un petit carton, au fond de ma poche, la fortune d'une maison de dentelles... C'est la maison Grosdos qui l'aurait eue, --et pour un morceau de pain, car j'en ignorais la valeur,--si vous aviez été simplement poli; oui, monsieur, poli et intelligent, car dans le commerce il ne suffit pas d'être très-bien mis, il faut avoir le flair du commerçant qui distingue l'honnête homme de l'aventurier... Vous ne l'avez pas eu, monsieur, ce qui prouve que vous ne serez jamais un bon commerçant. Et je vous engage à raconter cette aventure à la maison Grosdos, qui n'y est pour rien, et à laquelle je regrette de ne pouvoir donner une réponse plus satisfaisante. J'ai bien l'honneur de vous saluer, monsieur.

Le beau jeune homme se trouva sur le palier sans savoir comment, et Geneviève, rentrée chez elle, la porte fermée, se mit à rire de tout son coeur.

--Eh bien, se dit-elle quand, son hilarité calmée, elle se remit à l'ouvrage, ça aurait été grand dommage que ce gentil monsieur, avec son col pointu, ne fut pas venu me voir!

N'espérant pas recevoir jamais de visite plus réjouissante, Geneviève ordonna désormais de dire invariablement qu'elle était sortie, quand des inconnus viendraient la demander.



XXVIII

--C'est une fille, madame, une jolie petite fille! dit madame Nanteuil à Geneviève qui venait prendre des nouvelles de madame Reynold.

--Elle en est contente fit Geneviève en souriant.

--Enchantée; c'est ce qu'elle désirait.

--Allons, tant mieux! dit la jeune veuve. Voilà un petit bonnet que j'ai fait à son intention; je voudrais qu'elle le mit aujourd'hui, pour son début dans la vie.

C'était le plus mignon bonnet d'Alençon qui se put voir, un objet de layette royale. Après s'être bien récriée, madame Nanteuil en coiffa la tête du petit être qui la faisait grand'mère.

Au bout d'un moment, Marguerite envoya demander Geneviève, «une petite minute seulement».

Geneviève entra dans la chambre à demi obscurcie par les rideaux.

--Voilà une petite femme pour votre fils! fit la jeune accouchée avec un bon sourire. Nous les marierons dans dix-huit ans d'ici!

--Plaise à Dieu! dit doucement Geneviève. Il se passera bien des choses d'ici là!...

--Rien qui puisse porter atteinte à notre amitié, répliqua Marguerite.

Geneviève rentra chez elle, l'âme pleine de doux sentiments, qu'elle ne connaissait pas encore.

C'était bon de se sentir non-seulement aimée, mais traitée en égale par ces femmes riches, bien élevées, d'une position si différente; c'était l'avant-goût d'un avenir où l'ancienne servante d'auberge aurait, à côté des plus considérées, une place qu'elle suerait faite à elle-même.

Au moment où elle mettait la clef dans la serrure de sa porte, elle entendit derrière elle, la respiration essoufflée d'une personne qui se hâte, et des pas lourds, résonnant dans l'escalier. Elle tourna la tête machinalement, et vit une de ses voisines, installée depuis peu sur le palier et qui raccommodait des dentelles, qui montait en courant, autant que le lui permettait son embonpoint.

--Madame Beauquesne, dit-elle en soufflant entre chaque mot, ma bonne madame Beauquesne, avez-vous un peu de feu chez vous?

--Je n'en sais rien, répondit Geneviève en ouvrant sa porte. Le poêle est peut-être éteint... non, le charbon de terre brûle encore. En voulez-vous?

La replète personne se faufila dans la chambre à la suite de la jeune femme.

--Malheureusement non! Figurez-vous que le tuyau de mon poêle s'est détraqué ce matin. J'ai couru chez le fumiste, mais il ne peut m'envoyer son ouvrier que demain, et j'ai un travail presse à rendre. Il faudra travailler tout le jour et toute la soirée sans feu... ça, c'est un petit malheur; mais j'ai quelque chose à repasser, et voilà ce qui m'ennuie. Si vous voulez me permettre de faire chauffer mes fers à votre poêle, vous me rendrez un vrai service.

Geneviève ne voyait pas grand inconvénient à accorder cette petite faveur à sa voisine, qui ne faisait aucun bruit, et qui paraissait une femme sérieuse. D'ailleurs, devant quitter la maison dans quinze jours, et rompant par là avec tout son voisinage, elle était moins prudente que si elle avait eu devant elle la perspective de longues relations de porte à porte.

Madame Minot remercia chaleureusement, et courut chercher ses fers.

--Voyez, dit-elle en conduisant Geneviève dans sa chambre, voyez un peu dans quel état la suie a mis mon plancher.

Effectivement, la petite pièce était à peine habitable. Le tuyau séparé du poêle était appuyé le long du mur. La suie s'était déposée partout en poussière grasse et onctueuse, qui restait aux doigts imprudents.

--Je n'ose pas nettoyer, dit madame Minot; comme demain j'aurai un ramonage complet, ce que je ferais aujourd'hui serait en pure perte. Je vais tâcher de trouver un petit coin bien propre pour repasser mon ouvrage... c'est un volant d'application que j'ai raccommodé, faudrait pas le salir!

Geneviève retourna dans sa chambre, se reprochant de ne pas inviter celle pauvre femme à repasser sa dentelle dans ce joli intérieur, si pauvre et si propre; mais une méfiance instinctive la mettait désormais en garde contre tout ce qui lui était inconnu.

Madame Minot, de l'air le plus doux, allait et venait, prenant et rapportant ses fers, et s'excusait à chaque fois du dérangement qu'elle causait à Geneviève. Au bout d'un quart d'heure, la porte sans cesse ouverte et refermée avait envoyé tant d'air froid que la chambre était complètement glacée.

--Je vous demande bien pardon de vous donner tant de dérangement, dit la voisine en voyant Geneviève s'envelopper d'un châle, c'est que de les emporter comme ça, voyez-vous, ça gèle les fers; l'ouvrage n'avance pas plus que si on n'y faisait rien. Je m'en vais acheter un peu de charbon dans un «gueux» en terre. Je l'aurais déjà fait si je ne craignais de m'asphyxier; il n'y a que le trou du poêle, en haut, pour donner de l'air, et encore, je crois bien qu'il est bouché par la suie... Mais bah! je n'en mourrai peut-être pas...

Pour le coup, Geneviève se sentit obligée, par toutes les lois de l'humanité, d'offrir à cette femme de venir terminer son repassage dans sa chambre. Madame Minot accepta après s'être fait prier pour la forme, et entra bientôt avec sa planche à repasser et tout son attirail, qu'elle installa près de la fenêtre.

Tout en travaillant avec une lenteur qui probablement n'était pas de la sagesse, elle jetait des coups d'oeil sournois sur le mobilier de Geneviève. Le petit buffet, l'armoire à robes, la commode, furent interrogés extérieurement avec un soin méticuleux, la commode surtout, qui devait renfermer beaucoup de linge, à en juger par le mouvement que fit Geneviève en refermant le lourd tiroir où elle venait de prendre un raccommodage. Si pressée qu'elle fût de terminer son ouvrage à temps pour l'Exposition, la jeune femme ne se sentait nulle envie de travailler en présence de cette intruse. L'aventure de Besnard l'avait rendue prudente.

L'après-midi s'acheva ainsi lentement; madame Minot avait commencé d'interminables récits sur les dames pour lesquelles elle réparait des dentelles, et Geneviève ne l'interrompant jamais, les récits s'enchaînaient les uns aux autres de telle façon que la plus célèbre des reconstructeuss de généalogies, d'Hozier lui-même, y eût perdu toute filiation. Vers cinq heures, madame Minot s'écria, en levant les bras au ciel:

--Eh bien, et mon dîner, comment vais-je le faire sans feu? Et encore, je vous empêche de faire le vôtre, madame Beauquesne.

--Cela ne fait rien, dit Geneviève en la rassurant du geste; ne vous inquiétez pas de mon dîner.

--Et votre petit garçon que vous devriez aller chercher? C'est moi qui vous retiens! Mais vous pouvez y aller sans crainte, ma bonne madame Beauquesne, vous me connaissez, Dieu merci, et votre chambre sera hien gardée...

Ce discours rassurant acheva de décider Geneviève. Laissant la porte de la chambre grande ouverte, elle s'avança sur le palier et appela la concierge d'une voix si sonore que toute la maison en retentit. Au second appel, la concierge apparut en bas dans le vestibule.

--Qu'est-ce que vous voulez? dit-elle avec humeur.

--Je voudrais vous prier d'aller chercher mon petit garçon à l'école, dit la jeune veuve, et de me rapporter pour mon dîner quelque chose de chaud, ce que vous voudrez.

Le bruit d'une pièce de cinq francs, enveloppée de papier, retentit sur les dalles du vestibule, et la voix de la concierge, soudain adoucie, grogna en s'éloignant.

--J'y vais tout de suite.

Geneviève rentra dans sa chambre, ferma doucement la porte, et se remit à son raccommodage, sans ajouter un mot.

Un quart d'heure après, Jean arriva tout joyeux, muni d'une boîte au lait pleine de bouillon, et d'une de ces petites marmites en fer battu, si commodes pour transporter des mets chauds et liquides.

--Voilà le dîner, maman! s'écria-t-il en entrant; nous avons été l'acheter au restaurant, et la dame m'a donné un biscuit.

Madame Minot avait terminé son travail miraculeusement vite. Elle plia bagage et remporta ses fers.

--Je vous demande mille fois pardon, madame, dit-elle, et je vous remercie de tout mon coeur. Pour le peu que j'ai à faire ce soir, je l'emporterai chez une amie qui demeure en haut du faubourg Saint-Honoré. C'est un peu loin, mais j'aime mieux n'importe quoi que de rester seule ce soir dans cette vilaine chambre froide qui sent la suie. J'ai même envie de ne revenir que demain matin, pour le fumiste. N'est-ce pas, madame Beauquesne?

Faites pour le mieux, madame, dit celle-ci; ce sont vos affaires.

Madame Minot murmura encore quelques paroles et sortit en refermant ta porte. Geneviève éprouvait en sa présence une gêne insurmontable, un sentiment de répulsion qui allait presque jusqu'à l'horreur. Elle ne pouvait comprendre la raison de ces impressions bizarres, mais, quand cette femme fut partie, elle se sentit délivrée d'un grand poids.

Avec l'aide de Jean, qui devenait un auxiliaire habile, elle prépara leur modeste repas du soir, et aussitôt après elle prit son cher ouvrage, auquel elle s'attachait de plus en plus tous les jours. Elle l'aimait tant qu'elle pensait avec regret à l'heure prochaine où il lui faudrait s'en séparer pour le mettre dans la vitrine capitonnée de satin, que lui préparait M. Moisson.

Ce soir-là son amour pour son oeuvre était si grand, qu'elle ne put résister au plaisir de la voir dans son ensemble. Réunissant les morceaux séparés qui devaient la former, elle s'obstina dans ce travail longtemps après que Jean se fut endormi, longtemps après que minuit fut sonné.

Ses voisins rentrèrent, suivant leurs habitudes respectives, à des heures diverses; elle crut entendre des pas étouffés se rapprocher de la porte... Si Jean eût été debout, elle eût été voir quel curieux se permettait de regarder par le trou de la serrure... Il dormait; une vague terreur, la peur de l'inconnu, bien souvent éprouvée par ceux qui vivent seuls, la retint, et un petit frisson lui passa dans le dos...

--On ne peut pas venir m'assassiner, pensa-t-elle, et puis, je crierais, il y a du monde dans la maison.

Elle resta penchée sur son ouvrage, assemblant dextrement les bandes isolées, formant des dessins complets avec des fragments qui semblaient informes, et quand elle n'eut plus de morceaux épars, elle porta la robe sur son lit, et l'étala sur son édredon rouge, après avoir levé l'abat-jour de la lampe.

--Que c'est beau! murmura-t-elle tout bas: les princesses portaient autrefois des robes comme ça!

Un soupir étouffé lui sembla venir de derrière la porte comme si quelqu'un s'y tenait dans une position gênante. Elle alla s'assurer que la porte était fermée à double tour, la clef à l'intérieur; elle ne pensa pas que la clef pouvait être tournée de façon à laisser pénétrer le regard.

Elle revint alors à la robe, et la prenant à poignée, elle la baisa avec ardeur, à plusieurs reprises, ensevelissant son visage dans l'inappréciable tissu, oeuvre de ses doigts...

--O mon ouvrage, lui dit-elle tout bas, ô produit de mon courage et des leçons de ma pauvre mère Céleste, je t'aime, et je te remercie! C'est grâce à toi que mon fils et moi nous allons vivre heureux et libres! Jamais personne ne saura ce que je te dois de résignation, de patience, et maintenant, de joie!

Deux larmes de douce fierté coulèrent sur le fin réseau et furent promptement absorbées. La femme triomphante, altesse ou reine, qui porta cette robe ne se douta jamais que sa couronne et ses millions étaient hors d'état de lui procurer autant de bonheur que ces deux larmes en avaient donné à Geneviève.

Après un instant de contemplation, la jeune femme replia la robe, désormais presque terminée, la mit dans le carton d'où elle avait tiré les morceaux épars dont elle était faite, puis elle enferma ce carton dans l'armoire, sur la plus haute tablette; elle mit ensuite le coussin à dentelles avec l'ouvrage en train, dans sa commode, à sa place ordinaire, retira les deux clefs réunies par un anneau, et pensa alors seulement à poser l'abat-jour sur sa lampe. Le bruit étouffé qu'elle avait cru déjà entendre frappa encore une fois ses oreilles, mais en décroissant, et une porte se ferma avec une extrême précaution.

--Demain après-midi, se dit-elle, je porterai cette robe chez madame Nanteuil. Elle vaut trop d'argent pour que je la conserve ici; on pourrait me la voler... Elle s'endormit, brisée de fatigue, car il était près de deux heures du matin, et rêva voleurs toute la nuit.



XXIX

Le lendemain, Geneviève s'éveilla tard, et fut aussitôt sur pied, car il fallait expédier à l'école maître Jean, toujours plus lambin à mesure qu'on était plus pressé, suivant la coutume invariable des enfants.

Les terreurs de la nuit s'étaient dissipées à la vue du beau soleil qui dorait les toits et les cheminées. Il ne s'agissait plus de craindre, mais d'espérer; tout était joyeux et vif, et les moineaux qui battaient du bec avec impatience à la fenêtre en réclamant leur déjeuner de miettes, n'étaient ni plus gais ni moins vifs que maître Jean et Geneviève elle-même.

Celle-ci conduisit son fils à l'école. Il aurait mieux aimé s'en aller sous les arbres des Tuileries, où sa mère le conduisait le dimanche, à cette époque où l'on pouvait encore conduire ses enfants aux Tuileries sans leur mettre pour deux cents francs de toilette sur les épaules; mais Geneviève avait ses ouvrières qui l'attendaient à l'atelier pour la leçon de dentelle: elle repoussa cette supplique de maître Jean, et s'en alla gaiement à l'atelier, poussée et encouragée par un vent frais qui mettait de la joie jusque dans les petits morceaux de papier qui tourbillonnent dans les rues avec un air de papillons blancs.

Les ouvrières avaient pensé qu'il faisait trop beau pour travailler, car une seule était venue! Geneviève la renvoya, et revint chez elle vers onze heures, portant son déjeuner dans on petit panier, qu'elle tenait du bout des doigts. Elle dit bonjour à la concierge en passant, prit sa clef dans sa poche en montant l'escalier, ouvrit sa porte, et entra dans sa chambre.

Elle éprouva sur-le-champ une singulière impression: l'odeur de son logis était changée.

Qui ne connaît l'importance des odeurs, parmi le total des impressions que nous recevons de l'extérieur? En entrant dans une maison oubliée depuis l'enfance, l'odeur des murs fait monter au cerveau mille souvenirs perdus, que les yeux ni la mémoire n'auraient si puissamment évoqués.

Geneviève huma l'air autour d'elle et sentit que l'atmosphère de sa chambre n'était pas la même que de coutume. A quoi attribuer ce changement bizarre? La fenêtre était fermée, le poêle froid, le logis bien rangé, et cependant ce n'était pas le rangement habituel; la différence était peu de chose, mais il y avait une différence...

--On est entré ici! pensa Geneviève.

Elle resta droite, effarée, ses terreurs de la nuit l'assaillant avec une intensité redoublée. Elle n'osait remuer, craignant de faire sortir de quelque cachette un être dangereux qui la prendrait à la gorge. Elle voulut crier, et se retint, à la pensée qu'on la croirait folle de crier sans motif, et cependant effrayée au delà des paroles, elle n'osait plus avancer.

Une idée traversa tout à coup son esprit. Elle ouvrit sa porte toute grande, afin d'être entendue si elle criait, puis elle courut à son armoire. La clef était dans sa poche, cependant le battant vint de lui-même à l'impulsion de sa main. Elle saisit le carton qui contenait la robe de dentelle, et qu'elle voyait sur la planche; et elle r'ouvrit d'une main tremblante... le carton était vide.

Elle poussa un cri et courut à la commode. Le tiroir non plus n'était pas fermé, car la serrure était tombée à l'intérieur sous la poussée du ciseau... le coussin à dentelle, l'ouvrage commencé, les cartons modèles, tout avait disparu, emportant les espérances de Geneviève.

Elle resta immobile, les mains enlacées et tordues, devant ces meubles béants, mesurant l'horreur de sa situation. Le travail de plusieurs années perdu, ses modèles et ses fuseaux disparus, c'était dur, mais ce n'était rien auprès de l'abîme qu'elle aperçut sur-le-champ. Qui la croirait victime d'un vol? Aux yeux de M. Moisson, aux yeux de tous, ne passerait-elle pas pour la complice, chèrement payée, de ceux qui venaient de voler l'exposition du manufacturier?

Elle ne resta pas longtemps affaissée sous ce coup. La lumière s'était faite dans son esprit en même temps que le vol s'était manifesté. Elle sortit de sa chambre, la laissant ouverte, et pour ainsi dire au pillage: que pouvait-on lui prendre désormais? Sans hésiter une seconde, elle alla frapper rudement à la porte de sa voisine.

Personne ne répondit.

L'étage était désert; à cette heure, tous les locataires déjeunaient au dehors. Elle frappa encore, deux fois, trois fois, avec une rage terrible et muette... Il n'y avait personne, on bien on ne voulait pas répondre. Geneviève rassembla ses forces, plia les genoux, et d'un coup d'épaule, elle força la porte. Le bois craqua, la serrure fit entendre un bruit métallique, et la gorge de fer tomba sur le plancher. Le porte en s'ouvrant toute grande alla battre contre le mur, et Geneviève entra.

La chambre était dans le même état que la veille, cependant une place soigneusement balayée devant le lit, et le couvre-pied blanc, sans trace de suie, annonçaient qu'on y avait passé la nuit, sans quoi ces endroits eussent été recouverts comme le reste d'une couche épaisse de poussière noirâtre. Geneviève jeta un regard autour d'elle, et sans hésiter, comme poussée par un ressort, elle alla droit au lit.

L'un après l'autre, d'une main alerte et vigoureuse elle jeta sur le plancher l'oreiller, puis les couvertures, puis les draps, puis les matelas; rien. C'était ira honnête lit d'ouvrière, qui ne recélait aucun objet mal acquis... Geneviève se prit la tête dans les mains. Est-ce que cette voleuse aurait emporté les objets volés sur-le-champ sans prendre le temps de respirer?

Une grande rage la prit; elle avait besoin de briser quelque chose, et elle cherchait du regard autour d'elle, quand une idée désespérée lui vint.

--J'en aurai le coeur net! dit-elle tout haut, dans sa colère.

Avec une force surhumaine, elle saisit le sommier par son attache de coutil, et le secoua vigoureusement... quelque chose tomba sous le lit.

Sans s'arrêter à le regarder, Geneviève leva la lourde machine d'un seul bras et la fit basculer, montrant le dessous... Un cri de triomphe partit de sa poitrine, et elle enfonça ses mains puissantes, au risque de les déchirer, au travers des ressorts de cuivre tournés en spirale, et elle ramena un paquet enveloppé d'une serviette, soigneusement caché tout au fond.

Avec tant de précautions, que les mains lui tremblaient, elle ôta l'enveloppe, et sa robe de dentelle apparut. Geneviève se baissa alors, et retira de dessous le lit l'objet qui était tombé dans la furie de son attaque; c'était son coussin et les modèles, enveloppés dans un mouchoir.

Elle les sentit au travers de la toile, et sans s'arrêter à les examiner, elle retourna en hâte dans sa chambre avec ses trésors. Elle ferma sa porte à clef, et s'assit, car ses jambes ne pouvaient plus la soutenir.

Tout était clair, si clair qu'il était inutile d'y penser. La seconde réflexion fut celle-ci:

--Elle va revenir, accompagnée sans doute de l'homme qui l'a payée pour ce vol; je suis seule, ils sont capables de me tuer.

Elle avait encore son chapeau et son pardessus, elle prit dans l'armoire un petit portefeuille contenant son argent, auquel la voleuse n'avait pas touché, peut-être ne l'avait-elle pas vu, et ramassant les chers objets qui représentaient non-seulement sa fortune, mais son honneur de commerçante, elle les mit dans un panier. Puis elle sortit, ferma sa porte et descendit l'escalier en courant.

Entre le premier et le second, elle entendit la voix de madame Minot qui montait en compagnie d'un homme maigre et velu, qu'elle ne connaissait pas. Son sang lui reflua au coeur; les paroles lui manquaient, elle eut peur, plus peur que jamais; elle prit son élan et passa le long de la muraille, si vite que ceux qui venaient à sa rencontre ne surent trop ce que c'était.

--Eh mais, c'est elle! dit madame Minot en se penchant sur ta rampe.

--Vite! répondit l'homme.

Ils montèrent rapidement tous deux. Geneviève s'arrêta dans le vestibule, mue par un invincible désir de savoir ce qui allait arriver. Maintenant qu'elle était presque dans la rue, sous la protection de tous, elle n'avait plus peur. Elle écouta le bruit des pas lourds, de plus en plus inégaux à mesure qu'ils montaient plus haut, puis un cri retentit, un cri de rage impuissante.

--Elle a vu sa chambre, se dit Geneviève. Je suis vengée.

Sans en attendre davantage, elle courut chez madame Nanteuil, qu'elle trouva à son déjeuner.

--On me l'a volée, lui dit-elle tout d'une haleine. Puisque M. Moisson n'est pas à Paris, gardez-moi tout cela, chez vous ce sera en sûreté!

Madame Nanteuil eut quelque peine à comprendre comment Geneviève la priait de lui garder ce qui lui avait été volé; mais avec quelques explications, elle fut au courant.

--Décidément, dit-elle à la jeune femme, vous ne devriez pas vivre seule! Vous vous exposez à trop de périls. En attendant que nous ayons trouvé quelque accommodement, vous allez occuper la chambre de Marguerite, quand elle était jeune fille. Ici, au moins, comme vous le dites, tout sera en sûreté, vos biens et vous-même.

Il n'y avait pas à refuser; Geneviève accepta. Cet asile provisoire la sauvait aussi des dangers d'une vengeance éventuelle. A l'heure ordinaire, elle alla chercher maître Jean, qui fut très-surpris de ne pas rentrer à son domicile de la veille et non moins enchanté de dîner chez madame Nanteuil, qui le gâtait assez pour le charmer, et trop peu pour lui être nuisible.

Un petit appartement «trop cher», disait Geneviève, se trouvait vacant dans la maison dont M. Reynold était propriétaire, et qu'il habita avec sa femme. Madame Nanteuil se chargea d'arranger la difficulté, et prit son gendre à part.

Il ne voulut rien diminuer au prix qu'il avait fixé. C'était un homme avisé et qui connaissait le prix de l'argent; un bail fut signé pour douze ans, et madame Nanteuil courut le porter à sa protégée.

Un homme de confiance fut chargé d'aller chercher les meubles de Geneviève dans son ancienne chambre; ils n'étaient pas beaux, et convenaient peu à son nouvel appartement, dans lequel elle se perdait à tout moment; mais tels qu'ils étaient, ils pouvaient servir à donner plus d'une leçon à de nouveaux enrichis. On les mit dans la chambre de Jean-Frappier Beauquesne, car ce personnage devait désormais avoir une chambre.

--Ça m'est égal, dit le jeune indompté quand madame Nanteuil, croyant lui faire plaisir, lui annonça cette nouvelle. Ça m'est tout à fait égal et ça ne me punit pas du tout: je sais bien que maman viendra toujours y travailler à côté ds moi!



XXX

Peu de jours après, Jean rentra souffrant de l'école. C'était un garçon courageux, qui n'aimait pas à se plaindre; il ne dit rien. Mais le lendemain, quand il fallut se lever, le petit garçon, pris de vertige, tomba sur te parquet comme une masse. Sa mère envoya chercher un médecin. C'était une de ces maladies de l'enfance qui n'offrent aucun danger par elles-mêmes, mais aux cours desquelles peuvent survenir des complications inquiétantes.

Jean était un singulier garçon, paysan par l'enveloppe robuste et lourdaude, affiné, presque délicat, par l'extrême sensibilité nerveuse qu'il tenait de sa mère. Il fut malade longtemps, avec des rechutes, des reprises de fièvre, alors que tout semblait fini, des faiblesses sans cause, des langueurs inexplicables. Plus d'une fois, sa mère en le voyant couché plutôt qu'assis dans le lit, les mains molles, les yeux atones, au, cours d'une convalescence sans cesse troublée, la pauvre mère, tourmentée par les remords, se dit qu'elle avait tué son fils en l'amenant à Paris.

--C'est au moulin qu'il devait vivre, se disait-elle en le regardant jouer avec des bouquets de violettes qui semblaient noires entre ses mains de cire. C'était un enfant de village, et la ville le tuera... Si je savais qu'il fallût retourner au moulin, j'y retournerais.

Le médecin l'en dissuada. Jean, si vigoureux autrefois, était devenu trop délicat pour cet air du Cotentin, saturé des brises de mer, et rude aux natures frêles. Ce qu'il lui fallait, c'était un séjour paisible dans quelque plaine, pas trop loin de Paris, une de ces douces plaines de l'Ile-de-France, où pendant les beaux jours de l'été l'air semble du velours, où le soleil chauffe sans brûler, tamisé par les grands arbres, où les fruits qui mûrissent embaument l'atmosphère pendant toute la saison des récoltes.

Ce lieu de calmes délices, M. Reynold le possédait, dans le département de Seine-et-Marne. Marguerite et sa petite fille Renée devaient y passer l'été, pendant que le chef de la famille, qui s'était fait nommer, on ne sait comment, membre du jury des récompenses, serait retenu à Paris par ses hautes et multiples fonctions.

Il fut donc convenu que, dès le rétablissement de Jean, sa mère l'emmènerait à Rosigneule, pour y passer l'été. Ce moment tant attendu se trouvait retardé de jour en jour, si bien que l'époque de la distribution des médailles arriva. Ce fut alors madame Nanteuil qui engagea Geneviève à rester à Paris quelques jours de plus.

--Vous devez bien cela à M. Moisson, lui dit-elle.

Geneviève ne saisissait pas très-bien l'à-propos de cet aphorisme; mais elle se laissa d'autant mieux convaincre qu'elle ne comprenait pas, et qu'en cas semblable, elle cédait presque toujours à ses amies.

Jean allait mieux, beaucoup mieux; sa mère put enfin le quitter pour quelques heures, et se rendre au palais de l'Industrie où elle n'avait pas mis les pieds depuis l'ouverture de l'Exposition. Elle se laissa mener de vitrine en vitrine, et ressentit tout à coup un grand coup au coeur, en reconnaissant sa robe, exposée dans toute sa splendeur, entourée de tout ce qui pouvait en faire ressortir la beauté.

Et son nom était là, en lettres d'or, sur un cartel de velours grenat, le nom de la meunière du moulin Frappier, exposé aux yeux de l'univers entier!

Et l'univers entier s'arrêtait devant la robe et s'extasiait sur te travail exquis, sur le goût irréprochable, sur la longue patience, et surtout s'étonnait de la résurrection d'un point perdu, une de ces choses que Colbert nommait jadis la fortune de la France!

Geneviève, après avoir entendu ces discours, restait muette, abasourdie, presque hébétée par tout ce qui l'entourait, et plus encore par ce qu'elle ressentait. Marguerite, qui l'accompagnait, la prit par le bras pour l'emmener; elle la suivit docilement.

--Voulez-vous rentrer? lui dit madame Reynold, en la voyant si étrangement affectée.

Geneviève fit un signe affirmatif, et elles montèrent en voiture.

Après un assez long silence, la veuve posa sa main sur celle de Marguerite.

--Tout cela est beau comme un rêve, dit-elle; c'est à peine croyable, et cependant je sens que c'est vrai. J'ai retrouvé là avec mon courage, mes émotions, mes craintes et mes joies du temps passé; ce que j'ai entendu me tinte encore aux oreilles... mais voyez-vous, Marguerite, si j'avais perdu mon fils, j'aurais tout laissé là, et je serais allée mourir dans quelque coin.

Et les larmes qu'elle contenait depuis trois mois roulèrent sur ses genoux, rapides et bienfaisantes.



XXXI

La grande nef du palais de l'Industrie chatoyait sous les yeux des spectateurs placés dans les galeries. Les drapeaux de toutes nationalités se balançaient doucement sur la tête des exposants; tout au fond, sous le grand vitrail qui représente la France convoquant les nations, un monsieur en cravate blanche lisait la liste des récompenses devant les puissants de ce monde de temps en temps, la musique éclatait en fanfares triomphantes, des applaudissements se faisaient entendre. Bien des mécontents, dans cette fête, hochaient la tête d'un air de blâme, pendant que d'autres rayonnaient sans vergogne, ainsi qu'il arrive à toutes les distributions de récompenses.

Le tour des dentelles arriva enfin. Geneviève assise parmi les exposants, à côté de M. Moisson, se pencha vers lui:

--Vous avez une médaille, n'est-ce pas?

Le brave homme fit un signe qui voulait dire oui, et tendit l'oreille pour entendre proclamer son nom.

Dans la galène en face, Marguerite Reynold s'inclina sur Jean Beauquesne, qui s'endormait, engourdi par la chaleur, par la lassitude de la longue séance, et dont le visage pâle, amaigri, avait une frappante ressemblance avec celui de sa mère.

--Jean, dit-elle, réveille-toi, écoute bien, tu vas entendre quelque chose.

--Quoi donc? les récompenses! C'est ennuyeux!

--Oui, mais écoute ce que je te dis. Tu sais ce que c'est qu'une médaille d'or?

--Vous me l'avez expliqué hier, fit Jean d'un air fatigué qui demandait grâce.

--Eh bien, écoute, M. Moisson va en avons une... après son nom, écoute encore.

Jean fit un signe affirmatif, et, tout à fait réveillé, appuya son menton sur le bord de la galerie. Sa mère, qui ne le quittait pas des yeux, lui envoya un geste d'amitié avec un sourire.

--...Joseph Moisson! proféra distinctement le monsieur qui lisait, détachant les noms, seuls importants, de tout le reste de sa lecture.

Geneviève adressa un sourire au manufacturier.

--... Madame Geneviève Beauquesne! dit une voix au bout de la nef.

--Maman! cria Jean en tendant les bras vers sa mère. Maman!

Il se rejeta en arrière, son visage se couvrit d'une pâleur cendrée, et Marguerite l'emporta évanoui dans ses bras au milieu d'un murmure sympathique des assistants émus de la beauté et de la faiblesse de l'enfant.

Quand il ouvrit les yeux, sa mère le regardait, penchée sur lui, avec un vague sourire mêlé de crainte.

--Ce n'est rien du tout, dit le médecin de service. La chaleur et l'émotion, c'en est assez pour expliquer ce petit accident. Tous mes compliments, madame.

Il s'inclina devant la jeune mère, qui soutenait tendrement son fils déjà debout.

--Une médaille d'or, maman, une médaille! Ah! tu l'as bien gagnée!

Geneviève se hâta d'enlever son enfant aux compliments de toute espèce qui bourdonnaient à ses oreilles. Elle ne comprenait plus bien ce qui lui arrivait. Marguerite les conduisit vers sa voiture.

--Est-ce vrai que j'ai une médaille? dit-elle à son amie, pendant qu'elles roulaient vers leur demeura, avec Jean entre elles.

--Rien n'est plus vrai!

--Comment ne l'ai-je pas su?

--C'était un complot, nous voulions vous en faire la surprise. Nous aurions dû au moins le dire à Jean... Mais nous avions peur qu'il ne sut pas garder le secret.

--Moi? fit Jean, complètement remis. Est-ce que je n'ai pas gardé le secret de maman depuis longtemps? Jamais je n'ai dit à l'école, que maman faisait de la dentelle, et si vous croyez qu'on ne me l'a pas demandé!

Quand, à la fin de cette journée, la mère et le fils se trouvèrent seuls ensemble, leur premier mouvement fut de s'enlacer étroitement. Jean ne pouvait dénouer ses bras du cou de sa mère.

--Une médaille d'or, maman, une médaille à l'Exposition! Ah! ma chère maman, tu es contente, n'est-ce pas?

--Oui, dit Geneviève d'une voix grave. Mais rappelle-toi, mon fils, que c'est la récompense du travail... Il faudra bien travailler, Jean, pour en avoir à ton tour quand tu seras un homme!

--Oh! maman, tu verras! dit Jean d'un air convaincu. Je te ferai honneur!

FIN DU PREMIER VOLUME



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PARIS, TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.



[Fin du roman Le moulin Frappier (tome premier) par Henry Gréville]