* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Lucie Rodey Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1879 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1881 (quatorzième édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 2 septembre 2009 Date de la dernière mise à jour: 2 septembre 2009 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 380 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par Google Books LUCIE RODEY L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en novembre 1879. LUCIE RODEY PAR HENRY GRÉVILLE Quatorzième Édition PARIS E. PLON et Cie IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 1881 Tout droite réservée. LUCIE RODEY I --Es-tu bien sûre de l'aimer, Lucie? bien sûre? Prends garde de te tromper, ton erreur serait irréparable. La jeune fille sourit sans lever les yeux: l'orgueil naïf de son sourire répondit pour elle. --Tu l'aimes? ne crains pas de me le dire; il faut savoir regarder bravement dans son coeur; il n'y pas de honte à avouer que l'on aime l'homme qui veut vous épouser. Tu l'aimes? Lucie leva sur sa mère son honnête regard, et le visage couvert de rougeur, mais sans hésiter, elle répondit: Je l'aime. --Assez pour supporter avec lui les chagrins de la vie? pour être heureuse de sa joie, triste de son chagrin, pour le consoler et le soutenir s'il se laisse abattre? assez pour supporter sa mauvaise humeur, son injustice même, sans cesser de l'estimer pour les défauts qu'il pourrait avoir? Lucie secoua doucement la tête; à dix-huit ans, peut-on admettre que l'homme qui vous aime sera un jour injuste envers vous? --L'aimeras-tu quand il sera malade, peut-être infirme, peut-être ruiné? S'il meurt avant toi, lui fermeras-tu les yeux avec courage, trouvant une amère douceur à penser que tu as la plus rude part, celle de ceux qui restent, et que le chagrin de te perdre lui a été épargné? Les yeux de la veuve débordèrent de larmes, sa voix se brisa; Lucie se jeta à son cou en pleurant elle-même. --Oh, mère! dit-elle, que vous avez souffert quand mon père est mort, pour me parler ainsi après tant d'années! Madame Béruel serra sa fille sur son coeur, et l'embrassa avec cette tendresse pieuse dont les gens qui ont beaucoup souffert ont seuls le secret, puis elle l'écarta doucement et la fit asseoir à son côté. --C'est ainsi que tu l'aimes? Alors tu l'aimes bien, reprit-elle en soupirant. Ton amour te tiendra lieu de bien des choses... peut-être de tout ce qui pourrait lui manquer.. --Mère, vous consentez donc à ce que je l'épouse? demanda Lucie, les yeux encore humides, en regardant madame Béruel avec anxiété. --Oui, dit celle-ci du plus profond de son coeur, en attachant sur sa fille unique un regard inquiet et résigné; oui, puisque tu l'aimes. La jeune fille appuya sa tête sur le sein de la veuve, l'entoura de ses bras et resta ainsi muette, immobile; sa mère sentit avec quelle ardeur passionnée elle la remerciait de son consentement. --Max a ses défauts, reprit madame Béruel, ne crois pas que je veuille le critiquer; mais il faut que tu saches quels seront tes ennemis dans ton ménage. Il est faible, il se laisse conduire facilement par une fantaisie, et par contre il est entêté par crises quand il s'aperçoit que sa faiblesse l'a mené trop loin; n'abuse jamais de cette faiblesse, il t'en voudrait et tomberait dans l'excès opposé; mais sois patiente, car il exercera ta patience... Cela te fait de la peine? --Je crains, maman, répondit Lucie, que vous ne soyez trop sévère pour lui. Madame Béruel sourit et soupira. --Tu verras, avant six mois, si c'est moi qui me suis trompée, dit-elle; ah! ma chère enfant, c'est que le mariage, vois-tu, c'est irrévocable, aussi irrévocable que la mort... quand on a mal choisi, il faut savoir supporter les conséquences de son choix jusqu'à la fin... --Mais vous ne me blâmez pas, mère? Madame Béruel hésita un instant. --Non, dit-elle enfin, comme à regret. Il y a des hommes plus mauvais... Max peut encore changer; il est jeune... Et puis tu l'aimes; il n'y a rien à y faire. Le silence régna dans la chambre. Soudain un nuage obscurcit le soleil qui entrait à flots par les fenêtres, et tout devint sombre autour des deux femmes qui se tenaient encore enlacées. --Souviens-toi, répéta la mère, que le mariage est éternel, indissoluble. Un coup de sonnette retentit; elles se séparèrent avec un sursaut. --C'est lui! fit Lucie en se levant à demi. --Va, ma fille, donne-lui ma réponse toi-même, dit la mère en lui serrant la main. La jeune fille passa dans la pièce voisine, et madame Béruel, avant de l'y rejoindre, resta un instant immobile, absorbée dans sa pensée et dans ses souvenirs. Tant de larmes lui montaient du coeur aux yeux à cette minute solennelle, qu'elle ne pouvait se décider à contempler le jeune bonheur qui se préparait auprès d'elle. Enfin, faisant appel à tout son courage, elle entra dans le salon voisin. Les fiancés étaient debout, au milieu de la vaste pièce, et se tenaient la main. Max souriait et semblait plaisanter la jeune fille sur sa mine sérieuse; mais elle l'écoutait la tête baissée avec une vague inquiétude, se demandant pourquoi il n'était pas, ainsi qu'elle-même, plein d'une émotion presque religieuse, à ce moment qui liait leurs deux existences. --Je vous remercie, madame, dit le jeune homme en voyant entrer la mère de Lucie; vous voulez bien me donner le cher trésor que je convoitais... Il prit la main de madame Béruel, la réunit à celle de la jeune fille et les baisa toutes les deux l'une après l'autre, avec un respect et une tendresse chevaleresques. Lucie releva la tête et jeta à sa mère un regard plein de fierté. Max ne se montrait-il pas tel que les plus exigeants eussent pu le désirer? Madame Béruel répondit à ce regard par un sourire; le sort en était jeté, elle n'avait plus à combattre maintenant, elle devait par conséquent accepter tout et faire pour le mieux. --Quand me la donnerez-vous, chère madame? demanda Max, après un instant de causerie. Il souriait à sa fiancée, qui n'évitait pas son regard. --Quand vous voudrez, répondit la mère; dans cinq ou six semaines... --Tant que cela! s'écria le jeune homme. --C'est bien peu pour reconnaître si vous vous convenez, fit madame Béruel avec un léger soupir. --Nous nous convenons, nous en sommes sûrs, n'est-ce pas? dit Max en se tournant vers Lucie. Depuis trois ans que nous nous voyons presque tous les jours, nous avons pu nous en assurer. --Il n'en est pas moins vrai, reprit la mère, qu'au jour de l'an dernier, il y a trois ou quatre mois, vous ne songiez pas à vous marier; c'est le mariage de votre cousin Georges qui vous en a donné l'idée. --Oh! s'écria plaisamment le jeune fiancé, pouvez-vous croire que Lucie ne soit pour rien dans mon changement? Vous êtes bien sévère, madame; esquisseriez-vous déjà votre rôle de belle-mère? Ne voulez-vous pas plutôt croire avec moi que j'ai trouvé ici mon chemin de Damas? Lucie souriait, sa mère ne put s'empêcher d'admirer la grâce naïve et confiante de ce jeune amour, et l'entente la plus parfaite régna dès lors entre les trois personnes. Six semaines! c'est bien long quand on attend une date dans l'inaction et le chagrin; mais c'est bien court pour les préparatifs d'un mariage. On a certainement mis plus d'une fois au compte d'une impatience d'amoureux un désir d'en finir, qui n'était après tout que le voeu du marin aspirant au port après une longue et pénible traversée. Les heureux de ce monde, en ce cas, sont les pauvres qui ne connaissent d'autres embarras que ceux de la cérémonie; mais lorsqu'il faut combiner les convenances sociales avec les devoirs de la famille, donner satisfaction aux exigences de ceux-ci, aux prétentions inavouées de ceux-là, un mariage devient une série de supplices, de déboires, de mécomptes qui ne cessent pour le fiancé qu'à la fin du repas de noces, heureux encore quand sa mauvaise chance ne le poursuit pas plus loin! Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que la vue de ces préliminaires ennuyeux, au lieu de décourager les autres jeunes gens, les pousse souvent à se marier aussi. Les gens superstitieux disent qu'on n'entend jamais parler d'un mariage sans apprendre bientôt qu'il s'en prépare un autre; il y a du vrai dans cette opinion, bien que le fait ne se produise pas avec une régularité frappante. Est-ce la pompe nuptiale qui monte à la tête des célibataires et les grise? Dans le cas présent, il est certain que, sans le mariage de son cousin Georges Varin, Max n'eût pas encore songé à épouser Lucie, qu'il considérait cependant comme la plus charmante fille du monde. Max était devenu amoureux de Lucie, tout à coup, à cette noce, où le hasard, les convenances, pour mieux dire, avaient fait de lui le garçon d'honneur de la jeune fille. Il l'avait vue cent fois, aussi jolie, aussi bien mise, plus à l'aise et plus elle-même dans l'intimité de la famille, dans le laisser-aller de la vie de campagne, puisqu'il était son voisin tout proche,--et c'est pendant la célébration de la messe de mariage que le jeune homme se dit qu'il avait trente-deux ans, que les gens sérieux se marient tous, et qu'il était temps de se ranger. Lucie était indiquée, d'ailleurs, par les circonstances, pour l'aider dans l'accomplissement de ce devoir; il se sentait aimé, il se déclara qu'il était amoureux. Huit jours après il l'était réellement, et au bout de six jours de réflexion, total quinze, il demanda la main de mademoiselle Béruel. Pour Lucie, ce mariage était autre chose. Sa mère l'avait élevée dans une largeur d'idées qui lui avait valu maintes critiques de la part de ses amies; mais madame Béruel était de celles qui ne se laissent pas troubler par les discours oiseux; elle avait élevé sa fille à sa manière, et de la sorte redoutait moins pour elle les chagrins de la vie que si elle lui eût laissé ignorer les rudes vérités de l'existence. --Vous lui laissez lire des romans? demandait-on d'un air effarouché. --Certainement! pas tous, mais quelques-uns, les meilleurs, les plus vrais. --Vous aurez bien de la peine à la marier, si vous continuez dans ces idées-là! --Celui qui l'épousera aura une vraie femme; il y a des hommes qui préfèrent celles-là. On avait pris, la voyant incorrigible, le parti de la laisser dire, non celui de ne pas la blâmer; et même Lucie n'eut pas d'amies intimes, les mères mondaines craignant le contact d'une jeune fille si singulièrement élevée. L'opinion de madame Béruel était que non-seulement Lucie ne pouvait qu'y gagner, mais elle s'inquiétait un peu, en même temps, de l'isolement dans lequel grandissait son enfant; elle se fit jeune pour lui tenir compagnie, s'efforça de la mûrir, afin qu'elle-même pût causer avec elle, et de la sorte prépara à sa fille un esprit singulièrement ferme et développé, plus viril que son sexe, et plus sérieux que son âge. Avec tant de soins, tant de peines, madame Béruel pouvait espérer que Lucie saurait faire un choix irréprochable lorsqu'il s'agirait de mariage; aussi est-ce avec une profonde surprise, mêlée de découragement, qu'elle vit la jeune fille se laisser entraîner peu à peu vers Max, que d'anciens liens de famille et d'amitié amenaient chez elle depuis un temps immémorial. Max Rodey n'avait rien de ce qui pouvait justifier l'amour de Lucie, aux yeux de la mère qui l'avait élevée; non qu'on pût lui reprocher des vices ou même des défauts importants, mais autant la jeune fille était sérieuse et réfléchie, autant Rodey était léger, superficiel et inconstant. Madame Béruel passa bien des nuits blanches à se demander pourquoi cette étrange inclination; elle eût pu se répondre que c'était précisément l'éducation donnée à son enfant qui l'avait portée de trop bonne heure vers la recherche d'un idéal; le manque de points de comparaison dans les causeries entre jeunes filles, où ces demoiselles habillent si bien leurs prétendants et même ceux qui ne prétendent pas le moins du monde à l'honneur de leur main; l'isolement moral dans lequel elle vivait, au milieu du monde, car elle sortait beaucoup avec sa mère, tout autant que les fillettes de son âge; le besoin inné de tendresse qui est dans le coeur de la femme, ce qui fait que faute d'amie elle aimera son chien ou son chat d'une manière exagérée:--toutes ces circonstances avaient conspiré à pousser Lucie vers l'homme qu'elle voyait le plus souvent, avant même qu'elle pût se rendre compte de ce qu'elle éprouvait. Quand elle s'en aperçut, comme c'était un coeur droit et une âme fière, elle se dit que son devoir était là, là aussi son bonheur. Heureux âge, heureuse nature pour laquelle le bonheur et le devoir n'étaient qu'une seule et même chose! Et elle aima Max... comme on aime à dix-huit ans, c'est-à-dire sans savoir ce qu'on fait. Ce fut un grand chagrin pour la mère: elle avait rêvé autre chose; elle avait espéré pour sa fille un homme élevé dans d'autres idées, d'autres principes, un homme qui eût fait un meilleur emploi de sa vie, un mari digne, en un mot, de la femme exceptionnelle qu'elle s'était plu à faire de Lucie. Le hasard avait déjoué ses plans; elle essaya de lutter un peu; mais quand elle s'aperçut du danger, il était trop tard. Elle consulta deux ou trois vieux amis: tous furent d'accord pour lui assurer que ses craintes étaient exagérées, que Max était un homme charmant; sa position d'intéressé dans une grande maison de commerce lui faisait à la fois des revenus très-beaux et de nombreux loisirs; sa femme ne serait donc pas négligée pour les affaires, comme il arrive souvent. Que pouvait-on reprocher à cet aimable garçon? Quelques liaisons passagères avec des femmes dont la vertu n'avait jamais été célébrée par aucun poëte? Mais tous les hommes ne sont-ils pas dans le même cas? Madame Béruel avait-elle la prétention exorbitante de donner à sa fille un époux qui n'eût jamais aimé d'autre femme? Le passé du jeune homme n'était-il pas au contraire une garantie de l'avenir, puisque Max, après avoir, comme on dit, «semé sa folle avoine», aspirait aux douceurs du foyer? La mère, persuadée, non convaincue, ne tenta plus de s'opposer au destin; et quand Max lui demanda la main de Lucie, si elle réclama deux jours pour réfléchir, ce fut uniquement pour la forme, peut-être aussi pour avoir le temps d'imprimer dans l'esprit de sa fille quelques-unes des tristes vérités de la yie conjugale; mais son consentement était donné depuis longtemps, quoique à regret. La nouvelle de ce mariage causa quelque surprise. Rodey était l'homme auquel on eût le moins songé comme époux pour Lucie; cette «savante», comme on la nommait avec quelque ironie, épousait ce grand scélérat, cet aimable vaurien? Singulier ménage! disaient les uns en souriant. D'autres, la bouche pincée, ajoutaient: «Bien étrange, en vérité, et bien mal assorti!» Celles-ci étaient les demoiselles mondaines qui auraient trouvé dans la personne de Max le mari de leurs rêves de fortune et de plaisir. La veille du jour fixé, vers neuf heures du soir, madame Béruel entra dans la chambre de sa fille; c'était un joli nid bleu et blanc, bien que Lucie fût brune; mais l'éclat de son teint défiait toutes les nuances. Tout ce que la tendresse maternelle peut ajouter au confort que procure une brillante aisance était rassemblé dans cet asile aimable. La jeune fiancée mettait la dernière main aux apprêts de sa toilette du lendemain; à l'entrée de sa mère, elle se retourna avec un sourire sur les lèvres, mais madame Béruel vit qu'elle avait pleuré. --Cela te fait donc un peu de peine de me quitter? dit-elle à sa fille en la prenant dans ses bras. Lucie ne répondit qu'en serrant sa mère plus étroitement. C'est à cette heure décisive qu'elle comprenait le vide et la tristesse que son départ allait laisser dans cette maison. --Ne me regrette pas, dit madame Béruel avec douceur;--depuis des années qu'elle prévoyait cette séparation, elle avait su préparer son courage.--Ne pense pas à mon chagrin; c'est le sort de ceux qui restent de ressentir la douleur de la séparation, pendant que ceux qui s'en vont sont distraits par les incidents du voyage... Moi aussi j'ai quitté la maison de ma mère, autrefois, pour suivre mon mari, et ma mère est restée seule, comme je resterai demain. Ne pleure pas, ma Lucie: ce chagrin-là est de ceux qu'on ne peut éviter; il faut savoir s'y résigner; ce qui me trouverait sans force, ce serait de te voir malheureuse... --Je ne serai pas malheureuse, murmura Lucie. --Dieu le veuille! mais tu peux l'être; ne le sois pas par ta faute; vois-tu, ma fille, on a du courage pour subir les épreuves imméritées, mais les maux qu'on s'attire par sa propre faute sont tellement cuisants que l'âme humaine ne peut les supporter. Elles s'assirent toutes deux sur le petit canapé où elles avaient fait côte à côte tant de bonnes lectures, tant de douces causeries, et madame Béruel, après un court silence, reprit: --Je n'ai guère envie de t'adresser une homélie, j'ai trop de choses à te dire pour que je parvienne à en expliquer la moitié; cependant, avant que tu aies prononcé le mot qui t'enlèvera à jamais ton libre arbitre, il faut que tu saches une chose: c'est que la loi te livre absolument sans défense à l'homme que tu 'épouses. Aujourd'hui je puis te protéger, demain je ne pourrai plus rien. Tu dois accepter tout ce qui viendra de lui, le mal comme le bien, et jamais, jusqu'au tombeau, tu ne trouveras de protection contre ton mari, s'il te blesse ou te nuit. Tu n'auras plus de recours contre lui, même pour protéger tes enfants, qu'au moyen d'une séparation que les juges prononcent rarement en faveur de la femme, et qui te laisserait veuve sans l'être, liée en tout, indépendante seulement du côté de la fortune, que j'ai mise par contrat à l'abri de tout danger. --Mais, dit Lucie, pourquoi me parler de ces tristes choses? Ne croyez-vous donc pas que je sois heureuse avec Max? --Toutes les fiancées parlent comme toi, mon enfant: il faut savoir tout prévoir, afin de n'être surpris de rien. J'espère que tu seras heureuse; mais si tu allais ne pas l'être!... Sache aussi que ton mari qui te prend tout, tout ton être, toute ta liberté, te donne un bien qui pour lui passe avant tous les autres, avant toi-même qu'il aime de tout son coeur pourtant; ce bien qu'il met dans tes mains, dont tu deviens dépositaire, c'est l'honneur de son nom. Les jeunes filles ne savent pas assez la grande valeur de ce nom qu'elles reçoivent; pense qu'il t'appartient désormais de rendre ce nom respectable ou ridicule, de faire montrer ton mari au doigt ou de lui attirer le respect dû à un honnête homme, époux d'une honnête femme. Pense que pour un mot imprudent, pour un regard de coquetterie, pour un geste mal interprété, ton mari peut te revenir un jour la poitrine trouée d'une balle. Pense que rien au monde, ni ton repentir, ni tes expiations, ne pourrait laver non-seulement une tache, mais le semblant d'une tache sur cet honneur qu'il va te confier. Pense aussi que s'il te trompait jamais, les représailles ne seraient ni loyales ni justes; car dans nos moeurs, la femme trahie par son mari n'est pas ridicule, elle est à plaindre; tandis que l'homme trompé par sa femme devient le jouet de ses amis mêmes. Pense encore qu'en te vengeant ainsi, tu t'avilirais mille fois plus que l'homme qui t'aurait donné l'exemple; car, pour lui, ce ne serait qu'un retour au passé, et toi, tu foulerais aux pieds toute ta vie de femme pure et respectable... Cette triste vengeance serait le déshonneur pour tous deux, même si le monde n'en savait rien... --Mère, est-ce que vous pensez que Max pourrait me tromper un jour? demanda Lucie d'un ton presque indigné. La mère regarda sa fille et n'eut pas le courage de dire oui.--Non, fit-elle en détournant les yeux, non, je ne le crois pas; mais il peut changer... Je devais te dire tout cela, c'est fini, je ne t'en reparlerai plus; prends mes paroles comme un simple avertissement, c'est un devoir que je remplis; ne songe plus qu'à la responsabilité de l'honneur que Max te confie: cela, c'est ton palladium, ce doit être le guide et la règle de toute ton existence. Tu es lassée, et la journée de demain sera fatigante; dors, ma Lucie, dors paisiblement. Tu sais que je t'aime, n'est-ce pas? La jeune fille lui répondit par un de ces regards qui avaient chez elle tant de charme et de profondeur. --Tu ne m'en veux pas de t'avoir parlé de choses si tristes? --Non, mère, je sais que c'est pour mon bien, mais j'ai confiance; oh! si vous saviez comme j'ai confiance en l'avenir! Restée seule, Lucie se plongea dans une extase dorée, où son fiancé, la cérémonie du lendemain, ses souvenirs d'enfance les plus heureux et les plus doux, semblaient faire autour d'elle une auréole lumineuse. C'était une sorte de rêve à demi éveillé, plus doux que les plus douces réalités, qui la conduisit jusqu'au matin, sans qu'elle eût conscience des heures. Le lendemain, à midi, elle était madame Rodey, «pour la vie et l'éternité», lui dit le prêtre qui bénissait son mariage. II --Eh bien, ma nouvelle cousine, vous voici donc aussi prise dans la nasse, la grande nasse? demanda joyeusement Georges Varin à la jeune mariée, lorsqu'après le repas de noces on se dispersa dans les salons de l'hôtel à la mode qui leur offrait l'abri banal de ses corniches dorées. Lucie sourit d'un air heureux; tout lui paraissait adorable: le dîner auquel elle n'avait pas touché, les visages des invités, les toilettes des dames, jusqu'aux cravates blanches des messieurs, un peu fripées cependant par les diverses péripéties de la journée. --Savez-vous ce que c'est que la grande nasse, ma cousine? demanda la petite madame Georges Varin en s'approchant du groupe. Demandez à votre mari qu'il vous fasse lire les _Quinze Joyes de Mariage_, et vous le saurez. --Il faut garder cela pour quand la lune de miel sera finie, reprit Georges, en réponse au sourire inquiet de Lucie; Berthe est vraiment trop pressée de vous faire connaître l'envers du bonheur. Berthe se mit à rire; ses dents blanches avaient l'air de petites amandes, et ses lèvres rouges ressemblaient à des cerises; elle secoua ses cheveux blonds follets, que jamais elle n'avait voulu soumettre à la règle d'alors, aux bandeaux plats, lissés soigneusement. --Regardez donc, Georges, si notre cousine n'a pas l'air absolument indignée. Ses yeux vous demandent clairement: Est-ce que les lunes de miel finissent? --Mais oui, cousine, elles finissent! répondit le jeune homme en répondant directement à la question muette que lui adressait en effet Lucie; la nôtre est finie depuis un grand mois, n'est-ce pas, Berthe? --Oh! mais nous, nous n'en avons pas eu, répliqua la jeune femme d'un ton insouciant; cela se passe de mode, vous savez, et nous sommes si comme il faut, nous autres gens du monde! Georges regarda sa femme d'un air singulier, moitié reproche, moitié raillerie; mariés depuis deux mois à peine, ils se sentaient aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils fussent venus des extrémités de la terre se rencontrer par hasard dans ce salon banal, pour se séparer cinq minutes après. Ce n'était pas la faute du mari; ce n'était peut-être pas non plus celle de la femme; c'était probablement celle des parents qui avaient arrangé ce mariage pour la plus grande gloire de leurs fortunes et de leurs convenances. Les jeunes époux ne devraient-ils pas hériter conjointement un jour d'une propriété à mur mitoyen? Ce mariage épargnait bien des procès dans l'avenir; les conditions d'âge étaient satisfaisantes; Georges n'avait pas d'objection valable à présenter; Berthe le trouvait aimable et joli garçon; la cérémonie eut lieu, et, vingt-quatre heures après, les mariés s'apercevaient qu'ils n'avaient aucun point de sympathie commune. Le cas n'est pas rare; tout dépend de la façon dont on prend ce petit inconvénient. Les gens bilieux, à tempérament tragique, conçoivent immédiatement des haines forcenées, qui parfois s'arrêtent en route, comme un chien de chasse qui suit une fausse voie, et parfois conduisent tout droit en cour d'assises; les gens sanguins font des scènes de temps en temps, et prennent leur mal en patience le reste de l'année; les gens nerveux... les gens nerveux ont tant de manières de se conduire en semblable circonstance qu'on n'en finirait pas de les énumérer. Georges était nerveux; il prit son parti en homme dépité, car sa femme était charmante, et c'était un honnête homme, disposé à embrasser sérieusement la carrière du mariage et à y mettre le meilleur de son âme; quant à Berthe, elle se dit que c'était une affaire manquée, et voilà tout. Au demeurant, ils étaient tous deux bien élevés et savaient se conduire noblement dans les circonstances désagréables. Berthe était jolie; leur train de maison leur permettait de ne se rencontrer que lorsqu'ils le voulaient bien; ils se résignèrent à vivre ainsi toute leur vie. C'était payer cher l'erreur de leurs deux familles; mais ils furent d'accord pour reconnaître qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement. Lucie regardait avec une curiosité mêlée d'un vague effroi ces jeunes gens qui parlaient ainsi du mariage. Se pouvait-il qu'on cessât de s'aimer? et qu'on pût le dire tout haut, avec un sourire et une plaisanterie? Il lui semblait, à elle, qu'un tel malheur eût envahi son existence au point de la rendre incapable de songer à autre chose. Comme elle frissonnait à cette pensée, elle vit s'approcher son mari, son mari! celui que depuis deux ans elle considérait comme le type de la beauté et du mérite masculins, le seul homme qu'elle eût jamais regardé avec trouble. Il venait à elle, l'air heureux, les yeux brillants, le sourire sur les lèvres... elle sentit son coeur battre fort, puis mourir en elle, à la pensée qu'elle l'aimait, qu'il l'aimait, qu'on ne pouvait plus les séparer, et, par un retour singulier sur ce qu'elle venait d'entendre, elle jeta un regard sur le jeune couple près d'elle. Ce n'est pas à Lucie, mais à Berthe, que Max avait adressé la parole; ils causaient comme de vieux amis, dans ce langage aisé, frivole, incorrect et amusant, qui change tous les mois et fait le tour de Paris, marquant par son plus ou moins d'actualité la sphère sociale où vivent les causeurs. La langue que parlaient Berthe et le nouveau marié était le plus pur argot des salons élégants; pas une expression vieillie, c'est-à-dire en retard seulement de huit jours, mais la fine fleur des quolibets parisiens. En les écoutant, Lucie resta interdite. Il y avait donc un monde, des habitudes, un langage dont elle n'avait pas l'idée! Son mari savait tout cela, lui: il le lui apprendrait, autant du moins qu'elle en devrait savoir pour ne pas paraître gauche dans le monde où l'on s'exprimait ainsi. --Ils vont bien! dit la voix de Georges. Lucie tressaillit; cette voix la ramenait au lieu présent, et elle était déjà bien loin dans son rêve, comme dans tous les rêves où paraissait Max. --Qui? demanda la jeune mariée. --Ma femme et votre mari. Ils s'entendent sur un tas de choses dont j'ignore le premier mot... N'est-ce pas singulier que des gens intelligents puissent se désintéresser ainsi de ce qui amuse si fort d'autres gens non moins intelligents? Pour ma part, j'avoue que les courses et les régates me laissent froid, ainsi que bien d'autres choses. Les courses et les régates n'avaient pas non plus une influence prépondérante sur les pensées de Lucie; mais elle n'eut guère le temps de faire cette réflexion; car on l'entourait de tous côtés, et son rôle de mariée, rôle si fatigant et si pénible, n'était pas encore terminé. Une demi-heure plus tard, madame Béruel s'approcha de sa fille et lui dit à l'oreille, sans affectation: --La voiture est en bas. Lucie tressaillit. Elle allait donc partir. Cette soirée aurait un terme! Elle ne savait plus l'heure qu'il était, ni rien de ce qui touchait à la vie réelle. Elle se leva docilement, et suivit sa mère dans un petit salon, dont la porte restée ouverte laissait voir la foule brillante et bigarrée des invités. Pendant que madame Béruel lui donnait d'une voix émue quelques indications relatives à la journée du lendemain, la jeune femme distraite regardait par cette baie lumineuse le groupe formé par Max et madame Varin. Assise auprès d'une console, la tête tournée de côté, elle riait avec une coquetterie provocante, et lui, à demi penché vers elle, lui parlait avec une familiarité contenue, qui ressemblait fort à de la galanterie. Un domestique s'approcha et lui dit un mot à voix basse. Il fit un mouvement pour quitter la jeune femme, mais elle se mit à rire derrière son éventail, avec un regard railleur qui retint Max. --Vous êtes bien pressé? disait ce coup d'oeil audacieux. --Mais non, vous le voyez, répondit le geste du jeune homme. En effet, il avait posé ses deux mains sur le dos d'une chaise, et causait comme auparavant. Le domestique revint à madame Béruel. --Vous avez dit à monsieur que la voiture était prête? demanda celle-ci, qui, de sa place, ne pouvait voir son gendre. --Oui, madame. --Il vient? Par un mouvement irréfléchi, Lucie se jeta entre sa mère et la porte. --Oui, maman, dit-elle. Et au moment où elle proférait ce mensonge, le premier de sa vie, elle ressentit au coeur une douleur aiguë, atroce, toute nouvelle, qui la remplit d'une tristesse plus douloureuse qu'un coup mortel. --Ah! se dit-elle, je suis jalouse. Le poids écrasant de cette découverte l'accabla subitement; mais elle ne voulut pas que sa mère pût deviner ce qui se passait en elle, et, faisant un effort, elle parut avec un sourire sur le seuil de la porte: --Allez donc, votre femme vous attend, dirent clairement le geste et les yeux de Berthe. Max tourna les yeux vers l'endroit qu'elle indiquait, et aperçut sa jeune femme qui lui souriait, les yeux pleins de larmes retenues par un suprême effort. Il ne pouvait voir les larmes, mais il devina le sourire navré, et, sans même un geste d'adieu, il traversa le salon à grands pas. Arrivé près de Lucie, il lut sur ce visage, qui ne savait pas feindre, le trouble d'un chagrin qu'il ne pouvait comprendre et qu'il attribua à la fatigue. --Partons, dit-il à voix basse, partons vite. Il jeta un manteau sur les épaules de sa femme, serra à la hâte la main de sa belle-mère, lui donnant à peine le temps d'embrasser Lucie, et un instant après le roulement de la voiture annonça à madame Béruel qu'ils étaient partis. C'est ainsi que madame Rodey débuta dans la vie conjugale. III Un mari n'est pas un amant, dit une vieille chanson. Le malheur de Lucie fut précisément d'avoir un amant en son mari. Max l'aima avec un fervent épanchement d'adoration qui le surprit lui-même, et contre lequel il ne s'inquiétait point de se mettre en garde. Les meilleurs parmi les jeunes gens,--il ne s'agit point ici des plus mauvais,--ne savent pas ce que c'est qu'une jeune fille, jusqu'au jour où le mariage leur en livre une, avec ses délicatesses d'hermine, sa fraîcheur de sentiments et d'impressions, sa grâce craintive et sa frayeur de sembler trop hardie dans les effusions d'une tendresse permise. Quelques-uns ne voient là qu'une émotion nouvelle, un chapitre de plus à enregistrer au mot «femmes» dans le dictionnaire de leur libertinage; d'autres froissent sans pitié la pudeur de leur jeune épousée et lui enlèvent toutes les illusions de la vie en quelques jours; à ceux-là, la commisération d'autrui sera superflue s'il leur arrive malheur: celui qui sème le vent récolte la tempête, dit le proverbe. D'autres, les moins mauvais, s'abandonnent au charme de cette innocence et se passionnent pour la compagne de leur vie: ce fut le sort de Max Rodey; mais les passions chez lui n'étaient pas de longue durée, et l'amour de Lucie ne parvint pas à provoquer une affection semblable. La jeune femme fut adorée; pendant quelques mois, tous ses désirs furent des ordres; elle vécut dans ces rêves, se demandant chaque jour si l'âme humaine pouvait supporter sans se briser une telle félicité; puis Max s'habitua à la joie paisible de retrouver à son foyer le même accueil souriant, la même sincérité tendre, et cette jouissance, exquise jadis, passa pour lui à l'état d'habitude, c'est-à-dire au nombre de ces bonheurs dont on ne sait gré à personne, pas plus que les riches ne savent gré au luxe qui les environne de leur épargner les mille soucis de la vie matérielle. Les jeunes mariés avaient passé l'été à la campagne, dans cette maison voisine de celle de madame Béruel, où ils s'étaient vus jadis pour la première fois. Ces souvenirs n'existaient pas pour Max; Lucie, avec l'enfantillage de l'amour, et de l'amour chez une fille de dix-huit ans à peine, prenait plaisir à renouer la chaîne de ces mille riens, qui pour elle constituaient tout un monde. Max, d'abord, s'y prêta de bonne grâce et écouta d'un air ravi les confidences que la jeune femme versait dans son coeur avec la sécurité d'une épouse qui se sent aimée. La jalousie qui l'avait si cruellement mordue le soir de ses noces n'avait plus de raison d'être dans le milieu bourgeoisement grotesque où ils se trouvaient alors. Certaines épidémies sévissent, on ne sait pourquoi, sur les villes de province, où la population ne se renouvelle guère que par accident et à de longs intervalles: les jeunes filles s'étaient toutes mariées dans les environs de leur villégiature, et il n'y restait plus pour le moment que des vieilles tantes pincées ou des mères exubérantes. Max s'en amusait parfois le soir avec Lucie, et celle-ci, qui de son naturel cependant n'était pas moqueuse, ne pouvait s'empêcher de rire aux comparaisons que faisait Max entre les grâces artificielles de leurs voisines et les charmes juvéniles de sa femme. Mais l'automne vint; l'ouverture de la chasse prouva à madame Rodey qu'une épouse peut avoir des rivales sans chair et sans os. Levé dès quatre heures du matin, Max, si paresseux d'ordinaire, chaussait ses grandes bottes et descendait dans la vaste cuisine dallée, où l'attendaient sa carnassière et son fusil. Dans les commencements, il prenait bien garde à ne pas réveiller Lucie; mais ces précautions devinrent bientôt superflues, d'autant mieux que la jeune femme, les yeux grands ouverts, lui disait ordinairement:--Je ne dors pas. Elle eut quelque peine à comprendre la passion de Max pour la chasse; c'est un goût naturel chez les hommes, artificiel chez les femmes, qui en font parfois parade, mais qui ne l'éprouvent guère si on ne les y provoque pas. Cependant, depuis son mariage, il s'était écoulé cinq mois, et, pendant ce temps, elle avait déjà eu assez d'heures de loisir pour prendre de sa mère nombre de ces leçons de patience dont se compose la vie à deux. Elle avait compris, entre autres choses, que l'amour, suffisant pour remplir le coeur d'une femme à le faire déborder, n'est pour la plupart des hommes qu'un appoint aux préoccupations ordinaires de la vie. Ceci déjà était une désillusion. Mais la résignation, qui était entrée dans son âme avec le premier dard de la jalousie, lui avait appris à envisager la possibilité des désillusions, et elle sut en garder le secret pour elle seule. N'est-il pas étrange que l'amour se nourrisse de peines autant que de joies, et qu il supporte des épreuves qui déracineraient toute autre passion? Depuis le jour de son mariage, Lucie n'avait jamais cessé d'être inquiète, même alors que son mari lui prodiguait les tendresses les plus exagérées. Est-ce la violence même de son amour qui lui inspirait des craintes sur son peu de durée? Est-ce un besoin inné de mélancolie, qui trouble les heures les plus douces de notre vie? Lucie n'avait jamais retrouvé sa gaieté calme de jeune fille, ni l'état d'esprit où elle avait passé la dernière journée qui avait précédé son mariage. Le rêve était évanoui, la réalité avait pris sa place, et les réalités, même les plus enivrantes, ont pour les âmes avides d'idéal une rudesse qui ressemble à une désillusion. Jamais Lucie ne parla à sa mère de cette tristesse étrange qui lui remplissait l'esprit; si elle se montra plus sérieuse, madame Béruel put l'attribuer au sentiment de ses nouveaux devoirs, et de la responsabilité dont elle-même lui avait imprimé l'idée. La jeune femme sentait trop que sa mère n'avait plus sur Max les illusions qu'elle s'efforçait de conserver. A madame Béruel moins qu'à toute autre encore, Lucie eût avoué que l'amour de son mari ne lui paraissait pas avoir de racines profondes... Et, d'ailleurs, à quoi bon parler d'une idée qui, après tout, pouvait être erronée? La chasse n'était pas une rivale sérieuse; c'est dans le monde qu'il faudrait voir si Max aimait sa femme par-dessus tout, comme elle l'aimait elle-même, ou bien s'il ne voyait dans le mariage que la consécration d'une liaison aimable et d'un foyer officiel, où il recevrait ceux de ses amis qu'il n'aurait pas pu inviter chez une maîtresse. Au commencement de novembre, les pluies ayant détrempé le sol, la chasse était devenue non plus un plaisir, mais une épouvantable corvée. Max proposa le retour en ville, et Lucie accepta sans objection. Elle espérait retrouver à Paris l'homme aimable qu'elle avait connu autrefois, et non le chasseur engourdi, endormi, qui disparaissait tout le jour, et, rentré le soir, ne songeait qu'à souper et à faire un bon somme. Elle ignorait heureusement qu'il ne s'abandonnait à de tels excès cynégétiques que pour se distraire de l'ennui qui le prenait dès qu'il restait au logis. Max était de cette génération d'hommes auxquels a manqué le goût du travail. Ceux-là n'étaient pas pires que les autres, et cependant ils ont donné à la France de tristes résultats. C'est peut-être parce que, à l'époque de leur éducation, on ne savait leur enseigner le goût de quoi que soit. Les savants étaient accusés de pédantisme; la grande période poétique et romanesque de 1830 à 1840 était passée depuis assez longtemps pour qu'il fût ridicule de se passionner pour la poésie ou la littérature. Tout le monde n'est pas assez riche pour faire courir, seule occupation vraiment sérieuse et digne d'un homme qui se respecte... Aussi, pendant que de modestes travailleurs préparaient les travaux qui nous ont donné et nous donnent encore tant de noms illustres et de découvertes précieuses, croissait en tout, hormis en science et en sagesse, toute une légion d'hommes ennuyés, qui ne savaient à quoi employer leur temps. Max ne s'ennuyait pas à Paris, il trouvait toujours quelque distraction, entre trois et six, sur le boulevard ou ailleurs; mais, à la campagne, il avait fini par se déclarer à lui-même que sa chère petite femme était horriblement sentimentale, ce qui était vrai, et qu'un peu de mondanité, sur tant de poésie, ne pouvait manquer de produire l'effet le plus heureux. A peine installés, ils eurent, en effet, tant de visites à faire et à recevoir, que les dispositions romanesques de Lucie furent complètement étouffées sous la quantité de noms et de personnes qu'il lui fallut classer dans sa tête, chacun à sa place, et dans un casier approprié à son rang, sa fortune et ses exigences. Huit mois s'étaient écoulés depuis le soir du mariage, lorsque M. et madame Rodey rencontrèrent pour la première fois M. et madame Georges Varin; plusieurs visites avaient été échangées, mais on s'était toujours manqué. Ils se retrouvèrent dans un des plus brillants salons de la finance, où l'élégance et la richesse étaient à l'ordre du jour chez les invités; c'était, à vrai dire, un assaut de toilettes et de diamants, aussi bien que de beauté, chez les femmes. Le premier coup d'oeil jeté par Berthe sur sa cousine par alliance lui causa un étonnement sans borne. Jusque-là elle l'avait vue deux ou trois fois, et Lucie lui avait paru une jolie personne sans importance dans ses costumes de jeune fille; elle fut stupéfaite de la voir apparaître dans sa beauté royale, portant sans embarras le poids d'une robe superbe en ancien damas broché d'or, qui lui donnait l'air d'un portrait de Titien. Une femme, en se comparant à une autre, peut lui accorder toutes les perfections, hormis une seule qu'elle se réserve et sur laquelle elle ne se croit pas de rivale; mais Berthe eut beau chercher en quoi elle dépassait Lucie, elle ne put le trouver dans l'ordre des perfections matérielles. Elle se rejeta sur sa plus grande habitude du monde, qui lui donnait une supériorité réelle sur cette ingénue un peu sauvage; mais un ferment de colère et de jalousie lui resta au coeur, à la vue de cette beauté sculpturale, si différente de sa petite taille et de son minois chiffonné. --Je vous fais compliment, cousin, dit-elle, quand Max vint causer familièrement avec elle, comme il le faisait autrefois avant son mariage; votre femme est superbe. Max sourit d'un air charmé; il était encore assez amoureux de Lucie pour qu'il lui fût très-agréable de l'entendre louanger. --J'ai entendu dire autrefois, continua la jeune femme, que vous fûtes un grand pécheur devant l'Éternel; j'espère que maintenant vous avez renié vos idoles? --Mais certainement, ma cousine! dit Max d'un ton gourmé. Il ne savait comment prendre cette allocution d'un goût douteux. Madame Varin sourit d'un air énigmatique. --Allons, tant mieux, tant mieux, fit-elle avec une drôlerie d'accent alors fort à la mode; vous étiez pourtant un joyeux danseur de cotillon; c'est une perte pour nous autres, pauvres femmes, qui aimons à nous amuser... Mais un homme promu aux dignités du mariage ne saurait sans déroger... Elle avait ralenti ses dernières paroles, les faisant attendre à plaisir, et elle s'arrêta, traînant la voix avec une coquetterie pénétrante et mystérieuse. Max se laissa prendre au piège. --Ma foi, cousine, dit-il d'un ton piqué, je ne sache pas que le mariage ait pour effet de priver les gens de tous leurs mérites; si j'étais bon danseur autrefois, je le suis encore avec la grâce de Dieu! Voulez-vous en juger? L'orchestre jouait une valse devenue célèbre, qui semblait nouer mollement sa mélodie autour des danseurs, et qui les entraînait, bon gré, mal gré, autant que durait son chant voluptueux; Berthe se leva lentement, appuya sur l'épaule du jeune homme sa main gantée, détourna les yeux et se laissa emporter dans le tourbillon. Elle valsait admirablement, lentement, sans se presser: on eût dit qu'elle prenait plaisir à voir tournoyer autour de ses pieds l'immense traîne de tulle et de dentelles qui l'entourait d'un nuage vaporeux. Sans dire un mot, sans paraître essoufflée, elle valsait aussi longtemps qu'il lui plaisait. Au bout d'un instant, elle pesa un peu sur le bras de son cavalier, qui comprit ce langage muet. Quand Max s'arrêta, au lieu de le quitter brusquement, elle resta une seconde attachée à son bras, pendant que la traîne de sa robe, suivant le mouvement de la valse, s'enlaçait lentement autour d'eux. Levant alors les yeux sur le mari de Lucie, elle rit un peu, montrant ses dents blanches et menues, puis retira enfin son bras, resté sur l'épaule du jeune homme, et se laissa glisser dans un fauteuil. Max se sentit retenu: c'était la traîne de soie qui s'était attachée autour de lui. Il sourit, regarda les pieds mignons de Berthe, qui, chaussés de bas couleur de chair et de satin blanc, brillaient sur le bord de sa robe légèrement relevée; puis le corsage qui s'offrait aux yeux comme une fleur nacrée, magnifiquement épanouie; et une envie brutale, grossière, irrésistible d'embrasser Berthe sur l'épaule lui vint soudainement. La jeune femme le lut dans son regard, et, d'un air insouciant détournant la tête, elle lui dit: --Sortez donc des plis de ma robe, mon cousin; on croirait que je vous tiens enchaîné! Un couple de valseurs, heurtant légèrement le coude de Max, le ramena à la réalité. Il se dépêtra des flots soyeux et voulut s'asseoir auprès de Berthe; mais, penchée sur l'autre bras de son fauteuil, elle confiait avec une grande effusion quelque histoire sans queue ni tête à un ancien ami de sa famille, et Max, après avoir vainement essayé d'attirer son attention, piqué, vexé, honteux de l'émotion qu'il venait d'éprouver, se dirigea vers le buffet pour y prendre un sorbet. Dans l'embrasure de la porte, toujours fort encombrée, il croisa Georges, et la vue de son cousin ne diminua en rien son dépit. --As-tu vu ma femme? lui demanda Varin, je remorque depuis une heure un banquier autrichien qui veut lui être présenté... Une ténacité incroyable, mon cher; on ne se figure pas ces choses-là! Dis-moi où elle est, si tu le sais, pour que je me débarrasse de mon personnage. Une idée bizarre, insolente, inavouable, traversa le cerveau de Max. --C'est hardi à toi de présenter des amoureux à ta femme, dit-il d'une voix mal assurée; elle est assez belle pour que tu cherches à la garder pour toi seul! Georges réprima un mouvement brusque, qui avertit Max de ne pas aller plus loin, même sur le terrain de la plaisanterie. Les deux amis se regardèrent bien en face: Rodey avait secoué soudain son émotion récente, et pensa avoir fait une plaisanterie; il n'eût pas voulu se rappeler qu'un moment il avait parlé sérieusement. Georges se mit à rire; et, ayant appris où l'on pouvait rencontrer sa femme, il prit congé de son cousin avec un geste amical, et se mit à la recherche de son banquier viennois. Max avait mis le doigt sur la plaie secrète de Georges Varin. Dans les premiers temps de leur mariage, les époux, en reconnaissant qu'ils avaient des goûts absolument dissemblables, avaient commencé par en rire; Berthe surtout trouvait du dernier comique d'être liée pour la vie à un homme qui aimait le grand air, quand elle était frileuse; qui voulait dîner de bonne heure, tandis qu'elle n'avait faim que très-tard; qui préférait la campagne à la ville, la musique à l'opérette, les nuances éteintes aux couleurs brillantes, et qui, en un mot, n'avait avec elle aucun goût, aucune idée en commun. Cette dissemblance de goûts et d'opinions, qui pouvait sembler comique pendant quelques jours, ne devait pas tarder à amener des conflits sérieux. La bonne éducation des jeunes gens les préserva l'un et l'autre des scènes violentes qui se produisent en pareille circonstance chez les gens d'un esprit moins cultivé; mais une sourde amertume se développa rapidement dans le coeur de Georges, qui avait du mariage une assez haute opinion pour ne pas prendre sans révolte son parti d'une union aussi mal assortie. Il avait rêvé une maison pleine de joies tranquilles, une existence douce et paisible, des enfants qui grandiraient autour de lui, l'amenant insensiblement au seuil de la vie; il aimait tout ce qui est fin et discret, les émotions contenues, les paroles à demi-voix, le jour tamisé par les tentures et les rideaux, en un mot, tout ce qui laisse de la place aux sentiments intérieurs; il se trouvait lié à une femme qui ne recherchait que le bruit et l'éclat, pour laquelle le monde n'avait jamais assez de fêtes ni de distractions frivoles; son rêve s'écroulait avant d'avoir atteint le faîte de l'édifice: il s'en sentit blessé, et s'il ne le dit pas, c'est qu'il le jugea, dès le premier coup, inutile et ridicule. Il ne lui restait plus qu'une ressource, c'était de traiter sa femme comme une belle maîtresse, intelligente et bien élevée, à laquelle il donnerait quelques heures de sa vie. La jeune mariée n'eût pas senti ce qu'il entrait d'humiliant pour la femme légitime dans cette manière d'entendre le mariage; mais Georges avait placé trop haut son idéal pour s'arranger sans souffrance d'un semblable compromis: aussi vivait-il dans une perpétuelle inquiétude. Il sentait que Berthe ne l'aimait pas, et se demandait ce qu'il arriverait le jour où elle aimerait, ou croirait aimer. C'est alors qu'il maudit la prévoyance paternelle, qui, en arrangeant de longue date un mariage qui semblait devoir plaire à tout le monde, n'avait pas songé à s'inquiéter du caractère et des goûts de la jeune fiancée. Est-il possible, d'ailleurs, de connaître le caractère et les goûts d une demoiselle à marier? Les convenances mondaines ne l'entourent-elles pas de voiles cent fois plus épais que ceux d'Isis? Avant son mariage, Berthe, élevée dans un couvent mondain, était de tout point semblable aux autres jeunes filles. Bien mise, coiffée à la mode, mais sans exagération, on la conduisait aux concerts du Conservatoire, à l'Opéra-Comique, au Théâtre-Français, partout où les principes permettent à une jeune personne de se montrer avec un chaperon. Qui pouvait deviner que cette pensionnaire modeste aspirait à la grande vie et ne se mariait que pour pouvoir aller partout? Il serait injuste de dire qu'elle avait accepté Georges uniquement dans ce but. Elle avait vingt-deux ans, il était grand temps de se décider; le jeune homme, assez beau garçon pour convenir à n'importe quelle jeune fille désireuse de se marier, lui avait plu de tout point, et elle l'avait épousé avec un sentiment d'aise très-prononcé. Le jour de son mariage, en entendant prononcer autour d'elle, dans la nef: «Le joli couple!» elle s'était sentie orgueilleuse et charmée; mais ce sentiment superficiel n'est pas l'amour, et l'amour seul, l'amour sérieux et dévoué, eût pu combler le gouffre qui, dès le lendemain, se creusa entre ces deux êtres, unis par erreur et aussi peu faits que possible l'un pour l'autre. Berthe était coquette: le besoin de recevoir des hommages la dominait tout entière. Après quelques mois de mariage, quand elle se fut hâtée d'apprendre tout ce qu'elle ignorait de la vie, le simple plaisir d'être admirée lui fut insuffisant, il lui fallut quelque chose de plus: le sentiment de sa puissance sur ceux qu'elle voulait séduire. Il lui fallut être sûre que l'homme auquel elle adressait quelqu'une de ces coquetteries provocantes tomberait à ses pieds, s'ils étaient seuls... On se perfectionne vite à ce jeu dangereux: avant d'avoir atteint vingt-trois ans, Berthe était devenue absolument maîtresse d'elle-même; ce qui est, en pareil cas, le nec plus ultra de la force. Après avoir présenté son banquier viennois, Georges Varin se mit à errer au hasard dans les salons; confiant dans l'honneur de sa femme, il pouvait la laisser essayer son empire sur les malheureux qui papillonnaient autour d'elle; mais ce spectacle ne lui plaisait pas. Il se sentait incapable de l'empêcher;--de quel droit, puisque Berthe ne dépassait pas ce qui est permis dans le monde?--et cependant il en souffrait comme d'une atteinte à sa dignité. Comme il allait un peu indécis, arrêté à tout moment par un groupe ou par un ami, il aperçut Lucie, qui, en le voyant, fit un léger mouvement. Il se dirigea vers elle aussitôt, et, trouvant un pouf vacant auprès d'elle, s'y installa sans parler, avec un sourire confiant. Il n'avait jamais beaucoup causé avec elle, et pourtant il était sûr qu'ils s'entendraient à merveille. Il y a des sympathies secrètes, qu'un mot décèle, et qui n'attendent, pour se montrer au grand jour, que le hasard d'une occasion; cette occasion fut pour Lucie et Georges Varin le hasard du siège vacant, qui leur permit de causer à l'aise: --Vous ne dansez pas, ma cousine? demanda Varin, en s'installant comme pour un long séjour. Lucie rougit et répondit: --Non, mon cousin, je ne danse plus. --Pour toujours? demanda-t-il d'un ton comique. --Pour le moment, du moins, dit la jeune femme avec un sourire honteux et timide. Georges sentit sa sympathie redoubler. --J'en suis charmé; on sera sûr de pouvoir vous dire un mot de temps à autre. Les femmes qui dansent sont inabordables pour ceux qui ne dansent pas. Berthe passait devant eux, au bras d'un valseur; elle jeta un petit signe de tête à Lucie, et disparut, comme une comète, suivie par le flot d'étoffes qui formait sa robe. Madame Rodey ne put retenir un sourire, et Varin, qui la regardait, rit franchement: --Tenez, dit-il, par exemple, voilà ma femme! c'est, de toutes les femmes, celle que je vois le moins. Le matin, elle dort; le soir, elle sort; dans la journée, elle essaye des robes; elle va je ne sais où, partout, je crois bien. Heureusement, il y a les repas. Mais, comme nous dînons beaucoup en ville, on la met à un bout de la table et moi à l'autre... Enfin, nous nous voyons en voiture, pour aller dans le monde et pour revenir. C'est toujours cela! En finissant sa phrase, il ne riait plus, et sa voix avait pris, malgré lui, un accent mélancolique. Lucie ie regarda avec une sorte de pitié. Elle n'avait pas idée d'une pareille vie! Son mari n'eût pas demandé mieux que de la lui faire connaître; mais les soucis de la maternité, bien qu'encore éloignés, lui avaient procuré un peu de repos, de par le docteur. --Est-ce que cela vous amuse? dit-elle d'un ton dubitatif. --Moi? Grand Dieu, non! --Eh bien, pourquoi menez-vous cette vie, si elle ne vous amuse pas? --Est-ce que vous ne faites que ce qui vous amuse, vous? demanda Varin d'un ton sceptique. Vous devriez me donner votre moyen, ou plutôt vous devriez le mettre en actions; il y a de quoi faire une fortune! --Non, dit Lucie en hésitant; mais il me semble qu'on est toujours libre de rester chez soi, au moins une fois sur deux... et encore, quelquefois, de temps à autre, en trichant un peu... --Chez soi, répéta Varin, que faire chez soi? Est-ce que vous vous figurez que c'est gai d'être tout seul dans un appartement vide, quand les domestiques sont à l'office ou dans leurs chambres, et d'attendre que le roulement de la voiture vous apprenne que madame est rentrée?... J'aime encore mieux être chez les autres que chez moi, dans ce cas-là! --Mais Berthe... dit Lucie. Elle s'arrêta aussitôt, avertie par un sentiment secret qu'elle s'avançait sur un terrain dangereux. --Berthe n'aime pas à rester à la maison; ce n'est pas pour cela qu'elle s'est mariée. Mais si vous voulez me donner l'hospitalité, cousine, de temps en temps j'irai faire un bout de causette chez vous. Avez-vous un jour? --Non, dit la jeune femme, mais je ne sortirai plus guère. Seulement je ne vous garantis pas la présence de Max. --Tant pis pour lui! répliqua gaiement Varin. Ils continuèrent à causer, et la soirée s'acheva sans qu'ils eussent songé à quitter leur place. Quand Max, qui n'avait pas reparu, vint prendre sa femme pour l'emmener, Georges recommença sa promenade errante dans les salons, à la recherche de la sienne, et il lui sembla qu'il sortait d'un rêve agréable, le rêve d'une causerie tranquille au coin du feu, à la lueur paisible de la lampe,--et la lueur des lumières lui fit mal aux yeux. IV Le crépuscule tombait lentement, envahissant le salon, déjà sombre par lui-même; la cheminée, pleine d'un amas de braise, jetait cette chaleur pénétrante, propre aux fins de réception, quand, l'heure s'avançant, les domestiques ne mettent plus de bois au feu. Il faisait trop chaud, et l'atmosphère de l'appartement, chargée de l'odeur des violettes semées partout dans des vases, portait à la tête d'une façon singulièrement capiteuse. Il neigeait à flots; personne ne viendrait plus ce jour-là, et Berthe, ennuyée d'avoir au moins une heure à perdre en attendant le dîner, s'assit d'un air distrait sur le tabouret du piano. Elle effleura les touches; mais la vibration des cordes dans l'air du salon lui fit mal aux nerfs. Elle voulut sonner pour demander de la lumière; puis elle se rappela que les veilles de la semaine précédente lui avaient rougi les yeux, et, par mesure d'hygiène, elle se résigna à rester dans ce demi-jour, si doux et si reposant. Elle venait de se laisser aller dans un fauteuil, à l'endroit le plus éloigné de la cheminée, pour y chercher un peu de fraîcheur, quand la porte s'ouvrit, et, dans l'échappée lumineuse de l'antichambre bien éclairée, Berthe vit se dessiner la silhouette d'un homme. Pensant que c'était son mari, elle ne fit aucun mouvement; mais l'hésitation du nouveau venu, qui ne la voyait pas dans cette demi-teinte, lui apprit qu'elle s'était trompée. Contrariée d'avoir à quitter la place confortable où elle s'était blottie, elle fit un léger mouvement. Le bruit de sa robe de soie fit tressaillir le visiteur, qui se dirigea rapidement vers elle: --Vous êtes seule? dit-il d'une voix étouffée. --Oui, répondit la jeune femme, avec un battement de coeur, en reconnaissant cette voix. Max s'approcha d'elle, tout près, si près qu'il se trouva dans les plis de sa robe, comme jadis au bal, et, prenant les deux mains de Berthe, il les appuya tour à tour sur ses lèvres, longuement, avec passion. Elle ne les retira pas. L'air semblait se raréfier autour d'eux; la chaleur devenait de plus en plus suffocante; les violettes mourantes se fondaient en parfums exquis... Soudain, Berthe, d'une voix railleuse, dit dans l'obscurité: --Et cette figurante des Folies, qui chante si faux qu'on l'entend dans les choeurs, qu'est-ce que vous en faites? --Elle vous ressemble! dit tout bas Max, en serrant plus fort les mains qui ne résistaient pas. Berthe feignit un éclat de rire, qui s'arrêta dans sa gorge; puis elle se dégagea brusquement et se leva. La clarté de la fournaise éclairait étrangement ses cheveux blonds et son teint nacré; elle regarda fixement devant elle, dans le feu, où des amas de charbon formaient des constructions bizarres qui s'écroulaient à chaque minute, et elle approcha lentement du foyer, la tête baissée, comme fascinée. Max la suivait, sans oser la toucher. --Eh bien, non! dit-elle après un instant. Non! Elle tourna vers Max son visage charmant, où une expression dure et fière avait remplacé la mutinerie provocante des jours passés. Ses yeux avaient un regard cruel et fixe; elle les arrêta hardiment sur ceux du jeune homme: --Non! dit-elle encore une fois; il y a des choses qui ne peuvent pas arriver. --Pourquoi? répondit le jeune homme tout bas, avec l'accent de la prière. Elle parlait haut, sans frayeur d'être surprise; c'était une nature hautaine qui ne voulait pas ruser avec le danger. --Parce que vous êtes mon parent... parce que Georges a confiance en vous... Ah! s'il était jaloux, s'il était méfiant... s'il m'avait soupçonnée...! Elle réprima un mouvement presque sauvage, puis reprit avec un accent de dédain suprême: --Je ne puis pas tromper un homme qui a confiance en moi. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour le pousser à bout, il ne veut pas me croire capable de le tromper... Non, Max, c'est non et non. Le jeune homme resta silencieux: à ceci il ne trouvait rien à répondre. Pourtant, il se rapprocha de Berthe, et, mettant un genou sur un siège bas qui se trouvait là, il l'entoura doucement de ses bras. Elle se dégagea sans secousse et le tint à distance en lui mettant ses deux mains sur les épaules, puis elle le regarda avec une pitié railleuse. --Il m'aime à en devenir fou, dit-elle, il me l'a dit; et cette petite fille qui chante faux lui aide à passer le temps... N'allez pas croire au moins que j'en sois jalouse, ce serait lui faire trop d'honneur... --Qui vous l'a dit? demanda Max. Elle se mit à rire, sans changer de posture. --Qui? Mon petit doigt! Est-ce si difficile à savoir, ces choses-là? Mais, mon cher, il n'y a que votre femme qui l'ignore! Voulez-vous savoir qui me l'a dit? C'est mon mari! Elle éclata de rire; son rire sans écho mourut aussitôt. Un grand pont de braise qui surplombait une caverne de feu s'écroula dans la cheminée avec un bruit singulier. Ils tressaillirent tous deux et se séparèrent brusquement. --Qu'on est lâche! dit Berthe avec une expression d'indicible mépris. Et voilà ce que nous éprouverions à toute heure? Non, Max, non. Si mon mari ne vous connaissait pas... --Voulez-vous partir? dit le jeune homme avec un éclair dans les yeux. Elle recula d'un pas et le regarda attentivement. On n'y voyait presque plus, et la braise se couvrait de cendre blanche. --Partir? Et le scandale, dit-elle avec regret. Et votre femme, et votre enfant? On nous jetterait la pierre, on dirait que nous sommes deux misérables... Lucie en mourrait. Je ne veux pas avoir de mort à me reprocher... Je ne suis pas tragique, moi... ni vous non plus, mon pauvre Max! Allez! ce sera pour une autre fois, dans une autre vie, dans un monde meilleur, comme on dit dans les oraisons funèbres. Allez-vous-en à la fenêtre, que je sonne pour avoir de la lumière. On étouffe ici. Elle appuya la main sur le bouton de la sonnerie électrique, sans que Max eût le temps de répondre un mot. Le valet de pied entra aussitôt, et au commandement de Berthe: «Les lampes!» répondit: «Madame est servie.» --Déjà? Je n'ai pas trouvé le temps long, dit la jeune femme. Mon mari est-il rentré? --Monsieur attend madame dans la salle à manger, répondit le domestique. --Dînez-vous avec nous, cousin Max? --Non, merci, madame, je suis attendu chez moi, dit le jeune homme avec froideur. --Eh bien, cousin, ce sera pour une autre fois, pour une autre fois, répéta-t-elle avec cette intonation railleuse qui mettait en défaut ceux qu'elle attaquait:--peut-être aussi pour un monde meilleur... avec le reste. Mes amitiés chez vous: j'irai voir Lucie et son bébé au premier jour. Elle entra dans la salle à manger, avec un bruit harmonieux de soie froissée, et Max en prenant son chapeau put apercevoir la figure sévère et un peu triste de Georges, qui attendait sa femme, debout près de sa chaise, avec l'air d'un homme pour qui la vie n'a pas eu d'indulgence. Rodey sortit et fit quelques pas dans la direction de sa demeure, puis il se ravisa, et se rendit au club, où il dîna, et de là aux Folies, où depuis peu il avait un fauteuil à l'année. V Berthe et son mari dînèrent en tête-à-tête silencieusement, comme deux êtres qui n'ont rien à dire. Il leur arrivait si rarement de se trouver seuls ainsi tous deux, qu'ils se sentaient également dépaysés; la grande salle à manger, sombre, avait elle-même besoin d'hôtes plus nombreux pour égayer ses murailles. De plus, Georges était visiblement préoccupé, et la jeune femme, de son côté, pensait à tout autre chose qu'à paraître aimable. Quand les domestiques se furent retirés, après leur avoir servi le café, Berthe fit un mouvement; Varin crut qu'elle voulait quitter la table, et il la retint du geste. --Pardon, dit-il, je voudrais vous parler un instant, et nous nous voyons si peu, que je profiterai de l'occasion présente, si vous y consentez. Berthe fit un signe de tête qui signifiait: Dites tout ce que vous voudrez. Son mari reprit d'une voix qui tremblait légèrement: --Nous n'avons jamais fait profession de nous aimer; cependant, nous sommes tacitement convenus, je crois, de vivre en bonne intelligence, sur le terrain neutre des convenances sociales. Je déplore autant que vous le lien qui nous lie indissolublement, et le ciel m'est témoin que, si je pouvais vous rendre votre liberté, je le ferais aussitôt, même à mon détriment. Mais c'est impossible; il nous faut donc tâcher de nous accommoder de notre mieux aux circonstances. --Il me semble que c'est ce que nous faisons, dit madame Varin, avec une inflexion moqueuse dans la réserve voulue de sa voix. --C'est ce que je fais, au moins, répliqua Georges en la regardant pour la première fois depuis qu'il parlait; je me suis efforcé de faire de vous une femme respectée; je vous ai suivie dans un milieu mondain qui me fatigue et m'ennuie; je n'ai jamais présenté d'objection sérieuse à l'accomplissement de vos désirs... Mais en échange de ce... --Dites ce sacrifice; allez, mon ami, appelez les choses par leur nom, fit Berthe, dont les yeux brillèrent d'un éclat métallique. --Soit, c'est vous qui l'avez dit; en échange de ce sacrifice, il convient que mon nom soit respecté, puisque c'est dans ce but que j'agis... --Votre nom? Et qui donc l'attaque? fit Berthe avec une indicible hauteur. Votre nom, c'est-à-dire ma personne, n'est-ce pas? --L'un et l'autre, répondit Georges en s'inclinant avec un geste poli. Un grand silence régna dans la salle à manger, scandé par le bruit régulier du cartel appliqué à la muraille. --Quelqu'un l'attaque? demanda Berthe d'une voix altérée. Tout son sort dépendait de la réponse que ferait son mari. --Ce n'est pas quelqu'un, malheureusement; c'est on. Et je ne puis pas faire taire cet on insaisissable, tandis que je pourrais tuer celui qui se serait permis de toucher à mon honneur. Berthe leva sur son mari de grands yeux verts qui éclairaient étrangement son visage d'une pâleur de cire. --Et qui nomme-t-on à côté de moi? dit-elle d'une voix qui résonna étrangement à ses propres oreilles. --Marco Cialdi La poitrine de la jeune femme s'emplit d'air, le souffle lui revint, et ses joues se nuancèrent peu à peu d'un rose de plus en plus vif. --Marco Cialdi? On a bon goût. Je n'ai jamais vu plus bel Italien, même dans les tableaux de maîtres. En vérité, dit-elle, je devrais remercier ceux qui me prêtent un tel amant! Elle se renversa sur sa chaise en souriant, et de sa belle main étendue elle mit deux morceaux de sucre dans sa tasse de café. Georges la regardait sans répondre; son regard accusait plus de pitié que de colère. A ses yeux, cette femme n'était évidemment pas responsable du mal qu'elle leur faisait à tous deux. --Et vous le croyez, vous? continua Berthe après avoir trempé ses lèvres dans sa tasse. --Si je le croyais, je ne vous en parlerais pas, faites-moi l'honneur de le croire, dit froidement Varin. J'aurais pour faire cesser ces bruits d'autres moyens que de vaines paroles. Berthe acheva de boire son café, s'essuya les lèvres avec sa serviette et la posa sur la table pour se lever; son mari la retint du geste encore une fois. --Tout ceci ne parait pas beaucoup vous émouvoir, dit-il, je le regrette pour vous; mais puisque nous en sommes venus à une explication nécessaire, voici ce que je voulais vous dire. Je tiens à ce que mon nom soit respecté, je tiens également à ce qu'on vous traite avec la considération qui vous est due; vous êtes belle, très belle, très-aimable, et votre amabilité peut passer aux yeux des méchantes gens pour une coquetterie répréhensible. Je ne puis pas vous empêcher de vous montrer telle que vous êtes; je ne puis pas non plus vous cloîtrer, mais j'ai tenu à vous dire que, si jamais j'avais une preuve que vous avez cessé d'observer le pacte qui nous lie, je tuerais l'homme dont le nom aurait été accolé au vôtre, c'est-à-dire au mien. --Et moi, vous me feriez grâce? demanda Berthe dont le visage s'était soudain animé. --Je ne sais pas si ce serait vous faire grâce; à coup sûr, je ne vous reverrais jamais. Berthe garda le silence pour concentrer toutes ses forces, puis elle se leva délibérément, et, la main sur le dossier de sa chaise, elle regarda son mari bien en face. --De quel droit me menacez-vous? dit-elle d'une voix vibrante. Avez-vous quelque preuve contre moi? Vous ai-je offensé? --Non, madame, répliqua Varin en se levant aussi. Nous sommes encore amis, c'est un avertissement que je vous donne. --Et si je le prenais comme une déclaration de guerre? fit-elle en le perçant de ses yeux cruels. --J'en serais désolé; mais j'agirais en conséquence. --Vous allez donc tuer ce pauvre M. Cialdi, que sa famille a envoyé à Paris pour y étudier le droit international?... --Je ne le tuerai pas, puisqu'il ne vous est rien; je vous l'ai déjà dit, je crois. --Mais vous allez lui faire peur, le croque-mitainiser? Elle parlait d'une voix si agressive, que Varin vit l'inutilité de prolonger le débat. --Nous ne parlons pas la même langue, dit-il avec un peu d'impatience; nous ne pouvons nous entendre. --Vous vous faites mieux entendre ailleurs, reprit Berthe en se tournant lentement vers la porte; si j'étais ridiculement jalouse, je pourrais vous demander pourquoi vous passez le meilleur de votre temps chez ma cousine, madame Rodey... Georges réprima un violent mouvement. --Je vous défends de parler d'elle, fit-il d'une voix sourde. --Et pourquoi? C'est ma cousine! Nous sommes très-bien ensemble. Nous formons la famille la plus unie... Vous l'adorez; son mari m'adore... Elle regarda hardiment Varin en prononçant ce mot d'une audace inouïe: il ne sourcilla pas. Elle sentit qu'elle n'avait rien à craindre de ce côté-là. Georges haussa les épaules et sortit par la porte opposée. Elle retourna dans le salon, éclairé par deux grosses lampes, et s'appuya sur le marbre de la cheminée où brûlait une énorme souche. L'air avait été rafraîchi pendant le dîner; ce n'était plus ni la même atmosphère ni la même influence. --Marco Cialdi, se dit-elle; autant vaut lui qu'un autre! Mais vous ne le tuerez pas, monsieur Varin, non, certes! Il vous faut des preuves? Vous serez très-habile si vous parvenez jamais à en trouver! VI Le nom de Lucie avait trouvé Varin sans défense. Depuis leur causerie lors du premier bal d'hiver, il avait en effet pris la douce habitude de passer chez madame Rodey presque tous les jours, sous un prétexte ou sous un autre, parfois sans prétexte. Il restait d'abord cinq minutes, refusant même de s'asseoir; puis, peu à peu, il s'était accoutumé à entrer sans être annoncé, à s'asseoir auprès de la cheminée, et à causer tranquillement, pendant un quart d'heure, qui depuis s'était allongé indéfiniment. Il avait trouvé Lucie rarement seule: madame Béruel, d'abord, lui tenait presque toujours compagnie; puis l'état languissant de la jeune femme avait attiré autour d'elle quelques amis choisis, heureux de savoir où passer leur soirée, plus heureux par ce rude hiver d'être assurés, vers quatre heures, d'une tasse de thé et d'un bon accueil. Les amis de Lucie n'étaient pas jeunes: c'étaient les amis de sa mère, d'aimables vieilles femmes, des hommes en cheveux blancs, qui ne manquaient ni d'esprit ni de bonne grâce, et qui savaient raconter les choses du temps passé de façon à intéresser leurs jeunes auditeurs. Lucie n'avait pas d'amis ni d'amies à elle; son éducation solitaire ne lui avait pas donné de compagnes, et sa courte apparition dans le monde après son mariage ne lui avait pas laissé le temps de faire des relations solides. Georges était donc à peu près le seul représentant de sa génération dans ce salon paisible, que sa présence rajeunissait. Quant à Max, il prétendait sentir le moisi dans l'atmosphère qu'apportaient autour d'eux tous ces personnages respectables, et il fuyait le salon de sa femme, qui, disait-il en plaisantant, n'était au fond que celui de sa belle-mère. La naissance d'une fille donna à la tendresse de Lucie un but toujours présent, et si elle ne lui fit pas prendre à gré, au moins lui fit-elle excuser les longues absences de son mari. D'ailleurs, celui-ci en rentrant courait au berceau, s'informait de l'enfant avec une affection qui n'avait rien de joué, et traitait sa femme comme une créature extraordinaire, digne de la plus vive reconnaissance, pour lui avoir donné cette belle petite fille, dont il était fou. Lucie souriait de ces exagérations, qui lui rappelaient celles dont elle avait été l'objet dans les premiers temps de son mariage. Elle avait bien pleuré de l'abandon de son mari pendant l'hiver entier; elle avait soigneusement caché ses larmes à madame Béruel, mais celle-ci connaissait trop bien sa fille pour ne pas se rendre compte de ce qu'elle éprouvait. Il n'y avait là rien qui pût l'étonner: elle avait prévu cet abandon quand elle avait donné son consentement; ce qu'elle espérait était le retour de Max à sa femme, toutes les fois qu'un incident quelconque le ramenait au foyer conjugal; ici encore, elle ne s'était pas trompée: le jeune homme ne désertait jamais absolument la maison; il y rapportait toujours un air aimable, suivant le code de la vie parisienne; on ne pouvait exiger rien de plus; et madame Béruel s'applaudissait de voir sa fille se résigner à ce genre de bonheur, après en avoir rêvé un autre tout différent. Georges Varin était la note gaie de cet intérieur, plus résigné que joyeux. Il apportait les récits de la ville, les échos du boulevard et du théâtre; il se faisait là plus joyeux qu'il n'était en réalité, et cela sans effort, parce qu'il était heureux de trouver à ce foyer ce qui manquait si cruellement au sien: l'accueil cordial et la vie de famille. Se rendait-il compte de l'attrait de plus en plus puissant qui le poussait vers Lucie? Non, et, sans le défi imprudent de sa femme, il fût resté encore longtemps peut-être dans cette situation d'esprit vague où l'on ne sait trop ce que l'on veut, heureux d'être bercé dans un bien-être inconscient. Il croyait plaindre Lucie, si digne de tendresse, d'avoir un mari peu sérieux, toujours prêt à s'accrocher aux jupons de quelque fille,--pour le moment, épris d'une chanteuse sans mérite, non sans beauté;--il croyait ne porter d'autre intérêt à la jeune femme que celui d'un parent, auquel un peu de familiarité amicale est permise. La sortie de Berthe lui ouvrit les yeux, et il s'aperçut tout à coup qu'il aimait madame Rodey. Cette découverte lui causa une émotion profonde, qui tempéra d'abord la colère que lui avait inspirée l'attitude de Berthe. A trente-cinq ans, un homme sérieux n'aime pas impunément la femme de son ami: pour peu qu'il ait d'honnêteté dans l'âme, ce sentiment doit le plonger dans de cruelles perplexités. Lucie était trop haut placée dans l'esprit de Varin pour que celui-ci pût songer à autre chose qu'à lui cacher soigneusement son amour, et à essayer de s'en défaire; il se jura qu'elle n'en saurait rien, se dit que ce secret serait facile à garder, puisqu'il était inconnu de tous, inconnu de lui-même un moment auparavant, et ne changea rien à son existence ordinaire, de peur de donner à penser à Berthe que ses soupçons étaient justifiés. Madame Varin, qui voyait sa cousine de loin en loin, devint tout à coup une visiteuse assidue de sa maison. Deux motifs la poussaient à ce changement de tactique: le premier était le désir de taquiner son mari. Ah! si elle avait pu surprendre entre Lucie et lui quelque signe d'intelligence, elle eût conclu sur ces bases un traité tout à son avantage; mais elle fut promptement obligée de reconnaître qu'il n'y avait rien à faire de ce côté-là. Le second motif, non moins puissant, était de braver jusque chez lui Max, qui, depuis leur entrevue, la boudait obstinément. Une après-midi, au moment où elle entrait chez madame Rodey, elle rencontra son mari dans l'escalier. Ils ne se parlaient plus guère, n'ayant rien de bon à se dire. Le printemps approchant, les réceptions avaient cessé en partie, et le jeune Italien, dont le nom avait été mis en avant par les mauvaises langues, ne se montrait que rarement dans l'orbite lumineuse de la belle madame Varin; mais les relations des époux n'en étaient pas moins tendues, chacun ayant quelque sujet à se plaindre de l'autre. --Madame Rodey va bien? demanda Berthe. --Fort bien; mais elle est sortie, répondit Georges en la saluant. Il descendit l'escalier sans se presser, mais sans se retourner. Sa femme le suivit d'un regard irrité, puis sonna chez Lucie pour s'assurer si vraiment elle était absente. Georges avait dit la vérité; madame Béruel était seule avec sa petite-fille dans la chambre de la nourrice. Berthe, qui ne lui faisait guère de visites, trouva l'occasion favorable et demanda à la voir. La mère de Lucie entra presque aussitôt dans le salon. Après quelques préliminaires de politesse, madame Varin dit négligemment: --Mon mari sort d'ici? --Je ne sais pas, répondit naïvement madame Béruel; je ne l'ai pas vu. --Je l'ai rencontré dans l'escalier, reprit Berthe; en apprenant que Lucie n'était pas chez elle, il est reparti sur-le-champ. Il y avait, dans le ton de ces paroles, quelque chose qui fit lever la tête à madame Béruel; son regard rencontra celui de Berthe, qui semblait indifférente. --C'est assez naturel, riposta la mère, sentant son enfant sourdement attaquée. --Eh! sans doute, chère madame, c'est très-naturel; c'est ce que je dis à tout le monde, à tous ceux qui s'étonnent de voir Georges si souvent ici. Il y est, je crois, plus que Max lui-même, et d'ailleurs ce n'est pas beaucoup dire, car ce pauvre Max est bien le mari le moins exemplaire! Elle rit sur ce mot, montrant ses jolies dents régulières, et continua en souriant: --Il y a vraiment des hommes qui ne devraient pas se marier, et Max était du nombre. Mais Lucie est si bonne et vous êtes si sage, chère madame, que vous finirez peut-être par corriger ce pécheur endurci. Madame Béruel se mordit les lèvres; rien n'est plus déplaisant que d'entendre dire par les autres les dures vérités que nous pensons sur le compte de ceux qui nous sont proches. Elle chercha une réponse, n'en trouva point, et finit par se dire que la légèreté bien connue de Berthe ne devait pas lui permettre d'attacher beaucoup de sens à ses paroles. Quand elle se trouva seule, cependant, en se remémorant cette visite singulière, madame Béruel sentit plus vivement l'insinuation cachée dans les apparentes excuses prodiguées par madame Varin à son mari. Tout le monde s'étonnait de voir Georges si souvent chez Lucie! Tout le monde, cela voulait dire peut-être deux ou trois personnes, peut-être une seule... C'était déjà trop; Lucie ne devait pas être soupçonnée, et madame Béruel, n'écoutant plus que ses craintes maternelles, conçut immédiatement le dessein d'arrêter tous ces commérages pendant qu'il en était encore temps. L'occasion ne se fit pas attendre; Georges, vaguement inquiet de ce que sa femme avait pu dire ou faire en l'absence de madame Rodey, revint au bout d'une heure; il sentait si bien la nécessité d'expliquer sa présence, qu'il prit le soin d'acheter un livre nouveau chez le libraire avant de se présenter. Lucie venait de rentrer, mais elle changeait de toilette. Ce fut sa mère qui reçut le jeune homme. D'ordinaire, elle était souriante et affable; ce jour-là, l'inquiétude maternelle lui donnait une apparence plus rude. Elle fit asseoir Georges avec quelque cérémonie, et tenta de déguiser sous une forme agréable le coup qu'elle voulait lui porter; mais sa nature honnête répudiait tous les subterfuges, et elle quitta les sentiers de traverse pour aller droit au but. --Vous savez que nous avons beaucoup d'amitié pour vous, monsieur, dit-elle; mais il y a des choses qui passent avant toute amitié. Vous ne prendrez pas en mauvaise part la prière d'une mère obligée de défendre un intérieur que son gendre ne protège pas assez de sa présence. Georges étendit la main, comme pour lui dire de ne pas continuer, mais elle ne remarqua point ce geste de prière. --On a dit,--peu importe l'origine de ce bruit,--on a dit que vous êtes bien souvent ici, plus souvent que mon gendre lui-même... C'est plus la faute de mon gendre que la vôtre. Mais vous comprendrez combien la réputation d'une jeune femme est facile à ternir... Venez moins souvent. Venez avec votre femme, par exemple. Georges sourit; la douleur de la blessure ne put l'empêcher de trouver comique cette invitation de venir avec Berthe; il répondit avec douceur: --Ma femme et moi, nous nous rencontrons si peu, en vérité,--c'est principalement dans les escaliers que nous parvenons à nous voir,--si peu, qu'il y aurait présomption de ma part à vouloir vous l'amener aussi souvent que mon coeur et mon respect me portent ici... Je viendrai quelquefois, une fois par semaine, au jour de madame Rodey. Madame Béruel sentit qu'elle avait blessé et affligé le jeune homme. Pour réparer un mal qu'elle n'avait pas eu l'intention de commettre, elle répondit avec bonhomie: --C'est cela; n'allez pas vous imaginer de cesser tout à fait vos visites, cela ferait jaser plus encore que tout le reste. Que voulez-vous? les gens oisifs sont si bêtes!... --Ou si méchants! fit remarquer Georges en prenant son chapeau. Permettez-moi de vous demander si madame Rodey a quelque connaissance de ces bruits ridicules. --A quoi pensez-vous? Mais non, naturellement! Elle doit les ignorer toujours. --Tant mieux! Oui, vous avez raison, elle doit les ignorer. Si elle s'étonne de me voir moins souvent, vous lui direz que je suis très-occupé... Voici un livre que j'avais apporté pour elle... Lucie entra vivement dans le salon; elle était toute fraîche de sa promenade, souriante, les yeux clairs; elle s'avança vers Georges en lui tendant la main. --Il y a une éternité qu'on ne vous a vu ici! dit-elle. Deux jours et demi tout au moins! --Oui, dit le jeune homme avec un serrement de coeur si douloureux qu'il sentit sa voix s'altérer; j'ai de nouvelles occupations... Mon temps sera pris désormais plus souvent que par le passé; voici de quoi vous amuser pendant vos heures de loisir. Elle jeta un regard sur le livre et lui dit: --Merci. Asseyez-vous donc. --Non, je suis attendu... Adieu... cousine. Il lui serra la main, s'inclina devant madame Béruel et sortit. --Qu'est-ce qu'il a? demanda la jeune femme stupéfaite, quand la porte se fut refermée. Madame Béruel hésita; les convenances ordonnaient de cacher à Lucie les commentaires dont elle était l'objet; mais l'éducation qu'elle avait donnée à sa fille la mettait au-dessus de ces précautions puériles; elle parla franchement: --On a dit qu'il venait trop souvent ici; je lui ai dit de faire ses visites plus rares. Tu es censée n'en rien savoir. --Trop souvent!... dit Lucie lentement, en réfléchissant. C'est vrai, il venait tous les jours... C'était trop souvent!... en effet... Madame Béruel se permit alors un petit sermon sur la nécessité de garder les apparences, et sa fille l'écouta religieusement. --Vous avez bien fait, maman, lui dit-elle en l'embrassant, quand l'homélie fut terminée; puisque c'était nécessaire, vous avez bien fait. Bébé pleure, je crois... Elle s'esquiva dans la pièce voisine. Quand elle fut seule, elle essuya les larmes qui venaient d'inonder soudain son visage. --Trop souvent! murmura-t-elle. Que vais-je devenir sans lui, mon seul ami? Étouffant un sanglot, elle entra dans la chambre de sa fille qui dormait, l'embrassa tendrement sans l'éveiller, et resta songeuse, la main sur le berceau. VII On a bien arrangé sa vie; il semble qu'elle doive suivre toujours la même pente, ainsi qu'un ruisseau coule dans le lit que les ans lui ont tracé, et puis survient un incident qui barre le cours, et l'onde se forme un nouveau chemin, auquel elle s'accoutume bientôt; on est tout surpris alors de voir avec quelle facilité l'âme humaine se range au joug de la nécessité. Lucie Rodey avait cru perdre, avec les visites de son cousin, toute la gaieté de son existence un peu terne; elle s'habitua insensiblement à ne plus le voir que de loin en loin, sans autre souffrance qu'un peu de regret, ajouté aux autres regrets de sa vie; mais ils étaient si nombreux qu'elle n'en était plus à les compter. Georges apporta beaucoup de stoïcisme dans ces nouvelles relations; averti désormais de ce qu'il ressentait, il éprouvait une joie amère à suivre de près dans la vie les émotions et les actions de Lucie: il l'examinait avec l'attention d'un peintre amoureux de son modèle, et tout ce qu'il voyait lui rendait plus chère cette charmante femme, si peu récompensée de ses vertus. Il n'en fit jamais rien paraître, et peut-être eut-il en cela moins de mérite qu'on ne pourrait le supposer, car son amour était si différent de ce qu'on appelle communément de ce nom, qu'il n'éprouvait aucun besoin de l'exprimer. C'était comme une flamme pure qui brûlait librement sans rien consumer, et qui n'éclairait que lui-même. Loin de désirer voir cette affection partagée, il lui semblait que c'eût été un sacrilège que de troubler la belle sérénité de Lucie. Elle eût perdu quelque chose à ses yeux, en écoutant une seule parole qui lui eût appris qu'on peut aimer un autre homme que son mari. Cette période heureuse de la passion, qui se suffit à elle-même, et qui craint de voir troubler son recueillement, fut très-utile à madame Varin; car son mari ne s'occupait plus d'elle, et elle profita de cette mansuétude, ou plutôt de cette indifférence, pour conquérir une foule de privilèges et les faire passer à l'état de chose acquise, ce qui est la plus grande habileté connue. Rendue prudente, d'ailleurs, par l'avertissement de Georges, elle évita désormais les apparences inutiles du scandale, et l'on put constater, non sans surprise, que la petite madame Varin devenait «tout à fait sérieuse». Lucie aussi devenait sérieuse, et sa mère suivait avec inquiétude les progrès d'une mélancolie croissante dans l'âme de cette jeune femme, qu'elle avait cru cuirasser d'avance contre le malheur. Madame Béruel, heureusement, ne s'aperçut pas que l'accroissement de cette tristesse coïncidait avec sa résolution d'espacer, autant que possible, les visites de Georges Varin. Lucie elle-même n'en savait rien; ce n'était pas un chagrin comme un autre dans sa vie, que la privation des visites amicales du jeune homme: c'était le dépérissement lent et gradué d'une plante, lorsqu'à l'automne le soleil perd sa chaleur et reste moins longtemps sur l'horizon. Avec Georges, tout ce qui rattachait Lucie au monde s'était éloigné d'elle; le reste ne l'intéressait pas, et elle n'avait plus rien pour la distraire des préoccupations constantes que lui donnait son mari. Si quelqu'un sur la terre était loin de se douter que sa conduite pût préoccuper qui que ce soit, c'était bien Max Rodey. Il allait et venait dans son existence et dans celle des autres, sans même avoir l'idée que cela pouvait troubler quelqu'un. Il adorait sa fille, il accordait à sa femme une estime et une confiance absolues; il l'aimait d'ailleurs, mais oui, il l'aimait! à sa façon du moins, c'est-à-dire sans préjudice de toutes les fantaisies qui pouvaient lui passer par la tête, sans préjudice surtout de celle qui l'avait si violemment poussé vers Berthe, et qui cette fois ressemblait beaucoup à une passion. Il aimait sa femme, malgré son amour pour Berthe, il l'aimait d'une affection sincère; il eût été au désespoir de la perdre, il eût éprouvé un chagrin violent à l'idée de la faire pleurer; il était fier d'elle, tendre avec elle, empressé dans le monde où il l'entendait louer de toutes parts, et affectueux à la maison, quand par hasard il s'y trouvait, le tout très-sincèrement, sans hypocrisie aucune. Quand, ayant une soirée à perdre, il rentrait vers dix heures, la chambre tranquille où Lucie lisait ou travaillait seule, sa fille endormie près d'elle, la lampe éclairant bien, le foyer répandant une chaleur tempérée, cet ensemble lui paraissait le plus séduisant spectacle; la discrète odeur d'iris qui s'échappait des armoires, du lit et de sa femme elle-même, était pour lui le plus enivrant des parfums, et il s'en grisait de la meilleure foi du monde. Il s'approchait alors de Lucie, lui retirait des mains le livre ou l'ouvrage, l'attirait près de lui vers une causeuse, et c'était lui qui entamait le chapitre charmant des: «Te souviens tu?...» autrefois raillés par lui. Lucie se laissait aller à ces tendresses passagères; elle se disait que, si son mari n'était guère auprès d'elle, c'est que ses habitudes de jeune homme ne lui avaient pas inspiré des goûts sédentaires. Il n'y avait après tout rien d'étrange à ce qu'un homme de trente-quatre ans ne pût changer tout à coup ses habitudes; et, sur la foi des romanciers, elle attendait avec confiance, presque avec impatience, le premier cheveu blanc, la première ride, qui ramènerait ce mari si tendrement aimé à un foyer dont il apprécierait alors les charmes. «Je serai encore jeune alors, se disait-elle, et digne d'amour...» Mais la pensée que ce temps-là était encore lointain lui fit plus d'une fois verser des larmes. Max était de cette espèce d'hommes assurément fort commune, qui, ne sachant pas ou ne voulant pas refréner ses instincts, se fait une loi de ses défauts mêmes et les érige en particularités intéressantes. Chez lui, comme chez un grand nombre de ses contemporains, le caractère principal de sa nature était de ne pas pouvoir jeter les yeux sur un jupon fuyant au détour d'une rue, sans courir après. En un mot, pour employer une expression vulgaire, mais éloquente, il aimait les femmes. Aimer les femmes! Nos aimables chansonniers ont sur la conscience bien des larmes d'épouses délaissées, bien des plaintes de filles séduites, bien des colères de maris outragés! On avait fait une vertu de ce joli vice, sans paraître se douter que pour aimer les femmes il faut des femmes, et que celles-ci préféreraient peut-être des attachements plus sérieux. Si ceux qui avouent ce charmant défaut se contentaient de placer leurs amours parmi celles qui professent les mêmes goûts, le mal ne serait pas grand; mais ces aimables amateurs du beau sexe cherchent de préférence des coeurs naïfs, des émotions nouvelles... et c'est ce qui permet de les classer parmi les fléaux du genre humain. Cela passe un peu de mode et ramène l'esprit aux chansons de Désaugiers et consorts; mais si l'on n'avoue plus guère qu'on aime les femmes, on n'a pas changé de moeurs pour cela, et le nom est légion, de ceux qui, rencontrant une femme dans la rue, ne craignent pas de se mettre à sa poursuite, sans souci de l'ennui qu'ils lui causent, uniquement parce que c'est ainsi qu'ils sont bâtis, et peut-être aussi parce qu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans ils n'ont pas rencontré un quidam jaloux et peu endurant pour les rosser à fond, discrètement, sous une porte ou le long d'un quai désert. Max aimait les femmes, toutes les femmes, et même il aimait la sienne. Quand un jupon de ballerine ou un corsage de chanteuse, ou n'importe quel ajustement ou absence d'ajustement féminin, lui avait procuré au coeur un chatouillement agréable, il se lançait à corps perdu et n'avait de repos que lorsque l'objet de ses feux l'avait payé de retour. Près de sa cousine, il avait dû renoncer à l'espoir de voir couronner sa flamme, toujours suivant le langage des chansonniers; mais sa mortification avait trouvé un adoucissement très-apprécié dans l'affection que lui témoignait la figurante des Folies qui ressemblait à Berthe. Elle lui ressemblait vraiment; et de plus, elle avait trompé indignement Max, qui lui avait fait des scènes effroyables. Ces deux êtres jouaient à la passion, à la brouille, au raccommodement, avec une ardeur qui eût fait illusion même à des gens experts en ces choses. Au fond, ils ne s'aimaient pas du tout; mais où serait l'excuse des hommes qui aiment les femmes, et des femmes qui se laissent aimer par ceux-là, si l'on ne se jouait pas un peu la comédie à soi-même? C'est lors du dénouement qu'on aperçoit, à la facilité de la rupture, combien tout cela était affaire d'amour-propre et d'imagination. Pour le moment, Max était au mieux avec Julie; d'autant mieux que cela ennuyait Berthe. Il en voulait à celle-ci de l'avoir repoussé avec si peu de cérémonie; quand il lui avait offert de partir, c'avait été de bonne foi, et si elle l'avait pris au mot, il aurait tout abandonné pour l'enlever. Berthe était la seule femme au monde qui pût retenir un homme comme Max; elle avait dans l'esprit et dans le corps assez d'inimitables coquetteries pour paraître toujours nouvelle à l'homme qu'elle voudrait garder près d'elle. Ces deux esprits pervertis, ces deux imaginations déréglées étaient faits pour s'entendre; ensemble, ils eussent fait un couple modèle, où chacun eût trouvé de quoi s'occuper dans le soin de retenir l'autre. Berthe aussi avait été de bonne foi dans cette affaire; la confiance que témoignait son mari à l'égard de son cousin lui donnait des scrupules, comme elle l'avait dit. Si Max était venu le soir, au lieu de se présenter avant le dîner, c'est-à-dire si elle l'eût reçu après l'avertissement de son mari au lieu de le voir avant, elle eût peut-être agi différemment. Mais Max s'était mis à la bouder avec ostentation, et mademoiselle Julie, des Folies, y avait gagné de somptueux présents qu'elle n'eût probablement pas reçus sans cela. Max avait mis une malicieuse insistance à attirer l'attention de son cousin Georges sur la jolie créature que le monde lui donnait pour maîtresse, afin d'être sûr que Berthe saurait tout ce qui la concernait. A cela, il avait gagné une verte semonce de Georges Varin, qui lui avait rappelé ses devoirs de chef de famille. --Tu es marié, mon cher, lui avait-il dit; tâche donc de ne pas l'oublier! Qu'arriverait-il si ta femme avait connaissance de tes sottises? --Ma femme? Mais elle ne sait pas plus ce qui se passe hors de chez elle que la statue du grand Chephrem ne s'occupe de ce qui arrive hors du Louvre! Qui veux-tu qui aille le lui apprendre? Ce ne sera pas toi, je suppose. Georges secoua la tête avec un sourire où l'ironie n'entrait pas moins que la tristesse. Non, certes, ce n'est pas lui qui irait troubler l'esprit de cette femme de bien! Tant qu'elle conserverait les illusions qui lui avaient fait épouser Max, il la considérerait comme trop heureuse, et la pureté de l'affection qu'il lui portait permit à Varin d'exprimer cette opinion dans ces termes mêmes, sans que le mari de Lucie pût y trouver à redire. --Eh bien, mon ami, continua Max, si tu ne le lui dis pas, je ne vois pas qui pourrait l'en informer; elle et sa mère ne voient que des vieilles momies,--des gens qui demeurent du côté de l'Institut... Qu'est-ce que tu veux que de pareilles antiquités sachent de notre vie à nous, jeunes héros? Il riait superbement en étalant sa large poitrine et en montrant ses dents étincelantes; ranger soigneusement dans le mariage, comme dans le fond d'un tiroir, toute cette jeunesse et cette vie, c'était vraiment afficher des préjugés par trop bourgeois. Georges garda le silence en pensant à cette pauvre Lucie, qui passait ses journées au square avec sa fillette, et ses soirées auprès du berceau de l'enfant. Mais qui sait si au fond, tout au fond de lui-même, Georges Varin ne préférait pas savoir son cousin acoquiné chez mademoiselle Julie? La femme de Max, délaissée à son foyer d'épouse romaine, n'en était, aux yeux de celui qui l'aimait, que plus chaste et plus digne d'être aimée. Malheureusement, les figurantes coûtent cher; c'est là un budget où la dépense n'est pas absolument proportionnée au mérite. Max avait fait richement meubler un petit nid d'amoureux par le tapissier de Berthe, afin que Berthe en eût connaissance;--il avait même fait prendre chez elle l'échantillon d'une étoffe, pour être plus sûr de l'indiscrétion, et Berthe avait su tout ce que Max désirait lui faire savoir; mais le tapissier avait présenté sa note, qui était fort jolie, et ce n'est pas avec des taquineries d'amant repoussé qu'on pouvait la solder. Max fit une saignée à ses fonds, et pendant qu'il y était, il en prit un peu plus que ce n'était nécessaire, «afin de n'être pas à court», se dit-il. C'est toujours ainsi qu'on commence sa ruine. Cependant, comme Rodey n'était pas ignorant en affaires, et qu'entre autres vérités il avait tourné et retourné celle-ci: «qu'un capital qui n'existe plus ne paye pas d'intérêts», il chercha, pour une part de son argent, un placement qui rapportât six ou sept au lieu de cinq: c'était élémentaire; car, sans cela, le déficit eût été visible dans son budget, et depuis le jour où il avait signé son contrat de mariage, Max s'était bien promis de ne rien avoir à débattre avec sa belle-mère. On trouve toujours six ou sept et même huit de son argent, à condition de n'être pas sévère sur la solidité des garanties. Max acheta des valeurs nouvelles, d'un très-beau rendement, et se promit de s'en débarrasser promptement, aussitôt que le payement d'un ou deux coupons l'aurait mis à même de rétablir l'ordre, un instant troublé, de ses revenus. L'intérêt qu'il avait dans la maison de commerce, dont il ne s'occupait jamais, se contentant d'émarger quand il y était convoqué, le rassurait d'ailleurs sur l'avenir. Dès qu'il eut un peu d'argent devant lui, il s'empressa d'offrir quelque douceur à mademoiselle Julie; un autre trait de son caractère était une extrême générosité avec les femmes; il ne leur refusait jamais rien, dans les limites du possible; aussi la demoiselle se figura-t-elle que son amant était une mine d'or, et se mit-elle à y puiser sans scrupule. La chose marcha bien pendant un mois; mais vint un moment où Max fut obligé de s'arrêter, pour deux raisons: la première est que les valeurs n'avaient pas payé le coupon; la seconde, que le jeune homme avait rencontré un autre jupon, et que dès lors Julie avait perdu la moitié de ses attraits. Ce que voulait la jolie fille était moins que rien: un petit coupé, tout petit, avec un seul cheval. --Tout petit? demanda ironiquement Max Rodey, qui, assis sur une ottomane Pompadour, se disait depuis un instant que ce dessin tirait horriblement l'oeil et que ce mobilier l'agaçait d'une façon abominable. --Oui, tout petit, répondit câlinement Julie, en venant s'asseoir auprès de lui, contre son épaule.--Haut comme cela, ajouta-t-elle, en montrant de sa main étendue la hauteur d'un mouton de forte taille. --Je ne donne pas de voitures ni de chevaux, dit-il d'un ton sec; quand on veut avoir ces objets-là, on prend pour amant un prince russe, ou un lord anglais, s'il en reste encore à caser... Vous vous trompez d'adresse, ma chère. Julie, stupéfaite, le regarda; elle ne savait pas que les valeurs n'avaient pas payé leur coupon, et d'ailleurs, pour elle l'argent n'avait pas de signification régulière; quelquefois quatre sous lui avaient suffi pour déjeuner d'une côtelette panée, et à d'autres jours elle donnait cent francs, comme on donne deux sous, pour faire la charité. --Ah! c'est comme cela? dit-elle, piquée, les yeux pleins de larmes de rage. Eh bien, c'est bon: on m'a offert un engagement superbe au théâtre des Arts... --Le théâtre des Arts? Connais pas! fit Max en se promenant les mains dans les poches de son pantalon. --A Rouen! cria la chanteuse indignée, le plus beau théâtre de Rouen! --Patrie du sucre de pomme, rétorqua Rodey avec son sang-froid gouailleur; si ça peut te faire chanter juste, tu n'auras pas à te plaindre, ma belle! Muette d'horreur, elle recula de deux pas pour mieux voir celui qui lui parlait ainsi. --Tu joues les tragiques? fit Max avec la plus mordante raillerie. --C'est bien, c'est bon. J'y vais! s'écria Julie en sautant sur son châle, un superbe cachemire, présent de Rodey. --A Rouen? --Pas tout de suite, mais chez le directeur, signer mon engagement! Elle disparut en faisant battre toutes les portes, et Max, resté seul après avoir tourné deux fois autour de l'appartement, se décida à sortir. Il fut quarante-huit heures sans retourner chez Julie; le troisième jour, comme il montait l'escalier, plutôt par manière d'acquit que pour revoir sa belle, contre laquelle il se sentait fort irrité, sans savoir pourquoi, il rencontra la femme de chambre qui descendait, les bras chargés de cartons. --Un déménagement? dit-il en arrêtant la soubrette. --Un déplacement! répondit celle-ci, qui était une fine mouche. Le mot plut si fort à Max qu'il faillit embrasser une personne qui avait tant d'esprit. Mais en la regardant, il se ravisa, car elle était laide et portait hardiment les trente-huit ans qu'elle avouait. --Vous vous déplacez? dit-il en souriant. Peut-on savoir de quelle façon? --Madame est partie pour Rouen par l'express de ce matin. Elle était si pressée qu'elle m'a laissée derrière elle pour lui apporter tout son bagage. Elle y jouera, pendant la saison, des rôles qu'elle avait doublés en province, il y a deux ans... Max ne l'écoutait plus: il était ennuyé. Comment! il était planté là? Ce n'était pas son habitude, et la nouveauté de l'émotion ne lui paraissait pas agréable. Il descendit l'escalier lentement, derrière la soubrette qui empila les cartons dans un fiacre à six places, trop petit pour la circonstance. --Théâtre des Arts? dit-il quand ils se trouvèrent tous les deux sur le trottoir. --Oui, monsieur! Madame a bien pleuré... --Elle a pleuré? fit Max, dont le coeur s'attendrit. --Oh! oui, monsieur! Elle n'avait pas envie d'aller à Rouen. Rodey s'en retourna lentement chez lui, en passant par le Palais-Royal. Ce n'était pas le plus court chemin; mais, pour rentrer à son domicile, il faisait toujours l'école buissonnière. Dans la vitrine d'un bijoutier était un très-joli coulant d'un prix raisonnable: perles et rubis sur filigrane d'or... C'eût été grand dommage de laisser ce bijou à quelque provincial. Max tâta son portefeuille; il s'y trouvait de quoi payer le coulant: il l'acheta sur-le-champ et le fit mettre dans un écrin. --A quelle adresse faut-il l'envoyer? demanda le marchand. Le jeune homme hésita un instant; le bijou était trop beau pour être offert au nouvel objet qui depuis quelques jours embellissait son existence; il faut savoir garder de la mesure en tout. Il avait songé d'abord à Lucie, Lucie qu'il ne gâtait pas: elle ne lui demandait jamais rien! Puis il fit la réflexion qu'après tout Julie avait pleuré. C'était gentil de sa part, à cette pauvre Julie! Et il ne pouvait pas non plus la quitter comme un pleutre... --Mademoiselle Julie, théâtre des Arts, à Rouen, dit Max d'un air placide. Et il sortit, enchanté de son heureuse idée. Le lendemain soir, il dînait chez lui, par le plus grand des hasards. Dans le courrier de province, il remarqua une enveloppe cachetée d'une devise folichonne: «Ex pluribus plures», qu'il avait jadis composée et fait graver lui-même sur certain cachet. Peu soucieux de voir s'arrêter sur cette missive d'apparence non respectable les yeux de sa femme et ceux de sa belle-mère qui dînait avec eux, il voulait l'escamoter; mais madame Béruel, avec la clairvoyance des belles-mères, l'arrêta en lui disant: --Lisez donc votre courrier, mon cher Max, cette lettre peut être pressée. En pestant intérieurement, il s'exécuta; après avoir lu, il regarda madame Béruel qui attachait sur lui un regard extrêmement sérieux. Lucie ne se doutait de rien. Ce que Max devinait dans la pensée de sa belle-mère lui inspira une pensée de révolte, qui se joignit admirablement à la prière contenue dans la lettre qu'il venait de lire. --Vous avez raison, maman, dit-il; voici une lettre qui m'oblige à partir pour Rouen demain matin. --Demain! s'écria Lucie; pas de mauvaises nouvelles, j'espère? --Non, rien, dit Max de mauvaise grâce. Ce sont des affaires d'intérêt qu'il faut traiter à la première heure. Je serai de retour dans un jour ou deux, peut-être demain soir. Madame Béruel n'avait rien dit; elle fixa sur son gendre ce regard clair et pénétrant qu'il connaissait bien et n'aimait guère. Il abrégea le dîner, sous prétexte de consulter ses papiers, et partit le lendemain par le premier train. Voici la lettre qui avait causé ce prompt départ: «Le Max chéri à sa Joliette est bien gentil d'avoir pensé à elle, qui n'est qu'une mauvaise tête picarde. S'il veut voir le coulant au cou de sa Joliette, il n'a qu'à venir à Rouen, à l'hôtel d'Albion où je repose. J'ai eu tort de demander le cheval, et c'est pour m'en punir que je me suis payé une locomotive. Faudrait pas m'en vouloir. Joliette embrasse son Max à pincettes.» VIII --Max t'a écrit? demanda madame Béruel en entrant chez sa fille deux jours après le départ de son gendre. --Oui, répondit Lucie, j'ai eu une lettre ce matin. --Quand revient-il? --Il ne sait pas; ses affaires peuvent le retenir encore quelques jours. Madame Béruel, sans répondre, s'approcha du berceau où dormait sa petite-fille. Le sommeil de l'enfant était troublé, et la fièvre la travaillait visiblement. --Qu'est-ce qu'elle a? dit la grand'mère en se penchant sur l'enfant. --Je n'en sais rien... les dents, peut-être... Madame Béruel examina la fillette avec ce coup d'oeil vigilant des grand'mères, pour qui une vie entière s'est écoulée entre les premières craintes maternelles et cette seconde épreuve de la maternité. --Ce ne sont pas les dents... pas du tout; envoie chercher le médecin, dit-elle. --Vous la croyez si malade, maman? fit Lucie effrayée. Elle ne peut pas être en danger, elle dort toujours! --Précisément! Envoie chercher le docteur, tout de suite. Lucie sonna, la femme de chambre reçut des ordres et disparut; puis la jeune mère revint à ce berceau, dix fois plus cher depuis une minute. --Que pensez-vous donc qu'elle ait? insista Lucie, les yeux soudainement tirés, les lèvres tremblantes. --Tu sais, mon enfant, que je ne suis pas médecin, fit doucement madame Béruel. Je puis me tromper, mais il me semble que ta fille a le cerveau légèrement pris, une congestion, des convulsions, peut-être... Lucie se tordit les mains avec un geste désespéré, mais sans parler, et sa mère lut plus d'angoisse dans ce silence que dans tous les gémissements du monde. L'enfant dormait toujours, s'éveillant de temps à autre sans pousser de plainte; elle regardait les deux femmes d'un air indifférent, puis refermait les yeux et retombait dans sa somnolence. Madame Béruel s'assit auprès du berceau, Lucie en fit autant de l'autre côté, et, muettes, elles attendirent l'arrivée du médecin. Ce fut long; les heures de l'après-midi passaient les unes après les autres, sans amener de changement; le soleil qui entrait d'abord à flots dans la chambre se retira lentement; l'ombre d'un mur voisin s'étendit par degrés sur le store; Lucie se leva d'un mouvement machinal et laissa entrer le jour; puis elle reprit sa place, et continua d'attendre. --Ton mari a-t-il laissé son adresse? demanda madame Béruel. Lucie répondit d'un signe de tête; elle avait le coeur trop plein pour parler. --A un hôtel? insista la mère. --Non, chez le correspondant de la maison, dit la jeune femme avec effort. La petite fille fit un mouvement comme pour chasser une mouche volant à la hauteur de son front; elle ouvrit les yeux, puis les referma, sans paraître avoir reconnu sa mère. D'un mouvement sauvage, celle-ci enleva l'enfant dans ses bras, la serra contre elle à la faire crier, et l'appela tout haut par son nom: Renée! Sa voix ne réveilla rien chez la petite: la vie s'était engourdie à son centre mystérieux, et rien de ce qui lui était familier n'atteignait plus sa vue ni son oreille. --Renée! ma fille! répéta Lucie en serrant plus fort encore contre son coeur brisé l'enfant inconsciente. Madame Béruel mit avec autorité la main sur le bras de Lucie. --Pas de scène, dit-elle, c'est inutile et même nuisible. Garde ton sang-froid pour la visite du médecin. --Mais je n'ai qu'elle! Que deviendrai-je si je la perds? allait dire Lucie. Elle se retint en pensant que sa mère souffrirait de sa cruauté, et elle s'imposa silence. Assise sur une chaise basse, l'enfant immobile sur ses genoux, elle attendit encore une heure, puis la sonnette tinta, et elle tressaillit violemment comme au sortir d'un rêve. Le docteur entra; c'était un bon vieux médecin de femmes et d'enfants, auquel son âge donnait un air paternel. Il savait fort bien soigner les petits maux de sa clientèle, et, ayant ouvert les yeux de Lucie à la lumière, il se trouvait de fait et de droit le médecin de la famille. --Un peu de congestion, dit-il après avoir examiné l'enfant; des petits révulsifs, la tête haute, beaucoup d'air... Je reviendrai ce soir. Voici l'ordonnance; envoyez tout de suite à la pharmacie. Ce ne sera rien, avec des soins. Il sortit accompagné de madame Béruel, qui rentra l'instant d'après, un peu pâle, mais toujours calme. Lucie exécutait déjà les ordres du docteur. --Qu'est-ce qu'il vous a dit? demanda-t-elle sans se retourner. C'est mortel, n'est-ce pas? --Non, non, mais non, fit la grand'mère, sans pouvoir mentir tout à fait. C'est sérieux, paraît-il, mais on en guérit très-bien. Lucie jeta à sa mère un regard où l'incrédulité se mêlait au reproche. --Comment cela s'appelle-t-il? dit-elle en continuant ses soins. Madame Béruel hésita. --J'ai le droit de le savoir, fit la jeune femme avec une autorité surprenante. Je ne suis pas une enfant, ma mère; vous m'avez élevée à regarder le malheur en face. Comment s'appelle le mal dont ma fille peut mourir? --Méningite, dit à voix basse madame Béruel, qui vint s'appuyer sur l'autre bord du berceau. Lucie fit un mouvement en arrière, et fixa sur sa mère ses grands yeux dilatés par une horreur sans nom. Elle n'avait alors que bien peu d'espoir. Depuis ce moment, jusqu'à la seconde visite du médecin, elle ne dit plus un mot, sauf pour demander les objets nécessaires aux soins qu'elle donnait à sa fille. Vers neuf heures du soir, le docteur revint, suivant sa promesse, et se livra à un examen plus attentif de la petite malade. --Y a-t-il du mieux? dit brièvement Lucie, toujours debout; elle n'avait pas mangé, et elle puisait ses forces dans sa lutte constante avec le danger. --Pas beaucoup, répondit le vieux médecin; continuons le même traitement; et demain matin... --Demain matin elle sera morte! fit Lucie avec un sang-froid qui fit tressaillir sa mère et le docteur. --Comme vous y allez, ma chère enfant! fit le brave homme, on ne meurt pas si vite que cela! Donnez-nous au moins le temps de nous retourner! Demain matin, si le mal n'a pas cédé, on pourrait faire une petite consultation... Mais jusqu'ici, il n'y a rien de perdu. Tâchez de dormir, votre mère vous relayera pour les soins; il vous faut du repos, beaucoup de repos, sans quoi vous ne serez plus bonne à rien. Allons, bon courage! A demain. Il s'en alla, reconduit par madame Béruel, et lui dit dans l'antichambre: --Avertissez le père, il y a du danger. Madame Béruel envoya immédiatement un télégramme, et revint près de sa fille, qui semblait aussi calme, aussi froide que si rien d'extraordinaire ne fût arrivé; seulement, elle n'avait plus une goutte de sang au visage. --Vous avez télégraphié? dit Lucie en la voyant rentrer. Surprise, mais non étonnée de cette divination, la mère répondit d'un signe, et le silence continua à régner dans cette chambre, devenue soudain sombre et lugubre comme une crypte destinée à des funérailles. Vers dix heures, un coup de sonnette fiévreux retentit dans l'antichambre, et les deux femmes saisies de la même idée se levèrent en même temps. A cette heure, ce ne pouvait être que Max. Sur un geste de sa fille, madame Béruel se rassit auprès du berceau, et Lucie sortit de la chambre. Éblouie par la clarté du bec de gaz au sortir de l'ombre de la veilleuse, elle s'avançait rapidement, les deux mains étendues, persuadée qu'elle allait rencontrer son mari. Un geste respectueux la retint et lui fit lever la tête. Ce n'était pas Max, c'était Georges qui était devant elle. Elle s'arrêta court, les yeux pleins de cette lumière violente, terrassée par un choc si imprévu: comment un autre que son mari pouvait-il se trouver là, à cette heure? --Je vous demande pardon, dit Varin à voix basse, presque honteux de pénétrer dans cette intimité douloureuse de la mère au désespoir. J'ai vu le docteur au cercle; il m'a dit que Renée est très-mal... Je sais Max absent; un homme est quelquefois utile dans une maison en de telles circonstances... J'ai pensé que la parenté pouvait excuser... Lucie, les yeux dilatés, l'écoutait sans le comprendre; soudain elle jeta violemment ses deux mains dans celles du jeune homme. --Vous êtes venu, vous! dit-elle; il y a peut-être quelque chose à faire, puisque vous êtes venu... Que pourrait-on pour sauver l'enfant? Ému jusqu'au fond de l'âme, il la regardait, cherchait à deviner avec elle ce qu'on pourrait faire. --Il va la laisser mourir, continua Lucie; c'est un vieux médecin; il ne sait pas tout... Quand il amènera sa consultation, Renée sera morte... Elle regardait dans le vague, devant elle, et semblait chercher péniblement une idée qui se refusait obstinément à son cerveau fatigué. Georges la saisit au vol. --Un spécialiste, n'est-ce pas? --Oui, oui, un spécialiste tout de suite! s'écria Lucie en lâchant les mains de Varin qu'elle n'avait cessé de serrer convulsivement. Allez! Elle le poussa vers la porte; mais au moment où il allait l'ouvrir, elle l'arrêta. --Ils ne se dérangent pas la nuit, ces grands hommes, dit-elle amèrement: promettez de l'argent, donnez-en, tout ce qu'on voudra... --Ce n'est pas pour de l'argent qu'ils se dérangent non plus, dit Varin; mais je connais un peu B..., le plus fort de tous; je vous l'amènerai, à tout prix; attendez-moi! Elle essaya de formuler un remerciaient, mais ses lèvres étaient redevenues muettes; elle ébaucha un geste d'adieu, et retourna dans la chambre d'un pas automatique. Avec cet espoir nouveau, une faiblesse extraordinaire était tombée sur elle. --Eh bien? dit sa mère en la voyant rentrer seule. --C'est Georges; il va chercher un spécialiste, dit péniblement Lucie. Elle semblait engourdie par une torpeur semblable à celle de l'enfant. L'attente recommença dans la chambre à demi obscure. Madame Béruel sommeillait, vaincue par la fatigue; Lucie rêvait les yeux grands ouverts, et son triste rêve se déroulait devant elle avec la douloureuse persistance et la netteté terrible d'une inévitable réalité. Elle voyait, sous la porte tendue de blanc, le petit corbillard couvert de plumes blanches et de galons d'argent, emporté par les porteurs funèbres, au pas rapide et régulier, qui enlèvent à deux ce fardeau si léger, que les bras d'une mère ne sont jamais las de soutenir. Elle voyait le défilé se mettre en marche, sous le soleil d'une matinée d'avril, et les femmes de son entourage, les vieilles amies de sa mère, les seules qu'elle eût elle-même, chargées de fleurs et de couronnes immaculées, se grouper derrière le petit cercueil, trop petit pour soutenir tant d'offrandes. Elle allait plus loin, marchant dans la funèbre cohue; elle entrait sous le porche de l'église où elle avait reçu la bénédiction nuptiale; elle en ressortait et prenait le chemin du cimetière, toujours de ce même mouvement rapide et cadencé, qui force les vivants à presser le pas derrière les morts, pour leur ravir la dernière et triste joie de conduire doucement et sans hâte à leur lieu de repos ceux qu'on a aimés et qui n'ont plus rien à subir de la vie. Un bruit de voix étouffées l'arracha à demi à cette horrible vision: elle tourna la tête vers la porte, croyant déjà voir entrer le cercueil; ce fut Georges qui se présenta, accompagné d'un homme à l'air résolu, qu'elle connaissait pour l'avoir vu à l'Institut, en séance solennelle. Elle s'effaça devant lui et lui confia sa fille avec un appel désespéré dans le regard, mais sans vaines paroles. Que pouvait-elle dire? Le médecin s'assit auprès du berceau, fit éclairer la chambre, et commença une série d'expériences douloureuses, de tortures infligées au pauvre petit corps atone. Madame Béruel détournait les yeux, frémissant dans sa chair à la pensée de ce que souffrait le malheureux être, que tant d'épreuves ne pourraient peut-être pas arracher à la mort. Lucie plus forte regardait, le coeur déchiré, mais ne voulant pas perdre la moindre parcelle de cette vie précieuse, si fragile à cette heure. Enfin, l'enfant cria. A ce cri, le docteur leva imperceptiblement la tête, et un faible mouvement de satisfaction détendit ses traits rigides. Lucie palpitante s'était jetée en avant, comme pour protéger sa fille contre la douleur; Georges, qu'elle avait si bien oublié, la retint du geste. Étonnée, elle le regarda, et vit sur le visage de cet homme la trace brillante de larmes non essuyées. Elle porta la main à ses propres yeux, et sentit ses joues ruisselantes: depuis une heure, ses pleurs coulaient sans interruption, et elle ne s'en était pas aperçue. La petite fille criait maintenant, et chacun de ses cris manifestait le retour d'une sensation; quand la vie eut repris son cours, le docteur se retira, accompagné de Georges, sans que Lucie lui eût adressé la parole; mais le remercîment de ces hommes-là est dans le geste de joie féroce avec lequel les mères ressaisissent leur enfant, quand le médecin le leur remet entre les mains. La matinée du lendemain continua le mieux de la nuit. Le vieux médecin se présenta, apprit la visite de son confrère, et s'inclina silencieusement devant l'oeuvre qu'il avait accomplie: certaines sommités sont à l'abri de toute jalousie, car chacun sait en lui-même qu'il ne pourrait les remplacer. Vers midi, tout ayant repris son cours normal dans la maison, Lucie leva tout à coup les yeux vers sa mère. --Et la dépêche d'hier, Max l'a-t-il reçue? dit-elle. Il doit être dans un état terrible! --Il devrait être ici, répondit madame Béruel, avec un léger mouvement nerveux. --Pas encore, fit observer la jeune femme, à moins d'avoir pris le train de nuit... L'après-midi s'écoulant, Lucie envoya une seconde dépêche annonçant l'heureuse terminaison de la crise. Celle-là encore resta sans réponse. Une affreuse terreur saisit madame Rodey. Est-ce qu'après avoir failli perdre son enfant, elle allait perdre son mari? L'imagination surexcitée par les craintes de la nuit précédente, elle se représenta tour à tour Max malade dans une chambre d'hôtel, trop malade pour écrire, puis Max roulé dans les eaux jaunâtres du fleuve et porté à la Morgue, faute d'une personne amie pour signaler sa disparition et le reconnaître. Les correspondants le croyaient peut-être parti pour Paris, tandis qu'il était victime d'un malheur inconnu... Cette pensée prit de plus en plus de force à mesure que le mieux de la petite fille s'accentuait; et quand la nuit vint, avec le souvenir des angoisses de la veille, Lucie affolée, au lieu de se coucher et de dormir, mit quelques effets dans un petit sac et se prépara à partir par le premier train, pour savoir ce que signifiait l'incompréhensible silence de son mari. Madame Béruel ne disait rien de ce silence, et cela seul était un blâme, car elle ne paraissait pas autrement inquiète de l'absence de son gendre: Lucie prit la résolution de ne pas lui parler de son voyage, sûre de ne trouver de ce côté que le conseil de s'abstenir. En réalité, depuis son mariage, sa mère et son mari ne s'étaient rencontrés que sur un point: c'était pour lui reprocher une certaine tendance à s'exagérer les émotions et les événements de la vie. C'est un reproche que tous les gens calmes font à tous les gens nerveux, quand ils trouvent les causes hors de proportion avec les effets: ils auraient raison assurément si tout le monde sentait de la même manière; mais ils ne se rendent pas compte que, si les gens nerveux se laissent impressionner trop vivement par des choses qui ne touchent guère des gens calmes, c'est qu'ils sont faits différemment, et que par conséquent les événements prennent pour eux une signification tout autre. A ce reproche d'être trop romanesque, Lucie n'opposa bientôt que la résolution de cacher ce qu'elle ressentait lorsque ses sentiments étaient de nature à ramener dans la bouche de sa mère ou de son mari quelqu'une de ces phrases tranquilles sur la nécessité de prendre froidement les choses. Si son amour pour son mari n'en avait pas souffert, c'est que l'amour se compose principalement de sacrifices, et qu'une femme aimante peut supporter même d'être injustement jugée sans que son idole en souffre à ses yeux. Mais il n'en avait pas été de même pour madame Béruel, et Lucie avait perdu de son ancienne et entière confiance dans les conseils de sa mère, autant en se voyant souvent grondée qu'en s'apercevant avec quelle sévérité la belle-mère jugeait son gendre. Renée, confiée aux soins de madame Béruel, pouvait se passer de sa mère pour quelques heures; l'absence de nouvelles, ce matin-là encore, avait mis le comble à l'agitation de la jeune femme; avant huit heures du matin, munie d'une somme d'argent suffisante pour parer à toutes les éventualités, Lucie quitta sa maison en laissant un mot pour prévenir sa mère de son absence. IX Un brouillard floconneux suivait le cours de la Seine, et Lucie, le visage appuyé contre la vitre, ne pouvait rien voir ou presque rien du paysage; rien ne trompait son impatience et son anxiété, et elle retournait incessamment dans son esprit les craintes douloureuses du jour précédent. Entre sa fille à peine échappée à la mort et son mari disparu, elle se sentait flotter comme une épave. L'enfant allait mieux, elle ne voulait plus songer à l'effroyable crise qu'elle venait de traverser, elle mettait la main sur ses yeux et sur ses oreilles pour empêcher la mémoire de la vue et de l'ouïe de lui représenter de si pénibles souvenirs, et aussitôt son imagination fiévreuse jetait devant elle l'ombre de son mari mourant, mort, étendu au fond du fleuve, ou rapporté sans vie dans une froide chambre d'hôtel qu'elle n'avait jamais vue, mais qu'elle se représentait dans ses moindres détails. Parfois son cerveau fatigué lui faisait grâce de ces horreurs: elle voyait alors Max rentrant à l'hôtel après une absence nécessitée par ses affaires, prêt à décacheter le terrible papier bleu du télégramme qui devait lui causer une si forte commotion; elle s'avançait alors, les yeux brillants de joie, et lui disait: «Ce n'est rien, c'est fini, partons ensemble pour retourner auprès de la petite chérie!» Le train redoubla de vitesse sur une courbe prononcée; machinalement, Lucie regarda à la fenêtre, et le brouillard enlevé par un coup de vent subit s'envola suivant le cours de l'eau; la jeune femme aperçut une vision de clochers aigus et gracieux, de tours royales, surmontées d'une couronne, d'arbres, d'eau, de dentelles de pierre, puis la locomotive s'engouffra sous la montagne Sainte-Catherine, redoublant d'efforts pour gravir la rampe, et s'arrêta sous une grande halle vitrée, presque sombre... Lucie interdite ne pouvait encore revenir à la vie réelle, quand un employé passa devant elle en criant à pleine gorge: «Rouen, dix minutes d'arrêt!» Madame Rodey saisit son petit sac, sauta sur l'asphalte et se précipita vers la porte. Il lui semblait qu'elle n'arriverait jamais assez vite. Elle se fit conduire en voiture chez le correspondant de leur maison. Un caissier de province à lunettes et à cheveux gris la reçut derrière un grillage, et parut très-étonné de voir, avant onze heures du matin, une si jolie dame lui demander des nouvelles de son mari. --Nous n'avons pas vu M. Rodey, dit-il avec hésitation. Sa vieille habitude d'employé blanchi sous le harnais lui donnait une prudence peu ordinaire, et il sentait bien que si madame Rodey cherchait chez eux son mari que personne n'avait vu, c'est qu'un mystère se cachait là-dessous. --Mais vous lui avez écrit? insista Lucie; sinon vous, les chefs de la maison. Il est parti au reçu de votre lettre... Le vieux caissier s'inclina avec une commisération réelle pour cette jeune femme qui croyait si aveuglément en la parole de son mari. --Nos chefs ne nous disent pas tout, madame, répondit-il, cherchant par charité pour Lucie à ménager une échappatoire à Rodey, auquel il ne s'intéressait pas le moins du monde; il se peut que M. Rodey ait reçu un message dont je ne sois pas informé. Le nombre des hôtels où peut descendre M. votre mari est limité.. le mieux serait de le chercher là... --Merci, monsieur, dit Lucie en tirant son voile sur son visage. Elle en voulait à ce vieux égoïste de ne pas lui donner plus d'éclaircissements. Bien certainement, il en savait plus long qu'il ne voulait en dire; n'était-ce pas une véritable cruauté que de lui faire chercher des renseignements qu'il pouvait lui donner? Sur la porte, elle se retourna. --Vous n'avez pas entendu parler, dit-elle d'une voix altérée, de quelque accident arrivé à Rouen depuis peu?... --Rien, madame, absolument rien. Je puis, autant qu'il est possible d'affirmer une chose semblable, vous certifier que, depuis deux ou trois jours, il ne s'est présenté ici aucun cas fortuit, aucun... --Aucune mort subite? insista Lucie. --Absolument aucune. Elle resta immobile, puis une idée lui vint. --Vous avez reçu pour M. Rodey deux télégrammes de Paris; que sont-ils devenus? Le caissier se leva et se dirigea vers une boîte vitrée dans laquelle gisaient pêle-mêle des enveloppes de toute provenance. Ne voyant là rien qui répondit à la question de Lucie, il passa un instant dans la pièce voisine et revint aussitôt. --Nous avons en effet reçu deux télégrammes, dit-il; comme M. Rodey n'avait pas donné d'ordres, on les a gardés vingt-quatre heures, puis on les a expédiés par la poste à Paris, où ils ont dû être remis chez lui avec le courrier du matin. Lucie comprenait de moins en moins, et croyait marcher dans un rêve. Les hommes et les choses paraissaient décidément conjurés pour lui cacher le sort de son mari. Elle remercia d'un signe de tête, et remonta dans la voiture qui l'attendait à la porte. Une pluie fine et pénétrante commençait à tomber, donnant à tout un air de tristesse misérable. Les façades grises devenaient noires, les chevaux couchaient les oreilles et baissaient la tête, habitués à de telles aubaines dans une ville où il pleut presque toujours. Lucie trouvait les rues interminables et ne pouvait contenir son impatience nerveuse. --Oh! mon Dieu! murmurait-elle, nous n'arriverons jamais. La voiture tourna sur le quai et déposa la jeune femme devant un hôtel de bonne apparence. Le garçon s'approcha, empressé, respectueux. --Avez-vous ici M. Rodey? demanda Lucie. --M. Rodey? répéta le garçon à un autre fonctionnaire qui se tenait sur le seuil. Celui-ci renvoya la question à un autre, et le nom du mari de Lucie fit ainsi le tour de la valetaille sans trouver d'écho. --Nous n'avons pas ici de M. Rodey, revint dire le garçon obséquieux; mais si madame veut prendre la peine de descendre ici, nous enverrons savoir dans les autres hôtels si le monsieur que demande madame ne s'y trouve pas. --Merci, répondit sèchement Lucie; je descendrai où se trouve mon mari. La voiture recommença à rouler lentement sur le pavé glissant, le long des quais populeux, où les grues à vapeur opéraient les déchargements avec un bruit grinçant et régulier qui donnait sur les nerfs à Lucie; puis elle s'arrêta devant une autre maison de non moins bonne apparence, située près du théâtre. --M. Rodey? demanda-t-elle comme la première fois. --Il est ici, madame, répondit le préposé à l'arrivée. Le coeur de Lucie se souleva soudain dans sa poitrine; il lui parut qu'elle avait des ailes. Elle descendit à la hâte, paya le cocher et se dirigea vers la porte. --Il n'est pas malade? demanda-t-elle, par acquit de conscience. Puisqu'elle avait retrouvé sa trace, tout devait aller pour le mieux désormais. --Je ne crois pas, madame. Si madame veut prendre la peine d'entrer... Elle entra dans l'endroit qu'on est convenu d'appeler le bureau, et une petite femme replète vint à sa rencontre. --Madame désire une chambre? --Non, je repars. Je voudrais voir M. Rodey. Le visage de la petite femme s'allongea, et elle jeta un regard plein de reproches au garçon qui tenait encore à la main le sac de la visiteuse; puis elle passa sous le péristyle, et Lucie entendit le bruit étouffé d'une gronderie à laquelle les domestiques répondaient à voix basse, et où le mot «la dame» revenait fréquemment. Incapable de se contenir, Lucie s'avança au milieu de deux ou trois garçons et autant de filles de service. --Je suis madame Rodey, dit-elle, et je veux savoir où est mon mari. Elle avait parlé d'une façon si souveraine que, parmi ces gens accoutumés à toutes les aventures, il ne s'en trouva pas un pour douter qu'elle ne dit la vérité. Les femmes échangèrent des regards significatifs, et les hommes se détournèrent, peut-être pour rire. --Mon Dieu, madame, reprit la gérante, M. Rodey est parti hier... --Avant-hier, rectifia le sommelier. --Oui, c'est juste, avant-hier, pour la Bouille, où il voulait faire une petite excursion... Il aura peut-être poussé jusqu'à Jumiéges... Mais il ne peut tarder à revenir, car voilà le mauvais temps... Si madame veut l'attendre, on peut préparer une chambre à madame... --À quelle heure revient-on de l'endroit que vous dites? demanda Lucie, écrasée sous le coup d'un étonnement prodigieux, au milieu duquel elle sentait poindre la quasi-certitude d'un malheur, sans savoir d'où ce malheur viendrait. --M. Rodey a pris une voiture, la calèche de l'hôtel; il reviendra à son loisir. Si madame veut prendre la peine de monter... Lucie suivit machinalement la gérante, et se trouva aussitôt dans une chambre au premier, avec balcon sur le quai. Elle déposa un ou deux objets qu'elle tenait à la main, approcha un fauteuil de la fenêtre, et s'y laissa tomber, les yeux noyés dans le triste espace, rayé de pluie. Pendant qu'elle veillait auprès de leur enfant mourante, Max se promenait en voiture, de la Bouille à Jumiéges, Dieu sait où, ne passait pas chez le banquier pour prendre sa correspondance, ne donnait pas d'adresse, et disparaissait, comme un homme pour qui la vie n'a ni liens ni soucis. Que voulait dire cette étrange manière d'agir? Est-ce ainsi que se conduit un père de famille soucieux de ses intérêts et de ses devoirs? Lucie passa deux ou trois fois les mains sur son front et sur ses yeux fatigués, puis les laissa retomber, et reprit le cours de sa méditation douloureuse. Bien des fois elle avait remarqué dans la manière de vivre de son mari des lacunes qu'elle ne pouvait s'expliquer. Il n'avait pas été au cercle, il n'avait pas été au théâtre ni dans aucune maison qu'elle connût, et cependant les soirées, les journées, et parfois les nuits s'écoulaient sans qu'on le vit au logis. C'était la chasse, ou une absence nécessaire à ses affaires, ou toute autre excuse de ce genre, valable quand on aime et quand on croit, mais qui, du jour où les yeux sont dessillés, n'est plus que le plâtrage grossier et sans soutien qui masque un édifice de mensonge. --Non, se dit Lucie, je ne puis croire qu'il me trompe, qu'il est ici pour une autre femme, qu'il nous a quittés, son enfant et moi, sans nécessité! Que dis-je sans nécessité? pour mieux me tromper, moi qui n'ai aucune méfiance! Je ne puis pas, je ne veux pas le croire! Il y a là-dessous quelque mystère tout simple, qu'il va m'expliquer d'un mot en rentrant tout à l'heure; nous allons reprendre ensemble le chemin de Paris, et, en wagon, il va tout me raconter... Hélas! quand on ne veut ni ne peut croire à quelque malheur, c'est qu'on y croit déjà et qu'on lutte avec la certitude! Il pleuvait toujours; l'après-midi s'avançait. Lucie, qui n'avait rien pris depuis le matin, se sentait de plus en plus faible. Deux fois la fille de service était venue demander si madame n'avait besoin de rien, et la jeune femme l'avait expédiée avec un refus. Mais la nature n'est pas inépuisable, et madame Rodey était près de défaillir, quand le bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la porte la fit se lever en sursaut. C'était une calèche à capote relevée. Le cocher ruisselait, la pluie tombait à flots sur le tablier de cuir. Un homme descendit, et le coeur de Lucie bondit à l'étouffer, au moment où elle reconnut Max. Penchée sur le balcon, sans souci de l'eau qui tombait de la gouttière sur ses épaules, elle l'appela par son nom; mais il ne l'entendit pas. Il prit un parapluie des mains du garçon qui l'apportait, se retourna vers la calèche, et, derrière cet écran improvisé, Lucie vit apparaître les jupons blancs et les souliers mignons d'une femme. Frappée au coeur, elle se rejeta en arrière, comme si la vue de quelque monstruosité eût froissé toutes les fibres les plus délicates de sa pudeur, et resta immobile, les mains toujours fixées à la barre du balcon, perdue dans une sorte de morne indifférence. Que pouvait-il lui arriver désormais? Sa foi et son amour gisaient morts au fond de son âme désolée, et elle ne pouvait même plus pleurer sur eux. --Cela m'est bien égal, murmura-t-elle en s'efforçant de hausser les épaules. Puis elle ajouta aussitôt: --Le misérable! il aurait mieux fait de me tuer! Elle n'avait plus aucune idée du lieu ni du temps, et fût restée là longtemps, si la voix de Max, dans l'escalier, n'avait frappé son oreille, mêlée aux éclats de rire d'une voix de femme. Lucie quitta vivement la fenêtre et se rapprocha de la porte. --Ah! oui, nous avons été mouillés, disait la femme, je vous en réponds! Mais c'était bien drôle tout de même! Et quelles auberges! Seigneur Dieu, je n'avais jamais rêvé de pareilles auberges! On monte dans le lit avec une échelle! Les portes battaient, les domestiques couraient... Lucie boutonna son manteau, renoua les brides de son chapeau, prit son sac et ouvrit la porte. Elle n'avait plus qu'un désir: fuir sans être vue. Que dirait-elle à Max, si elle le rencontrait sur son chemin? Le palier était vide. Lucie s'élança dans l'escalier, afin d'atteindre le quai sans parler à personne; mais au moment où elle passait devant le bureau, Max en sortit brusquement, le visage pâle, les traits contractés. --La voilà, monsieur, dit la gérante en indiquant Lucie. Les deux époux restèrent face à face le quart d'une seconde peut-être. La gérante les regardait d'un air curieux et effrayé; elle craignait une scène, et, en même temps, elle avait envie de voir comment cela allait se passer. --Dites au moins à ces gens que je suis votre femme, dit madame Rodey d'une voix calme et pleine de mépris. Même dans un endroit où je ne dois pas revenir, je ne veux pas qu'on puisse croire que c'est moi qui suis votre maîtresse. Au premier mot, Max avait machinalement ôté son chapeau; il voulut arrêter Lucie et étendit la main vers elle; mais elle se recula comme à l'aspect d'un reptile, et sortit si vite qu'il ne put l'en empêcher. --C'est votre femme? dit la gérante. --Parbleu! fit Max en se mettant à la poursuite de Lucie. Elle avait tourné le coin du quai. Comment la retrouver dans ce dédale de petites rues? Il chercha une voiture et n'en rencontra point. Il se lança presque au pas de course vers la gare, supposant bien que sa femme avait dû s'y rendre; mais, quand il arriva devant le guichet, le sifflet de la locomotive lui annonça qu'un train venait de partir. --Le train de Paris? dit-il tout essoufflé à un employé qui passait. --Le voilà qui part, monsieur. Dans trois heures, le prochain. Max éprouva l'impression d'un homme qu'on retire du feu pour le jeter à l'eau. C'était quelque chose que de n'avoir pas la scène tout de suite; mais, tout de suite, la paix eût été plus facile à faire que quelques heures plus tard. Dans le premier moment, on donne de mauvaises raisons, et cela passe tout de même, tandis qu'à tête reposée, il faut des arguments plus solides. Tout en rebroussant chemin, il se demanda qui diable l'avait dénoncé, car l'arrivée de Lucie était bien certainement le fruit d'une dénonciation, et sur-le-champ il nomma sa belle-mère. Mais comment Lucie avait-elle pu le trouver? Quelle patience dans la perversité doit avoir une femme pour reconstituer ainsi une situation à l'aide des moindres indices!... Comme il retournait ces pensées dans son esprit, animé d'une grande colère contre sa femme, qui le mettait dans une position ridicule, il passa devant la porte du banquier, et, se rappelant qu'il était soi-disant venu pour conférer avec lui, il voulut se ménager un alibi. En le voyant, le vieux caissier leva la tête et parut surpris. --Vous avez vu madame Rodey? dit-il sans préambule. Max fit un mouvement. Comment! elle était venue là aussi? Mais c'était donc une persécution! --Je l'ai vue, dit-il. Eh bien? --Rien, monsieur. Les deux télégrammes que nous avons reçus pour vous de Paris ont été renvoyés chez vous hier soir, faute d'indications. Max eut grande envie de s'appeler imbécile. Fallait-il que son imprévoyance fût la cause de ce désagrément! C'était élémentaire: il aurait dû commencer par s'assurer le concours du banquier ou de ses employés, puisqu'il les avait indiqués comme ceux qu'il allait voir! A l'aide d'une phrase quelconque, il se fit une sortie, et courut à l'hôtel, où mademoiselle Julie le reçut avec toutes les fureurs d'Hermione, coupées de railleries aiguës. Heureusement le temps lui manquait pour permettre à la jolie personne de déployer toute son éloquence; il y coupa court en réglant sa note et en retournant au chemin de fer. Au moment où il quittait Rouen, fort ennuyé de l'aventure, sa femme sonnait chez elle. --La petite? demanda-t-elle à la femme de chambre qui lui ouvrit. --Mademoiselle va de mieux en mieux, répondit la bonne âme avec un air heureux. Elle joue dans son berceau avec la maman de madame. Lucie ouvrit la porte de la chambre, et sa mère se leva en sursaut en la voyant. La jeune femme avait vieilli de dix ans depuis quelques heures: un pli s'était creusé sous ses yeux, un autre au milieu du front, et ses traits rigides lui donnaient une beauté de statue qui faisait mal à voir. --Lucie! s'écria madame Béruel, qu'est-il arrivé? --Il m'a trompée, répondit-elle. Après un silence, elle arracha de son coeur cette courte phrase, qui résumait son agonie: Je ne l'aime plus! X «Je ne l'aime plus!» Que de fois ce cri désespéré a jailli d'une âme à la dérive, qui sentait tout sombrer autour d'elle! Parfois il s'est échappé comme un défi de lèvres hautaines, et alors il n'était pas toujours sincère; plus souvent il est tombé comme une larme sur les cendres d'un passé de joie et d'amour, emportant avec lui tout ce qui avait été l'orgueil et la félicité d'une âme humaine. Souvent, plus souvent encore, il a essayé de masquer sous une indifférence résignée la plaie inguérissable d'un coeur trop fier pour avouer son mal, et trop franc pour jouer la satisfaction orgueilleuse d'un captif volontaire qui reprend enfin sa liberté longtemps enchaînée. Mais ce n'est pas à la première épreuve qu'une femme vraiment aimante et dévouée peut reconnaître en toute sincérité qu'elle n'aime plus son mari. Combien de fois faut-il que la cruelle vérité flagelle l'épouse avant qu'elle arrache de son coeur l'amour et l'estime pour celui dont elle porte le nom? Cela dépend des épouses et aussi des époux, ainsi que de leurs fautes; mais le coeur, blessé par la première découverte d'une trahison, revient presque toujours sur lui-même et pardonne, avec un espoir de retour, le plus souvent trompé. C'est ce que madame Béruel essaya de faire comprendre à sa fille, pendant les trois heures de solitude que le prompt départ de la jeune femme leur accordait avant l'arrivée de Max. Lucie l'écoutait sans répondre. Comprenait-elle seulement ces raisonnements, fruits d'une haute sagesse et de longues méditations, mais qui semblent si arides et si secs aux pauvres âmes froissées? Elle écoutait, le visage tiré par une amertume intérieure, se disant que toutes ces belles consolations philosophiques ne guérissaient pas sa peine. La mère se tut, voyant le peu de succès de sa morale; puis, après un court silence, elle reprit: --Te souviens-tu, Lucie, qu'au moment où tu m'as demandé de consentir à ton mariage, je t'ai fait pressentir ce qui arrive aujourd'hui? La jeune femme tressaillit et regarda sa mère. Oui, c'est vrai, elle se souvenait, madame Béruel lui avait dit que son mari pourrait la tromper, et elle, insensée, avait refusé de la croire. --Je te dis alors, ma fille, que tu n'aimerais pas assez ton mari, si tu ne pouvais pas lui pardonner des injures ou... je n'osais dire des infidélités; mais tu m'avais bien comprise, puisque c'est toi-même qui m'as demandé si je croyais qu'il te tromperait. Pour ne pas froisser ta pudeur de jeune fille, ton amour de fiancée, j'ai répondu: Non; et cependant c'est oui que j'aurais dû répondre. J'expie aujourd'hui mon manque de franchise. Mais, en disant la vérité, Lucie, je craignais de perdre ton coeur... Ne m'as-tu pas moins aimée, depuis que tu m'as vue juger sévèrement ton mari? La jeune femme se jeta sur le sein maternel, qui, de son côté, avait renfermé silencieusement tant de peines, et ses larmes se firent enfin jour. --Oh! mère, dit-elle, je vous ai méconnue! Madame Béruel essuya les yeux de sa fille et passa tendrement la main sur ses beaux cheveux de soie. N'est-ce pas le sort des mères dévouées que d'être méconnues? --Tu croyais que j'étais jalouse de ton mari? dit-elle avec un triste sourire. Lucie n'osa répondre, mais elle serra plus étroitement sa mère dans ses bras. --Je le surveillais, reprit madame Béruel. J'avais si peur de ce qui arrive aujourd'hui! Je désirais tellement t'éviter des découvertes inutiles, que je m'efforçais d'empêcher d'arriver jusqu'à toi ce qui pourrait troubler ton repos; j'obligeais, par ma surveillance, ton mari à une prudence dont il ne soupçonnait pas la nécessité, puisque cette fois... Lucie avait relevé la tête, et, la main sur le bras de sa mère, elle regardait avec des yeux pleins d'horreur. --Cette fois, dit-elle lentement, car ses lèvres se refusaient à formuler les mots; ce n'était donc pas la première fois? La mère se sentit impuissante à mentir; avec les précautions les plus délicates, avec tout ce que sa tendresse put lui suggérer de douceur et de ménagements, elle essaya de faire comprendre à Lucie le caractère de son mari, si toutefois cela peut s'appeler un caractère. --Tu seras toujours la plus respectée, la plus aimée, conclut-elle, mais non la seule; tel est ton destin, ma fille. Le noeud qui te lie à Max est indissoluble; efforce-toi donc de te résigner à subir de temps en temps des abandons qu'il s'efforcera ensuite de te faire oublier par un retour... --Eh quoi! ma mère, s'écria Lucie en se levant avec indignation, vous voulez que je pardonne et que je consente à recevoir le rebut des caresses dont une fille n'aura pas voulu? Mais ma pudeur de femme, ma dignité d'épouse, que deviennent-elles dans ce honteux marché? Jamais... --Le mariage est indissoluble, reprit doucement madame Béruel, et la loi ne te permet pas de t'isoler dans le mariage; tu dois être la femme de ton mari, sa femme soumise aussi longtemps qu'une séparation de corps ne t'aura pas permis d'avoir un domicile privé. Cette séparation, je ne te conseille pas de la demander; aucun de ceux que tu consulteras ne te la conseillera: tu ne l'obtiendrais pas. --La trahison de mon mari ne me délie pas de mes devoirs? demanda Lucie, les yeux étincelants de colère. --Aucune trahison ne délie, sauf quelques cas exceptionnels. Nous n'en sommes pas là, d'ailleurs, et ton mari ne mérite pas que tu aies recours à des mesures extrêmes. --Vous ne trouvez pas qu'il le mérite? --Ce que je pense là-dessus comme femme et comme mère n'est pas ce que pensera le monde, et je te parle au point de vue du monde. --Que me conseillez-vous alors? fit Lucie d'un ton irrité, presque agressif. --Le pardon. Lucie jeta à sa mère un regard de colère, où le dédain et le sentiment de son impuissance se mêlaient de la façon la plus douloureuse. --Le pardon, reprit madame Béruel, afin qu'il t'aime et te vénère pour ta douceur et ta bonté. Il pourra te trahir encore, mais avec des remords; toutes les fois que la folie d'un caprice l'emportera loin de toi, il se reprochera sa conduite, et tu le verras revenir repentant, affectueux... --... me rapporter les débris de ses vieilles passions, murmura Lucie avec dédain. Madame Béruel regarda sa fille, et comprit qu'elle n'avait pas frappé assez fort. --Ce ne sont pas des passions, reprit-elle, ce sont des caprices; mais prends garde que, grâce à ton orgueil, à ta rancune, il ne laisse pénétrer jusqu'à son coeur un amour sérieux. Jusqu'à présent, l'écorce seule est entamée; mais si tu laissais atteindre la moelle... --Vous pensez qu'il pourra aimer sérieusement une autre femme? s'écria Lucie. Ah! s'il le faisait jamais, je quitterais la maison qu'il déshonore... --Et il t'y ferait ramener par le commissaire de police, si la fantaisie lui en prenait. Crois-moi, ma fille, évite le scandale, et surtout tâche de garder prise sur ce coeur fragile; sois respectée, surtout: c'est par l'estime seule que tu garderas quelque empire sur lui, et, si ce n'est pour lui, que ce soit pour elle... Elle indiquait l'enfant endormie dans le berceau près d'elles. --Soit, dit Lucie en laissant couler, rapides et pressées, les larmes résignées d'un coeur brisé qui renonce à la lutte; pour elle, je garderai la paix du foyer conjugal; mais ne me demandez pas de pardonner, ma mère: je ne saurais pardonner. Madame Béruel ne répondit pas; elle savait précisément que c'est le pardon qui s'accorde le plus facilement, quand on aime; et Lucie aimait son mari: c'est pour cela que sa souffrance était si aiguë. Max arriva vers le soir, fort penaud, très-embarrassé de sa personne, mais décidé à sauver la situation au moyen de sa gaminerie, qui le rendait si drôle et si amusant. Il sut vaincre la dignité sévère de sa femme en se moquant de lui-même d'une façon si extraordinaire, si comique et si naturelle, que le rire venait irrésistiblement. Il raconta son odyssée avec Julie de façon à la rendre ridicule et sotte; il se peignit comme la victime des charmes d'une Circé audacieuse, et fit si bien qu'il obtint son pardon, habilement préparé, grâce à une effusion de sentiment, très-sincère d'ailleurs, qui vint admirablement couronner son oeuvre. --Pour l'amour de Renée, dit-il, en se laissant glisser aux genoux de Lucie, qui l'écoutait en pleurant silencieusement; pour l'amour de la petite innocente que nous avons failli perdre, que tu as sauvée, ma chère et courageuse femme, pendant que je courais les grandes routes... Tiens, je suis un misérable, et tu devrais me frapper de ta jolie menotte, si douce et si fine... Lucie le regardait avec une nuance de pitié, dans sa tendresse de mère et d'épouse; elle plaignait vraiment ce grand enfant d'être si faible, et sentait une profonde tristesse l'envahir en pensant qu'elle avait considéré comme un héros, comme un demi-dieu, l'homme qui s'accusait si complaisamment en implorant son pardon. --Pour l'amour de la petite que tu as sauvée, répéta Max en couvrant de baisers la main qui ne se refusait plus. Lucie fit un brusque mouvement et retira sa main. --Ce n'est pas moi qui l'ai sauvée, dit-elle, c'est le docteur B... Et le docteur ne serait pas venu, si Georges n'avait pas été le chercher; ils ont passé la nuit ici à veiller... Il faut aller les remercier. --Demain, fit Max d'un air câlin. Vas-tu me renvoyer tout de suite? J'arrive; je n'ai pas dîné; je pourrais même dire que je n'ai pas déjeuné, car je rentrais à Rouen pour déjeuner, quand... Mais c'est bien fait, c'est bien fait! reprit-il vivement en voyant se contracter les traits de sa femme; je mérite d'être au pain sec et à l'eau pendant trois mois entiers; seulement, ma bonne, chère et généreuse Lucie, permets-moi de prendre un potage... --Madame est servie, fit la femme de chambre en frappant à la porte. Max se dirigeait avec empressement vers la salle à manger; Lucie lui mit la main sur le bras. --C'est ma mère, dit-elle, qui vous a excusé et qui m'a conseillé de vous pardonner. Il faut que vous le sachiez, car vous n'êtes pas juste envers elle. Sans ses avis, j'aurais quitté cette maison avec ma fille... --Eh! mon Dieu! que serais-je devenu? s'écria joyeusement Max en passant le bras de sa femme sous le sien. Allons, ma chère petite femme, conjurons ces affreuses images par un bon dîner... En entrant dans la salle à manger, il aperçut madame Béruel, qui ne put s'empêcher de sourire, à la vue de l'entente qui régnait entre les deux époux. Une heure avant, Lucie n'avait-elle pas déclaré qu'elle ne pourrait jamais pardonner? --Je sais ce que je vous dois, maman, dit-il en portant à ses lèvres la main de sa belle-mère. Et il ajouta, avec une grimace éloquente: Vous êtes la plus parfaite des mères, et une belle-mère plus admirable encore. Admettez à merci le pécheur repentant! Après le dîner, au moment où le bien-être de la bonne chère et de la réconciliation avait reposé les esprits et les visages, Max tira distraitement sa montre. --Neuf heures et demie, dit-il. Est-ce que ce n'est pas aujourd'hui le jour de madame Varin? --C'est une excellente idée, s'écria Lucie; tu vas les trouver au salon; tu remercieras Georges, et tu reviendras tout de suite, n'est-ce pas? --Je volerai comme un pigeon ramier qui revient au nid, fit Max en baisant la main de sa femme; tu n'auras pas seulement le temps de couper la moitié de ce livre. Il fit un peu de toilette et partit, le coeur léger, tout content de se sentir réconcilié avec sa femme et sa belle-mère. Par principe et par habitude, il détestait les dissentiments qui mettent dans la vie de famille une aigre saveur; il trouvait cela mauvais genre, et puis cela l'ennuyait personnellement; il n'aimait autour de lui que des visages souriants. XI A son entrée chez Georges, il trouva les hôtes au salon; le plateau de liqueurs circulait dans l'air agréablement tiède; tout le monde semblait satisfait; seule, à son entrée, madame Varin fronça légèrement les sourcils. Ils ne se voyaient plus qu'en présence de nombreux témoins, et Berthe, qui pensait souvent à Max, ne tenait pas à le rencontrer. Il y avait entre ces deux êtres une sourde colère, provenant de leur lutte inavouée. Chacun en voulait à l'autre de n'avoir pas compris ce que cachait sa résistance. Georges revint du fumoir au moment où son cousin s'inclinait devant Berthe, qui lui répondait par un signe de tête cérémonieux. Elle était extraordinairement jolie ce soir-là, en satin noir, avec une rose rouge dans ses cheveux blonds, et une autre dans l'échancrure de sa robe très-décolletée, qui faisait valoir la blancheur nacrée de sa peau. En la voyant, Max sentit un léger frisson lui courir entre les deux épaules. Comment avait-il pu se figurer que Julie ressemblait à cette admirable créature! La chanteuse de Rouen n'était pas digne d'un regard, quand on avait vu Berthe telle qu'elle était ce soir-là. --Te voilà, dit Georges assez froidement; tu reviens de Rouen? La froideur de Varin provoqua chez sa femme un revirement subit. --Asseyez-vous donc là, cousin, dit-elle en rangeant les plis de sa robe. Max allait obéir de fort bonne grâce, mais Georges le retint en posant la main sur son bras. --Je voudrais te dire deux mots... commença-t-il. --Je sais, fit Max gaiement, tu as un sermon à me faire; je te dois trop pour ne pas t'écouter avec un respect religieux. Emmène ta victime dévouée et reconnaissante, et si le lieu du supplice t'est indifférent, allons fumer un cigare. Me garderez-vous ma place, cousine? --Nous verrons, répondit Berthe par-dessus son épaule; allez à confesse, puisque, paraît-il, vous en avez besoin. Quand les deux hommes furent seuls au bout de l'appartement, dans la pièce que Georges s'était réservée, au lieu d'attendre les reproches de son cousin, Max lui saisit les deux mains et les serra avec effusion. --Je sais ce que je te dois, dit-il, et son émotion n'était pas jouée. Je sais que rien ne pourra jamais payer cette dette de reconnaissance; laisse-moi te remercier, insista-t-il en voyant Georges hausser les épaules, c'est un besoin pour moi... Si tu savais combien ma femme te sait de gré de ce que tu as fait!... Varin dégagea ses mains, mordit sa moustache et s'assit dans un fauteuil, pendant que son cousin s'allongeait sur une ottomane. --Voyons, Max, dit-il, je déteste les sermons, tu le sais, et d'ailleurs je suis un mauvais prédicateur; mais ne pourrais-tu pas mettre de l'eau dans ton vin? --De l'eau, mon ami! s'écria Max en se relevant pour prendre un coussin qu'il ajusta douillettement sous sa tête, ne m'en parle pas! Ne parle pas d'eau à un homme qui a reçu de la pluie pendant quarante-huit heures consécutives! Ne te fâche pas; je puis aussi être sérieux quand il faut, ajouta-t-il en voyant son cousin prendre un air très-sérieux. Oui, j'en conviens, je suis un vilain garçon et de plus un imbécile, car au fond, tu sais, ça ne m'amuse pas du tout! --Où étais-tu donc? reprit Georges, qui eut peine à s'empêcher de rire de cette dernière affirmation. --Partout où la pluie peut tomber, mon ami: à la Bouille, à Jumiéges... Oh! les Énervés de Jumiéges, racontés par un cicérone qui bredouille, sous l'averse, avec chacun son parapluie! Je les connais, les Énervés de Jumiéges, et je peux t'en jouer un au naturel, car je l'ai été joliment, énervé! --Pourquoi n'avais-tu pas laissé d'adresse plus positive? reprit Georges avec douceur; les télégrammes sont revenus ce matin... A propos, comment madame Rodey a-t-elle pu te trouver? Max regarda son cousin; il parlait sérieusement et ne paraissait pas disposé à la raillerie. Au fait, il ne savait rien de cette rencontre si désagréable, dont le côté comique apparaissait irrésistiblement au mari de Lucie depuis qu'il était rentré en grâce. --Elle? Elle ne m'a pas trouvé, mon cher, elle m'a pincé! Pincé au moment où je descendais de voiture, pas seul, comme bien tu le penses! Je tenais un parapluie d'une main... Ah! mon ami, les parapluies m'ont toujours porté malheur!... J'avais un pressentiment de la chose, lorsque, au départ de l'hôtel, j'ai vu remettre au cocher trois de ces objets de ménage... Georges écoutait, les sourcils un peu froncés, renversé dans son fauteuil, avec l'air d'un homme qui entend une histoire intéressante. Pendant que son cousin, de la plus belle humeur du monde, lui racontait comiquement les détails de son expédition, à partir de l'envoi du bijou, Varin évoquait mentalement la pensée de la chambre violemment éclairée, de l'enfant nu, inerte sous la main cruelle du médecin, du visage de Lucie, dont les traits avaient pris une rigidité de statue, dans l'attente de ce qui allait se passer... et il se disait que les destinées qui semblent indissolublement liées sont parfois en réalité bien différentes. --Et tu t'es bien amusé? dit-il à Max avec une ironie non déguisée. --Moi? pas du tout! J'avais, te dis-je, comme une vague idée que cela finirait par quelque chose de désagréable. Max croisa ses jambes l'une sur l'autre, de l'air d'un homme qui vient de subir une épreuve et qui s'en est tiré à son honneur. Georges le regardait toujours avec une sourde envie de le secouer par les épaules en l'appelant misérable. --Ta femme a passé deux jours dans une angoisse mortelle, auprès de ton enfant... Est-elle remise de sa fatigue? --Lucie? Mais, mon cher, ce n'est pas une femme, c'est une source d'inquiétude. Après la maladie de Renée, elle s'est figuré que j'étais noyé, ou qu'un tramway m'avait coupé en deux, ou quelque chose de ce genre; elle a sauté dans un wagon, et, après avoir mis sens dessus dessous, en me cherchant, cette bonne ville de Rouen, elle est rentrée chez elle, où je l'ai trouvée qui faisait du crochet! On n'a pas idée d'une femme pareille! Georges se leva et fit un tour dans la pièce; il avait besoin de calculer la portée de ses paroles, car il se sentait bien près de ne plus pouvoir maîtriser sa colère. --As-tu l'intention de retourner là-bas? dit-il d'une voix modérée à dessein, en s'arrêtant devant Max. --Dans cette ville aquatique? Jamais de la vie, mon ami. En voilà pour toute une existence. --Écoute, Max, reprit Varin en s'asseyant, je vais te parler sérieusement...--Il continua malgré le geste drôle d'effroi simulé que fit son cousin.--Tu rends ta femme malheureuse, et ce n'est pas bien. Ce n'est même pas honnête, car tu sais bien qu'elle ne te rendra pas la pareille. --Que le Seigneur nous en garde! fit Max en levant les bras au ciel.--Il était si fort en gaieté que tout lui semblait amusant. --Je veux dire qu'elle n'emploiera jamais avec toi aucun procédé qui eût pour résultat de rendre ta vie aussi pénible que l'est la sienne auprès de toi. --Mais je l'adore! s'écria Max, un peu inquiet, malgré lui, de tant de solennité. --Ceci est un détail sans importance. Si tu l'adores en la rendant malheureuse, tu m'accorderas qu'il vaudrait mieux la rendre heureuse sans l'adorer. Tu la fais souffrir; elle est sans cesse dans de terribles inquiétudes à ton sujet; si tu ajoutes à cela qu'elle pourrait être jalouse, qu'elle l'est peut-être, vois un peu ce que devient son existence... Est-ce donc si difficile pour toi de vivre comme un homme sérieux, comme un père? --Bon époux, bon père et le reste! conclut Max en éclatant de rire. Mon honoré cousin, tu parles comme un livre, un livre vertueux, un ouvrage d'éducation propre à être mis entre les mains des jeunes gens qui se destinent à la carrière du mariage. Mais, mon cher, toutes les natures ne sont pas semblables! La tienne est de remplir tous tes devoirs, après t'être assuré dans le traité du Bien-Vivre que tu n'en oublies aucun, de te lever de bonne heure, de veiller à tes intérêts et à ceux de ta maison, d'aller aux premières; hors de là, jamais de théâtre; pas d'amours illicites, pas de soupers extrafins, pas de dettes, pas de... rien enfin, rien qui ne soit permis et même louable! Tu es parfait, toi; et je professe pour toi, en dehors de mon amitié personnelle, une véritable vénération, comme on la doit à tout être qui s'élève au-dessus du niveau commun de l'humanité. Mais je ne suis pas fait comme ça, mon bon, oh! pas du tout! Et cependant il ne me semble pas que je sois un si grand criminel... Georges gardait le silence, Max lui prit la main. --Ne me gronde plus, mon philosophe; vois-tu, cela ne servirait à rien. J'aime ma femme, tu le crois, j'espère; je tâcherai de ne plus lui donner de chagrin; je tâcherai, veux-je dire, qu'elle n'apprenne jamais rien qui puisse lui donner du chagrin; et pour le reste, oh! mon Dieu! laisse-moi faire à ma fantaisie! Je ne suis pas si mauvais, puisque j'aime ma femme, mon enfant, toi, et même, j'espère que cela sort du commun, j'aime ma belle-mère. Georges soupira, et rendit faiblement la chaleureuse étreinte de son cousin. --Allons dans le monde, reprit celui-ci en se dirigeant vers la porte. Arrivé sur le seuil, il se retourna en écartant la portière.--Sais-tu, Georges, dit-il, c'est grand dommage que tu n'aies pas épousé ma femme! A vous deux vous auriez fait le ménage modèle, et les siècles futurs se seraient livrés à l'admiration de vos vertus! Il passa dans la pièce voisine, et Georges, resté en arrière, s'arrêta avant de le suivre. --Oui, se dit-il, nous aurions été heureux, et peut-être meilleurs... Mais notre malheur est irréparable! Madame Varin, pelotonnée dans un grand fauteuil de satin cerise, au coin de la cheminée, tenait tête, elle seule, à tout un groupe d'assaillants. Ils étaient bien là cinq ou six, le gilet en coeur, la chemise décolletée, bien coiffes, bien lissés et lustrés, mis en appétit par la beauté provocante de la jeune femme, qui devinait toutes les impressions, et qui jouait d'eux comme d'un clavier vivant. Ils ne s'écoutaient guère entre eux, ne prêtant l'oreille qu'aux phrases de Berthe, phrases courtes et malignes, qui perçaient comme autant de flèches les beaux plastrons de toile fine soigneusement gommée; le blessé se défendait, pendant que la galerie riait à ses dépens; mais la partie était égale au fond, car chacun était touché à son tour. Et de toutes ces railleries, de ces épigrammes parfois cruelles, se dégageait pour eux un vif désir, presque une frénésie, d'emporter cette méchante et de la dévorer à belles dents part à chacun, d'en faire une curée... Madame Varin sentait cela, et ce désir insolent ne la blessait pas; elle ne trouvait rien d'insultant à être ainsi admirée dans sa beauté charnelle; elle savait que chacun de ces hommes, seul avec elle, lui eût témoigné tout autre chose qu'une admiration respectueuse... elle le savait, et n'en était pas froissée; sa pudeur lui permettait de mesurer le peu de distance qui sépare l'homme de l'animal, quand ses pires instincts sont seuls en jeu. Elle était admirée, elle était désirée; cette forme de l'amour suffisait pour lui plaire en ce moment-là, et, au contraire, le spectacle de ces appétits brutaux lui donnait une satisfaction orgueilleuse, celle de se sentir maîtresse d'elle-même alors que ceux-ci étaient fous. L'entrée de Max ne fit pas cesser ce combat à armes polies, sinon courtoises, et l'ancien feu, si peu et si mal calmé, se ralluma soudain dans le jeune homme, au spectacle de ce que pouvait permettre Berthe. Il se dit qu'il l'avait mal jugée, et se promit d'oser plus... La vue de Georges, qui entrait dans le salon, lui fit sentir la nécessité de la prudence, et instinctivement, comme s'ils eussent déjà été complices, il se jeta dans la conversation, avec un coq-à-l'âne, afin d'éviter à la jeune femme le froncement de sourcils de son mari. Si Georges avait entendu ce qui s'était dit en son absence, s'il avait vu les regards que ces jeunes gens attachaient sur sa femme, sa colère l'eût peut-être emporté loin; mais quand, à peine remis encore de la pensée douloureuse évoquée par son cousin, il promena ses yeux autour du salon, il ne vit plus qu'une réunion brillante d'hommes empressés autour d'une aimable maîtresse de maison. Berthe avait compris, et ses soupirants n'osaient recommencer leurs passes d'armes en présence du nouveau venu. Profitant de son avantage, Max s'assit sur un pouf en face de sa cousine, de façon à la regarder dans les yeux, et aussi à tourner le dos à l'assemblée. Les groupes s'étaient disjoints et reformés plus loin; il pouvait lui parler à demi-voix sans crainte d'être entendu. --Vous revoilà, mon vertueux cousin, dit ironiquement la jeune femme; j'espère que votre équipée vous a valu un joli sermon? Avouez! --Tout ce qui sort de cette maison est aimable et charmant, fit Max en s'inclinant avec grâce; aussi suis-je tout disposé à subir une homélie, pourvu qu'elle soit prononcée par vos lèvres. Berthe sourit et montra ses dents aiguës, si fines et si tentantes. --Je ne fais pas de sermons, moi, dit-elle; c'est assez d'en entendre!--Elle désignait par un geste imperceptible son mari, qui causait à quelques pas d'eux.--Et dites-moi, mon cousin, au moins en valait-elle la peine? Était-elle jolie? Max haussa les épaules. --Vous le savez bien, dit-il; Georges vous a assez parlé d'elle! --Comment! c'était la même? fit Berthe en se soulevant légèrement pour plonger ses yeux railleurs dans ceux du jeune homme. La même? De la fidélité, alors? Voyage et fidélité! --Voyage, soit; fidélité, non. Je l'avais laissée partir; elle m'ennuyait; et puis elle m'a écrit une lettre drôle. --Et vous êtes allé au rendez-vous? C'est sublime! C'est tout simplement sublime, mon cousin. Et quand y retournez-vous? Elle disait cela avec une si singulière négligence, que Max saisit entre deux doigts un ruban de sa robe qu'il se mit à rouler délicatement. --Jamais, répondit-il à voix basse --Votre femme vous l'a défendu? Un nuage passa dans les yeux de Max; il n'aimait pas à entendre Berthe lui parler de sa femme; si peu soucieux qu'il fût des sentiments intimes de Lucie, il les sentait froissés par la main cruelle de madame Varin. --Ma femme ne me défend rien du tout, dit-il, et vous le savez bien! --Vous voilà rentré en grâce; alors on vous a pardonné? Il se taisait, roulant toujours le ruban de satin noir; elle le lui arracha vivement. --On vous attend chez vous avec toute la miséricorde de la femme légitime qui excuse les fautes de son coureur de mari, parce que «là où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute». Elle souriait, et ses dents semblaient déchirer la femme légitime en mille menus morceaux. Max réprima un mouvement d'humeur. --Elle m'aime, dit-il, la pauvre âme! et elle mérite qu'on l'aime. --Entre temps! répliqua négligemment Berthe. De sorte que vous voilà en disponibilité? Rodey eut envie de la battre, tant elle mettait de dédain et de hauteur dans ses attaques; mais ces exécutions-là réclament le huis clos. Ne sachant que trouver pour lui rendre ses méchancetés, il dépassa le but. --A propos, dit-il, et cet Italien si aimable, Cialdi, je crois? l'avez-vous blessé à mort, qu'on ne le revoit plus? L'avez-vous doucettement dépecé et enterré dans un petit coin? C'est très-bien porté pour le moment, vous savez? Elle ne répondait pas; il la regarda, et fut surpris de la profondeur de rage qu'il lut dans ces yeux étranges et brillants. --Il est parti pour l'Italie, dit-elle; mais le timbre de sa voix s'était assourdi. On voit bien que vous revenez de Rouen, mon cher! Il est parti depuis six semaines au moins. Max se souvint de certains propos, soudainement réduits à néant par une conduite en apparence très-régulière... et il comprit tout d'un trait mille choses obscures jusque-là. --Six semaines! répéta-t-il d'un air distrait; comme le temps passe! Ils restèrent silencieux, les yeux baissés, chacun revivant dans son esprit les quelques mois qui venaient de s'écouler, et tout à coup ils se regardèrent... le même sourire leur vint aux lèvres. --Berthe, dit tout bas Max en ressaisissant le ruban noir, je vous aime toujours, plus que jamais... Il avait parlé si bas que personne, pas même elle, n'avait entendu; mais elle lisait la parole sur ses lèvres. Elle se rejeta au fond de son fauteuil, arrachant ainsi le ruban aux doigts de Rodey, puis elle ôta la rose de son corsage et se mit à en mordiller les pétales, qui tombaient un à un sur sa robe noire. Elle n'avait rien dit, et Max sentit un tremblement soudain passer sur lui. Elle le regardait d'un air indifférent, promenant ses yeux clairs de lui à son mari, comme lasse d'une conversation banale... Il fit un mouvement. --Vous rentrez au bercail? dit-elle en arrachant les derniers pétales de la fleur. Il se baissa, ramassa deux ou trois feuilles de roses froissées et mordues qui gisaient sur la traîne de satin, et les broya sous ses dents. Elle continua à le regarder du même air placide. --Moi, dit-elle, si j'avais aimé, j'aurais aimé jusqu'au bout, malgré les obstacles, par-dessus tout; mais on n'aime pas comme cela: aussi, quand on se figure qu'on aime, on méprise parfois tout simplement... Mais je n'ai pas aimé. --Aimerez-vous? demanda Max appuyé à la cheminée. Ils avaient l'air de parler du dernier roman à la mode. --_Chi lo sa?_ fit-elle impudemment. Mais j'oublie que vous n'aimez pas l'italien! Elle se leva avec une souplesse féline et se dirigea vers un tête-à-tête de barbes grises, où elle apporta aussitôt le joli babil frivole de son âge et de son milieu. Max fit un signe de tête à son cousin, un salut cérémonieux à Berthe, et rentra chez lui. Lucie l'attendait auprès du petit lit de Renée; ses yeux étaient un peu rouges, car depuis le dîner elle avait encore et beaucoup pleuré; mais l'abat-jour de la lampe empêchait de voir cette rougeur, et l'ovale pur de son visage, penché sur le livre qu'elle lisait, parlait d'une résignation sereine. Au bruit que fit Max en refermant la porte, elle se retourna, et, pour effacer toute pensée de dissentiment ou de rancune, elle sourit... Les saints et les martyrs connaissent ces sourires-là. Max s'approcha d'elle et la regarda un instant dans sa douceur et sa mansuétude, puis il l'attira violemment sur sa poitrine. --Tu es meilleure que tout au monde, dit-il; et le reste des femmes est bien peu de chose auprès de toi. Sais-tu, Lucie, que tu es une sainte? Se peut-il que tu m'aimes vraiment, tel que je suis? --La femme doit aimer son mari, répondit-elle, pendant que des larmes où restait un peu d'amertume montaient à ses yeux du fond de son coeur résigné, non joyeux; si je n'aimais pas mon mari, que ferais-je en ce monde? Il la serra plus étroitement, et une fois encore elle eut l'illusion d'un amour sincère. XII Aux premiers jours du printemps, Rodey s'aperçut que décidément ses nouveaux titres ne payaient pas de coupon; cette désagréable découverte, jointe aux rigueurs de Berthe, qui depuis la soirée qui avait suivi le retour de Rouen paraissait avoir oublié toutes ses coquetteries, inspira à Max un amour soudain pour la paix des champs. D'ordinaire, il n'aimait guère la campagne, préférant Trouville et Dieppe, voire même Maisons et Saint-Cloud, tout, en général, plutôt que le calme de la vie de province, restreinte au strict nécessaire en fait de voisinage. Mais le déficit de ses revenus ne pouvait se masquer que grâce aux ressources plantureuses de la campagne, et il pressa sa femme et sa belle-mère de partir, alléguant les avantages d'un air pur et fortifiant pour la santé de Lucie, qui paraissait ébranlée. On était trop heureux, chez lui; de le voir adopter une mesure si sage, et toute la famille s'installa dans la jolie maison qui avait abrité la lune de miel des jeunes époux. Mais Lucie n'y jouit pas davantage de la société de son mari. A cinq ou six heures de là, sur une ligne de chemin de fer, se trouvait une grande ville, pourvue d'un théâtre et de tous les accessoires de la vie moderne; ce fut pour Max un prétexte à de perpétuels voyages: il se faisait donner des Commissions par tout le monde, même par la cuisinière, afin d'avoir une bonne raison pour prendre le chemin de fer. Parfois il revenait le soir même, souvent il ne rentrait que le lendemain, mais toujours de bonne humeur, affable et jouant à merveille son rôle de gentilhomme campagnard, pour lequel, du reste, il semblait fait. Lucie ne disait rien de ces fugues; après la première douceur du pardon, elle avait regardé en elle-même et dans sa vie, et s'était convaincue que, si elle avait pardonné une faute, il lui faudrait pardonner encore. Assez soucieuse de sa dignité pour ne pas consentir à excuser une seconde trahison bien avérée, elle avait pris le parti de ne pas chercher à savoir. Ce parti, le plus sage, lui avait été conseillé par sa mère; repoussé maintes fois, le conseil avait fini par triompher de la fierté de l'épouse, grâce aux scrupules de la mère. --Que deviendra ta fille, disait madame Béruel, si pour satisfaire ton orgueil tu bannis ton mari, ou si simplement tu lui rends son foyer désagréable? Quel sera dans la vie le rôle d'une enfant abandonnée par son père, ou fille d'une mère séparée? Ne sais-tu pas qu'une fille élevée dans de telles conditions ne trouve pas à se marier, et porte seule jusqu'au tombeau le poids des fautes qu'elle n'a pas commises? Lucie, après de nombreuses révoltes, finit par entendre ce langage, et résignée à ignorer aussi longtemps que faire se pourrait, elle ne s'occupa plus que de sa maison et de son enfant. Une cruelle épreuve l'attendait encore: aux premiers jours de l'automne, madame Béruel mourut après une maladie de quelques jours; elle mourut le coeur déchiré de laisser sa fille à vingt ans, aux prises avec les difficultés multiples d'une existence douloureuse, et contre laquelle il n'existe pas de recours. Lucie ne sentit combien elle aimait sa mère qu'après l'avoir perdue; ce sentiment n'est pas rare chez les jeunes femmes, soit qu'elles soient heureuses dans leur mariage, ou, ce qui est moins rare, qu'elles ne le soient pas assez. La présence d'un tiers, ce tiers fût-il une mère tendrement aimée, est une cause ou tout au moins un prétextée maints petits ennuis, maintes menues querelles, qui semblent bien pénibles à un jeune coeur d'ingénue, disposé à faire pour le mieux. Lucie s'aperçut, quand elle n'eut plus madame Béruel pour la diriger, que cette sagesse attristée était la seule vraie et possible à mettre en pratique. Elle versa bien des larmes sur elle-même et sur sa fillette, qui, en grandissant, serait exposée aux mêmes peines, autant que sur cette mère qui l'avait uniquement aimée. Max, après avoir payé un tribut de regrets fort décent à la mémoire de sa belle-mère, ennuyé de ces vêtements de deuil et de cette tristesse constante, décida de retourner à Paris, un peu avant le temps où la belle société s'y rassemble. La première figure qu'il vit sur le boulevard fut celle de son cousin Georges, qui cependant ne s'y rencontrait guère. --Toi ici, à cette saison? fit Max en l'arrêtant --Je suis seul à Paris; ma femme est à Dieppe avec sa tante; je m'y ennuyais à périr; je suis revenu pour quelques jours. --Viens donc nous voir! Ce n'est pas gai chez nous, Lucie a bien de la peine à prendre le dessus; et je comprends cela d'ailleurs: ma belle-mère était une personne peu ordinaire... Viens dîner ce soir, hein? Georges tenta de se défendre, mais son coeur le poussait vers Lucie. N'était-elle pas dans la peine? La pensée de lui prouver combien il ressentait son chagrin--il avait perdu lui-même sa mère quelques années auparavant, et se souvenait des douleurs cuisantes qu'il avait ressenties alors--tout se conjura pour lui faire accepter l'invitation. Il trouva Lucie dans le petit salon situé au couchant; les dernières lueurs du jour entraient librement par les fenêtres encore débarrassées de leur triple enveloppe de rideaux. Les meubles encapuchonnés de housses semblaient tristes et dépaysés, et la jeune femme, dans ses longs vêtements de deuil, lui parut plus grande et plus mince qu'autrefois. Tout ce qu'il voulait lui dire s'arrêta soudain sur ses lèvres à la pensée qu'autrefois madame Béruel lui avait interdit l'entrée familière et douce de cette maison... Il pouvait y revenir maintenant, nul ne s'y opposerait plus: il le sentit à la façon dont Lucie jeta ses deux mains dans celle qu'il lui tendait, ainsi qu'elle l'avait fait lorsqu'il avait été chercher le médecin pour l'enfant malade. Dans cette étreinte fraternelle, elle avait mis sans s'en douter toute son âme, et semblait lui crier: Je n'ai plus que vous! Ils s'assirent l'un près de l'autre, sur les fauteuils couverts de housses, dans la clarté mourante du jour décroissant; la petite Renée entra sur ses pieds encore chancelants, et vint s'asseoir entre eux, sur les plis de la robe de sa mère; ils se mirent à causer comme des gens qui ont été longtemps sans se voir, et, en effet, ils ne s'étaient plus parlé ainsi depuis près d'un an. Les paroles leur venaient à tous deux amicales et douces, assombries encore par la pensée du malheur récent; mais bientôt on ne sait quelle bouffée d'espérance, sinon de joie, sembla passer entre eux, comme un souffle tiède en avril, et soudain Lucie s'arrêta honteuse de son abandon: elle avait senti le doigt de sa mère se lever devant elle pour l'avertir. Elle recula un peu son fauteuil et voulut reprendre un langage plus formaliste; Georges la comprit aussitôt; lui aussi avait pensé à madame Béruel plusieurs fois depuis le commencement de leur entretien. L'obscurité se faisait de plus en plus; il pria Lucie de sonner pour avoir de la lumière, et quand l'appartement fut éclairé, Renée assise entre eux, près de la table où elle regardait des images, il parla courageusement. --Votre mère, dit-il, chère cousine, m'avait presque fermé votre maison; vous ne l'avez peut-être pas su, et certainement vous ne l'avez pas remarqué. C'était une femme d'une grande prudence et qui vous aimait de toute son âme. Elle avait raison au point de vue du monde; je venais ici trop souvent, je suis le premier à le reconnaître. J'y étais attiré, vous le dirai-je, par ce parfum de paix domestique qui manque chez moi, où il n'y a pas non plus d'enfant.--Vous m'avez pardonné, j'en suis sûr, ce que mon importunité d'alors a pu vous occasionner d'ennui... Maintenant les choses ont changé: vous avez un an de plus, moi aussi; votre fillette grandit... votre deuil vous interdira les visites oiseuses... Si vous le permettez, ma cousine, je viendrai vous voir quelquefois... Je n'abuserai pas, soyez-en certaine; mais, ma cousine, ni vous ni moi nous ne sommes amis du monde: la vie a été dure pour nous... Il s'arrêta: Lucie pleurait, le visage dans ses deux mains, et les larmes roulaient brillantes sur sa robe noire. Elle retira ses mains et le regarda avec toute la candeur de ses beaux yeux bruns: --Je n'ai plus d'autre ami que vous, dit-elle, et j'avais souffert de ne plus vous voir... Je vous dois la vie de Renée... Elle se pencha sur le petit visage inquiet, tendu vers elle, et baisa passionnément les joues de la fillette. Georges lui tendit la main, elle y mit la sienne... et, sans le savoir, leurs coeurs furent liés pour la vie. XIII Les premiers jours d'octobre donnaient à la mer cette étrange couleur d'un bleu pur et froid, qui fait paraître si blanches les falaises crayeuses; le soleil apparaissait tard, sortant d'un brouillard laiteux, dissipait les brumes et rayonnait pendant quelques heures avec un éclat sans pareil, brûlant l'herbe, chauffant le sable comme aux plus beaux jours de l'été. Ces alternatives de journées ardentes et de nuits glaciales donnent la fièvre; on se presse de vivre, comme si l'été devait emporter sans retour toutes les jouissances de la vie. Berthe, appuyée sur une de ces grandes cannes renouvelées du siècle dernier par nos élégantes à talons périlleux, marchait sur la plage avec un petit bruit de pas sec et sonore; elle était irritée sans savoir de quoi. Son oncle et sa tante l'avaient emmenée à Dieppe, on ne sait pourquoi, peut-être pour mettre un tiers dans l'incommensurable ennui de leur union disjointe et maussade: ces deux êtres ne s'étaient jamais assez aimés pour se haïr, et depuis vingt étés ils traînaient sur toutes les plages la corvée de vivre ensemble, dont ils s'affranchissaient l'hiver en tirant chacun de son côté. Madame Reuilly n'avait jamais fait parler d'elle; son époux n'avait pas affiché de scandale; ils mangeaient ensemble et se passaient le journal; c'était le type du mariage correct et sans attrait. La beauté et l'esprit piquant de Berthe leur avaient paru un excellent appoint à leur saison balnéaire. Madame Reuilly ne se baignait pas, M. Reuilly non plus; mais il faut bien passer six semaines à la mer, pour peu qu'on se respecte. Berthe s'était laissé emmener; que lui importait Pierrefonds ou Dieppe? Ne pas être avec son mari réalisait déjà une sorte de bien-être pour elle. Non qu'il lui fit jamais de reproches ou qu'il essayât de s'imposer; depuis le jour où il l'avait avertie des bruits qui couraient sur elle, il avait borné ses relations avec elle à ce qu'exige la bienséance entre gens condamnés à vivre ensemble. Mais Berthe se sentait moins surveillée, moins observée; elle savait que Georges, en apparence si indifférent à ses actions, n'avait pour elle ni estime ni confiance, et elle croyait fermement à une terrible colère de sa part, si quelque jour il se voyait trahi. Elle avait essayé d'aimer Cialdi, uniquement pour se venger des observations de son mari; pendant deux mois elle s'était figuré que l'amour est fait de rage et de coquetterie, et qu'on peut aimer un homme pour se venger d'un autre, et puis pour s'entendre dire qu'on est belle. Mais elle s'était vite lassée de ce jeu dégradant, et, un beau jour, elle avait chassé son amant; ce jour-là, seule devant sa psyché, en regardant l'image reflétée dans la glace, ses yeux mystérieux, sa peau nacrée, ses cheveux roulés en torsades rebelles qui descendaient sur ses épaules, elle avait eu honte d'elle-même, honte d'avoir profané sa beauté à un homme qu'elle n'aimait pas... et le cri de la vérité était sorti de ses lèvres avec le nom de Max. C'est lui qu'elle aimait, c'est pour se venger non de son mari, mais de Max, trop obéissant à ses ordres, trop vite piqué de sa résistance, qu'elle s'était jetée dans les bras de cet étranger... et à la pensée de cette déchéance, Berthe pleura non sur son adultère, mais sur la trahison commise en elle-même envers celui qu'elle aimait, et qui n'avait pas su, pas voulu ou pas osé le comprendre. A partir de ce moment, elle s'était prise elle-même en haine et en dégoût. Quand Max, à son retour de Rouen, lui avait redit qu'il l'aimait, si elle l'avait reçu avec cette irritation concentrée, c'est qu'elle s'en voulait de ne pas pouvoir lui cacher tout ce qu'elle ressentait. Elle eût donné dix ans de son existence, dix ans de sa beauté triomphante, pour que Cialdi n'eût pas passé dans sa vie ou pour que Max n'en eût jamais connaissance. Mais la chute était irréparable, et elle résolut de traiter Rodey comme un esclave tenu à distance, afin qu'il ne pût pas croire qu'elle était une femme facile Elle connaissait assez le monde, désormais, pour savoir quel mépris se cache souvent sous les semblants de l'amour, et se jura que Max ne la mépriserait pas. Mais c'est parce qu'elle l'aimait. Pour lui, elle eût voulu redevenir jeune fille, effacer de sa vie tout ce qui n'était pas lui, et parcourir à son bras ce grand chemin de la vie, qu'elle ne rêvait pas autre que sa position de fortune le lui faisait. Au lieu du mari sérieux et sévère qui effleurait à peine de la manche de son habit le bras nu qu'elle appuyait sur son bras, qui recevait les compliments sur la beauté de sa jeune femme comme on reçoit les condoléances à la porte de l'église après un enterrement, elle aurait voulu se serrer contre Max et l'entraîner avec elle dans un tourbillon toujours renouvelé de plaisirs et de fêtes. Elle ne craignait pas son humeur volage. Elle se sentait capable de l'amuser, de le retenir sans cesse, de lutter avec les plus belles et les plus séduisantes... et d'ailleurs elle aimait la lutte, elle l'eût disputé à toutes les rivales, sûre de vaincre toujours... Quand elle le vit partir pour la campagne avec toute sa famille, elle éprouva un mouvement de rage; il s'en allait tranquillement, il pouvait vivre loin d'elle. Il la méprisait peut-être, à présent que cet Italien... Il le savait sans doute: tout se sait! Elle versa sur sa chute des larmes plus amères encore et plus cuisantes. La fièvre des longues journées oisives de l'été lui brûlait le sang. Elle allait de la plage au Casino, nerveuse et distraite, étonnant par ses sorties caustiques la placide nullité de son oncle et le papotage verbeux de sa tante; contrairement aux usages reçus, elle laissait en paix les femmes et ne ridiculisait que les hommes: pour ceux-ci elle était sans pitié; elle voulait peut-être immoler toute l'espèce, en sacrifice expiatoire, à la pensée de Max. Les journées devenaient courtes, le soleil se faisait rare; M. et madame Reuilly restaient à Dieppe, parce qu'ils y étaient et que leur ennui n'était pas plus pesant là qu'ailleurs. Berthe se sentait dévorée par un malaise étrange; la nuit, l'insomnie lui donnait une force d'imagination extraordinaire, une lucidité de mémoire désolante; malgré elle, elle évoquait des souvenirs qu'elle eût voulu anéantir à tout prix, et elle ne pouvait songer qu'à ceux-là; le jour, l'air vif de la mer fouettait ses joues et amenait à son visage une rougeur fébrile qui lui attirait les compliments empressés de ces hommes tant méprisés... Mais la pensée de retourner à Paris et d'y retrouver la surveillance polie et glaciale de son mari lui faisait peur. Elle n'avait rien à cacher, et elle redoutait de se trahir. Autant elle avait apporté dans sa liaison avec Cialdi d'indifférence pour la vie de son amant, ne craignant que pour elle le scandale qui serait résulté d'une découverte, autant elle se sentait prise d'angoisse en pensant que Georges pouvait apprendre qu'elle aimait Max, Max qui n'en savait rien lui-même. Tant de tourments intérieurs la rendaient faible et irritable; les brumes d'octobre qui la faisaient frissonner lui semblaient seules rafraîchissantes. Aussi le matin, avant le déjeuner, elle s'arrachait au court sommeil anxieux qui suivait ses insomnies, pour marcher le long de la plage, jusqu'à la lassitude, jusqu'à l'ivresse, afin d'apporter aux regards des indifférents un visage teint des couleurs de la santé. Elle marchait ainsi, un matin, écoutant d'une oreille distraite le bruit des omnibus et des voilures qui revenaient de la gare, le plus souvent à vide maintenant, lorsqu'un pas précipité derrière elle lui donna cette sorte d'ennui des gens tristes qui craignent d'être dérangés dans leur tristesse. Elle tourna un peu la tête du côté de la mer, afin de dérober son visage à l'importun; mais ce fut peine perdue; au moment où il la dépassait, il s'arrêta brusquement. Elle le regarda, et un cri s'échappa de leurs lèvres à tous les deux, avec leurs noms. --Max! répéta la jeune femme. Vous ici? Que venez-vous y faire? --Vous voir! répondit-il de ce ton railleur qu'il avait adopté pour leurs escarmouches; et puis, j'ai assez des terres; trois mois de plaine, il y a de quoi faire prendre en grippe lapins et perdreaux. Elle avait eu le temps de reprendre une sorte de calme; elle se mit en marche, pendant que tout son être frémissait d'une trépidation intérieure. --Lucie est avec vous? dit-elle d'une voix brisée; elle n'avait pas de forces contre cette rencontre inattendue. --Puisque je vous dis que je viens vous voir! répéta Max, surpris de cette attitude lassée et de la douceur de cet accueil. Il s'était préparé à une rude guerre et ne savait comment prendre la paix. --C'est pour moi que vous êtes venu? dit Berthe. Tout seul? Qui vous a dit que j'étais ici? --Qui? Parbleu, Georges! Il vous informe de toutes mes actions; c'est bien le moins qu'une fois par hasard il m'informe des vôtres! La mer, haute, déferlait devant eux avec de jolies franges d'argent sur le galet nuancé, le soleil piquait des paillettes partout, les grandes barques de pêche sortaient du port en flottille comme un vol d'oiseaux gigantesques; mais ils ne regardaient ni la mer ni les barques. Berthe s'assit sur un banc. --Vous êtes venu pour moi seule... C'est très-beau! fit la jeune femme en décrivant des ronds avec le bout de sa canne, et pourquoi êtes-vous venu, s'il vous plaît? Max s'assit auprès d'elle, pas trop près, car toutes les fenêtres imaginables les contemplaient de leurs yeux de verre. --Je suis venu pour causer un peu, pour rire, si vous le voulez bien, ou pour tout ce qui vous plaira. Je suis saturé de campagne. Paris sent la poussière, on bat nos meubles et on secoue nos tapis, vous comprenez que l'existence me paraissait pénible à supporter dans de pareilles conditions; ici il fait frais, au moins. Avec un frisson affecté, il serra les épaules et boutonna son léger pardessus. Mais Berthe ne riait pas; elle regardait le sable à ses pieds avec une intensité surprenante. --A quoi pensez-vous? lui demanda Max, en présence de cet accueil singulier. Elle le regarda fixement, et ses yeux verts prirent un éclat semblable à celui des paillettes lumineuses qui dansaient sur les petites vagues. --Je pense à ce que vous m'avez dit cet hiver, répondit-elle. Max se sentit touché comme par la pointe d'une flèche. --Vous vous en souvenez? dit-il à voix basse. --Oui. --Et vous en faites raillerie? Elle le regarda encore une fois, plus fixement encore, et dit lentement: --Non. Rodey éprouva l'impression d'un homme qui rêve et veut se réveiller, tant cela lui paraissait invraisemblable. Il essaya de tourner la chose en plaisanterie. --Voyons, dit-il, nous sommes bien à Dieppe; je suis bien parti ce matin de Paris, ceci est un banc, voilà la Manche, et vous êtes ma cousine Berthe. Vous vous souvenez que cet hiver, à deux reprises, je vous ai dit que... --Que vous m'aimiez, conclut Berthe, après une très-courte hésitation pendant laquelle un flot de sang monta à ses joues pâles et redescendit aussitôt. --Et vous vous souvenez aussi que vous m'avez gracieusement éconduit? Elle fit un signe de tête affirmatif. --Vous y pensez parfois? --Oui. Il se rapprocha d'elle; mais d'un geste à peine esquissé, elle lui indiqua les témoins visibles et invisibles de leur entrevue. --Allons déjeuner, dit-elle. Vous devez avoir grande faim après ce voyage matinal? --Berthe, supplia Max à voix basse, cessez de vous jouer de moi; je suis venu pour vous seule; mais si vous continuez à me traiter comme un chien savant, à qui l'on met du sucre sur le bout du nez, je m'en retourne! Elle passa son bras sous celui du jeune homme et répéta: --Allons déjeuner! Il la suivit sans réplique. La nuit était épaisse et sombre, sans étoiles et sans lune, lorsque Berthe sortit au bras de son cousin, du Casino où l'on faisait de la musique. Ils s'éloignèrent des endroits où l'on pouvait rencontrer des promeneurs, en marchant vite, comme des gens pressés. Ils étaient pressés, en effet, de parler à l'aise; car cette journée passée en public, après leur entrevue du matin, n'avait été qu'un long supplice pour tous les deux. Max venu sans but déterminé, par curiosité peut-être de voir comment Berthe se comportait loin de son mari, s'était senti emporté sur-le-champ dans l'atmosphère de passion douloureuse qui s'exhalait de la jeune femme. Pour tous deux, l'heure était venue où la contrainte et le mensonge devenaient intolérables: ils voulaient se parler face à face, et, suivant le hasard de leur destinée, joindre leurs êtres dans la haine ou dans l'amour, par une morsure ou par un baiser. Berthe sentait que, s'il lui manquait de respect, elle était capable de le tuer. Arrivée à l'extrémité de la jetée, dans la solitude la plus absolue, sûre que personne ne pourrait les épier ni les entendre, elle quitta le bras de Max, s'assit sur le granit et attendit ce qu'il allait lui dire. --Berthe, je vous aime! fit-il tout bas. --Comme vous avez aimé les autres, à commencer par votre femme! --Non, comme je n'ai jamais aimé que vous! vous seule! Je vous ai aimée du premier jour, du jour de mon propre mariage; vous en souvenez-vous? Certes, elle s'en souvenait! le geste avec lequel en la quittant il s'était dirigé vers le petit salon où l'attendait la jeune mariée lui avait longtemps brûlé la joue comme un soufflet. --Vous n'avez pas voulu de moi quand je vous l'ai dit, reprit-il, quand je vous ai offert de fuir ensemble, n'importe où... Cependant, je vous aurais bien aimée; à vous, Berthe, j'aurais été fidèle... Vous savez bien que toutes ces folies, toutes ces femmes, c'était pour vous oublier. --Celle qui me ressemblait, fit Berthe avec une ironie douloureuse. --Qui ne vous ressemblait pas! Comment ai-je pu dire qu'elle vous ressemblait! Est-ce que quelqu'un vous ressemble! Est-ce qu'il y a au monde une femme qui ait la centième partie de vos séductions? Pardonnez-moi de vous l'avoir dit, c'était un mensonge et une injure! --Le fait est, dit la jeune femme ironiquement, que ce n'était pas respectueux! --J'ai été un niais et un grossier personnage. Mais vous me mettiez hors de moi avec vos railleries... Vous êtes la seule femme, Berthe, la seule! la seule, entendez-vous? Il lui avait pris les mains et les serrait avec une ardeur fiévreuse; elle sentit que vraiment il l'aimait bien. Se dégageant d'un geste brusque, presque brutal, elle se leva et se tint debout devant lui. --Écoutez, dit-elle, j'ai fait une infamie; j'ai été la maîtresse de cet Italien... Max recula d'un pas; elle continua avec véhémence: --J'ai été sa maîtresse, et je donnerais tout, oui, toute ma fortune, ma beauté, ma jeunesse, pour que ce ne fût pas arrivé: je serais sûre de vous plaire encore rien qu'avec l'amour que j'ai pour vous... --Ah! Berthe! s'écria Max, qui voulut reprendre ses mains. Elle le repoussa sans colère. --J'ai commis cette infamie, cette turpitude, parce que je vous aimais, parce que vous ne l'aviez pas compris, parce que mon mari me défiait, parce que j'étais folle... enfin je l'ai commise, et maintenant, c'est irréparable. Mais, faites-y bien attention, je ne suis pas une femme facile; j'ai assez maudit ma faute pour ne pas vouloir en commettre d'autres qui m'inspireraient le même dégoût... Si je vous avais rencontré plus tôt, Max, je crois que j'aurais été une bonne femme pour vous... Sa voix se brisa soudain, et elle couvrit de ses mains son visage bouleversé. Max la prit entre ses bras, tendrement, comme un enfant, et elle se laissa faire. La nuit était toute noire autour d'eux, et le reflet rouge du phare, masque de leur côté par le réflecteur, éclairait au loin sur la mer d'encre une traînée couleur de sang, rompue çà et là par les lames; ce bruit du flot qui battait la jetée à intervalle presque régulier, ressemblait à des sanglots étouffés. --J'aurais été une honnête femme, si j'avais été la vôtre, Max. Je ne puis me défendre de vous aimer, et, chose étrange, moi qui sais si bien haïr les autres, il me semble que j'aurais pu vous pardonner bien des fautes... Il n'y a qu'une chose que je ne vous pardonnerais pas: ce serait le plus léger signe de mépris. Si ce que je vous ai dit vous déplaît, allez-vous-en, ne me revoyez jamais, et, de mon côté, je vous oublierai... sans haine. --Je t'adore, lui dit Max à l'oreille en effleurant de baisers brûlants son cou et sa joue. --Il faut me prendre telle que je suis, et pour la vie! Je ne passerai pas de vos bras dans ceux d'un autre, je vous le jure; dorénavant c'est à vous que je dois la fidélité et l'honneur de la foi jurée; c'est vous qui êtes mon mari, le vrai, et c'est pourquoi je vous ai avoué ma faute en vous en demandant pardon... L'orgueil de Berthe se fondait en sanglots, et elle serrait les mains de Max avec une passion suppliante. Il la serra sur sa poitrine à l'étouffer. --Je t'aime, dit-il, je t'aime telle que tu es, telle que tu fus, et tu es à moi... Voilà trois ans que je t'aime... --Prends garde, fit Berthe avec effroi: s'il apprend jamais quelque chose, mon mari te tuera... Max fit un geste d'insouciance. La vie avait peu d'importance pour lui au delà de l'heure présente. Il essuya les yeux de la jeune femme avec ses lèvres, et étroitement serrés l'un contre l'autre, ils rentrèrent dans la zone habitée, où ils prirent l'allure de gens paisibles et ennuyés, revenant d'une petite promenade de santé. Deux heures après, quand tout l'hôtel fut endormi, Max ouvrit la porte du petit salon de Berthe, où elle l'attendait, la main sur la clef pour amortir le bruit, ils n'échangèrent pas une parole, mais Max poussa le verrou, enleva Berthe dans ses bras, la porta sur le canapé, et s'agenouilla devant elle en lui disant:--Enfin! XIV La vie de Max Rodey se trouva subitement changée du tout au tout. Jusqu'alors ses liaisons faciles n'avaient apporté aucun embarras dans son existence; la nécessité de trouver un asile pour recevoir Berthe lors de ses furtives visites, les précautions obligatoires pour se soustraire à la curiosité des inférieurs, lui donnèrent un air de conspirateur tout à fait intéressant. Sans la prudence de la jeune femme, il eût commis une quantité prodigieuse de bévues; car, comme il le lui disait en riant, il n'avait pas l'habitude du danger; grâce aux perpétuelles remontrances de son amie, il parvint à prendre peu à peu l'air d'un homme semblable aux autres, de façon à ne pas attirer sur lui l'attention de ceux qui le voyaient journellement. Il sut composer son visage, épanoui par le bonheur, et Lucie fut seule à s'apercevoir qu'un changement radical s'était fait en lui. En effet, plus banalement affectueux que jamais avec sa femme et sa fille, plus régulier dans ses habitudes, il avait totalement cessé de s'occuper de Lucie; elle était désormais reléguée au nombre des agréments solides, mais indifférents, d'une maison bien tenue. Elle l'entendait rentrer tous les soirs à une heure fort raisonnable, se coucher en fredonnant un petit air; il avait bon appétit à déjeuner et l'embrassait au front avant de sortir, ne la contrariait jamais et lui donnait de l'argent autant qu'il était nécessaire pour leur train de maison; plus de dépenses imprévues, plus d'embarras pécuniaires... Au lieu de la rassurer, ce nouvel état de choses la rendit toute soucieuse. --Vous n'avez par l'air contente? lui dit un jour Georges, qui venait souvent, une heure avant le dîner, passer quelques instants avec elle. Cette courte entrevue, presque journalière, était la principale joie de leur existence. Est-ce que quelque chose ne va pas? Lucie secoua la tête; tout allait très-bien, elle ne pouvait se plaindre de rien; elle sourit et garda le silence. --Max a une nouvelle toquade? Il se redérange? fit Georges en souriant à demi. Il me semblait, au contraire, que depuis quelque temps il était très-rangé; on ne le voit plus nulle part, pas même chez moi... Au fond, je crois qu'il m'a gardé rancune de mon dernier sermon! --Il ne va pas chez vous? demanda Lucie avec un peu de surprise. Je croyais qu'il vous voyait très-souvent! --Au contraire, presque jamais. D'où vous venait cette illusion? --Je ne sais, dit Lucie en cherchant dans ses souvenirs... C'est une impression que j'avais... A propos, pourquoi Berthe ne vient-elle jamais me voir? Je lui ai fait deux visites.... --Je lui demanderai si elle a quelque raison pour vous mettre en quarantaine, fit Georges d'un air contraint. Vous savez d'ailleurs, cousine, que vous ne perdez pas grand'chose: entre elle et vous il y a si peu de points de contact... --Enfin nous sommes parentes, dit Lucie avec douceur; mais ne la grondez pas à cause de moi, c'est bien assez que vous ayez grondé mon mari... Ils gardèrent un moment le silence; une harmonie parfaite régnait entre eux d'ordinaire; mais ce jour-là le nom de Max et celui de Berthe, dont, par une entente tacite, ils ne parlaient presque jamais, semblaient avoir troublé leur accord intérieur. --Vous croyez, reprit Varin, ramené malgré lui, que Max se dérange? Mais sa vie est régulière en apparence... --Il a une liaison sérieuse, dit Lucie en baissant les yeux. --Vous croyez? --J'en suis sûre, tout à fait sûre... mille détails me l'ont prouvé; d'ailleurs il se conduit bien avec Renée et moi... mais il ne nous appartient plus; une autre l'a pris corps et âme. Georges fut étonné de la tranquillité avec laquelle la jeune femme parlait d'une chose si importante. --Cela vous afflige beaucoup, dit-il en hésitant, mais... --Cela ne m'afflige pas, reprit-elle avec vivacité; ses erreurs ne peuvent plus me causer de chagrin: je ne l'aime plus. Il la regarda, surpris de son calme et de sa décision, doucement ému à la pensée qu'elle s'était tout à coup détachée de Max. Il ne demandait pas qu'elle l'aimât, mais il était heureux de sentir libre ce coeur si pur et si mal récompensé. --Je ne puis plus aimer quand je n'estime pas, dit-elle avec une légère rougeur. Depuis la première faute, il y en a eu d'autres. J'en ai eu la preuve, des erreurs subalternes, des choses qui n'auraient pas dû arriver, que la passion ne justifie pas... Tenez, je lui aurais plutôt pardonné la maîtresse qu'il a en ce moment... --Pourquoi? --Parce qu'il l'aime, celle-là! Elle sait le rendre heureux, de bonne humeur: il est bon avec sa fille, il me témoigne des égards... autrefois il était souvent bourru... Et puis il l'aime, cela se voit, cela se sent... Elle soupira: elle aussi avait aimé passionnément, et savait à quels signes la passion se décèle. --Pauvre enfant! dit Georges, votre vie n'est pas gaie... --J'ai ma fille et vous, fit Lucie en souriant; vous n'êtes pas gai non plus; nous mettons nos tristesses ensemble et nous broyons du noir de conserve, c'est toujours cela. Elle se mit à rire; Georges la quitta, un peu plus préoccupé qu'il ne voulait le lui laisser voir, par la pensée de cette grande passion qui absorbait si fort son cousin. Il cessa pourtant bientôt d'y songer, grâce à un changement qui venait de se faire dans son intérieur et qui lui donnait fort à penser. Depuis son retour de Dieppe, Berthe avait adopté envers lui une manière d'être fort différente du passé. Sa froideur agressive s'était transformée en une politesse irréprochable, mêlée çà et là de bienveillance; la beauté même de la jeune femme avait pris un caractère plus calme; aux yeux de l'observateur attentif, Berthe avait subi une crise et en était sortie aussi complètement modifiée que le permettait sa nature. Or Varin n'avait pas la moindre illusion sur les qualités morales de sa femme, et il se dit sur-le-champ qu'un pareil changement ne pouvait avoir pour cause que l'influence d'un sentiment profond. Ce n'était pas vers lui que s'était retournée cette âme instable et inquiète; il se mit en conséquence à surveiller plus attentivement les actions de sa femme. Celle-ci se montrait d'une prudence vraiment peu ordinaire. Sa vie, toujours décousue et sans règle apparente, lui permettait des sorties fréquentes, à des heures indéterminées... À moins de la suivre, sans repos, plusieurs jours de suite, Varin ne pouvait vraiment pas espérer de la prendre en défaut. Il se dit alors que la vertu de Berthe étant, aussi bien qu'il pouvait en juger, une chose absolument aléatoire, il n'aurait à compter avec elle que dans le cas où elle se trahirait, où quelque preuve flagrante établirait sa culpabilité. De tels raisonnements eussent dû lui rendre la tranquillité; ce fut tout le contraire: la pensée qu'il était trompé, qu'il n'en voyait rien, qu'il n'y pouvait rien, lui donnait des mouvements de colère qu'il ne savait pas toujours maîtriser complètement. Berthe s'en aperçut, et au lieu de le railler, comme elle n'eût pas manqué de le faire autrefois, elle se montra plus irréprochablement parfaite que jamais, ce qui acheva de confirmer les soupçons de Georges. La droiture de son caractère lui rendait toute contrainte insupportable; la dissimulation qu'il était forcé d'observer pour répondre à la conduite mystérieuse de sa femme lui devînt odieuse, et au risque, dans cette lutte inégale, de perdre encore la moitié de ses avantages, il se décida à parler, à déclarer la guerre. Un jour que Berthe, en grande tenue de ville, debout devant sa glace, s'apprêtait à sortir, il entra dans son boudoir. C'était une chose qui lui arrivait peu; et la jeune femme en fut si étonnée, en même temps si effrayée, qu'elle pâlit soudainement. Mais tout en continuant à tirer ses gants sur son poignet, elle prit l'offensive, en disant: --Quel hasard vous amène ici? Georges ferma les deux portes du boudoir, détacha les embrasses et laissa tomber les portières, puis s'approcha de sa femme, et lui dit d'un ton froid: --Vous souvenez-vous, madame, que l'an dernier, à propos de bruits offensants qui couraient alors sur votre compte, nous eûmes ensemble un entretien... --Désagréable, interrompit Berthe; oui, monsieur, je m'en souviens. Est-ce que nous allons recommencer? Toute l'insolence de sa nature orgueilleuse, un moment matée par la douceur insinuante de la passion, lui remontait au cerveau à cette attaque de son mari. --Précisément, reprit Georges sans se troubler. Nous allons recommencer cet entretien désagréable, mais il aura un avantage sur le précédent: il sera court. Vous avez un amant, madame! --Et quand cela serait? fit Berthe en se retournant vers lui, les yeux pleins d'un feu sombre, le visage empourpré de rougeur sous l'insulte. Quand bien même j'aimerais un homme mieux fait que vous pour me plaire, monsieur? Ne m'avez-vous pas dit, lors de cet entretien dont vous évoquez le souvenir, que vous tueriez cet homme, si vous parveniez à le trouver? Cherchez-le, monsieur, et tuez-le. Mais, par grâce, épargnez-moi vos ridicules scènes de jalousie. Elle se détourna avec un dédain et un dégoût qui n'avaient rien d'affecté. Georges réprima un mouvement de colère, s'assit sur une chaise et reprit tranquillement: --Il n'est pas nécessaire de me braver, quand, au contraire, je viens vous prévenir loyalement qu'à partir de ce jour je vais chercher celui dont vous me livrez si complaisamment la vie. Je hais le sang versé, et surtout versé inutilement. Donc ce que je venais vous dire, le voici: Si vous aimez votre amant, gardez-le bien; car quand je le trouverai, je le tuerai. --Vous me l'avez déjà dit, fit Berthe sans se retourner. --Soit! alors vous êtes prévenue, et je n'aurai, quoi qu'il arrive, rien à me reprocher. Il la salua et sortit du même pas tranquille dont il était entré. Nul que lui ne sut ce que ce calme apparent lui avait coûté d'efforts: aussi, pour s'en récompenser, deux heure après il alla chez Lucie, chercher un peu de cette douceur vaillante dans laquelle il se retrempait comme dans un fluide vivifiant. Restée seule, Berthe, immobile, écouta le bruit décroissant des pas de son mari: l'heure fatale était donc venue! Il faudrait lutter, se défendre! Elle sentit une grande faiblesse s'emparer d'elle. Lorsqu'elle avait écouté Cialdi, elle avait cédé au plaisir de tromper ce gardien sévère, de ruser avec son habileté supérieure; alors elle n'aimait pas, elle se sentait adroite et forte. Mais aujourd'hui elle aimait, et elle avait peur... Soudain, revenant à la réalité, elle mit sa voilette, descendit après avoir donné quelques ordres, et, une fois dans la rue, gagna le boulevard en marchant d'un air indifférent, comme une jolie Parisienne qui fait sa promenade quotidienne. Il fallait prévenir Max; aurait-elle le temps? Son mari n'allait-il pas commencer sur-le-champ la recherche qu'il lui avait annoncée? Une plus mûre réflexion lui inspira la certitude que, pour ce jour même, elle n'avait rien à craindre. Georges avait trop de chevaleresque dans le caractère pour ne pas lui laisser le temps de se garder. Cette conduite, ridicule, soit, mais assurément délicate, lui inspira une sorte de reconnaissance pour Georges, auquel au moins elle ne pouvait refuser de la grandeur d'âme. Pressant le pas, par mille rues détournées, elle arriva au lieu de ses rendez-vous. Max n'y devait pas venir ce jour-là. Mais en le faisant prévenir, peut-être pourrait-elle l'y amener. Elle dépêcha un commissionnaire, avec l'ordre de dire à Rodey qu'on le demandait au bureau, tout de suite, et de le chercher partout, s'il n'était pas chez lui. Ce signal avait été convenu entre eux, en cas d'urgence. Max était précisément chez lui. Le déjeuner, un peu retardé par diverses menues circonstances, avait été remarquablement bon, Renée, particulièrement gracieuse et gentille dans ses câlineries enfantines; un joli rayon de soleil enfilait toutes les fenêtres de l'appartement... Bref, Max, qui n'avait rien à faire ce jour-là, s'était attardé chez lui. Après avoir demandé et obtenu de Lucie, avec un sourire, la permission de fumer un cigare dans la salle à manger, il s'était installé sur le tapis à côté de sa fille qui faisait la dînette à sa poupée avec un morceau du dessert. Adossé contre une chaise, il jouissait délicieusement de la vie, pendant que Lucie brodait près de la fenêtre. Cet intérieur aimable, ce bel enfant, cette jolie femme, satisfaisaient son sens esthétique; son cigare lui donnait un fin goût de jouissances matérielles, et les yeux demi-clos, il pensait au rendez-vous du lendemain près de Berthe... --On demande monsieur au bureau, dit la femme de chambre en ouvrant la porte. Max fut aussitôt sur ses pieds. --Qui? dit-il en se secouant. --Un commissionnaire qui est reparti sur-le-champ. La femme de chambre disparut, et Lucie regarda son mari. --Au bureau? Tu as donc un bureau maintenant? fit-elle d'un air de doute. --Certainement! Sans cela, où veux-tu que j'aille toucher mes dividendes? fit Max en s'étirant, avec un rire forcé. C'est ennuyeux de s'en aller; on était bien ici! Il fit deux tours sur lui-même, enleva Renée dans ses bras pour l'embrasser, posa un baiser sur le front de Lucie, et sortit. A peine dehors, il sauta dans une voiture et se fit conduire en hâte à son domicile extra-légal. A son entrée, Berthe ne lui laissa pas le temps d'interroger. --Il a deviné quelque chose, lui dit-elle avec un geste désespéré. Max resta atterré. --Il sait que c'est moi? dit-il en allant droit au plus terrible. --Non, mais il va me surveiller; nous sommes perdus; il ne faut plus nous voir. --Ne plus nous voir? s'écria Max; mais tu veux donc que j'en devienne fou! Ne plus nous voir, dis, Berthe, est-ce que c'est possible? Elle se dégagea avec un mouvement lent et désolé. --Je ne veux pas qu'il te tue, et il te tuera; il l'a dit. Je ne veux pas qu'il te tue. Oh! Max! Elle laissa tomber en sanglotant sa tête sur l'épaule de Rodey. Sa bravoure ordinaire, sa hauteur, son indifférence au danger l'avaient quittée depuis qu'elle aimait. Quand il s'agissait de Max, elle devenait plus faible qu'une enfant. Après un instant, elle s'essuya les yeux. --Il faut être au moins quinze jours sans nous voir, reprit-elle, en fermant avec la main la bouche de Max qui voulait protester. Quinze jours, et puis nous verrons ensuite. Il la regarda, éperdu, fou d'amour. --Partons! dit-il avec la vivacité d'un homme qui a trouvé la solution d'un problème. Elle le regarda, effarée. --Partir... et le monde? Max exprima d'un geste que le monde lui était indifférent. --Et... ta femme, ta fille? Il hésita un instant. --Pour Lucie, dit-il, ce sera un bon débarras; car vraiment, je fais un vilain mari. Pour ma fille, sa mère l'élèvera bien. --Et avec quoi vivrons-nous? insista Berthe. La misère, ça doit être affreux! --J'ai ma fortune, répondit Max; je puis la liquider en partie, le reste sera pour Lucie, et, une fois à l'étranger, tu peux réclamer ta dot... Ils restèrent pensifs tous deux. Ces questions matérielles sont pénibles à soulever dans les luttes de la passion. --Nous ne reviendrons jamais en France? dit Berthe tristement. La patrie, à laquelle elle n'avait jamais songé, se dressait devant elle et semblait la retenir. --Mais si; plus tard, quand tout sera oublié; nous vivrons comme mari et femme dans quelque endroit où les autres n'auront pas l'idée d'aller... --Mari et femme! Ah! oui, j'aurais été une bonne femme si j'avais pu t'épouser... Ils arrêtèrent un plan de fuite: ils ne se reverraient plus en ce lieu, désormais dangereux; Max préparait tout; il fallait bien une dizaine de jours pour réaliser une portion de sa fortune; quand les préparatifs seraient terminés, un billet glissé par Max dans la main de Berthe, ou une visite quand elle serait seule, servirait à fixer le jour et le mode de départ. D'ici là, Rodey viendrait de temps en temps chez son cousin, comme à l'ordinaire, afin de ne pas exciter de soupçons. --Dix jours sans nous voir! fit Max avec regret, quand tout fut décidé. Comment allons-nous faire? --Nous ne nous quitterons plus ensuite, répondit Berthe en l'embrassant avec une tendresse fébrile. Elle sortit après lui, pendant qu'il protégeait sa retraite, et rien d'insolite ne la troubla jusqu'au moment de son retour chez elle. Les huit jours qui suivirent furent en tout semblables au reste de l'année. Chacun allait et venait librement en apparence; cependant Berthe était étroitement surveillée par son mari, qui s'arrangeait pour connaître l'emploi de son temps. Elle avait résolu de ne faire aucun préparatif de départ, si caché qu'il fût, ne voulant emporter que de l'argent et des bijoux, choses qu'elle avait toujours eues en abondance. C'est avec une sorte d'ironie qu'elle rencontrait de temps en temps le regard sévère de Georges, comme pour le défier d'accomplir ses menaces. Le neuvième jour, après avoir dîné en tête-à-tête avec sa femme, qui devait rejoindre une amie dans une loge du Vaudeville, Varin crut remarquer dans l'attitude de Berthe quelque chose d'insolite: une inquiétude anormale, des rougeurs fugitives qui allaient et venaient sur ses joues un peu pâlies depuis quelques jours. Son parti fut bientôt pris: aussitôt après le café, il quitta la salle à manger et sortit pour se rendre devant le théâtre, afin de s'assurer que sa femme y viendrait réellement, qu'elle y viendrait seule, et de voir si personne ne l'attendait sous le péristyle ou dans les environs. L'heure n'était pas avancée; il savait que Berthe serait au moins une demi-heure à sa toilette. En passant devant la maison de Rodey, il eut envie d'entrer. La vue de Lucie et de l'enfant le calmerait peut-être; car il sentait bouillonner en lui une singulière fureur. Il s'en voulait et il en voulait à Berthe d'être réduit à ce métier d'espion, dont il rougissait. Il monta donc, et apprit que madame était seule; entrant, sans se faire annoncer, dans la salle à manger, il trouva Lucie qui jouait avec sa fille sous la clarté de la grande lampe; le repas était desservi, tout était calme et bien rangé. --Où est Max? demanda Varin distraitement. --Je ne sais pas, répondit Lucie. Oh! mon ami, il se passe quelque chose... Georges la regarda et vit qu'elle avait pleuré. --Quoi donc? dit-il en posant affectueusement la main sur la tête de l'enfant. C'était son geste quand il n'osait presser la main de la mère. --Il a vendu des valeurs, quatre-vingt mille francs de valeurs... Le notaire est venu me le dire en cachette à trois heures. Qu'est-ce que cela peut vouloir dire? Georges ne répondit pas. Une lueur confuse se faisait dans son esprit, mais il ne voulait pas la voir. --Il a peut-être quelque dette à payer, dit-il évasivement. --Je ne crois pas, fit Lucie, et, de plus, en rangeant chez lui tantôt, j'ai trouvé un Indicateur ouvert du chemin de fer de l'Est... --Vous craignez qu'il ne s'évade, dit Georges avec un faible sourire. --J'ai peur qu'on ne me l'enlève! répondit-elle tout bas. Ce n'est pas pour moi,--nos vies sont aussi séparées maintenant que si nous ne nous étions jamais rencontrés,--mais pour l'enfant, pour la fortune de l'enfant et pour son honneur de jeune fille... --Rassurez-vous, dit tout à coup Varin, après un silence, comme s'il se réveillait en sursaut, il n'y a peut-être rien... Je prendrai des informations... --Et vous me les direz, n'est-ce pas? insista Lucie avec tant de prière dans le regard qu'il se sentit ému. --Je reviendrai vous rassurer, dit-il. --Allez-vous-en tout de suite pour tâcher de savoir... Georges tressaillit comme sous une commotion subite. --Tout de suite, dit-il. Néanmoins il restait immobile; et elle le regardait, pensant qu'il était étrangement distrait ce soir-là. Soudain il se pencha vers elle et l'embrassa au front, près des cheveux. --Adieu, cousine, dit-il. Comme elle continuait à le regarder, pendant qu'une rougeur délicate montait à ses tempes nacrées: --Vous savez que je vous aime sincèrement; vous le savez, n'est-ce pas? Eh bien, ne doutez jamais de ma tendresse; non, Lucie, jamais, entendez-vous? Il disparut sans que Lucie, étonnée, eût le temps de répondre à cet étrange discours. Au lieu de continuer sa route vers le Vaudeville, il se dirigea très-vite vers sa maison; la marche lui paraissant trop lente, il se mit à courir, et il arriva chez lui au moment où un homme, qui le précédait de quelques pas, entrait dans l'escalier. --Y a-t-il quelqu'un chez moi? demanda-t-il au concierge. --Madame est chez elle, et voilà M. Rodey qui monte, répliqua l'homme. Georges monta l'escalier lentement, pour laisser à Max le temps de se présenter; sur le palier, il attendit encore quelques secondes; puis, tirant de sa poche son petit passe-partout, il ouvrit sans bruit. Les gens dînaient à l'office, et il ne rencontra personne. Marchant avec précaution, il traversa le salon, puis la salle à manger, obscurs. Une traînée de lumière filtrait sous la porte du boudoir. Il s'arrêta; puis, frémissant de honte à la pensée qu'il avait failli écouter, il entra brusquement et resta sur le seuil. Max, debout au milieu de la petite pièce, tenait dans ses bras Berthe qui, renversée sur son épaule, le regardait avec ivresse en disant: «Demain!» --Monsieur Rodey, dit Varin, veuillez m'envoyer vos témoins. Max tressaillit et voulut se dégager; mais Berthe, le front haut, les yeux brillants, resta suspendue à son bras, en défiant son mari. --Je vous avais prévenue, madame, ajouta Varin; vous avez manqué de prudence. --Georges... dit Max. Un geste de son cousin lui imposa silence. Il reprit cependant: --Vous pouvez me tuer, c'est votre droit; mais du même coup vous atteignez ma femme... Georges porta la main à ses yeux. --C'est vrai, dit-il; mais ce n'est pas moi qui l'ai voulu. Max prit son chapeau, s'inclina devant Berthe, salua froidement Georges et sortit. --Vous, madame.....dit Varin. --Oh! moi, je m'en vais, fit froidement Berthe. Vous n'avez pas la prétention de me retenir, je suppose? Il s'effaça devant elle, et elle sortit l'air hautain, le coeur plein de fiel. Georges, accablé, prit sa tête dans ses mains, en disant: --Pauvre Lucie!... XV Le bruit léger, étouffé à dessein, de la porte d'entrée qui se refermait, réveilla Lucie en sursaut. Elle écouta un instant, les yeux fermés, croyant entendre les gens s'occuper de leur service matinal... rien ne bougea dans l'appartement, mais la porte de la rue se referma lourdement, faisant trembler toutes les vitres. Lucie ouvrit les yeux, et s'aperçut qu'il ne faisait pas encore tout à fait jour; à peine une lueur grisâtre filtrait-elle sous les rideaux. Elle alluma une bougie et consulta sa montre: il était six heures moins le quart. Elle resta immobile un instant, les yeux fixés sur sa montre, puis elle se leva brusquement, courut à la pendule, qui annonçait la même heure, puis à la fenêtre; le jour triste d'une matinée de novembre sous un ciel de neige éclairait les maisons endormies, en haut et en bas de la rue. Une clarté se fit dans son esprit encore engourdi par le sommeil, et qui avait peine à comprendre. Max était parti! Parti avec cette femme qu'il aimait... La veille il était rentré tard, au moment où Lucie se retirait dans sa chambre; il lui avait adressé quelques paroles amicales, avait jeté un regard sur Renée endormie, et l'avait embrassée avec effusion, puis il était rentré chez lui d'un air sérieux qui ne lui était pas habituel... plus de doute, il était parti, secrètement, comme un voleur... Au moins, lui aurait-il laissé une lettre pour la prévenir? S'enveloppant à la hâte d'un peignoir, les pieds nus dans ses pantoufles, grelottant de froid et de fièvre, elle courut à la chambre de son mari; les grandes fenêtres laissaient entrer une lueur blafarde et glaciale dans le salon et la salle à manger. Sur le seuil, elle s'arrêta. Si elle s'était trompée, si elle avait rêvé, si Max était là, endormi, bien tranquille, que lui dirait-elle? Comment prendrait-il cette étrange visite? Elle resta ainsi, la main sur le bouton de la porte, prêtant l'oreille avec une attention si contenue que l'air muet de l'appartement lui semblait plein de rumeurs éclatantes. Enfin, incapable de résister plus longtemps à son angoisse, elle fit jouer doucement le pêne... aucun bruit ne lui répondit: elle poussa la porte avec précaution... la chambre était noire, l'air était tiède, une bûche achevait de se consumer dans la cheminée; elle marcha droit au lit et posa hardiment sa main sur l'oreiller: il était froid, la place était vide. Elle courut aux rideaux, les écarta violemment, et regarda sur le bureau... Il n'y avait rien. Elle s'assit sur le fauteuil, ramassa machinalement les plis de son vêtement autour d'elle, pour se défendre du froid maladif qui l'envahissait rapidement, regarda le lit, le feu et la table, et resta sans pensée, sans force et sans colère. Il était parti, sans un mot de regret ou de compassion pour la femme et l'enfant qu'il laissait derrière lui, après les avoir dépouillées de tout ce qu'il avait pu leur prendre! Il n'avait pas même songé à leur faire l'aumône d'une bonne parole, d'un semblant d'excuse; il était parti,--oui, comme un voleur; c'était vrai, comme un voleur! Un frisson parcourut Lucie tout entière, et elle se leva, réchauffée par la violence de son indignation. D'un trait, elle gagna la porte, et referma derrière elle cette chambre, saturée du parfum dont Max avait l'habitude de se servir pour sa toilette, et qui lui devenait insupportable. Elle retourna dans sa chambre, et regarda longtemps sa fille endormie, mais sans effusion de tendresse: son coeur était sec, les bonnes pensées l'avaient abandonné, il n'y germait plus que des émotions amères et mauvaises. Elle eût voulu voir le monde entier s'écrouler sous ses pieds! que n'avait-il aussi en s'enfuyant emporté sa fille et le reste de son avoir? Elle eût pu le haïr encore davantage, et cet excès de haine l'eût soulagée. Lucie se mit à sa toilette lentement, soigneusement comme d'habitude; le monde ne devait pas savoir ce qu'elle avait enduré, ce qu'elle endurerait encore. Après tout, il n'avait pas laissé de lettre, mais elle en recevrait probablement une dans la journée; on ne quitte pas ainsi une famille, une position, tout un passé honorable, sans donner une explication, bonne ou mauvaise. Elle se prépara à lire tous les mensonges, toutes les lâchetés; avec ce qui venait de se passer, rien ne l'étonnait plus. Après une heure de réflexions, Lucie s'aperçut à quel point elle était détachée de Max. Il pouvait encore la faire souffrir, mais elle n'avait plus de jalousie. Soudain sa mémoire lui représenta la scène du jour de son mariage, quand elle avait senti la première douleur de l'amour méconnu se glisser dans son âme au sujet de Berthe. Qu'il était loin, ce temps! Trois ans et demi seulement l'en séparaient, mais c'était aussi loin que si depuis elle avait vécu tout une autre existence. Elle avait épuisé tous les tourments de la jalousie, sans jamais se permettre un reproche, ou même une allusion. Lors de l'aventure de Rouen, toute autre femme eût eu la part belle pour prendre de l'importance dans son intérieur; Lucie n'avait pas voulu paraître se souvenir de cette erreur; pour elle, le pardon comportait sinon l'oubli, du moins un silence éternel. Elle avait pardonné de même les autres fautes, non sans un peu de pitié, peut-être un peu de mépris,--mais elle avait pardonné. Non, elle n'aimait plus du tout son mari; elle rougit et frémit en pensant qu'un jour, il aurait pu par caprice vouloir se rapprocher d'elle et reprendre momentanément leur vie d'époux unis... Comment aurait-elle supporté cette nouvelle épreuve? Elle détourna la tête pour n'y pas songer: un tel malheur, une telle humiliation, dépassaient pour elle la limite de ce que l'on peut prévoir. À tout prendre, elle aimait mieux encore qu'il fût parti... Mais parti de cette façon honteuse... Elle secoua la tête avec dédain. Ce n'est pas ainsi que se conduit un honnête homme, pensa-t-elle. La maison s'était éveillée; Renée dans sa petite baignoire procédait à la toilette de son baigneur de porcelaine, tout en faisant à sa bonne mille confidences enfantines; Lucie allait et venait dans l'appartement, vaquant à ses devoirs de mère et de maîtresse de maison, donnant des ordres, comme si rien n'était changé dans cette demeure où sa vie venait de prendre une forme nouvelle; de temps en temps, à son propre insu, elle se dirigeait vers la fenêtre, écartant un peu le rideau et regardait dans la rue, comme si elle attendait de l'extérieur un document, une preuve matérielle, quelque chose qui lui affirmât son abandon définitif. La rue était sale, le jour blafard; la neige tombait lentement par gros flocons qui fondaient en touchant le sol; le froid de l'hiver pénétrait partout, malgré le feu flambant dans la cheminée; une indicible et mortelle tristesse entrait dans la maison avec la clarté jaunâtre et terne, avec l'abandon du chef de famille. La pendule sonna dix heures, et Lucie, réveillée en sursaut de la rêverie douloureuse où elle se plongeait depuis le matin, demanda le courrier. On le lui apporta comme à l'ordinaire; elle éparpilla d'un geste nerveux les journaux, les imprimés, les réclames, tout le fatras quotidien d'une maison riche, cherchant une lettre à son nom;--il ne s'en trouva point. Longtemps elle regarda deux enveloppes à l'adresse de son mari, se demandant si la clef du mystère ne se trouvait pas là; mais non, c'étaient des lettres banales, d'écritures familières... --Portez cela chez monsieur, dit-elle à la femme de chambre. Puis elle fit un mouvement pour la retenir. Qu'allait dire cette femme en voyant le lit intact?... Avec un sourire amer, madame Rodey se dit que c'était arrivé bien d'autres fois, et que cette fois comme les autres on viendrait lui dire à l'heure du déjeuner, avec un visage mystérieux et discret qu'elle ne connaissait que trop: --Monsieur n'est pas rentré: madame est servie. Mieux valait l'absence, dût-elle être éternelle, que la répétition constante de ces piqûres d'épingle. Tout à coup Lucie s'aperçut que Georges n'était pas venu, qu'il n'avait rien fait dire; dans cette circonstance extraordinaire, de qui prendre conseil, sinon de son seul ami? Elle envoya chercher M. Varin, le priant de venir sur-le-champ. Le domestique revint au bout d'un quart d'heure. M. Varin n'était pas chez lui: il était sorti dès le matin. Cet homme avait encore quelque autre chose à dire; mais ne se voyant point interroger, il garda le silence et se retira discrètement. Lucie se sentit tout à coup inquiète. Le calme d'une solution définitive, telle que la fuite de son mari, l'abandonna pour faire place à mille perplexités confuses. Qu'était devenu Georges? Pourquoi cette coïncidence de sorties matinales? Un instant une partie de la vérité se fit jour dans son esprit; elle pensa que Max s'était peut-être battu, que Georges lui avait servi de témoin... Mais quelle était alors la femme pour laquelle Max pouvait se battre? Ce n'était donc plus une fille comme les autres fois?... Le roulement d'une voiture, amorti par la neige fondante, s'arrêta sous ses fenêtres; elle sentit sa respiration se suspendre, et toute pâle, la main pressée sur son coeur, elle écouta... On sonna. Qui que ce fût, il serait le bienvenu; tout valait mieux qu'une telle attente. Georges se présenta devant elle, si pâle et si défait qu'elle n'osa l'interroger autrement que du regard. Il avait dans les yeux tant de désespoir, tant de colère impuissante contre la cruauté de sa destinée, qu'elle se sentit frappée d'un grand malheur, plus grand peut-être que tout ce qu'elle avait redouté. --Max s'est battu, dit-il, sans détacher les yeux du visage de Lucie; il a été blessé... --Pour une femme? dit-elle durement. Il hésita une seconde, puis répondit d'une voix ferme: Oui, pour une femme. --Grièvement? --Grièvement, à la tête. On en meurt tout de suite, ou bien on en guérit vite. Elle laissa retomber la main qui lui tenait le coeur. Si ce n'était que cela, elle pouvait le supporter, elle pouvait endurer la mort de Max, comme aussi sa guérison; un tel coup ne la frappait pas dans l'essence même de sa vie. --On l'apporte ici? dit-elle d'une voix calme. --Oui... Lucie, vous aurez patience, n'est-ce pas? vous serez indulgente, vous ne maudirez pas... --Lui? fit-elle en secouant la tête; je ne puis pas le maudire, il m'est indifférent! --Non pas lui; Lucie, votre main, souvenez-vous que je vous aime, que je vous vénère, que... Il fit un geste désolé, et se dirigea vers la porte; elle le retint. --Nous sommes bien malheureux! s'écria-t-il d'une voix brisée, plus malheureux que personne au monde... Laissez-moi, vous comprendrez plus tard... ne dites pas que vous m'avez vu... Une rumeur confuse sous les fenêtres lui donna le courage de s'arracher à la main de Lucie qui s'attachait désespérément à la sienne. --Le voilà, il faut que je m'en aille, il le faut; adieu, Lucie, adieu! Il s'enfuit comme s'il avait commis un crime, et elle resta un instant immobile, frappée de stupeur, n'osant chercher à comprendre, et ne comprenant pas. Tout à coup, le bruit des pas dans l'escalier la rappela à son devoir; elle sonna, donna rapidement des ordres, entra dans la chambre de son mari et prépara le lit pour le recevoir. Lorsque le chirurgien se présenta pour la prévenir, il trouva madame Rodey calme et courageuse, prête à lui servir d'infirmière. --Il se peut que le danger ne soit pas grave, madame, lui dit-il pour la rassurer. Elle fit un geste qui signifiait: Je suis prête à tout, et se tint auprès de lui pour l'aider. XVI Le pansement était fait, et le chirurgien déclarait la blessure légère: avec du repos, des soins éclairés, M. Rodey serait hors d'affaire en quinze jours. --Il pourra faire lui-même ses visites de jour de l'an, dit le praticien, pour rassurer cette jeune femme si pâle, si grave, en apparence si tranquille. Mais vous devriez vous soigner, madame; vous avez reçu une commotion qui me paraît vous avoir fort ébranlée; si j'ose émettre un avis, je vous prierai d'envoyer chercher votre médecin ordinaire, il saura mieux que moi... --Je suis très-bien, je vous remercie, répondit madame Rodey sans effort. Elle avait en effet l'air très-tranquille, et intérieurement ne se sentait pas troublée; sa seule souffrance était un désir irrésistible d'être seule pour réfléchir, pour comprendre. Elle eut envie de demander au docteur pourquoi Georges n'était pas là, puis elle se rappela qu'il lui avait recommandé de ne pas parler de sa visite, et elle se contenta de reconduire le chirurgien, qui promit de revenir dans la soirée. Elle alla voir sa fille, qui, soigneusement tenue à l'écart, n'avait rien remarqué d'insolite, et qui jouait paisiblement: elle donna machinalement un coup d'oeil à l'appartement, s'aperçut qu'elle n'avait rien mangé depuis la veille, et haussa les épaules en pensant combien peu la nourriture lui manquait; puis elle s'assura que le feu brûlait dans la cheminée du salon, et rentra dans la chambre de son mari, dont la porte était ouverte, afin de laisser circuler l'air en abondance. La tête de Max endormi reposait sur l'oreiller avec un bandage qui cachait presque entièrement ses yeux; sa barbe châtaine faisait paraître plus blanches ses lèvres décolorées; ses mains reposaient inertes sur la couverture; il avait l'air d'être mort. Lucie le regarda un instant avec la commisération naturelle envers ceux qui souffrent. Si ce fût arrivé deux ans plus tôt, l'année précédente encore, avant le voyage de Rouen, quelle angoisse pour son coeur déchiré! Maintenant, elle ne craignait plus que pour la vie du père de famille: son amour éteint ne lui laissait pas de pitié pour l'homme qui s'était battu à cause d'une autre femme. Quelle femme? Georges le savait, et n'avait pas voulu le lui dire...elle le saurait pourtant; car, après un tel esclandre, ce ne pourrait rester longtemps secret. Elle se mit à ranger les potions sur la cheminée, les séparant en remèdes inoffensifs et remèdes dangereux; deux ou trois fioles redoutables se trouvaient là, elle les mit en lieu sûr, pour éviter les imprudences, et s'assit dans un fauteuil, assez loin du lit de Max. Comme elle avait pleuré, l'année précédente! Comme elle avait eu peur de perdre ce mari tant aimé! Et maintenant, quel vide dans son coeur! quelle irrémédiable amertume! Pourvu que Max n'ait pas l'idée de se remettre à l'aimer, par reconnaissance pour ses soins! il en était très-capable; elle se promit, dès que le danger serait entièrement conjuré, d'avoir une garde pour la remplacer, afin d'éviter ce nouveau caprice. Pendant qu'elle méditait, le jour baissait; elle alluma une lampe sur la cheminée. En retournant à sa place, dans l'ombre, elle crut entendre un coup de sonnette très-faible suivi d'un murmure de voix étouffées dans l'antichambre. Pour éviter tout bruit, elle ouvrit la porte du salon, et demanda à demi-voix: Qu'y a-t-il? Une femme vêtue de couleurs sombres, enveloppée d'un voile épais, passa devant elle et entra dans le salon avant que Lucie pût s'y opposer; elle leva son voile, et dans la demi-obscurité, la femme de Max reconnut, plus par l'intuition que par la vue, sa cousine Berthe Varin. Elle ferma la porte et attendit que celle-ci parlât. --J'ai appris l'incident, dit Berthe, d'une voix qu'elle voulait rendre indifférente, et je suis venue savoir des nouvelles de mon cousin... Je ne suis pas visiteuse; mais dans les moments de peines, on me retrouve... Comment va votre mari, cousine? est-il mieux? Lucie ne répondit pas. Après la courte et mystérieuse apparition de Georges le matin, la présence de Berthe chez elle lui paraissait inexplicable. Madame Varin répéta avec instance, mais aussi avec une irritation contenue: --Va-t-il mieux? parlez donc! --Il va mieux, dit lentement Lucie, cherchant toujours à pénétrer le mystère qui semblait s'épaissir autour d'elle. --Est-ce dangereux? demanda Berthe après un soupir aussitôt étouffé: soupir de soulagement ou de condoléance. --Je n'en sais rien encore, fit madame Rodey, sans se départir de sa froideur glaciale. --Il est là? fit Berthe après un mouvement d'hésitation, en indiquant la chambre où Max dormait. Laissez-moi le voir, je vous en prie... Il n'a pas le délire? Il ne parle pas? Elle s'avançait vers la porte, avec un geste à peine poli pour excuser sa précipitation, Lucie se plaça entre elle et la chambre du malade. --Qui vous a appris l'accident? dit-elle d'une voix contenue, étrangement vibrante. Est-ce votre mari? Madame Varin s'arrêta, ne sachant que répondre. --Savez-vous avec qui, et pour qui mon mari s'est battu en duel? continua Lucie, s'animant peu à peu: si vous le savez, dites-le-moi; et vous le savez; je sais que vous le savez... Elle s'était inconsciemment rapprochée de Berthe et lui parlait avec une sorte de menace; la jeune femme recula. --Vous devez me le dire, reprit Lucie, j'ai le droit de le savoir, j'ai assez de tous ces mystères; où est Georges? pourquoi n'est-il pas venu avec vous?... --Georges? murmura Berthe, ne sachant plus que dire, écrasée sous toutes ces questions auxquelles elle ne pouvait répondre. Soudain, retrouvant son énergie, sentant d'ailleurs qu'elle était perdue, quoi qu'elle fit, elle passa devant Lucie en disant: --Je veux voir Max. Elle s'arrêta au seuil de la chambre, n'osant pénétrer plus loin, retenue malgré elle par la terreur de la mort possible et prochaine. Le visage du jeune homme, mat et blême sur l'oreiller, les mains de cire inertes sur le drap, lui causèrent une insurmontable faiblesse, et elle dut s'appuyer au dossier d'un fauteuil pour se soutenir, pendant que ses yeux pleins d'une tendresse indicible, débordants de larmes brûlantes, se fixaient sur le blessé avec une compassion désespérée. Lucie la regardait, n'osant achever de deviner ce que, depuis le matin, une intuition secrète semblait lui souffler. Mais le geste d'angoisse avec lequel Berthe tendit involontairement ses mains jointes vers le lit l'illumina brutalement, comme la lueur d'un éclair au bord d'un gouffre. --C'est vous! s'écria-t-elle en saisissant Berthe par le bras avec une telle violence, que celle-ci la suivit dans le salon, sans pouvoir résister. C'est pour vous qu'il s'est battu, c'est vous qui êtes sa maîtresse, et c'est Georges... Oh! fit-elle en lâchant madame Varin et en reculant le plus possible. Oh! c'est vous... la femme de Georges et mon mari... Oh! Elle tomba dans un fauteuil, le visage caché dans ses mains, pour éviter la vue de cet excès d'opprobre et d'horreur. --Eh bien, oui, c'est moi! fit Berthe avec hauteur; j'aime Max et il m'aime, j'en conviens. Que vous importe? Il y a longtemps que votre mari ne vous aime plus... Lucie se redressa et regarda son insolente rivale avec un mépris qui fit détourner les yeux à madame Varin, malgré toute son arrogance. --C'est vrai, dit-elle, peu importe vous ou une autre, vous et les autres, vous êtes égales à mes yeux de femme honnête; mais la tache que vous avez mise sur le nom de votre mari... --Ah! voilà! fit Berthe avec un rire insultant; il vous importerait peu que j'eusse pris votre mari, si en échange je vous avais laissé le mien..... Elle n'eut pas le temps d'achever. Lucie l'avait prise par la main, et conduite dans l'antichambre avant qu'elle eût pu proférer l'outrage commencé. La porte du salon était refermée; Berthe jeta derrière elle un regard de haine et sortit sur-le-champ. XVII Lucie rentra dans la chambre de son mari d'un pas rapide, comme si elle avait voulu lui parler; mais la vue du blessé, toujours immobile et endormi, l'arrêta près du lit. Elle se pencha sur lui, relevant le pli du rideau pour mieux le voir, et le contempla longtemps, pendant que des pensées tumultueuses s'entre-choquaient dans son esprit comme des armes mortellement affilées. Voilà ce qu'il avait fait, l'homme qu'elle avait choisi, malgré les sages avis de sa mère, l'homme qu'elle avait aimé, auquel elle avait donné sa vie, sa jeunesse, sa fortune, tout ce ce qu'une femme peut donner... Que lui demandait-elle en échange de tous ces biens qu'elle ne lui avait pas repris, qu'il avait dédaignés? Depuis longtemps elle ne réclamait plus que la paix du foyer et la considération due à une épouse irréprochable. C'était peu, et pourtant il n'avait pas pu lui laisser cette misérable aumône, il avait détruit sa paix et entaché l'honneur de son nom, cet honneur qu'elle portait si haut, elle, l'épouse abandonnée; il avait séduit la femme de son ami, et causé un irréparable scandale..... un scandale qui la séparait à jamais de Georges. C'est ici que la malheureuse femme sentit dans toute son âpre cruauté la douleur de sa blessure; elle était pour jamais séparée de Georges, en effet, et cet homme qui gisait là, qu'on lui avait rapporté le matin, qu'elle soignait, quelle allait guérir, cet homme, parce qu'il était son mari, et parce qu'il était adultère, allait lui enlever la seule consolation qu'elle eût jamais connue: l'amitié secourable, l'estime compatissante d'un homme de bien! Quelle justice y avait-il alors en ce monde? N'eût-il pas été plus équitable que Max mourût? La mort l'aurait sinon absous, au moins justifié! S'il était mort, Lucie lui aurait pardonné, même d'avoir trompé Georges, même d'avoir déshonoré la maison de son parent, même de la séparer à jamais de l'ami de ses jours d'abandon. Mais il vivait, il allait guérir, et à peine guéri, il recommencerait sa vie de mensonges et de trahisons. À présent qu'elle avait découvert sa rivale, elle comprenait le charme qui retenait Max loin du foyer; la beauté de Berthe était si provocante, si irrésistible, que l'homme aimé par elle ne saurait jamais se délier: la mort seule aurait pu rompre ce lien; elle sentait que Berthe en venant chez elle, en cédant à l'impérieux besoin de voir son amant au risque d'achever de se perdre, avait affirmé une de ces passions qui ne connaissent pas d'obstacles; une fois guéri, Max retournerait à Berthe... n'eût-il pas mieux fait de mourir? La pendule sonna: c'était l'heure de la potion. Lucie se dirigea machinalement vers la cheminée et prit le flacon pour mesurer la dose. Ce flacon portait une étiquette spéciale, afin de mettre en garde contre les imprudences; le docteur avait recommandé à Lucie de verser elle-même, de faire bien attention à la dose: c'était un poison énergique et sûr; dans des mains inhabiles, c'était un danger permanent.....Une idée traversa l'esprit de la jeune femme; elle se rapprocha du lit, et se reprit à contempler Max Rodey, dont le sommeil se troublait peu à peu et qui commençait à s'agiter sur l'oreiller. S'il mourait, ce mari infidèle, cet ami déloyal, Lucie serait libre; elle pourrait s'en aller avec sa fille dans quelque endroit paisible ou la solitude endormirait ses chagrins... Un rêve d'eaux courantes, d'arbres verts, de clairières ensoleillées lui passa devant les yeux; sous ces arbres, un homme venait à elle en souriant, c'était Georges. Délivré de Berthe répudiée, chassée de sa maison, il était libre aussi; ils marchaient côte à côte le long de la rive verdoyante... Si Max mourait, qu'importait le reste du monde? Il n'y aurait plus rien entre eux, plus rien... Lucie regarda le flacon et pensa qu'en versant quelques gouttes de trop, elle serait libre. Son âme torturée, saturée d'humiliations, se révolta et cria vers la liberté. Elle mit lentement la main sur le bouchon de verre et resta pensive. --A boire! dit faiblement Max, sans chercher à ouvrir les yeux, mais en se tournant instinctivement vers elle. Elle versa un peu d'eau dans le verre. La liberté... la liberté de quoi? De voir Georges à toute heure, dans un lieu paisible... Elle tressaillit et posa le flacon sur la table. Elle aimait Varin! Oui, elle l'aimait, non comme elle avait aimé Max, dans sa candeur innocente de jeune fille, mais avec l'amour conscient, éclairé, d'une femme qui a souffert et qui a brisé la fausse idole de sa jeunesse. C'était pour aimer Georges librement qu'elle désirait la mort de Max. Et l'adultère lui apparut dans toute son horreur, avec le crime et le remords pour compagnons. --A boire, répéta Max avec l'impatience douloureuse d'un enfant malade. --Tout de suite, dit-elle d'une voix étouffée qui lui semblait à elle-même sortir d'une tombe. Elle prit le flacon; sa main tremblait; elle le déposa, et courut se laver les mains dans de l'eau fraîche; puis elle revint, et avec un geste ferme, cette fois, elle laissa tomber les gouttes dans l'eau qui devenait opaline. Une, deux, trois... Elle releva vivement la fiole, la boucha avec soin et présenta à son mari le breuvage salutaire. La dernière de ses joies avec son rêve coupable à peine entrevu venait de s'écouler, broyé sous l'étreinte de sa conscience. XVIII La convalescence de Max ne fut pas longue. Dès le cinquième jour, débarrassé du bandage, réduit à un simple pansement, il put regarder autour de lui, et s'inquiéter de ce qui l'environnait. Après les premières vingt-quatre heures de prostration et de grand mal à la tête, il avait commencé à se préoccuper de Berthe. Qu'était-elle devenue? Chassée par son mari, sans doute, avait-elle quitté Paris? Mais l'aurait-elle fait sans lui donner signe de vie? Un amour tel que le leur pouvait-il se rompre ainsi, sans autre dénouement que la brutalité d'une balle maladroite, qui avait blessé sans tuer? Toute la surexcitation que donne la fièvre se porta sur ce point, et Max n'eut plus d'autre idée que de savoir ce qu'était devenue Berthe. Lucie, tranquille, allait et venait dans la maison, veillant à ce que tout le bien-être possible entourât le malade; deux fois par jour, elle amenait Renée, qui montait sur une chaise à côté du lit, se penchait sur «papa», l'embrassait bien délicatement du bout des lèvres, «parce qu'il était malade», et s'en retournait, trottinant gaiement sur ses petits pieds, au côté de sa mère dont elle saisissait la main. Ce calme, le regard ferme des beaux yeux bruns de Lucie, les longs plis droits de sa robe traînante sombre et silencieuse, tout cela exaspérait Max.--Je sais bien que tu es parfaite, avait-il envie de crier à sa femme; fais-moi une bonne querelle, et finissons-en avec ce reproche muet que tu apportes dans le verre que tu me présentes, dans la couverture que tu redresses, dans l'air que lu respires! Mais Lucie ne semblait pas comprendre, ne voulait pas comprendre. Elle était loin d'éprouver le calme que lui attribuait son mari; la pensée du crime, entrée dans son âme pour une seule minute, lui revenait maintenant avec les plus douloureux remords, et elle ne pouvait se pardonner de l'avoir conçue. Cette preuve qu'on peut faillir même après avoir apporté tous ses soins à se perfectionner soi-même, lui donna une grande indulgence pour son mari: non qu'elle pût jamais revenir à des sentiments autres qu'une indifférence bienveillante, mais elle comprit qu'il fût las d'elle, qu'il eût aimé Berthe, qu'il eût songé à fuir... --Nous n'étions pas faits l'un pour l'autre, se dit-elle avec un soupir: je lui pardonne ses infidélités; puisse-t-il ne jamais me haïr, c'est tout ce que je lui demande, à cause de l'enfant! Max ne la haïssait point, il la craignait plutôt, et surtout il la considérait comme un gardien terrible, qui l'empêchait d'obtenir des nouvelles de Berthe. Le sixième jour, ne pouvant y tenir, pensant que peut-être, après tout, Lucie ignorait encore la cause du duel, il hasarda un simple mot: Georges? --Il a envoyé tous les jours prendre de vos nouvelles, répondit la pauvre femme; elle était dans l'ombre du rideau et se recula encore un peu, afin qu'il ne vit pas la rougeur qui venait d'envahir son visage. Max n'osa ajouter le nom de Berthe, Lucie garda également le silence, et ils restèrent tous deux dans un grand embarras. Quelques instants après, la jeune femme sortit de la chambre et fut remplacée par la garde-malade. Celle-ci ne paraissant pas incorruptible, une courte conversation régla les affaires entre elle et Max, et dès le lendemain, il eut un billet de Berthe; chose d'autant plus facile que celle-ci venait tous les jours s'informer chez le concierge, et que Lucie, de toute la maison, était la seule à l'ignorer. A la fin de la semaine suivante, Max fut assez fort pour se lever et faire le tour de son appartement; le docteur permettait une promenade pour le lendemain. En entrant dans sa chambre, un peu étourdi par la fatigue et le mouvement; Max s'étendit dans un fauteuil et se mit à repasser son existence. Après une heure de méditations, comme il arrivait à une conclusion identiquement semblable à celle qu'avait tirée Lucie, qu'ils n'étaient pas faits l'un pour l'autre, la jeune femme entra. --Lucie, lui dit son mari, il faut pourtant que nous parlions ensemble de... des événements qui m'ont mis dans l'état où je suis... Elle détourna la tête; à quoi bon en parler! Pourquoi remuer ces souvenirs douloureux, à peine engourdis, qu'elle eût tant désiré d'oublier... --Je me suis battu avec Georges, continua le pauvre homme; il pouvait me tuer, c'était son droit, je l'avais manqué; et puis enfin, c'était son droit: il ne l'a pas fait; je ne sais s'il n'a pas eu tort... J'ai vu son regard au moment où il visait; sa main a tremblé; le coup est parti malgré lui. Je vous dis ceci, Lucie, parce qu'il est bon que vous le sachiez: Georges s'est noblement conduit. Il s'arrêta fort ému lui-même au souvenir du moment où il avait vu passer sur le visage sévère de son cousin une ombre qui ressemblait fort à de la pitié... C'est de Lucie et de Renée que Georges avait eu pitié, ce n'était pas douteux; mais quel qu'en fût le motif, ce mouvement lui avait valu la vie. --Vous connaissez la cause du duel? reprit Max d'une voix altérée, réunissant tout son courage pour poser cette question. Lucie fit un signe de tête affirmatif. --Et vous m'en voulez beaucoup? Elle fit signe que non. Comment pouvait-elle lui en vouloir d'avoir aimé Berthe, alors qu'elle avait eu envie de le tuer! --Puis-je espérer votre pardon? demanda Max d'un ton presque inquiet; car si Lucie lui pardonnait, il devenait cent fois plus coupable. --Non, dit-elle, si par pardon vous entendez l'oubli. Je ne puis plus voir en vous qu'un étranger:--le père de Renée, le chef de la famille;--mais, en ce qui me concerne, un étranger. Max respira. Ce n'était donc pas lui seul qui dénouerait cette chaîne du mariage! --Je vivrai dans votre maison, comme une épouse fidèle et soumise à ses devoirs; mais jamais je ne verrai en vous autre chose qu'un protecteur donné par la loi. Vous trouverez en moi dans les détails de la vie de la déférence et le respect de votre nom. Quant à de l'amour... je vous ai trop aimé autrefois pour vous aimer encore. Max resta pensif. Il ne pouvait rien désirer de mieux: qu'eût-il fait de l'amour de sa femme, lui qui avait le coeur plein d'une autre? Cependant il ne put s'empêcher de songer à la part qui restait à Lucie dans cet arrangement de leurs vies: il gardait tous les avantages et lui laissait toutes les charges, tous les devoirs, toutes les peines. --Voulez-vous une séparation? lui dit-il doucement. Je suis prêt à faire les démarches nécessaires. --A quoi bon? fit Lucie avec un geste résigné; la séparation me rendra-t-elle ma liberté? m'ôtera-t-elle votre nom? Que puis-je y gagner, du moment où vous consentez à ne réclamer de moi que ce qu'exigent les convenances d'une vie commune? Ma fille et moi, nous ne pouvons que perdre au scandale inévitable d'une pareille démarche. Soyons séparés, puisque vous y consentez, sans faire intervenir la loi dans les déchirements de notre vie privée. Elle poussa un soupir, et Max lui répondit de même. Ah! s'ils avaient pu s'affranchir tous les deux de ce lien terrible qui les unissait de force, malgré le voeu de leurs âmes, qui les avait amenés tous deux aux dernières limites de la patience humaine, jusqu'au bord du crime, avec quelle reconnaissance mutuelle, avec quelle amitié sincère chacun eût délivré l'autre! Mais ils ne pouvaient que baisser la tête et attendre la mort clémente. --Lucie, dit doucement Max, je vous jure de vous respecter toujours, de vous laisser libre de vos actions: j'ai perdu le droit de rien exiger de vous; je vous demande seulement, au nom de notre fille, de ménager l'honneur du nom que vous portez... Elle l'interrompit avec un geste si fier qu'il se sentit petit et mesquin de l'avoir demandé. --Oui, dit-elle, je sais que la partie n'est pas égale, que vous n'avez outragé que mon bonheur, et que moi, c'est votre honneur que j'outragerais; il ne faut pas qu'un jour vous soyez exposé à faire à un autre ce que Georges vous a fait... Ma mère me l'avait dit, et d'ailleurs, notre orgueil à nous autres femmes, ce n'est pas de respecter un mari qui ne se respecte pas, c'est de nous respecter nous-mêmes, afin de n'avoir jamais à rougir, même quand nous sommes seules. Ma mère m'a appris tout cela, et je n'ai pas oublié ses leçons.... Soyez sans inquiétude. Max baissa la tête et avança la main vers Lucie. --Je vous demande pardon, dit-il; pardon de vous avoir épousée, car je n'étais pas digne de vous; pardon de vous avoir méconnue et trompée, pardon de toutes les peines que je vous ai causées et que je vous causerai encore, car la destinée le veut ainsi. Voulez-vous me donner votre main? Elle tendit à son mari sa belle main amaigrie, cette main qu'autrefois il aimait à baiser, depuis l'ongle jusqu'au poignet... Il y déposa un baiser respectueux et tendre à la fois, car il avait vraiment de l'amitié pour cette pauvre femme, que le poids de la vie accablait si lourdement. --Je vous pardonne, lui dit Lucie, en sentant ses yeux s'emplir de larmes au souvenir d'un passé qui un instant avait été si heureux. Je vous pardonne de tout mon coeur. Il resta un instant incliné sur cette main, qu'il porta ensuite à ses yeux. Cette rupture paisible, qui ne laissait place ni à la colère ni à l'aigreur, leur semblait à tous les deux douloureuse comme la mort d'une personne aimée. Leurs mains se séparèrent, et leurs vies furent disjointes pour jamais. Le lendemain, comme Lucie rentrait avec sa fille de leur promenade quotidienne, elle trouva sur sa table une lettre de Max, qui contenait ces quelques lignes: «Vous m'avez pardonné; vous me pardonnez encore. La vie en commun nous était impossible, et d'ailleurs, je ne suis pas seul à porter les peines d'une situation douloureuse et difficile. Je pars, en vous laissant une portion de ma fortune qui suffira pour doter Renée; ne lui apprenez pas à me haïr, car je vous assure, Lucie, que je ne suis pas méchant, et que je souffre aussi bien que vous.» Elle courut à la chambre de son mari: elle était vide; il avait emporté les deux portraits de sa femme et de sa fille dans le même cadre. Elle resta anéantie. Elle n'avait pas prévu cela; qu'allait-elle faire? Quelques brèves interrogations aux gens de service la mirent au courant de toute l'affaire; elle en sut même plus qu'elle n'aurait voulu, car sa femme de chambre, indignée, voulait lui raconter comment la garde avait machiné cela avec la dame... Lucie lui imposa silence, et l'envoya aussitôt chez Georges avec un billet qui contenait ce mot: Venez. Il arriva sur-le-champ, et au frémissement des lèvres de Lucie, à l'éclat de ses yeux, il comprit ce qui s'était passé. --Ils sont partis ensemble! dit Lucie en l'apercevant. Je suis définitivement abandonnée. N'est-ce pas que c'est bien? Elle s'arrêta un instant et le regarda: il était fort pâle; depuis le moment où Berthe avait quitté sa maison, il ne l'avait plus revue, et il ignorait absolument ce qu'elle était devenue. Deux mots de Lucie le mirent au courant, et il reprit sur-le-champ son sang-froid. --Ils sont partis, dit-il, tant mieux; ces êtres-là ne pouvaient être pour vous comme pour moi qu'une source de chagrins et de difficultés. Il respira longuement, puis reprit: Vous voilà toute seule, Lucie, et moi aussi; qu'allons-nous faire? --Quitter Paris, répondit-elle; je veux partir sur-le-champ: je suis incapable d'affronter les questions, les regards, les commentaires. Je vais aller dans le Midi, quelque part, avec Renée... --Me permettrez-vous de vous y rejoindre? demanda Georges en se rapprochant; depuis qu'elle était seule et libre, il semblait au jeune homme qu'il pouvait lui parler en toute confiance. Elle le regarda, et leurs yeux se dirent tout ce qu'ils tenaient secret depuis longtemps. Leurs mains se joignirent, et ils restèrent immobiles, trop heureux, n'osant remuer, de peur de rompre le charme. Ce fut Lucie qui revint la première à la réalité. --Non, dit-elle en laissant retomber ses mains le long de sa robe. Non, vous ne m'y rejoindrez pas. Leur faute n'excuserait pas la nôtre: nous deviendrions même plus coupables qu'eux; car ils ne savent pas ce qu'ils font, et nous, nous le savons. Jamais, mon ami, je ne serai à vous tant que leur mort ne nous aura pas déliés, et probablement nous mourrons avant eux. Qu'importe? Je vous aime, et vous m'aimez; nous étions faits pour nous aimer, et n'est-ce pas déjà du bonheur que de nous être rencontrés? --Trop tard! fit Georges avec amertume. --Trop tard? Mais nous sommes jeunes, la vie est longue, nous serons amis; c'est un grand bienfait du ciel qu'une amitié telle que sera celle-là! --Lucie, reprit Varin, nous sommes jeunes, en effet; le danger est grand; serons-nous toujours assez forts pour lutter contre nous-mêmes? --Et que serions-nous, fit Lucie avec son vaillant sourire, si nous ne l'étions pas? Où donc serait alors la différence entre nous et ceux que nous blâmons? Laissez venir l'été; alors je m'installerai près de Paris, dans un endroit tranquille; vous viendrez m'y voir, et avec ma fille entre nous, nous serons bien défendus l'un contre l'autre. J'aurai, moi, pour me protéger, le respect de mon enfant à qui je dois de conserver mon honneur sans tache, et vous, vous aurez le respect que vous avez pour moi... Allez, mon ami, on n'offense que les femmes qui le veulent bien... Elle parlait ainsi, souriante et transfigurée, les joues teintées de rose par un peu de fièvre intérieure; elle acceptait avec joie la longue existence solitaire, pourvu que de temps en temps elle y rencontrât, pour une heure, la main de son ami. Il la regardait, ému, charmé, subjugué, sentant que ce qu'elle voulait, il le voudrait, car il n'aurait jamais la lâcheté de lui coûter une larme... --Mon ami, lui dit tout à coup Lucie, embrassez-moi pour la première et la dernière fois. Je vous donne toute mon âme; prenez-la, et ce sera pour la vie. Il lui ouvrit les bras, elle appuya la tête sur sa poitrine, et ils restèrent ainsi, muets, serrés l'un contre l'autre, avec une telle intensité de sentiment qu'ils ne pensaient plus à rien. Quand elle fit un mouvement, il desserra les bras, et ils se retrouvèrent face à face, sans qu'il eût même pensé à baiser sa joue. --C'est pour la vie, répéta Lucie. A toujours! Elle partit deux jours après pour le Midi, seule avec une femme et Renée: sur les bords de la Méditerranée, tantôt sous le souffle aigu du mistral, tantôt aux ardeurs cuisantes d'un soleil capricieux, elle fut longtemps avant de calmer les rébellions et les colères de son coeur; en présence de Georges, elle n'avait songé qu'au côté héroïque de sa résolution: il lui coûtait peu alors de renoncer à toute société, à toute joie extérieure;--mais quand elle se vit seule, obligée de lutter avec mille choses menues et futiles, pour obtenir cette indépendance nécessaire; quand elle comprit que pour voir Georges chez elle, il fallait en chasser tout le monde, les amis et les indifférents, elle se dit que la tâche qu'elle avait choisie serait difficile, et elle faillit y renoncer. Pourtant le sentiment de l'honneur, et l'amour éclairé qu'elle avait pour sa fille, cet amour qui lui faisait prévoir l'avenir, lui donnèrent le courage d'aller jusqu'au bout. XIX Au mois de juin, Lucie se trouva installée dans une jolie maisonnette à une heure de Paris, dans un pays tranquille et verdoyant, où les lignes calmes du paysage semblaient faites pour reposer l'âme aussi bien que les yeux. C'est là qu'elle revit Georges, et leur première entrevue ne ressembla point à la dernière; rien de fiévreux et de passionné ne vibrait plus entre eux: ils s'aimaient pour la vie et ne seraient jamais l'un à l'autre; cette double certitude donnait à leur bonheur de se revoir une teinte mélancolique et grave qui fut désormais le ton de leurs entretiens. Quand revint l'hiver, Lucie rentra à Paris, car c'est là qu'on peut le mieux cacher sa vie, et dorénavant les saisons se succédèrent, changeant seulement le lieu de sa résidence, et apportant à chaque retour, dans ce coeur jadis troublé, plus d'apaisement et de sérénité. Cinq années et demie s'écoulèrent sans apporter de changements remarquables dans cette existence; Renée grandissait: elle avait huit ans; et déjà sa mère, se préoccupant de ses études, avait rassemblé autour d'elle les livres et les matériaux indispensables par une éducation aussi forte que celle qu'elle avait reçue elle-même. La pensée que sa fille lui devrait tout, plus encore qu'elle n'avait dû à madame Béruel, lui donnait le courage nécessaire à ces recommencements d'étude, si durs pour ceux qui ont perdu l'habitude du travail. Georges l'aidait dans cette tâche; il venait le jeudi et le dimanche, comme un écolier en vacances, s'asseoir à la table de famille; après le dîner, Renée apportait ses cahiers et montrait à son ami les devoirs de la semaine, qu'il examinait soigneusement. La petite fille avait pris un grand respect pour cet ami sérieux, presque triste, qui lui souriait toujours et ne souriait qu'à elle. Elle l'avait de tout temps vu dans la maison, il n'était étranger à aucun de ses souvenirs, et c'est à lui qu'elle s'adressait pour obtenir de sa mère quelque faveur spéciale, de même que Lucie faisait intervenir le cousin Georges lorsque la fillette avait mérité quelque réprimande plus sévère. Un jour, aux premières approches du printemps, quand des journées tièdes et délicieuses succèdent à des nuits glaciales, Renée eut une idée étrange. Le Jardin d'acclimatation étalait sur les murailles ses affiches triomphantes; elle fut prise d'envie d'y aller, et comme sa mère lui promettait ce plaisir pour la semaine suivante, elle eut le caprice, après avoir obtenu ce qu'elle demandait, d'obtenir encore quelque autre chose. --Nous irons avec le cousin Georges, n'est-ce pas, maman? dit-elle en câlinant Lucie. La jeune femme ne répondit pas sur-le-champ et resta pensive, les yeux perdus dans le vague. Elle avait souvent rêvé de faire avec Georges de longues promenades. L'été, elle sortait parfois avec Renée et lui, vers le soir, dans les longues avenues de l'ancien parc royal oublié, dénudé, qui avoisinait sa modeste maison de campagne.. Personne dans le village ne la connaissait autrement que comme une dame tranquille, qui ne recevait d'autres visiteurs que le monsieur de Paris. Là elle n'avait pas de convenances à sauvegarder, et elle pouvait marcher paisiblement sous les arbres, en tenant Renée par la main, pendant que Georges lui parlait à voix basse de cent choses banales, précieuses pour eux à cause des souvenirs qu'elles remuaient dans leurs coeurs. Mais à Paris, cet innocent plaisir lui était interdit; qu'aurait-elle fait si quelque ancienne relation l'avait rencontrée en plein jour avec Georges Varin? Elle devait cacher son honnêteté comme d'autres cachent un crime. --Dis, maman, continua Renée avec l'insistance de son âge, nous irons avec le cousin Georges. Lucie tourna vers sa fille ses yeux attristés et répondit d'une voix douce et ferme que la petite connaissait bien: --Non; nous irons seules. --Pourquoi? Cette question prit la jeune femme au dépourvu; Lucie hésita un instant, puis finit par dire: --Ce serait trop long à t'expliquer, et tu ne comprendrais pas. Renée se mit à réfléchir; sa mère lui avait fait plus d'une fois la même réponse, mais son petit esprit curieux la portait à chercher ce qu'on voulait lui cacher. Après une courte méditation, elle reprit: --Les enfants sortent avec leur père et leur mère, n'est-ce pas, maman? --Certainement, répondit Lucie. --Le cousin Georges n'est pas mon père, n'est-ce pas? Non? C'est pour cela que nous ne sortirons pas avec lui? Lucie tressaillit et regarda sa fille avec attention, craignant que quelque propos oiseux ne fût parvenu jusqu'à elle, lui dictant cette singulière conclusion. Mais le visage pur de l'enfant, tourné vers elle, excluait toute idée de curiosité indiscrète: c'était bien de la fillette elle-même que venait ce raisonnement. --C'est une raison en effet, répondit Lucie, bien que ce ne soit pas la seule. Renée réfléchit encore, puis soudain, comme si une lumière s'était faite dans son esprit: --Papa n'est pas mort, dit-elle, car nous n'allons pas au cimetière, comme pour grand'mère Béruel. Maman, où est mon père? Madame Rodey regarda sa fille avec une sorte de terreur. Cette enfant allait-elle la condamner à rappeler les souvenirs d'un passé qu'elle aurait voulu anéantir? Et cependant, avait-elle le droit de bannir à jamais de ce petit coeur l'image de son père?... Max l'avait bien oubliée, cette enfant qu'il aimait autrefois! Les représailles ne seraient que justes..... Pourtant, au moment de le condamner, devant le regard de ces yeux innocents qui attendaient sa réponse, elle n'osa le blâmer entièrement, et s'en remit à l'avenir pour prononcer un jugement définitif. --Ton père esta l'étranger, dit-elle; il voyage. --Il ne t'écrit pas? fit la fillette. Ce n'est pas bien! Est-ce qu'il est fâché contre toi, ou si c'est toi qui es fâchée contre lui? --Ni l'un ni l'autre, dit Lucie avec effort, sans vouloir pourtant se soustraire à cet interrogatoire pénible; ne fallait-il pas qu'un jour ou l'autre l'enfant s'enquît du père qui l'avait abandonnée? --Alors, c'est qu'il ne nous aime pas, reprit Renée avec l'insistance des enfants aimés dont on ne rebute jamais les questions. Ce n'est pas bien; car nous ne lui avons rien fait! --Il ne faut pas blâmer ton père, dit Lucie; les enfants ne peuvent pas tout comprendre. Renée ne se tint pas pour battue, car après un instant de méditation elle retourna à ses jouets, avec cette dernière réflexion: --Tant pis! J'aurais bien aimé que le cousin Georges fût mon père; il m'aurait toujours aidée à faire mes devoirs. Lucie soupira profondément à l'idée de ce rêve de bonheur, et sa fille, émue de ce soupir, vit sur le visage maternel tant de tristesse résignée, qu'elle vint l'embrasser en lui disant: Je l'aime bien. Le soir de ce jour, Renée étant allée se coucher dans sa chambre dont la porte restait ouverte la nuit, communiquant avec celle de sa mère, Lucie, assise auprès d'un feu paisible, préparait consciencieusement les leçons du lendemain, quand un coup de sonnette faible et discret lui fit lever la tête avec étonnement. On la visitait peu et jamais le soir. La femme de chambre, toujours la même, ouvrit, et Lucie entendit un petit cri de surprise. Une voix d'homme parlait doucement, avec instance; enfin la porte de la chambre s'ouvrit, et la fidèle servante, d'une voix émue, annonça: M. Rodey. Lucie se leva brusquement, les yeux pleins d'épouvante, et resta immobile, comme si la foudre venait de tomber à ses pieds. C'était bien son mari qui s'avançait vers elle, mais vieilli, fatigué, usé par la vie et par les peines. Il s'arrêta au milieu de la chambre assombrie, qu'éclairait seule la lampe posée sur la table de travail, et la tête découverte, plein de respect dans son attitude et dans sa voix, il s'inclina devant sa femme en lui disant: C'est moi. Elle trembla de la tête aux pieds à cette voix qui éveillait en elle les souvenirs d'un passé qu'elle croyait mort. Subitement, comme un éclair, elle revécut les années qui venaient de s'écouler, et elle redressa la tête, en bénissant la règle d'honneur qui lui permettait de regarder en face le mari qui l'avait abandonnée. Si elle avait failli, même en pensée seulement, cette heure du retour eût été effroyable pour elle, telle qu'elle était, elle regarda l'homme qui se tenait devant elle, et c'est lui qui rougit. --Je vous demande pardon, lui dit-il, d'une voix brisée; je n'aurais peut-être pas dû venir vous troubler dans ce repos où vous vivez. Je ne l'aurais pas fait, si notre notaire ne m'avait conseillé de tenter une entrevue... Je n'ai pas voulu venir le jour, craignant de rencontrer ici quelqu'un de vos amis: je ne veux pas vous occasionner d'ennui... Je sais trop ce que vous valez, Lucie, j'ai pour vous trop de respect... mais nous avons des intérêts communs... un instant d'entretien est nécessaire entre nous... --Asseyez-vous, monsieur, dit Lucie en lui indiquant un fauteuil en face d'elle. Quoi qu'il lui dit, elle aimait mieux l'entendre parler que d'être contrainte à lui parler elle-même. Il hésita un instant avant de reprendre: tout ce qu'il avait à dire était si difficile! Enfin il parla, bas et lentement. --Madame Varin est morte, dit-il. Lucie tressaillit: ceci était pire que tout; avait-il l'intention de rentrer à ce foyer conjugal si longtemps délaissé, et traité maintenant comme un pis-aller? Il continua: --Elle est morte il y a une quinzaine de jours, après une courte maladie, à Thonon où nous étions établis depuis deux ans. Vous me pardonnerez de vous parler d'elle; je ne puis faire autrement: les circonstances l'exigent. Quels qu'aient été ses torts envers son mari et envers vous, elle a été pour moi bonne et dévouée, dévouée jusqu'au dernier jour... --M. Varin sait-il? interrompit Lucie. --Pas encore; j'ai apporté les papiers, et je les lui ferai remettre dès demain. Madame Rodey poussa un grand soupir de soulagement en apprenant que Georges était libre. Au moins, il pourrait pardonner maintenant... Elle se retourna vers Max, attendant le reste de sa communication. --Je suis ruiné, dit-il; la maladie et l'enterrement ont emporté le peu qui me restait de mon capital; je possède encore ici quelque fortune, et je suis venu vous prier de m'en laisser la libre disposition. Je sais qu'agir ainsi, c'est dépouiller Renée; mais je suis encore jeune, j'espère travailler, et regagner ce que j'ai perdu. Si vous pouviez lire dans mon coeur, Lucie, je vous assure que vous y verriez la douleur profonde d'un homme qui sent qu'il a fait fausse route, et qui ne demande qu'à réparer ses torts. Il s'était rapproché en parlant ainsi, et Lucie put voir sur ce visage mieux éclairé les ravagea du temps et du chagrin. Les pommettes proéminentes étaient tachées d'un rouge vif, les lèvres sèches avaient peine à laisser passer les paroles; une toux creuse et convulsive le secoua comme il finissait, et il se rejeta en arrière, de l'air d'un homme qui est las de tout et surtout de la vie. --Vous êtes malade, s'écria Lucie, très-malade... il faut vous soigner. --Qu'importe? fit Max en détournant la tête, ma vie n'est plus utile à personne. C'était vrai; mais le sentiment de l'humanité fut plus fort chez Lucie que la voix de la raison. Pressant son mari de questions, elle acquit la certitude qu'il était parti malade de Thonon, et que depuis deux jours le voyage et l'inquiétude n'avaient fait qu'aggraver son mal... --Ne vous occupez pas de cela, dit-il en se levant; puisque vous me permettez de vous voir, je reviendrai demain, afin de causer d'affaires;--mais je ne pouvais pas rester plus longtemps sans vous parler, sans savoir comment... Il défaillait et dut s'appuyer sur un meuble. Lucie, prise de frayeur, sonna vivement; en même temps que la femme de chambre, sur le seuil de la porte opposée, Renée apparut tout effarée, dans son blanc vêtement de nuit qui lui tombait jusqu'aux pieds. --Tu es malade, maman? dit-elle tout d'une haleine; en voyant son père qu'elle ne reconnut pas, elle s'arrêta, frissonnante, et prise de terreur. --Ma fille, dit Max en lui tendant les bras, ma pauvre fille abandonnée! heureusement ta mère valait mieux que moi. Les yeux de Renée allaient de Max à Lucie avec inquiétude: elle se demandait si cet homme aux joues rouges, aux yeux brillants, n'était pas fou. --C'est ton père, dit Lucie en la poussant doucement; embrasse-le. --Renée se laissa faire sans enthousiasme, mais sans frayeur. Elle avait une confiance aveugle dans les paroles de sa mère. --Je vous remercie, fit le père en s'inclinant vers Lucie. Il tremblait si fort qu'on entendait ses dents s'entre-choquer dans sa bouche. --Où demeurez-vous? demanda Lucie. Il indiqua un hôtel du centre. --Vous avez pris une voiture pour venir dans ce quartier éloigné? --Non... j'étais venu à pied pour me réchauffer... je suis glacé depuis... A demain. Il s'en allait, suivi par le regard compatissant de sa fille. Sur le seuil de la porte, il fut repris d'une quinte de toux qui l'arrêta. --Maman, dit tout bas Renée, comme il est malade! Il va peut-être mourir en route! Pourquoi ne lui dis-tu pas de rester? --Monsieur, dit Lucie d'une voix douce, Renée vous offre sa chambre; vous êtes trop souffrant pour vous en aller seul, la nuit, si loin. Votre fille vous veillera. Il voulut parler, mais ses dernières forces l'abandonnèrent, et il tomba dans un fauteuil. Lucie envoya chercher un médecin, qui trouva le malade dans le lit de Renée, avec sa femme à ses côtés. Max eut une fluxion de poitrine, qui fut vite guérie; dans cette atmosphère égale et sereine, il sentait toutes ses passions se détacher et tomber de lui comme les feuilles mortes se détachent des branches à l'automne. La convalescence dans cette maison paisible, située aux confins de la ville, là où elle touche à la campagne; l'air du printemps qui lui apportait la bonne odeur des vergers; la vue de sa fille, si différente de l'enfant dont il avait gardé le souvenir, et dans laquelle pourtant il retrouvait parfois un geste, un mot de la première enfance: toutes ces joies tranquilles et saines pénétraient sa nature molle et changeante, la modelant comme la cire dans l'empreinte des vertus domestiques. Renée examinait son père avec la ténacité ordinaire aux enfants qui ne se savent pas indiscrets, et souvent Max se troublait devant le regard de sa fille, qui l'interrogeait sans pitié, bien que les lèvres fussent closes. Elle ne l'avait jamais questionné, à l'encontre de Lucie que, du matin au soir, elle accablait de pourquoi de toute espèce. Entre sa mère et cet homme venu en étranger dans leur maison, auquel ne la rattachait aucun lien d'affection ou d'habitude, elle devinait un abîme, et, de peur d'affliger cette mère adorée, elle se taisait, gardant pour elle seule mille réflexions au-dessus de son âge, produit de cette situation anormale. Elle avait été étonnée de ne plus voir Georges Varin. Mais, pendant la maladie de son père, elle avait attribué cette absence aux préoccupations nouvelles qui excluaient toute idée de repos et de plaisir. Mais quand Max se leva, quand pour la première fois, assis dans un fauteuil, il la pria de lui faire la lecture, elle se promit la visite de son ami pour le lendemain dimanche; en ne le voyant pas, elle fronça ses petits sourcils, et se dit que cette longue absence cachait un mystère. Le soir venu, elle se glissa tout près de sa mère, et tout en l'embrassant, la bouche près de son oreille, elle lai chuchota ces mots: --Maman, est-ce que le cousin Georges ne reviendra plus? --Non, dit Lucie sur le même ton, avec la voix lasse d'une femme vaincue par la souffrance. --Tant que papa sera ici? insista l'enfant, Lucie fit un signe de tête. --Papa restera toujours? continua la fillette. --Je ne sais pas, dit la mère. --Il est donc fâché avec le cousin Georges? --Oui. Renée recommença à embrasser sa mère et ne parla plus du cousin Georges. L'instinct qui l'avait portée à choisir un instant de solitude et à parler bas pour faire ces questions, l'avertit de ne pas insister; elle pressentait un mystère douloureux, et dans sa petite justice inflexible, elle se déclara que c'était «papa» qui devait avoir tort. Elle le traita avec beaucoup de politesse, acceptant ses prévenances et ses gâteries de la meilleure grâce du monde, mais sans que son coeur fût même effleuré par une tendresse qu'elle n'avait pas appris à connaître dès le berceau. Max allait déjà bien et parlait de reprendre sa vie ordinaire, quand Lucie provoqua une explication devenue indispensable. Pendant la maladie de son mari, elle avait fait de terribles réflexions; les conséquences possibles du mouvement qui l'avait portée à retenir son mari malade, peut-être mourant, s'étaient montrées à elle avec tous leurs dangers, et elle avait hâte de régler une situation fausse. Un jour elle s'adressa franchement à son mari: --Vous aviez parlé, dit-elle, de reprendre votre fortune personnelle; j'ai fait les démarches nécessaires pour qu'elle soit remise entre vos mains; vous trouverez tous les documents chez le notaire. --Vous me chassez? dit doucement Max, en contemplant l'ovale pur du visage de Lucie, un peu amaigri par les soucis nouveaux de sa vie; pourtant, si vous l'aviez voulu, j'aurais essayé de redevenir un bon mari; peut-être à force de soins aurais-je fini par vous faire oublier le passé... Elle leva lentement la main pour l'empêcher de continuer; ce geste avait une telle majesté qu'il se tut. --Jamais, dit-elle, jamais! Le passé ne s'oublie pas, même quand on l'a pardonné. Je ne vous en veux plus: vous avez souffert, et cela vous purifie; mais vous ne pouvez plus être à mes yeux autre chose qu'un étranger. Vous avez vu que j'avais élevé votre fille dans des sentiments de déférence envers vous; je continuerai à agir de même, à cette seule condition: vous ne verrez en moi que la mère de Renée. Si vous vouliez qu'il en fût autrement, j'enlèverais ma fille et j'irais la cacher quelque part, afin qu'elle n'eût point à cesser de vous respecter. --Vous êtes cruelle, Lucie, dit Max avec un peu d'irritation. --Ce n'est pas moi qui ai commencé, répondit-elle. Il sortit sans répondre. Le lendemain, madame Rodey fut priée de passer chez son notaire. Celui-ci lui expliqua longuement combien il était désirable que l'union disjointe se reconstituât au double point de vue de l'intérêt et de la morale; il s'étendit longuement sur les dangers de la solitude pour une femme jeune et belle, et lui démontra les avantages qu'offrirait pour l'avenir de Renée la présence de son père dans la maison: tout cela sans ébranler le moins du monde la résolution de Lucie, qui répondait à ses arguments par des arguments non moins valables. A bout de ressources, il mit le doigt sur le seul point vulnérable. --Craignez, dit-il, non sans hésiter, que l'on n'attribue à votre refus un motif autre que le véritable; M. Rodey, et d'autres, savent que votre visiteur assidu pendant ces années de solitude a été M. Varin... on pourrait tirer de là des conclusions assurément fausses, mais qui n'entacheraient pas moins..... --C'est bien, monsieur, dit Lucie en se levant avec une froideur de glace; il en sera comme vous le désirez. Max garda dans la maison la chambre de sa fille, que Lucie installa définitivement tout près d'elle, dans sa propre chambre, afin d'être constamment protégée par la présence de l'enfant. Dès le jour où cette résolution avait été prise, Lucie avait écrit à Georges, déjà prévenu par elle du décès de sa femme. «Nous sommes malheureux, lui disait-elle, malheureux sans qu'il y ait de notre faute, et nous ne pouvons rien pour nous empêcher de souffrir. La joie de nous voir de temps en temps était, paraît-il, au-dessus de ce que nous pouvons espérer: nous voilà séparés une fois de plus, et plus cruellement qu'autrefois. Soyez sûr pourtant que rien ne me détachera de vous; de même que rien ne vous détachera de moi.» Elle n'avait osé ajouter à cet adieu ni une parole d'affection, ni une autre d'espérance; que pouvait-elle attendre? Elle reprit le cours tranquille de sa vie, peu troublée par la présence de son mari, car elle avait mis entre eux une insurmontable barrière de glace, qu'il ne pouvait ni n'osait franchir. Renée, inquiète, attentive, regardait son père et sa mère et continuait à les soupeser dans la balance de son esprit d'enfant, si prompt à sentir l'injustice. Elle voyait dépérir sa mère, qui pâlissait graduellement, ainsi qu'une rose coupée et privée d'eau; elle sentait sous l'inaltérable douceur de Lucie la tension d'une âme révoltée qui veut à toute force se résigner; parfois un peu d'amertume se mêlait aux réponses que faisait la mère à ces éternels pourquoi? de l'enfant, qui effleurent sans le savoir les plus hauts problèmes de la philosophie, et peu à peu la fillette, sans cesser de témoigner à son père la déférence que Lucie exigeait, se retira doucement de sa société, gardant toute sa confiance pour sa mère visiblement et discrètement malheureuse. Au bout de deux mois, Max, qui n'était pas méchant, n'avait plus d'illusions sur la vie d'intérieur que lui préparait l'avenir; il comprit que le temps ne pourrait qu'aggraver l'état de tension pénible dans lequel ils vivaient tous deux et même tous trois. De plus, certains détails, certaines paroles échappées autour de lui, malgré la discrétion voulue de toute la maison, lui avaient prouvé que Georges venait voir Lucie avant son retour, et il avait vite renoué le fil brisé de leur histoire. Il avait trop de foi dans la dignité de sa femme pour la soupçonner d'une liaison criminelle, si difficile que lui semblât à lui-même la pratique de la vertu, et d'ailleurs, son arrivée fortuite n'avait évidemment rien dérangé au cours habituel de cette existence monotone et réglée. Il songea alors que vraiment il n'avait rien apporté de bon dans cette vie à laquelle il avait ravi son unique consolation. --Je dois partir, se dit-il enfin. Partir, recommencer son existence vagabonde, et cette fois, tout seul! Il roula cette idée dans son esprit pendant plusieurs nuits de sommeil fiévreux, et ces deux mots «tout seul» résonnèrent comme le glas continu d'une cloche dans son cerveau malade. Le courage lui manquait pour un tel sacrifice. Un jour, Renée, assise devant la table de travail, élaborait gravement ses devoirs. Max la regardait avec une attention passionnée. Il s'accouda devant elle, et lui dit avec douceur: --Renée, ton cousin Georges Varin venait ici autrefois? La fillette regarda son père d'un air fort grave et répondit: Oui. --Tu l'aimais bien? --Beaucoup, dit-elle avec conviction, et elle se pencha sur son cahier, pour mettre fin à cet interrogatoire. Le père se tut un instant; puis, avec une angoisse mêlée d'un accès d'espérance folle, il lui dit brusquement: --Aimerais-tu à voyager? --Loin, loin? fit la petite en tenant sa plume suspendue en l'air. --Aussi loin que tu voudrais. --Avec maman? Max hésita; mais il n'aimait pas les mensonges directs; il répondit: --Avec moi. --Tout seul. --Tout seul; nous irions voir de beaux pays... --Je ne veux pas quitter maman, fit Renée en s'appliquant à sa page d'écriture. --Tu l'aimes donc beaucoup mieux que moi? demanda Max, le coeur serré. --Mais oui! pense donc, je ne l'ai jamais quittée! fit la petite avec une sorte de triomphe. Elle était bien aise de pouvoir jeter cette pierre dans le jardin de son père, qui rendait sa mère si triste. Max sentit sa gorge se contracter, et quelque chose qui ressemblait fort à des larmes lui monta aux yeux. --Alors, tu l'aimeras toujours mieux que moi? demanda-t-il d'une voix troublée. Renée eut un remords de sa petite méchanceté. --Voyons, père, dit-elle d'un ton câlin, c'est bien naturel, n'est-ce pas? Elle a toujours été avec moi, et si bonne! tandis que toi, je te connais seulement depuis deux ou trois mois... Ce ne serait pas juste! Tout en disant ces mots, elle quitta sa place, et pour la première fois, afin sans doute de pallier la dureté de sa réponse, elle s'approcha de son père et lui mit sa tête sur l'épaule, avec un geste qu'elle prodiguait à sa mère à toute heure. --Tu as raison, fit Max vaincu par l'évidence, ce ne serait pas juste... C'est toi qui me punis, chère innocente, et je l'ai mérité. --Tu ne seras pas fâché parce que je t'ai dit la vérité? demanda Renée, un peu troublée par l'effet de ses paroles. --Non, mon enfant; bénie soit ta mère qui t'a appris la sincérité. Aime-la; elle le mérite plus encore que tu ne crois. L'enfant rassurée retourna à son travail, et Max sortit pour mettre de l'ordre dans ses idées. Il marchait lentement le long de la Seine qui coulait vite; la verdure des arbres toute neuve sous le soleil de juin lui inspira des pensées douloureuses; pour lui, Lucie et Renée rêvaient depuis longtemps à leur maison de campagne assez grande pour elles deux, trop petite pour trois. Elles ne voulaient pas l'emmener; il n'était qu'un trouble-fête pour ces deux êtres qu'à présent il aurait sincèrement voulu rendre heureux. Le poids de ses fautes passées pèserait donc à jamais non-seulement sur lui qui l'avait mérité, mais encore sur les innocentes? Il regretta amèrement d'être revenu; puis une pensée désespérée lui vint: il tenait la délivrance dans ses mains; pourquoi ne pas s'en servir? Il marcha plusieurs heures, retournant dans son esprit la seule solution qui donnât le repos à la femme qu'il avait privée de toutes les joies de la vie et que tout à l'heure encore il projetait de priver de son enfant. Quand il rentra, son parti était pris. Le soir, Renée endormie, Lucie s'assit dans le salon près de la fenêtre; elle pensait à partir pour la campagne, car la chaleur devenait suffocante en ville; mais elle n'avait pas le courage d'emmener Max dans cette paisible retraite, dont Georges seul avait franchi le seuil. Il semblait à la jeune femme que toute la poésie de son existence, toute la douceur de ses souvenirs allait s'envoler en poussière, ne lui laissant même pas la consolation des larmes, si elle permettait à son mari de pénétrer dans cet asile. --Lucie, dit doucement Rodey, depuis que je suis rentré ici, vous êtes malheureuse. Elle se retourna vers lui avec un geste résigné qui signifiait:--Qu'importe, et pourquoi me dites-vous cela? --J'ai eu tort de revenir, je le sens; j'avais espéré autre chose... j'avais également tort: je ne vous connaissais pas. --Vous ne m'avez jamais connue, dit lentement Lucie avec un geste lassé. --J'en conviens; je n'étais pas fait pour vous. Je puis quelque chose pour vous, au moins: c'est de vous délivrer de moi. Je vais partir, et je ne reviendrai plus, cette fois: vous serez libre... Elle se leva brusquement, et pour la première fois depuis qu'il n'était plus malade, elle mit sa main sur le bras de son mari. --Vous n'allez pas vous tuer, toujours! dit-elle avec violence. Vous n'allez pas mettre dans ma vie cette dernière et horrible douleur? Il était resté assis et baissait la tête: elle n'acceptait pas même le sacrifice de sa vie? Que voulait-elle donc, cette femme qui se rassasiait de souffrances? --Écoutez! reprit-elle avec amertume, j'ai pensé souvent que si vous n'existiez plus, la vie me serait douce et facile; j'ai eu envie de vous tuer, après votre duel, quand j'ai appris votre trahison; puis j'ai eu horreur de moi-même; c'est alors que je me suis dit que votre suicide serait le dernier et le plus terrible coup de la destinée! Toute ma vie, jusqu'à la dernière heure, j'aurais devant moi le spectacle de votre mort, et je croirais que c'est moi qui vous ai assassiné. Si vous ne voulez pas que je vous maudisse, ne vous tuez pas! Vous m'avez fait assez de mal sans y ajouter celui-ci. Elle se détourna, faible à la pensée du remords qu'elle croyait déjà ressentir. Il se leva, et se tint debout devant elle. --Puisque vous le voulez, dit-il, je vivrai. Si je savais comment vous rendre la liberté, je vous le jure, Lucie, je mettrais votre main dans celle de l'homme que j'ai outragé, et qui seul était digne de vous... Je sais que vous l'aimez et qu'il vous aime: je voulais vous laisser jouir d'un bonheur que vous avez chèrement acheté, et auquel je fais obstacle... vous ne le voulez pas; je respecte vos scrupules. Je partirai pourtant: je vais aller en Amérique, essayer d'y refaire une fortune, pour remplacer celle que j'ai prise à ma fille. Si je meurs,--je vous donne ma parole que ce ne sera pas par le fail de ma volonté;--vous le saurez aussitôt: toutes mes précautions seront prises dans ce but; ma dernière heure me sera douce, car elle palliera mes torts envers vous. Alors, Lucie, vous me pardonnerez pour tout de bon? Elle laissa tomber deux, larmes sur la main de son mari qui cherchait la sienne, et répondit: Allez en paix! je vous ai pardonné. Max partit le lendemain. En embrassant sa fille, il lui dit à demi-voix: --Tu peux écrire à ton ami Georges de revenir. Lucie le regardait; leurs yeux se rencontrèrent, et elle lut dans ceux de Max une prière suprême de pardon. Quand Georges revint, rappelé par Renée, Lucie fut bien près de se laisser tenter par l'idée d'un lien qui n'admettrait plus de séparations; mais Max, en confiant l'annonce du retour aux mains de l'enfant, avait donné à sa femme la meilleure sauvegarde: l'honneur de la jeune fille fut encore une fois le protecteur de la mère. Tous les ans, à des dates fixées par lui, Renée reçoit de riches cadeaux de la part de son père absent. Elle lui écrit: sa mère le veut ainsi; et l'enfant, qui devient grandelette, a réservé une part de son coeur pour ce père dont elle n'entend parler qu'avec une sorte de pitié résignée, et dont l'adieu ému a laissé dans son âme des traces profondes. Lucie est encore jeune, et pourtant ses cheveux blanchissent, quoiqu'elle soit plus belle que jamais. Georges est devenu tout blanc. Un soir d'hiver, Renée en sautant sur ses genoux l'ayant appelé grand papa, les deux amis échangèrent un regard mélancolique avec un sourire. En effet, comme des aïeux, ils ont renoncé pour leur compte aux joies de la vie,--et depuis ce jour, Georges Varin a gardé pour Renée le nom de grand papa, qui lui donne près de cette enfant, l'illusion de la famille. FIN PARIS, TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie. RUE GARANCIÈRE, 8 [Fin de _Lucie Rodey_ par Henry Gréville]