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Titre: Réflexions sur le cas de conscience français
Date de la première publication: 1943
Auteur: Georges Bernanos (1888-1948)
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris et Alger: Éditions de la revue Fontaine, 1945
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 12 novembre 2007
Date de la dernière mise à jour: 12 novembre 2007
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 35




CET OUVRAGE,
DEUXIÈME DE LA COLLECTION
LES VOIX LIBRES
A ÉTÉ TIRÉ A 10.060 EXEMPLAIRES,
DONT 60 SUR VELIN
BOUFFANT DE SAVOIE,
NUMÉROTÉS DE 1 A 60.
ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR
LES PRESSES DES IMPRESSIONS
RIVADE, 28, RUE
SAINT-MARC, PARIS LE
25 AOUT 1945.




Dépôt légal du 3e trimestre 1945
No d'édition 51. — No d'impression 301




COLLECTION
LES VOIX LIBRES

DÉJA PARU:

SITUATION DU
SURRÉALISME
ENTRE LES DEUX
GUERRES
PAR
ANDRÉ BRETON




GEORGES BERNANOS

RÉFLEXIONS
SUR LE CAS DE
CONSCIENCE
FRANÇAIS





CONFÉRENCE
FAITE A RIO-DE-JANEIRO
LE 15 OCTOBRE 1943





EDITIONS DE LA REVUE FONTAINE

38-40, r. des Mathurins, Paris * 43, rue Lys-du-Parc, 43, Alger

1945





Je n'ai pas fait beaucoup de conférences au cours de ma vie, et celle-ci est la première depuis beaucoup d'années, je la commence le coeur serré, plein de souvenirs. Lorsque je me suis assis pour la dernière fois devant la table au tapis vert, une table pareille à celle-ci, mon Pays était encore un pays libre auquel il était arrivé parfois, comme aux autres, de signer un traité de paix désavantageux, humiliant même, mais qui ne s'était, ou plutôt qu'on n'avait jamais rendu. C'était vers 1932, avant mon départ pour Majorque, mon premier exil, en un temps où Hitler comptait sur ses doigts, avec angoisse, le nombre d'années nécessaires pour tendre le réseau de ses trahisons, le temps lointain, oh! si lointain, où sur un signe du généralissime, nos puissantes armées eussent d'un seul coup d'épaule ouvert l'Allemagne de part en part, du Rhin à la Sprée. Je vous demande pardon de rappeler ces souvenirs. Je ne les évoque pas devant vous par vaine mélancolie, et comme il n'y a vraisemblablement pas de nazis dans cette salle, je ne puis être accusé de vantardise. Je voulais vous dire simplement, afin que vous me pardonniez si je reste au-dessous de ma tâche, qu'il y a huit jours, en commençant de travailler pour vous, afin de vous donner ce soir ce que vous êtes venu chercher, je me suis demandé si le temps des conférences n'était pas fini pour moi.

Qu'est-ce qu'une conférence en effet? La conférence est un discours en négligé, mais le négligé, vous le savez, ne convient qu'à la jeunesse. La conférence est plus ou moins,—plutôt plus que moins—une entreprise de séduction, au point que les grands conférenciers,—comme d'ailleurs certains grands prédicateurs,—finissent par devenir tôt ou tard de grandes coquettes... Oui, je me suis demandé brusquement—et il n'y a pas loin de moi un ami très cher qui pourrait témoigner de mes répugnances, de mes scrupules, de mes dégoûts,—je me suis demandé si j'allais réussir à parler sur ce ton, sur le ton de la conférence nécessairement léger, presque badin, du cas de conscience de mon pays.

La conférence est une entreprise de séduction, et on ne peut à la fois séduire et convaincre, on ne saurait tout à la fois convaincre et plaire. C'est une grande naïveté de croire que les hommes ne sont pas dupes de leurs erreurs, qu'on les en peut détacher sans leur faire mal. La plupart ne sont pas plus dupes de leurs erreurs que de leurs vices, ils les aiment, et quand ils ont cessé de les aimer, ils leur restent encore plus étroitement attachés par l'habitude, comme un jeune amant à une vieille maîtresse. «Je voudrais au moins savoir les raisons qui t'empêchent de rompre avec la Comtesse?» dit je ne sais quel personnage d'Henry Becque. Et son interlocuteur lui répond d'une voix plaintive: «Adrien, tu n'es pas juste envers moi, tu me demandes l'impossible. Comment veux-tu que je te les avoue, puisqu'elles sont inavouables...»

Nous rencontrons ainsi tous les jours des gens que nous nous efforçons de guérir de leurs illusions alors qu'ils les ont perdues depuis longtemps, ils n'ont seulement pas le courage de s'en créer d'autres, et la simple vérité leur fait peur. C'est ce qui rend tant de conversions suspectes, et si décevante la profession de convertisseur. On voit ainsi beaucoup de malheureux passer d'une opinion à une autre, et nous nous apercevons vite qu'ils n'ont fait que changer de fauteuil. La seule chose qu'ils ne savent pas faire c'est de se tenir debout.

Mesdames et Messieurs, j'ai dit tout à l'heure qu'une conférence est toujours plus ou moins une entreprise de séduction. Je n'ai pas l'intention de vous séduire et d'ailleurs hélas, je ne m'en sens pas les moyens. Mais je ne veux pas non plus m'imposer à vous par de grands mots, entrer dans votre pensée par effraction. ...Puisque je m'en vais parler d'un cas de conscience, il est parfaitement naturel que je commence par respecter la vôtre. Oh! je ne me fais pas d'illusion sur les difficultés de ma tâche. Il s'en trouve peut-être parmi vous qui ne sont pas entrés ici par sympathie pour moi mais plutôt par cette espèce de curiosité peu bienveillante qui pousse certaines personnes chez le dompteur, dans l'espérance de le voir manger. Peut-être seront-ils souvent déçus par son insolite modération. Peut-être interprèteront-ils certaines de mes digressions comme le signe que j'ai fini de faire patte de velours, et qu'ils vont enfin—enfin, enfin—enfin pouvoir faire semblant de se scandaliser. Ils se trompent. Si j'avais voulu vous apporter un réquisitoire, je n'aurais pas donné à ce modeste entretien, le titre de Réflexion—et d'ailleurs le mot de conversation conviendrait mieux. C'est bien une conversation que je vais tenir devant vous. Je m'en vais essayer de vous parler comme il m'arrive parfois, trop rarement, de parler aux amis de passage venus s'asseoir à la table du petit café de Barbacena, où je travaille chaque après-midi tandis que mon cheval Oswald m'attend mélancoliquement le long du trottoir comme l'héroïne de Zola guette, les soirs de paie, à travers les vitres du cabaret, son ivrogne de mari. C'est même tellement ça que si la dépense n'avait été trop forte pour les organisateurs, j'aurais sûrement demandé qu'on transportât ici le café, la table, l'éventaire de légumes et le sympathique patron lui-même—un Libanais—un Libanais fidèle à la France, bien entendu, fidèle à la croix et à l'épée de la France comme tous les Libanais passés, présents et futurs.

Oui cette conférence devrait être une conversation—car un monologue peut avoir le caractère d'une conversation, si celui qui parle réussit à entrer réellement en contact avec ceux qui l'écoutent, lit dans leur regard, interprète leur silence. Ne croyez pas d'ailleurs sans quelque mérite pour moi—après tout pourquoi ne pas le dire?—de m'en tenir volontairement à des réflexions d'expérience pratique qui ne peuvent toucher vos esprits qu'à travers vos coeurs, et dont il ne restera peut-être rien dans vos mémoires, ou peu de choses, alors qu'un discours irréprochable (si j'en étais capable) m'aurait fait auprès de vous tant d'honneur. Mais qu'importe! Tandis que j'aborde la première partie de notre entretien, je pense avec tristesse que l'insignifiante aventure de cette conférence est un peu le drame de mon pays. Je suis venu vers vous non pour vous imposer mon opinion, mais d'abord pour vous comprendre et me faire comprendre de vous, pour créer entre vous et moi, cette atmosphère de sympathie fervente, nuancée de tendresse et d'ironie, qui est celle où tout Français souhaiterait de vivre. C'est précisément cette atmosphère qui a parfois manqué à la France dans l'épreuve morale et effrayante à laquelle Hitler lui-même, avec toute la lucidité de la haine, croyait bien qu'elle ne pourrait survivre.

Mesdames et Messieurs, voici comment la question se pose, en peu de mots et il ne doit pas vous déplaire que ces mots soient durs. Le déshonneur a failli entrer dans notre maison, nous ne sommes même pas sûrs qu'il n'en ait pas franchi le seuil, et naturellement, dans la patrie des Croisades et des Cathédrales, dans la patrie de Corneille, comprenez-vous, cela compte... Mon Dieu, nous ne demandons pas que cela compte également pour les autres, mais nous sommes tout de même un peu agacés—(l'agacement de la France, cela compte aussi, c'est un fâcheux symptôme)—de nous heurter trop souvent à quelque chose de pis que l'indifférence, cette sorte de compassion joviale qu'un esprit fort peut donner à une dame dévorée de scrupules, ou un ancien capitaine d'équipe de football, à un jeune camarade qui vient de rater son premier match.

S'il se rencontre ici même,—c'est peu probable—quelques étrangers de l'espèce que je viens de définir, soyez sûrs qu'ils trouvent déjà que je perds bien du temps à des subtilités de psychologie et de sentiment. Si le jeune Cid venait en personne leur réciter les stances fameuses—elles sont d'ailleurs un peu longues, avouons-le—ces garçons optimistes l'auraient sûrement interrompu pour lui dire: «Ça va, ça va, je vois ce que c'est, tu as eu la main malheureuse. Oublie tout ça et épouse la girl». Lorsqu'on en a fini avec la compassion joviale et les claques sur l'épaule on tâche de mieux faire, on propose d'agréer des excuses que nous n'offrons pas. Comment faire comprendre, en effet, que nous ne nous croyons nullement tenus à des excuses, que Munich nous a dispensés d'excuses pour longtemps, que si nous tenons tant à résoudre notre cas de conscience nationale dans la justice—vous entendez?—dans la justice, dans une justice impartiale, sereine, inflexible, une justice digne de notre histoire, c'est plus encore, peut-être dans l'intérêt de nos amis que dans le nôtre, car sans qu'ils s'en doutent, mais qu'importe?—leur jeune honneur est solidaire de notre vieil honneur, du vieil honneur des vieilles terres d'Europe, et que tout ce qui ébranle chez nous les Cathédrales met en péril les gratte-ciel, de l'autre côté de la mer.

Messieurs, la France a subi un désastre militaire. Un désastre militaire peut se réparer par une victoire militaire, nous sommes tous d'accord là-dessus, malheureusement, on se croit trop souvent le droit de conclure: «Alors, ne pensez qu'à la victoire militaire». Oh! pardon, il n'y a pas que le désastre militaire. Le désastre moral de Vichy égale le désastre militaire de la France et il s'en est fallu de peu que le désastre moral n'aboutisse à la faillite morale de la France, il ne s'en est fallu que de la détermination d'un homme, d'un homme seul, sans armée, sans influence et sans le sou, qui voyant la partie perdue sur le champ de bataille l'a, par un retournement prodigieux, gagnée sur un autre champ de bataille invisible, cent fois plus dangereux que l'autre, car il est le seul où un peuple peut se rendre sans espoir et sans retour—le champ de bataille de la conscience universelle.

«Nous admettons le désastre moral, disent certains, mais qu'importe? La victoire militaire l'effacera aussi...» Oh! pardon! Oh! pardon! Les victoires militaires n'apportent pas de solution aux cas de consciences—«Eh bien, laissez-nous le résoudre pour vous, insistent-ils. Si la réparation correcte d'un désastre militaire doit coûter cent mille avions de bombardement, nous en remettrons cent mille pour le cas de conscience et tout sera dit, O.K.!» Oh! pardon, pardon, pardon!... Non seulement vous ne pouvez résoudre le cas de conscience français, mais nous ne saurions vous permettre de tenter naïvement cette expérience. Voyez-vous, nous sommes une très vieille nation, notre responsabilité vis-à-vis de l'Histoire est énorme, nos prétendues «Affaires de famille» dont certains aventuriers de la diplomatie qui ressemblent à des personnages de cinéma parlent avec une indulgence méprisante, intéressent toutes les familles nationales, comme un décès dans la maison de France mettait jadis en deuil toutes les cours d'Europe. C'est ce que ne comprennent pas toujours nos amis, particulièrement nos amis d'Amérique du Nord. Leur jeune nation a ce privilège que devenue en très peu de temps la plus riche de la terre, elle n'a guère encore à redouter qu'une faillite matérielle. Au contraire, pour parler le langage du business, l'Humanité civilisée a investi chez nous, au cours des siècles,—si j'ose dire—d'immenses capitaux spirituels. La jeune Amérique du Nord sortirait rapidement d'une crise économique, enrichie et mûrie par l'expérience du malheur, le monde n'y aurait perdu que de l'argent. Au lieu que la faillite morale de la France eût englouti une part immense, sans doute irremplaçable, des réserves d'honneur, déjà si fortement entamées, du Monde.

Messieurs, je ne veux pas que vous m'accusiez de vous peindre une France imaginaire. Il est parfaitement vrai que des millions de Français ne parleraient pas devant un étranger comme je viens de le faire. Ils ne savent pas tous la valeur universelle de l'honneur français, c'est vrai, mais ils la sentent. Ils sentent très bien que nous avons manqué au monde, et s'ils en souffrent ce n'est pas qu'ils tiennent ce monde en grande estime, il leur arrive souvent de parler de lui avec colère, ils n'en éprouvent pas moins, à l'idée que l'honneur de la France s'est faussé entre leurs mains, l'impression douloureuse que ce monde a tout de même le droit de leur demander compte du tort qu'ils lui ont fait, comme s'ils avaient égaré la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace. Ils avaient des griefs contre l'Angleterre—et la propagande ennemie les avait multipliés par cent et par mille. Mais ils ont bien senti, aux heures noires, aux heures de l'automne 40, que si la vieille Angleterre flanchait elle aussi, c'en était fait de tous les honneurs du monde, qu'à ce moment décisif, à cette heure sacrée, la vieille Angleterre, sortie de ses mines, de ses usines et de ses banques, c'était l'antique Chevalerie, l'antique Chrétienté de Chevalerie, debout sur son roc, c'était l'épée du grand Saint-Georges; à la rescousse de Saint-Michel Archange.

Lorsqu'on parle ainsi on se heurte tout de suite à l'objection de cette philosophie politique dont on fait l'honneur à Machiavel, mais que le légendaire Gribouille pourrait lui aussi revendiquer. Le pauvre Gribouille, comme on sait, se jetait dans la rivière pour se préserver de la pluie. La vocation de l'homme est de dominer et d'ordonner le réel. Commencer à s'en faire l'esclave, pour réussir à le dominer, c'est vraiment une gribouillade. Les peuples peuvent être dupes un moment du réalisme, mais ils n'accepteront jamais d'approuver une telle conception de la vie, l'instinct des peuples leur en dénoncent le péril, et si on prétend la leur imposer, on les jettera, par une aveugle et irrésistible réaction, dans les aventures les plus folles, les plus extravagantes, les plus hagardes, les plus féroces, auprès desquelles celle de l'Allemagne nazie paraîtra peut-être une pastorale.

La tricherie en politique devenue règle finira par supprimer le tricheur, à moins qu'elle ne supprime le joueur, le ponte, dont la cagnotte,—c'est-à-dire les gouvernements—ne peut se passer. Vous connaissez probablement le mot de ce jeune poète juif trouvé asphyxié dans sa mansarde, à Paris, quelques années avant la guerre. Avant de tourner le robinet du gaz, il avait écrit au crayon, sur un chiffon de papier, ces mots terribles: «Je ne peux vraiment plus vivre dans un monde où tout le monde triche». Oh! sans doute on peut sourire de ma prétention d'assimiler la conscience d'un pauvre diable à celle de mon pays, de les expliquer l'une par l'autre, et, d'ailleurs les réalistes m'objecteront que les pays n'ont pas de conscience. Mais si, je puis leur assurer, par expérience, qu'ils en ont une! La première fois que j'ai lu l'Histoire de France dans un beau livre à images, je leur assure que mon pays avait au moins une conscience, et cette conscience c'était la mienne. Oui, Messieurs, je crois être parfaitement réaliste, au sens exact et légitime du terme, en pensant que la valeur humaine, universelle, d'un patriotisme se mesure à la qualité de l'image que se forment de leur patrie, par la tradition et par l'histoire, les petits enfants d'un même sol. C'est ce qui devrait suffire à expliquer pourquoi nous ne pouvons laisser au temps et à l'oubli le soin de résoudre le cas de conscience de l'armistice et de la collaboration, car ce n'est pas le temps ni l'oubli qui le résoudront, c'est la conscience des petits Français futurs, et nous ne voulons pas qu'ils soient tentés de le résoudre non seulement contre nous—qu'importe—mais contre la France. Est-ce que vous avez compris?

Ce qui ne serait pas réaliste de notre part, ce serait de prétendre effacer de l'Histoire ce qui s'y trouve déjà écrit.—L'Armistice et la collaboration sont des faits.—Nous cherchons à leur opposer un autre fait, celui d'une France toute entière levée contre l'outrage qui lui a été fait par une poignée de misérables. Nous voulons une France unie, soit, mais unie, unanime dans la réprobation du déshonneur. Comprenez-vous toujours? Comprenez-vous? Comprenez-vous que la victoire elle-même ne suffirait pas à effacer la tache faite à notre histoire, ne serait-ce que par la livraison des Juifs antinazis réfugiés chez nous, à l'Allemagne, des Républicains espagnols à Franco? Mais pourquoi me suis-je laissé aller de nouveau à employer des termes abstraits? Il ne s'agit pas de l'Histoire, je le répète, il s'agit de la conscience de nos petits enfants. Nous ne voulons pas qu'il y ait un mauvais lieu dans notre histoire où il leur serait défendu d'entrer, car je les connais, ils y entreraient tout de même, ils entreraient dans la maison Pétain, comme à seize ans il leur arrive parfois d'entrer, au sortir du lycée, leur serviette sous le bras, dans quelque maison Tellier, et ils en sortiraient l'imagination souillée et flétrie.

Celui qui vous parle ainsi, Mesdames et Messieurs, peut jurer qu'aucune haine ne l'anime, aucun désir de revanche. Me venger de qui? De quelle déception? Je n'ai jamais rien demandé, je ne demanderai jamais rien, je ne serai jamais ni ministre, ni sénateur, ni académicien, ni même comte du pape—j'avoue que ce dernier sacrifice me coûte—et si j'avais à me défendre de quelque chose ce serait plutôt de la tentation d'une excessive indulgence. Lorsque j'analyse certaines faiblesses sur un ton d'objectivité un peu méprisant, comme si je me croyais assuré contre elles par un décret nominatif de la Providence, c'est l'écrivain qui s'exprime en son langage. Car, en tant que chrétien, je ne me sens que trop profondément solidaire de toute la condition humaine c'est-à-dire de tout le bien et de tout le mal qui sont dans l'homme. Oui, quelque surprise qu'en éprouveront peut-être ceux qui ne m'ayant sans doute jamais lu, me prennent volontiers pour un moraliste,—supposition si gratuite et si injurieuse à mon égard,—je ne me crois nullement le droit de renier les lâches ni les imbéciles. Je ne me flatte pas d'appartenir à une autre espèce humaine qu'eux, à une humanité supérieure, privilégiée. En dépouillant la race juive, la race élue, l'Evangile a brisé tous les racismes, ceux de la chair comme ceux de l'esprit. Et si vous voulez bien me permettre de revenir au langage plus familier que je vous parlais tout à l'heure, lorsque je reproche à tant de gens d'être assis dans leurs convictions comme dans un fauteuil, je ne mets nullement hors de cause ceux qui s'en font une chaise, ou même un simple strapontin. Il en est peu d'entre nous qui n'aient été tentés aussi à un moment donné de prendre pour la paix de leurs consciences, le confort et la sécurité de leurs derrières... Messieurs, si avant de parler de ce qui nous divise, nous voulons être justes les uns envers les autres, il faut que nous quittions les chaises, les fauteuils et les strapontins, il faut que nous nous mettions tous debout. Voulez-vous faire cet effort avec moi? Nous voici ici rassemblés pour une heure—non, rassurez-vous, cela n'ira peut-être pas jusqu'à trois quarts d'heure—et à quelques exceptions près, chacun de nous est bien sûr d'y être entré avec un certain nombre d'idées qu'il croit justes, qu'il a plus ou moins péniblement articulées les unes aux autres, afin de s'en faire ce qu'on appelle une opinion. Mon Dieu, je ne nie pas que ce soient des idées justes, des idées vraies, les miennes le sont aussi, qu'importe! Oui, qu'importe! Une idée juste peut se fausser, une idée vraie peut se corrompre! La première chose qui importe c'est de savoir, par exemple, si nous n'en serions pas venus peu à peu à nous servir des idées au lieu de les servir, à nous en servir pour notre sécurité, notre repos, à vivre tranquillement et inutilement sur un certain nombre d'idées justes, soigneusement épargnées, comme un petit rentier vit de ses rentes, un ancien fonctionnaire de sa retraite. Une idée juste dans laquelle on s'installe, à l'abri des contradictions comme à l'abri du vent et de la pluie, pour regarder les autres hommes piétiner dans la crotte, ce n'est plus une idée juste, c'est un préjugé, rien davantage.

Il y a un préjugé des idées justes. C'est évidemment une idée juste que la paix vaut mieux que la guerre, qu'une réconciliation générale et inconditionnelle est une méthode radicale pour venir à bout de n'importe quel dissentiment public ou privé. Mais dans le cas qui nous occupe, il s'agit aussi de savoir si cette réconciliation est dans la ligne et dans l'esprit de notre histoire, si la réconciliation se fera réellement, non pas seulement entre certains Français et nous, mais entre certains Français et la France de demain, il s'agit de savoir si le pardon et l'oubli de la France nous appartiennent, si nous pouvons en disposer â notre gré, si nous pouvons mettre le sceau de la France sur un simple compromis provisoire rédigé par les avocats.

Oh! je sais votre objection, je vais au devant. Vous me direz que j'ai présenté avec éloquence—au moins, j'espère que vous direz cela—ce fameux cas de conscience dont le nom est sur le programme, mais que la solution réelle n'en pouvant être finalement que juridique, nous devrions maintenant nous occuper d'autre chose. Oh! pardon... si vous redoutez les représailles futures, si vous voulez en épargner les convulsions à mon pays, laissez-nous maintenir, dans les esprits et dans les faits, la distinction nécessaire entre les traîtres, les lâches et les imbéciles. Si j'appartenais à ces deux dernières catégories, si j'avais, en cette double qualité de lâche et d'imbécile, fait la campagne de collaboration, de complaisance et de défaitisme, je me tiendrais le raisonnement suivant: «A l'heure qu'il est, rien ne serait plus facile que rentrer momentanément en grâce, car la France est plus ou moins dans la nécessité de tout avaler sans grimaces, avec l'aide d'un solide cocktail américain. Mais je n'ai aucun intérêt à profiter de cette circonstance. Car le jour venu, la France rendra d'un seul coup tout ce qui aura surchargé son estomac, et je me retrouverai dans la cuvette confondu avec les criminels, et destiné à subir le même sort qu'eux. Tout bien réfléchi, je préfère attendre, je préfère ne pas entrer dans le cocktail». Il est vrai que si, ancien collaborateur de Vichy, j'étais capable de raisonner comme je viens de le faire, je serais petit-être un lâche mais certainement pas un imbécile.

Quand nous parlons de la conscience nationale, les réalistes sourient, comme si nous parlions d'un fantôme qu'ils sont bien sûrs de ne jamais rencontrer sur leur chemin et auquel il suffira bien s'il existe de se faire présenter dans l'autre monde. Mais la conscience humaine, c'est aussi les consciences humaines et les consciences humaines, cela voit, cela marche, cela peut compter dans les statistiques. Pour se manifester, elles n'ont pas besoin de faire tourner les tables, ou de frapper des coups dans les murs, elles ont à leur disposition des bras, des jambes, des cerveaux... On nous traite communément d'idéalistes, on nous accuse d'introduire la morale dans la politique, alors que la politique ne renie pas la morale, bien entendu, elle en parle souvent, seulement elle souhaiterait bien en rester là, n'entretenir avec la morale que des relations de vocabulaire. Mais voyons, la morale est dans les hommes! même pour faciliter le travail des gouvernements, il sera sans doute toujours impossible de séparer les citoyens de leur conscience, comme dans certains élevages, on sépare les mâles des femelles. Vous voyez cela d'ici? Quarante millions de citoyens à la disposition des gouvernements pour la guerre, la politique ou les affaires, et laissés en liberté—en liberté surveillée, bien entendu, en liberté dirigée. D'autre part, quarante millions de consciences, entretenues aux frais de l'Etat, dans des Etablissements spéciaux et soigneusement écartés de la vie publique. On les vêtirait d'un uniforme très modeste analogue à celui des petites orphelines, et comme les orphelines aussi, on pourrait les promener le dimanche en rang, sous la surveillance des bonnes soeurs, on leur ferait visiter les églises et les musées... «Tiens! dirait le citoyen enrichi par les emprunts de guerre, et fumant son cigare à la terrasse d'un café, voilà ma conscience qui passe c'est la deuxième du cinquième rang à gauche. Elle a un petit châle noir et des bas troués...» ...Oh! ce n'est là qu'une image, bien entendu, et, elle ne fait même pas rire, mais elle reproduit tout de même très bien la réalité en la déformant, elle en est la caricature. L'homme de jadis avait souvent de graves difficultés avec sa conscience, c'étaient de terribles scènes conjugales, et même il arrivait souvent que pour retrouver l'estime et l'amour de sa compagne inflexible, il entrait au couvent, s'engageait dans la Légion Etrangère. Aujourd'hui, tout le monde peut divorcer d'avec sa conscience, c'est la foire aux divorces, comme à Hollywood. Les plus malins adoptent d'ailleurs une solution moyenne, celle des jeunes ménages ultra-modernes.—Chacun pour son compte, et à son gré!

Voulez-vous que nous continuions? Vous verrez que cette image si simple—comme telle ou telle ingénieuse hypothèse de la physique mathématique—rend parfaitement compte de phénomènes en apparence très différents les uns des autres. Il y a six mois, par exemple, nous avons assisté à une véritable épidémie de conversions parmi les fonctionnaires vichysants. Comme dans la célèbre fable des Animaux malades de la Peste, ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. Si les fonctionnaires de l'Empire Romain s'étaient convertis ainsi en masse au Christianisme, l'étendard de la Croix aurait flotté sur le Capitole bien avant Constantin, et Néron, instruit de notre sainte religion par la pieuse Agrippine, aurait peut-être fini ses jours au couvent. Mais pour les fonctionnaires dont je parle, le martyre n'est pas une vocation, c'est même la dernière des solutions possibles. Au lieu de suivre l'exemple donné par les meilleurs, par le ferme, loyal et clair Albert LEDOUX qui nous quitte, que nous n'oublierons jamais, que chacun de nous est sûr de retrouver tôt ou tard sur le chemin de l'honneur et de la grandeur française, ou par l'illustre aîné qui lui succède, qui a rempli tant de mois, en pays d'influence allemande, le rôle ingrat d'y défendre l'intérêt français contre un double ennemi, l'ennemi extérieur et l'ennemi intérieur installé au Quai d'Orsay, c'est-à-dire de donner leur démission, ces hommes subtils ont jugé plus pratique de procéder eux-mêmes à la simple opération de dédoublement que je décrivais tout à l'heure. C'étaient leurs consciences de fonctionnaires qui traversaient les océans pour courir au secours de la liberté menacée, mais leurs corps de fonctionnaires restaient à leur place, à moins qu'ils ne se présentassent au guichet.

Cette discrète allusion à une forme d'idéalisme pratique qui—je le crains pour le Général GIRAUD, le glorieux vainqueur de la Corse—portera dans l'histoire le nom de giraudisme, me vaut quelques regards inquiets dont le sens est nettement celui-ci: «Attention, n'insistez pas...» Eh bien! je voudrais démontrer à ces timides qu'ils sont victimes de crainte nerveuse, de phobie, que nous pouvons tous parler aussi librement du giraudisme, que du gaullisme, pour cette raison que le gaullisme n'est pas plus DE GAULLE que le giraudisme n'est GIRAUD. Le terme de gaullisme a été inventé par la propagande ennemie afin de faire croire aux Américains qu'il existait un parti gaulliste, alors qu'à l'exemple de notre chef, nous ne servons que la France, la France d'hier et de demain, à la surface de laquelle Vichy n'est qu'une lézarde, une fissure, un hiatus, un vide—rien. Et le giraudisme, non plus, n'est pas GIRAUD. Le giraudisme joue aux dépens du général GIRAUD le rôle du naufragé qui s'accroche à son sauveteur, au risque de paralyser ses mouvements, de le faire couler à fond, et de se noyer avec lui... Nous savons tous ce que conseillent, en ce cas-là, les manuels de natation. On prend le naufragé récalcitrant par les cheveux, et on lui maintient la tête sous l'eau jusqu'à ce que son agitation soit calmée. Ce procédé ne saurait trop être recommandé au général GIRAUD.

Mesdames et Messieurs, revenant par la pensée sur les propos que je viens de vous tenir, je me dis que si je n'ai probablement pas réussi à poser convenablement le problème, j'ai sans doute réussi à vous démontrer qu'il a été mal posé. Cela me suffit. Je n'ai pas l'intention de porter le fer et le feu dans vos consciences, je voudrais simplement—si j'ose dire—causer à certaines d'entre elles quelques légères démangeaisons, y réveiller sur quelques points la sensibilité endormie. C'est que la perpétuelle excitation des propagandes risque à la longue d'avoir sur la conscience de l'homme moyen, le même effet que le contact habituel du sol sur la plante des pieds nus: elle en épaissira terriblement l'épiderme. Pour chatouiller la conscience de l'homme de demain, il faudra peut-être un marteau et des clous... Oui, j'espère que lorsqu'on prononcera désormais devant vous les trois mots qu'un isolationniste américain n'articule que les veux levés au ciel, une main sur le coeur, avec une grimace d'inexprimable, d'insondable tristesse: les divisions des Français,—vous aurez devant les yeux une autre image que celle de braves gens barbus et décorés de la Légion d'Honneur, s'invectivant, à l'heure de l'apéritif, autour d'une table de café.

C'est mon intention d'aborder en terminant cette question de nos divisions, puisque jusqu'ici je ne vous ai découvert que les causes—l'expression de «divisions» fait scandale, pourquoi? Parce qu'elle évoque l'idée du désordre. Oh! Messieurs, l'idée que vous vous faites du désordre est étroitement liée, naturellement, à celle que vous vous faites de l'ordre. Etes-vous sûrs de vous faire de l'ordre une idée juste? N'êtes-vous pas toujours prêts à confondre l'idée d'ordre avec celle de votre propre sécurité. Cette confusion a mené les élites françaises à la trahison. Elles n'aimaient pas l'ordre, elles se préféraient à lui, et il n'y a rien de plus dangereux que les idées qu'on n'aime plus, que ne vivifient plus l'amour et la foi des hommes, les vérités désertées par l'esprit.

Tous ces gens-là n'avaient que le mot d'ordre à la bouche, mais ils se seraient bien gardés de faire à l'ordre les sacrifices nécessaires. Ils disaient: «Puisque l'idée d'ordre est juste aujourd'hui, elle le sera encore demain, rien ne presse». Mais l'idée d'ordre s'est vengée des hommes d'ordre. Tandis qu'ils répétaient «il faut de l'ordre» en fumant de gros cigares, un autre homme du nom d'Adolf, beaucoup moins bien vêtu se répétait la même chose en mâchant un mégot sur un banc de square, son petit éventaire de cartes postales coloriées soigneusement rangé devant lui, les pieds nus dans des souliers crevés. L'idée d'ordre était aussi en ce misérable, bien que sous une forme monstrueuse. Les hommes d'ordre, au contraire, se faisaient de l'ordre une conception très belle, très raisonnable, très classique, seulement ils ne l'aimaient pas. Au lieu qu'Adolf, lui, croyait en son monstre, il l'aimait, il voulait son règne. Et l'idée d'ordre devenue folle dans la cervelle d'un fou, devenue comme une bête enragée, s'est mise à dévorer les hommes et à ravager la terre.

Messieurs, vous voyez que les idées sont comme les jolies filles: elles peuvent aussi mal tourner. On parle de nouveau beaucoup d'ordre, de l'ordre de demain, mais j'ai bien peur que ce soit dans le même esprit qu'autrefois, c'est-à-dire dans un esprit de conservatisme paresseux, j'ai peur que l'ordre de demain qu'on prépare aujourd'hui, ne soit que la restauration solennelle—avec fanfares—du désordre d'hier. Voulez-vous me permettre de vous proposer une petite expérience de psychologie expérimentale comme dirait mon cher ami Ombredane. Bon—vous avez sans doute remarqué, on parle beaucoup moins du freudisme, mais il reste le sujet de conversation favori de beaucoup de femmes inquiètes et charmantes. Presque tout ce que je sais de Freud, je le tiens des gracieuses lectrices de ce grand homme, c'est vous dire que je ne sais pas grand chose... Tant pis. Je me figure que la petite expérience que je vais faire s'inspire des méthodes freudiennes, laissez-moi du moins cette illusion, elle flatte mon amour-propre. Eh bien, si devant certains d'entre nous, j'évoquais brusquement, à l'improviste, l'ordre d'après-guerre, leur première impression ne serait-elle pas d'allègement, de détente? C'est qu'ils pensent à l'ordre d'après-guerre comme à un don qui leur serait fait, non pas à un bien qui doit être conquis.—A une conciliation, un compromis, sanctionné par des plans et des traités, non à une création, à un enfantement douloureux. A une espèce d'équilibre rétabli entre le Bien et le Mal sur les deux plateaux de la balance, alors qu'il faut beaucoup de bien pour équilibrer un peu de mal, beaucoup d'héroïsme, un poids énorme de désintéressement et d'héroïsme pour équilibrer une certaine lâcheté, surtout lorsqu'elle est devenue, chez un grand nombre, comme une manière de vivre, une conception particulière de la vie... il faut beaucoup de bien pour équilibrer un peu de mal, voilà une phrase dont je voudrais qu'elle restât présente à votre esprit, jusqu'à la fin de cet entretien.

Messieurs, on parle beaucoup de nos divisions, on parle comme si elles étaient seulement le prolongement, à travers la plus tragique période de notre histoire des divisions d'avant-guerre. Et il est vrai, en un sens, que ces divisions subsistent parce que dans une vieille nation comme la nôtre, elles répondent à des traditions morales très anciennes, très profondes. La France est toute de contradictions. Soit, eh bien, Messieurs, j'en appelle d'abord à vous, j'en appelle du moins à ceux d'entre vous pour qui un être aimé fut—ne serait-ce que pour un moment—toute l'allégresse et tout le tourment de la vie, auraient-ils voulu que cet être fût libre de toute contradiction, aussi simple, aussi élémentaire, aussi simpliste qu'une héroïne de film américain? Oh! Messieurs, cela semble n'être qu'une plaisanterie, ne vous y trompez pas cependant: les contradictions de la France, c'est la France. Ce n'est pas seulement le charme de la France, ce charme trop souvent vanté, comme si notre pays n'avait d'autre mission dans le monde que de rendre—le temps d'une croisière ou d'un voyage de noces—les imbéciles un peu moins bêtes et un peu moins féroces les brutes. Nos contradictions, ce n'est pas seulement le charme de la France, c'est son génie, c'est-à-dire notre bien à tous, une part du patrimoine commun de l'Univers civilisé. Oh, sans doute vous vous direz peut-être que ce sont là de bien gros mots à propos de petites choses et de petites gens, que nos divisions politiques d'avant-guerre n'avaient rien de commun avec le génie national qu'incarnent ou symbolisent Montaigne et Pascal, Corneille et Molière, Bossuet et Fénelon, Voltaire et Rousseau, d'Alembert et Diderot—pour ne parler que de l'ancienne France. Vous vous trompez. Sans doute ce n'est pas autour des urnes, un soir d'élection que vous auriez plus facilement distingué entre elles les grandes familles spirituelles de la France, mais elles se reformaient bien vite dans le secret des foyers. Messieurs, je ne parle pas ce soir pour les bons Français que leur patriotisme met au-dessus de toutes les déceptions et de toutes les ingratitudes, puisqu'ils n'ont pas besoin de moi pour juger et comprendre. Je ne parlerai pas davantage pour certains amis irréductibles, à la fois aussi souples et nuancés dans leur jugement sur nous qu'inflexibles dans leur fidélité à l'esprit de notre peuple, comme celui qui m'a fait le grand honneur de me présenter à vous tout à l'heure, l'illustre juriste et homme d'Etat Raul Fernandes. Je parle pour d'autres amis, non moins précieux, en qui le coeur n'est plus tout a fait d'accord avec la pensée. Je leur parle, je leur dis: Vous vous plaignez de voir les Français désunis. Pensez moins à leur désunion présente, qu'aux conditions de leur union future. Ne vous laissez pas égarer par les exagérations sommaires d'une certaine propagande américaine, d'ailleurs pleine d'excellentes intentions, débordante de bonne volonté dans le parti pris, d'aplomb dans l'ignorance, de logique dans l'absurde et d'humour dans la candeur... Vous aimez mon pays, vous l'aimez pour tout ce que vous comprenez de lui, mais aussi pour tout ce que vous ne comprenez pas, car tout amour digne de ce nom a sa part d'inconnaissable. Réfléchissez un moment, il est certainement désirable que les Français s'unissent. Mais nous ne croyons pas qu'il suffise de les rassembler pêle-mêle, au hasard, comme le peuple chrétien jetait sa vaisselle d'or, d'argent ou d'étain dans le moule où allait sortir la cloche de la Cathédrale. On ne jette pas n'importe quoi dans le moule d'une cloche, on n'y jette pas des pots en terre ou de vieilles bottes, au risque de faire manquer la fonte. Eh bien, dans la future unité morale française, dans la grande France de demain, nous refusons de jeter un petit nombre de mauvais Français, non par vengeance, mais parce qu'ils seraient susceptibles de compromettre le résultat de l'opération.

Messieurs, je m'excuse de cette dernière image. Comme toutes les images, elle ne montre qu'une part de la vérité. J'ai voulu rendre sensible ce point capital. Le problème de la conscience française est absolument distinct de celui de nos traditionnelles rivalités politiques. L'acharnement de certains mauvais Français à faire de ces rivalités l'unique cause de nos malheurs, se justifie très bien. Ils souhaiteraient que les partis français fussent anéantis parce qu'ils n'ont plus la chance de trouver place dans aucun d'eux, et ils voudraient en former un autre. Et à ce propos, puisque j'ai l'honneur de compter parmi mes auditeurs des hommes éminents dont la parole porte très haut et très loin, je me permets d'attirer leur attention sur une méprise redoutable.

Certes, nous comprenons très bien l'inquiétude des gouvernements à l'égard de la France de demain, cette France mystérieuse, indomptable, que nous verrons sortir brusquement demain des prisons ou des camps de concentration, toute ruisselante de sang des martyrs. Mais si ces gouvernements sont parfois un peu tentés d'utiliser, fût-ce comme simple contrepoids, le rassemblement sans forme et sans couleur fait, il y a trois ans, autour de l'ex-maréchal Pétain, j'affirme qu'ils seront terriblement déçus, que ce parti géant n'a ni ossature ni moelle, et que dès la signature de l'Armistice la première précaution à prendre serait d'en favoriser le ramassage immédiat par les services de la voirie, afin d'éviter les dangers d'une trop rapide décomposition.

Messieurs, ceux d'entre vous qui me savent fidèle à la monarchie française, seront peut-être étonnés de me voir—si j'ose dire—prendre parti pour les partis. C'est qu'en vieillissant je comprends mieux que, dans une noble et vieille nation, la malice, la médiocrité ou la bêtise ne sauraient rien entamer qu'en surface. On se dit que nous aimons la France, il serait plus juste de dire que c'est la France qui s'aime et se connaît en chacun de nous. Elle s'aime et se connaît dans les génies, mais elle s'aime et se connaît aussi dans de pauvres diables, qu'elle chérit peut-être plus que les autres, parce qu'ils sont en communion avec elle presque sans le savoir, et dès qu'ils veulent essayer d'exprimer quelque chose de leur fidélité à l'esprit de leur race, ils parlent à contresens, ils parlent le langage de la vanité, de l'intérêt, du parti pris parce qu'ils n'en ont pas appris d'autres, que c'est de celui-là, forcément, qu'ils se servent au cours de leur vie quotidienne, dans la boutique ou à l'atelier. Les partis électoraux dans la France d'hier étaient devenus pareils à ces braves gens. Les intellectuels lisaient les professions de foi affichés sur les murs, au cours de la période électorale, et haussaient dédaigneusement les épaules. Moi qui vous parle, je les ai haussées aussi, je les hausserai peut-être encore. N'importe. C'est ce peuple des programmes électoraux, le peuple des meetings et des bistrots qui a été l'âme de la résistance française, son ressort toujours bandé... Ce petit peuple est un grand peuple, cette menue gent a pesé, pèse encore, pèsera demain d'un poids immense dans le destin du monde. Oui, le génie de la France qui n'avait jamais couru tel risque car ce n'était pas la violence allemande que nous redoutions pour lui, c'était l'énorme et vorace tendresse allemande, sa sollicitude carnassière, cette curiosité intellectuelle aux yeux de braise, à la gueule baveuse, qui se distingue à peine de l'appétit—le génie de la France, dis-je, s'est remis comme de lui-même entre les mains de ces braves types incapables de fréquenter les bibliothèques, fussent-elles simplement municipales, mais qui, par de beaux dimanches, ayant à choisir entre un match de football à Colombes et un meeting rue Grange-aux-Belles, faisaient le sacrifice du soleil et du sport, et s'en allaient rue Grange-aux-Belles pour y entendre parler de justice. Ces gens-là ne connaissaient pas nos auteurs, ne mettaient jamais les pieds au Musée du Louvre, qu'ils confondaient avec les grands magasins du même nom, mais ils étaient avec Racine et Pascal, avec Watteau et Delacroix, avec Claude Bernard et Pasteur dont ils ne savaient les noms que par les plaques des rues et des avenues. Tandis que les fameuses élites, au moins celles qui n'étaient pas déjà vendues, se laissaient séduire par l'ennemi—eux ne marchaient pas—Oh! vous direz qu'ils ne marchaient pas parce qu'ils haïssent le maître, quel qu'il soit. J'ai cru à ces bobards jusqu'au jour où je me suis aperçu qu'il n'y a plus de maître—ou si peu.—Le monde moderne n'a plus de maîtres, il n'a que des Riches. Les Riches n'ont pas de serviteurs, ils n'ont que des domestiques. Le peuple français n'a pas la vocation de la domesticité, je le comprends.—Tout homme digne de ce nom s'honore de servir quelqu'un ou quelque chose, tout service ennoblit.—La domesticité avilit. En dépit de tout par habitude, l'homme du peuple de France continuait d'obéir à des maîtres mauvais ou médiocres, à de faux maîtres, mais il obéissait en rechignant—et c'est bien la plus mauvaise manière d'obéir, la plus dégradante. Les faux maîtres en profitaient pour le calomnier, le traiter de paresseux et d'incapable. Trois ans de résistance à l'ennemi ont refait de notre peuple ouvrier ce qu'au fond il n'avait peut-être jamais cessé d'être depuis le dernier tiers du XVIIIe siècle, c'est-à-dire depuis que le capitalisme a institué la richesse comme l'unique mesure des valeurs sociales—un insurgé.

Messieurs, la crise actuelle de la conscience française, lorsque le temps aura fait son oeuvre, c'est-à-dire, rendu les hommes à la terre, avec leurs ignorances, leurs faiblesses, leurs contradictions, pour ne laisser subsister que la part impérissable de leur oeuvre, la crise actuelle de la conscience française, dis-je, sera considérée comme ayant été le premier signe, le signe avant-coureur de la restauration de l'ordre, d'un ordre humain. L'actuelle crise de la conscience française est en réalité la crise de la conscience universelle et cette crise de la conscience universelle est la crise de la liberté. J'ai plusieurs fois attiré votre attention au cours de cette causerie sur la déformation, la dégradation de l'idée d'ordre parmi les classes dirigeantes; pour ces élites dégénérées le mot semble n'avoir qu'un sens: la sécurité des possédants. Eh bien, il est bon, il est excellent que le plus grand effort de résistance à l'envahisseur ait été fourni chez nous par ceux qui ne possédaient rien.

Lorsque j'écris ces choses, les imbéciles me feront passer pour un démagogue. Je ne suis pas un démagogue, et je me dispenserai même de me proclamer démocrate aussi longtemps que je devrai partager ce nom avec les hommes dont le vice-président des Etats-Unis, dans un réquisitoire implacable, disait l'autre jour qu'ils avaient besoin d'une guerre tous les vingt-cinq ans—les hommes des trusts, les maîtres de la spéculation internationale. Je ne suis pas un démagogue, je suis un homme d'ordre, au sens exact du mot. C'est précisément à ce titre que je souhaite de toute mon âme que le monde fasse confiance à mon pays, au peuple de mon pays, au génie de mon pays. Ce qui apparaît le plus clairement à la lecture de tous ces fameux plans dont le plan Beveridge est le plus célèbre—mais existe-t-il dans le monde un autre homme que leurs auteurs qui les ait jamais lus? C'est une grande confiance dans la technique, une très grande méfiance de la liberté sous toutes ses formes, et particulièrement sous sa forme la plus haute, le génie. Comme le disait dernièrement, dans une série de raccourcis saisissants, mon ami Caillois devant un journaliste probablement stupéfait, sinon hagard, les techniciens disposent de moyens énormes pour réaliser leurs plans, c'est-à-dire faire de l'humanité une colonie de bêtes industrieuses. Il n'est plus temps d'opposer une autre technique à la technique. Notre seul espoir est dans la réaction spontanée de l'instinct et de la nature de l'homme contre un ordre inhumain.

De tous les grands peuples, le nôtre est celui qui s'est le plus mal adapté à une nouvelle forme de civilisation absolument étrangère à sa propre conception de la vie. Depuis qu'elle domine et s'accroît—c'est-à-dire depuis la fin du XVIIIe siècle—il prodigue en vain, pour s'y faire une place digne de lui, sa prodigieuse faculté d'adaptation, toutes ses puissances de sympathie. La société capitaliste ne cesse de lui opposer sa férocité froide et calculée, son pharisaïsme tour à tour pleurnichard ou cynique, ses immenses ressources de mensonges. Visiblement cette société le comprend de moins en moins mais lui, il la comprend de mieux en mieux, il la juge. C'est pour nous le signe qu'il est prédestiné à lui survivre.



Note du transcripteur:

L'édition utilisée comme modèle contenait quelques erreurs, que nous avons corrigées.

Eh bien, laissez-nous-le résoudre => Eh bien, laissez-nous le résoudre

un décès dans la maison de France metfait jadis en deuil => un décès dans la maison de France mettait jadis en deuil

ils entrerait dans la maison Pétain => ils entreraient dans la maison Pétain

sa sollicitude car nassière => sa sollicitude carnassière

lors que le temps aura fait son oeuvre => lorsque le temps aura fait son oeuvre

son pharisaïme => son pharisaïsme




[Fin de Réflexions sur le cas de conscience français par Georges Bernanos]