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Titre: L'expédition militaire de Manitoba 1870
Auteur: Sulte, Benjamin (1841-1923)
Date de la première publication: 1871
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Montréal: Eusèbe Sénécal, 1871
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 21 octobre 2008
Date de la dernière mise à jour: 21 octobre 2008
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 185

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L'EXPÉDITION MILITAIRE
DE
MANITOBA
1870

PAR

BENJAMIN SULTE


MONTREAL

EUSÈBE SÉNÉCAL, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
Rue St. Vincent, Nos 6, 8 et 10.


1871


DÉDIÉ
AUX
VOLONTAIRES CANADIENS
PAR UN DE
LEURS ANCIENS COMPAGNONS D'ARMES

L'AUTEUR.





Cet article a paru dans les numéros de juillet et août, 1871, de la Revue Canadienne, pour laquelle il avait été écrit, afin de soumettre aux lecteurs de cette publication l'exposé des faits principaux de la récente expédition militaire de Manitoba groupés sous forme de narration,--ce que nul journal français n'avait encore eu occasion de fournir à ses abonnés. Nous n'avons pas voulu le retoucher pour en faire un ouvrage littéraire ou descriptif; il reste avec sa rédaction primitive, qui lui donne assez l'apparence de notes de voyage.

B S.



L'EXPÉDITION MILITAIRE DE MANITOBA.



I

LE NORD-OUEST JUSQU'A LA PASSATION DU BILL DE MANITOBA.

Au moment où les volontaires de l'expédition de Manitoba rentrent dans leurs foyers, nous croyons qu'il est à propos de consigner ici les différentes phases par les quelles a passé ce mouvement militaire nouveau parmi nous, quoique le Canada ait déjà vu des expéditions considérables partir de chez lui pour atteindre les contrées sauvages du nord et du nord-ouest de ce continent. 1

Note 1: (retour) L'histoire du Canada français nous retrace la campagne aventureuses du chevalier de Troyes qui alla surprendre les Anglais à la Baie d'Hudson et leur enlever des forts.

Deux canons que l'on voit encore aujourd'hui abandonnés sur la hauteur des terres, près des sources du Saint-Maurice, annoncent assez le passage d'une expédition armée plus régulièrement que ne l'étaient celles des célèbres voyageurs qui portaient ordinairement chez les tribus indigènes le nom et le respect de la France.

Ces quelques mots, dont le sens ferait au besoin le sujet d'une étude historique curieuse et instructive, nous sont inspirés par la lecture des journaux anglais, qui, parlant de l'expédition de l'année dernière, n'hésitent point à la représenter comme sans précèdent dans nos annales. Ainsi qu'il arrive presque toujours, les Anglais ne tiennent aucun compte de la tradition du Canada français; cela n'empêche pas nos ancêtres d'avoir parcouru le nord et le nord-ouest de ce continent, de leur avoir imposé des noms, d'y avoir fondé des établissements et d'y avoir conduit des troupes longtemps avant les Anglais.

Avant d'aborder notre sujet, rappelons les événements qui ont provoqué en 1870 l'envoi d'une force armée dans le territoire des rivières Rouge et Assiniboine. La Revue n'admettant pas les débats politiques, nous nous bornerons avec plaisir à esquisser les traits historiques de la question.

*
* *

Les courses des Français dans la Baie d'Hudson datent du milieu du dix-septième siècle. Ce ne furent d'abord que des entreprises particulières. Vers le même temps, le prince Rupert fonda une compagnie (connue sous le nom de la Raie d'Hudson) pour exploiter le commerce des fourrures de ces régions presqu'inexplorées et obtint du roi d'Angleterre, en 1669, 2 une charte à cet effet lui accordant des droits et des privilèges divers dont le sens véritable n'a jamais été bien défini. De là sont nées les prétentions de l'Angleterre à la possession de la «grande baie du nord» et des territoires circonvoisins, en dépit des luttes si longues qu'elle eut à soutenir contre les Français du Canada pour conserver les comptoirs qu'elle établissait dans ces parages.

Note 2: (retour) La charte octroyée par Louis XIII, quarante-quatre ans auparavant, donnait à la compagnie de la Nouvelle-France le territoire de la Baie d'Hudson.

Depuis deux siècles, les rivages de la baie ont vu bien des combats entre Anglais et Français, bien des navires chargés des riches produits de la chasse, mais peu de changements s'y sont opérés. Le trafic primitif s'y continue tel qu'il était aux premiers jours; l'agriculture n'a conquis que juste assez de terrain pour fournir quelques légumes aux officiers de la puissante Compagnie de la Baie d'Hudson; en un mot, c'est encore un pays sauvage.

*
* *

Il n'en est pas de même des territoires qui s'étendent vers le sud, dans les vallées où coulent la rivière Rouge et la rivière Assiniboine. Le sol, plus propre à la culture, le climat plus supportable, la chasse aussi abondante, et les communications par eau avec le Canada plus praticables de toutes manières y attirèrent les voyageurs et les coureurs de bois canadiens, sous la Vérandrye, qui dès 1743, soixante ans avant les Anglais, les mena à la découverte des Montagnes-Rocheuses. Quelques Français, s'alliant par mariage aux tribus indiennes, commencèrent ce mélange des deux sangs qui a produit la race des métis ou «bois-brûlés».

Les missionnaires catholiques ont suivi les Français dans ces contrées, s'y sont établis avec eux et leurs descendants; de nos jours, Monseigneur Taché est le premier pasteur des fidèles du diocèse dit de Saint-Boniface, dont le siége est la petite ville de Saint-Boniface, au confluent des rivières Rouge et Assiniboine.

L'essai de colonisation le plus considérable que nous connaissions a été fait, avec un certain succès, par lord Selkirk en 1813. Le «Selkirk settlement» établi sur le bord de l'Assiniboine, se compose d'émigrants Écossais qui, à l'instar des Canadiens-Français, se mêlèrent en partie aux Sauvages, 3 en compagnie d'un certain nombre d'Anglais, attirés dans ces contrées par l'appât du gain ou par le désir de fonder des établissements agricoles. La compagnie de la baie d'Hudson racheta en 1836, des héritiers de lord Selkirk les terres qu'elle lui avait vendues, et rentra par ce fait dans ses anciens privilèges sur le pays où elle redevenait seule maîtresse. Toutefois, le monopole du trafic lui échappait au fort Garry lorsque le Canada songea sérieusement, dans ces dernières années, à s'annexer le nord-ouest.

Note 3: (retour) Le capt. Huyshe dit que les métis Ecossais de Manitoba comptent 15,000 âmes. C'est quatre fois trop, comme on peut en juger par les chiffres suivants empruntés au recensement fait en février dernier:

Métis parlant français 5,737. Métis parlant anglais (y compris les écossais, bien entendu) 4,083. Blancs de toutes origines 1,568, Indiens 558. Total pour Manitoba, ll,963 âmes.

En 1847, il y avait 5,000 âmes établies sur les terres En 1857, il y en avait 8,000, d'après les rapports de la compagnie de la Baie d'Hudson.

Le Canada, privé de communications avec la Rivière-Rouge, ne s'occupait que médiocrement de ses colons, lorsque le projet d'une confédération des provinces canadiennes fit jeter les yeux de ce côté. A part les Relations des missionnaires catholiques, publiées par l'oeuvre de la Propagation de la Foi, et les récits de quelques touristes anglais, assez peu clairvoyants en général et nourris de préjugés, aucune nouvelle suivie ne nous parvenait de cette contrée lointaine qui était comme fermée à la civilisation. D'ailleurs, la Compagnie de la Baie d'Hudson ne paraissait pas disposée à se voir enlever le monopole de la traite que l'immigration n'aurait pas manqué de diviser infiniment.

A certaines époques, cependant, l'attention des autorités judiciaires de l'Angleterre et du Canada avait été attirée sur l'administration qui résultait de l'autorité passablement douteuse exercée dans le nord-ouest par la Compagnie. Le temps de régler les questions de suprématie royale et d'administration politique approchait. Le Canada présentait tous les avantages requis pour aider l'Angleterre à introduire une constitution régulière; pour cela, il suffisait de lui annexer ces territoires et d'étendre sur ces groupes de populations les lois et coutumes de l'administration canadienne, modifiées à certains égards, selon le besoin.

La Compagnie, naturellement revêche à, ce projet, finit pourtant par se montrer plus accommodante. Il fut stipulé que la Reine prendrait possession des territoires, pour les transférer ensuite de son autorité privée au Canada, et que ce dernier verserait aux coffres de la Compagnie, trois cents mille louis, à titre de prix d'achat ou de dédommagement--couvrant toutes les prétentions que la Compagnie avait ou pouvait avoir sur ces territoires, à la réserve de quelques privilèges de peu d'importance relativement à l'ensemble et à la portée de l'arrangement consenti.

C'est eu vertu de ce contrat entre trois parties que la confédération canadienne nomma, de bonne heure dans l'automne de 1869, l'hon. W. McDougall, C. B., alors ministre des Travaux Publics, premier gouverneur de la Rivière-Rouge, et lui donna instruction d'aller établir le siège de son gouvernement au fort Garry, situé à l'intersection de la rivière Rouge et de la rivière Assiniboine, dans le voisinage immédiat de Saint-Boniface et de la petite ville de Winnipeg. Le nouveau gouverneur devait se rendre au fort Garry pour y remplacer M. McTavish, officier de la Compagnie, dont l'autorité cessait le 1er nov. 1869, au terme du contrat,--juste deux cents ans après la signature de la charte accordée au prince Rupert.

Parti du Canada avec quelques hommes politiques destinés à prendre la direction des affaires de la Rivière-Rouge, M. McDougall apprit en chemin que des mécontentements se manifestaient parmi les métis et que l'on chercherait à lui fermer l'entrée du territoire. En effet, cet acte de résistance conduit par M. Louis Riel eut lieu vers ce temps; il était dirigé contre les arpenteurs du gouvernement canadien qui, rendus dans les environs du fort Garry, mesuraient les terres pour les diviser en lots à coloniser. Les métis se plaignaient de n'avoir pas été consultés au sujet du changement qui s'opérait, et ils réclamaient la rectification d'une charte dressée par eux de manière à garantir leurs droits politiques et leurs privilèges d'occupation sur les terres.

Lorsque M. McDougall, qui arrivait par les Etats-Unis, eut franchi la frontière, à Pembina, il reçut du comité des Métis intimation de ne pas pénétrer dans le pays; mais il n'en tint pas compte, et les Métis, mettant leur programme à exécution, le ramenèrent contre son gré, à la ligne de séparation des deux pays.

A partir de ce moment, l'insurrection prit une forme plus accentuée, se recruta dans presque toutes les classes de la population de la colonie, et, finalement, M. Riel put s'emparer du fort Garry, où il installa un gouvernement provisoire, en attendant un arrangement avec le Canada. Un contre-mouvement s'établit presqu'aussitôt, principalement chez les Ecossais du «Selkirk Settlement» et au nom de ce qu'ils appelaient «la loyauté à la couronne britannique,» allégeance que, par parenthèse, les partisans de Riel n'ont jamais repoussée, ils tentèrent la reprise du fort Garry. C'est alors que la position devint critique de part et d'autre, et que, pour frapper ses adversaires de terreur, Riel fit fusiller l'un d'eux, le nommé Scott, qui avait joué un rôle de troisième ordre dans ce soulèvement. C'était pendant l'hiver 1869-70; M. McDougall et ses ministres quittaient Pembina pour retourner en Canada.

La mort de Scott fit retentir un cri de colère et de vengeance par toute la province d'Ontario. Les gazettes orangistes, notamment, si nombreuses dans cette province, usèrent du langage le plus violent, eu rejetant sur les prêtres, sur les métis français et sur sir George-Etienne Cartier, l'accusation d'avoir fomenté la discorde et de soutenir les révoltés par tous les moyens en leur pouvoir.

Le lecteur voit en parcourant ces lignes que nous ne donnons ici que les jalons historiques de la marche de ces événements. Notre but étant de raconter l'expédition militaire qui contribua à régler le différend survenu entre le» métis et le Canada, ce n'est pas le lieu de commenter ni d'éclaircir l'histoire de la prise d'armes dirigée par M. Riel.

Sans plier sous la pression des politiciens d'Ontario, le gouvernement canadien avait cependant un devoir à remplir, c'était de mettre en action tous les moyens qu'il avait de pacifier le peuple de la Rivière-Rouge et faire en sorte que le transfert du territoire à Sa Majesté fut effectué selon la convention établie. La Compagnie de la Baie d'Hudson réclamait d'ailleurs le versement des trois cent mille louis que le Canada ne voulait point lui payer avant d'avoir pris livraison du territoire, chose que la Reine était incapable de faire à cause de l'insurrection.

Un compromis était donc désirable. Il fut fait en double partie de la part du gouvernement canadien. Voici comment: D'une part, l'Angleterre et le Canada on verraient conjointement une force armée pour rétablir la tranquillité dans le territoire; d'autre part, le Canada s'abouchait de suite avec les personnes qui pouvaient exercer de l'influence sur les chefs du mouvement insurrectionnel pour parvenir à connaître au juste le sujet de leurs plaintes et tenter de les amener à une entente cordiale. En vue de ce dernier résultat, l'on comptait beaucoup sur l'intervention bienfaisante de Mgr. Taché parti pour le concile du Vatican avant ces troubles, et que le cabinet d'Ottawa sollicitait de revenir au pays. Malgré les accusations que la presse d'Ontario persiste à lancer contre Mgr. Taché, il est acquis à l'histoire que ce prélat a puissamment contribué à la pacification du nord-ouest, et par là même écarté des complications qui auraient eu les plus déplorables résultats. Les habitants de la Rivière-Rouge, y compris les insurgés, ne tardèrent pas à faire des démarches conciliatrices, et dans une assemblée générale, tenue au fort Garry, ils nommèrent des délégués qui partirent sans retard pour Ottawa, où les négociations aboutirent avec succès.

La presse d'Ontario commit tous les excès de langage qu'il est possible d'attendre du fanatisme anti-catholique et anti-français, ce qui eut un très mauvais effet sur la population de la Rivière-Rouge. Néanmoins, au mois d'avril 1870, le parlement canadien passa un bill qui constituait une portion du territoire sous le nom de province de Manitoba, avec le fort Garry pour capitale, et qui accordait à son peuple des droits politiques semblables à ceux qui existent dans les autres provinces de la Confédération.

En même temps, il fut décidé qu'un corps militaire serait envoyé à Manitoba pour y rétablir l'autorité royale et permettre la régularisation du transfert de la nouvelle province au Canada. Dans les mois de mars et avril, les préparatifs de l'envoi des troupes se poursuivaient de pair avec la rédaction du bill de Manitoba.

Le 20 mai, l'honorable Adams George Archibald, membre du Conseil Privé et de la chambre des Communes, prêta serment comme lieut.-gouverneur de la province de Manitoba et des territoires du Nord-Ouest. Ces derniers devront bientôt recevoir une forme de gouvernement prévu par le bill de Manitoba.


II

PRÉPARATIFS DE L'EXPÉDITION.

(Du 11 mars au 5 mai 1870).

Comme il ne fallait pas songer à passer sur le territoire des Etats-Unis, la question d'une marche à travers les contrées désertes qui nous séparent de la Rivière-Rouge devenait épineuse. Il est vrai que depuis 1866, notamment, des essais de route avaient été tentés par les autorités canadiennes pour établir des communications avec le fort Garry, mais le chemin-Dawson n'était encore qu'un commencement d'exécution de ce plan général et ne rachetait pas même tout-à-fait les difficultés que présentent les premiers milles à parcourir en quittant la baie du Tonnerre, sur le lac Supérieur, pour s'enfoncer vers l'Ouest.

On savait que des bateaux avaient passé du fort Frances à la rivière Rouge par la Winnipig, mais jamais aucun bateau ou vaisseau plus grand ou plus pesant qu'un canot n'avait été employé dans le vaste désert de rochers, de marécages et de lacs qui sépare la baie du Tonnerre du fort Frances. 4 De fait, des troupes avaient été expédiées dans trois occasions antérieures, par la Baie d'Hudson, afin d'éviter cette contrée; la compagnie de la Baie d'Hudson avait même déclaré dans un mémoire 5 au gouvernement anglais que la route était impraticable pour d'autres embarcations que les canots et que ces canots n'étaient pas propres au transport d'une force militaire--ce qui était exact quant aux canots. L'opinion générale en Canada penchait aussi de ce côté, mais le ministère d'Ottawa, mieux renseigné, savait à quoi s'en tenir, 6 et donna ordre à Mr. Dawson de faire construire des chaloupes ou bateaux d'une forme particulière, qui furent prêtes à l'ouverture de la navigation et expédiées de suite à la Baie du Tonnerre. Ces bateaux avaient de 25 à 30 pieds de long, sur 6 ou 7 de large.

Note 4: (retour) Il est vrai qu'en 1816 lord Selkirk s'était rendu à la Rivière-Rouge par la Baie du Tonnerre, ayant avec lui, outre une escorte nombreuse, un lieutenant, deux sergents et douze hommes du régiment des Meurons qui lui avaient été adjoints par le gouvernement du Canada, pour sa sûreté personnelle, vu la rivalité à main armée qui existait entre les compagnies de la Baie d'Hudson et du Nord-Ouest et qui rendait le voyage très hazardeux, mais la caravane n'ayant pas de canon à porter, ne se servit que des embarcations usitées dans le pays.

Cette année 1816 fut féconde en meurtres dans le Nord-Ouest, il y en eut vingt-deux, parmi lesquels celui de M. Semple, le gouverneur de la compagnie de la Baie d'Hudson.

Note 5: (retour) En même temps, (printemps de 1870) la Compagnie s'efforçait de persuader aux gouvernements anglais et canadiens qu'il était urgent de placer une garnison dans son fort d'York, situé à la Baie d'Hudson, au débouché d'une route de cannots qui communique au fort Garry.
Note 6: (retour) On peut dire à la lettre que Mr. Dawson avait su tracer pas par pas l'itinéraire que devait suivre l'expédition et que c'est à lui que revient l'honneur d'avoir découvert la route.

Par un ordre en Conseil passé le 11 mars, le gouvernement canadien prit les mesures nécessaires à l'achat des provisions, soin dont il chargea l'un de ses officiers, le lieut.-col. Wily. Ce dernier, homme brisé aux affaires et familier avec les choses de notre pays, s'est admirablement acquitté de ses fonctions. Dès le 21, il faisait rapport que les wagons, le foin, l'avoine, les chevaux, les boeufs, les harnais étaient achetés, ou commandés, et que des arrangements allaient être pris pour obtenir le lard et la farine nécessaires. Le 5 avril, tous les contrats étaient passés ou en voie d'exécution. En même temps, le ministre de la milice écrivait au lieut.-général Lindsay que le lieut.-col. Wily était à sa disposition, et le priait en outre, de n'engager aucun navire pour le transport des provisions à la Baie du Tonnerre sans avoir au préalable soumis les propositions au gouvernement canadien, qui voulait se réserver le droit de contrôler les prix demandés et par là éviter des dépenses extravagantes ou des spéculations, comme il s'en produit presqu'invariablement lorsque les autorités impériales sont partie contractante dans un marché. Cette ligne de conduite déplut au général qui eut le double tort de ne pas s'y conformer entièrement et par la suite de se plaindre d'avoir été exploité par certains armateurs.

Le 7 mai, 1000 barils de farine (sur 2000 qui étaient achetés et remises à Collingwood) partirent de Collingwood par le Chicora pour la Baie du Tonnerre, et 1000 barils de lard (sur 1700 qui avaient été achetés) embarquaient à Toronto sur des goélettes pour la même destination. Les provisions et le matériel en général continuèrent à être expédiés sans retard après cette date. Le col. Wily avait acheté des chevaux et engagé du personnel suffisant de conducteurs pour les bêtes de somme. Des chevaux de l'artillerie royale furent cédés au gouvernement canadien pour compléter le haras, vu la rareté de ces animaux sur les marchés au moment des labours et des semences du printemps. On voit que le gouvernement canadien se mettait en mesure de faire face aux nécessités de l'expédition.

Il est important de noter ici que le général Lindsay s'étant réservé la direction absolue de tout ce qui entrait dans l'expédition, rien n'a été reçu sans un certificat de ses propres officiers, ce qui répond victorieusement aux plaintes du colonel Wolseley au sujet de la qualité des articles fournis par le Canada.

Sans attendre le départ des troupes, le gouvernement canadien prit des mesures pour obtenir, une fois rendu au fort Garry, de la viande fraîche et autres provisions que l'on pourrait tirer de Manitoba ou des Etats-Unis. Le gouvernement impérial ne s'engageait à pourvoir 7 à la subsistance de l'expédition que jusqu'au 1er octobre. M. Dawson reçut instruction de faire préparer de bonne heure les casernes et les logements nécessaires pour hiverner les troupes à Manitoba. Tous ces préparatifs furent poussés avec vigueur, selon ce que permettaient la distance et les ressources d'une contrée encore à demi sauvage. Bref, du moment où l'on avait décidé en principe qu'une force armée devait être envoyée à la Rivière-Rouge, le gouvernement d'Ottawa avait mis l'entreprise en voie d'exécution, grâce à la vigilance et à la fermeté que déploya sir George-Etienne Cartier, qui remplissait les fonctions du premier ministre, alors dangereusement malade.

Note 7: (retour) Le Canada devant rembourser là-dessus sa proportion des dépenses, comme il est dit ailleurs.

Dans toutes les négociations au sujet de l'envoi des troupes, de la composition de la force et de sa subsistance, le gouvernement impérial s'est montré ce qu'il est aujourd'hui: aussi dur à la détente qu'un marchand juif. Il s'est accroché aux plus légères chances qu'il a pu avoir de faire retomber sur le Canada le coût de quelque item. En grand, il s'est rejeté sur un prétexte de malentendu pour chercher à nous obliger à payer une plus large proportion des frais de l'expédition; en petit, il a produit un volumineux dossier pour se faire rembourser quarante-six sous, prix d'un balai perdu par nos mariniers sur le lac Supérieur.

La force armée devant se composer de 1000 hommes, l'Angleterre consentait à fournir sur ce nombre 250 hommes à ses propres frais. Les trois quarts de l'expédition étaient donc à la charge du Canada. Par la suite, l'Angleterre accorda en sus 130 soldats à sa solde, avec équipements, armes, etc., mais toutes les dépenses extraordinaires nécessitées pour ce contingent retombaient sur le compte du Canada.

Le premier projet du cabinet d'Ottawa avait été d'organiser pour une période de trois ans, une police de 200 hommes à cheval dont une partie serait levée en Canada, mais le 16 avril, sur recommandation de sir Geo. E. Cartier, un projet de l'adjudant-général de milice 8 fut approuvé par le gouverneur eu conseil à l'effet d'enrégimenter une force armée aux conditions suivantes:

Un bataillon de 350 hommes, non compris les officiers, devait être levé dans chacune des provinces d'Ontario et de Québec, pour servir pendant un an rigoureusement, ou deux ans, à la volonté du gouvernement canadien. Les bataillons devaient s'appeler: «ler ou bataillon d'Ontario,» et «2e ou bataillon de Québec.» Chacun devait être composé de sept compagnies de cinquante sous-officiers et soldats, ce qui portait le chiffre de l'effectif, (officiera et soldats) à 382 par bataillon. L'enrôlement (volontaire) devait commencer le 1er mai et n'accepter que des hommes de la milice active ou de ceux qui avaient déjà fait partie des corps volontaires âgés de 18 à 45 ans. La paie des soldats fut fixée à $12 par mois. On devait choisir des hommes disposés à s'établir dans le Nord-Ouest, recommandés par leur bon caractère, habitués à «la vie des chantiers» ou des colons, jouissant d'une bonne santé, et strictement sobres.

Note 8: (retour) Le colonel Patrick Robertson-Ross est un des plus recommandables officiers de l'armée anglaises. Ses états de services, sont nombreux et attestent de son activité, de sa bravoure et de son intelligence militaire.

Dans la guerre des Cafres (1850-51), dans les campagnes d'Orient (1854-56) jusqu'à la chute de Sébastopol, il fut remercié en sept occasions différentes dans les Ordres-Généraux et trois fois mentionné spécialement dans les dépêches du commandant en chef il est chevaler de la Légion d'Honneur, chevalier de l'ordre de Medjide, et décoré des médailles de Cafrerie, de Crimée et de Turquie. Sa nomination au poste d'adjudant-genéral du Canada date du 5 mai 1869. En cette dernière qualité il est en voie d'organiser avec un plein succès les milices volontaires, de notre pays et s'est attiré des éloges des personnes les mieux posées en Angleterre et en Canada pour juger de ses travaux.

Malgré cela, le 1er mai, le lieut.-général Lindsay faisait encore des efforts pour que l'on envoyât, de préférence aux milices, les vieux soldats licenciés des «Canadian Rifles,» parce que, disait-il, après le départ des troupes régulières du fort Garry, les volontaires n'offriraient pas autant de garantie de sécurité que les Rifles.

Les députés adjudants-généraux des districts militaires Nos. 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7, furent chargés, dans leurs sphères respectives de diriger l'enrôlement des deux bataillons dont l'un (Ontario) destiné à être commandé par le lieut.-col. S. P. Jarvis, Dép. A. G. du district No. 3, et le second (Québec) par le lieut.-col. L. A. Casault, Dép. A. G. du district No. 7. Ces deux officiers ont servi honorablement dans l'année anglaise. Un chapelain catholique et un chapelain protestant furent aussi attachés à l'expédition. Le major James P. McLeod du 45e bataillon volontaire, fut nommé major de brigade, et le capitaine A. Peebles, quartier-maître de district, Toronto, officier du commissariat. Outre ces officiers, on eût bientôt à nommer un paie-maître par bataillon. 9 Dès le 3 mai, le ministère canadien était prêt à placer les hommes enrôlés sous le commandement du lieut.-général Lindsay, qui avait exigé et obtenu l'autorisation de mettre toute chose se rapportant à l'expédition sous son contrôle et sous celui de l'officier immédiatement sous ses ordres, le colonel Wolseley. Le 4 mai toutes les nominations étaient faites, et la force armée se composait de 1214 hommes (1214 fighting men,) savoir: état major, 21 officiers; réguliers, 28 officiers et 409 sous-officiers et soldats; volontaires, 56 Officiers et 700 sous-officiers et soldats.

Note 9: (retour) Le capitaine Thomas Howard, paie-maître du bataillon de Québec, est devenu depuis secrétaire provincial de Manitoba.

Le 5 mai, lord Granville télégraphia à sir John Young: «Troops may proceed,» et à partir de ce moment le départ fut réglé sur toute la ligne. On remarquera que le Canada avait pris de l'avance dans ses préparatifs, afin de ne pas retarder les troupes régulières lorsque celles-ci recevraient l'autorisation de marcher.

Il est regrettable que les volontaires de la province de Québec, dominés par des cabales aveugles, n'aient pas cherché à se prévaloir en plus grand nombre des avantages qui leur étaient offerts en s'enrôlant dans l'expédition. Pour remplir les cadres des districts No. 5, 6 et 7, (Québec) il fallut avoir recours à 120 vieux soldats des «Canadian Rifles» dont le service expirait à cette époque et qui s'engagèrent avec empressement.

Au commencement d'août, deux compagnies de dépôt, une pour Québec et une pour Ontario, furent formées pour les besoins militaires et afin de remplir les vides qui pouvaient se produire dans les bataillons de la Rivière-Rouge. Ces compagnies furent organisées facilement (l'engagement était fixé jusqu'au 1er mai 1871) et on les fit stationner à Kingston.

Quand le 60e carabiniers (régulier) partit de Montréal, au mois d'octobre, on y envoya pour le remplacer la 1ère compagnie du 2e bataillon qui avait passé l'été à la Baie du Tonnerre, à la garde des magasins; on la caserna sur l'Ile Ste. Hélène. Ces trois compagnies ont été licenciées le 1er mai dernier.

Le ministre des Travaux Publics confia à M. Dawson la tâche d'engager des voyageurs pour conduire et assister les troupes; un payeur, M. W. H. Aumond, du département de la milice, fut chargé de la comptabilité de ce corps. Quoiqu'on aient dit le colonel Wolseley et le capitaine Huyshe, 10 ces voyageurs, choisis avec soin, ne peuvent être surpassés dans les rudes travaux auxquels ils ont été accoutumés depuis leur première jeunesse, et personne en Canada ne saurait prendre au sérieux l'affirmation que les soldats anglais travaillaient mieux et plus vite que nos voyageurs. 11 M. Dawson est trop expert dans l'art d'organiser des expéditions pour les forêts du nord et il avait dans ce cas ici trop à coeur de se tirer honorablement d'affaire pour engager les moins capables des «bons hivernants» que renferment les campagnes du Bas-Canada. Nous savons de source certaine qu'une escouade peu nombreuse prise en Haut-Canada, parmi des hommes sans rapport avec la vie des forestiers, n'a pas contenté ses supérieurs, mais il y a loin de là à dénigrer tout le corps.

Note 10: (retour) Le capitaine G. L. Huyshe de la «Rifle Brigade» fit partie de l'état-major de l'expédition. Il a publié un livre: The Red River Expedition, dans le même esprit fanfaron et préjugé que les articles du «Blackwood.»
Note 11: (retour) Le capitaine Huyshe prend la peine de faire une exception en faveur des voyageurs des Trois-Rivières et des sauvages de Caughnawaga, qu'il déclare être de «vrais voyageurs.»

Le lieutenant-général Lindsay, commandant des forces britanniques en ce pays, désigna le colonel Wolseley comme chef de l'expédition. Ce dernier est un personnage, c'est-à-dire qu'il a eu, en mal comme en bien, l'art de faire parler de lui; déjà, avant le choix du général Lindsay, il avait su se faire imprimer quelque part à titre de candidat à la charge de gouverneur de Manitoba, --gouverneur militaire et vengeur des griefs des «loyaux,» cela va sans dire. On veut généralement qu'il soit l'auteur d'une série d'articles très-injustes en ce qui touche le Canada, et surtout les Canadiens-Français et les prêtres, que le Blackwood's Edinhurgh Magazine a publiés en décembre 1870, janvier et février 1871, sous le titre de Narrative of the Red-River Expedition; jusqu'à preuve du contraire, tout dans ces écrits nous autorise à lui en imputer la paternité.

On accuse cet officier d'avoir intrigué pour se faire caser durant son séjour en ce pays. Deux tentatives de ce genre sont surtout connues, la première lorsqu'il s'est agi de donner un successeur à l'adjudant-général de milice, le colonel Macdougall, et la seconde à l'occasion du siège du gouverneur de Manitoba que les militaires anglais désiraient faire échoir à l'un des leurs.

Dans le premier cas, il ne put faire approuver ses vues politico-militaires ni son programme d'organisation des cadres de la milice, par l'hon. sir Geo. E. Cartier. Dans le second cas, notre ministère ne voulut aucunement se laisser tenter par le zèle qu'il déploya pour démontrer qu'un bon sabre serait plus utile qu'une bonne branche d'olivier dans l'administration de Manitoba.

Prétentieux comme il l'est, le colonel ne pouvait pardonner sa déconfiture, aussi la «narrative» est-elle d'une violence extrême à l'égard de sir Geo. E. Cartier, qui a le triple tort de ne pas croire aux visées du colonel, d'être canadien-français et d'être catholique. Avec ces griefs à son dossier, Sir George méritait le mépris du fier colonel--il l'a eu--mais que de fois il a fallu voiler la vérité, inventer des choses impossibles pour arriver à punir les français et les prêtres! Ce qui pourtant nous console de toutes ces misères c'est le nombre de vertes répliques que la «Narrative» s'est attirées de la part de la presse anglaise du Canada, car n'oublions pas le mépris de haut ton que l'auteur (et ses acolytes, comme on le sait) professent à l'endroit de notre «colonie.» C'est un genre qu'il n'a pas même l'avantage d'avoir inventé, mais il s'en sert tout comme. Rappelons-nous Lahontan, Duvergier de Hauranne, et d'autres mirliflores du même crû scientifique, auxquels le rôle de détracteur a fait une renommée si peu enviable.


III

DE TORONTO A LA BAIE DU TONNERRE.

(Du 6 au 25 mai 1870.)

Le rendez-vous général des troupes était à Toronto. De là passant par Collingwood, au fond de la Baie Géorgienne, jusqu'à la Baie du Tonnerre, il y a 628 milles d'un parcours commode; de la baie au fort Garry 550 milles, où se rencontrent toutes les difficultés imaginables dans une pareille marche. Total: 1200 milles.

Le plan du cabinet d'Ottawa était de faire suivre autant que possible la route ordinaire des canots de traite de la compagnie de la baie d'Hudson, passant d'un lac à l'autre par les rivières qui forment une chaîne entre la Baie du Tonnerre et le lac Winnipeg.

Par chemin de fer, l'on se rend de Toronto à Collingwood, d'où les bateaux-à-vapeur du lac Huron transportent les passagers et le fret jusqu'au lac Supérieur.

Pour passer du lac Huron au lac Supérieur, il n'y a de praticable à la navigation que le canal du sault Sainte-Marie, qui appartient aux Etats-Unis. Un contre-temps se présenta en cet endroit par le mauvais vouloir des autorités américaines, ce qui occasionna à l'expédition des délais et des dépenses considérables non prévus dans l'origine.

Pendant la guerre de la sécession, le Canada avait permis aux Etats-Unis le passage sur ses canaux et ses chemins de fer non-seulement des armes et du matériel de guerre, mais encore de ses soldats portant l'uniforme. Nous savions par des rapports assez nombreux que les habitants des Etats limitrophes ne se sentaient pas disposés en 1870 à reconnaître la courtoisie déployée envers eux quelques années auparavant, aussi notre gouvernement prit-il toutes les précautions pour n'embarquer pour le canal du Sault aucun objet tombant sous la dénomination de «matériel de guerre.» Nous ne sollicitions pas la plus petite faveur du cabinet de Washington, et les ordres donnés aux commandants de l'expédition enjoignaient formellement de ne rien négliger pour éviter l'intervention des Américains dans nos affaires. Nous pouvons ajouter que ces ordres furent exécutés à la lettre. Dès le 3 mai l'Algoma transporta une forte escouade de travailleurs, dont partie pour la Baie du Tonnerre et partie pour le côté canadien du Sault où ils devaient commencer à ouvrir un chemin de trois milles de longueur entre les deux lacs, pour y faire passer les soldats et le matériel de guerre. L'Algoma mit ces travailleurs à terre près du Sault, et, passant par le canal se rendit à la Baie du Tonnerre où il débarqua le reste de ses hommes.

Le 7 mai, le Chicora partit de Collingwood en destination de la Baie du Tonnerre, avec un chargement de provisions et d'ouvriers. Rendu au pied du canal, le passage lui en fut refusé. Voici comment:

Le gouverneur du Michigan avait signalé au Secrétaire d'Etat, M. Fish, les opérations qui allaient avoir lieu au canal du Sault en relation avec la force expéditionnaire de la Rivière-Rouge. Il s'informa «si l'on permettrait au surintendant du canal de laisser passer les navires canadiens sans avoir reçu à ce sujet des instructions de Washington.» M. Fish, alarmé probablement de ce rapport qui paraissait d'une nature assez grave, dépouillé qu'il était de toute note explicative, répondit que nulle expédition militaire, ni aucun transport de matériel de guerre ne devaient passer par le canal. C'était ce que voulaient les ennemis de l'Angleterre et du Canada.

Bien que les sentiments intimes des Américains fussent assez connus en Canada, ce refus n'en causa pas moins une surprise générale dans notre pays. Sir John Young télégraphia à M. Thomson, le ministre anglais à Washington: «Mon gouvernement a appris avec étonnement que l'on refuse au Chicora le passage du canal du Sault. Ce navire ne porte qu'un fret ordinaire de commerce et nul matériel de guerre. En tous temps les Canadiens ont accordé aux navires américains le passage libre du canal Welland et de leurs autres canaux, y compris même les goélettes armées de la douane de Washington lorsque ce dernier gouvernement en a manifesté le désir, durant la dernière guerre, pour les transporter par cette voie au centre de son territoire. Ce qui se passe en ce moment est regardé ici comme un acte d'inimitié. Mes ministres espèrent que le canal du Sault restera pour les navires canadiens sur le même pied que l'est le canal Welland à l'égard des navires américains. Dans aucun cas, il ne sera expédié de munitions ou de matériel de guerre par ce canal, pas même des tentes. On rapporte que le surintendant a été jusqu'à dire qu'il ne laisserait passer nos navires ni chargés ni vides.»

Les négociations menaçaient de traîner en longueur; nous ne pouvions attendre indéfiniment la permission de voisins si mal disposés à notre égard, ce qui fit que l'on décida de transporter les approvisionnements de toute nature par le chemin de trois milles qui n'était pas encore terminé, mais auquel on travailla avec un redoublement d'activité. L'Algoma, resté sur le lac Supérieur, se trouvait heureusement à portée de recevoir les chargements qui débarquaient au pied du Sault et que l'on «portageait» ensuite d'un lac à l'autre, à grands frais et perte de temps, on le conçoit.

Deux compagnies du bataillon d'Ontario parties de Toronto le 14 mai, furent les premières qui s'embarquèrent pour le Nord-Ouest. Elles s'arrêtèrent au Sault et y furent suivies, deux jours après, par deux autres compagnies du même bataillon pour garder les approvisionnements qui s'y accumulaient par suite de la politique chicanière des Américains, et aussi pour repousser eu cas d'attaque les bandes féniennes qui apparaissaient de nouveau sur nos frontières.

Le 21 mai, le colonel Wolseley quitta Toronto pour la Baie du Tonnerre, où il arriva le 25, ayant pris connaissance, en passant au Sault, de la ré-ouverture du canal, que l'on décréta enfin, sentant que nos embarras avaient été assez nombreux pour satisfaire la gloriole des annexionnistes.

L'endroit où le colonel débarqua, dans la Baie du Tonnerre, situé à peu de distance du fort William, fut nommé en cette occasion le débarcadère du Prince Arthur, en l'honneur de Son Altesse Royale alors en Canada avec son régiment. C'est de ce point que commence la route ouverte par Mr. Dawson, du département des Travaux Publics, pour relier le lac Shebandowan à la Baie du Tonnerre, route qui permet d'éviter la rivière Kaministiquia, d'une navigation excessivement difficile, pour ne pas dire impossible.


IV

LE CHEMIN-DAWSON JUSQU'AU PONT DE LA MATAWIN,
PARCOURS DE 27 MILLES

(Du 26 mai au 21 juin 1870.)

Le poste de la Baie du Tonnerre a été fondé, on 1717, par le sieur Robutel de Lanone pour servir de base vers l'ouest aux opérations de traite et de découvertes des Canadiens. Gautier de la Vérandrye y passa en 1731 avec sa fameuse expédition. Ce poste a longtemps porté le nom «des Trois-Rivières» à cause de la Kaministiquia qui se décharge dans la baie par trois embouchures. Après 1760, il continuera à être le point de repère des traiteurs sur cette côte. Les Anglais lui ont donné le nom de fort William, qui est celui du dépôt de la compagnie de la Baie d'Hudson sur le lac Supérieur.

Le lendemain de son arrivée, le colonel, accompagné d'un officier des Travaux Publics, parcourut la route jusqu'au point où elle était carrossable, c'est-à-dire trente-un milles, et retourna le même jour à son camp. Nous avons su depuis que le résultat de cette inspection l'avait fort mécontenté contre le gouvernement canadien.

Le Brooklyn et l'Algoma arrivèrent le 27 avec le service du quartier-général et quatre compagnies du 60e régiment, qui avaient eu une traversée assez accidentée sur le lac Huron. Par le Shickluna débarqua le même jour une compagnie du 1er bataillon volontaire, qui fut établie à quelques centaines de verges du quartier général. Ces bâtiments portaient chacun leur contingent de provisions, chevaux, boeufs, etc. De son côté, M. Dawson employait ses ouvriers à parachever l'installation des troupes en construisant des hangars, des abris et un local sûr pour recevoir les matières inflammables.

Le 28, on envoya au pont de la Kaministiquia, distance de vingt-deux milles, deux compagnies du 60me pour y garder un dépôt de provisions que l'on commençait à bâtir en cet endroit.

Le 31 mai, le Clematis débarqua, outre 35 tonnes de foin, un détachement de l'artillerie et des ingénieurs royaux, une grande quantité de munitions et quatre petits canons de montagne, patron dit abyssinien, du poids de 200 lbs chacun.

Les derniers soldats du 60me arrivèrent le 1er juin, de sorte que le lendemain une autre compagnie de ce corps fut envoyée au pont de la Kaministiquia, en même temps que partait par voitures pour la même destination, le premier convoi de vivres.

Les bateaux affectés h la navigation des lacs et rivières de l'intérieur partirent aussi par wagons, le 3 juin, pour se rendre au pont de la Matawin, distance de 27 milles. Ils y étaient à peine arrivés et mis à flot qu'un incendie ravagea les bois d'alentour et détruisit jusqu'aux hangars élevés par les soins de M. Dawson, causant des pertes considérables et quelques légers délais en endommageant les ponts.

Le 4 juin, quatre compagnies du 1er bataillon débarquèrent à la Baie. Le même jour, 34 hommes du 60me entreprirent de monter par la rivière Kaministiquia avec six bateaux et des rations pour 36 jours. Le colonel Wolseley se préoccupait de trouver une route plus commode que celle de terre, c'est pourquoi il repartit le 6 et parcourut cette dernière jusqu'à son extrémité praticable, à 37 milles de la baie. De là, il descendit par eau et rencontra l'escouade des 34 hommes qui montaient la Kaministiquia. Les bateaux qui portaient ces hommes avaient beaucoup souffert des obstacles d'une telle navigation; 12 le colonel se prononça cependant en faveur de la route d'eau pour les bateaux et il a toujours cherché depuis à la faire valoir au détriment du chemin-Dawson. Il persista donc à expédier les bateaux par cette voie jusqu'au pont de la Matawin, où le 24, il s'en trouva 50 réunis de la sorte en assez piteux état. L'envoi des bateaux et des provisions continuait par la route Dawson, car de transporter les grosses pièces par la rivière il n'y fallait pas songer.

Note 12: (retour) Le rapport du capitaine Young qui commandait l'escouade dit: «la rivière par laquelle nous sommes poussés est très-préjudiciable aux bateaux. Les nôtres ont été considérablement maltraités et parfois troués dans In fond.»

L'article du Blackwood (janvier 1871, p. 61) parle aussi dans ce sens, pourvu qu'on soit en état de bien juger des tournures employées pour envelopper cet aveu dans une phrase sans importance apparente.

Le 18 juin, par un fort vent, le feu traversa le chemin et devint bientôt si général que tout le pays paraissait être en flammes. Les flammèches atteignirent le pont de la Kaministiquia, où par bonheur des précautions efficaces avaient été prises en vue de cet accident. Le dépôt fut sauvé avec de grandes difficultés. Presque tous les établissements des colons et des mineurs de la Baie du Tonnerre furent détruits.

Un peu plus tard, le feu se répandit dans les environs de la Matawin, et, pour échapper à une mort certaine, les travailleurs durent se réfugier dans l'eau. L'incendie devint général avec des intermittences très-dangereuses. Cependant on n'eut pas à déplorer d'aussi grandes pertes que l'on s'y attendait, mais les retards étaient inévitables quand le feu ravageait les rebords de la route et la traversait.

La fréquence des orages dans la Baie du Tonnerre et ses environs est un phénomène assez connu, puisqu'il a valu à cette baie le nom qu'elle porte; l'expédition s'en est trouvé fort incommodée tout le temps qu'elle a mis à s'avancer jusqu'au lac Shebandowan.

Le colonel Wolseley déclare avoir été retenu si longtemps à la Baie du Tonnerre parce que la route-Dawson n'était pas telle qu'on la lui avait représentée. De son côté, le capitaine Huyshe dit formellement:

«Le colonel Wolseley étant à Ottawa (vers la fin d'avril, au moment où l'expédition s'organisait) reçut l'assurance positive que la route de la Baie du Tonnerre au lac Shahandowan serait ouverte au trafic le 25 mai. Là-dessus, il avait basé ses calculs.»

Or, voici la vérité:

Le 25 avril un mémoire signé de M. Dawson, le surintendant de la route, avait été remis aux autorités militaires sous les ordres du lt-gén. Lindsay. Ce mémoire disait:

«Quand on cessa de travailler au chemin, l'automne dernier, une section de 25 milles, à partir de la Baie du Tonnerre, était praticable pour les voitures, n'ayant qu'une seule interruption à la rivière Kaministiquia, sur laquelle il n'y avait pas encore de pont. Puis, pour continuer la ligne, une autre section de 10 milles fut ouverte, mais elle n'était praticable que pour des attelages de boeufs.

«Les deux grandes rivières Kaministiquia et Matawin qui interceptent la ligne ont été traversées par des ponts pendant l'hiver dernier et des ponts ont aussi été construits sur les plus considérables des petits ruisseaux, de sorte que, pratiquement, l'on peut considérer la construction des ponts comme complétée.

«Des chemins de portage ont été tracés et ou verts, autant que ce travail pouvait être fait en hiver, entre le lac Shebandowan et le lac des Mille-Lacs......environ 80 hommes sont actuellement occupés sur cette section inachevée de la ligne. Une escouade de 120 hommes a été envoyée à leur aide par le premier bateau-à-vapeur de la saison, et dans une semaine une cinquantaine d'autres iront les rejoindre.

«Les opérations pour l'envoi des chaloupes et des approvisionnements par le chemin de la Baie du Tonnerre peuvent être commencées de suite en organisant un service de voitures et en envoyant ainsi les chaloupes, etc., à la traverse de la Matawin--27 milles de la baie du Tonnerre--où un espace devrait être laissé libre comme précaution contre le feu et quelques huttes construites pour servir de magasins.»

Le colonel Wolseley ne pouvait donc pas dire, comme il l'a audacieusement affirmé au banquet de Montréal, et comme le capitaine Huyshe le répète, que l'on avait promis une route praticable entre la Baie du Tonnerre et le lac Shebandowan.

Cette route, le lecteur le sait, n'avait pas été commencée pour donner passage à l'expédition militaire, et lorsque cette dernière eut été décidée. M. Dawson n'avait que quelques jours devant lui pour terminer son ouvrage qui demandait des mois; voilà pourquoi il écrit le mémoire qui régularise sa position, qui en même temps exonère notre gouvernement de tout blâme et rejette sur le colonel Wolseley l'odieux d'un mensonge préparé pour rehausser aux yeux des ignorants les mérites du chef militaire de l'expédition.

Les autorités militaires impériales connaissaient donc les difficultés qui restaient encore à aplanir sur le chemin, puisqu'elles décidèrent d'envoyer, par avance, des troupes régulières à la Baie du Tonnerre, afin d'aider à mettre la route dans un état qui permît à l'expédition d'y passer le plus tôt possible.

An moment du départ des troupes de Collingwood pour la Baie du Tonnerre, le colonel pouvait tout au plus se dire: «Je suis bien heureux que sur une partie de la marche que nous allons faire au milieu d'un pays sauvage, il se rencontre un bout de route dont nous pourrons nous servir,» car en effet, c'était tout ce à quoi il devait s'attendre. La route n'étant pas terminée jusqu'au lac Shebandowan, ne pouvait lui offrir qu'un aide momentané, dont il devait toutefois être heureux de pouvoir tirer partie.

Voyant cela, il avait proposé d'envoyer quatre compagnies du 60e pendant la première semaine de mai, mais les embarras du passage du canal du Sault Sainte-Marie retardèrent les opérations, tant du côté des soldats que des ouvriers et des voyageurs. Malgré la parfaite connaissance qu'il avait des circonstances qui se rattachaient à l'état du chemin il a osé écrire:

«La construction du chemin appartenait au département des Travaux Publics qui était représenté dans le ministère par un Canadien-français reconnu pour appartenir de tout coeur et de tout âme au parti sacerdotal de Québec, et par conséquent, bien disposé pour Riel. Des hommes à l'esprit soupçonneux commençaient à dire que ce manque de route nécessaire à notre avancement provenait d'un programme politique concerté pour différer le départ de l'expédition.»

Il peut être avantageux à des hommes d'un certain caractère de publier dans un pays éloigné des assertions aussi effrontément imaginaires; nous ne pouvons que les coucher ici, à la honte de leur auteur, sans leur adjoindre une réfutation inutile.

En même temps que s'opéraient les transports, les volontaires, échelonnés sur la route, faisaient les fonctions de gardes et d'ouvriers sous les ordres de M. Dawson. L'on peut aisément se figurer la somme de travail qu'exige le transport d'un si grand nombre des provisions de bouche et de munitions de guerre dans une contrée d'accès aussi difficile, néanmoins dès le 24 13 juin un dépôt important de provisions et de bateaux était rendus au pont de la Matawin, le jour même où les derniers barils de farine et de lard venant de Collingwood débarquaient à la Baie du Tonnerre.

Note 13: (retour) La veilla de ce jour, par proclamation royale, les territoires du Nord-Ouest avaient été réunis à la Couronne.

Pour transporter un bateau sans chargement de la Baie du Tonnerre au lac Shebandowan (50 milles) il faut plus de travail que pour le transporter de ce dernier endroit au lac Winnipeg (550 milles).

Au lieu de rester dans le vrai, le colonel et son officier d'état-major Huyshe disent: «Sans l'habileté du commandant qui trouva moyen de faire opérer ses transports par la rivière Kaministiquia, nous aurions passé l'été à la Baie du Tonnerre.»

Cette assertion, qui dénature les faits pour couvrir les fautes du colonel, est la suite logique du premier mensonge au sujet de l'état de la route.

Arrivée à la Baie du Tonnerre, l'expédition a été retardée. Pourquoi? Est ce parce que l'état de la route avait dérangé les calculs du commandant? Evidemment non, puisque le mémoire de M. Dawson lui avait fait connaître ce qui en était. Il n'avait donc jamais pu compter sur les 48 milles de bonne route.

Il y a donc eu d'autres causes à ce retard? Oui, et c'est ce dont le capitaine Huyshe parle avec une perfidie incroyable.

D'après sa version, il paraîtrait que les chevaux, les attelages, fourrage, et d'autres objets (fournis par le pauvre gouvernement canadien), étaient d'une qualité inférieure, par manque de connaissance ou d'honnêteté de la part des fournisseurs, des acheteurs, des surveillants, etc., tous canadiens.

Pour les chevaux, voici ce que l'on peut répondre: Le colonel avait voulu les mettre à la ration des chevaux de régiment. Ces bêtes, astreintes aux plus durs travaux, tombèrent malades, faute d'une nourriture suffisante. Lorsqu'enfin le colonel se rendit aux représentations des gens du pays, qui savent comment nourrir les chevaux employés au transport dans les bois, la santé reparut dans l'écurie et l'on n'eut plus à transformer les étables en hôpitaux vétérinaires.

Pour ce qui est de la mauvaise note que le capitaine Huyshe marque au Canada au sujet des chevaux canadiens, nous n'avons qu'à constater ici un fait bien connu. Les chevaux de l'artillerie royale que nous avions achetés pour le service du transport des provisions Se sont vendus à perte l'automne dernier, lorsqu'il a fallu s'en désaisir par encan,--tandis que les chevaux canadiens achetés pour le même service se sont vendus à $10 de profit chacun au même encan. Tirez les premiers, messieurs les étrangers!

Les attelages étaient mal faits et composés de mauvais matériaux, dit le capitaine Huyshe. Il est très-facile de repousser cette accusation, car la vérité est que ni le colonel ni ses officiers ne savaient au juste ce qu'ils commandaient en faisant préparer des attelages d'après un modèle nouveau. Au lieu de tout cela, il aurait suffi de consulter les Canadiens, expérimentés dans la conduite des bêtes de trait en ce pays, l'on aurait évité des retardements à la Baie du Tonnerre, ainsi que le déplaisir de changer le plan des attelages.

Quant à la qualité du cuir, que le colonel s'en prenne à ses propres officiers. C'est une commission de ces messieurs, régulièrement nommée par le colonel, qui a pris livraison des attelages, les déclarant bons et en bonne condition.

Règle générale: lorsque le colonel Wolseley ou d'autres militaires britanniques du corps expéditionnaire de la Rivière-Rouge accusent le gouvernement canadien d'avoir fourni des provisions ou des effets quelconques en mauvais état, il suffit de répondre: le gouvernement canadien n'a rien à se reprocher--son rôle s'est borné strictement à payer le coût des articles que le colonel Wolseley demandait et qu'il faisait inspecter (prendre livraison) par ses officiers.

Il en a été ainsi pour le foin dont le colonel s'est plaint avec une arrogance blessante pour nous. Ce foin n'a jamais été vu par les officiers du gouvernement canadien, mais il existe un procès-verbal constatant, sous les signatures de trois officiers du colonel Wolseley, que livraison en a été prise par eux au nom du colonel et qu'il était bon en tous points. Tout ce que le Canada avait à faire à ce sujet d'après la convention adopté de part et d'autre, c'était de payer le foin. Il l'a payé.

Maintenant, se rend-on compte des retardements éprouvés à la Baie du Tonnerre?

Pendant que les préparatifs du colonel Wolseley avançaient si lentement, l'expédition n'avançait guère, on le comprend; mais que pour sortir enfin de la difficulté le colonel ait découvert la route de la rivière Kaministiquia, comme on ose nous l'affirmer, c'est un peu fort!

Pour faire passer sous silence son ineptie dans les préparatifs, ineptie qui a causé des retardements, le colonel dit d'abord qu'on l'avait trompé sur l'état de la route, ce qui est faux, on le sait; ensuite il cherche avec beaucoup d'aplomb à faire croire qu'il a eu l'adresse d'utiliser la rivière Kaministiquia pour éviter les difficultés de la route-Dawson.

Or, la vérité est qu'à l'exception de quelques bateaux, rien n'est passé par la rivière.

Coûte que coûte, pour se rendre au plateau du lac Shebandowan, les provisions, les grosses pièces, etc., ont dû passer par la route.

Une cinquantaine de bateaux avec les rations pour les hommes qui les montaient ont été expédiés du fort William, par la rivière, jusqu'au pont de la Matawin. Il était impossible de faire davantage; le colonel n'a pas pu, quoiqu'il dise, prendre la voie de la rivière pour surmonter «les retardements causés par l'état de la route.»

La plus insigne mauvaise foi règne dans les rapports du colonel et du capitaine au sujet des préparatifs de l'expédition et des premières étapes que celle-ci a faites.

Relevons encore le fait suivant tel que nous le trouvons dans la «narrative» du Blackwood: «Suivant l'arrangement fait avec les autorités canadiennes, les bateaux auraient dû nous être remis avec tout ce qui leur était nécessaire, mais malheureusement, à cause d'un manque d'organisation et d'un personnel capable d'exécuter les ordres venus d'Ottawa, on n'entendit jamais parler des détails de cet arrangement.

«Il en résulta que les six ou huit embarcations qui nous arrivaient chaque jour, durent être pourvues de tolets, de mâts et de voiles, en sorte que la besogne d'équiper les embarcations retomba sur les troupes, chaque capitaine ayant à s'occuper de gréer les embarcations de sa brigade.»

Ces assertions sont aussi fausses et malicieuses que celles que nous avons déjà signalées. Ecoutons la réponse de M. Dawson à ce sujet:

«Les embarcations avaient été pourvues à la Baie du Tonnerre de tout ce qui pouvait leur être nécessaire. Tous les articles énumérés dans les listes annexées furent envoyés avec chaque détachement, rien n'y manquait. Il est vrai qu'une foule de tolets, de gouvernails, etc., furent brisés pendant qu'on traînait les embarcations. Mais qui a perdu ces objets?

Les embarcations manoeuvrées par des soldats inexpérimentés arrivaient au pont de la Matawin, souvent après avoir perdu tout leur équipement.»

Au lac Shebandowan, «les autorités canadiennes,» ou ceux qui agissaient pour elles, firent preuve au moins de prévoyance en envoyant à cette endroit, une nouvelle provision de tout ce qui était nécessaire à l'équipement des embarcations, et c'est ce qui permit de les équiper une deuxième fois. Elles avaient aussi envoyé des charpentiers et des constructeurs d'embarcations qui réparèrent celles qui étaient avariées.

Le colonel McNeill, C. V., qui s'est acquis l'estime et le bon vouloir des soldats et des voyageurs, et qui, dit M. Dawson, connaissait beaucoup mieux que l'auteur de la narration ce qui était nécessaire et à propos, commandait au lac Shebandowan et c'est lui qui, avec l'aide de M. Graham, attaché au parti des voyageurs, a pris soin de ne pas charger les capitaines de chaque détachement d'un fardeau qui ne leur appartenait pas. Il ne leur laissa que le souci de voir que tout fut prêt. Ce fardeau est retombé tout entier sur les épaules--du reste les plus capables de le porter--du colonel McNeill et de M. Graham.


V

DU PONT DE LA MATAWIN AU LAC SHEBANDOWAN,
PARCOURS DE 21 MILLES.

(Du 21 juin au 14 juillet 1870.)

Du pont de la Matawin à celui d'Oskondaga, (12 milles) les travaux étaient encore peu avancés le 21 juin lorsque le colonel les visita. On les poussait cependant avec ardeur, malgré la pluie presqu'incessante 14 et les myriades de mouches des bois qui harcelaient cruellement les ouvriers et les soldats. On se levait «aux étoiles» et le travail ne cessait qu'à 7 heures du soir. Les incendies qui se succédaient dans la forêt, rendaient encore le service plus pénible, et quelquefois dangereux pour la vie des hommes. C'est probablement sur cet espace de 12 milles que l'expédition éprouva le plus de souffrances, car tout, jusqu'à la nature du sol, rendait l'ouverture de la route excessivement difficile. Il fallait pourtant amasser des provisions pour la force armée et les aides (de 400 à 500 voyageurs et ouvriers) réunis, avant de dépasser le lac Shebandowan.

Note 14: (retour) Du 1er juin au 16 juillet il y eut 23 jours de pluie.

De quelque secours qu'ait été la première moitié de la route, il est évident que la meilleure partie n'était pas celle qui restait à parcourir depuis le pont de la Matawin jusqu'au lac Shebandowan.

Afin de pousser plus rapidement le transport des bateaux et des provisions, l'on ouvrit un sentier de traverse d'un mille et demi de long entre la route et la rivière Matawin que l'on put ainsi utiliser quelque peu. C'est l'endroit où les cours d'eaux ont réellement servi d'auxiliaires à la route, et encore on se demande si en portant tous ses travailleurs sur cette dernière, le colonel n'aurait pas été plus tôt rendu au lac Shebandowan. Dans les premiers jours de juillet, le dépôt d'Oskondaga était regardé comme la tête de l'expédition.

Les officiers anglais 15 qui ont écrit sur ce sujet ne peuvent s'empêcher de témoigner de la bonne volonté et de la diligence que des volontaires et les employés du gouvernement canadien apportèrent à la tâche ardue qu'ils avaient à remplir. On nous a raconté un trait assez caractéristique: Un parti, composé de réguliers et de quelques voyageurs, franchissait un portage. L'un des voyageurs s'étant arrêté pour fumer sa pipe fut apostrophé rudement par un officier qui lui reprocha sa paresse et lui enjoignit de reprendre l'ouvrage sans plus tarder. Le voyageur se contenta de dire: «Chaque homme a six charges à porter; me permettrez-vous de fumer ma pipe lorsque j'aurai fini ma tâche?» La permission accordée, le voyageur se détira les membres, éteignit sa pipe et partit au petit trot, sur la pointe des pieds, manière de marcher que les hommes de sa classe ont empruntée des Indiens et qui les rend très-expéditifs dans les portages. Au bout d'un certain temps, il retourna s'asseoir à l'endroit où l'officier l'avait vu précédemment et, bourrant sa pipe, il dit respectueusement à celui-ci: «Vos soldats ont encore chacun deux charges à porter; moi, j'ai fini ma tâche et je me repose, avec votre permission, mais vers la la j'irai vous donner un coup de main.»

Note 15: (retour) «Narrative,» Blackwood, janvier, p. 53 et 54--«The Red River Expedition.» Huyshe, p. 72 et 76--Journal of the Royal United Service, 1871, p. 81, et des certificats privés que nous avons en main.

Le 21 juin, M. Thomas Adair, conducteur en chef des charretiers, débarqua à la Baie du Tonnerre, où ses hommes l'attendaient depuis trois semaines. Il trouva cinquante chevaux malades, et ses charretiers dans un état de détresse qui le révolta. Voici ce qui s'était passé:

Le lieut.-colonel Wily avait engagé, pour conduire les attelages, une escouade d'hommes pris parmi les fermiers et les colons les plus capables et les plus dignes de confiance de deux ou trois comtés d'Ontario. Ce choix avait été fait avec discernement et ne tomba aucunement sur des gens sans aveu, comme le colonel Wolseley l'a écrit. La vérité est que loin d'être des vagabonds, ces charretiers étaient, en grande majorité, des propriétaires habitués à travailler aux défrichements, aux transports dans des chemins nouveaux et ayant l'habitude de conduire leurs propres chevaux dans tous ces ouvrages. En les engageant, le lieut.-colonel Wily leur avait enjoint expressément de se conformer aux ordres que leur donneraient les officiers militaires, sous lesquels ils allaient passer. De là la manière dont ils ont supporté les privations auxquelles ils ont été assujettis.

De Collingwood au Sault Sainte-Marie, les autorités militaires impériales, qui avaient la responsabilité et le commandement général, refusèrent positivement de les nourrir; ils vécurent des charités de l'équipage du navire. Mr Adair avait été retenu à Collingwood pour surveiller l'embarquement des provisions. Comme il se plaignait d'un arrangement aussi absurde et qu'il démontrait quel mauvais résultat aurait un service conduit de la sorte, on lui répondit avec rudesse de se taire et d'obéir. Lorsqu'enfin, on le laissa partir pour rejoindre ses hommes, le mal était fait, la désorganisation régnait dans le service du transport, où des officiers ignorants 16 en ces matières régentaient tout, avec un aplomb qui donne la mesure de leur fatuité. Les charretiers n'avaient pas de tentes pour s'abriter, et presqu'aucun ustensile de cuisine; ils voyageaient de la baie au pont de la Matawin, sans pouvoir faire cuire les aliments qu'on leur donnait pour se nourrir; la plupart du temps, ils ne faisaient qu'un repas par jour. M. Adair obtint par d'énergiques remontrances, après son arrivée, des améliorations notables à cet état de choses.

Note 16: (retour) L'un d'entre eux se fâcha bien fort parce que les charretiers ne voulaient point placer les grandes roues en avant des petites, sous un chariot qu'on avait démonté pour le réparer.

Le 20 juin, soixante chevaux étaient malades. Remarquons que ceux de l'artillerie firent défaut les premiers. C'est alors que le colonel modifia son système de rations et d'attelages, ramenant ainsi la santé parmi ses bêtes, en suivant les conseils des personnes qui auraient dû être consultées tout d'abord, mais qui avaient reçu ordre de «se mêler de leurs affaires» lorsqu'elles avaient osé présenter des observations. Les charretiers soutiennent, sur un autre point, que, par la pitoyable administration des officiers, une centaine de poches de nourriture pour les chevaux ayant été gâtées, on dut les jeter dans la rivière, au pont de la Matawin.

Le lieut.-général Lindsay débarqua à la Baie du Tonnerre le 20 juin, parcourut les postes échelonnés jusqu'au lac Shebandowan, descendit par la Kaministiquia et reprit la route de Toronto, le 4 juillet, après avoir donné divers ordres au commandant de l'expédition.

Nous devons placer ici une citation du rapport supplémentaire que M. Dawson a écrit en réponse aux articles du Blackwood et dont nous empruntons la traduction à M. A. DeCelles, qui l'a publiée dans le Journal de Québec:

«On avait dû penser et pourvoir non-seulement à tout ce qui était probable, dit la «Narrative,» mais même à tout ce qui pouvait arriver par accident, et l'on peut bien affirmer que jamais expédition ne partit plus complète ou mieux préparée pour ses travaux.»

«Eh bien! qui avait ainsi pourvu aux accidents même les plus imprévus? Qui avait procuré ces beaux bateaux qui portaient l'expédition en toute sûreté? D'où venait ce double équipement si complet, qui fit que lorsqu'un service de bateaux fut perdu à la Kaministiquia, il y en eut immédiatement un autre de prêt?

«Non, ce n'est pas l'auteur de la «Narrative» qui avait eu cette prévoyance des choses, mais le ministre malintentionné des Travaux Publics ou ses agents, ce qui revient au même, et sans doute il agissait ainsi pour remplir une partie du programme politique concerté pour différer le départ de l'expédition.

«Des hommes à l'esprit soupçonneux disent beaucoup de choses sages, sans doute. Mais l'auteur pourrait apprendre avec avantage, que, grâce à la lumière jetée sur certains faits par sa narration, il se trouve des hommes qui disent et qui croient qu'un jour, dans un autre, parti que le parti clérical, il y eut un dessein évident d'arrêter ou d'abandonner l'expédition.

«Lorsque les bateaux furent brisés à la Kaministiquia, forçant ainsi au repos le corps d'armée stationné à la Baie du Tonnerre, le narrateur peut se souvenir que parmi les plus hautes autorités de l'armée on disait que cette expédition ne serait qu'une déception, et que, pour empocher l'hiver de surprendre les troupes, il fallait revenir, et peut-être pourrait-il nous dire s'il n'y eût pas un officier bien désappointé quand le général Lindsay, au lieu d'ordonner la retraite, commanda d'avancer.»

Par l'entremise de M. Donald Smith, gouverneur de la Compagnie de la Baie d'Hudson, qui se rendait au comptoir de Norway sur le Winnipeg, le colonel Wolseley envoya à la population «loyale» de Manitoba une proclamation, datée du 30 juin, dans laquelle il affirmait que chargé d'une «mission de paix» il se bornerait à rétablir l'autorité de la Souveraine; à protéger l'établissement d'un régime judiciaire 17 équitable pour tous; à faire régner les lois de l'empire Britannique qui sont la sauvegarde de tous les honnêtes citoyens sans distinction de croyance religieuse ou de parti politique; et à maintenir la plus stricte discipline parmi ses soldats. Nos lecteurs savent combien peu le colonel s'est souvenu de ses belles promesses, lorsqu'une fois rendu à Manitoba, il se vit échappé au danger d'une résistance armée de la part de Riel le long de la route et qu'il crut tenir les prêtres et les métis français sous ses pieds.

Note 17: (retour) A la réception de ce document, le général Lindsay s'empressa d'écrire à Mgr. Taché pour le prier d'effacer sur les exemplaires qu'il devait distribuer, tous les mots qui avaient trait à l'administration de la justice, qu'il regardait comme étant du ressort du pouvoir civil.

Le 5 juillet, le quartier-général fut transporté au pont de la Matawin. A cette époque, la force expéditionnaire présentait un aspect assez peu imposant, comme moyen de défense contre un ennemi quelconque; il est vrai qu'à part les moustiques, elle n'avait rien à craindre dans ces parages encore trop voisins du Canada. Les hommes étaient dispersés sur une étendue de 40 milles, partie sur la route, partie sur la rivière.

Le 13 juillet, le trajet qui restait à faire jusqu'au lac Shebandowan offrant plus d'avantages par la rivière, le colonel mit son quartier-général au débarcadère de Ward, qui n'est qu'à trois milles du lac, à l'intersection de la route et de la rivière. De ce point, la tête de l'expédition eut bientôt planté ses tentes sur la rive du lac, dans une baie qui prit le nom du lieutenant-colonel McNeill, secrétaire militaire du gouverneur-général, qui accompagnait le colonel Wolseley par ordre supérieur, voyageant toujours en avant pour reconnaître les lieux.


VI

DU LAC SHEBANDOWAN AU FORT FRANCES,
PARCOURS DE 194 MILLES.

(Du 15 juillet au 4 août 1870.)

Le lac Shebandowan a été l'une des deux ou trois plus importantes étapes de l'expédition, vu que là se termine le long trajet par terre qui la séparait de la série de lacs et de rivières, formant une chaîne, (interrompue seulement par des portages,) jusqu'au grand lac Winnipig, dans lequel se jette la Rivière-Rouge. La date du 15 juillet est donc à noter dans la marche des troupes, car ce jour-là, elles se préparaient à naviguer sur le lac et, comme soldats, leurs devoirs allaient augmenter, à cause des embûches qu'un ennemi déterminé pouvait leur tendre dans la région des lacs.

Chaque bateau reçut, outre les bagages et les munitions, 60 jours de vivres pour les dix personnes (huit soldats et deux voyageurs) qui le montaient. Les premiers laissèrent la baie de McNeill, le 16 juillet au soir, et les derniers le 1er août. A cette date, l'expédition, divisée en 21 brigades marquées des lettres de l'alphabet, s'étendais en avant jusqu'à 150 milles de la baie de McNeill, ayant passé la «hauteur des terres.» Les réguliers ouvraient la marche, suivis par les volontaires, qui ont déployé partout assez de diligence pour ne pas se laisser distancer par les troupes anglaises, malgré l'extrême célérité de la marche allège de celles-ci en certains endroits. Les voyageurs étaient employés sur toute la ligne de transport, selon le besoin. Deux des pièces de campagnes étaient confiées aux soins des réguliers, en tête de l'expédition; les deux autres étaient restées à la Baie du Tonnerre, ainsi que la 1ère Compagnie du bataillon de Québec, pour y garder les magasina militaires, base des opérations de toute la colonne. Voici, à propos de ces canons, un fait que l'on ne trouvera pas relaté dans le Blackwood. Une dépêche du général Lindsay, envoyée en Angleterre, avait demandé des canons d'acier, de 7, patron abyssinien. On les lui envoya de ce calibre et de ce patron il est vrai, mais de bronze, pesant 50 livres de plus que ceux d'acier,--conséquemment très-incommodes dans nos légères embarcations. Une fois en Canada, l'on s'aperçut que l'échelle qui permet de mesurer la portée du tir avait été oubliée en Angleterre. Il fallut donc charger ces armes et y mettre le feu pour en connaître le maniement... et l'on découvrit alors que les affûts en étaient si vieux, si incomplets qu'il valait mieux les abandonner. Quel sujet de ridicule à exploiter pour l'écrivain militaire du Blackwood, si cette triple bévue pouvait être mise au compte du Canada! A l'heure même où ces petites fredaines administratives l'agaçaient le plus, le général Lindsay s'en consolait en expédiant nos volontaires sur la frontière, contre les féniens, sans penser à les munir de cartouches. Retournons à notre sujet.

La navigation, très-difficile jusqu'ici, allait changer, car à partir du portage de la Hauteur des Terres, les rivières courent vers la baie d'Hudson et les bateaux n'ont plus qu'à être manoeuvrés dans ce sens, en évitant toutefois les nombreux rapides et cascades qui coupent cette belle navigation. La Hauteur des Terres, située à plus de 800 pieds au dessus du lac Supérieur, se présente comme le seuil de la porte d'un nouveau séjour; c'est la barrière qui se ferme derrière le voyageur et qui le sépare du monde civilisé. Une description des travaux que nécessite une marche dans ces parages; serait de mise dans un livre publié en Europe, mais en Canada où tout le monde est familier avec la vie des coureurs de bois modernes, ce serait un hors d'oeuvre. Nous nous bornerons à constater que du fort William au fort Alexandre, il y a plus de 60 portages dont la longueur varie respectivement de 100 pieds à une lieue; quelques uns étant presqu'à pic sont d'un accès très-pénible.

Conformément à la coutume qui prévaut dans les exploitations forestières en ce pays, les voyageurs et les ouvriers n'avaient pour breuvage que du thé et l'eau de la claire fontaine. On avait suivi pour eux la sage habitude de prohiber la bière et les boissons alcooliques en général.

De la part des troupes, il n'en fut pas toujours ainsi, car, arrivées à la Baie du Tonnerre, deux cantines avaient été installées, l'une pour le 60me, l'autre pour les volontaires, contrairement aux lois qui régissent le district d'Algoma dans lequel on se trouvait. Ce fait obligea M. D. D. Van Norman, magistrat, à donner ordre de fermer les cantines, mais le colonel Wolseley répondit par ces lignes: «Je pense que le magistrat peut prohiber la vente de toute liqueur alcoolique à Prince Arthur's Landing. Mais il ne peut pas empêcher la ration d'une chopine de bière, par jour à chaque soldat, quand cela a lieu dans les limites du camp. Un camp est comme une caserne, l'officier commandant peut empêcher qui que ce soit d'entrer dans ses limites. C'est comme une résidence privée. Personne ne peut y pénétrer sans un mandat de recherche légal.»

Les volontaires seuls consentirent à supprimer leur cantine. Les troupes étaient déjà loin en route lorsque les réguliers abandonnèrent à leur tour l'entretien de la leur qui était trop en arrière pour être d'aucun usage. La difficulté de traîner avec les bagages des barils et des tonneaux fut la cause qu'une fois passé le lac Shebandowan, on ne tint pas de cantine aux quartiers-généraux, comme cela avait eu lieu jusqu'à ce moment.

Les charretiers affirment qu'entre la Baie du Tonnerre et le lac Shebandowan chaque charge qu'ils conduisaient renfermait de l'eau-de-vie, ou d'autres liqueurs.

Le 4 août, après une navigation comparativement facile, les canots d'avant-garde arrivèrent au fort Frances, comptoir de la compagnie de la baie d'Hudson à l'entrée de la rivière à la Pluie. Une fois parvenue dans la région dite des lacs, ou voit que les brigades accéléraient leur marche, en raison des facilités naturelles que présente la route, car le rapide des Eturgeons est à peu près le seul endroit périlleux qui se rencontre entre le lac Shebandowan et le fort Frances.


VII

DU FORT FRANCES AU LAC WINNIPEG,
PARCOURS DE 310 MILLES.

(Du 5 au 20 août 1870.)

Au fort Frances comme à la Baie du Tonnerre, une députation de Sauvages se présenta au colonel Wolseley, sous prétexte de lui demander de quel droit les visages pâles parcouraient leurs terres et «troublaient le poisson de leurs rivières,» mais en réalité pour tâcher d'obtenir des cadeaux, car ces pauvres gens vivent par groupes isolés les uns des autres, dans un état de misère qui les rend beaucoup moins redoutables--et par là même moins respectés--que les Sauvages de la Rivière-Rouge et des plaines de l'ouest. On les contenta avec quelques présents.

Le colonel rencontra aussi au fort Frances le lieutenant Butler, un de ses officiers qu'il avait dépêché du Canada à la Rivière-Rouge par voie des Etats-Unis, pour faire rapport sur la situation des lieux au pouvoir des insurgés et sur l'esprit de sa population. Butler avait pénétré par Pembina dans les environs du fort Garry et s'y était comporté assez maladroitement pour recevoir de la part de Riel intimation de déguerpir sous le plus bref délai. Il revenait accompagné de 6 guides et porteur de nouvelles allant jusqu'au 24 juillet.

Quant à la nature du rapport qu'il fit à son chef, inutile de nous en occuper, parce que Butler n'était ni d'une intelligence ni d'un esprit à saisir les bons cotés de la question en litige. D'ailleurs, la confusion qui régnait dans les esprits à Manitoba, lui fit croire, comme à tant d'autres, qu'une résistance sérieuse pourrait bien être faite par Riel, si l'amnistie n'arrivait pas avant les troupes. Des métis anglais suivirent de près le lieutenant Butler, apportant des lettres de l'évêque anglican de la Terre de Rupert, qui parlaient de la probabilité d'un soulèvement des tribus indiennes. On prévenait aussi le colonel que des bateaux et des guides allaient au devant de lui par la rivière Winnipeg qui, du lac des Bois va se jeter dans le lac Winnipeg; cette dernière nouvelle fut comme un signal de délivrance, car le colonel était fort en peine de savoir comment il sortirait du lac des Bois, tant la rivière Winnipeg est hérissée d'obstacles réputés infranchissables pour tous autres que les voyageurs du pays.

Nous citerons, pour plus d'exactitude la lettre suivante, signée de l'évêque anglican de la Terre de Rupert, en date du 25 juillet. Elle est adressée au colonel Wolseley, c'est la deuxième qu'il lui écrivit:

«Je vois que les difficultés d'une route à travers les marais, entre la colonie et l'angle nord-ouest du lac des Bois, sont trop considérables. L'on me conseille généralement de vous inviter de passer par la rivière Winnipeg, et de nous expédier sans retard, par cette voie, un détachement, fut-il peu nombreux, pour ramener la confiance. J'ai aidé ceux qui préparaient les embarcations destinées à vous rencontrer et à vous conduire jusqu'ici, espérant que le gouvernement appréciera nos efforts et couvrira les frais encourus de la sorte. Que vous passiez ou non par l'angle nord-ouest du lac des Bois, envoyez aussi des troupes par la Winnipeg.

L'essentiel est que nous voyions bientôt un détachement parmi nous. Vous n'avez rien à craindre en divisant vos forces. Il n'y a personne pour s'opposer à vos forces, ni apparemment une pensée de résistance dans la colonie. Cent cinquante hommes et un canon seront partont maîtres de la position. J'ai peur que l'on adopte le projet de faire arriver ici le gouverneur avant vous. Ce serait la démarche la plus maladroite et la plus malheureuse que l'on pourrait faire; il est bien difficile de dire à présent quelle serait dans ce cas la position du gouverneur. Profitez donc de toutes les chances que vous pourriez avoir pour jeter sans retard une force armée parmi nous.»

Le malaise qui se manifeste dans cette dépêche ne provenait pas de l'attitude de Riel, car celui-ci avait publié une proclamation en termes assez clairs pour faire comprendre à tous les intéressés qu'il ne ferait aucune résistance aux troupes de Sa Majesté, mais l'on s'inquiétait dans les deux camps politiques de Manitoba de la position que prendraient les insurgés et s'ils recevaient avant l'arrivée des troupes la nouvelle positive qu'il ne leur avait pas été accordé d'amnistie, selon qu'ils se flattaient de l'obtenir. On croyait que Riel, se voyant encore maître de la situation, pourrait fort bien changer d'opinion et se défendre les armes à la main si l'espoir d'être gracié lui était décidément enlevé.

Etant ainsi renseigné, le colonel abandonna l'idée qu'il avait conçue de surveiller en personne la formation d'un grand dépôt qu'il établissait au fort Frances, et comme 60 bateaux étaient déjà passés, il partit de cet endroit le 10 août pour rejoindre la tête de l'expédition et préparer sa jonction avec la flottille des guides de la Winnipeg, qu'il rencontra dans le lac des Bois. Les lettres qu'on lui remit en cette occasion étaient si pressantes, qu'il n'hésita point à continuer avec les seuls réguliers, pour arriver plus vite. Les volontaires avaient ordre de suivre d'aussi près que possible. Une compagnie du bataillon d'Ontario restait en garnison au fort Frances, à la garde du dépôt qu'on y formait.

Il y a un siècle et demi, les Français, qui faisaient un commerce de fourrures énorme, suivaient de préférence la route d'eau qui mène de la Baie du Tonnerre au fond du lac des Bois. De ce point, ils atteignaient, par terre (en affermissant les marécages avec des abattis d'arbres) le site actuel du fort Garry où ils avaient bâti le fort Rouge,--où, par la rivière et le lac Winnipeg, l'embouchure de la Saskatchewan, où ils avaient élevé un autre fort.

Après la reddition du Canada à l'Angleterre, quelques compagnies françaises continuèrent à faire la traite, à côté des nouvelle compagnies anglaises établies en Canada dans le même but, mais sans rapport aucun avec la compagnie de la baie d'Hudson, qui bornait ses courses au voisinage de cette grande baie et n'avait pas encore pénétré dans les vallées de la Saskatchewan, de l'Assiniboine et de la Rouge, reconnues comme territoire de traite français. En 1783-4 la plupart de ces compagnies s'amalgamèrent sous le nom de compagnie du «Nord-Ouest, ou de Montréal». Elles firent un trafic tellement considérable que vers 1815, le poste du fort William comptait parfois jusqu'à trois mille traiteurs. La compagnie de la baie d'Hudson en prit ombrage; on sait les conflits et les luttes si vives qui marquèrent la rivalité des deux compagnies. Celle du Nord-Ouest gardait le monopole de la route d'eau et de terre qu'avaient suivie les Français, mais sans l'améliorer comme ces derniers avaient coutume de le faire, si bien qu'en 1821, époque où la compagnie du Nord Ouest se fondit dans celle de la baie d'Hudson, la route était redevenue sauvage. En 1858, le gouvernement canadien y commença les travaux qui vont la rétablir et en faire la voie publique du Nord-Ouest.

Sur les lacs la Pluie et des Bois, les compagnons de la Vérandrye avaient élevé des forts dont il ne reste aucun vestige. Depuis les commencements du 18ème siècle, ces parages ont constamment été fréquentés par les Canadiens, qui y passaient en traite, ou escortaient les missionnaires dans les postes lointains de l'ouest. La tradition veut que le Père Arneau, avec l'un des fils de la Vérandrye et plusieurs de ses hommes, aient été massacrés par les sauvages dans une île du lac des Bois en 1736.

Ce lac est un immense bassin irrégulier de soixante dix milles en tous sens dans lequel s'égoutte une vaste région. Sur la chaîne de lacs et de rivières suivie par l'expédition, si bien appelée «ceinture hydraulique» par monseigneur Taché, le lac des Bois est comme le pendant du lac Shebandowan en ce que l'un se décharge dans le lac Winnipeg et l'autre dans le lac Supérieur. On a tenté récemment de construire, entre l'angle nord ouest du lac des Bois et la colonie de la Rivière Rouge, un autre chemin-Dawson, qui est selon les apparences une ancienne voie française; c'est la route placée sous la direction de monsieur Snow du département des Travaux Publics. Il avait été question d'utiliser largement cette voie, mais les rapports qui lui parvenaient en faisaient une peinture si peu encourageante que le colonel Wolseley se décida à faire passer toute l'expédition par la rivière Winnipeg. Après s'être égaré quelque peu parmi les îles du lac des Bois, il trouva la sortie, au portage du Rat, le 16, d'où il entreprit la descente de la rivière Winnipeg, longue de 163 milles, avec une pente totale de 350 pieds formée par une série de trente chutes et rapides, remarquables même en Amérique. Le 20, il débarquait, suivi du 60e, au fort Alexandre situé à l'embouchure, près du lac Winnipeg.

Cette marche rapide, dans une contrée si nouvelle pour des Européens, mérite à beaucoup d'égards de fixer l'attention, surtout si l'on songe que pas un seul accident n'est venu attrister le voyage ni ralentir les opérations des troupes.


VIII

L'ARRIVÉE AU FORT GARRY.

(Du 21 au 24 août 1870.)

Les volontaires, laissés eu arriéra, avançaient si rapidement qu'ils n'étaient qu'à deux ou trois journées du fort Alexandre; ce que voyant, le colonel se hâta de prendre le lac avec les réguliers (50 bateaux divisés en 8 brigades) pour entrer de suite dans la rivière Rouge, qui vient s'y déverser et qui coule sous les murs des deux forts Garry, où disait-on, personne n'avait eu vent de l'approche des troupes. Le soir du 22, l'avant garde campa à onze milles plus bas que le fort de Pierre, 18 où le chef des indiens «loyaux», Henri Prince, 19 eut le soin de se trouver pour protester de sa fidélité à la couronne britannique et... demander des présents.

La pluie 20 tomba sans relâche tout la nuit et le jour suivant, mais ne ralentit en rien les préparatifs de l'approche du fort Garry. D'après les nouvelles apportées par les émissaires du colonel, le retour de Mgr. Taché du Canada 21 était attendu de jour en jour avec impatience, on comptait qu'il apporterait l'amnistie, Riel tenait le fort et ne semblait pas se douter du voisinage des troupes. Allait-il se défendre ou se soumettre sans conditions? Le fort serait-il difficile à prendre, en cas de résistance? La guerre civile ne pourrait-elle pas éclater entre les partis politiques dés que l'on apprendrait l'arrivée des troupes? Telles étaient les questions que chacun se faisait et auxquelles personne, pas même les habitants «loyaux» ne pouvaient répondre clairement.

Note 18: (retour) Ce fort était entièrement en la possession des officiers de la baie d'Hudson.
Note 19: (retour) Il avait fait partie de l'assemblée législative convoquée par Riel, en novembre précédent.
Note 20: (retour) Du 1er au 20 août il y eut, 13 jours de pluie.
Note 21: (retour) Arrivé de Rome le 8 mars, Mgr. Taché était reparti de la Rivière-Rouge le 27 juin pour retourner à Ottawa, dans l'intérêt de la mission dont il s'était chargé, comme intermédiaire entre les insurgés et le Canada. Il arriva à Saint-Boniface la 23 août, veille de l'entrée des troupes au fort Garry.

La marche sur le fort Garry eut lieu le 23 août avec les précautions usitées eu pareil cas. Des détachements montés sur les chevaux que l'on avait pu se procurer sur les lieux, protégeaient les rives, un peu en avant du principal corps; les bateaux ne portaient que quatre jours de rations, afin d'être plus faciles à manoeuvrer, les deux canons, placés sur le devant des embarcations, pouvaient être d'un grand secours contre une attaque des deux côtés de la rivière, qui est à peu près large comme la rivière Chambly et dont les rives ne sont pas beaucoup élevées.

Arrivé à 9 milles du fort Garry, la nuit empêcha les troupes d'aller plus loin, et bientôt après une pluie poussée par un vent violent se mil à tomber et dura toute la nuit.

Quelques citoyens de Winnipeg se bazardèrent pendant la nuit à descendre le long de la rivière pour vérifier la rumeur qui s'était répandue de l'approche des troupes. Ils tombèrent dans les lignes des sentinelles et furent gardés jusqu'au matin sans pouvoir, comme de raison, communiquer la moindre nouvelle à la ville ou au fort. Ou a prétendu que Riel s'avança pendant cette nuit jusqu'auprès des avant-poste sans parvenir à les distinguer à cause du mauvais temps, et qu'il s'en retourna persuadé que les troupes étaient encore loin. Riel ne quitta pas le fort, de toute la nuit, mais ses éclaireurs, qui depuis plusieurs jours l'avaient tenu au courant de la marche des troupes, se sont approchés des campements et ont pris une connaissance exacte de ce qui se passait. La police du chef des métis était bien faite, et sa discrétion alla jusqu'à laisser ignorer aux habitants de ta ville les événements qui se préparaient pour le lendemain.

Le lendemain matin, mercredi, 24 août, vers 8 heures, le débarquement s'opéra sur la rive gauche, à la pointe Douglas, deux milles plus bas que la ville de Winnipeg. Les canons furent montés sur des charrettes du pays et mis eu état de servir au premier signal; le colonel Wolseley et le colonel Fielden, commandant les réguliers, ainsi que l'état-major, enfourchèrent des chevaux qu'on leur procura sur le champ, et ce groupe, couvert par une compagnie détachée en tirailleurs, s'avança dans la direction de la ville. Le gros de la force marchait à la suite, en colonne ouverte; en dernier lieu venait une compagnie d'arrière-garde. Cette démonstration militaire ne laissait pas d'impressionner quelque personnes accourues au devant des uniformes, mais il était évident que la surprise serait bien plus grande dans la ville lorsqu'on verrait arriver tout-à-coup cette fameuse expédition que les habitants de la colonie prédisaient devoir se perdre en route et rester en pâture aux maringouins. La possibilité d'une marche aussi rapide et aussi exempte de mécomptes à travers les forêts et les rivières de ces contrées était regardée comme un rêve par nombre de gens pourtant fort intéressés à connaître le véritable état des choses. C'est pourquoi le colonel n'avait pas perdu une minute. Aussitôt débarquées et formées comme il est dit plus haut, ses troupes avancèrent vers le fort, que l'on apercevait à 700 ou 800 pas de la ville, dans la direction de l'Assiniboine.

Le fort Garry a eu des commencements bien humbles et a passé par nombre de transformations avant de devenir la capitale d'une province. Simple poste de traite sous les Français, il s'est agrandi et, depuis cinquante ans, il a acquis de l'importance avec la petite colonie qui l'avoisine. Tel qu'il est aujourd'hui, il a été bâti en deux fois: la première en 1840, formant à peu près un carré de 300 sur 250 pieds, et la seconde fois en 1850, en doublant cette étendue et le nombre des bâtiments qu'il renferme, lesquels sont de briques et de bois, disposés sans trop d'égard pour la symétrie et le plaisir des yeux. La construction de 1840 seule est entourée d'un mur de pierre d'une dizaine de pieds de hauteur; l'autre par une haute et forte palissade. Les meurtrières, les bastions où l'on a installé de l'artillerie, et quelques précautions de cette nature dans l'ensemble des constructions, en font une véritable forteresse à l'épreuve des attaques des Indiens, mais presque sans moyens de résistance contre une troupe armée à l'européenne. Il est placé dans l'angle formé par les rives gauches des rivières Rouge et Assiniboine, à 200 pieds de cette dernière et à 2000 pieds de la ville (150 maisons) de Winnipeg, sur la rivière Rouge.

«Personne dans l'entourage du colonel ne pouvait l'informer des intentions de Riel. Les portes du fort étaient closes et l'on distinguait, sur les bastions et sur la grande entrée, les gueules menaçantes des canons braquées sur la colonne qui s'avançait, et desquelles pouvaient sortir tout-à coup le fer et le feu.

«Point de drapeau sur le fort. Nul signe de vie en dedans des murs. La pluie et le brouillard aveuglaient les soldats. L'anxiété la plus vive régnait dans les rangs. Le colonel faisait presser le pas. Quelques curieux s'étaient groupés dans la plaine, en dehors de la portée des armes à feu, pour être témoins de ce qui allait se passer. Telle était la situation.

«Le silence inquiétant du fort devenait terrible pour les troupes. L'idée d'un piège se présentait à tous les esprits comme une chose naturelle en présence de cette étrange scène.»

Ce passage guillemetté est une composition que nous nous sommes plu à faire en imitant les récits du colonel Wolseley, du Capitaine Huyshe et de quelques correspondants de journaux. Tout est vrai dans ce passage, si on y redresse le fait principal, à savoir: que le colonel et ses soldats connaissaient parfaitement qu'ils marchaient sur un fort ouvert et que Riel, s'il y était encore, n'avait gardé presque personne autour de lui. Nos lecteurs peuvent maintenant reconstruire le récit de cet événement en faisant la part du ridicule, qui s'attache à la mise en scène du colonel.

Plus on avançait, plus la solitude semblait complète derrière les murs. Enfin, un certain nombre de gens du pays et trois officiers s'avancèrent au galop, et la vérité se révéla d'un coup d'oeil: Riel était parti! Effectivement, il sortait, avec Lépine et O'Donoghue, par la porte qui s'ouvre sur la traverse de l'Assiniboine, à l'instant même où les troupes entraient par l'autre façade du fort, dans un pêle-mêle facile à comprendre sous l'impression d'une telle bonne fortune. Il était dix heures du matin.

Hisser le drapeau britannique sur le fort, fouiller les logements, piller les magasins de la compagnie de la Baie d'Hudson, pousser des cris de réjouissance et maudire bien haut Riel et ses adhérents, furent les premières occupations des soldats. Il y a gros à parier qu'ils eussent fait un très mauvais parti aux lieutenants de Riel, qui eussent eu la naïveté de se laisser prendre en cet endroit. Sauf deux colons français, arrêtés dans les bureaux de la compagnie de la baie d'Hudson et qui furent relâchés immédiatement, toute la prise du fort se borna à de bruyantes démonstrations, arrosées par le grog de la Compagnie.

Riel avait attendu le débarquement des troupes pour partir. Jusqu'à la veille de leur arrivée, il avait cru, parait-il, qu'elles suivraient mais ne précéderaient pas le gouverneur; une fois qu'il fut bien certain du contraire, il assembla ses principaux conseillers, dont quelques-uns optaient encore pour la résistance, et délibéra avec eux sur la conduite à tenir dans les circonstances où ils se trouveraient placés après leur sortie du fort. Le conseil terminé, il passa la nuit à rassembler ses papiers secrets qu'il expédia en lieu sûr; il leur attache une importance que l'Histoire pourra dévoiler un jour, nous l'espérons. Il ne se coucha point; il déjeuna vers neuf heures; ensuite il prit congé des derniers amis qui avaient passé la nuit au fort, ou qui étaient allés le voir en ce moment, puis quand il vit les troupes de ses yeux, il traversa la rivière, comme nous l'avons dit. Après avoir regardé de loin, pendant quelques instants, les files de soldats qui pénétraient une à une dans le fort, il monta à cheval et se dirigea sans être poursuivi vers Pembina et le village américain de Saint-Joseph.


IX

DEPUIS LA PRISE DE FORT GARRY
JUSQU'AU DÉPART DES TROUPES ANGLAISES.

(Du 15 août au 3 septembre 1870.)

C'était la quatrième fois depuis un quart de siècle que les soldats anglais en traient au fort Garry avec mission de contenir les ferments de troubles qui se manifestaient dans la colonie.

En 1846, le colonel John Crafton,--parti d'Angleterre avec un détachement de 383 personnes composé de soldats de ligne, d'artilleurs, d'ingénieur, de 17 femmes et 19 enfants,--avait traversé, en trente jours, les 700 milles qui séparent le fort York, dans la baie d'Hudson, du fort Garry, dans la Rivière-Rouge. Sur ce parcours il n'y a aucun chemin tracé. L'expédition portait avec elle un canon de 6 et un de 9. Le colonel retourna seul en Angleterre, passant par la roule de la Baie du Tonnerre. Dans son témoignage donné en 1857 devant un comité de la Chambre des Communes, il affirme que cette dernière route est préférable (decidedly easy) à celle qu'il avait fait suivre à son expédition et que l'on y pourrait faire passer facilement du canon ayant un moindre calibre que 9. Les deux canons du col. Wolseley étaient de 7.

En 1848, un autre corps composé de vieux soldats et de gens disposés à devenir colons, sous les ordres du colonel William Caldwell, suivit de nouveau la route du fort York au fort Garry et parvint sans encombre à ce dernier poste. En l'ace des mécontentements qui régnaient dans la colonie au sujet des lois que promulguait la compagnie de la baie d'Hudson, l'on avait envoyé ces hommes qui, une fois établis aux alentours du fort Garry, devaient jouer le rôle des soldats du régiment de Carignan le long de la rivière Chambly, il y a deux siècles, et contenir les métis. Le lieutenant-colonel Caldwell resta au fort Garry jusqu'en 1855.

En 1857, de nouveaux troubles surgirent, ce qui provoqua une enquête célèbre à la Chambre des Communes. Les métis ne voulaient pas être privés de relations commerciales avec le Canada et les Etats-Unis; ils menaçaient de répudier le gouvernement de la baie d'Hudson. Un troisième envoi de troupes eut encore lieu par le fort York, sous la conduite du major Seton.

Enfin, en 1870 la situation politique, bien connue de nos lecteurs, faisait envoyer au fort Garry une quatrième expédition, plus considérable que les trois autres, et cette fois, par la route de la Baie du Tonnerre.

Sur 94 jours de voyage, 45 avaient été marqués par le mauvais temps,--le vent, le tonnerre, les incendies et surtout la pluie,--au milieu d'un labeur incessant et des plus rudes,--sans qu'il en fut résulté un seul cas de maladie grave. Ces chiffres n'ont pas besoin de commentaires.

Nous ne chercherons pas à jeter dans l'ombre la prudence et le bonheur qui ont signalé l'administration du commandant; il était à désirer qu'il ne sortit jamais de ses attributions de chef militaire pour se permettre de jouer à l'homme politique et censurer, de dépit, le Canada qui se gouverne bien sans s'embarrasser de ses conseils.

L'absence de maladie dans le cours de l'expédition a pu frapper ceux qui en ont eu connaissance, et qui ne tiennent point compte du genre de travail auquel les hommes ont été assujettis pendant ce trajet. Une telle impression découle d'une fausse idée des choses. Dans la province de Québec, il est notoire que, selon l'expression des gens du métier, on n'est jamais malade en voyageant dans les bois. La vie au grand air, pendant les plus beaux mois de l'année, à respirer la brise salutaire des forêts, avec une nourriture saine et abondante, est la meilleure hygiène que l'on puisse suivre, et nos voyageurs de profession qui s'y connaissent mieux que nous, auraient été bien étonnés si la maladie s'était introduite parmi les hommes de l'expédition!

Voici d'après le rapport officiel, la liste des armes trouvées dans le fort:

26 canons, tant de bronze que de fer, la plupart de petit calibre et de fabrique ancienne, dépareillés, mal montés et tous couverts de rouille. 77 fusils à pierre, 46 fusils à percussion, presque tous en très mauvais état, ou complètement inserviables, 12 seulement étaient chargés, 3 carabines américaines, 1 carabine Enfield, 124 bayonnettes, 6,138 livres de poudre contenues dans 93 barils, 30,000 cartouches à balle et d'autres munitions en petites quantités. Ces armes appartiennent toutes à la Compagnie de la Baie d'Hudson.

Riel, qui est un homme intelligent, et qui avait pour principal support des chasseurs habitués au maniement des armes à feu, ne songeait donc pas à résister puisqu'il laissait ses moyens de défense se détruire sous ses yeux et qu'il ne gardait, pour lui et son escorte, que douze fusils en bon ordre et chargés--si bien entretenus qu'en les tirant, onze partirent à la première capsule, ce qui fait voir que les autres armes auraient pu devenir redoutables entre les mains des métis, s'ils eussent voulu s'en servir contre les troupes.

Le but de l'expédition était atteint. Il ne restait plus qu'à remettre le gouvernement du pays à M. Archibald, attendu de jour en jour, et à renvoyer, sans délai, les troupes régulières en Angleterre, où les rappelait un ordre pressant du bureau de la guerre, pour compléter le retrait des troupes du Canada, décrété par la politique dite «libérale» du cabinet actuel de Londres.

Maître du fort Garry, le colonel Wolseley se trouvait provisoirement la seule autorité légitime du pays. Il ne voulut pas prendre la conduite des affaires et s'arrangea un rôle d'Achille retiré sous la tente. Ce pacificateur attitré ne crut pas devoir empêcher ses soldats de molester les habitants qui avaient pris part à l'insurrection. Le mauvais effet de sa conduite s'est fait sentir dans les rangs des volontaires d'Ontario, la plupart déjà trop disposés à exercer des représailles contre les catholiques et les français de Manitoba. Nous citerons, entre autres, le meurtre d'Elzéar Goulet et les saturnales charivariques dont ces volontaires furent prodigues jusqu'à insulter de cette manière le gouverneur Archibald dont les sentiments de justice et d'équité ne leur convenaient point. Pendant plusieurs semaines, la colonie a été dans l'expectative d'une guerre civile dont les germes avaient été ravivés par le Parthe Wolseley, qui froissé de n'avoir pas été nommé gouverneur militaire, se vengea sur M. Archibald en laissant derrière lui des brandons de discorde. Dans sa proclamation du 28, il semble inviter ses troupes à trancher du conquérant et traite de «bandits» les insurgés et leurs chefs, auxquels le gouvernement canadien, appuyé par celui d'Angleterre, avait accordé, dès lors, par un acte solennel du Parlement, tous les droits, privilèges et immunités qu'ils avaient inscrits dans leur programme.

Les brigades de volontaires firent leur apparition le 2, sauf la compagnie stationnée au fort Frances, qui suivait à cinq ou six jours de distance. Dès le lendemain, le premier détachement des réguliers se remit en marche pour le Canada par la rivière Winnipeg, à l'exception d'une compagnie qui fut envoyée à travers les terres pour opérer ensuite sa jonction avec le corps principale l'angle nord-ouest du lac des Bois. Cette compagnie devait mettre à l'épreuve la nouvelle route commencée par M. Snow, par l'ordre du gouvernement canadien.

Le 3 septembre, tous les réguliers avaient quitté le fort Garry,--vingt-quatre heures après l'arrivée de M. Archibald,--et le 6 octobre leur dernier détachement s'embarquait à la Baie du Tonnerre pour aller prendre à Québec le transatlantique qui devait les conduire en Angleterre. Le colonel Wolseley reçut, en passant à Montréal, les honneurs d'un dîner public, prélude de ce qui l'attendait à Londres. Nous n'avons pas à juger du peu ou du moins de mérite que lui attribuent ses amis et ses adversaires, comme chef de l'expédition de Manitoba; à notre avis, ses opinions exprimées par des proclamations ou des articles dans les journaux sont des actes maladroits qu'il aurait pu très-bien se dispenser de commettre, sans rabaisser sa gloire militaire.

Kn reconnaissance des services qu'ils ont rendus dans l'expédition de Manitoba, le lieut.-gén. James Lindsay, le colonel Garnet-Joseph Wolseley, ont été nommés chevaliers commandeurs de l'Ordre de Saint-Michel-et-Saint-Georges. Les officiers dont les noms suivent ont reçu la croix de compagnons du même ordre: le colonel Randel-Joseph Fielden, le lient.-colonel John-Carstairs McNeill, le lieut.-colonel William Motion, l'assistant-contrôleur Mathew-Bell Irvine, le lieut-colonel Louis-Adolphe Casault, le lieut.-colonel Samuel-Peter Jarvis, le lieut.-colonel B. H. Martindale et, le major James McLeod.

L'ordre de Saint-Michel-et-Saint-Georges, de fondation récente, est destiné à récompenser les services civils ou militaires rendus dans les colonies par des sujets britanniques.


X

HIVERNEMENT DES VOLONTAIRES A MANITOBA.

Le lieutenant-gouverneur arriva le 2 septembre, par la route de Winnipeg, et prit en main le gouvernement de la province. Le 10, le colonel Wolseley, accompagné de son état-major, partit, par la voie de terre, pour rejoindre les réguliers à l'angle nord-ouest du lac des Bois.

L'arrivée tardive du lieut.-gouverneur sert d'argument dans la bouche des amis du colonel Wolseley, pour excuser et couvrir les troubles qui ont eu lieu dans le premier moment de réaction politique provoqué par l'arrivée des troupes. Le pouvoir civil, disent-ils, avait été remis à M. Archibald, qui était absent, cela privait le colonel de tout moyen d'agir. Dans les circonstances exceptionnelles où il se trouvait, nous pensons, au contraire, que le colonel devait, en justice pour tous, assumer, de sa propre initiative, l'autorité nécessaire pour faire régner la paix autour de lui et rassurer les colons de toutes les croyances politiques et religieuses. Il n'a pas voulu remplir ce devoir de conscience.

L'extrême rapidité de la marche des réguliers, depuis le lac des Bois jusqu'au fort Garry, avait, on le comprend, dérangé les calculs du gouverneur, qui, au lieu de les suivre à une journée de distance, n'a pu arriver au fort que sept jours après eux. Mais le colonel va plus loin que de formuler une accusation de délai: il voudrait avoir vu M. Archibald le précéder au fort Garry. On se demande quelle position le gouverneur aurait eu, sans force année pour le soutenir, s'il eut pénétré dans la province que Riel tenait encore sous son contrôle; car, malgré les protestations pacifiques de ce dernier, le gouvernement canadien devait être désireux de n'avancer qu'à pas sûrs et d'éviter une seconde édition de la mésaventure de M. McDougall. Lorsque l'on connaît la lettre de l'Evêque anglican de Rupert's Land citée plus haut, adressée au colonel lui-même, ou est surpris de l'aplomb avec lequel ce dernier blâme le cabinet d'Ottawa, et exprime une opinion que personne n'a partagée.

Riel a tenu le fort Garry jusqu'au dernier moment, mais n'en déplaise aux personnes qui ont cherché à le représenter comme un rebelle à tous crins, il n'a jamais cherché à s'opposera l'approche des troupes du Canada. 22 Sa conduite dans la malheureuse affaire de la mort de Scott lui a valu, à juste titre, le désaveu des gens sensés; toutefois, il s'est arrête à cet acte de violence, et s'il a persisté à ne pas se désaisir du pouvoir avant l'arrivée des troupes, ca été autant pour empêcher l'anarchie de lui succéder dans l'intervalle que pour conserver une position, dont il pouvait encore se prévaloir pour rendre plus imposantes ses prétentions à un acte de la clémence royale. En vue de ce dernier résultat, il n'a abandonné ni le contrôle des affaires publiques ni préparé de résistances aux troupes. Voilà, réduite à sa juste mesure, la politique de Riel dans les mois de mai, juin, juillet et août. Les révolutionnaires et les rebelles ne sont pas ordinairement si raisonnables. D'ailleurs, il est avéré que sans la mort de Scott, qui l'a forcé de se soustraire aux représailles, Riel fut resté au fort Garry pour y recevoir les troupes et le lieut.-gouverneur, et serait aujourd'hui l'homme le plus considérable de Manitoba.

Note 22: (retour) Voir à ce sujet le livre que M. Alexander Bogg vient de publier sous le titre de History of the Red-River Troubles, dans lequel il constate que Riel était désireux de voir arriver les troupes.

Nous croyons qu'on ne lira pas sans intérêt le passage suivant d'une lettre adressée, le 23 juillet 1870, par monseigneur Taché à Son Excellence le gouverneur-général:

«Je veux tout d'abord repousser les odieuses calomnies dont j'ai été personnellement l'objet dans certains journaux. La participation que j'ai prise aux troubles de la Rivière-Rouge se réduit à la peine extrême que j'en ai éprouvée, et aux efforts que j'ai faits, au meilleur de mon jugement, pour les apaiser. Je regrette autant que qui que ce soit les actes déplorables qui ont eu lieu, et cependant j'ose affirmer qu'il est impossible de juger impartialement ces actes, à moins d'avoir sur les circonstances qui les ont fait naître des informations que ne possèdent pas ceux qui ont vécu en dehors du milieu où ils se sont produits.

«Trois hommes ont perdu la vie pendant les troubles de la Rivière-Rouge. Le premier, Sutherland, a été je dirai la victime d'un accident, puisqu'il a été tué par Parisien qui n'avait pas l'usage de la raison. Parisien lui-même, fait prisonnier d'abord par le soi disant «parti loyal» (auquel pourtant il appartenait) fut ensuite mutilé ou tué au point d'être laissé pour mort, parce même parti et mourut en effet par suite des horribles traitements qu'on lui avait fait subir. Personne ne blâme la mort de ces deux hommes; tout au contraire, quelques uns de ceux qui ont le plus contribué à la mort de Parisien prétendent faire preuve de loyauté en demandant que l'on venge la troisième victime, l'infortuné Scott. Ceux qui connaissent les événements s'étonnent bien moins de la mort de Scott que du fait qu'il n'y a eu qu'une seule victime dans le camp des insurgés. Cette dernière circonstance prouve du moins que la soif du sang et l'esprit de vengeance n'étaient pas le mot d'ordre de ce peuple en armes.

«Je ne veux incriminer personne, mais dans mon humble opinion si les plus coupables et les plus rebelles devaient être punis, le châtiment pourrait bien être infligé à quelques uns de ceux que l'on exalte comme les champions de la loyauté. Si des actes déplorables peuvent avoir une compensation, je la trouve cette compensation dans la conduite même des chefs du mouvement insurrectionnel de la Rivière-Rouge. Ce mouvement n'a jamais été fait pour se soustraire à l'allégeance de la Grande-Bretagne. Le drapeau britannique n'a jamais été abattu, et le drapeau fénien n'a jamais été arboré, quoiqu'en aient dit les journaux. Les féniens n'ont rencontré que des refus ou le silence quand ils ont offert leurs services et coopération. En dehors de l'association fénienne, le gouvernement provisoire de la Rivière-Rouge a repoussé des offres qui auraient pu le séduire si le sentiment de l'allégeance ne l'avait pas dominé. Des sommes collectives, à un montant total de plus de quatre millions de piastres, des hommes et des armes ont été offerts, et le tout a été refusé par ces «rebelles,» que l'on voudrait faire pendre aujourd'hui par l'expédition, que d'autres voulaient les déterminer et les aider à attaquer.»

Une fois le lieut.-gouverneur arrivé, le colonel Wolseley, (et après lui le lieut.-colonel Jarvis), avait vis-à-vis de lui la même position que les officiers commandant les troupes dans Ontario ou Québec ont vis-à-vis des lieut.-gouverneurs de ces provinces. Toutefois, vu l'isolement dans lequel se trouve placée la province de Manitoba par le manque de communications avec la capitale fédérale, le lieut.-gouverneur est autorisé, dans des cas critiques, à requérir le secours de la force armée sans le fiat du gouverneur-général.

Le bataillon de volontaires d'Ontario prit ses quartiers au fort Garry; celui de Québec au fort de Pierre, appelé aussi «fort Garry d'en bas,» et le commandement des deux passa au lieut.-colonel Jarvis. Subséquemment une compagnie du bataillon d'Ontario fut détachée à l'occupation du poste de la compagnie de la baie d'Hudson à Pembina. M. Dawson faisait terminer des logements et réparer ceux que la compagnie de la baie d'Hudson avait pu affecter au casernement des troupes.

Le 1er septembre, des uniformes neufs, des habillements d'hiver, des couvertures de lits, du nécessaire d'hôpital, le lourd bagage des officiers et un certain nombre de livres demandés pour composer une chambre de lecture, furent expédiés d'Ottawa, sous les soins du capitaine Perry, qui voyagea par voie de St. Paul et de Pembina et arriva sans encombre au fort Garry avec tout le bagage, comprenant 212 colis en ordre parfait, le 26 octobre.

Nulle mesure propre à procurer le bien-être des troupes ne fut négligée. L'on peut, affirmer sans crainte que jamais soldats n'ont été mieux habillés et payés que ces deux bataillons canadiens.

Des instructions détaillées, nécessaires pour la gouverne des officiers commandants à Manitoba, furent transmises par le colonel Robertson-Ross, adjudant-général du Canada, ainsi que celles relatives à l'approvisionnement des troupes. Il n'y a qu'à se féliciter de la manière dont ces instructions ont été suivies par qui de droit.

En vertu de l'acte constituant la province de Manitoba, les élections pour la législature locale eurent lieu le 30 décembre, non sans beaucoup de tumulte et de violences de la part de certaines personnes dont la mission bien définie était de préserver la paix Une police spéciale fut mise sur pied et le calme se rétablit devant la ferme attitude des autorités.

L'hiver s'écoula tranquillement dans les deux forts,--les volontaires attendant le retour de la belle saison pour reprendre le chemin du Canada, selon la croyance répandue que leurs services n'étaient plus requis pour assurer la pacification de la nouvelle province. Un grand nombre d'entre eux demandèrent leur congé définitif et l'obtinrent aussitôt, soit pour retourner dans leurs familles, soit pour s'établir sur les terres de Manitoba ou exercer des métiers dont la population du nord-ouest manquait presqu'absolument jusque là.

L'état politique de la province étant devenu assez rassurant pour permettre au ministre de la milice de demander au cabinet fédéral la retraite d'une partie des troupes, le 19 janvier un ordre en conseil régla qu'à partir du 1er mai suivant, il ne resterait qu'un détachement de deux compagnies réduites (86 hommes, officiers compris) dans la province, sous les ordres du major Acheson G. Irvine, du bataillon de Québec, et que le corps expéditionnaire reprendrait le chemin du Canada. Le départ n'eut lieu cependant que dans les premiers jours de juin.

Le gouvernement canadien avait donne à entendre qu'il accorderait des concessions gratuites de terres dans Manitoba aux miliciens de l'expédition. Le 23 avril, un ordre en conseil régla la manière de faire l'arpentage à la suite duquel la distribution des lots sera faite, gratuitement aux soldats, à bas prix aux colons, en respectant la réserve laissée par le bill de Manitoba pour éteindre les titres des Indiens et des Métis.


XI

RETOUR DE L'EXPÉDITION

(Du 7 juin au 10 juillet 1871.)

Nous avons dit que nombre de volontaires avaient obtenu leur congé dans le cours de l'hiver, soit pour retourner en Canada, soit pour commencer des établissements à Manitoba. Le jour du départ du fort Garry, le 7 juin, l'expédition ne se composait plus que de 117 officiers et soldats du 1er bataillon, et 132 officiers et soldats du 2me bataillon, auxquels furent adjoints 44 voyageurs; total 293 personnes, munies de vivres pour trente jours. Ajoutons à ce chiffre celui des 80 volontaires restés en garnison aux deux forts Garry et à peu près 50 licenciés à l'île Ste. Hélène (1er comp, 2me bataillon) nous trouvons sous les drapeaux, à cette date, seulement 390 hommes, soit: un peu plus de la moitié du nombre de ceux qui étaient partis du Canada pour former l'expédition.

La première brigade arriva à Toronto le 10 du mois courant; les autres suivirent de près. Au moment où nous écrivons, les volontaires touchent leur paie et se disposent à rentrer dans leurs familles, où notre article arrivera juste à point pour leur souhaiter la bienvenue.

Le voyage de retour n'offrit aucun intérêt particulier qui vaille la peine d'en entretenir nos lecteurs.

*
* *

Nous nous arrêtons ici dans cet article fait comme à vol d'oiseau.

Le récit détaillé de l'expédition militaire de Manitoba reste à écrire. Sur le simple canevas que nos lecteurs ont bien voulu suivre, nous sentons qu'il serait facile et agréable à la fois de pouvoir broder quelques fleurs et faire courir une narration émaillée de traits et d'observations inconnus de ceux qui, comme nous, n'ont pas eu une connaissance personnelle des incidents intimes de cette expédition, désormais fameuse dans l'histoire du Canada. Notre travail s'est borné à la compilation des documents officiels soumis à la chambre des Communes.

Ce n'est pas sans un vif plaisir que nous voyons revenir au milieu de nous les courageux volontaires dont le sort a été pendant quelques mois l'objet de toutes nos sollicitudes. Ils rapportent, avec le sentiment du devoir accompli, la satisfaction d'avoir déchiré le voile, qui avant eux, enveloppait si complètement le Nord-Ouest, vers lequel se tournent aujourd'hui tous les regards.

L'expédition a eu pour effet: 1° de calmer les fièvres politiques qui, même après la passation du bill de Manitoba, menaçaient de dégénérer en guerre civile; 2° d'ôter aux prétendants de toutes les nuances l'occasion de lever un drapeau quelconque dans la nouvelle province; et 3° de permettre d'établir sans précipitation un gouvernement régulier, en rapport avec les besoins du peuple.

D'un autre côté, l'attention soutenue que le public canadien a été forcé, pour ainsi dire, de diriger vers le nord-ouest, à la suite de nos troupes, a plus contribué à nous faire connaître ces contrées lointaines que ne l'auraient pu cent volumes écrits pour les amateurs de récits étrangers.

Alliés politiquement à Manitoba depuis un an, nous sommes déjà plus familiarisés avec les hommes et les choses de cette province qu'avec ceux du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Ecosse, par exemple. La vapeur nous mettra bientôt en communication facile avec Manitoba, et, du pas que marchent les événements et que se font les transformations en Amérique, nous ne vivrons pas vieux sans relire avec quelque surprise les livres de notre jeunesse, qui nous montrent le Nord-Ouest comme une terre sauvage, située «au bout du monde», d'où l'on ne revient qu'entouré du prestige des grands voyageurs.

16 juillet 1871

Benjamin Sulte.



[Fin de L'expédition militaire de Manitoba 1870 par Benjamin Sulte]