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Titre: Au coin du feu — Histoire et fantaisie
Auteur: Sulte, Benjamin (1841-1923)
Date de la première publication: 1877
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Québec: C. Darveau, 1881
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 5 janvier 2009
Date de la dernière mise à jour: 5 janvier 2009
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 229

Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images publiées par Google Books





AU COIN DU FEU

ENREGISTRÉ conformément à l'acte du parlement du Canada, en l'année 1877, par BENJAMIN SULTE, au Bureau du Ministre de l'Agriculture, à Ottawa.



BENJAMIN SULTE

AU COIN DU FEU

HISTOIRE ET FANTAISIE


QUÉBEC
TYPOGRAPHIE DE C. DARVEAU

1881



AU LECTEUR

Je viens te saluer sans fracas, ni réclame,

Et, mon livre à la main, instamment te prier

D'être indulgent pour l'humble et candide ouvrier

Qui l'a fait par plaisir et qui l'offre avec l'âme.


S'il amuse quelqu'un, j'en bénis le bon Dieu:

Heureux celui dont l'art égaye un front morose.

Les vers ne m'allant plus, je m'adresse à la prose,

Car elle est moins farouche, et sait plaire en tout lieu.


Peut-être dira-t-on que, trompant la rubrique,

J'aborde à tout propos un thème trop ancien;

Qui donc ne voudrait plus se sentir Canadien

Et verrait sans amour une étude historique?



LA CAVERNE DE PELISSIER


Elle est située à sept lieues de la ville d'Ottawa, six lieues en hiver, sur le lot numéro dix-sept, dans le quatrième rang du canton de Wakefield, comté d'Ottawa, province de Québec. Le Chemin qui y mène est celui du bureau de poste de Pélissier, nom du propriétaire de la caverne.

Nous allons causer de cette merveille de la nature, inconnue du monde entier, sauf un petit cercle de citoyens d'Ottawa.

C'est en 1866 et 1867 que les colons des alentours commencèrent à s'en occuper. Ils voyaient au flanc d'une montagne une espèce d'arcade ou de haute porte cochère, terminée par un enfoncement dans le rocher qui présentait à l'intérieur une cave, fraîche et éclairée, de six pieds de haut sur un carré de quinze pieds. Voilà tout. La porte et son vestibule, déjà fort remarquables, intriguaient les gens. Pour l'ordinaire les montagnes ne sont pas perforées de cette façon. Qui est-ce qui avait construit à même le roc de semblables ouvertures? Mystère et commentaires. On en parlait en pensant aux hommes du monde primitif, aux fées, aux loups garous, aux sorciers, au déluge.

La contrée depuis la rivière Ottawa va en montant jusqu'à ce point, où elle atteint un niveau de mille pieds au-dessus de la ville. Les montagnes commencent là. Ce sont les contreforts ou plutôt les pieds des Laurentides. Si l'on continue, cette hauteur est bientôt dépassée; la grande chaîne qui va du Labrador au lac Huron domine tous ces pitons nombreux qui coupent le paysage, enserrent des lacs, contorsionnent des rivières, et feront un jour ressembler le pays à la Suisse, de poétique mémoire. Il n'y manque que de voir les terres des plateaux défrichées, et des villages se mirant dans les eaux profondes. Cela viendra pour nos descendants.

Les pics sont groupés par trois, quatre et cinq, chacun ayant à peu près trois cent pieds de la base au sommet. Les vallons sont cultivables pour la plupart, mais souvent embarrassés de pierres roulées; les pentes sont fortement boisées. En attendant la venue des défricheurs, des découvreurs du sol, les ravageurs de la foret, les bûcherons s'y exercent sur les meilleurs arbres et poussent à l'Ottawa la masse innombrable de ces «billots» dont l'assemblage donne à notre navigation une physionomie pittoresque, si souvent remarquée.

Partout où le terrain n'est pas propre à l'agriculture, c'est qu'il est rempli de pierres. Les approches d'une arête comme les Laurentides ne sauraient être autrement. Pour peu que nous voulions nous rendre compte de ce phénomène, il faut remonter à la création du monde.

Les pierres de cette région n'appartiennent pas toutes à la même classe. Un coup d'oeil le prouve. Les unes sont compactes et présentent l'apparence du fer coulé, par exemple: on voit qu'elles se sont formées sans couches, sans mélanges, sans fibres; une goutte de cire refroidie en fournit une idée. Elles ont été façonnées au centre de la terre, dès les premiers âges du monde, par l'action du feu qui constitue le noyau de notre globe, et plus tard, toujours par ce même feu, elles ont été chassées avec violence à travers la croûte terrestre devenue épaisse et variée dans sa composition, jusqu'à la surface où elles sont à présent, offrant le spectacle de pics, de chaînes de montagnes, d'amoncellements au dessus de la terre où nous vivons.

Les autres, produits lents de l'accumulation des corps d'insectes qui habitaient les mers d'autrefois, des couches de vase et des débris des eaux, sont faciles à distinguer par leurs feuilles, car ces pierres disposées par rangs minces nous font penser à un livre, le livre de la nature dont la science feuillette les pages avec bonheur et succès depuis quelques années. Aux efforts des feux et des gazs souterrains, elles n'ont opposé que peu de résistance; l'effroyable élan de bas en haut qui a fracturé des centaines de lieues de l'écorce du globe, les a entraînées dans le mouvement.

Puis on aperçoit aussi, çà et là, des traces de ces curieuses migrations de monolithes expliquées par l'observation et le sens commun, mais qui s'accordent si peu avec le proverbe: «les montagnes ne se rencontre pas.» Les pierres voyagent et se rencontrent. Il nous en est venu en quantité, et de fort grosses, des monts supérieurs où les glaces flottantes les détachaient alors que notre continent était couvert par les eaux. Quand les banquises qui les charriaient fondaient ou se brisaient, les rochers coulaient bas sans façon, quelquefois isolément, souvent par milliers, de manière à laisser dans les champs d'aujourd'hui ces traînées de cailloux qui font le désespoir des laboureurs. Tel moellon qui obstrue le chemin d'Ottawa à Pélissier vient des têtes élevées des Laurentides et se trouve dépaysé depuis des centaines de siècles.

Les Laurentides elles-mêmes tiennent d'un ordre au-dessus du commun. C'est de la noblesse antique. Elles sont venues au monde avant les autres montagnes da globe. Par les pierres qu'elles nous montrent et qui datent des temps de la première solidification de la croûte terrestre, par l'étendue en longueur et en largeur de ces masses, on voit qu'elles ont subi la secousse des feux intérieurs, alors que cette fournaise était dans sa plus grande activité et que la rotondité de la boule où nous sommes a commencé à être déformée, bosselée par la déchirure de cinq cent lieues sur vingt que ces pierres lui ont infligée en perçant et culbutant ce qui leur faisait obstacle, pour s'élever au-dessus du niveau chauve et plat appelé la terre. Les savants disent que les Laurentides sont les aînées d'entre les montagnes. Avouons qu'elles portent assez gentiment leur âge.

Quand d'aussi gigantesques blocs sortaient du sol par la poussée des volcans et allaient s'enfaîter jusque dans les airs à plusieurs centaines de pieds, sous forme de mamelons ou de dos d'âne, on comprend qu'il n'y avait pas à point nommé de maçon pour les aligner, les ajuster les uns sur les autres, et faire en sorte qu'il ne restât ni crevasse, ni vide, ni jour de souffrance dans l'édifice. L'architecte suprême bâtit solidement et néglige à plaisir certains détails de remplissage qui ne sont importants que dans nos maisonnettes. Par conséquent qu'il y ait dans les Laurentides des passages inconnus aux hommes, cela n'est pas douteux. Toute cette formation est sans doute caverneuse. Six ou sept grottes ou cavernes ont été explorées dans la grande chaîne: ce sont celles du Labrador, de l'île Henley, de Mecatina, de Kildare, de Lanark, de Leeds et du lac Nipissing. Le Canada en possède, d'autre part, vingt-deux ou vingt-trois; néanmoins pas une n'est comparable au dédale de Pélissier, car c'est aux messieurs Pélissier qu'est due la découverte des souterrains où ma narration va tenter de vous faire pénétrer un instant.

Nous arrivons par un sentier facile aux deux tiers du versant de la montagne. A nos pieds, c'est-à-dire à deux cent pieds plus bas, dort le lac Pélissier, encaissé entre des montagnes dont l'une est encore plus haute que celle où nous sommes.

Retournons-nous. L'ouverture de la caverne est ici. L'aspect en est grandiose: c'est une bouche de vingt pieds de large sur près de quinze de hauteur, avec cintrage formé de lourdes pierres arrêtées les unes par les autres dans leur chute et qui s'arc-boutent d'une façon monumentale. Au-dessus reposent cent autres pieds d'une montagne couronnée de bois magnifique.

Tout le roc de la bouche est poli par le lavage des eaux. Ma première impression a été de me demander d'où pouvait être venu le courant qui avait fait cela. Le lac placé derrière nous, à deux cent pieds plus bas, l'explique. Sans faire ici de la géologie, je crois pouvoir indiquer la source des eaux qui, pendant des siècles, ont coulé dans la caverne. Le lac avait son niveau au-dessus de l'ouverture en question. Rien ne s'oppose, il me semble, à cette croyance, puisque les montagnes le tiennent captif et qu'il est alimenté par des plateaux bien plus élevés que les pics de Pélissier. Il s'est donc dégorgé par la caverne jusqu'au moment où une fissure quelconque située à un niveau inférieur, dans la même montagne ou dans l'une de ses voisines, s'est déclarée, et alors il a baissé, découvrant dans sa retraite la bouche de la caverne qui s'est trouvée asséchée du coup avec ses conduits intérieurs. Au printemps, le lac monte encore de cent cinquante pieds lorsqu'il reçoit l'eau de la fonte des neiges; un peu plus, il atteindrait de nouveau la caverne. A ciel ouvert, il a une décharge qui tombe dans la Gatineau.

Avant d'entrer, habillons-nous chaudement; quoique nous soyons en plein mois d'août, nous allons avoir affaire à un froid de janvier pendant deux ou trois heures que durera la promenade dans les entrailles de la terre.

--Par où entrer?

--Par là, dit le guide en se mettant à genoux, puis à plat ventre.

--Mais c'est un trou de renard que vous me montrez là. Je ne saurais m'y introduire, c'est affreux. L'obscurité.... L'étranglement du chemin......

Tandis que vous raisonnez, le guide disparaît dans l'étroit passage en se glissant à la mode des vers de terre. Vous ne voyez plus que ses bottes, puis plus rien. Un poids énorme vous serre la poitrine: cet homme a la montagne sur le corps.

--Je vous assure, me dit M. Pierre Pélissier fils, que lorsque je suis entré le premier par ce chat d'aiguille, je n'étais pas gros, suivant l'expression populaire. Allons! c'est à votre tour.

J'allume une bougie et tente l'aventure. Bah! cela va tout seul. Le goulot n'a pas trois pieds de long.

Saluons la «Grande Chambre,» haute de neuf pieds, large de vingt et longue de quatre-vingts. Une couche de carbonate de chaux inégalement appliquée lui prête une blancheur qui fait plaisir à l'oeil.

L'un de nous s'attache à une saillie à hauteur d'homme, un semblant de corniche, et la brise pour se procurer un souvenir. Toujours quelqu'un se rappelle en pareille circonstance que nos ancêtres étaient des vandales, des goths, des visigoths, des démolisseurs.

Ma mauvaise humeur déchargée, passons la porte.

Nous voici dans une grotte vaste, ni ronde ni carrée, ni haute ni basse. Il est facile de s'apercevoir qu'elle n'a été construite par personne, car les roches qui en forment ce que l'on pourrait appeler les parois et le dôme, sont un entassement titanique qui fait peur. Tout cela est bien solide, mais on pense voir à chaque moment achever de s'écrouler ces masses qui, il y a des milliers d'années, se culbutaient, se tassaient, se disloquaient et se réédifiaient les unes les autres en dansant littéralement sur un volcan, ou, si on l'aime mieux, de même que se tourmentent des pois dans une chaudière d'eau bouillante.

Un peu à droite, il y a un passage de cent pieds de long sur deux pieds et demi à trois pieds, hauteur ou largeur, car cela varie.

Comme curiosité, je vous signalerai un pilastre tout-à-fait blanc, qui va du plancher au plafond. C'est un mélange de stalagmites et de stalactites. Il n'a pas plus de six ou sept pouces d'épaisseur.

En un certain endroit d'une chambre voisine, le plafond est à cinquante pieds de haut, chargé de dessins fantastiques fort jolis, où le blanc de chaux joue un rôle reconnaissable. Les incrustations de cette voûte mériteraient d'être reproduites par la gravure.

Un passage quasi droit nous est ouvert. Il est percé de couloirs aux formes les plus capricieuses. Les unes aboutissent à des cavités plus grandes, les autres se contournent et reviennent à l'allée principale. Sur l'espace de trois cent pieds eu ligne droite, le réseau des corridors va en baissant. L'eau a roulé des cailloux dans ses déclivités et dans tous les interstices de la muraille, à droite, à gauche, en haut, eu bas; il en est résulté des moules à boulets qui criblent partout les surfaces. Ce labyrinthe à lui seul dépasse en intérêt les trente cavernes de notre pays. Songez à une avalanche de rocs monstrueux, allant, se heurtant, s'accrochant, trébuchant par leur poids dans les profondeurs de l'immensité. C'est l'image du chaos, c'est le chaos lui-même surpris dans un moment d'arrêt. Rien ne témoigne aussi puissamment des agitations de notre pauvre planète à sa période d'enfance. Je comprend mieux maintenant l'exclamation du chantre des Martyrs en présence du Niagara: «C'est une colonne d'eau du déluge!» Ici nous assistons à l'enfantement des montagnes.

Toute la caverne est propre comme un sou neuf. Les eaux l'ont lavée et récurée tellement qu'elle ne contient aucun débris. Pas la moindre trace de végétation. Pas même de champignons. Ni mousse ni moisissure. Quelques ossements de castors et de loutres sont tout ce qu'elle renfermait au jour de sa découverte.

L'oeil est frappé du travail que les eaux ont accompli partout. La moindre pierre y est polie et arrondie par leur frottement. Les roches d'origine ignée, qui sont les nerfs et les muscles de cette colossale charpente, n'ont pas été rongées par le courant à cause de leur dureté, les quartz non plus, mais elle projettent partout d'une manière menaçante, par suite des enfoncements des calcaires et de la chaux, rongés et minés jusque dans les recoins les plus écartés des grottes. Bien souvent une pièce de la taille d'une barrique est ainsi déchaussée et pend sur votre tête. On dirait qu'elle va tomber. L'engrenage des blocs, pour ainsi dire, est parfait; rien ne s'en détache. La pierre à chaux cimente si bien les parties entre elles que l'on ne distingue aucune fente ou crevasse nulle part. Des bosses, des creux; une irrégularité charmante dans les chambres et les passages; des grottes d'une blancheur de neige et d'une transparence de marbre frotté; des corridors gris, des pans de murs noirs, des alcôves drabs; tantôt un mélange de ces couleurs; parfois des scintillations du quartz ou des pierres ferrugineuses à la lumière des flambeaux,--la variété n'en peut se décrire.

Le sol est uni, battu par le courant; par-ci par-là un amas de pierre en rompt l'égalité; si vous regardez en haut, l'alvéole d'où ces pièces sont tombées est visible, mais cela a eu lieu avant que les eaux se fussent retirées; nous ne le verrons pas recommencer.

Nous sommes douze personnes, dispersées en tous sens, chacun sa bougie à la main. Le jeu de ces flammes qui vont d'une ouverture à l'autre est magique.

Il n'y a pas deux passages ni deux grottes ou chambres d'un même niveau, Pour les atteindre il faut grimper ici, descendre là, ramper dans un autre endroit, enfin devenir ver de terre, selon le mot de M. Pélissier.

--A propos, comment se fait-il, dis-je, que nous respirions ici un bon air et qu'on n'y sente pas l'odeur de renfermé que j'appréhendais.

--Pour la simple raison que la caverne à livré passage à une rivière autrefois, et que puisque les eaux y coulaient et en sortaient quelque part, il y a une circulation d'air parfaite.

--Et où est cette issue, M. Pélissier?

Voilà le problème! Depuis sept ou huit ans que j'explore, ces lieux et que je découvre de nouveaux passages, je n'ai pas pu me renseigner sur ce point; mais j'ai une preuve de l'existence d'un lac sous la montagne, cela suffit pour que nous soyons sans crainte sur l'épurement de l'air des grottes et des corridors.

Je me rappelle que le Dr. J. A. Grant, d'Ottawa, avait émis l'opinion qu'une nappe d'eau existait sous la caverne. Ce serait la décharge intérieure du lac Pélissier qui passait jadis par les conduits où nous causons en ce moment. Savez-vous à quel niveau se rencontre le lac inconnu?

--Il me parait assez d'accord avec celui auquel vous donnez mon nom.

En effet, ce que j'appelle le lac Pélissier n'a pas de nom officiel.

M. Pélissier est instruit et intelligent. Il a fait son cours classique; il étudie autant que le lui permettent ses fonctions de maître de poste, de cultivateur, de marchand de bois; enfin l'exploration de sa caverne, qui n'est jamais finie et qui demande du temps et de l'argent.

--Alors, dis-je, les deux lacs n'en font qu'un; celui du dehors se déverse dans celui du dedans, aujourd'hui comme autrefois, avec la différence qu'il ne passe plus par votre caverne et qu'il a son entrée secrète à travers d'autres labyrinthes pareils à celui-ci, situés plus bas.

--C'est possible. Mais savez-vous que nous allons descendre?

--Où cela?

--A l'étage inférieur, s'il vous plaît Nous sommes entrés par la lucarne. Permettez que je vous précède.

--Descendre est facile à dire, mais par où, encore une fois, par quelle porte secrète.

Pélissier se prosterne à la façon des Japonnais.

Il se coule à reculons dans un boyau de stalagmites, en nous disant que la pente est roide sans toutefois offrir de'danger.

Glissez, mortels, n'appuyez pas.

Il glisse, je glisse, nous glissons. Au tout de vingt pieds nous tombons....au salon. C'est un salon. Les murs sont de crème. La moindre parole devient un tonnerre dans cet étage, car ce n'est qu'un étage; tout à l'heure il va falloir descendre les grands escaliers du bâtiment.

--Comment expliquez-vous ce double rang?

--Par le fait qu'il y en a plus d'un semblable dans la caverne. La montagne entière doit être construite en ruche d'abeille. Vous voyez partout les traces du soulèvement de la couche des roches primitives. Ces roches, au lieu d'être à leur place «au fond de l'abîme,» dans le voisinage immédiat du feu central, ont jaillit de leur premier gîte et se sont empilées les unes sur les autres de manière à former cette montagne. Les crevasses, les solutions de continuité vont de soi dans une organisation de cette nature. Il n'y a qu'à retrouver les tenants et les aboutissants des corridors et à ne pas s'y égarer une fois qu'on les a trouvés. Constatons les dégâts des visiteurs ignorants ou méchants qui ont allumé du feu, par exemple, et noirci à jamais les grottes les plus coquettes.

C'est honteux. Des sauvages en culottes «crampées» et portant lorgnon salissent en dix minutes les stalactites que les pierres ont formées goutte à goutte par concrétion durant des siècles--de même qu'il suffit d'une douzaine de coup de hache pour abattre un bel arbre dont les ramures et la force sont le produit de cent ans de croissance.

En dessous comme au dessus de ces étages l'aspect général se ressemble, avec ceci de particulier que la ressemblance revêt une infinité de tons et d'allures qui en brisent la monotonie, si monotonie il peut y avoir en ce lieu. Ni en haut ni en bas vous n'avez le coeur moins serré, le système nerveux plus calme, le sentiment de votre faiblesse moindre.

Avec deux cents pieds de roc sur les épaules, on se trouve tout préparé à ces sortes de réflexions.

Nous voyez-vous en ce moment, accroupis onze ou douze personnes dans une chambre de quinze pieds de diamètre sur trois et demi de haut? A quoi pensez-vous que nous estimions notre force humaine en un pareil lieu?

Mais il faut sortir, ou plutôt continuer la descente. Rampons dehors. Prenez ce passage où, pour la première fors, je crois reconnaître le basalte, roche noire volcanique, témoignage nouveau de la formation plutonienne de la caverne. Les fentes sont hautes, assez larges; on y circule à l'aise.

Prenez garde! Un précipice! Un puits de quarante pieds s'ouvre sous vos pas. M. Pélissier y a placé une échelle solide, à pic, bien membrée, néanmoins peu invitante. Sur vingt promeneurs, dix-huit se refusent à la descendre. Nous la descendons tous, pour prouver que nous sommes des braves et des savants.

Qu'est ce que cela veut dire? Le puits n'a pas de fond, ou plutôt il en a si peu que rien. Nous ne pourrons jamais nous y tenir.

Attendez, voici Pélissier. En deux temps et trois mouvements il a fait disparaître sa bougie, et lui avec, par un repli du rocher; nous le voyons descendre en trottinant sur une pente où les eaux ont dû tomber autrefois en cascades rageuses; la plus légère inspection le démontre.

Nouvelles chambres, passages et corridors nouveaux. Ensuite un autre puits. De toutes les horreurs celle-ci est la plus belle. Il y a des pointes de cailloux blancs que huit hauteurs de baïonnettes ne pourraient pas imiter. Et pourtant il faut descendre. Notre réputation est à ce prix. C'est six cents pieds que nous avons parcourus; présentement on nous permet d'allumer un cigare, à plus de cent cinquante pieds au dessous du niveau de l'ouverture de la caverne, soit à quarante ou cinquante pieds seulement au-dessus du lac extérieur.

Plus de deux cents pieds de blocs de granit, de quartz, de pyrite, de calcaire, de cailloux roulés au-dessus de nos coiffures!

--Prenez un siège, dit Pélissier. C'est la pierre où se sont assises mes soeurs, qui ont précédé ici lady Dufferin.

--Diante! vous les avez menées jusqu'ici!

--Il le fallait bien: «Ce que femme veut.....» mais ce sont les seules qui aient fait connaissance avec ce ténébreux empire, comme on dit en poésie.

--Eh bien, écrivons leurs noms sur un pilier!

--Il me reste à vous montrer l'endroit où je me suis arrêté dans mes perquisitions, reprend Pélissier, après cela nous remonterons. Frappez le sol du pied. Cela résonne, n'est-ce pas? C'est qu'il y a du vide en dessous. J'ai voulu savoir si ce vide ne me conduirait pas, comme tant de fois dans mes recherches, à une galerie inférieure. Savez vous ce que j'ai rencontré? L'abîme. Vous êtes sur une voûte de cathédrale, et je l'ai percée. Regardez.

Chacun regarde.... où il pourra se cramponner en cas d'éboulis. Les aspérités ne manquant pas, la confiance renaît. Tout de même c'est précaire, pense-t-on.

--Oui, par ce trou, avec un fanal au bout d'une corde de cent pieds nous explorons le lac intérieur, celui qui recevait sans doute les eaux de la caverne avant la naissance de notre grand père Adam.

--Ce trou est fait au marteau. La rivière n'y a jamais passé.

--C'est moi qui l'ai ouvert, vous dis-je. Reste à découvrir la route des eaux. D'un étage à l'autre nous y arriverons un jour. J'y travaille depuis sept ans.

Ici nous interrompons visite et commentaires. Plusieurs jours sont indispensables pour tout voir et tout dire.

L'ascension commence. Tandis que nous sommes dispersés partout, selon l'agilité de chacun, un bruit épouvantable éclate autour de nous. La trompette du jugement dernier devra avoir de ces notes terrifiantes. Dans l'air libre rien de pareil n'est connu. Au fond des antres de la terre, parmi les roches et les détours de ces mystérieux corridors, l'effet d'un clairon sonnant le rappel est chose dont on n'a pas d'idée.... même à Ottawa.

Août 1875.



UNE CHASSE A L'OURS


Nous sommes au mois de janvier, à cinq heures du soir, au village des Deux-Grèves, dans la Province de Québec, chez M. Bertrand.

Marguerite! exclame un grand et gros homme à la figure rayonnante de joie, qui ouvre brusquement la porte de la cuisine,-- Marguerite, il y a un ours sur la terre!

--Ah, Seigneurs! gémit Marguerite en laissant glisser sur le plancher le contenant du plat qu'elle est en devoir de retirer du fourneau, tu m'as fait une peur terrible!

--Il n'y a pas de quoi......

--Tu en parles à ton aise. Voilà mes grillades par terre!

Ouvrons sans retard une parenthèse. Monsieur Bertrand et sa femme Marguerite Barré sont des cultivateurs riches qui, petit à petit, ont amassé ce qu'il possèdent. Il y a trente ans, la maisonnette qu'il habitaient à l'entrée de la forêt n'avait pas l'apparence qu'a aujourd'hui leur belle maison neuve, au village des Deux Grèves, mais il ont conservé pour le berceau de leur prospérité, pour le lieu où se sont écoulées les premières années de leur mariage, une sorte de vénération qui se manifeste constamment. Le père Bertrand, parvenu à la soixantaine, n'a pas moins de six belles et bonnes terres au soleil:--cependant, quand il dit «la terre» on le comprend--c'est le champ de ses premiers travaux, de ses meilleurs exploits, c'est la terre qu'il a défrichée de sa main à l'âge de vingt ans, et par laquelle il a commencé sa fortune. Chaque jour, il part en tournée; chaque soir il revient à la maison, et toujours, la première figure qu'il rencontre en rentrant, c'est celle de Marguerite, sa femme, sa vielle compagne, sa meilleure amie. Fermons la parenthèse.

--Justement, tes grillades de lard! Eh bien! pas plus tard que demain tu auras pour les remplacer de bonnes grillades d'ours...

--Hein? d'ours?

--Oui, d'ours. Comme je te le dis, nous avons découvert un ours sur la terre.

--Je comprends, mais merci! je ne mange pas de ce bétail là!

--Allons donc! c'est délicieux. Demande à Michel Rocheteau.

--Un homme de goût, il peut sans vanter! Je l'ai vu tuer des perdrix à la Pointe-aux-Loutres et les suspendre dans sa grange en attendant qu'elles fussent gâtées pour les manger.....

--Demande à Charles Ameau.....

--Un autre, bien avisé, qui mange du fromage de Fafard.....

--Demande à M. Lambin, notre représentant à la Chambre.....

--Beau dommage! un homme qui se régale de cuisses de grenouilles en fricassée!... Et puis j'ai entendu dire que les ours, anciennement, c'était du monde. Vois la forme de leurs pattes; on dirait des mains.

--Tant que tu voudras! Ça ne nous empêchera pas de faire des grillades d'ours demain soir.

--Quand à cela, je n'ai rien à dire. Je te ferai un fricot soigné, à ta fantaisie, mais pour ce qui est d'y goûter, c'est une autre affaire.--A propos qui est-ce qui a abattu la bête?

--Personne. Elle n'est pas encore tuée. C'est Brin-de-Fil qui l'a découverte dans les fonds eu allant au bois.

«Dans les fond» signifie la terre en forêt, que le père Bertrand possède au bout de sou ancien établissement et dont il tire au besoin du bois de chauffage. Brin-de-Fil est le fils du fermier de Bertrand.

--J'aime moins cela, reprit Marguerite. Si vous allez chasser la bête, il pourrait arriver quelque malheur.

--Pas de danger! J'ai fait avertir le vieux Lauguste, et.....

--C'est différent, si le bonhomme Lauguste en est, il conduira l'affaire à merveille.

--Sans doute, sans doute. En attendant, je vais souper; ensuite je ferai un tour par le village pour inviter les amis. En temps de carnaval, c'est bien le moins que l'on s'amuse un peu. Sans compter que les ours, ça ne vient pas tous les jours se mettre au bout de notre fusil. Je veux profiter de l'occasion pour nous amuser un peu. Une belle chasse, la chasse à l'ours!

* *
*

Sur les dix heures, Bertrand rentrait chez lui.

--Nous serons au nombre de huit, dit-il, sans compter ceux de la ferme. J'ai invité M. Lambin, son fils Tancrède, François Duclos, Michel Rocheteau, Paul Fortier, Charles Ameau et chose... le Prussien, comme on l'appelle.....

--Seigmein, le bijoutier?

--Oui,--Sickmau. Lambin est ravi; il se charge de nous approvisionner pour le voyage.

--Bon, bon, ce qui n'empêche pas de vous préparer un panier. Si nous les invitons, ce n'est pas pour qu'ils payent leur écot.

--Tu as raison, femme.

--Avec Lambin, vois-tu, il faut tenir son rang. C'est un finaud.........

--Par exemple, tu ne le connais pas!

--Je ne dis pas de mal de lui; je sais qu'il cherche à nous plaire...... pour les prochaines élections. Quand il siège en Chambre il nous envoie des papiers imprimés. Si tu savais lire, Bertrand, ça ne t'amuserait guère. Il y a de ces papiers qui se nomment des «Ordres du jour,» d'autres qui s'appellent «Réponse à l'adresse», d'autres qui sont en anglais, et d'autres qui parlent de la fausse monnaie. C'est du temps et du papier perdus. J'aime mieux n'importe quoi.

--Je te crois, bien! Lambin est malgré ça un bon garçon.....

Ah! j'en conviens sans difficulté.....

--Et un bon député.........

--Pas pire qu'un autre, au bout du compte........

--Je reviens à notre expédition de demain.... Nous nous promettons un plaisir sans pareil. Un plaisir innombrable, comme dit Tancrède. Une belle chasse, la chasse à l'ours!.....

--Et tu amènes des chasseurs à la bécassine et des conteurs d'histoires pour abattre ce gros gibier-là!

--Eh! parguienne! on fait ce que l'on peut. Allons nous coucher, il faut être debout à six heures.

* *
*

Marguerite était une excellente nature de femme.

Ce qu'elle disait en goguenardant na tirait point à conséquence, car une pointe de sarcasme accompagnait généralement chacune de ses phrases, et son mari se plaisait à l'entendre faire le procès des gens de sa connaissance qu'ils fussent de bons ou de mauvais voisins. Aussi poussait-elle de front la Critique des invités de son mari et les préparatifs de ce qu'elle appelait un pique-nique à l'onglée. Au coup de onze heures, les paniers étaient prêts, les invités passés et repassés au fil de la langue, et le père Bertrand et sa moitié, également satisfaits l'un et l'autre de leur besogne, dormaient du sommeil des justes.

* *
*

Pan, pan!... Pan, pan, pan!!...

--Hé hé! soupira le père Bertrand en se frottant les yeux, il me semble que le tic tac de l'horloge est plus prononcé que de coutume......

Pan, pan!.....

--Bigre! On y va! continua-t-il en sautant à bas du lit.

Pan, pan!......

--Oui, oui, oui! sont-ils enragés! Allons! voilà que j'endosse ma veste avant de passer mon pantalon... Il fait un froid de loup...

--Ou d'ours, comme tu voudras, dit Marguerite, ouvrant les yeux à son tour.

Bertrand était déjà à la porte, qu'il ouvrit bientôt, après avoir échangé quelques paroles avec le visiteur matinal, lequel n'était pas moindre que Tancrède Lambin, élève en rhétorique, pour le moment en congé dans sa famille, sous un prétexte ou sous un autre--«au temps des fêtes.»

--Monsieur Bertrand, papa m'envoie vous dire......

--Que vous êtes prêts? C'est cela, bon; je serai à vos ordres dans dix minutes. Va leur dire cela, mon garçon, et rappelle-leur que le rendez-vous est ici. Qu'ils arrivent. J'ai là une goutte qui les attend.

Tancrède rebroussa chemin en se soufflant dans les doigts, car il faisait rudement froid ce matin-là.

* *
*

Un départ fixé à sept heures, qui a lieu à huit, est tout à fait dans l'ordre: aussi le père Bertrand et sa femme Marguerite eurent-ils tout le temps nécessaire pour sur veiller les préparatifs de l'expédition.

Lambin avait chargé une traîne de paniers et de boîtes dont le contenu se dénonçait par le seul cliquetis des verres heurtés les uns contre les autres, ce qui faisait dire au père Bertrand:

--Cent-trente deux! si les fusils ratent, nous sommes certains qu'il n'en sera pas de même des bouchons......

A propos des fusils, il y en avait six dont un à double canon, celui de Lambin.

Tancrède, qui savait par coeur l'histoire du chevalier Bayard, avait horreur des armes à feu, ces féroces machines qui lancent la mort à distance et n'aiment pas à regarder de trop près l'ennemi. Il avait emprunté de son père un sabre du temps de George III, ornement de la salle à fumer, et, comme son ami d'enfance, Eustache Pépin dit Brin-de-Fil, devait être de la partie, il avait apporté à son intention une vieille longue rapière, un peu rouillée, un peu ébréchée, mais, à ses yeux, bien plus belle et plus digne d'un bras vaillant que le fusil perfectionné de son père.

Armes, raquettes, paniers, boîtes, hommes, tout se logea commodément dans quatre voitures, et, comme dit Marguerite en les voyant partir:

--Au petit bonheur!

Le père Bertrand conduisait la première voiture. C'est lui qui signala l'approche de la ferme; puis cinq minutes après, il ouvrait de nouveau la bouche pour s'écrier joyeusement:

--Hé! bon! voici Brin-de-Fil!

Les chevaux ralentirent le pas à un arpent de la ferme, où s'était planté dans la neige, au bord de la route, un grand garçon à la physionomie enfantine dont les yeux naïfs pétillaient d'ébahissement devant tout ce monde étranger. Age, 17 ans; taille 5 pieds 10 pouces; grand cou, longues jambes, bras indéfinissables! maigreur extrême partout: tel était Brin-de-Fil, le fils du fermier de M. Bertrand. Il annonçait l'arrivé du père Lauguste et de Baptiste Grelon, chasseurs émérites.

--Tout va bien, mes amis, conclut M. Bertrand, après avoir entendu Brin-de-Fil. Rendons-nous à la maison.

Sur le pas de la porte, ils trouvèrent réunis le fermier, sa femme, leurs enfants et les deux chasseurs annoncés.

--Voyons donc, voyons donc! disait le père Lauguste, en serrant la main de chacun à la ronde, vous allez faire le coup de fusil avec nous! c'est superbe! Est ce que vous n'avez pas peur de vous faire dévorer!

--Bah! dit le Prussien, nous sommes trop coriaces pour tenter les ours. Mais, à propos.... le gîte de la bête est-il loin?

--Pas trop; je crois que Brin-de-Fil a parlé de quarante arpents......

--Nous déjeunerons auparavant, dit M. Bertrand; et vous, continua-t-il en s'adressant au fermier, empêchez les enfants de jouer avec le sabre de Tancrède, il pourrait leur arriver malheur.

* *
*

Joyeux déjeuner. La conversation roula sur le plan de campagne. Les vieux chasseurs disaient qu'avant d'adopter un programme, il fallait voir le lieu où était la cache de l'ours.

--Et la bataille sera longue, je suppose, demanda Tancrède.

--Qu'appelles-tu bataille, «mon gros»? demanda le père Lauguste, employant son expression favorite de familiarité. La cérémonie n'est pas longue; on s'approche du trou, on «commande» à la bête de sortir, elle se montre la tête, et bom!.... mais soyez tranquilles, je vous indiquerai le bon moment et vous la tirerez.

--Quant à moi, dit M. Bertrand, je ne m'en mêle point, pourvu que vous me réserviez la peau de l'animal.

--Aie! cela ressemble un peu à certaine fable célèbre, dont la morale se résume à ceci: ne comptez pas sans votre hôte.

--Papa, hasarda Brin-de-Fil, le petit os de la patte gauche guérit le mal de dent,--si je le prenais?.....

--Prends-le, mon garçon, prends-le, riposta Michel Rocheteau, tout ce que nous demandons pour nous, c'est un «stake».

--Je vous ferai voir les bons morceaux, messieurs.

--Bravo, père Lauguste! à votre santé et en route, si vous voulez.

--A la vôtre, c'est pas de refus. A présent, dit-il, après avoir bu, serrez vos ceintures, c'est commode pour la marche et s'il faut courir, ça conserve l'haleine. Chaussez vos raquettes, et en route!

Brin-de-Fil prit la tête de l'escouade. Tancrède répondait à la chanson de Duclos:

Mes beaux lions aux crins dorés,

Du sang des troupeaux altérés,

Halte-là! je fais sentinelle

Et ma carabine mortelle,

Visant à la fauve prunelle,

Fait jaillir l'âme en flots pourprés!

Tant que l'on «piqua par les champs,» les vieux chasseurs suivirent assez négligemment la troupe, mais parvenus à l'entrée du bois, il commandèrent une halte.

On examina les armes; on s'assura que les brides des raquettes tenaient fermes et que les cordons étaient bien attachés. Brin-de-Fil fut interrogé.

--C'est de ce côté, dit-il, en montrant une colline peu élevée et assez abondamment boisée qui apparaissait à droite. En faisant le détour on voit tout-à-coup l'ouverture de la cache. Quand je l'ai découverte, il en sortait une fumée semblable à celle d'un camp de Sauvages.

--C'est bien cela, dit le père Lauguste, quoique tu exagères un peu, je pense. Maintenant c'est mon affaire. Mais avant de rien entreprendre, il faut que vous me promettiez d'observer un silence complet et de m'écouter en toute chose.

--Oui, oui, c'est entendu.

--Voici mon plan: Baptiste et moi, nous allons passer par-dessus le petit coteau. Vous autres, vous ferez le détour, guidés par Brin-de-Fil, et vous irez vous poster de manière à entourer de ce côté la cache de l'ours.

Une fois là, je vous dirai ce qu'il y aura à faire; pour le moment c'est impossible, parceque je n'ai jamais vu l'endroit. Un petit coup, avant de partir... à votre santé.

Vingt minutes après, tous les chasseurs étaient à leur poste. Tancrède et Brin-de-Fil avaient dégainé. M. Bertrand portait une hachette, n'ayant pas cru prudent à son âge de faire connaissance avec les armes à feu qu'il avait toujours redoutées. Les autres, embusqués ça et là, derrière les arbres, se tenaient prêts à tirer dès que l'ennemi se montrerait.

Tous les yeux étaient fixés sur la mince colonne de vapeur qui se dégageait d'une touffe de broussailles située à mi-côte de la colline.

On sait que les ours choisissent pour passer l'hiver le creux des gros arbres ou des enfoncements naturels dans le sol, et que rien ne trahit leur présence, si ce n'est le léger filet de fumée que la chaleur de leur corps dégage par l'ouverture de la cachette lorsqu'il fait grand froid.

* *
*

Le père Lauguste, avec son compagnon, s'était arrêté sur le haut de la colline, puis voyant tous ses chasseurs en place, il s'était mis à descendre lentement, l'oeil au guet et la main prête, vers la touffe de broussailles. C'était une position habilement prise pour opérer une reconnaissance, car venant d'en haut, il avait dix chances contre une de s'esquiver, si l'animal sortait pour attaquer, tandis que, en l'approchant par en bas, il aurait pu être écrasé de suite du seul poids de son adversaire.

Une belle chasse, la chasse à l'ours!

Tout-à coup, la figure du père Lauguste exprima une profonde surprise. Sans rien dire cependant, il se haussa sur la pointe des pieds, s'efforçant de plonger ses regards au centre de la touffe de broussailles, mais comme apparemment son examen ne lui révéla rien de satisfaisant, il tourna les yeux où se tenait Brin-de-Fil et fit une grimace qui pouvait passer à la rigueur pour une sorte de sourire. Prenant aussitôt son parti, il remonta avec précipitation vers son camarade qui l'attendait au sommet de la butte.

L'inquiétude agaçait les nerfs des chasseurs.

Les deux vieillards échangèrent quelques mots--et cette fois ils descendirent ensemble vers la cache.

En les voyant s'avancer avec mille précautions, s'arrêter, écouter, reprendre leur marche, tâter du doigt la détente de leurs armes, qui n'aurait pas compris que le moment solennel était arrivé?

Affaissés sous le poids de l'émotion, Lambin et ses amis n'avaient que la force nécessaire pour soutenir leurs armes et cherchaient à retremper leur courage dans la vus des guides qui bravaient si résolument le danger.

L'une après l'autre, les batteries des carabines et des fusils craquèrent sinistrement dans le silence du désert. Plus d'un frisson, plus ou moins vite réprimé, courut sur la peau de chaque homme.

La bataille allait commencer.

Deux boules de neige furent d'abord lancées dans la touffe de broussailles par Baptiste Grelon.

Tous les chasseurs avancèrent instinctivement d'un pas, en épaulant.

Mais rien ne parut à l'orifice de la caverne.

La petite colonne de fumée devenait de moins en moins visible à cause de la force du soleil qui montait à l'horizon.

L'anxiété pouvait se trahir par quelque écart compromettant. Le père Lauguste résolut de brusquer le dénouement.

«Que ceux qui ont passé par une heure semblable se souviennent de ce qu'elle a de solennelle. Pas un souffle de l'air que l'on n'interprète comme le signal de la lutte. La moindre branche d'arbre courbée par son fardeau de neige qui se dégage auprès de lui, éveille, ébranle, surexcite l'attention du chasseur. Tout est indice et commotion. Tout tremble sous les bois, depuis la ramure des sapins gigantesques poussés par le vent jusqu'aux nerfs des hommes qui sont venus chercher un ennemi que peut-être déjà ils n'ont plus l'ambition de voir paraître à leur yeux.» (Marmier)

Tancrède, plus imprudent que les autres; s'était le plus avancé. C'est lui qui poussa le premier cri: «Je lui vois la tête!»

A cette exclamation, le père Lauguste s'arrêta court et fixa son oeil gris sur le collégien. Quelque chose comme une seconde grimace, crispa sa figure; mais il se contint et, mettant sa main sur l'épaule de Baptiste à qui il dit deux ou trois mots à voix basse, il remonta vivement le coteau avec lui,-- puis se tourna vers les chasseurs, étendit le bras et cria à pleine voix:

--Tirez!

Trois coups de feu retentirent. Les balles, brisant quelques aulnes, s'enfoncèrent dans la neige.

L'oreille tendue, le fusil fumant, nos hommes guettaient le résultat de cette décharge. Mais....... rien!

Duclos tira au même instant; mais son feu porta mal, quoiqu'il se crut certain d'avoir bien visé.

Brin-de-Fil, placé près de Tancrède, voyait l'ours comme lui.

Lambin rechargeait avec ardeur. Chacun aurait voulu marcher au plus près, mais personne ne bougeait cependant; l'émotion était à son comble.

--Attendez, mes amis! cria le père Lauguste, il faut en finir.

En disant cela, il avait l'air curieusement animé, le père Lauguste,--et son compagnon aussi.

La fin de ce drame approchait. Les armes étaient toutes rechargées.

* *
*

Les deux vieillards descendirent de nouveau vers les broussailles.

Alors on vit une chose que les yeux se refusèrent à croire, tant elle faisait supposer de courage chez celui qui l'accomplissait.

Le père Lauguste, penché sur le trou dont il avait écarté les aulnes, plongeait dans l'ouverture une branche de sapin, qu'il retira un instant après toute dégouttante.... de l'eau d'une source qui coule en cet endroit!.....

Une belle chasse, la chasse à l'ours!

* *
*

Un grand éclat de rire retentit, poussé par les deux vieux chasseurs.

Nos amateurs étaient écrasés par leur déception. Ils comprenaient.

François Duclos, dont le sang s'était allumé à l'odeur de la poudre, ne respirait plus que carnage, et contemplait d'un oeil stupéfait l'attitude subitement refroidie de ses compagnons. Il ne comprenait pas.

Brin-de-Fil fut le premier qui rompit le silence.

Le pauvre garçon, auteur involontaire de cette comédie, se livrait à un désespoir bien conditionné. Sans l'intervention de Tancrède, il se fut arraché les cheveux, jusqu'au dernier crin inclusivement.

* *
*

Du reste, il avait bien pu se tromper. Son erreur avait même été partagée par Lambin, Rocheteau, Fortier et les autres.

La température de la source, plus élevée que celle de l'atmosphère au mois de janvier, avait fondu ou plutôt percé la neige au-dessus de l'endroit où l'eau sortait de terre, et, par cette espèce de cheminée, se dégageait une vapeur légère, semblable à celle que l'on observe en hiver au-dessus d'une cache d'ours.

Une fois la branche de sapin exposée au regard, avec ses gouttelettes d'eau, la situation n'avait pas besoin d'être expliquée, sauf à Duclos et au Prussien, qui n'avaient aucune idée de ce phénomène. C'est Tancrède qui les mit au fait.

Le père Lauguste riait toujours. Son compagnon faisait chorus. M. Bertrand n'en cédait ni à l'un ni à l'autre, car, au bout du compte, cela lui semblait un maître coup que le fusillement d'une source après tant de préparatifs.

Le lecteur a déjà compris que le père Lauguste s'était rendu compte de la situation dès sa première descente de la colline, et que, loustic par nature, il n'avait pas voulu manquer l'occasion de s'amuser un peu en prolongeant la méprise.

--Bateau de bateau! exclamait Brin-de-Fil en utilisant le plus fort juron de son répertoire, qui aurait jamais cru trouver une source à la place!......

«A la place» peignait admirablement la conviction antérieure du découvreur d'ours.

* *
*

Toute chose a une fin. La déconfiture était complète; il valait mieux en prendre son parti.

La gaîté revint peu à peu au coeur de chacun. La réaction fut même poussée très-loin, lorsque, reportant son esprit sur les victuailles laissées à la ferme, Lambin proposa un dîner monstre pour tromper la tristesse. La plaisanterie, seule monnaie dont on pouvait se payer, circula largement dans le cercle. Les ours ne furent pas épargnés; ils le méritaient bien.

Un incident marqua le repas. Entre la poire et le fromage, les convives se précipitèrent vers l'étable, attirés par un grand tapage et par des cris qui annonçaient une lutte acharnée.

Un bambin de dix ans, armé de la vieille rapière, faisait une guerre sans merci aux inoffensives poulettes. De son côté, sa petite soeur, tenant à deux mains le sabre de Tancrède, se livrait sur le bataillon des canards et des oies à des assauts réitérés qui soulevaient un concert de justes plaintes contre cette violation brutale du domicile et du droit des gens.

Cette aventure redoubla la gaîté générale. On se remit à table en chantant. La fête était complète.

* *
*

--Toujours, disait M. Bertrand, nous avons bien dîné! mais ce n'est pas de sitôt que ma femme rôtira les grillades que je lui ai promises hier soir!

Nos chasseurs rentrèrent au village à la tombée de la nuit, très-satisfaits... du dîner.

Une belle chasse, la chasse à l'ours!



SOUS LES BOIS


Qui pour Cacouna, qui pour Kamouraska qui pour Rimouski, qui pour Restigouche.... que de gens s'en vont «aux eaux.»

Chacun son goût. Moi j'aime mieux la nature primitive qui n'est pas à la mode du jour, mais que l'on ne pourra jamais démoder. Vous ne comprenez peut-être pas le plaisir que j'éprouve à prendre des quartiers d'été inconnus des touristes, mais fréquentés par de belles rivières, des milliers d'oiseaux chanteurs, et perdus au fonds des forêts séculaires. Que voulez-vous! le goût n'est point à discuter; j'aime ce que j'aime, et vous, vous aimez autre chose. Grand bien vous fasse--je vous admire, monsieur Tout-le-Monde.

* *
*

«Les bluets sont bleus, les roses sont roses!» a dit un poète grand amateur de la vérité et de la couleur locale.

Les arbres verts, les ruisseaux si clairs, la molle fougère s'étalent à perte de vue autour de moi, toutes choses que l'on pourrait peindre avec plus d'art que je n'en mets ici à les énumérer.

Je vous écris donc de la campagne, au bord des bois, dans une retraite charmante où les bruits de la ville ne pénètrent jamais et où l'on ne parle en mal du prochain que sur les gazettes dont, en venant ici, j'avais doublé l'intérieur d'un grand panier aux provisions.

Maintenant que la belle saison étale les splendeurs de sa robe et que l'atmosphère tiède des journées d'août nous invite à mettre habit bas, il fait bon aller s'asseoir au pied d'un pin, dans une clairière de la vieille forêt, et de se croire seul au monde, en écoutant le frémissement des cascades, les chants des oiseaux et les récits qui tombent de la bouche d'un forestier. Une douce quiétude s'empare de l'âme, un sentiment d'indépendance ignoré jusque-là se fait jour dans votre rêverie, et mêlant à toute chose l'oubli des maux passés, vous sentez renaître ce je ne sais quoi de poétique et de tendre au-delà de toute expression, qui composait la vie intérieure de nos première années.

Ce n'est pas ailleurs, c'est ici qu'il faut s'arrêter pour reprendre courage, ressaisir le calme de nos esprits et placer une barrière rustique entre la ville et nous, c'est ici que sont la retraite et la nouveauté.

Figurez-vous mon bonheur: pas de visites à faire sous l'ardeur du soleil, pas de poussière à avaler tout le long du jour.

Tel que vous ne me voyez pas, lecteurs, je suis en train de décider s'il ne vaudrait pas mieux vous raconter ceci ou cela.

Parlons plutôt de ce qui se présente en ce moment sous mes yeux, savoir: mon sac de voyage et mon compagnon de voyage.

* *
*

Mon sac de voyage n'est point un sac, c'est un panier aux provisions, il loge très-bien entre les varangues de mon canot d'écorce et, Dieu merci, nous ne sommes pas dyspeptique.

S'il m'arrive de manquer un coup de fusil, le guide ne manque pas le sien: de cette manière, le gibier qui nous visite nous trouve toujours à domicile et n'y laisse jamais sa carte.

Mon guide n'est point un vulgaire engagé, c'est un ami, un garçon qui passe sa vie dans les bois, mais spirituel, habile, brave en fou, assez instruit et, comme feu Molière, observateur. Personne ne voit mieux les travers du peuple civilisé, personne ne s'en moque à meilleur titre. Avec cela, heureux comme un roi de l'ancien temps, ayant une pente à la poésie, la poésie des voyageurs, la joyeuse, la mélancolique, la bonne, la vraie. Si vous l'entendiez chanter en maniant son aviron:

Dans la forêt et sur la cage,

Nous étions trente voyageur!

ou bien encore:

Dans les prisons de Nantes

Y a-t-un prisonnier!

vous «donneriez Sorel, Machiche et St. Denis» pour vivre à ses côtés!

Par la tradition, il descend en ligne droite de cette vaillante et noble race de voyageurs canadiens, dont Fenimore Cooper nous a si adroitement escamoté le type en littérature. Il se nomme Gonzagues.

La première fois que nous nous sommes rencontrés, je ne l'ai pas pris pour un homme; il me semble qu'il participait de la nature des êtres fantastiques--bien des gens le croyaient aussi.

C'était il y a eu six ans au mois de juin, sur le bord de la rivière Vermillon. La bande des flotteurs de bois était arrêtée dans un endroit périlleux; leur chef ne savait plus à quel saint se vouer pour passer outre avec les honneurs de la lutte.

Expliquons-nous.

Quinze, vingt, trente hommes sont établis en automne aux abords d'une rivière ou d'un cours d'eau quelconque.

Pendant l'hiver, ils abattent des arbres, les coupent en billots et les charroient sur la rive.

Il n'est pas rare que cette rive soit un escarpement, une falaise, enfin quelqu'endroit moins praticable que le carré Viger.

Le printemps venu, l'on ferme le chantier et les hommes destinés à l'opération difficile du flottage descendent les rivières en chassant devant eux les pièces de bois échouées au rivage, accrochées sur les pointes des rochers ou empilées par le mouvement des eaux à la tête des cascades et des rapides.

C'est une rude corvée dans laquelle il est bon d'apporter un poignet solide, un coup d'oeil prompt et sûr, de grandes qualités de nageur, de rameur et d'équilibriste et par-dessus tout une conscience en paix avec Dieu, car la mort se dresse à chaque pas de ces vigoureux exercices.

* *
*

Ce printemps là, une escouade de flotteurs arrivait par la rivière Vermillon en face de l'obstacle que je vais vous décrire: près de quatre cents billots déposés sur la croupe d'une rive très escarpée s'étaient mis en mouvement lorsque le soleil avait fondu la neige au flanc de la falaise. D'après le calcul des bûcherons, cela devait arriver et précipiter les billots tous ensemble, dans la rivière, en simplifiant les travaux du flottage.

Le plan était trop beau pour réussir. Il se présenta une barrière naturelle. Deux souches placées à mi côte et que la neige avait rendues imperceptibles pendant l'hiver, reçurent les premiers billots échappés du sommet, les arrêtèrent, et bientôt l'énorme charge se trouva à poser tout entière sur ces deux appuis.

En-dessous, une vingtaine de pieds restaient libres entre le niveau de la rivière et la masse de billots accrochés.

Au-dessus, il y avait accès pour les travailleurs--mais repêcher quatre cents billots, les tirer à la côte et les faire rouler plus loin vers la rivière, cela coûte beaucoup d'argent. Comment s'y prendre?

Sur ces entrefaites, arriva Gonzagues.

Bûcherons, chasseurs, voyageurs, guides de cages, etc., saluez, c'est votre maître à tous.

--Voyons donc, dit-il, est ce qu'il n'y aurait pas moyen de passer ici comme des messieurs?

Et sans perdre plus de temps, il prit une hache et monta la côte, droit sous l'amas de billots.

Cette manière de monter à l'assaut était tout-à-fait dans le caractère de Gonzagues. On le connaissait et personne n'aurait osé l'interroger sur ses intentions, avant qu'il en eût parlé lui-même.

Chacun se rappelait que l'année précédente il était monté sans souffler mot sur une jam ou empilement de pièces de bois formé à la tête d'une cascade dangereuse, et que là, tout seul, un pic à la main, il était parvenu à décoller la clef ou pièce principale qui retenait l'avalanche de billots au-dessus du gouffre. Au moment où tout cela s'ébranlait pour bondir en avant, Gonzagues s'était précipité de côté dans un endroit de la chute un peu moins roide, vers lequel les billots ne pouvaient se diriger, et ses hommes l'avaient perdu de vue dans les bouillons blancs de la rivière.

Pendant ce temps, les billots avaient également sauté la chute et se dandinaient au bas sur ces mêmes bouillons blancs.

Les hommes partis à la recherche du corps de Gonzagues furent stupéfaits en l'apercevant qui se chauffait au soleil sur un petit rocher à fleur d'eau, d'où il leur fit signe d'aller le chercher.

Sur le reproche de témérité qu'on lui adressa quelques minutes après, il répondit, en bourrant sa pipe et hochant les épaules:

--Bah! est-ce que vous croyez qu'il y a assez d'eau dans le Saint Maurice pour me noyer!......

* *
*

Je viens de dire qu'il avait monté la côte, droit sous l'amas de billots.

Nous étions à le regarder, immobiles dans nos grandes berges de drave (drave, ou drive; en français: flottage des bois) ne nous rendant pas compte de son idée.

Tout-à-coup chacun poussa un cri d'angoisse en y mêlant le nom du téméraire. Gonzagues entamait à tour de bras l'une des deux souches. Sa hache s'abattait, rapide et ferme, sur les attaches du barrage, les grosses racines de la souche.

Mais les cris, les supplications s'élevèrent avec une telle énergie qu'il s'arrêta.

--Qu'est-ce qu'il vous faut? dit il.

--Il faut que tu descendes, lui criâmes-nous, ne vois-tu pas que tu vas attirer sur toi les billots suspendus sur ta tête, c'est la mort inévitable!

--Rangez vos berges, et ne craignez rien pour moi; mais rangez-vous, sinon vous serez écrasés comme des mouches.

Ce fut tout son raisonnement. Je ne réussirai jamais à décrire ce qui se passa ensuite. Nous étions spectateurs d'un drame dont le dénouement paraissait fatal; chaque coup de hache avait un écho dans nos poitrines, chaque seconde amenait une nouvelle épouvante. Un condamné sur l'échafaud n'est pas plus près du sacrifice que ne l'était Gonzagues. Cris, menaces, supplications, il n'écoutait rien et bûchait toujours. La rivière, très-profonde en cet endroit, coulait sous lui à vingt pieds, presqu'à pic. Il avait devant lui, bien haut par-dessus les épaules, la pile des billots retenue par l'obstacle qu'il brisait.

Soudain il s'arrêta. La souche avait craqué.

La respiration des hommes qui étaient là se pouvaient compter.

Gonzagues, au guet, avait encore la main sur la hache, il attendait.

Comme la débâcle ne se faisait pas, il se remit à pratiquer des entailles.

Au bout d'une minute, la masse écrasa les derniers liens, mais avant de se ruer au bas de la pente, elle chancela pendant trois secondes et l'intrépide bûcheur en profita pour plonger comme une anguille dans le courant placé sous lui. Il avait à peine atteint te fond, que la rivière était couverte de billots flottant pêle-mêle,--les uns, qui avaient piqué une pointe en bas, revenaient à la surface et dansaient comme des marionnettes avant de se coucher mollement sur la lame; les autres, entraînés par l'élan formidable qu'ils avaient reçu, se pourchassaient au loin et heurtaient les premiers; c'était une scène d'éléments déchaînés dont le tableau pourrait se faire sur la toile, mais difficile à traiter la plume à la main.

Lorsque nos yeux découvrirent l'auteur de cet exploit, il se tenait debout sur l'un des billots les plus éloignés et reprenait haleine. Sa course entre deux eaux, en ligne droite vers la rive opposée, l'avait mis hors de danger, car en somme la charge des pièces de bois s'était plutôt abattue près du rivage, et la résistance de l'eau avait contribué à l'amortir considérablement.

Parvenu à terre, Gonzagues reçut nos éloges avec un grand sang-froid. Quand nous lui dîmes que sans son courage il aurait fallu renoncer à flotter ces quatre cent billots, il répondit simplement: «Vous auriez bien pu faire éclater l'une des souches avec de la poudre, sans y mettre tant de cérémonies!»



LE LOUP-GAROU


Ah! les histoires merveilleuses, surnaturelles, incroyables, je les adore! Les récits de vrais revenants, c'est cela qui captive l'attention! Les aventures mystérieuses, horribles, ne les aimez-vous pas comme moi?

Je vais vous narrer ce qui, à ma connaissance, a eu lieu dans les bois du Saint-Maurice, voilà à peu près cinq ou six ans.

J'ai vu cela de mes yeux.

Le lecteur va se dire:

--Enfin! je rencontre un conteur qui n'a rien emprunté à un autre conteur, car il a été témoin du fait, ce qui est bien le merle blanc à trouver lorsque l'on parle d'histoire de loup-garou. Soyons toute oreille.

C'est très-aimable de votre part, ami lecteur, très-aimable; aussi vais-je faire de mon mieux pour mériter votre confiance.

* *
*

J'étais en tournée dans les chantiers du haut de la rivière aux Rats, et je venais de me débotter devant la cambuse de Pierre Miron, contre-maître de chantier, lorsque le cuisinier, me tirant à part, me confia une grande nouvelle:

Le diable rôdait dans les environs en personne naturelle! Tout ce qu'il peut y avoir de plus diable et de plus vivant!

--Bah! tu badines, lui dis-je.

--Badiner, monsieur? moi badiner avec ces choses-là! le bon Dieu m'en préserve! Ce que je vais vous dire est hors du commun. Ecoutez-moi un instant, je vous prie.

--Parle, parle, tu m'intéresses déjà rien qu'avec tes airs et ta mine effrayée.

--Eh bien, monsieur, je dois vous dire que voilà une semaine, le gros Pothier est parti de «la campe» le soir pour tirer de l'eau à la fontaine, à deux petits arpents d'ici. Il n'était pas à cinquante pieds qu'il revint en courant comme un homme poursuivi et nous assura qu'il avait reçu un coup de bâton sur la tête. En effet, il avait une écorchure au cou près de l'oreille. Comme son casque était tombé et qu'il n'avait pas pris le temps de le ramasser pour s'enfuir, et comme, d'un autre côté, on voulait savoir d'où venait l'attaque, plusieurs hommes se rendirent sur les lieux, mais sans succès. Il fallut revenir. Je suivais les autres, et sans m'en apercevoir, je me trouvais le dernier, lorsque tout-à coup je fua aveuglé par une «claque» sur chaque oeil et je sentis qu'on me saisissait aux cheveux. Vous pensez si je criais! Quand on me releva, je n'avais presque pas connaissance......

--Tu avais donc été frappé bien fort?

--Pour ce qui est de ça, oui, une paire de «claques» terribles, mais c'est tout.... excepté que mon casque avait disparu; c'est en me l'enlevant que le manitou m'avait tiré les cheveux.

--Comment expliques-tu cela?

--Personne ne peut l'expliquer. Il y a des gens qui prétendent que nous avons affaire à l'âme d'un charretier de boeufs mort en reniant Dieu dans ces endroits ici, il y a plusieurs années; d'autres disent d'autres choses, mais c'est une affaire effrayante tout de même. Demain nous quitterons tout le chantier.

Comme le cuisinier achevait ces mots et que je me récriais contre la décision qu'il menait de m'annoncer, Pierre Miron, suivi 4e tous ses hommes, entra dans la «campe.»

--Qu'est-ce que cela veut donc dire, Pierre? vous pariez de départ! En plein mois de janvier! Vous n'ignorez pas la perte que cela devra occasionner.

--Ah! monsieur Charles, ce n'est, pas un badinage--je suis resté le dernier à méconnaître le sortilège, mais, hier soir, je me suis rendu à l'accord général. C'était le sixième casque qui partait......

--Le sixième casque--celui de France Pigeon.

--Le cinquième était celui de Philippe Lortie.

--Le quatrième, celui de Théodore Laviolette.

--Le troisième......

--Ah ça! leur dis-je en cherchant à me montrer un peu en colère, êtes-vous tous devenus fous? Quel conte bleu me faites-vous là; on croirait, à vous entendre, que le diable loge ici!

--Monsieur Charles, reprit Miron d'un air grave et convaincu, c'est une affaire sérieuse comme personne n'en a vue.

--Eh bien! mes amis, leur dis-je à tous, si vous vouiez rester ici ce soir, je tâcherai de me convaincre par moi-même de ce que l'on dit. Demain avant-midi, Olivier Lachance, contre-maître en chef doit me rejoindre; nous déciderons alors ce que nous aurons à faire.

--Convenu! mais pas plus tard que demain.

--Pas plus tard que demain.

Le souper fut servi au crépuscule, ce qui était nouveau au chantier, où le travail dans la forêt durait d'ordinaire «jusqu'aux étoiles.» Personne ne voulait plus rester hors du campement «à la noirceur.»

Quand ce fut sur les huit heures, je proposai à tous d'accompagner celui qui voudrait se rendre à la fontaine puiser de l'eau. Je promettais de «couper» l'eau avec le contenu d'un flacon de «gin.»

Personne ne répondit à l'invitation.

Je ne voulais cependant pas en démordre. Je me levai tranquillement, coiffai mon casque avec un soin que je désirais que l'on remarquât, et prenant en main une chaudière, je me dirigeai vers la porte en disant:

--J'irai bien tout seul!

Rendu dehors, tous les hommes étaient sur mes talons, protestant de leur bonne volonté, mais soutenant aussi que le diable allait encore nous jouer quelque nouveau tour.

--Bah! leur dis je en plaisantant, pour voir à quel point le sentiment de cette terreur extraordinaire les dominait,--j'ai déjà «délivré» un loup garou; il ne me sera paa difficile d'en rencontrer un second.

Nous allâmes à la fontaine. C'était une claire fontaine comme toutes celles que vous connaissez. Le cuisinier rapporta la chaudière pleine d'eau. Nous l'escortions en masse serrée;--rien d'étrange ne signala notre marche, soit en allant, soit en revenant.

Le genièvre coula jusqu'à la dernière goutte du flacon. A la ronde finale, les plus nerveux parlaient de sortir et de provoquer en combat singulier le manitou du Saint-Maurice. En homme rusé, je soutenais que personne n'oserait accomplir cette prouesse. Au plus fort de la contestation, la porter s'ouvrit brusquement et Olivier Lachance entra.

--Bonsoir la compagnie, dit-il. Je suis venu plus tôt que vous ne m'attendiez parce qu'au chantier voisin j'ai entendu raconter des histoires qui ne me vont pas du tout.

Pierre Miron l'invita à s'asseoir. Je lui dis que l'affaire en question me paraissait prendre une tournure alarmante. Bref, nous lui contâmes tout ce qui pouvait l'éclairer sur la situation.

Olivier est un homme tout d'une pièce, physiquement et moralement. Il eut bientôt pris un parti.

--Pierriche, dit-il, en s'adressant au petit garçon qui dans les chantiers sert de marmiton et d'aide au cuisinier, tu vas aller, tout seul, puiser de l'eau à la fontaine, et moi je vais te suivre de l'oeil, mais de l'oeil seulement. Ne crains rien. Et vous autres, reprit-il en se tournant vers les hommes, restez tranquilles, je défends que l'on cherche même à savoir ce que je vais faire.

Le petit garçon ne paraissait pas du tout rassuré.

--Voyons, lui dit fermement Olivier, tu n'as que faire de t'épeurer, je sais ce que c'est, et je te promets qu'il ne te sera pas fait de mal. A présent, prends la chaudière et surtout mets le plus gros casque du campement, c'est le point principal. Vous, monsieur Charles, veuillez rester ici à surveiller les hommes; je ne veux pas qu'ils me voient agir. Viens, mon garçon, termina-t-il en amenant Pierriche.

Et la porte se referma sur eux. Ils étaient dehors.

Pendant dix minutes, personne ne souffla mot autour de moi. Un malaise indéfinissable accablait tous les esprits. Ce silence fut rompu par les cris de détresse de Pierriche et par le gros rire de Lachance qui rentra presque sur le coup en tenant l'enfant par la main.

Le mystère était expliqué. Olivier avait vu le manitou!

Nous n'avions pas assez de paroles pour formuler toutes nos questions. Peine inutile, Olivier prétendait garder son secret jusqu'au lendemain.

Quant à l'enfant, interrogé, il répondit qu'il n'avait rien vu.--En sortant, dit-il, M. Lachance se cacha, et moi je marchai vers la fontaine; je savais qu'il ne me perdait pas de vue; la nuit n'est pas très-noire. Tout-à-coup je l'entendis qui me disait: «Vite, vite, Pierriche, reviens!» C'est alors que je criai, car en l'entendant m'appelez ainsi, j'eus peur qu'il n'y eut du danger; mais lui, il riait.

C'était tout. Impossible d'en savoir plus long. Je ne tentai même pas de faire parler Lachance sur ce sujet, car sa première parole en réponse aux interpellations des hommes du chantier avait été: «Vous saurez cela demain, soyez tranquilles.»

* *
*

Le lendemain arriva. Dès sept heures du matin l'ouvrage recommençait dans la forêt pour se continuer jusqu'au soir.

Lachance, Pierriche et moi, nous restons au chantier.

Vers huit heures, Lachance avait chaussé ses raquettes, et une hachette à la main il allait d'un arbre à l'autre, choisissant les plus gros autour de notre logis, et frappant sur le tronc avec le dos ou tête de son arme. Après chaque coup il levait les yeux vers le faite de l'arbre et attendait un instant.

Au cinquième arbre, il poussa un cri de triomphe:

--Nous le tenons!

--Qui?

--Le diable! Le loup-garou. Tenez, regardez dans la fourche, là-haut.

Nous regardons. Effectivement dans une grosse fourche du dernier arbre frappé par Lachance, il y avait un être vivant, dont les gros yeux et la mine renfrognée manifestaient une mauvaise humeur mal contenue.

C'était un très-gros hibou gris.

Lachance eut bientôt saisie sa carabine de chasse et abattu le gibier, qui à l'examen se trouva être prodigieusement fort, un roi de l'espèce.

--Hier soir, nous dit Lachance, quand je l'aperçus tout-à-coup qui planait au-dessus de la tête de Pierriche, j'eus peur pour cet enfant. Vrai, je le trouvais si puissamment découplé que je le croyais capable d'enlever le petit marmiton tout grandi. Mais, au son de ma voix, il tarda de s'abattre et Pierriche eut le temps de revenir à moi. Du reste, en écoutant les récits des gens du chantier, j'avais déjà acquis la certitude qu'il devait y avoir du hibou là-dedans. Ces animaux-là sont plus effrontés qu'on ne le pense, et les plus gros, comme celui-ci, ont une force surprenante. Regardez ces ailes, ces pattes, ces serres. C'est ça qui vous décoiffe un homme? Sans compter qu'en s'abattant sur sa victime, le hibou frappe, comme l'aigle, un double coup de ses ailes qui peut étourdir l'homme le plus solide. C'est ce qui est arrivé à nos gens.

--Vous pensez donc qu'ils retrouveront leurs coiffures?

--Hé! pardine, oui! Dans le nid de l'oiseau vous les trouverez toutes les sept, mais laissez-moi faire, n'en dites rien aux hommes.

* *
*

Le soir arriva. Chacun, au retour de l'ouvrage de la journée, s'informait du résultat des recherches de Lachance.

--Soupez, dit celui-ci; après, cela je vous le ferai voir.

L'art avec lequel notre contre-maître eu chef conduisait jusqu'au bout cette mystification défie toute tentative de description. L'apparente tranquillité d'esprit que sa figure revêt d'ordinaire était plus marquée que jamais au milieu des angoisses de ceux qui l'entouraient et que sa position et son air d'autorité tenaient en respect. Il mettait son plaisir à ne pas paraître s'occuper de cette terrible affaire, et feignait de la traiter avec le dernier mépris.

Le souper fini, il appela quelques-uns des bûcherons, leur fit prendre des haches, et accompagné de tout le monde, il marcha droit à l'arbre du hibou.

--Abattez-moi ça, commanda-t-il.

Sans hésiter, les bûcherons se mirent à l'oeuvre. Ils se perdaient en conjectures sur le but de ce singulier travail.

Enfin l'arbre tomba.

--C'est bon, dit Lachance, en regardant les hommes, rentrons en chantier maintenant.

Ceux qui ont perdu des casques pourront les reprendre dans le trou de la grosse fourche.

Et il désignait du doigt la partie de l'arbre où était cette fourcha, très visible d'ailleurs.

On se figure aisément si la surprise fut grande. Le cuisinier se mit le premier à fouiller dans l'immense nid de hibou;--il en retira les sept casques en peu de temps.

Le diable s'était fait là un nid bien rembourré, bien capitonné, bien chaud!



JEAN-NICOLET.


Ne laissons pas dans l'oubli les hommes d'autrefois qui ont travaillé plus et mieux que la généralité de leurs contemporains pour le pays que nous habitons. La reconnaissance honore également le peuple qui la ressent et l'individu qui en est jugé digne.

Fiers des progrès qui s'accomplissent sous nos yeux et par nos mains, n'allons pas rejeter dans l'ombre nos prédécesseurs. Plusieurs d'entre eux valaient, comme on dit, leur pesant d'or. Ce qu'ils ont accompli n'était pas mal conçu, pas mal exécuté! Leur patriotisme valait le nôtre. Seuls les moyens d'action étaient, en leur temps, inférieurs aux ressources actuelles.

Donc, il y a lieu de les connaître, de les aimer et de prononcer leurs noms avant tous. Du reste, à quoi bon le respect s'il ne s'applique pas à ces hommes qui furent la personnification du dévouement religieux et national!

Les journaux ont publié depuis 1873, des articles sur la découverte du Mississipi,--découverte qui a été faite en 1673 par le sieur Jolliet, canadien, et le Père Marquette, né en France.

Une lacune, qui n'est pas sans importance, existe dans tous ces écrits: on n'y mentionne aucunement le voyage de Jean Nicolet, accompli trente-neuf ans avant celui des deux découvreurs en question, tandis que l'on cite l'entreprise de l'Espagnol de Soto qui est pour l'histoire du Canada d'une bien moindre valeur que celle de Nicolet.

Jean Nicolet fut l'un des lus courageux voyageurs et découvreurs des premiers temps de la colonie; il a fait sa large part de l'oeuvre commencée par Jacques Cartier et Champlain et terminée par d'Iberville et les frères la Verendrye.

* *
*

Le grand marin de Saint-Malo se proposait de remonter le fleuve qu'il avait découvert et d'arriver au plateau central du continent, où il espérait trouver des cours d'eau qui le conduiraient à la Chine et au Japon.

Il dut s'arrêter à Montréal, à cause du saut Saint-Louis.

Près de soixante-dix ans après Cartier, nous voyons Samuel de Champlain poursuivre la même idée, comme le témoignent ses écrits et ses expéditions.

Vers l'époque de la fondation de Québec (1608), il n'avait pu encore s'avancer au delà du saut Saint-Louis, mais il tenait toujours à exécuter le projet de pousser une expédition jusqu'à la source du Saint-Laurent.

Lescarbot, qui avait été le compagnon de Champlain en Acadie, écrit en 1612 que le grand lac (Ontario) désigné à Champlain par les Sauvages comme donnant naissance au fleuve, doit aboutir de quelque manière à la mer du Sud. Il ajoute, «la grande rivière du Canada... prend son origine de l'un des lacs qui se rencontrent au fils de son cours, si bien qu'elle a deux cours, l'un en Orient vers la France, l'autre en Occident vers la mer du sud.»

Avant d'avoir eu la connaissance personnelle du Haut-Canada, Champlain pensait comme Jacques Cartier et Lescarbot qu'il suffirait d'un voyage de deux ou trois cents lieues à l'intérieur des terres pour atteindre la Chine.

Une rivière de la Virginie passa aussi pendant un certain temps pour avoir sa source près du Japon. Ou crut ensuite que l'Ohio et le Mississipi conduiraient à la mer du Sud.

Parlant de l'ardeur que Champlain met aux découvertes, Lescarbot écrit encore: «Il nous promet de ne cesser jamais qu'il n'ait pénétré jusqu'à la mer Occidentale, ou celle du Nord, pour ouvrir le chemin de la Chine en vain par tant de gens recherché. Quand à la mer Occidentale, je crois qu'au bout du grandissime lac qui est bien loin outre celui (l'Ontario) dont nous parlons en ce chapitre, il se trouvera quelque grande rivière laquelle se déchargera dans icelui, ou en sortira (comme celle du Canada) pour s'aller rendre en icelle mer.»

Le même écrivain, qui était poète à ses heures, nous a laissé, dans les Muses de la Nouvelle France, un sonnet qui mérite d'être plus répandu qu'il ne l'est.

AU SIEUR DE CHAMPLAIN,
géographe du roy;


Un roi Numidien poussé d'un beau désir

Fit jadis rechercher la source de ce fleuve

Qui le peuple d'Egypte et de Libye abreuve,

Prenant en son portrait son unique plaisir.


Champlain, ja de longtemps je vois que ton loisir,

S'employe obstinément et sans aucune treuve

À rechercher les flots, qui de la Terre neuve

Viennent, après maints sauts, les rivages saisir.


Que si tu viens à chef de ta belle entreprise,

On ne peut estimer combien de gloire un jour,

Acquerras à tou nom que dès ja chacun prise.


Car d'un fleuve infini tu cherche l'origine,

Afin qu'à l'avenir y faisant ton séjour

Tu nous fasse par là parvenir à la Chine.

Dès 1603, un poète du nom de la Franchise avait écrit au sujet de Champlain:

Il nous promet encore de passer plus avant,

Réduire les Gentils et trouver le Levant,

Par le nord ou le sud, pour aller à la Chine.

C'est charitablement tout pour l'amour de Dieu.

Fi! des lâches poltrons qui ne bougent d'un lieu

Leur vie, sans mentir, me parait trop mesquine.

En 1876, deux cent soixante et treize ans plus tard, nous ne sommes pas encore rendus à la Chine.

A quand la première locomotive du Pacifique Canadien?

* *
*

C'est en 1615 que Champlain réussit à s'embarquer pour l'Ouest, mais déjà il avait renoncé à remonter le Saint Laurent et il avait plus d'espoir d'arriver à la baie d'Hudson qu'au Pacifique.

Il prit la voie de la rivière dite des Algonquins (l'Ottawa) et fut conduit successivement par ses guides sauvages jusqu'à l'île des Allumettes, au lac Nipissingue, à la baie Géorgienne, au lac Simcoe, au lac Ontario qu'il traversa, puis sur le territoire de l'état de New-York. Ce n'était là ni la route du nord, ni celle de l'ouest: cependant, le fondateur de Québec en vit assez pour comprendre qu'il avait devant lui un pays immense à donner à son roi.

La Nouvelle-France, composée de deux ou trois postes de traite dans le golfe Saint-Laurent et d'une demi-douzaine de maisonnettes accrochées aux flancs du cap de Québec, ne pouvait pas encore se donner le luxe d'annexer ses voisins, Champlain le savait; mais en homme de génie qui prépare l'avenir, il voulut, sans tarder, faire étudier les pays nouveaux par ses fidèles voyageurs et interprètes et par les missionnaires. A quelque temps de là, il eut la bonne fortune de prendre à son service le jeune Nicolet; nous verrons qu'il sut mettra à profit ses qualités.

* *
*

Jean Nicolet était né à Cherbourg, en Normandie, du mariage de Thomas Nicolet, messager ordinaire de Charlebourg à Paris, et de Marguerite de la Mer. Sous les auspices de Champlain, à ce qu'il paraîtrait, il arriva dans la colonie en 1618. Etant jeune, d'un caractère heureux, doué d'un sens religieux profond et d'une excellente mémoire, il donnait dès lors les plus belles espérances.

On l'envoya immédiatement hiverner chez les Algonquins de l'Isle (l'île des Allumettes, plus loin que la ville d'Ottawa) pour y apprendre leur langue qui était d'un usage général dans l'Ouest et sur la rive gauche du Saint-Laurent.

Il resta deux années consécutives chez ces peuples, les suivant dans leurs courses, partageant leurs fatigues et leurs dangers avec courage, sans voir aucun Français durant tout ce temps. Il eut occasion de passer plusieurs fois sept ou huit jours sans rien manger, et une fois il fut sept semaines entières sans autre nourriture qu'un peu d'écorce de bois.

Devenu familier avec la langue (vers 1622), il fut chargé, à la tête de quatre cents Algonquins, d'aller négocier la paix avec les Iroquois, et il s'en tira heureusement. Il demeura ensuite huit ou neuf années au milieu des Nipissiriniens (gens du lac Nipissing) qui étaient aussi de race algonquine. «Là il passait pour un de cette nation, entrant dans les conseils fort fréquents à ces peuples, ayant sa cabane et son ménage à part, faisant sa pêche et sa traite.» En un mot, il devint presque aussi sauvage que ses compagnons, disent les mémoires du temps.

Un fait qui n'est pas assez admis, c'est l'étendue des rapports que les tribus sauvages avaient entre elles pour l'échange des produits particuliers à leurs différents pays. Des bords de l'Atlantique au centre du continent, il existait de la sorte des communications suivies. Du Mexique à la Colombie britannique un autre courant d'affaires existait. De ces deux mouvements, on connaît celui qui allait du golfe Saint-Laurent au golfe du Mexique, en remontant notre fleuve, traversant les grands lacs et descendant le Mississipi. Jacques Cartier mentionne les peuples lointains qui trafiquaient avec ceux du St-Laurent. Les coquillages, notamment, dont se paraient nos Indiens, venaient du golfe du Mexique.

Vers 1625, le Frère Sagard, en mission dans le voisinage de la baie Géorgienne, mentionne que les Nipissiriniens allaient chaque année en traite chez une nation éloignée de cinq ou six semaines de marche du Nipissing. Cette nation passait pour avoir commerce avec un autre peuple encore plus éloigné, qui venait par mer sur de grands canots de bois; on ajoutait certains détails de costumes et de moeurs qui sont particuliers à la race tartare.

Cette mer, pensait-on, devait être le Pacifique par où l'on espérait pouvoir se rendre à la Chine. Le Frère Sagard forma même le projet de ce voyage, mais les circonstances l'empêchèrent de l'exécuter.

À cette époque, Nicolet, qui habitait avec les Nipissiriniens, devait aussi avoir connaissance des rapports des Sauvages sur le même sujet; s'il ne l'a pas écrit comme a fait le Frère Sagard, il l'a suffisamment prouvé par son voyage dans le sud-ouest en 1634

* *
*

L'apprentissage de Nicolet était chose accomplie, lorsque, en 1629, les Anglais s'emparèrent de Québec, et ne lui laissèrent, comme aux autres interprètes, que l'alternative de se livrer à eux, ou de s'enfoncer dans les forêts en compagnie des Sauvages, ses amis.

C'est peut-être durant l'époque critique de 1629 à 1633 que nos voyageurs jetèrent les plus forts germes d'amitié parmi les tribus algonquines et huronnes. Séparés tout-à-coup de leur base d'opération, on les aurait crus enlevés, à jamais au monde civilisé, sinon à la vie même. Cependant il n'en fut rien. Il arriva plutôt le contraire de ce à quoi l'on aurait, pu s'attendre. Jusque-là, le trafic des pelleteries pour des articles de fabrication européenne avait servi au commencement d'alliance qui nous permettait de remonter l'Ottawa et de visiter la baie Géorgienne, mais il s'en fallait de beaucoup que nous fussions à l'aise sur ces territoires. Cela, du reste, se passait au moment où les colons anglais, débarqués en même temps que nous sur les plages de l'Atlantique, n'avaient pas encore osé se risquer à dix arpents de leurs cambuses. Nous avions déjà franchi des centaines de lieues de pays et attiré la traite, en larges proportions, dans la vallée du Saint-Laurent. Les interprètes, les «voyageurs,» selon le mot consacré, se refusaient à quitter leur conquête ou à y introduire les Anglais. Ils ne craignaient pas de retourner au fond des bois reprendre la vie d'aventure et s'appliquer plus que jamais à agrandir l'influence du nom français vers l'ouest. Sans pouvoir compter avec certitude sur le retour du drapeau blanc à Québec, ils se mirent en travers des projets que les marchands anglais auraient pu concevoir de se répandre de ce côté. Ainsi, pour compenser efficacement les fautes d'une administration mal éclairée, cinq ou six pauvres hommes du peuple, prenant l'ennemi par derrière, nous préparaient avec ardeur une revanche éclatante en rapprochant tout-à-fait de nos intérêts les nations éparses qu'un accident ordinaire, ou simplement un abandon de quelques années, pouvaient faire tourner contré nous.

* *
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Soit que Nicolet fût de retour à Québec en 1629 et qu'il en repartit aussitôt, ou qu'il n'eût pas encore eu occasion d'y retourner, on sait qu'il vécut avec les peuples de l'Ouest de 1618 à 1628 et tant que dura l'occupation du Canada par les Anglais, de 1629 à 1632.

Vers 1634, on le rappela au sein de la colonie, où Champlain venait de reprendre la direction des affaires. Les renseignements dont il fit part à ce dernier, touchant les contrées de l'ouest et du sud-ouest, ne pouvaient manquer de fixer l'attention du fondateur de Québec, qui dans ses découvertes n'avait pu s'avancer assez loin lui-même pour reconnaître les lacs Michigan et Erié, mais qui cependant en avait entendu parler, Champlain, le premier et le plus entreprenant de ceux qui tentèrent après Jacques-Cartier la découverte de l'intérieur de la Nouvelle-France, crut devoir tirer parti des connaissances géographiques acquises par Nicolet, et de l'affection que lui témoignaient les Sauvages.

* *
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Il paraîtrait qne Champlain n'a connu le lac Erié que par de très-vagues renseignements. Toutefois, il n'ignorait pas, dès 1603, l'existence de la chute du Niagara, puisque la Franchise, qui lui dédié un sonnet, s'exprimant ainsi:

Muse si vous chantez vraiment je tous conseillé

Que vous loueiez Champlain pour être courageux;

Sans crainte des hasards, il a vu tant de lieux

Que ses relations nous contentant l'oreille.


Il a vu le Pérou 1, Mexique, et la merveille

Du Vulcain infernal qui vomit tant de feux;

Et les sauts Mocosans 2 qui offensent les yeux

De ceux qui osent voir leur chute non pareille.

Lescarbot écrit, en 1610, une pièce de vers dans laquelle il parle des grands sauts que les Sauvages disent, rencontrer en remontant le Saint Laurent jusqu'au voisinage de la Virginie.

Quant au lac Huron, Champlain en avait visité partiellement la côte orientale. Nicolet est le premier Français qui l'ait traversé ou côtoyé et qui ait vogué ensuite sur le lac Michigan (1634).

Champlain ne savait presque rien du lac Michigan. Dans sa carte de 1632, il le fait détendre vers le nord, tandis qu'au contraire il s'épanche dans la direction du sud. Il parle des Mascoutins (la nation du Feu) par les rapports que lui en ont faits les Hurons:--or, les gens du Feu auquel il donne le même nom, mais en langue huronne (Asistagueronnons), habitaient le fond de la baie des Puants, ou Green Bay qui est sur la côte du lac Michigan, précisément à l'endroit où nous verrons que Nicolet laissa le lac pour s'engager dans les terres. C'est la notion géographique la plus étendue, quoique incertaine, dont Champlain ait fait usage dans cette directions.

Note 1: (retour) Pas que nous sachions.
Note 2: (retour) Mocosa, ancien nom de la Virginie, ce qui se rapporterait au Niagara. Pas plus que le Pérou, Champlain ne l'avait vu, mais évidemment, il en avait entendu parler.

* *
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Avec le rétablissement de Québec en 1633, la Nouvelle France entrait dans une ère de progrès assez soutenu. Champlain qui, malgré le poids de soixante-et-sept ans, tenait à pousser son oeuvre vigoureusement sous le nouveau régime de la compagnie des Cent Associés, prépara tout pour s'assurer le cours du fleuve en haut comme en bas et pour lancer ses éclaireurs sur le chemin de la mer de l'ouest--le Pacifique.

Vers le premier juillet 1634, une double expédition partit de Québec. L'un des convois s'en allait bâtir un fort au Trois-Rivières, et l'autre, composé du Père de Breboeuf et Jean Nicolet comme personnages principaux, se destinait aux missions et aux explorations «des pays d'en haut,» aujourd'hui la province d'Ontario.

Le 4 juillet, tout le monde était réuni aux Trois Rivières. Nicolet assista de la sorte à la fondation d'une place où devaient s'écouler les dernières années de sa vie.

Par les Relations des Jésuites, ou suit le Père de Breboeuf et Jean Nicolet voyageant ensemble des Trois Rivières jusqu'au haut de l'Ottawa, route du pays des Hurons. Le Père écrit à ce propos que Nicolet se rendit avec lui jusqu'à l'île des Allumettes, et que, en route, il supporta tous les travaux des plus robustes Sauvages.

Resté à l'île des Allumettes, tandis que le Père de Breboeuf poursuivait son chemin, Nicolet fit ses préparatifs de voyage vers les pays inconnus conformément à ses instructions et à son expérience personnelle. Ensuite, il se rendit chez les Hurons, au bord du lac de ce nom, où il prit avec lui sept Sauvages et s'enfonça dans la direction da lac Michigan, alors totalement ignoré des blancs. Il se dirigea vers la contrée dite des Gens de Mer, lesquels étaient ainsi nommés parce que d'après la description qu'ils donnaient d'une grande étendue d'eau qui se rencontrait au-delà de leur pays, les Français les croyaient voisins de la mer Pacifique, ou tout au moins à proximité d'une rivière considérable qui y menait. Ces gens de mer n'étaient connus des Français que par ouï-dire. On ne les supposait point cruels. De plus, il était dit qu'avec l'algonquin et le huron, tout homme pouvait s'entendre avec eux. Nicolet possédait le huron iroquois comme l'algonquin, ce qui, de nos jours, équivaudrait à parler le français, l'allemand et l'anglais.

Parvenu à la baie Verte ou des Puants au milieu des Mascoutins, Nicolet avait épuisé, selon les apparences, la géographie de ses guides. Il entrait en plein pays inconnu. Tous les rêves lui étaient permis, car ayant devant lui une immense contrée à parcourir, entendant sans cesse parler de grands cours d'eau, de mers prochaines, de peuples trafiquants et navigateurs, il marchait, dans son imagination, à la découverte du reste du globe, complétant l'oeuvre de Colomb et de Cartier, qui avaient voulu se rendre à la Chine, mais qui en avaient été empêchés par la largeur du continent d'Amérique.

* *
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Un regard sur la carte nous montre la possibilité de passer sans embarras de la baie Verte au Mississipi. Les Sauvages de la baie en connaissaient le chemin, de toute nécessité. Nicolet sut se le faire indiquer, et peut-être fut-il guidé par ces peuples eux-mêmes dans un voyage qui promettait aux Indiens une suite de rapports avantageux avec les compatriotes du hardi coureur de bois.

Nicolet remonta la rivière aux Renards et franchit le portage facile qui, à la hauteur des terres, la sépare de la rivière Ouisconsin, laquelle se décharge dans le Mississipi.

Il avait pour mission de «traiter de la paix,» c'est-à-dire de faire alliance avec les peuples qu'il rencontrerait et d'étendre ainsi la renommée et le commerce des Français.

Au voisinage de l'une de ces nations, il s'arrêtait et accomplissait dans toute sa pompe le cérémonial usité en pareille circonstance,--y ajoutant même certains expédients tirés des coutumes des peuples civilisés, ce qui le faisait passer pour un homme extraordinaire.

A deux journées des Gens de Mer, il envoya un de ses Hurons annoncer la nouvelle de la paix, laquelle fut bien accueillie, surtout lorsque l'on sut que c'était un Européen qui portait la parole. On dépêcha plusieurs jeunes gens au devant du Manitouiriniou, l'être merveilleux. Celui-ci, qui partageait probablement la croyance que ces peuples n'étaient pas loin des Chinois, ou qu'ils devaient les connaître, s'était revêtu d'une grande robe de damas de la Chine, toute parsemée de dessins de fleurs et d'oiseaux, et s'avançait vers eux en déchargeant ses pistolets qu'il tenait à chaque main. Son apparition causa une surprise et un ravissement extrêmes: là nouvelle s'en répandit au loin, de nation en nation. On disait qu'un homme était venu qui portait le tonnerre, etc. Nicolet, expert dans l'art de manier l'esprit des Sauvages, se rendit populaire partout et convoqua des conseils qui dépassèrent en solennité ceux que l'on avait coutume de tenir. A l'une de ses assemblées, il y eut de quatre à cinq mille hommes. Chaque chef de quelque importance voulut donner son festin; dans l'un de ces repas on servit jusqu'à cent vingt castors. Bref, l'entente la plus cordiale s'établit entre ses peuples et l'envoyé français.

C'est dans le cours de ce voyage qu'il eut l'honneur d'arriver à la connaissance du Mississipi.

Le Père Le Jeune écrivait six années après l'événement: «Le sieur Nicolet, qui a le plus avant pénétré dedans ces pays si éloignés, m'a assuré que s'il eût vogué trois jours plus avant sur un grand fleuve qui sort au second lac des Hurons (le lac Michigan), il aurait trouvé la mer. Or, j'ai de fortes conjectures que c'est la mer qui répond au nord de la Nouvelle Mexique, et que de cette mer on aurait entrée dans le Japon et la Chine.»

Pourtant, il s'en fallait de beaucoup, que ce fut le chemin tant cherché! Trompé par les mots Mississipi (les grandes eaux), le courageux Nicolet, déjà préparé à cette croyance pensa qu'il s'agissait tout à la fois et d'un fleuve considérable et de l'océan Pacifique où devait aboutir cette voie tant désirée. Il ne se trompait qu'à moitié. Le problème dont s'occupaient, non seulement les Français, mais encore les Espagnols, les Hollandais et les Anglais, dut lui paraître à peu près résolu.

L'histoire tient compte des erreurs de ses Contemporains, comme elle a fait pour ceux qui vinrent après lui; elle ne peut s'empêcher de saluer dans Nicolet un voyageur désintéressé qui, par ses explorations dans l'intérieur de l'Amérique, s'est fort distingué de son temps, et dont les mérites sont incontestables, quoique par la suite on ait pu les oublier, de même que nombre de pages honorables de notre passé. Plus heureux que l'espagnol de Soto, il est revenu des bords lointains du Mississipi, et son oeuvre ne s'est pas arrêtée là. Il a ouvert, le premier, la route de ces contrées où la religion et le patriotisme de la France ont brillé avec éclat. «Il a servi la cause de l'humanité et glorifié le nom français,» dit M. Gabriel Gravier dans le chapitre qu'il lui consacre.

* *
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Aucun Européen n'avait marché sur les traces de Soto. Son expédition, sa mort, étaient choses sans bon résultat. La gloire de Nicolet n'a rien à craindre d'un devancier qui, tout compte fait, ne l'a pas devancé, puisque les terres et les peuples du Mississipi étaient encore parfaitement inconnus au temps de Champlain.

Trente-neuf ans plus tard (1673) Louis Jolliet et le Père Marquette reconnurent le Mississipi. On pensait toujours qu'il se déchargeait dans le Pacifique. Cavelier de la Salle décida la question en 1682. Néanmoins, il fallut attendre encore dix-sept ans pour que d'Iberville, trouvant par le golfe du Mexique l'embouchure du fleuve (1699), eût complété les recherches. On voit qua les entreprises de cette nature ne sont pas toujours couronnées de succès au premier coup.

Il est facile de se figurer l'intérêt qui s'attacha au rapport de Nicolet, lorsqu'il retourna à Québec, et la joie que dut en ressentir Mr. de Champlain. Le lecteur verra que bientôt les informations rapportées par Nicolet produisirent d'heureux et grands résultats.

«Feuilletons les annales de la Nouvelle-Angleterre, dit M. Ferland, et nous y trouverons précieusement conservée l'histoire d'hommes considérés comme remarquables, parce qu'ils osèrent s'avancer les premiers jusqu'à cinquante ou soixante lieues des côtes de la mer. Chez nous, on connaît à peine le nom d'un Français du Canada (Nicolet) qui, dès les premières années de la colonie, avait déjà pénétré bien loin dans les régions inconnues de l'Ouest. Nicolet ne s'amuse pas, comme les Anglais de Plymouth et de Boston, à tâtonner autour des établissements européens. S'embarquant sur le frêle canot d'écorce, il remonte les rapides de l'Ottawa, pénètre, au moyen de petites rivières, des lacs et des portages, jusqu'au lac Huron, qu'il traverse, et visite une partie du lac des Illinois (aujourd'hui Michigan.) De la Baie-Verte, où il est environné de tribus remuantes et inconnues, il poursuit sa route vers l'Ouest, remonte la rivière aux Renards, passe, par un portage assez court, à celle du Wisconsin, et vogue enfin sur les eaux qui appartiennent au vaste bassin du Mississipi. Il s'arrête à près de quatre cents lieues du fort de Québec, après avoir reconnu la côte septentrionale du lac Huron et une partie des pays qui forment les Etats du Michigan et du Wisconsin. Ce voyage et ces découvertes auraient suffi pour former la réputation de cinq ou six traiteurs chez nos voisins.»

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Si l'expédition de Nicolet ne causa pas la même émotion que, plus tard, celle de Jolliet et Marquette, cela ne peut être attribué qu'à la date où elle a eu lieu. La Nouvelle-France ne comptait encore que Tadoussac, Québec et les Trois-Rivières, en remontant le fleuve. La population de ces postes se composait d'une poignée de Français, tout fraîchement débarqués et fort occupés à défricher un coin de terre pour leur subsistance.

D'ailleurs, il faut dire que Nicolet ne fut de retour que dans l'automne de 1655 et qu'il perdit, quelques semaines après, dans la personne de Mr. de Champlain, le principal sinon, le seul homme d'autorité qui fut disposé à poursuite les travaux de découvertes, si on en excepte les Jésuites; mais Nicolet n'était pas au service de ces Pères.

A partir du 9 décembre 1635, j'ai constaté la présence de Nicolet aux Trois-Rivières; jusqu'à sa mort, il a habité ce lieu, qui fut sa seule résidence dans la colonie en dehors de l'époque où il avait vécu avec les Sauvages de l'ouest. De 1635 à 1642, il ne s'écarte pas des Trois-Rivières, et y remplit les fonctions d'interprète et de commis de la traite du lieu, pour la compagnie de la Nouvelle-France 3.

Note 3: (retour) Dans l'Opinion Publique, 6 et 14 novembre 1873, j'ai établi les faits et les dates dont on peut se servir pour suivre Nicolet, dans les détails de sa carrière.

Le père Le Jeune (1636), après avoir parlé de la charité de Nicolet et de son empressement à se rendre utile aux missionnaires, ajoute: «J'ai quelques mémoires de sa main qui pourront paraître un jour touchant les Nipissiriniens avec lesquels il a souvent hiverné et ne s'est retiré que pour mettre son salut en assurance dans l'usage des Sacrements, faute desquels il y a grand risque pour l'âme parmi les Sauvages.»

Ces mémoires sont perdus, ou le Père Le Jeune les a versés dans les Relations que lui-même et le Père Vimont écrivirent après 1636, car on y trouve de nombreux renseignements sur les pays et les peuples du sud-ouest, ainsi que la déclaration clairement formulée que Nicolet était de tous les Français celui qui avait pénétré le plus loin dans cette direction.

La Relation de 1637 dit: «Il y a quantité de nations sédentaires voisines des Hurons. L'Evangile doit porter là son flambeau.» En 1639, elle ajoute «que l'on jette les yeux sur la nation Neutre 4 qui est une maîtresse porte pour les pays méridionaux, et da nation des Puants 5 qui est un passage des plus considérables pour les pays occidentaux un peu plus méridionaux 6

Note 4: (retour) Sauvages de langue huronne, au sud des Hurons. Le Père de Breboeuf passa l'hiver 1640 chez eux.
Note 5: (retour) Gens de la baie Verte, en guerre avec les Neutres.
Note 6: (retour) De la baie Verte, par la rivière aux Renards et la rivière Wisconsin, au Mississipi.

Il y a dans les Relations de 1636 à 1640 plusieurs longs paragraphes à ce sujet. Celle de 1640, écrite par le Père Le Jeune et datée de Québec, le 10 septembre, renferme un chapitre spécial sur les tribus de l'ouest et du sud-ouest Jean Nicolet et le Père de Breboeuf, son continuateur à cet égard, ont dû en fournir la matière. Le Père Le Jeune se donne le plaisir d'une petite dissertation sur la possibilité de se rendre par ces pays jusqu'au Pacifique. C'était depuis Colomb, le rêve de tout Européen qui s'occupait de ces régions nouvelles. Las deux sonnets de la Franchise et de Lescarbot n'avaient rien perdu de leur actualité.

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Sous M. de Montmagny (1636-1648), la pensée qui présidait à l'administration de la colonie était indifférente aux découvertes, et selon toutes les apparences, il était plus dans les habitudes de M. de Champlain que dans celles de son successeur de s'enquérir de ce qui se passait à cinq du six cents lieues de Québec, dans les contrées de l'Ouest, et d'y envoyer des explorateurs.

Néanmoins, les découvertes de Nicolet donnèrent le branle à tout un mouvement pour atteindre les limites du continent dans la direction du Pacifique. Longtemps les Français pensèrent y réussir en se dirigeait à l'aide du Mississipi; c'est à des trifluviens, les La Verendrye, qu'était réservé l'honneur de pousser le plus loin les explorations de l'Ouest sous le gouvernement français (1731-49).

En 1640, un Anglais dit nom de Dermer, entreprit de chercher un chemin pour se rendre à la Chine à travers le nord de l'Amérique. Il en était à explorer le Saguenay, lorsque le Père Vimont nous le montre comme un écervelé qui ne sait pas le premier mot de la chose qu'il cherche. «Quand il aurait trouvé la mer du nord, écrit-il, il n'aurait rien découvert de nouveau, ni rencontré aucune ouverture au Nouveau-Mexique. Il ne faut pas être grand géographe pour reconnaître cette vérité.» Ce qui prouve que les Français voyaient déjà assez clair sur la carte l'intérieur du continent.

La Relation de 1640 ajoute, parlant de la région qui est au-delà du lac Huron:

«Ce serait une entreprise généreuse d'aller découvrir ces contrées. Nos Pères qui sont aux Hurons, invités par quelques Algonquins, sont sur le point de donner jusque à ces gens de l'autre mer dont j'ai parlé.» Dans la pensée des Français, les Gens de Mer, à la recherche desquels Nicolet s'était mis, devaient être voisins du Pacifique.

La relation du Père Le Jeune indique clairement le désir que l'on avait de reconnaître ces contrées. Nous savons du reste que l'on ne tarda pas à se mettre à l'oeuvre. En 1641, le lac Supérieur, le lac Erié, et certaines parties des terres du sud-ouest virent arriver les missionnaires et les trafiquants de pelleteries.

M. Pierre Margry appuie fortement les droits de Nicolet à la découverte d'une étendue considérable de pays au sud-ouest du lac Michigan: «Les peuples que le Père Vimont dit avoir été pour la plupart visités par Nicolet sont les Malhominis ou gens de la folle-avoine, les Ouinipigons ou Puans, les Poutéouatamis, les Illinois, les Sioux et les Assiniboines. Ce sont là des noms bien connus de ceux qui ont étudié l'histoire ancienne de l'Amérique du Nord, et rien ne peut mieux nous expliquer la route vraisemblable de Nicolet que le récit de l'exploration de la baie des Puans en 1670 par le Père Allouez, exploration dans laquelle ce Père trouva les Ousakis, les Poutéouatamis, les Mascoutins, les Ouinipigons, et les Miamis établis, dit-il, dans un très beau lieu, où l'on voit de belles plaines et des campagnes à pertes de vue. Leur rivière, ajoute-t-il, conduit dans la grande rivière nommée Mississipi. Il n'y a que six jours de navigation.»

Les Nadouessioux (Sioux) et les Assinboels visités par Nicolet étaient les deux peuples les plus à l'ouest de tous ceux que le Père Vimont mentionne à propos de son voyage. L'idée de se rendre dans leur pays par la voie la plus directe paraît avoir conduit les Pères Rymbault et Jogues, dès l'année 1641, à entreprendre le voyage qui leur fit découvrir le lac Supérieur. Sept ou huit années plus tard, les Français étaient déjà en rapport avec les Sioux par Chagoamigon qui est à l'extrémité sud du lac Supérieur, mais quatre-vingt dix ans devaient s'écouler avant que Pierre de la Verendrye eût poussé ses découvertes jusqu'à la rivière des Assiniboines, située à f ouest du lac des Bois, et que Nicolet n'a certainement pas visitée, quoiqu'il ait pu rencontrer des Sauvages du territoire qu'elle arrose.

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À la suite du voyage de Nicolet et des entreprises des missionnaires, les peuples d'au-delà des grands lacs, dans la direction du Mississipi et du Missouri commencèrent à être connus. En 1654, il descendit même aux Trois-Rivières une flottille de traite considérable qui venait de quatre cents lieues, et montée par cent vingt sauvages qui n'étaient jamais venus aux rives du Saint-Laurent, vers les Français. On les appelait Outaouacks qui étaient le nom appliqué à plusieurs tribus de ces contrées. Ils furent suivis par deux jeunes Français qui se rendirent avec eux dans leur pays et qui revinrent avec une seconde flottille de traite deux ans après. La Relation de 1656 dit que l'on avait souvenance d'avoir vu parmi ces nations «une assemblée de trois mille hommes qui se fit pour traiter de la paix aux pays des Gens de Mer.» C'était sans doute l'une de celles tenues par Nicolet vingt ans auparavant.

Le colonel Wood, de la Virginie, qui habitait la rivière James, découvrit, dit-on, en diverses excursions de 1654 à 1664, plusieurs branches des grandes rivières de l'Ohio et du Mississipi.

On soutient aux Etats-Unis que le colonel Wood découvrit le Mississipi en 1654 et que le capitaine Bolton s'y rendit en 1670.

Ce qui est bien certain, c'est que les Français ont eu connaissance de ces régions avant Wood et avant 1654. Les preuves abondent. Outre le voyage de Nicolet et les notes des Relations, nous voyons que l'année même du premier voyage de Wood, les nations de l'Ouest descendent jusqu'aux Trois-Rivières. Il faut bien croire qu'elles avaient été découvertes par les Français, car il est difficile de supposer des Sauvages «découvrant» les établissements français situés à plusieurs centaines de lieues de leur pays.

Espagnols, Anglais et Français sont sur les rangs pour obtenir de l'histoire qu'elle les reconnaisse comme les découvreurs du Mississipi: De Soto en 1540, Nicolet en 1634, Wood en 1654, Bolton en 1670, Jolliet et Marquette en 1673, Hennepin en 1680, est enfin La Salle en 1682.

La gloire de la grande découverte appartient à Jolliet et Marquette, il n'en faut plus douter. Mais n'allons pas croire qu'il furent les premiers Français qui osèrent s'aventurer dans cette direction. Le voyage de Nicolet leur avait ouvert la voie.

«C'est le premier Français connu qui soit allé au Mississipi. Ses découvertes n'ont pas été sans résultat comme celles de De Soto, du col. Wood et du capt. Bolton.

J'en conclus qu'il mérite une large place dans l'histoire de la découverte en question.

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Après la vie active qu'il avait menée dans les bois pendant dix-sept ans, Nicolet fut employé sept autres années (jusqu'à sa mort) au poste des Trois-Rivières, le plus turbulent, le moins sûr de tout le pays. Ayant en main les intérêts de la traite des Cent-Associés, on le vit plus d'une fois donner des preuves de l'empire qu'il exerçait sur les Sauvages. En de certain moments de crise, le poids de son influence mit fin aux difficultés de tous genres qu'entraînent toujours les rapports avec les tribus sauvages. Son dévouement était acquis pour tous, Français ou Indiens.

Sa femme, Marguerite Couillard, filleule de Champlain, ne lui donna qu'une fille, laquelle épousa Jean-Baptiste le Gardeur de Repentigny, dont le fils, Augustin le Gardeur de Courtemanche, officier dans les troupes, se distingua par de longs et utiles, services dans l'ouest, fut un digne contemporain de Nicolas Perrot, de même qu'un honorable rejeton de son grand-père Nicolet.

Deux frères de Nicolet, dont l'un prêtre et l'autre navigateur, quittèrent le Canada quelques années après sa mort. Il ne resta plus que le nom du courageux voyageur imposé par lés trifluviens à la rivière de Nicolet, la même que Champlain avait baptisé du nom de Pontgravé.

Noble homme Jean Nicolet de Belleborne, comme le qualifie l'abbé Tanguay d'après un document du temps, possédait, de concert avec Olivier le Tardif, son beau-frère, une terre (plus tard le bois Gomin) sur la, route actuelle de Sainte-Foye près Québec. Le ruisseau Belleborne traverse une partie de la propriété de l'historien J. L. LeMoine et est encore connu sous ce nom.

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La guerre des Iroquois fournissait souvent à Nicolet des occasions de montrer son zèle pour le service du roi et de la religion; sa mort ne manque pas de grandeur.

Une troupe d'Algonquins des Trois-Rivières ayant capturé un SokokioiS (Sauvages de la Nouvelle-Angleterre dont la nation était alliée aux Iroquois), l'amena de de cette place pour le tourmenter. C'était le 19 octobre 1642. Le malheureux fut livré à la barbarie des hommes, des enfants et des femmes,--ces dernières n'étaient pas les moins actives dans ces sortes de supplices. La plupart de ces Sauvages étant païens, conséquemment peu susceptibles de suivre les avis des missionnaires, ou se trouva fort eu peine de savoir comment délivrer le prisonnier. Nicolet eut pu être d'un grand secours eti cette circonstance, mais il était parti depuis quelques semaines pour aller à Québec remplacer momentanément M. Olivier Le Tardif, son beau-frère, commis général de la Compagnie de la Nouvelle-France, qui passait en France.

Les historiens qui ont fait de Nicolet un commis général de la Compagnie se sont trompés. M. Gand, qui remplissait cette charge, mourut en activité l'année 1611; son successeur fut Le Tardif. Nicolet, qui était l'interprète et apparemment le principal employé du poste des Trois-Rivières, n'exerça la charge de commis général qu'en remplacement de Le Tardif, comme on vient de le voir.

Le Père Le Jeune, montant aux Trois-Rivières à l'époque où y arrivait le prisonnier en question, intercéda vainement pour lui auprès de ses bourreaux; ceux-ci répondirent aux remontrances par de nouveaux tourments infligés à leur victime. M. des Rochers gouverneur de la place, voyant qu'il n'obtenait rien de ces forcenés, envoya un canot à Québec avertir le gouverneur-général et solliciter l'intervention de Nicolet.

Le généreux employé, n'écoutant que son coeur, se jeta dans une chaloupe, avec M. de Chavigny, et deux ou trois autres Français qui allaient à Sillery, où demeurait M. de Chavigny. C'était à la fin d'octobre, sur les sept heures du soir, au milieu d'une tempête épouvantable. Ils n'étaient pas arrivés à Sillery qu'un coup de vent du nord-est fit chavirer la chaloupe. Les naufragés s'accrochèrent à l'embarcation renversée sans pouvoir la remettre à flot. Alors Nicolet s'adressant à M. de Chavigny, dit: «Sauvez-vous, vous savez nager, je ne le sais pas. Je m'en vais vers Dieu. Je vous recommande ma femme et ma fille.» M. de Chavigny se jeta seul à la nage et atteignit la terra avec beaucoup de peine. Les malheureux qui restaient cramponnés à la chaloupe furent emportés par les vagues à mesure que le froid les gagna.

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La perte de Nicolet fut vivement regrettée, car il s'était concilié l'estime et l'affection, non-seulement des Français, mais encore des Sauvages. «Il était également et uniquement aimé des Sauvages et des Français. Il conspirait puissamment, autant que sa charge le permettait, avec nos Pères, pour la conversion de ces peuples, lesquels il savait manier et tourner où il voulait, d'une dextérité qui à peine trouvera son pareil (Relation de 1643.)» Souvent déjà, il s'était exposé au danger de la mort pour des motifs de charité. «Il nous a laissé, observe le Père Vimont, des exemples qui sont au-dessus de l'état d'un homme marié et tiennent de la vie apostolique et laissent une envie aux plus fervents religieux de l'imiter.»

Tel fut Jean Nicolet, un canadien de coeur qui travailla, sans songer à la gloire, pour établir le nom français et la religion dans ces contrées barbares.

Le premier mot de notre histoire

Est un long cri de dévouement



LE CANADA EN EUROPE


Un jour que François Ier entendait pour la centième fois une opinion alors courante, il éprouva un mouvement d'impatience,--et de là est venu la première découverte du Canada.

--Comment! s'était écrié le monarque, les mers nouvelles sont sillonnées de navires espagnols, les moindres îlots sont foulés par des pieds espagnols;--reste-t-il des terres quelque part où les blancs ne soient pas encore parvenus, il faut ne pas les toucher, en attendant qu'il plaise aux navigateurs espagnols de les aller découvrir! Cela est trop. Si l'on ne me fait voir l'article du testament d'Adam qui accorde les trois quarts du globe au roi d'Espagne et rien à la France, je vais réclamer ma part de l'héritage et opérer des découvertes pour le compte de ma couronne!

Ainsi parlant, il prescrivit au sieur Cartier de pénétrer dans les passes du nord et de pousser jusqu'à la Chine ou au Japon,--mais on sait qu'il n'alla pas si loin.

Soixante-et-dix ans plus tard, le bon roi Henri IV voulut recommencer tout cela. Il s'y prit mal et laissa de ce côté des mers une trentaine de Français très empêtrés. Sully en eut grande joie.

C'est Richelieu qui renoua le fll rompu de ces tentatives. On se remit à découvrir le Canada et à le vouloir peupler. Au bout de quarante ans, la colonie, affamée, oubliée, entourée par lés Iroquois, n'en pouvait plus, et le Canada cessait encore une fois d'avoir une place dans la mémoire des hommes, il restait ici trois mille Français.

Colbert n'avait pas peur des Espagnols mais il redoutait les Anglais; c'est pourquoi il fit redécouvrir les bords du Saint-Laurent et même un peu le Mississipi. Ces opérations nous mirent les Yankees sur les bras. Nous étions dix mille Français ayant place au soleil.

Tant que le castor donna et que l'on réussit à nous l'acheter, pour du papier devant lequel le trésor français ne manquait pas de faire banqueroute, le Canada fut considéré comme à peu près découvert. Nous étions trente ou quarante mille Français «francs comme l'épée du roi.» Il y eut des écrivains gui s'occupèrent de notre sort,--les uns dans un bon esprit, les autres tout au contraire.

Cette existence qui avait des charma pour les fonctionnaires que l'on nous envoyait de Paris, cessa d'un coup, au lendemain de 1759. Soixante mille Français étaient retombés dans le néant, aux yeux de la France;--mais alors on patenta à Londres d'intrépides découvreurs qui exprimèrent le désir de commencer sur cette terre entièrement nouvelle une colonie de leur fabrique. En Angleterre on les crut, parce que le pays de Canada était désert. Il ne convenait pas de tenir compte de quelques sauvages ni des nombreux Français qu'on y avait trouvés lors de la récente découverte; On alla de ce train quelque temps, puis les affaires d'Europe s'altérèrent terriblement.

Nous arrivâmes à trois, quatre, cinq, six cent mille individus.

La révolution française, les guerres de Bonaparte, les affaires des Indes et de l'Algérie absorbaient tout. La vieille tradition d'oublier le Canada redevint toute puissante. De temps à autre, une clameur de nos Chambres d'Assemblées faisait dresser l'oreille. Ou allait même jusqu'à se proposer de voir ce qu'étaient devenus les gens partis des Trois-Royaumes pour le nord de l'Amérique, in that awful cold country; mais des complications politiques, des guerres, des intérêts «généraux» distrayaient constamment l'Européen de ce soin. Nous atteignîmes huit cent mille âmes françaises, à part deux millions d'Anglais.

La paix arrivée, on ne savait plus au juste dans quel, rhumb de vent se rencontraient nos «arpents de neige.» C'est lors que Napoléon III reprit l'oeuvre tentée par François Ier et nous envoya la Capricieuse. Cette dernière découverte fit grand bruit au Canada, mais pas du tout en France.

Depuis ce moment, il semble que l'Angleterre veuille revenir à ses premiers instincts. Il y a des journalistes à Londres qui ne se trompent que lorsqu'on leur demande si le Canada fait partie de la colonie du cap de Bonne-Espérance ou de la République Argentine. Il est fort possible que, cette fois, nous ne retombions pas dans l'oubli où, à tour de rôle, la France et l'Angleterre nous ont repoussés si souvent depuis plus de trois siècles. J'aime à croire que la liste des découvreurs du Canada est tout-à fait close, car nous sommes un million et demi de Français sur cette terre tant de fois perdue et retrouvée.

Reste à éduquer les écrivains des deux grandes nations qui ont envoyé leurs enfants dans nos parages. Puisque la presse est la quatrième roue du char de l'état, il est fort à désirer que nous puissions la voir tourner un peu à notre intention. Pour cela il lui faut revenir de loin!

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Dans un ouvrage qui a été beaucoup lu ces dernières années, M. Gustave Aimard s'est donné la peine de révéler l'existence de notre population: «Le Canada, dit-il, compte vingt-cinq mille habitants. Il en pourrait contenir le sextuple.» Six fois vingt cinq feraient cent cinquante mille:--c'est la population de la ville de Montréal! On pourrait aussi, par la même occasion, mentionner au moins un million de Canadien Français groupés dans une seule province, et deux ou trois millions d'Anglais, mais bah!

Un dictionnaire géographique, publié m Angleterre, nous informe que le Canada renferme à peu près sept mille âmes!

Passe pour un Français qui s'embrouille, dira le lecteur, mais les Anglais, qui ont ici leur pavillon, doivent être au fait de tout ce qui nous concerne.

Avant 1867, il y avait à peine quelques individus en Angleterre qui eussent des renseignements sur notre pays. On ne saurait croire jusqu'où l'ignorance a été poussée par moment.

En 1812, un homme d'Etat anglais proposa d'envoyer une escadre jusqu'au fond de l'Erié, pour balayer le littoral américain de ce lac. Il oubliait tout simplement la chute de Niagara. On le prit cependant au sérieux et des frégates partirent pour cette mission. Afin de ne manquer de rien à bord, on les avait munies d'appareils à purifier l'eau de la mer. Purifier l'eau des lacs canadiens, et franchir d'un bond le Niagara, deux bourdes qui me paraissent dignes de passer à la postérité la plus reculée.

Dans le même temps, on expédiait d'Angleterre à Montréal des planches de bois canadien pour les boiseries d'un bureau,--le tout accompagné d'outils, tels que maillets, coins, chevalets, établis etc., pour que rien ne manquât aux ouvriers. Il y aurait un volume à écrire sur les extravagances du commissariat anglais durant cette guerre. On dépensa pendant longtemps cinquante mille piastres par jour, dont une bonne partie pour des objets sans usage possible en ce pays, ou pour nous procurer ce que nous possédions en abondance.

Quelques années plus tard, on fit partir une frégate en destination du «lac Huron dans le Bas-Canada;» le pauvre capitaine ne put jamais se rendre là-bas autrement gu'en canot d'écorce, comme bien ou pense.

Il y a six ans, une dépêche du bureau Colonial de Londres invitait le gouvernement canadien à faire passer directement de Québec à Victoria, dans la Colombie-Anglaise, un envoi d'armes et d'effets militaires, au lieu de les expédier par mer. Le ministre anglais fut bien étonné lorsqu'on l'invita à consulter la carte. Il croyait sans doute que la Colombie se trouve au bout de la banlieue de Québec. S'il en était ainsi, la chemin de fer du Pacifique que nous nous proposons de construire serait raccourci de neuf cent lieues.

Les journaux ont raconté la surprise qu'éprouva un émigrant irlandais, débarqué à Québec muni d'une trentaine de livres de beurre, lorsqu'on lui fit voir qu'il pouvait se procurer ici la même denrée dans les prix doux; Le pauvre homme n'en croyait pas ses yeux; il avait entendu dire tout le contraire dans son pays.

On me répondra peut être que le moindre personnage de son comté ou de sa ville natale aurait pu le renseigner plus adroitement que de l'induire à emporter une tinette de beurre dans un voyage de quinze cent lieues.

Non pas! En Angleterre, dans les Trois-Royaumes comme partout ailleurs en Europe c'est chose excessivement rare qu'un homme tant soit peu renseigné sur le Canada, même parmi les fonctionnaires du gouvernement, parmi les ministres du culte, même parmi les journalistes! En maints endroits vous ne trouverez pas un individu qui nous connaisse seulement de nom. N'a-t-on pas vu paraître, il y a six ans, un livre, traité da philologie, signé d'un nom célèbre dans les universités britanniques, un livre où se lit le passage suivant: «Le mot Canaan, familier à tous ceux qui lisent la Bible, a été dénaturé par les savants du continent (d'Europe) qui font précéder leurs études de la langue des peuples de cette contrée par un récit abrégé de la prétendue découverte de ces mêmes peuples. Il ajoute que le découvreur en question fut un français, un nommé Cartier, et que ce pays n'est plus connu que comme le Canada. Cette corruption d'un nom aussi souvent cité dans l'histoire Sainte, est au moins étrange!»

Hé! brave homme de savant, vous avez du mérite, je le crois bien, mais votre imagination et votre ignorance sont de nature à vous mettre en brouille avec vos meilleurs amis. Le Daily Witness, de Montréal, n'a pu y tenir, il vous a renvoyé en la terre de Canaan avec sa botte la plus solide.

Qu'attendre de la masse du peuple, lorsque les sommités de la science et de la littérature en savent aussi long! Il nous viendra encore des tinettes de beurre à travers l'océan.

A propos du nom de notre pays, il existe une autre version. Ce serait Kannata, mot iroquois qui signifie: «Amis da cabanes.» Un auteur anglais ayant rencontré cette traduction, s'est empressé de la rendre en sa langue, et il ajoute: «l'étymologie de ce nom est bien propre à inspirer le patriotisme des Canadiens, car est-il rien de plus beau que ce nom de Canada qu'on ne peut prononcer sans éveiller le sentiment du foyer domestique?... «Le malheureux avait pris amas pour amour, et traduit en conséquence: Love of cabins. Amour de cabanes?

Voici un trait qui se rapproche assez du premier. Il servira à montrer combien cette ignorance est générale:

«Rien de plus étrange, me raconte le révérend Père X, rien de plus étrange que la manière dont je fis connaissance avec le nom du Canada. J'avais été destiné aux missions et j'attendais qu'on me désignât le pays vers lequel j'avais à me diriger. Lorsque la notification me parvint, je fus fort intrigué d'y lire le mot «Canada.» C'était pour moi un profond mystère. Je me rendis sans retard chez un ancien de notre communauté à qui je confiai mon embarras. Celui-ci me dit après un moment de réflexion: ce doit être une erreur,--on a voulu écrire Cana cependant, comme è'est vers la Terre-Sainte et que je ne connais aucune de nos missions de ce côté, vous feriez mieux de vous enquérir. Pour ce qui est de «Canada», cela ne signifie rien. J'étais assez perplexe, ajoute le Père; je trouvai enfin quelqu'un qui me dit vaguement qu'il existait un pays de ce nom, mais où était-il situé? c'était plus que l'on ne savait. Bref, je ne l'appris que de la bouche de notre supérieur, et encore sans trop d'explications sur la nature de la contrée. Du moment que c'était en Amérique, tout était bien, et je me mis en route, rêvant de cocotiers, de bananes, de palmiers, de singes, de perroquets, de crocodiles et d'orangers fleuris en plein janvier. Jugez de ma déception, lorsque je touchai terre.... sur dix pouces de neige!»

Au moins, mon révérend Père, chez vous l'on ne faisait point profession d'enseigner ces choses-là comme notre savant de tout à l'heure, et vous n'êtes point sans avoir fait savoir à nombre de vos compatriotes, depuis que vous êtes ici, ce que nous sommes et comment nous vivons, mais soyez certain que le monsieur en question ne se donnera point la peine d'y venir voir; il est trop content de son livre et trop occupé des nouvelles éditions qu'il en pourrait faire, sans les corriger. Et puis, d'ailleurs, s'il y venait nous le verrions commettre des exploits dans le genre de ce qui suit:

Il y a une série de gravures, faite en Angleterre, qui représentent des scènes de chasse et de pêche canadiennes. L'une d'elles nous montre deux sportsmen placés dans un canot d'écorce, assez bien imité d'ailleurs; l'un de ces braves est carrément assis sur le rebord du canot. Rien ne nous explique comment ils font pour ne pas chavirer, attendu qu'un canot d'écorce est aussi solide sur l'eau qu'une plume au vent.

Peut-être sont-ce là les touristes qui ont vu le Pont Victoria, «construction colossale dont une extrémité repose sur le rivage de Sarnia et l'autre aboutit à Portland dans l'état du Maine.» 7 Ou bien encore, ce sont ceux qui ont signalé le grand commerce d'exportation de laines qui se fait à Tadoussac, le lieu le plus aride et le moins peuplé du Canada.

Note 7: (retour) Distance de Paris à Marseille.

Pour ce qui est de Chicago, capitale du Canada; des serpents-sonnettes qui se rencontrent sur la montagne de Montréal; des pluies de longue durée qui rendent le séjour du Canada maussade, et autres nouveautés de cette espèce, la nomenclature en est longue et ne vaut pas la peine d'être lue.

L'ile Sainte Hélène, dit un voyageur qui visitait Montréal, rappelle la mémoire de Napoléon par le nom qu'elle porte, par le pic aride qui s'élève au milieu, et lrs ravins sauvages creusés dans ses flancs.

L'Ile est un bocage des plus jolis, le pic aride n'est qu'un monticule verdoyant aussi coquet que pas un des mamelons du Bois de Boulogne près Paris. Le nom de Ste-Hélène lui vient de la femme de Champlain, laquelle mourut il y a deux siècles et plus, sans avoir entendu parler de Napoléon.

Si vous allez en France, ami lecteur, et que vous ayez à mettre une lettre à la poste adressée à votre cousine qui demeure à Québec, le commis vous priera poliment de lui dire si elle doit être expédiée par la malle de Panama ou par la voie du Cap Horn.

Vous rencontrerez partout des gens qui ont lu plus ou moins de choses sur votre pays et qui penseront vous le prouver en s'écriant: «Tiens, vous êtes Canadien! vous voulez nous en imposer; pourquoi n'êtes-vous pas venu avec votre costume?» Alors, si le coeur vous en dit, vous avez carte blanche, narrez vos hauts faits dans les combats soutenus sur les bords du Saint-Laurent, contre les hordes féroces, mêlant Québec avec Pembina, la Colombie Britannique avec la Pointe-Lévis, nos lois criminelles avec le code iroquois. Tout cela est dans l'ordre dès que l'on parle du Canada.

Un Canadien qui s'embarquait au Havre pour revenir au pays, lia momentanément connaissance avec un employé chargé par quatre ou cinq maisons de commerce de surveiller l'expédition d'une centaine de ballots destinés au Canada. Apprenant d'où venait et où s'en retournait le voyageur, l'employé se montra tout de suite disposé à parler de cette lointaine contrée.

--Le Canada! ah, monsieur! c'est un rude pays que celui-là! De la neige, hein! quatre pieds, six, et parfois davantage. Avec ça un froid de trente-six loups, n'est-ce pas? On connaît ça!

--Je vois que vous y êtes allé.....

--Non pas! Je vous demande pardon. Saperlotte, vous n'y pensez pas! Il faut avoir été pris jeune.... j'ai cependant un ami qui en revient.

--Alors, vous savez ce qui en est, c'est tout comme si vous y aviez passé douze mois de calendrier.

--Je le crois bien! Figurez vous que mon ami à été cinq mois sans voir de visage blancs autres que les personnes du poste de traite où il séjournait.

--Bigre! et où donc ça, s'il vous plaît!

--Ah! voilà: c'est un nom anglais, qui m'échappe par conséquent, mais il y a le fleuve Makinsie.

--Parfaitement, le fleuve MacKenzie; c'est comme si vous me parliez d'un faubourg de Paris qui se trouverait à sept cent lieues du dôme des Invalides....

--Allons donc!

--Mais oui, s'il vous plaît. Et, du reste, avez-vous réfléchi à quoi ou à qui pouvait servir le contenu des ballots que vous embarquez en ce moment? Vous nous expédiez des étoffes de prix, des fleurs artificielles, des rubans, des soieries, des planches de modes, des livres, de la musique, des tapis, des draps fins, des faux cheveux, des bijouteries.... pour les ours blancs ou les renards argentés? Convenez que les deux bouts de votre géographie ne se joignent pas.

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En Angleterre et en France un livre qui parle du Canada est presque invariablement entaché de travers d'imagination.

Un écrivain dont le nom m'échappe, a vu à Montréal les Anglais habitant un côté de la rue et les Canadiens Français l'autre côté! Il a remarqué aussi que les Canadiens Français épousent généralement des Sauvagesses, mais il ne dit point d'où elles peuvent venir. De la Patagonie, probablement.

Pour le lecteur européen, il résulte de ces étranges narrations que tout notre pays est encore à l'état sauvage et que l'on n'y rencontre ça et là que des comptoirs de traite, et les pelleteries et la morne se disputent la préséance. Longtemps, nous avons enduré ces piqûres d'épingle, avec l'espoir que les communications se multipliant entre l'Europe et l'Amérique, on mettrait un terme à ces inconvenances,--mais rien n'y fait,--on croirait au contraire que le mal va empirant, pour fournir de la pâture à la petite presse des grandes villes d'Europe.

Nous ne le savons que trop, l'imagination des peuples de l'ancien monde a été nourrie d'un seul et même enseignement à notre sujet: nous habitons une contrée barbare aride, inabordable et nous valons tout juste un peu mieux que les Sauvages au milieu desquels nous sommes disséminés. Voilà ce qui a été imaginé et ce que l'on croit. Hors de là, point d'explication à tenter. Depuis l'époque où les Espagnols, dit-on, ayant abordé dans le golfe Saint-Laurent, à la recherche des mines d'or s'en retournèrent désappointés en murmurant Aca nada,--«rien ici,»--les curieux d'outremer se sont amusés à répéter ce refrain, qui honore leur clairvoyance: rien ici Rien c'est-à-dire si peu que rien. Notre bilan est fait et déposé.

Malte Brun écrivait en 1817: «La civilisation naissante semble encore une planta étrangère dans le Canada,» Qu'est-ce que le cher homme en connaissait? Rien du tout, évidemment; cette phrase le prouve. Cette singulière idée de vouloir nous assimiler aux Sauvages provient uniquement de i'ignorance: «j'ignore ce qu'est et ce que fut le Canada; par conséquent c'est un pays non encore civilisé.» Tel est le raisonnement que certains écrivains font à leur propre insu. De là à nous envoyer des découvreurs, il n'y a qu'un pas.

Nous autres, peuples, de naissance américaine, nous savons combien les Européens sont riches en préjugés. Cette maladie les pousse tantôt à des dénigrements bouffons, tantôt à admirer des choses qui sont ridicules et sans valeur. A force d'agir d'après les idées préconçues on ne tient plus compte des faits, que dis-je? on ne prend pas même la peine de savoir s'il existe des faits.

M. Morin vient de raconter que les universités américaines sont les pépinières où se recrutent les prêtres du Canada, et que nos voisins envoyent des religieuses jusque dans le nord-ouest. Comme cet auteur sera chagrin, s'il apprend jamais qu'il fallait dire tout autrement! C'est nous qui fournissons des prêtres, des missionnaires, des religieuses aux Etats-Unis et aux territoires du nord-ouest. Les Canadiens-Français sont partout sur ce continent à l'avant garde de la civilisation. A nombre égal il n'existe peut-être aucun groupe de la famille humaine qui possède une aussi forte mesure d'instruction que notre peuple. De là vient que les pays avoisinants tirent de chez nous un si grand nombre de prêtres et de religieuses, au lieu de nous en fournir.

H. Rameau, l'un des rares amis que nous comptons en Europe, nous répète que notre souvenir est perdu en France, «non seulement il y a trop peu de gens ici qui s'intéressent à notre vieille colonie, mais il faut même avouer que le nombre des gans qui là connaissent est encore plus restreint qu'il ne serait raisonnable de le supposer.»

Aussi, comme le Figaro, de Paris, était bien dans son rôle, l'autre jour, lorsqu'il annonçait à la France étonnée que «Mademoiselle Emma Lajeunesse (l'Albani) est d'origine française, quoique née à Montréal.»

Ce quoique est à croquer. Est-ce que M. de Villemessant nous prendrait, lui aussi, pour des Sioux? lui, le champion du fils des rois de France que nous avons si bien servis!

--Tiens! dira le lecteur du Figaro, elle est née au Canada. En effet, nous avons des compatriotes en ce pays-là.

--Pardon, peut-être autrefois, dira un second lecteur plus attentif. Voyez la phrase, il y a: quoique née à Montréal.

--C'est vrai! J'eusse dû y songer. Il ne doit plus y avoir par là que des Sauvages et des comptoirs anglais.

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Ce n'est pas tout pour quelques écrivains que d'ignorer le premier mot des choses dont ils parlent, il faut encore qu'une fois mis eu face de la preuve contraire, ils inventent des contes à dormir debout, uniquement pour satisfaire la curiosité des lecteurs qu'ils ont formés à leur image, c'est-à-dire ignorants et brouillés avec le sens commun. Admirons M. Pavie qui, après avoir passé près du «fort Berthier ou Sorel» 8 veut nous faire croira que les Canadiens naïfs lui ont demandé «si France est une ville plus belle que Québec, et si la route la plus courte pour aller à Rome n'est pas de passer aux Illinois et à Mexico.» Que dirait M. Pavie s'il savait que la moitié de nos hommes du peuple connaissent par coeur la carte de l'Amérique et qu'ils en savent plus long sur la France que la plupart des professeurs de l'ancien monde ne pourraient en dire au sujet de n'importe quelle contrée éloignée.

Note 8: (retour) Ce sont deux villes situées à deux lieues l'une de l'autre, étant séparées par les îles du lac Saint-Pierre.

Le plus hardi de toute cette engeance est M. Oscar Commettant. Il affirme avoir parlé (en 1860) à des paysans canadiens qui lui ont demandé avec intérêt des nouvelles du roi Louis XIV et de madame de Maintenon et qui ont témoigné beaucoup d'attendrissement en apprenant qu'ils étaient mort l'un et l'autre.

Ah! M. Emile Chevalier, vous que le Siècle, proclame «une autorité en matières américaines,» que vous avez dû être bien aise, si vous avez lu ce passage, en tout point digne de vos impayables romans canadiens!

Autre absurdité, signée, celle-ci, d'un beau nom littéraire, «Resté fidèle à la France, le paysan canadien n'a point pardonné à la politique de ce temps (le règne de Louis XV) et, personnifiant dans un mot cette politique désastreuse, accuse encore aujourd'hui la Pompadour.»

Nos paysans n'accusent la Pompadour, ni ne regrettent madame de Maintenon, attendu qu'ils ne les connaissent d'Adam ni d'Eve. Ils sont, en cela, aussi savants que ce journaliste parisien qui se trouva incapable de comprendre la réponse à lui faite par l'honorable J. E. Turcotte.

De quel département êtes-vous, monsieur Turcotte?

--Je suis d'une province que madame de Pompadour a biffée de la carte de France.

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M. Antony Trolloppe a écrit, il y a une vingtaine d'années: «A Montréal et à Québec, les Canadiens-Français sont tous porteurs d'eau ou scieurs de bois.»

Nous avons vu des voyageurs, passant à travers le Canada par occasion, écrire à leurs amis d'Europe des ineffabilités, comme de prendre une piste de raquette pour celle d'un animal aux proportions gigantesques, ou de parler des orignaux que l'on tue en abondance sur le Saint-Laurent entre Québec et Montréal.

M. Napoléon Bourassa, étant à Rome, vit son hôte entrer un matin dans sa chambre, la ligure rayonnante de plaisir:

--Je viens, monsieur, vous annoncer une bonne nouvelle.

--Tant mieux, tant mieux! dit M. Bourassa, de quoi s'agit il?

--Nous avons, depuis hier soir, un de vos compatriotes.

--Ici même?

--Oui, monsieur: je l'ai mis en face de vous, au numéro 30.

--Bien obligé de l'intention, je cours le voir.

Et M. Bourassa se hâte d'aller frapper au numéro 30. Une voix répond de l'intérieur, il pousse la porte et se trouve en présence... d'un Mexicain!

L'Européen vend des marchandises à tous les pays, mais il ne connaît pas la géographie.

L'Italien se faradase, mais il ne connaît pas la géographie.

L'Espagnol a découvert la moitié de l'univers, mais il ne connaît pas la géographie.

L'Allemand réclame toute terre que foule un pied Teuton, mais il connaît que la géographie de l'Europe, laquelle il travaille à refaire pour son compte.

Cependant il arrive ça et là que l'on nous «découvre» encore, et que l'on s'en vante.

Nous avons vu passer au milieu de nous, en gants beurre frais, le lorgnon à l'oeil, la badine au bout des doigts, la jambe mince et leste, quelques jouvenceaux des coulisses du théâtre ou du journalisme parisien, occupés à nous étudier. Ces étonnants produits du terroir où fleurit le cancan, voient ici des choses neuves; ils font des Canadiens-Français une race de nains, à la peau noirâtre, en proie à des maladies fiévreuse, --une classe de crétins,--tandis qu'à leurs yeux les Anglais, les Ecossais, les Irlandais qui nous entourent sont des hommes d'une taille superbe, au teint clair et animé, jouissant d'une santé de fer, et par dessus tout intelligents en diable 9. Comme c'est agréable pour nous de lire des drôleries de cette espèce, écrites par des célébrités de la presse de France! Il y a toujours à point des revues et vingt journaux pour faire l'éloge du voyageur,--j'allais dire découvreur. Je me demande lequel des deux est dégénéré, ou du colon canadien (qui n'est pas du tout semblable au portrait qu'on fait de lui) ou de l'homme de lettres qui commet des noirceurs semblables.

Note 9: (retour) Lisez Davergier de Hauranne.

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Si parfois la note joyeuse se mêle aux commentaires qui nous échappent en lisant ces inconcevables récits, de telles erreurs ne laissent pas de nous causer une impression pénible par la révélation si complète, si peu encourageante de ce que l'on débite sur notre compte, particulièrement en France, où notre souvenir ne devrait pas être perdu ou dénaturé à ce point,--quand ce ne serait que par respect pour notre fidélité aux traditions de l'ancienne mère-patrie. Les causes les plus évidentes de ces erreurs sont de trois sortes: celle qui provient du besoin que de tous temps ont éprouvé les voyageurs de raconter des sornettes sur les pays lointains; celle qui a pour principe la folle admiration dont l'Europe s'est éprise pour les Etats-Unis, et celle qui repose sur la parfaite ignorance que notre longue séparation du vieux pays de France a fait naître à notre sujet. A ces trois causes s'en rattachent naturellement encore plusieurs autres de moindre importance, qui, cependant, n'ont pas peu contribué à nous faire ce que nous sommes aux yeux des Européens, lesquels n'ont jamais pu se persuader qu'en dehors de leur continent les rameaux des familles transplantées aient su retenir le caractère propre à chacune d'elles; il ne veulent voir dans le colon d'Amérique, par exemple, qu'un être nécessairement dépourvu dans une certaine mesure de la valeur intellectuelle et physique de ses ancêtres.

Cette idée, absurde au suprême degré, devrait, me dira-t-on, disparaître devant l'évidence des faits.

Oui, si les colonies étaient connues de l'Europe, mais elle ne le sont pas, et le Canada moins que les autres.

Pour ne parler que des derniers trois-quarts de siècle, les Français, Chateaubriand en tête, ont popularisé un Canada imaginaire, fermé par les glaces, éclairé par les aurores boréales, peuplé d'ours blancs, d'Indiens et de renards bleus.

D'autre part, il est arrivé que notre longue séparation de la France nous a privés de défenseurs pour réfuter ces contes et remettre l'esprit public sur la bonne voie à notre égard. Qui ne dit mot consent, selon le proverbe. Un si profond silence devait servir à nous confondre. C'est ce qui est arrivé.

Nous avons vu dans leur cabinet d'étude des savants de grande réputation des savants qui sont décorés, payés, honorés, révérés et qui, en somme, sont aussi peu clairvoyants que les petits crevés de tout à l'heure.

Nous savons comment ils raisonnent sous le linon vert de leur abat-jour, pour parvenir à prouver que nous sommes des Sauvages. Les uns disent blanc, les autres disent noir, au commencement,--ce qui ne les empêche pas de s'accorder en fin de compte. Ils s'accordent si bien que, après avoir lu leurs livres, on se dit avec un certain embarras dans l'esprit: «Serait-il possible que nous fussions dégénérés? On le prouve, hélas! Voilà des arguments irrésistibles--c'est un enchaînement de raisons qui ne supportent pas l'ombre du doute; c'est serré, profond, pensé, médité, travaillé, savant, pour tout dire,--cela doit porter la conviction partout.... Il est bien malheureux que ce soit si creux et si faux!»

On comprend à peine la persistance que mettent certains voyageurs à fortifier ces fausses impressions. Partis d'Europe avec un plan de livre tout préparé, ils ne peuvent se décider à parler ou à écrire selon la vérité qui leur apparaît dans le cours du voyage. Ils prennent, par ci par là, quelques traits qui s'adaptent assez bien au plan arrêté d'avance; ils ferment résolument les yeux sur tout le reste. Je pourrais nommer plusieurs écrivains célèbres,--et M. de Tocqueville tout le premier,--qui ont travaillé, sans avoir l'air de s'en apercevoir, d'après cette synthèse à rebours.

Nous avons aussi, je crois, la permission de demander aux faiseurs de livres qui nous visitent, pourquoi ils ne fréquentent pas nos cercles élevés ou simplement instruits et pourquoi ils se plaisent pour la plupart à ne faire parler chez nous que les seuls gens du peuple, où ils rencontrent tant bien que mal des «nouveautés» qu'ils s'empressent de mettre sur le compte des Canadiens en général. Ce n'est pas de la sorte que nous visitons l'Europe.

Autre désagrément:

Le musée de Versailles possède depuis plus d'un siècle une collection d'objets divers venant des Indiens du Canada. M. Dussieux faisait remarquer récemment qu'elle a servi à l'instruction de quelques princes français. La belle instruction, en vérité! Ces bons princes ignoreront peut-être toute leur vie que les arcs, les flèches, les calumets et le colliers de porcelaine sont aussi rares au Canada qu'à cent arpents du musée de Versailles. Si encore on avait composé dans les autres musée de France un département canadien moderne,--mais rien de tout cela n'existe. Quelqu'un qui s'aviserait d'étaler près de cette collection sauvage le code civil du Bas Canada, une liasse de nos journaux, notre dernier recensement, et un certain nombre d'oeuvres littéraires du crû canadien, passerait à coup sûr pour un mauvais plaisant. Ce n'est pas de sitôt que le vrai Canada sera accepté en France.

M. Dussieux s'est beaucoup occupé de notre histoire, mais il ne paraît pas avoir «vécu» longtemps à Québec après la mort de Montcalm......

Il ne faut pas s'arrêter au mot de la maîtresse de Louis XV, qui disait: «Le Canada est perdu; enfin le roi dormira tranquille!»

Nous n'avons pas dormi, nous, et nous espérons bien réveiller un peu nos parents éloignés qui n'attendent pas le retours de leurs gens.

Pauvre petite colonie, il ne reste pas même un souvenir de toi dans l'esprit des hommes éclairés de ton ancienne mère-patrie! Monseigneur Dupanloup, dans ses lettres aux jeunes gens sur la haute éducation, leur conseille de lire l'histoire de la race française répandue dans tous les pays du monde. Les moindres comptoirs des colonies françaises y sont mentionnées. Pas un mot de l'histoire du Canada!

Et pourtant, nous sommes ici plus d'un million de Français qui n'avons pas perdu le souvenir du vieux pays et que cette indifférence attriste doublement, car nous possédons le respect des ancêtres et notre histoire écrite ne serait déplacée dans la main de personne!

Le passage des zouaves canadiens à travers la France, leur conduite admirable dans la dernière guerre de Rome et les voix éloquentes qui se sont élevées de la chaire et de la tribune pour exalter ce nouveau peuple chrétien, révélé tout-à-coup aux yeux de l'Europe oublieuse, n'imposent ni le respect ni le sentiment fraternel si ordinaire chez une même race. Les uns jugent qu'il est convenable d'exploiter cette veine inattendue, et de nous faire poser pour la décrépitude, pour l'énervement, pour la saleté devant ces pauvres sots de boulevardiers! Les autres, tout surpris, se demandent, depuis des mois, où sont éclos ces Français qui ont si bonne poigne et qui tiennent à leur opinion?

--Dans la province biffée de la carte de France par madame de Pompadour!

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Cet article n'est qu'une ébauche. Il faudrait, pour le rendre intéressant, y traiter avec patience les points relatifs à la langue que nous parlons, au climat, à la constitution physique et aux moeurs des Canadiens-Français.

A côté de l'ignorance qui nous maltraite et de l'oubli qui nous chagrine, il y a des écrivains, en France et en Angleterre, dont les ouvrages nous font plaisir à suivre et qui rachètent bien des impressions pénibles Je ne veux pas fermer ce livre sans les en remercier, tout en m'excusant de ne les avoir pas cités.



IROQUOIS ET ALGONQUINS


Notre dessein, dans les lignes qui vont suivre, est de dresser d'une manière succincte le tableau des changements connus qui se sont opérés dans la possession du Canada par les différentes races de Sauvages, avant la fondation de la colonie.

La plupart de nos arguments sont empruntés aux historiens. Nous nous bornons à les répéter ici en les dégageant des récits au milieu desquels ils se rencontrent le plus souvent. Cet aperçu sera facile à consulter pour quiconque n'a pas eu occasion de faire sur ce sujet des recherches un peu suivies.

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Aussi loin que Ton peut remonter, c'est-à-dire au quinzième siècle, les vallées du Saint-Laurent et de l'Ottawa étaient occupées par deux grandes races parlant chacune sa langue propre: la race Iroquoise et la race Algonquine.

Elle se subdivisaient en de nombreuses tribus portant des noms particuliers 10.

Note 10: (retour) Ferland, Cours d'Histoire du Canada, vol. I, p. 95.

Les Algonquins habitaient le long de la rivière Ottawa, que les Français désignèrent longtemps sous le nom de rivière des Algonquins.

Ils avaient non seulement la rivière Ottawa et les terres qui la bordent, mais leurs courses pouvaient s'étendre facilement d'un côté vers le lac Huron et la baie Géorgienne, et de l'autre à la hauteur des terres où l'Ottawa, le Saint-Maurice et le Saguenay ont leurs sources communes. Ces peuples chasseurs devaient, en effet, se répandre sur une grande étendue de pays.

La tradition des Agniers, tribu iroquoise, porte que le pays des Algonquins était situé à cent lieues à l'ouest des Trois Rivières 11. Nous savons que dans les premiers temps des Français, l'Ile des Allumettes, sur le haut de l'Ottawa, était regardée comme le quartier-général des Algonquins, et que d'ordinaire l'on désignait un certain nombre de ceux-ci sous le nom de gens ou Sauvages de l'Ile pour signifier que leur demeure était en cet endroit.

Note 11: (retour) Faillon, His. de la c. f. vol. I, p. 526-7.

Au 15ième siècle les Iroquois possédaient les Trois-Rivières et Montréal 12. Le lieu de leur rendez-vous le plus ordinaire paraît avoir été le lac Saint-Pierre. Ce territoire assez restreint leur suffisait, parcequ'ils menaient une vie sédentaire.

Note 12: (retour) Oeuvres de Champlain, 1870, p. 391, 2ième note.

Avant d'occuper les rives du Saint-Laurent, les Iroquois avaient vécu dans l'Ouest selon ce que rapportaient leur vieillards 13. Cela donnerait à supposer que les Algonquins, suivant, la même marche, de l'ouest à l'est, vinrent après eux et s'arrêtèrent juste au confins ouest des territoires iroquois, sur l'Ottawa.

Note 13: (retour) Mémoire de Nicolas Perrot, publié en 1864, p. 9.

Les Iroquois étaient les premiers orateurs Sauvages; ils déployaient parfois assez d'esprit et de science d'argumentation pour déconcerter les Européens instruits. On les nomme Iroquois, parcequ'il terminaient leurs harangues par le mot hiro: j'ai dit. Parmi les nations sauvages, on les nommait Toudamans.

Entre les deux races existaient des différences marquées, quant au caractère, au tempérament, aux moeurs et coutumes, ce qui peut fortifier l'opinion déjà émise de l'arrivée des Algonquins dans cette partie du monde à une autre époque que celle où les Iroquois y sont venus.

Nous avons déjà dit que leur langage était différent l'un de l'autre, autant, par exemple, que le grec et le latin.

Connaissant l'humeur et les moeurs pacifiques des Iroquois dans l'origine, et la jactance et les dispositions querelleuses des Algonquins, nous pourrions conjecturer que ces derniers ont dû se rendre au Canada, après avoir traversé le continent de l'ouest à l'est les armes à la main, tandis que les Iroquois y avaient été attirés, avant eux, par le besoin de se soustraire au voisinage de quelque peuple de l'ouest, incommode ou conquérant.

Si toutes les nations sauvages du Canada sont venues du côté du soleil couchant, nous croyons que notre hypothèse est assez juste; si au contraire les races algiques proviennent directement de l'Europe, par la voie de l'Atlantique, elle tombe d'elle-même. Ces deux opinions sont aujourd'hui en présence; il paraît bien difficile de dire de quel côté penchera l'histoire.

Les tribus iroquoises, peu belliqueuses d'abord, mais qui devaient finir par porter la terreur et la dévastation sur presque toua les points de l'Amérique du nord, cultivaient la terre et dédaignaient la Chasse. Elles vivaient réunies en villages ou bourgades. On comprend qu'il résultait de ces dispositions naturelles des individus une forme de gouvernement plus stable, mieux ordonné» exerçant plus d'empire que chez les races moins sédentaires; aussi l'autorité des chefs et des Conseils était elle grande parmi les Iroquois. Ce germe se développa à la faveur des événements dont nous allons dire un mot, devint le nerf du redoutable pacte fédéral des cinq nations iroquoises. Quant au caractère de la plupart de ces tribus, il est célèbre par ses fourberies. Les Iroquois en général étaient doués d'une imagination vive et d'un tempérament passionné.

Les Algonquins offraient à peu près tous les traits opposés. Ils s'adonnaient à la guerre et à la chasse, conséquemment à une vie nomade. Leur mode de gouvernement s'en ressentait; on peut même dire qu'en dehors du pouvoir déféré au chef de chaque famille, il n'existait point d'autorité dans la nation, et par suite très-peu d'ensemble dans la conduite des affaires publiques. Fiers de leur indépendance exagérée, possédant une intelligence sinon faible, du moins ordinaire, habitués à porter les armes et à mépriser le travail, ces Sauvages se croyaient les maîtres de la contrée, et ils ne perdaient aucune occasion de témoigner leur mépris aux Iroquois et de les molester 14. On ne saurait douter que les Iroquois aient habité les bords du fleuve.

Note 14: (retour) Mémoire de Nicolas Perrot, p. 9. Ferland, Cours d'Histoire, vol. I, p. 95.

Nicolas Perrot dit positivement: «Le pays des Iroquois était autrefois le Montréal et les Trois-Rivières.» Le Père Le Jeune: «Voyageant de Québec aux Trois Rivières, les Sauvages m'ont montré quelques endroits où les Iroquois ont autrefois cultivé la terre.» (Relation 1635, p. 46).

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Voici comment est rapportée l'origine des guerres entre les deux races:

De jeunes Iroquois, invités par un parti de jeunes Algonquins fanfarons à les suivre à la chasse, furent assez heureux pour les surpasser et abattre plus de gibier que ces chasseurs. L'amour-propre des Algonquins s'en trouva froissé. Ce fut la cause d'une série de différends qui aboutirent à la guerre ouverte.

La supériorité des Algonquins dans les armes se manifesta dès les premières rencontres; il ne paraît pas non plus qu'ils aient éprouvé d'échecs considérables dans le cours de cette première guerre. Ayant vaincu aisément les Iroquois, ils s'emparèrent de leur pays.

Le témoignage de Bacqueville de la Potherie n'est pas sans importance en cette matière comme en nombre d'autres. Il dit qu'après leur défaite «les Iroquois rongèrent leur frein. Au printemps suivant, ils retournèrent dans leurs premières terres qui étaient aux environs de Montréal et le long du fleuve en montant au lac Frontenac (lac Ontario)» 15.

Note 15: (retour) Histoire de l'Amérique Septentrionale, vol IV, p. 258.

Peut-être s'agit il ici non de toute la race iroquoise, mais de quelques tribus (les Hurons?) qui auraient réussi à reprendre possession de leurs terres, comme nous le verrons par la suite.

Toutefois, s'il s'agit de la race entière, ils ne restèrent pas longtemps dans les environs de Montréal, car il est certain qu'ils se retirèrent vers le lac Erié, d'où une nation du voisinage les chassa presque aussitôt. Ils se réfugièrent sur la rive Est du lac Ontario, de manière à s'étendre sur le lac Champlain, aux sources de la rivière Sorel, dont l'embouchure leur ouvrait une porte en plein lac Saint-Pierre, entre les Trois Rivières et Montréal 16.

Note 16: (retour) Mémoire de N. Perrot, p. 10-12. Ferland, Cours d'Histoire, vol. 4, p. 46.

Il n'est guère possible de préciser l'époque où commença cette division entre les deux races; mais tout nous porte à croire qu'elle eut lieu vers le temps (1492) où Christophe Colomb découvrit l'Amérique, ou même un peu plus tard.

Les Houendats (plus tard les Hurons), forte tribu iroquoise, paraissent avoir cherché les premiers à reprendre possession du pays perdu. Ils battirent la tribu algonquine des Onontchataronnons (plus tard la tribu de l'Iroquet) qui s'était installée sur l'île de Montréal. Cela dut avoir lieu entre 1500 et 1530 à peu près.

La tribu de l'Iroquet prétend, disent les Relations des Jésuites, avoir occupé l'île de Montréal et les terres qui sont du côté de Chambly et de la ville de Saint-Jean.

«Voilà, disait en 1644 l'un de ces Sauvages, voilà où il y avait des bourgades très peuplées. Les Hurons, qui pour lors étaient nos ennemis, ont chassé nos ancêtres de cette contrée. Les uns se retirèrent vers le pays des Abénaquis (le Nouveau Brunswick) d'autres allèrent trouver les Iroquois et une partie se rendit aux Hurons mêmes et s'unit à eux.» 17

Note 17: (retour) Relations, 1642, p. 38; 1646, p. 84.

«Les Hurons qui alors étaient nos ennemis,» cela ne donne-t-il pas à penser qu'il s'agit d'une époque antérieure à la découverte du Canada? Nous ne connaissons aucune circonstance qui nous permette de supposer que les Hurons furent en armes et luttèrent avec avantage contre des tribus de la nation Algonquine. Il est vrai que l'orateur dont les paroles viennent d'être citées ajouta que son grand-père avait cultivé du blé-d'inde dans l'île de Montréal, mais comme les Sauvages ne remontent point au delà d'une trentaine d'années sans embrouiller toute la chronologie, et que le mot grand-père s'applique aussi bien dans leur bouche à un ancêtre éloigné qu'à un simple aïeul, ce témoignage ne saurait suffire pour fixer la date de la conquête de Montréal par les Hurons.

La haine du nom algonquin et l'espoir de reconquérir leur ancienne patrie réveillèrent le génie des Iroquois. Ils apprirent à faire la chasse et la guerre, à conduire habilement des expéditions, à harceler sans cesse l'ennemi dans ses marches, dans ses retraites et dans ses campements. Ils se révélèrent enfin sous un jour nouveau.

Ils se donnaient le nom de Hottinonchiendi qui signifie cabane achevée. Leurs forts étaient en effet les mieux construits au point de vue de la solidité et des besoins de la guerre.

L'ordre qui régnait ordinairement dans leurs affaires publiques se consolida, prit les formes de véritables lois et contribua pour beaucoup au succès de leurs armes.

Lorsqu'au bout de quelques années ils reparurent sur le grand fleuve, les Algonquins virent qu'ils allaient avoir sur les bras un ennemi qui ne serait plus à mépriser.

La plupart du temps, les maraudeurs iroquois se contentaient de «faire coup» sur un campement, puis il se retiraient avec adresse dès que les Algonquins se montraient en nombre. Le lac Saint Pierre, avec ses îles et son étendue, offrait un refuge aux flottilles de guerre, comme aussi des points de repère et des embuscades toutes préparées.»

Avant l'arrivée de Jacques Cartier, les Iroquois descendaient ainsi la rivière Sorel, qui porta longtemps leur nom, étendaient leurs ravages jusque dans le bas du fleuve, au delà de Québec. Les premiers navigateurs qui visitèrent le Canada les connurent sous le nom de Toudamans que leur avait imposé les autres nations sauvages. Le mot Iroquois dont on se sert à cette époque, paraît désigner le principal groupe, et Toudamans une tribu de cette nation.

Par la terreur que répandaient les Toudamans, on s'explique l'absence de villages que le découvreur du Saint-Laurent remarqua entre Montréal et Achelaï, près des rapides du Richelieu, à mi-chemin entre Québec et les Trois-Rivières.

Le mot Toudamans semble être une corruption de Touan louabs, Tsoundouans 18. «Les Toudamans furent plus tard connus sous le nom d'Iroquois 19

Note 18: (retour) Note de M. l'abbé Laverdière.
Note 19: (retour) Ferland, Cours d'histoire, vol. I, p. 35.

Jacques Cartier parle des Toudamans, gens du sud, qui menaient la guerre aux sauvages de Québec et poussaient leurs courses jusqu'au golfe.

La carte de Lescarbot (1609) place les Toudamans sur la rive sud du fleuve entre Québec et les Trois Rivières. Cependant, cet auteur n'ayant jamais visité le fleuve, il ne faut pas attacher trop d'importance à sa carte. Les mots «gens du sud» dont se sert Cartier, et ce que nous savons du site où étaient les cantons iroquois, nous donnent l'assurance que ce ne pouvait être entre Québec et les Trois Rivières, mais bien en haut de la rivière Sorel, comme nous l'avons dit. Du reste, cette même carte de Lescarbot indique la rivière Sorel sous le nom de rivière des Iroquois, et quelque part vers Saint-Hyacinthe sont placés des campements avec le mot Iroquois. Sans être très correct, Lescarbot est encore un bon guide ici.

Les sauvages visités par Cartier à Hochelaga, avaient des habitations à la mode iroquoise. Les mots recueillis chez eux ea cette occasion, sont des mots iroquois. Or, comme il paraissent avoir été entièrement détachés des Toudamans qui faisaient la guerre aux Algonquins de Québec, l'on peut voir en cela une preuve que toutes les tribus iroquoises n'avaient point été chassées d'abord par les Algonquins ou que l'une de ces tribus avait réussi à reprendre possession du haut du fleuve: c'est la tradition des Onontchataronnons rapportée plus haut.

De la relation de Cartier et des récits des Sauvages, l'on peut inférer qu'une partie des Hurons, après avoir chassé les Onontchataronnons ou Iroquets, était resté avec quelques-uns de ces derniers dans l'île de Montréal et y avait établi la bourgade que les Français trouvèrent, au pied de la montagne, en 1535. Plus tard, les Hurons, harcelés par les Algonquins, ou peut être par les Tsonnontouans et les Agniers, alliés à une forte escouade d'Iroquets, se seraient vus forcés de se replier sur les territoires du Haut Canada 20.

Note 20: (retour) Ferland, Cours d'Histoire, vol. I, p. 47.

C'est de cette manière que le peuple de langue huronne iroquoise que Cartier avait visité, disparut de l'Ile entre 1535 et 1608.

Au temps de Cartier, les Toudamans (ou Tsonnontouans) figurent seuls du côté des Iroquois.

Pendant la seconde moitié du même siècle, 1650-1600, la lutte se fait entre les Algonquins et les Agniers principalement 21.

Note 21: (retour) Relation des Jésuites, 1660, p. 6.

Il faudrait donc croire que les Tsonnontouans d'abord et les Agniers ensuite soutinrent les premiers la guerre de représailles contre les Algonquins, sans parler de la reprise de Montréal par les Hurons avant la découverte de Jacques Cartier.

La rivière Sorel s'appelait rivière des Agniers, nation iroquoise, du temps de Sagard (vers 1625) 22.

Les Houendats ou Hurons, dont les instincts pacifiques s'accommodaient mal du régime guerrier adopté par presque toutes les tribus de leur race, semblent s'être tenus à l'écart du principal groupe iroquois, à partir du temps où ils furent forcés de quitter l'île de Montréal, ce qui eut lieu, selon les apparences, quelques années après le départ de Jacques Cartier et de Roberval, du Canada. Ils allèrent habiter les terres qui sont entre le lac Simcoe et la baie Géorgienne, la partie la plus fertile de la province d'Ontario. Ils conservaient la tradition Iroquoise en ce qu'ils se livraient à l'agriculture et négligeaient non seulement la guerre, mais aussi la chasse 23.

Note 22: (retour) Sagard. Histoire du Canada, p. 174.
Note 23: (retour) Ferland. Cours d'histoire, vol. I, p. 95.

Un passage de la relation de Champlain 24 fait supposer que la grande guerre commença vers 1550. On voit aussi par les auteurs cités au présent articles, qu'il dut y voir à l'époque en question un redoublement d'entreprises de guerre de la part des Iroquois Agniers et de la tribu algonquine de l'Iroquet alliée aux Iroquois.

Les Algonquins se regardaient comme les propriétaires du site actuel de la haute ville des Trois Rivières, et, pour y résister aux attaques des Iroquois, ils avaient bâti un fort sur le tertre que nous appelons le Platon 25.

Note 24: (retour) Oeuvres de Champlain, p. 1032.
Note 25: (retour) Relation, 1634, p. 12.

Les Iroquois, offusqués de cette manifestations de résistance, l'emportèrent d'assaut et le rasèrent à fleur de sol. En 1635, le Père Le Jeune dit en avoir vu les bouts de pieux restés dans la terre et encore noircis par le feu dont on s'était servi pour les détruire. Nous ne saurions dire quand eut lieu cet événement.

Les Trois Rivières étaient occupées par des partis de chasse et de pêche appartenant à la race algonquine, qui s'y succédaient au caprice des événements. Ce lieu se trouvait le plus exposé aux attaques des bandes iroquoises, à cause de sa proximité du lac Saint Pierre et de la rivière Saint Maurice où se cachaient les ennemis. Toutes les traditions des Sauvages s'accordent à dire que nul endroit du cours du fleuve n'était plus aimé ni autant fréquenté. Il n'y en avait probablement pas qui fussent plus souvent témoins des drames barbares qui se jouaient entre les Toudamans et les Algonquins, puisque sa position semble le désigner comme le champ de bataille des deux races. La chasse et la pêche y abondaient prodigieusement et en faisaient un rendez-vous général. Longtemps après la fondation de Québec, et en dépit des instances que les gouverneurs et les missionnaires firent pour les détourner de leur coutume de séjourner aux Trois-Rivières, les Algonquins et plusieurs familles de Montagnais y restèrent attachés.

L'épisode suivant est un tableau fidèle des combats des Sauvages. On peut en reporter la date à l'année 1560 26, autant qu'il est possible de s'en assurer.

Note 26: (retour) Maurault, Hist. de Abénaquis, p. 334.

La tribu de l'Iroquet, déjà mentionnée, était de race algonquine; cependant elle s'était en partie séparée de sa nation, comme on l'a vu, et lui faisait la guerre, de même que certaines tribus (les Hurons, par exemple) de la race iroquoise s'allièrent plus tard aux ennemis des Iroquois.

Un jour qu'un grand nombre de guerriers de l'Iroquet se présentaient devant les Trois-Rivières, les Algonquins s'avisèrent d'employer un stratagème qui leur réussit. Le gros des Algonquins se cacha dans les bois qui bordaient la rivière Bécancour à quelques centaines de pas de son embouchure, laissant quelques canots en vedette sur le fleuve dans la position qu'on leur donne à la pêche. Cs qui avait été prévu arriva. Les Iroquets se lancèrent sur les pécheurs isolés, lesquels prirent la fuite vers la rivière, en poussant des cris da désespoir. Derrière eux arriva toute la flottille ennemie, sans se douter du danger où elle courait et croyant tenir une proie facile. L'embuscade avait été si bien préparée que presque tous les coups eurent de l'effet. Une première et une second décharge de flèches abattirent beaucoup de monde du côté des Iroquets, et avant que ceux-ci eussent eu le loisir de se remettre de la surprise de cette attaque imprévue, leurs ennemis sortirent du bois et la hache assomma ceux qui avaient échappé aux traits. Charlevoix dit qu'il n'en survécut pas un seul, parceque les Algonquins ne voulurent faire aucun prisonnier. Le grand nombre de cadavres qui restèrent dans le lit de la rivière et sur ses bords, infesta l'eau à tel point qu'elle en prit le nom de rivière Puante, qu'elle portait encore un siècle après. La tribu de l'Iroquet ne se releva jamais complètement de cet échec 27.

Note 27: (retour) Charlevoix, Journal, vol. I, p. 162-4.

Les gens qui restaient de cette tribu furent adoptés par la nation algonquine, sans toutefois perdre leur principal chef, duquel ils tenaient le nom de l'Iroquet.

Ce petit peuple offre ainsi doublement l'une des singularités que l'on observe chez les Sauvages du Canada: battu par les Iroquois, il devint iroquois, puis battu par les Algonquins, il redevint algonquin. Ajoutons que les Hurons, avec lesquels il avait eu tant de rapports, se rapprochèrent des Algonquins vers la même époque que lui probablement, entre 1560 et 1530.

Après le massacre de la rivière Puante, les Algonquins remportèrent une série de victoires qui leur donna de l'assurance et une grande vanité. A la fin du seizième siècle les Iroquois étaient détruits ou à peu près, «il n'en paraissait presque plus sur la terre,» mais «ce peu qui en restait, comme un germe généreux, poussa tellement en peu d'années qu'il réduisit réciproquement les Algonquins aux mêmes termes que lui 28

Note 28: (retour) Relations 1660, p. 6.

Isolés comme ils l'étaient par toute la largeur de i'Ontario, les Houendats étaient plus rapprochés des territoires des Algonquins que de ceux où vivait leur propre race. D'ailleurs, le seul fait de s'être autant éloignés dans cette direction montra une tendance à se séparer du corps de la nation, si toutefois ils n'avaient pas été chassés de Montréal par les Iroquois eux-mêmes pour s'être montrés trop conciliants avec les Algonquins, ce qui n'est pas improbable.

On croit que les Houendats s'unirent de bonne heure aux Algonquins pour des fins de traite et de bon voisinage; mais ils ne perdirent ni les moeurs domestiques ni la langue des Iroquois. L'alliance fut inaltérable, on le sait, malgré les malheurs qui fondirent à cause de cela sur les pauvres Houendats (Hurons), mais jusqu'à leur extermination ceux-ci conservèrent les traits particuliers à leur origine.

En 1599, Pontgravé voulut établir un poste de traite aux Trois Rivières, parce qu'il connaissait le lieu pour l'avoir déjà visité, mais son associé, Chauvin, qui avait d'autre vues, se contenta de faire le trafic à Tadoussac. La guerre régnait toujours entre les Sauvages.

Les Français commençaient à attirer les nations Algonquines, qui échangeaient avec eux leurs pelleteries pour des articles de fabrique européenne. Les Hurons qui faisaient cause commune avec les Algonquins, descendirent, en 1600, jusqu'à Tadoussac. A partir de ce moment, il est probable que les Iroquois les vouèrent comme les Algonquins à l'extermination.

Cette défection ne fit qu'activer le sentiment de vengeance contre les Algonquins. Les cinq tribus iroquoises les plus vaillantes: les Agniers, les Tsonnontouans, les Onnontagués, les Onneyouts et les Goyogouin, apparaissent alors comme les principaux membres de la plus puissante ligue indienne dont l'histoire ait parlé. Ce sont ces tribus que les Français eurent à combattre et qui, grâce à l'incurie des gouvernements de Louis XIII et Louis XIV, retardèrent pendant de longues années les progrès du Canada, en promenant le fer et le feu au milieu des colons dispersés sur les bords du Saint-Laurent.

Les Attikamègues, nation de langue et de coutumes montagnaises, habitaient les plateaux où le Saint-Maurice et le Saguenay ont leurs sources. Ces peuples, excessivement timides, n'approchaient point du fleuve par crainte de la guerre. Ce n'est qu'en 1637, alors que le fort des Trois Rivières pouvait les protéger dans une certaine mesure, qu'ils se hasardèrent à descendre le Saint Maurice et à venir trafiquer de leurs pelleteries aux magasins de la compagnie de la Nouvelle France.

«Lorsque les Français revinrent pour fonder Québec, il ne trouvèrent plus le peuple de langue huronne ou iroquoise, qui avait si bien accueilli Cartier à Hochelaga. Pressé par les nations algonquines, qui habitaient la rivière des Outaoais et la partie inférieure du Saint-Laurent, il s'était peut-être retiré vers le midi ou l'ouest 29.

Note 29: (retour) Ferland, Cours d'histoire, vol. I, p. 45.

Cette citation est expliquée, croyons-nous, comme il a été dit plus haut, par le fait que les Hurons, ou une autre peuplade iroquoise, avait réussi à reprendre Montréal avant l'arrivée de Jacques Cartier, qu'elle le perdit ensuite vers la fin du siècle, alors que les Algonquins avaient l'ascendant et qu'il «ne paraissait presque plus d'Iroquois sur la terre.»

Nous savons déjà que ce qui restait d'Iroquois «poussa tellement en peu d'années qu'il réduisit les Algonquins aux mêmes termes.»

Aussi lorsque Samuel de Champlain remonta le fleuve, en 1601, rencontra-t-il très-peu de Sauvages entre Montréal et Québec, et même ces deux endroits semblent avoir été déserts. Les Algonquins avaient le dessous à leur tour; ils se tenaient plutôt dans leur ancien territoire de l'Ottawa. Les Iroquois couraient le fleuve et le rendaient presque inabordable.

Les traitants rencontraient les Sauvages amis à Montréal et aux Trois-Rivières, à des époques fixes de l'été. Une fois la traite terminée, il restait à peine quelques familles dans ces endroits.

Les Sauvages de Québec et des Trois-Rivières étaient toujours errants, et ne cabanaient que par groupes de deux ou trois familles là où ils trouvaient du gibier et du poisson, dit le Père LeClercq 30.

Note 30: (retour) Premier établissement de la Foi, vol. I, p. 63.

En 1608, Champlain fonda la ville de Québec. L'année suivante, sollicité par les Algonquins et les Montagnais, peuple du Saguenay, il entreprit contre les Iroquois l'expédition du lac Champlain qui devait attirer sur les Français la colère des cinq nations. En cette circonstance, un chef célèbre du nom de d'Iroquet commandait la tribu algonquine, qui est connue sous ce même nom d'Iroquet; et Ochatéguin était le capitaine d'une tribu de Hurons qui portait, au dire de Champlain, ce même nom de Ochatéguin.

On voit ici que les Algonquins, les Hurons et les gens de l'Iroquet étaient dès lors intimement liés. Avec eux se tenaient les Montagnais du Saguenay, et, par parenté avec ces derniers, les Attikamègues du Saint Maurice, plus timides que guerriers. Tel était l'assemblage de peuples qui, avec l'aide des Français devaient tenir tête aux puissants Iroquois.

Cinq ou six nations dispersées depuis le Saguenay jusqu'au lac Huron, sans chef suprême, sans plus d'unité, sans cohésion, en un mot, allaient lutter contre une association habilement formées se maintenant par une véritable discipline, et dont le foyer peu étendu occupait un site écarté, commode et protégé par le voisinage des colonies anglaises et hollandaises.

Lorsqu'en 1609 Champlain eut fait alliance avec les Algonquins, ceux ci se rapprochèrent des Trois-Rivières. La guerre, qui s'étendit quelques années après jusque vers le haut de l'Ottawa, les contraignit à se rapprocher d'avantage des Français. A partir de 1635, il est aisé de suivre dans les registres des Trois-Rivières et dans les Relations des Jésuites le rôle qu'ils jouaient en ce lieu, Nicolas Perrot nous dit que vers 1640-50, les villages de cette nation étaient tous aux environs des Trois-Rivières.

En 1615 Champlain visita le pays des Hurons et fit partie d'une troupe qui alla attaquer au delà du lac Ontario un fort iroquois, situé en arrière d'Oswégo, à peu près où est la ville de Syracuse aujourd'hui. Malgré des actes d'hostilité de ce genre, la destruction de la tribu huronne ne commença que fort tard, vers 1648. Nous savons qu'en 1615 Champlain reconnut que ceux-ci avait dix-huit bourgades, renfermant quarante mille âmes. Les Français les nommèrent Hurons parcequ'ils se rasaient les cheveux ou les redressaient de manière à former sur la tête, du front à l'arrière, une crête assez semblable à la hure d'un sanglier.

En 1608, la tribu de l'Iroquet habitait l'intérieur d'un territoire triangulaire dont Vaudreuil, Kingston et Ottawa formaient les angles 31.

Note 31: (retour) Ferland, Cours d'Histoire, vol. I, p. 91.

Dans les années 1610, 1615-16, elle fit de nouveau partie des expéditions contre les Iroquois. Les Relations de 1633, 1637, 1640, 1646, et autres, la mentionnent encore comme étant d'une certaine importance.

Jusque vers 1630, la supériorité des Iroquois n'était pas bien marquée. Les Algonquins rachetaient par leur courage ce qui leur manquait en prudence et en discipline, mais les armes à feu que les Hollandais d'Albany fournirent alors aux Iroquois donnèrent l'avantage à ceux-ci, car les Français évitèrent pendant longtemps de fournir des fusils à leurs alliés 32.

Note 32: (retour) Ferland, Cours d'Histoire, vol. I, p. 148.

Leur amour de la guerre jeta constamment les Algonquins dans des entreprises hasardeuses, d'où leur indiscipline était peu propre à les tirer. Il faut dire aussi qu'étant plus honnêtes, plus francs que les Iroquois, ils furent à plusieurs reprises victimes de la foi jurée, sur laquelle ils s'appuyaient naïvement. Notons encore que par un empressement inconsidéré à «frapper coup,» les Algonquins occasionnèrent à leurs alliés les Français nombre de mauvaises affaires avec les Iroquois, à des époques où la colonie avait surtout besoin de repos et de tranquillité.

Ce qui est étrange, c'est l'espèce de fausse bravoure dont les Algonquins firent parade, par un reste d'habitude de leur ancienne renommée. Ils savaient que leurs ennemis agissaient plus par ruses et par pièges que tout autrement, mais ils ne laissaient point de commettre chaque jour les imprudences les plus grossières. Quand à l'habileté et au courage, ni l'une ni l'autre des deux races n'en cédaient, mais les Algonquins manquaient de ténacité dans les expéditions, de persistance dans la poursuite de ces guerres cruelles 33.

Note 33: (retour) Lafiteau, Moeurs des Sauvages, 1724, vol. I, p. 91, 101-2 173, 196.

Ferland, Cours d'Histoire, vol. I, p. 143, Faillon, Histoire de la c. f., vol. I, p. 524-33.

La mort de Piescaret, en 1647, fut comme le signal de ruine de la nation algonquine, qui eut lieu en même temps que celle des Hurons.

Les Algonquins et leurs adhérents ne reçurent que très-peu de secours du côté des Français. Ce n'est qu'on 1635 qu'arrivèrent dans le pays des forces vraiment imposantes, mais il y avait quinze ans que les Hurons et les Attikamègues étaient détruit et que la poignée d'Algonquins qui restait se tenait cachée sous les canons des villages français.

La colonie de la Nouvelle France, commencée en 1603, n'eut d'établissements stables qu'à partir de 1633; elle ne prit véritablement de l'importance qu'en 1665.

Les Iroquois, qui avaient, à cette dernière date, porté leurs armées victorieuses dans le golfe, sur les bords du fleuve, aux sources du Saint-Maurice et de l'Ottawa, sur les terres du Haut-Canada, autour des grands lacs et jusqu'au pays des Sioux, ne voyaient plus d'ennemis sérieux que les Français. Ils surent leur tenir tête pendant un autre demi-siècle, c'est à-dire jusque vers 1700. Les Français leur suscitèrent alors des ennemis redoutables dans la Abénaquis, venus d'Acadie et placés aux environs des Trois-Rivières.

* *
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Du présent article, nous pouvons faire un résumé sous la forme que voici, qui montre les mouvements successifs de ces peuples:

Les Algonquins habitaient l'Ottawa; les Iroquois le Saint-Laurent. Ces derniers disaient être venus de l'ouest.

Vers 1500 les Algonquins chassent les Iroquois des bords du fleuve et s'y installent. Les Iroquois vont se fixer entre le lac Champlain et le lac d'Ontario.

Entre 1500 et 1530, les Hurons (ou une autre tribu iroquoise) reprennent Montréal sur les Iroquets, tribu algonquine. La plupart des Iroquets passent dans les rangs des Iroquois par la conquête.

A la même époque les Tsonnontouans, autre tribu iroquoise, commencent à exercer des ravages sur le fleuve en descendant par la rivière Sorel.

En 1535, Jacques Cartier visite à Montréal les Hurons-Iroquois. De là jusqu'à Québec il n'y a qu'un seul village. Les Tsonnontouans ou Toudamans répandent la terreur partout dans ces endroits.

Vers 1560 les Algonquins massacrent presque tous les guerriers de l'Iroquet, à la rivière Puante, et le reste de cette tribu retourne aux Algonquins.

Entre 1560 et 1600, la tribu iroquoise des Agniers est celle qui conduit principalement la guerre contre les Algonquins.

De 1560 à 1600 les Algonquins prennent le dessus dans toutes les directions. La tribu iroquoise qui tenait Montréal se retire vers l'ouest; on croit la reconnaître dans les Hurons que Champlain trouva, en 1615, près du lac Simcoe.

Vers 1600 paraît avoir commencé la ligue des cinq nations iroquoises. A la même date les Hurons descendent traiter avec les Français.

En 1603 Champlain trouve les rives du fleuve inhabitées. Les Algonquins, battus par les Iroquois, se sont repliés sur l'Ottawa.

En 1609, avec Champlain qui part pour la première guerre des Français contre les Iroquois, il y avait des bandes de Hurons, d'Algonquins, d'Iroquets et de Montagnais ayant leurs chefs particuliers. L'alliance des Français attire de nouveau les Algonquins au fleuve et ils se fixent principalement aux Trois Rivières. La guerre continue avec des chances égales de part et d'autres.

En 1624, grande assemblée de toutes les tribus, aux Trois Rivières, pour enterrer la hache et proclamer la paix dans le Canada. Cette démonstration remarquable n'eut aucun résultat avantageux. Le désaccord exista aussitôt après comme auparavant.

Vers 1630, les Iroquois prennent l'ascendant sur les Algonquins à la faveur des armes à feu que leur procurent les Hollandais.

En 1647, Piescaret, chef algonquin, est assassiné. Sa nation est détruite après cela, ainsi que les Hurons.

Jusqu'en 1665, les Iroquois règnent en maîtres dans une grande partie du Canada. Les troupes que l'on envoye alors contre eux ne les réduisent pas entièrement.

* *
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Il y a vingt-cinq ou trente ans, la ville des Trois Rivières était encore fréquentée par les restes de quatre grandes races sauvages. C'étaient: 1° les Têtes de-Boule, nation composée de débris des familles attikamègues, montagnaises, algonquines et des races de la Baie d'Hudson, qui venaient en traite chez les marchands de la ville; 2° les Abénaquis de Saint François, et surtout ceux de Bécancour, qui y passaient à toutes les époques de l'année; 3° les Algonquins, dont les cabanages et les territoires de chasse n'étaient jamais éloignés de ce lieu; 4º les Iroquois de Saint-Régis, que la compagnie de la Baie d'Hudson employait pour la traite du haut Saint Maurice--le dépôt des articles de traite, les pelleteries, et la construction des canots d'écorce étant concentrés aux Trois Rivières.

Soit à cause de la nature temporaire de leurs occupations dans cette place, soit par suite de la répugnance qu'éprouvaient les autres Sauvages à se rapprocher d'eux, les Iroquois faisaient bande à part et n'étaient même pas salués par les autres, sauf les Algonquins, lesquels s'y prenaient de la manière suivante:

Lorsqu'un Algonquin rencontrait un Iroquois, il lui jetait un coup d'oeil froid, et prononçait d'un ton un peu plus sec que dans son langage ordinaire, ce simple mot: «Iroquois!»

L'Iroquois, à son tour, répétant le même manège, dirait seulement: «Algonquin!»

Et tout deux continuaient leur chemin. Nous n'avons jamais entendu dire qu'il se fût résulté de querelle. Au fond, c'était peut être un acte de politesse, un mode de salutation.

Les familles iroquoises et algonquines qui habitent aujourd'hui le village de la mission du lac des Deux Montagnes, conservant à peine un souvenir vague des luttes qui, autrefois, divisèrent ces races. Leur missionnaire, M. Cuoq, nous écrit qu'elles, vivent depuis longtemps ensemble en parfaite intelligence et sans se reprocher leurs anciens actes de barbarie. De ressentiment, de vendetta, il n'en existe pas l'ombre parmi eux. Dans les chicanes particulières qui surgissent ça et là, ni homme ni femme ne songent à faire allusion au temps passé, même en se disant des injures,--chose que les Sauvages pratiquent aussi savamment que pas un de nous.

Ces deux belles races qui s'éteignent, survivent pourtant aux passions et à la haine engendrées entre elles il y a près de quatre cents ans. L'esprit de l'Evangile a passé sur leurs bourgades. Après avoir vécu si longtemps, en armes l'une contre l'autre, elles se préparent à mourir dans les bras l'une de l'autre.



LA TROMPETTE EFFRAYANTE


Charles Bernard avait laissé tomber son blanchissoir et se tenait les côtes de rire. Vous me demander de quoi riait Charles Bernard? Pour le moment, rien ne presse; je vais donc vous présenter un tant soit peu ce personnage.

Charles Bernard était un pauvre diable de poseur d'affiches qui prenait la vie comme elle se présentait. C'est vous dire qu'il agissait en philosophe sans s'en douter.

Pour de l'instruction, il n'en avait guère tiré des livres, mais il savait une foule de choses qu'il avait apprises dans ses voyages. Cela lui tenait lieu d'études classiques et autres, et j'ajouterai qu'il n'en était que plus considéré dans le canton. Voilà pour son mérite et ses qualités.

Lorsque les devoirs de son état n'absorbaient pas tous ses instants, il sa livrait avec bonheur à la pratique du chaulage des bâtiments et clôtures. Voilà pour ses goûts.

Or le jour où je vous le présente, il est précisément en train de promener un large pinceau plat--vulgo blanchissoir--sur la devanture du jardinet de mon voisin. Il y a près de trente ans de cela.

* *
*

Tout-à-coup un cri sourd se fait entendre aux environs. Il dresse l'oreille et la main immobile sur son ouvrage.

Le cri sourd continue.

Je dis sourd, parce que c'était bien un cri, mais si puissant qu'il semblât être, il avait je ne sais quoi d'étouffé qui donnait l'idée d'une chose eitraordinaire.

Ce cri venait-il du quartier, du centre de la ville, ou de la campagne? Impossible de le dire. Il était assez distinct pour que l'on crût que la source en était à quelques pas seulement. Mais il était assez fort aussi pour provenir de plusieurs centaines de pas.

Charles Bernard eut une seconde ou deux d'indécision en l'entendant, puis de l'air d'un homme qui a découvert un mystère ou une espièglerie et qui en voit la ficelle, il laissa tomber son blanchissoir et se prit à rire.

* *
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Le cri continuait.

C'était quelque chose de terrible comme l'inconnu, de hideux comme le râle d'un possédé, de vibrant comme le bruit d'une cataracte, d'incompréhensible comme les clameurs que l'on entend dans les rêves.

La rue où travaillait Charles Bernard se trouva en moins de dix secondes remplie de gens terrifiés qui se lamentaient de mille manières et qui tous, bien sincèrement, croyaient à la fin du monde.

Il n'y avait pas, en effet, à badiner. Le cri continuait en augmentant de volume. Ce crescendo était épouvantable. Personne ne pouvait expliquer d'où provenait la voix. Personne non plus ne pouvait se figurer à quelle espèce d'animal elle appartenait.

Charles Bernard avait compris cela, et c'était ce qui l'amusait tant.

Le cri continuait et s'étendait de plus en plus. Au lieu du murmure inconnu qu'il avait d'abord fait entendre et qui était déjà suffisant pour effrayer toute une population, c'était maintenant une voix distincte, un souffle rauque et énergique qui remplissait l'air et dont les vibrations portaient la terreur chez les êtres les pins solidement constitués.

Plantés sur leurs jarrets, le corps repoussé en arrière, la tête levée, l'oreille droite, l'oeil hagard, les naseaux ouverts, les chevaux s'étaient arrêtés dans les rues.

Leurs conducteurs, aussi épouvanté que les bêtes, cherchaient à droite et à gauche une assurance qui ne se trouvait nulle part.

Sortis de leurs maisons, citoyens et citoyennes, garçons et filles, se précipitaient dans la rue et tombaient nez à nez avec des voisins tout aussi alarmés qu'eux-mêmes.

Le cri continuait, et Charles Bernard riait toujours.

Le juge Bolete courait du haut en bas de la rue, criant à tue-tête qu'il savait d'où venait le cri. Vous comprenez qu'il ne le savait pas, mais qu'il croyait l'avoir trouvé. Tout le monde se mit à le suivre, quoiqu'il fut vêtu d'une robe de chambre et de pantoufles éculées.

Sa suite rencontra au coin de la rue une autre foule, aussi bouleversée, qui cherchait à contre-courant d'où pouvait venir le cri.

Le cri ne cessait de se faire entendre.

* *
*

Au moment où les deux foules se heurtèrent, la voix puissante qui couvrait la ville, éclata en deux ou trois accent aigus. La plupart des auditeurs se mirent à genoux. On croyait décidément avoir affaire à «La trompette effrayante.»

Le spectacle que présentait la ville est impossible à peindre. Il ne restait pas une âme dans les maisons, pas même les enfants au berceau, car les mères s'en étaient emparées avant de fuir. Personne ne songeait à parler. La voix surnaturelle, terrifiante, gigantesque, colossale, qui se faisait entendre, tenait lieu de tout commentaire. On se regardait à peine. La mort et la peur se tenant par la main personnifieraient l'attitude et les sentiments des braves gens dont je vous raconte désarroi.

Charles Bernard riait de plus en plus fort Le juge Bolete revenait sur ses pas à la tête de ses fidèles, et par les grands mouvements de désespoir qu'il imprimait à ses bras et à sa robe, de chambre, il donnait le tableau le plus complet de la désolation et de la terreur.

Les larmes s'étaient mises de la partie. Hommes et femmes en versaient à coeur fendre. Plusieurs demandaient un prêtre pour se confesser. Des ennemis irréconciliables s'embrassaient et se juraient le pardon de leurs offenses.

Enfin, un troupeau de vaches, échappé de la commune, passa comme l'éclair dans la rue principale, la queue en l'air, la tête baissée, les pieds ruant. Au lieu de provoquer une hilarité générale, cela ne servit qu'à porter davantage la désolation dans les coeurs.

Charles Bernard, voyant cela, riait à se démonter les côtes.

* *
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Le cri avait continué de soutenir sont diapason, C'était un hurlement comme l'esprit n'en, pourrait rêver. Quelque chose qui n'a d'expression en aucune langue. Une note horrible, infernale, rageuse, échevelée, qui semblait venir autant du ciel que de la terre et dont personne ne saura comparer l'effet énervant qu'aux éclats de la trompette du jugement dernier.

Enfin, fous de terreur et croyant voir venir la mort, les élève des écoles se répandaient dans les rues, augmentaient la foule et criaient partout que la fin du monde était proche.

Charles Bernard se pâmait de plaisir. Jamais il n'avait assisté à pareille fête. Mais en voyant cet effarement général, il ne put se contenir.

* *
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--Je vous demanda pardon, ce n'est rien, commença Charles Bernard.

--Comment! rien! Vous n'entendez donc pas?......

--Mais oui, j'entends très-bien: c'est le sifflet d'un bateau à vapeur. J'en ai vu et entendu de plus laids que celui-là dans mes voyagea!......

Et Charles Bernard riait comme un homme parfaitement heureux du tour que le sifflet à vapeur venait de jouer au paisibles habitants de la ville des Deux-Grèves, où il n'avait jamais été entendu avant ce jour.



LE CANON DE BRONZE


Qui ne sait par coeur l'article de M. Amable Berthelot: Le Canon de Bronze,--trouvé (le canon) en 1826, dans le fleuve, sur une batture de sable devant la paroisse de Champlain?

Cette arme était d'un modèle si primitif qu'on ne voulut pas même la supposer contemporaine du fondateur de Québec et que l'on rétrograda jusqu'à Cartier et à Verazani.

L'histoire du Canada, dit en terminant M. Berthelot, ne mentionne aucun naufrage dans ces temps si reculés, d'où je conclus, etc.

Commençons par citer un naufrage bien constaté, entre Québec et les Trois-Rivières, dans le cours du dix-septième siècle, plus de cent ans après Verazani et Cartier: «Le 21 novembre 1646, arriva à Québec la nouvelle assurée du plus grand désastre qui fut encore arrivé en Canada, savoir: la perte ou débris du brigantin qui allait de Québec aux Trois-Rivières, dans lequel était une bonne partie de ce qui était nécessaire pour le magasin et habitants des Trois-Rivières.»

Ce bâtiment fut perdu avec toutes ses marchandises et neuf hommes, passagers ou employés à sa manoeuvre. Le naufrage eut lieu, dit le registre de Québec, «vers le Cap à l'Arbre.»

En 1646, il n'y avait pas, d'habitations françaises entre Québec et les Trois Rivières, sauf celle de M. de Chavigny à Sillery et celle de M. de la Potherie à Portneuf; en remontant il y avait deux endroits connus des mariniers et des voyageurs généralement: le Cap-à-l'Arbre, au bas de la seigneurie de Saint Jean d'Eschaillon, et l'Arbre-à-la-Croix dans la seigneurie du Cap de la Madeleine. Ce dernier endroit (fief Hertel) pouvait être habité alors; on y avait opéré des défrichements et bâti une maison.

En disant que la catastrophe eut lieu vers le Cap-à-l'Arbre, le Journal ne désigne certainement pas un site compris entre le Cap à l'Arbre et Québec, puisqu'il y avait Portneuf, et même Sillery que l'on pouvait aussi nommer, dans un voisinage peu étendu. C'est plutôt entre le Cap-à-l'Arbre et les Trois Rivières qu'il faut chercher le théâtre du désastre en question. Il n'en est pas de plus proche, croyons-nous, que la batture de Champlain, et c'est là que fut trouvé, deux siècles plus tard, la pièce de bronze qui nous occupe.

A quelle époque, cette arme a-t-elle été en usage et par conséquent transportée jusqu'en Canada où elle s'est perdue?

Le canon, d'un modèle répandu dès le temps de François I, 1525-1530, devait être en effet semblable à ceux dont Vérazani et Cartier se servaient, mais il ne s'ensuit pas qu'il ait été perdu par l'un ou l'autre de ces découvreurs. La trace de Vérazani nous échappe dans le golfe Saint-Laurent en 1525; tout ce que l'on peut dire après cela se résume à la probabilité d'une visite de ce marin dans le haut du fleuve. Cartier, dont les écrits sont si bien remplis de détails de navigation, ne mentionne pas qu'il ait subi des avaries ou même des contretemps entre Québec et les Trois Rivières. Rien ne nous invite à rattacher à ses voyages la trouvaille de 1826.

Donc, ni le naufrage de Vérazani, qui est tout-à fait problématique, ni les expéditions de Cartier ne peuvent nous renseigner à ce sujet. Mais la perte du brigantin de 1646 vient à propos fixer l'attention, parce que ce vaisseau a péri non loin du lieu où le canon de bronze a été repêché.

On dira qu'il y a plus de cent ans entre François I et l'aunée 1646. Selon nous, cela importe peu, car si la fabrication des bouches à feu de large dimension a été créée, en quelque sorte, durant cette période, on est assuré par de bonnes autorités que les canons de petit calibre, comme celui qui nous occupe, n'ont pas changé du tout et que l'on s'est contenté de les reléguer sur de moindres bâtiments.

Dès l'année 1600, ou même auparavant, les Français remontaient le fleuve jusqu'aux Trois Rivières, sinon au-delà, pour traiter avec les sauvages. De Tadoussac, où ils laissaient ordinairement leurs navires de mer, ils naviguaient au moyen de chaloupes ou barques montées par une demi-douzaine d'hommes au plus, et armées de un ou deux canons légers que l'on trouve souvent cités sous les noms de pierriers ou espoirs. Ces bouches à feu étaient d'un maniement facile, commodes par leur forme et leur poids, et montées sans frais sur des pivots à l'avait ou à l'arrière des embarcations. Après la fondation de Québec (1608), des Trois Rivières (1634), de Sorel et de Montréal (1642), on s'en servait encore journellement, et ainsi pendant nombre d'années plus tard. Le fait est incontestable. On sait aussi qu'à cette époque, les mêmes canons n'étaient plus employés en France que pour les bâtiments côtiers et dans les ports; les navires de long cours en emportaient avec eux afin de les placer sur des chaloupes pour opérer, des descentes. Que leur modèle ait été dès lors suranné, cela est évident, mais on s'en servait en divers lieux et surtout on devait s'en servir dans les rivières d'une colonie où l'on avait besoin de se précautionner contre les Sauvages, sans se mettre en peine d'édifier ces barbares par la montre d'armes de prix ou améliorées dont ils ne comprenaient pas la valeur.

Les brigantins, comme celui dont il est parlé eu 1646, étaient: les bateaux de transport pour le service des côtes et des rivières, portant bas-bord, voiles et rames et cinq ou six hommes d'équipage. C'est de l'une de ces barques que le «canon de bronze» a dû choir dans le fleuve.

Disons comment était fait le «canon de bronze.» Longueur: trois pieds quatre pouces et demi. Bouche ou âme: trois pouces de diamètre. Au lieu du bouton, une cheville ou levier en fer de dix pouces trois quarts placé à la culasse pour pointer.

Un pivot en fer appelé «chandelle,» divisé en deux branches comme une fourche, servait de monture; c'est le support des pierriers, et cela va de soi puisque le canon de bronze était de la classe des pierriers. Le bronze de l'arme était d'un beau métal, irrégulièrement travaillé; c'est l'enfance de l'art de la fonderie des canons. Mais il est curieux de s'arrêter devant ces premiers produits d'un génie évoqué par l'invention de la poudre, pour étudier leur mode de chargement. La gargousse entrait par la culasse, n'en déplaise à nos modernes qui croient avoir trouvé cela. A l'endroit où est la «lumière» de nos canons et la «cheminée» de nos fusils, le canon de bronze, comme tous ceux de sa classe en son temps possédait une ouverture dans laquelle on glissait une boîte ou chambre mobile qui y était retenue solidement par une cheville de fer. Le coup parti, on enlevait la cheville, on retirait la boîte dans laquelle se plaçait une charge nouvelle--et le tout était remis en place pour un second feu.

Cette relique ne nous a pas été conservée. Le musée LeChasseur qui la contenait a été détruit par le feu à Québec.

FIN

TABLE

Au lecteur

La caverne de Pélissier.

Une chasse à l'ours.

Sous les bois.

Le loup-garou.

Jean Nicolet.

Le Canada en Europe.

Iroquois et Algonquins.

La trompette effrayante.

Le canon de bronze.



[Fin de Au coin du feu par Benjamin Sulte]