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Titre: La bataille de Châteauguay
Auteur: Sulte, Benjamin (1841-1923)
Date de la première publication: 1899
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Québec: Raoul Renault, 1899 (première édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 30 novembre 2008
Date de la dernière mise à jour: 30 novembre 2008
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 210

Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale du Québec



CHATEAUGUAY




LA BATAILLE
DE
CHATEAUGUAY

PAR

BENJAMIN SULTE

QUÉBEC
RAOUL RENAULT, Éditeur

1899

Tiré à cinq cents exemplaires. Vingt exemplaires sur papier de luxe.

___________________________________
QUÉBEC:--L.-J. DEMERS & FRÈRE, 1899






LA BATAILLE
DE
CHATEAUGUAY


N écrivant l'Histoire de la Milice Canadienne-française, qui couvre un siècle et demi, je n'ai pas cru devoir la surcharger par le récit détaillé de l'action d'éclat du 26 octobre 1813, et j'ai consacré à la bataille de Châteauguay le moins d'espace possible, afin de m'en tenir aux proportions du reste de l'ouvrage. Cependant, j'avais réuni assez de matériaux pour composer un long chapitre, comme le lecteur va bientôt s'en assurer. Je le donne au public, persuadé qu'il sera lu avec plus d'attention sous cette forme que s'il entrait dans un grand ensemble. En tous cas, il sera plus facile à répandre parmi les amateurs.





I

NOTES PRÉLIMINAIRES

1812-1813

A guerre que les Américains nous ont faite en 1812-15 a duré de juin 1812 à l'automne de 1815, soit quarante mois, et, pour ce qui concerne le Bas-Canada, la région de la rivière Châteauguay a été, plusieurs fois, le théâtre de mouvements de troupes, d'escarmouches, de combats qui restent dans la mémoire du peuple condensés en un seul terme: «la bataille de Châteauguay»--voulant dire la défaite du général Hampton le 26 octobre 1813, l'action la plus brillante de toute cette guerre dans le Bas-Canada. Il n'est personne aujourd'hui qui ne comprenne cela parmi nous, mais, chose singulière, les Canadiens-français, qui furent les seuls à lutter en cette occasion, ne possèdent, sur la bataille même, que de vagues renseignements, tandis que les Anglais ont publié diverses études à ce sujet et se montrent fiers d'en parler. Il est grand temps de publier un texte français qui nous permette de suivre la marche et les détails des événements sous-entendus par le mot Châteauguay, car vraiment c'est un résumé trop court pour toute une page d'histoire.

Afin de mieux saisir l'ensemble de la situation qui va être décrite, remontons un peu en arrière et voyons les commencements avant que de parler de la fin des choses sur lesquelles roulent nos explications.

La cause de la guerre était de trois natures, différentes les unes des autres, cependant faciles à relier en un seul grief, de manière à déterminer un conflit, comme on va le voir.

1° Le Canada s'était révélé aux yeux des officiers anglais durant la guerre de l'indépendance des Etats-Unis (1775-1784). Ses productions naturelles, peu ou point exploitées alors, offraient d'immenses ressources à qui voudrait en tirer partie. Lorsque la France s'arma (1792) il devint évident que les hostilités allaient renaître en Europe, aussi l'Angleterre se hâta-t-elle de pourvoir à ses armements et à sa nourriture par des achats faits en dehors des Trois-Royaumes, car cette puissance ne rencontre point dans son territoire propre tous les produits qui lui sont nécessaires. On fit appel au Canada et bientôt le blé, le chanvre, le goudron, les bois de mâtures sortirent du Saint-Laurent en abondance. Au cours des années 1793-1812 ce commerce ne fit que se développer; la construction des navires devint chez nous une industrie sérieuse, la hache entama nos forêts séculaires, les cultivateurs doublèrent et quadruplèrent leurs revenus, tous les métiers avaient de l'emploi, le crédit était inconnu, chaque opération se réglait argent comptant--ce furent «les bonnes années», expression maintenant légendaire, qui disparaîtra, comme toutes les légendes, si on ne la consigne dans l'histoire avec son véritable sens.

2º Les Etats-Unis, c'est-à-dire leur principal groupe situé à l'Est des lacs Erié et Ontario, tentaient d'échapper à la domination des manufactures anglaises en élevant le tarif douanier, afin de laisser le champ libre aux fabricants du Massachusetts, New-York, etc.; mais le long de l'immense frontière qui nous, sépare de nos voisins, il se faisait une telle contrebande que la loi américaine devenait lettre morte. Les marchandises qui ne pouvaient plus être débarquées dans les ports de Boston, Rhode-Island ou autres sans acquitter des droits onéreux, arrivaient par le Saint-Laurent, passaient la ligne de division entre les deux pays et inondaient le marché américain. Dans tout cela, bien entendu, le Canada était loin d'être perdant, puisque ce trafic utilisait ses voies de communication.

3° Le code maritime international autorisait la recherche des matelots déserteurs sur les navires où l'on soupçonnait leur présence. Ce fut un nouveau sujet eh; discorde lorsque les capitaines anglais se mirent à exercer ce droit sur les bâtiments des Etats-Unis et la situation s'aggrava davantage après 1807 lorsque les Etats-Unis se trouvèrent à peu près seuls en accord avec Napoléon.

Celui-ci était apparemment resté dans l'ignorance de ce qui se passait sur le Saint-Laurent puisqu'il n'avait fait aucune tentative pour fermer les bouches de ce fleuve, tout en se demandant avec surprise comment l'Angleterre s'approvisionnait en dépit des mesures qu'il avait adoptées contre elle. En 1811 il s'en rendit compte et saisit la balle au bond.

De suite une entente eut lieu, que je mettrai en bref sous la forme suivante:

--Monsieur le président Madison, vous déclarerez la guerre à la Grande-Bretagne à propos de la recherche des marins, ce qui vous exemptera de mentionner la contrebande canadienne; vous bloquerez le Saint-Laurent, ce qui m'épargnera cette entreprise; le Canada tombera dans vos mains faute d'être secouru parce que j'occuperai tellement l'Angleterre en Europe qu'elle n'aura pas un bataillon à lui envoyer, de sorte que les trois questions du blocus du commerce anglais par mer, de la contrebande sur vos frontières, de la recherche des déserteurs se trouveront réglées à notre avantage mutuel.

Nous n'avions pas attendu le signal de la crise pour nous tenir en garde. Des mesures de précaution avaient précédé chez nous ce moment solennel. La milice s'exerçait, s'équipait. On tirait même de ses rangs un corps de Fencibles («défenseurs»; milice levée pour la défense du territoire) et un autre de Voltigeurs, qui furent organisés au printemps de 1812. Les Fencibles existaient comme régiment régulier avant cette date; on ne fit que les compléter; ils renfermaient surtout des Canadiens-français, néanmoins le nombre des Ecossais s'y trouva suffisant pour que l'on désignât l'un de ses bataillons sous le nom de Glengarry. Les Voltigeurs étaient au complet dès les premiers jours de mai, sous les ordres du major de Salaberry revenu exprès des Antilles pour servir en Canada.

Quant à la milice, elle avait tout à apprendre étant depuis près de quarante ans étrangère au métier des armes, mais elle était remplie d'ardeur.

Le 4e bataillon s'était organisé l'automne de 1811 et se tenait prêt à agir. On en eut bientôt plusieurs autres.

Il y avait, dans les deux Canadas, 445 artilleurs, 3,785 soldats de la ligne, 1,226 Fencibles--en tout 5,454 réguliers, principalement postés dans le Haut-Canada qui semblait être le premier objectif de l'ennemi. Vu le chiffre restreint de ces forces, il avait été décidé de nous en tenir à la défensive et d'attendre que nous fussions envahis pour résister; ou, pour mieux dire, garder la frontière était le mot d'ordre.

Au mois d'août 1812, de Salaberry occupait la région située entre l'île aux Noix et la partie supérieure de la rivière Châteauguay, avec six ou sept petits détachements des Fencibles, Voltigeurs, miliciens de Beauharnois, le 5° bataillon et des sauvages. Pas de cavalerie ni d'artillerie. Le tout constituait un camp volant qui s'éparpillait, se rassemblait, prenait mille formes, était partout, ne paraissait nulle part en une seule masse et faisait croire au général américain que c'était l'avant-garde d'une armée solide.

Le 5º bataillon de milice reçut le nom de Chasseurs Canadiens en septembre. Il se composait des compagnies de Saint-Philippe, Saint-Constant, Châteauguay et deux de l'Acadie.

Cet automne, alors que toutes les forces militaires du Canada étaient engagées au delà de Kingston, l'aile droite des Américains, appelée aussi l'armée du nord, sous le général Dearborn, franchit la limite du Bas-Canada, au lac Champlain, et suivit le bord de la rivière Chambly dans l'espérance d'atteindre l'île aux Noix et de l'occuper pour en faire la base de ses opérations contre Montréal. Cette marche était la mise en oeuvre d'un plan arrêté par l'état-major américain: à la frontière de Niagara, à Sackett's Harbour vis-à-vis Kingston et au lac Champlain, trois armées se préparaient à envahir le Canada. Dearborn, une fois maître de la région qui est entre les rivières Chambly, Châteauguay et la contrée de Laprairie, attendrait ses collègues pour entrer à Montréal, si toutefois il n'y pénétrait pas du premier coup. Ce plan, renversé par nos troupes, fut repris en 1813 sans plus de résultat. On criait dans les armées américaines: Montréal! Montréal! comme les Français criaient en 1870: Berlin! Berlin!

Salaberry entraînant sa petite bande, s'approcha de la frontière, et Dearborn, avec ses cinq mille soldats, ne vit jamais l'île aux Noix, malgré plusieurs semaines d'efforts pour y arriver. Nos gens coupaient les ponts, embarrassaient, la route en abattant des arbres, tiraient cent coups de fusil lorsque les piquets américains s'avançaient, disparaissaient comme des météores et laissaient derrière eux, dans un coin du bois, des sauvages bariolés de couleurs vives, de vrais apparitions de théâtre à moitié nus et hurlant les cris de l'enfer. C'en était trop pour des troupes si peu accoutumées à ce régime étrange. Dearborn s'en retourna, convaincu qu'il y avait un corps d'armée imposant derrière ces inconcevables tirailleurs. Montréal échappa au danger, car même en tenant compte de l'impossibilité où se trouvaient les deux autres armées américaines de participer à la prise de cette ville, une fois Dearborn, établi sur l'île de Montréal, rien ne les eut empêché d'y parvenir en suivant la route du Saint-Laurent et cela n'eut pas manqué si l'on songe que les nouvelles de Napoléon le représentaient vainqueur en Russie, menaçant plus que jamais l'Angleterre et par conséquent nous enlevant le dernier espoir d'aucun secours.

Durant l'hiver on apprit les désastres de la retraite de Moscou. Au cas où la guerre se terminerait en Europe les régiments anglais surviendraient en Canada et alors plus moyen de nous tenir tête.

La campagne de 1813 se fit tout l'été dans le Haut-Canada. Au mois de juillet, apprenant que Napoléon était au coeur de l'Allemagne battant ceux qui s'opposaient à sa domination, le gouvernement de Washington se décida à reprendre la marche en avant.

Nous allons voir entrer en scène Hampton et Wilkinson, deux généraux qui s'attachèrent à se rendre maîtres de Montréal afin de dominer le Bas-Canada et de couper les ressources de la petite armée anglaise qui tenait encore dans le Haut-Canada.

Au début des hostilités, en 1812, le cabinet de Washington avait commis une double faute parce que, ne comprenant pas que les Canadiens-français voulussent lui résister, il ne se pressait point d'agir contre leur province; d'autre part, il ne vit pas le rôle que le Saint-Laurent et nos riches paroisses pouvaient jouer comme base d'approvisionnement pour l'armée du Haut-Canada. En 1813, il était revenu de ces erreurs.

L'insuccès de Dearborn en 1812 avait amené la retraite du ministre de la guerre à Washington, l'honorable William Eustis, qui fut remplacé en février 1813 par le général Armstrong. Celui-ci prépara le plan de campagne de 1813 dont le mérite consiste à porter sur Montréal l'armée du nord divisée en deux branches, laissant les autres corps opérer pour leur compte dans le Haut-Canada. Une branche devait descendre la rivière Châteauguay, l'autre le Saint-Laurent, pour se joindre à l'île Perrot et emporter Montréal privé de toute défense.






II

PRÉPARATIFS DE L'INVASION


ÉTÉ DE 1813

'ANCIENNE armée de Dearborn, qui comptait 7,000 hommes, fut confiée au brigadier général George Izard, natif de Londres, mais élevé dans le sud des Etats-Unis. Il avait suivi un cours à l'école du génie de Metz, en France, puis était passé par d'autres institutions de ce genre en Allemagne et en Angleterre, après quoi fixé à Baltimore en qualité d'ingénieur, vers 1800, la guerre était venue lui procurer de l'avancement. Sa famille appartenait à la classe aristocratique; elle exerçait de l'influence dans les affaires d'Etat. Il avait sous ses ordres le colonel James Purdy, commandant tout ou partie de l'infanterie.

Izard tira bon parti de ses hommes. Il les forma aux exercices, les plia à la discipline et les équipa au complet, sauf peut-être un peu d'oubli du côté des vêtements d'hiver--mais on était encore eu juillet et, une fois à Montréal, on se disait que tout irait bien.

Dearborn fut envoyé à Sackett's Harbour, sur le lac Ontario, avec instruction de traverser cette nappe d'eau et de prendre Kingston, avant que d'opérer sa descente par le Saint-Laurent, mais, se croyant plus habile que son chef, il se dirigea vers York (Toronto), fit beaucoup de dégâts, ne gagna rien, perdit du temps, des vaisseaux, des provisions, des hommes, et s'en retourna à Sackett's Harbour.

Le plan du ministre exigeait la prise de Kingston le 1er avril 1813; en juillet, Dearborn n'était pas encore remis de sa déconfiture d'York et n'attendait que l'arrivée de son successeur, le général Wilkinson, pour abandonner le commandement.

Le ministre de la guerre avait fait appel à deux anciens officiers pour prendre la direction des deux corps importants qu'il destinait à envahir le Bas-Canada: Wilkinson par le Saint-Laurent, Hampton par les comtés de Huntingdon et Châteauguay.

Wade Hampton était né aux environs de 1753 et avait servi durant la guerre de l'Indépendance; après 1784 il était devenu politicien de marque; en 1809 on le nomma brigadier général, avec résidence à la Nouvelle-Orléans, mais Wilkinson l'ayant remplacé, il en conçut de la haine contre celui-ci. Au printemps de 1812 il devint major général, grade équivalent, je crois, à celui de général de brigade. Bientôt après, on lui enjoignit de prendre la direction de l'armée que Izard venait de remettre sur pied.

Hampton était très riche, par suite de spéculations sur les terrains. Il possédait trois mille esclaves en Virginie et était regardé comme le Vanderbilt des Etats-Unis à cette époque. Trop plein de lui-même, arrogant et buveur émérite, il arrivait avec ses soixante ans d'âge, au milieu d'un pays nouveau, en face des trente-cinq ans de Salaberry et de l'expérience que ce dernier avait acquise à la guerre dans cinq ou six campagnes toutes récentes et fructueuses.

James Wilkinson aussi était un type qu'il nous faut connaître. Né au Maryland, en 1757, il étudiait la médecine lorsque la guerre de l'indépendance éclata. En 1775 il s'enrôla; au mois de mars suivant, il passait capitaine, se trouvant alors au siège de Québec, sous Arnold. Ensuite, il alla au New-Jersey, près du général Washington. Elevé au rang de lieutenant-colonel en janvier 1777, il accepta, un peu plus tard, le poste d'aide de camp du général Horatio Gates, à l'armée du nord, fut présent à la défaite de Burgoyne, à Saratoga, l'automne de 1777, et reçut ordre de porter cette bonne nouvelle au Congrès siégeant à Philadelphie; mais, par une étourderie inqualifiable, il s'amusa en route, de sorte qu'il arriva trop tard--et le Congrès lui vota unanimement un fouet de cavalier avec une paire d'éperons, pour stimuler son allure. Nous verrons bientôt que, trente-six ans plus tard, il était encore assez lent à se mouvoir.

Vers 1778-70, Gates étant devenu président du bureau de la guerre, Wilkinson le suivit en qualité de secrétaire, mais des intrigues, des cabales s'étant produites dans ce milieu contre le général Washington, il fallut se séparer, et Wilkinson accepta la charge d'inspecteur général des habillements de l'armée. Après la guerre, il tenta d'entrer dans le commerce au Kentucky, n'aboutit à rien, retourna au service militaire et on le rencontre comme l'un des deux commissaires qui reçurent, au nom des Etats-Unis, le territoire de la Louisiane vendu par la France (1803). Il fut mis commandant du «département du sud,» avec résidence à la Nouvelle-Orléans. Lorsque Burr entreprit d'envahir le Mexique, il l'encouragea, puis se tourna contre lui, de sorte que les historiens l'ont stigmatisé pour ce fait qui laisse comme une tache sur sa vie.

Il était donc envoyé à la frontière du nord, l'été de 1813. Au commencement d'août il arrivait à Albany et de là expédiait ses instructions à Hampton, qui se croyait libre dans le commandement de son corps d'armée et qui tempêta sur tous les tons pour recouvrer son indépendance. A la fin, Hampton envoya sa démission. Nouvel obstacle au plan du général Armstrong. Celui-ci parvint à dissuader le récalcitrant et lui fit promettre d'attendre au mois de décembre.

Wilkinson se rendit à Sackett's Harbour, y trouva 7,400 hommes de troupes qui pouvaient être augmentés jusqu'à neuf mille, et qui atteignirent dix mille au moment de l'action. Il donna ordre de préparer une fausse attaque contre Kingston, afin d'en profiter pour masquer sa marche sur le fleuve afin de descendre jusqu'à l'île Perrot, où il devait rencontrer Hampton.

Tout à coup, le général Armstrong, ministre de la guerre, transporte son bureau de Washington à Sackett's Harbour, disant qu'il veut suivre les opérations de plus près. Wilkinson se fâche, tombe malade, perd tout espoir; les choses s'embrouillent; plus de direction, rien qui avance; on le calme cependant, mais «cette déplorable campagne nous fait penser au monstre à trois têtes, lesquelles se mordaient et jappaient l'une contre l'autre (Armstrong, Wilkinson et Hampton) avec une furie qui leur devint fatale, et à la honte de nos nationaux», selon que s'exprime un auteur américain.






III

MARCHE DE HAMPTON


DU 20 AU 30 SEPTEMBRE 1813

AMPTON se décida le premier à agir. Il était campé non loin de Plattsburg sur le lac Champlain. Le 20 septembre 1813, il franchit la frontière avec 4053 réguliers, 1500 miliciens et 10 canons. Ses hommes étaient équipés soigneusement, sauf les habits d'hiver qui manquaient. Son avant-garde surprit, à Odelltown, un piquet des nôtres qui fut enlevé. Ainsi commença la campagne.

De là à Lacadie, on ne rencontrait alors que marécages sur une distance de cinq lieues, des routes pitoyables que Salaberry avait embarrassées de corps d'arbres, l'automne précédent, pour se défendre contre Dearborn. Cette route stratégique mène à l'île aux Noix, qu'il ne fallait pas laisser surprendre. Quelques petits détachements de l'infanterie des frontières, et des sauvages, sous le capitaine Joseph Mailloux, du 7º bataillon de la milice incorporée, tinrent tête à Hampton avec acharnement et le réduisirent à l'inaction au bout de deux jours. Mailloux possédait un talent militaire remarquable, bien reconnu de son temps.

Une compagnie du 4º bataillon de la milice, sous le major Joseph-François Perrault, arriva au secours de Mailloux.

Salaberry était aux environs de La Fourche, un peu plus haut que Sainte-Martine, prêt à remonter la Châteauguay ou même la rivière des Anglais si l'ennemi se montrait quelque part. Il partit avec cent cinquante hommes et tomba dans les lignes de Hampton, qui ne savait déjà plus comment se débarrasser de Mailloux et de Perrault. Hampton n'avait pas eu la précaution d'envoyer un détachement aux approches de l'île aux Noix et de Saint-Jean pour nettoyer le chemin parce que, nous pensant nombreux, il ne voulait pas risquer un échec. La présence de Salaberry le fit sortir de son immobilité; le 22, prenant son parti, il plia bagage et retraversa la frontière. Un peu plus d'audace et de savoir-faire lui eut ouvert la route de la rivière Chambly.

Le lieutenant Charles Pinguet, des Fencibles ou Régiment Canadien, écrivait à son frère, le 21 octobre 1813, du village de Châteauguay, récapitulant ce qui s'était passé depuis six mois dans sa compagnie: «Nous avons été si peu de temps dans les différents endroits où on nous a envoyés que je n'aurais pu t'enseigner où m'adresser tes lettres... Tu vas voir comme nous avons été trimbalés cet été! De la Halfway House où nous étions dans mai dernier, on nous a envoyés à Chambly, de Chambly nous avons été à Plattsburg, environ quinze lieues au delà des lignes sur le lac Champlain; de là, nous sommes revenus à Chambly où nous avons joint le régiment. Là, quatre de nos compagnies nous ont laissées pour le Haut-Canada où elles sont à présent. De Chambly nous avons été à Laprairie, de là à Saint-Philippe; de Saint-Philippe notre compagnie a été envoyée à Douglas Settlement, près des lignes, où nous avons joint deux compagnies de Meurons; nous avons été là trois jours et nous sommes revenus à Saint-Philippe. Le lendemain de notre arrivée, nous avons reçu ordre d'aller à Saint-Pierre joindre un bataillon de flanc formé de deux compagnies de flanc du 13º régiment, de deux du nôtre et de celles des Meurons, le tout commandé par le lieutenant-colonel Williams du 13e régiment. Là nous avons été une journée et avons reçu l'ordre d'aller à Châteauguay. Après avoir été là trois jours, le bataillon est retourné à Lacadie et notre compagnie y a été laissée, en société des Voltigeurs avec lesquels et environ cent sauvages, nous avons été envoyés pour reconnaître l'ennemi au delà des lignes, à un endroit nommé Four Corners, où les Américains ont un camp de cinq mille hommes de troupes réglées et vingt-quatre pièces de canon de différents calibres. Nos sauvages ont tué un lieutenant, quatre soldats et ont fait reculer (plus je crois par leurs cris qu'autre chose) cinq ou six cents hommes qui composaient la garde avancée des ennemis dont le camp pouvait être à environ un mille. De là nous sommes revenus à Châteauguay où nous sommes depuis environ quinze jours». Il ajoute que le 4º bataillon de milice, commandé par son beau-frère le lieutenant-colonel Jacques Voyer, est à l'île aux Noix depuis près de deux mois.

La conduite de Hampton faisant un pas en arrière le 22 septembre et repassant aux Etats-Unis était d'autant plus blâmable, qu'il risquait de ne point opérer sa jonction avec Wilkinson à l'île Perrot. Wilkinson commettait la même faute en ne bougeant pas de Sackett's Harbour.

Salaberry connaissait les ressources que possédait l'ennemi; il était loin de se douter des écarts dont les deux chefs américains allaient se rendre coupables; il ne savait pas non plus que le gouverneur Prévost et le général de Watteville (qui venait d'arriver dans le pays) laisseraient les milices canadiennes dans un abandon complet durant tout l'automne. Lorsqu'il vit la retraite de Hampton, ce mouvement lui parut être la répétition de ce qu'avait fait Dearborn une année auparavant. Et pourquoi pas? Les nouvelles d'Europe rapportaient l'entente des souverains contre Napoléon, mais aussi une suspension d'armes ou trêve générale de plusieurs jours en vue de la possibilité d'une paix à bref délai, laquelle laisserait les Etats-Unis isolés dans le concert des nations, alors comment cette dernière puissance poursuivrait-elle la guerre, ayant la perspective de voir arriver sur le Saint-Laurent les troupes de Wellington?

Presque aussitôt arrivé à Four Corners et Odelltown, Hampton s'aperçut que sa situation était fausse et il tenta de lui donner de la couleur en feignant de retourner sur ses pas, car la saison n'était pas assez avancée pour le rendre justifiable de s'immobiliser en invoquant le retour du printemps. Cette fois, au lieu de se diriger vers la rivière Chambly, il prit la route de l'ouest et atteignit l'une des branches de la rivière Châteauguay, à la frontière même, où il se tint quelques jours, ne faisant que marcher et contremarcher. C'est alors que, selon le lieutenant Pinguet, des Voltigeurs, des Fencibles et des sauvages furent «envoyés pour reconnaître l'ennemi».

Lorsque de Salaberry reçut du gouverneur Prévost l'ordre de se porter en avant de La Fourche pour barrer le chemin à Hampton, il s'écria avec humeur:

--A quoi pense-t-il donc! M'envoyer avec cent cinquante hommes contre six ou sept mille!...

Puis, saisissant sa coiffure et ses armes, il leva le camp et partit, murmurant sans doute à part lui, comme Bonaparte en pareille circonstance:

--Tu veux me causer du désagrément! Ah! Eh bien, Hampton me le payera!

Le 26 septembre eut lieu la rencontre. Hampton perdit une centaine d'hommes. Le capitaine Gamelin-Gaucher commandait les sauvages dont parle Pinguet.

A la Fourche et à Châteauguay les mouvements de Hampton avaient été rapportés par des éclaireurs. La rivière mesure à peu près vingt lieues du village de Châteauguay jusqu'à la frontière, à Odelltown et Four Corners.

Observons que, un mois après, une bataille moins sanglante se passa entre les mêmes troupes et qu'elle eut des conséquences bien autrement considérables, puisqu'elle amena la retraite précipitée et désastreuse des Américains. Des succès brillants mais sans résultat; une résistance heureuse, sans grand éclat, produisant un triomphe décisif--voilà ce que l'on rencontre fréquemment à la guerre. Le lecteur est toujours trop enclin à calculer l'importance d'une action par le nombre des morts: ce n'est pas ce simple détail qui gouverne les événements. Si Hampton a abandonné la partie le 26 octobre, c'est dû, pour une large part, à son échec du 26 septembre: les deux mis ensemble lui paraissaient former un total écrasant.

Le retour de Hampton décida Prévost à lancer un «commandement général» pour mettre sur pied tous les miliciens de la province de Québec aptes à porter les armes.

Salaberry, poussant toujours des pointes sur l'ennemi, le harcelait, lui tuait du monde et l'empêchait d'avancer, mais le secours qu'il espérait recevoir de Prévost n'arriva jamais.

On était au 28 ou 30 septembre; Hampton avait à parcourir encore une vingtaine de milles avant que de se voir en pays habité. Il dépensa quinze ou dix-huit jours dans cette entreprise, que de Salaberry entravait d'heure en heure avec sa poignée de monde. Il faut noter aussi que Wilkinson n'avertissait pas son collègue (ou son subordonné, comme on voudra) de ce qu'il faisait, et cette incertitude dans laquelle on le tenait ne disait rien de bon à Hampton.






IV

DE FOUR CORNERS À DEWITTEVILLE


1-21 OCTOBRE

E 1er octobre à Four Corners, Salaberry donna une chaude alarme aux Américains durant laquelle les capitaines J.-B. Juchereau-Duchesnay et Gamelin-Gaucher déployèrent des talents militaires très précieux, puis, avec deux cents hommes qu'il avait il se replia, invitant, par des feintes habiles, l'ennemi à le suivre.

A partir de ce moment, les Américains avancèrent de jour en jour, mais avec lenteur, et cette marche si peu audacieuse fit concevoir au général de Watteville, qui était à La Fourche, l'idée que Hampton attendait des renforts, par conséquent qu'il n'en serait que plus redoutable une fois en possession de toutes ses forces--tandis que, à vrai dire, Salaberry seul mesurait le temps et la distance au général ennemi. Watteville était à la fois un incapable et un jaloux. Prévost voulait avoir l'honneur de toute la résistance. Il lançait de Salaberry dans les aventures, croyant sans doute amoindrir sa valeur par des défaites partielles, car Salaberry avait du prestige auprès de ses hommes. Quant à l'espoir de remporter un triomphe, ni Prévost ni Watteville ne s'y attachaient, voyant le chiffre des deux armées américaines et l'abandon de presque tout le Haut-Canada par les troupes anglaises. Il résulta de ce malentendu (on peut employer un terme plus fort) que la bataille de Châteauguay fut livrée et gagnée par des piquets envoyés le long de la rivière, sans avoir été secourus. Combat d'avant-garde--voilà le mot. Et, ce qui rend la chose plus forte, il n'y avait pas d'armée derrière ce simple rideau d'hommes!

Les régiments de Meurons et Watteville, composés de Français, Suisses, Italiens et Polonais, faits prisonniers dans la campagne de 1813 par Napoléon et renvoyés en Angleterre sur promesse de ne plus servir contre la France, étaient débarqués en Canada à la fin de l'été, et aussitôt après le colonel Louis de Watteville avait reçu de sir George Prévost (un Suisse lui aussi) le commandement de la frontière du Bas-Canada. Voilà pourquoi nous le voyons tout à coup en évidence.

Le Mercury de Québec, dans son numéro du 10 octobre, dit que «sur la rivière Châteauguay il y a eu de légères escarmouches ces deux ou trois derniers jours». Les nouvelles d'Europe, datant du commencement d'août, annonçaient plutôt une paix générale prochaine que la reprise des hostilités entre Napoléon et les puissances alliées contre lui.

Hampton travaillait à s'ouvrir une route par où le canon et la cavalerie pussent passer de Four Corners au Portage (aujourd'hui Dewitteville), distance de vingt-trois à vingt-quatre milles, à travers forêts et marécages. Voyant cela, de Salaberry quitta la place, vers le 19 octobre, et descendit au quartier-général de Watteville, à La Fourche, pour prendre de nouvelles dispositions. Il avait une connaissance parfaite de la rivière, des terrains qu'elle traverse et savait au juste comment utiliser le tout pour la défense. De Dewitteville à Ormstown ou Durham, il y a dix-sept milles. Persuadé que Hampton avancerait plus facilement dès qu'il aurait dépassé Ormstown, d'où il pourrait suivre le chemin de voitures qui longeait dès lors la rive gauche du Châteauguay, de Salaberry se proposait de construire des retranchements sur cette voie en profitant des incidents du terrain, et d'y tenir ferme contre une attaque générale devenue imminente à ses yeux.

Les têtes de colonne de Hampton débouchèrent sur Dewitteville le jeudi 21 octobre et les troupes prirent un repos bien mérité. Le lendemain, le général y arrivait à son tour.

Le 21, Wilkinson exécutait une démonstration navale contre Kingston, mais son incurie, le mauvais temps, la résistance de la place, ensuite la maladie, le manque de provisions de bouche rendirent cet effort absolument nul et cet officier s'en trouva amoindri de beaucoup.

Hampton ne connut cette malheureuse affaire qu'après sa propre défaite, c'est-à-dire les 29 ou 30 octobre.

Le gouverneur sir George Prévost, qui était à Kingston le 20, y rencontra le major George Macdonell des Glengarry Fencibles qui avait formé un corps de six cents hommes, presque tous Canadiens-Français, bien exercé et en état de servir. Il lui communiqua une dépêche du bureau de la guerre qui le remerciait de la prise d'Ogdensburg effectuée par un coup de main l'hiver précédent, à la tête de la garnison de Prescott, et lui ordonna de partir avec son nouveau bataillon pour se rendre à la rivière Châteauguay.

Michel O'Sullivan, aide de camp de Salaberry, auteur de la narration signée Un Témoin Oculaire, s'exprime ainsi: «L'armée américaine, stationnée à Four-Corners sous le général Hampton, après avoir si longtemps fixé l'attention de nos troupes, commença enfin à s'approcher de nos frontières, le 21 du mois dernier».

Ce texte est daté des premiers jours de novembre. La frontière dont il est question n'est pas strictement la ligne de division entre les deux pays mais bien plutôt Dewitteville, au confluent de l'Outarde et du Châteauguay, car Hampton, entré en Canada le 20 septembre, en était sorti le 22 ou le 23 et n'était revenu que le 28 par un autre chemin. Rendu à Dewitteville le 21 octobre, il se trouvait dans nos établissements «à la frontière». Suivons O'Sullivan:

«Le même jour (21) vers quatre heures de l'après-midi, l'avant-garde de l'ennemi poussa notre piquet stationné à Piper's Road, environ dix lieues de l'église de Châteauguay».

Dewitteville est à peu près dix lieues au-dessus du Bassin de Châteauguay. Les éclaireurs de Hampton surprirent une bande de dix sauvages dont un seul fut tué.

«Aussitôt que le major Henry (Canadien-Français) de la milice de Beauharnois, commandant à la rivière des Anglais, eut reçu avis de l'approche de l'ennemi, il en informa le major de Watteville et fit avancer immédiatement les capitaines Lévesque et Debartzch, avec les compagnies de flanc du 5º bataillon de la milice incorporée et environ deux cents hommes de la division de Beauharnois».

La rivière des Anglais coule au sud de la Châteauguay et va tomber dans celle-ci à la Fourche (un peu plus haut que Sainte-Martine) où se tenait de Watteville ainsi que Salaberry en ce moment.

«Cette force s'avança d'environ deux lieues cette nuit-là et s'arrêta à l'entrée d'un bois à travers duquel il n'aurait pas été prudent de passer».

L'endroit comprend aujourd'hui Allan's Corners et le ravin Bryson, à quatre milles au-dessous d'Ormstown. Alors, Lévesque et Debartzch furent donc dépêchés de La Fourche par de Watteville, au lieu de l'être par Henry, comme semblent le donner à entendre les mots «et fit avancer».




LE COLONEL DE SALABERRY






V

SALABERRY ADOPTE SON CHAMP DE BATAILLE


22-25 OCTOBRE

'SULLIVAN continue: «le lendemain au matin (22), de bonne heure, ils furent joints par le lieutenant-colonel de Salaberry, avec ses Voltigeurs et la compagnie légère du capitaine Ferguson du régiment (Fencibles) canadien».

Voilà tous les petits détachements déjà échelonnés sur le bas de la rivière Châteauguay qui se trouvent le 22 octobre massés sur la rive gauche le long du chemin du roi, entre Allan's Corners et la coulée Bryson.

Confirmant ce qui précède, voici une lettre du lieutenant Pinguet écrit à son frère un mois plus tard:

«Le soir du 21 octobre, comme je finissais de t'écrire, un sergent des Voltigeurs vint nous faire sortir du lit, où nous venions de nous jeter, disant que l'alarme sonnait. Nous paradâmes immédiatement et reçûmes ordre d'avancer à la Fourche, à environ trois lieues plus haut, toujours sur la rivière Châteauguay».

Ceci montre que la compagnie Ferguson était, le 21, au village de Châteauguay, ainsi que l'explique Pinguet dans sa lettre du 21 octobre.

«Il était presque jour lorsque nous y arrivâmes; là, nous nous reposâmes environ deux heures et reçûmes ordre d'avancer deux lieues plus haut. Comme nous arrivions, des sauvages, qui avaient été envoyés en avant, vinrent annoncer que l'ennemi venait et était à environ deux milles de nous; alors nous avançâmes environ un mille plus haut et là, le colonel Salaberry, qui commandait, choisit une position forte et nous fit étendre, de chaque côté du chemin, dans le bois; nous formâmes trois lignes».

Ils étaient à la coulée Bryson, où le chef de la famille de ce nom s'établit en 1818. C'est en 1846 que Thompson et Allan construisirent les premières maisons qui, se multipliant, formèrent le village Allan. Tout était en bois debout dans cette région avant l'arrivée de ces trois hommes.

Au-dessous de la coulée Bryson, il y en a trois autres, moins profondes et moins larges, coupant les terres d'Allan's Corners. Entre la première et la dernière on mesure vingt arpents ou deux tiers de mille. C'étaient autant de lieux convenables pour des abatis. Le tout est du côté gauche ou nord de la rivière, laquelle fait une courbe aussi au nord se rapprochant ainsi du chemin du roi vis-à-vis de la première et de la deuxième coulées. A la quatrième la rivière est guéable.

Les terrains bas et marécageux de la rive droite étaient en partie couverts de bois épais; on pensait bien que Hampton ne s'aventurerait point dans ces endroits puisque la grande route était placée sur la rive gauche.

La rivière donne partout cent dix à cent vingt pieds de largeur et six pieds de profondeur. La coulée Bryson a quarante pieds de profondeur sur cent cinquante de largeur. Elle barre donc le chemin avant que d'aboutir elle-même à la rivière. On y arrive facilement de Montréal par le chemin de fer Montréal et Champlain, ou d'Ottawa par l'Atlantique, lesquels passent en vue du monument que l'on vient d'ériger.

Reprenons le récit d'O'Sullivan:

«Le lieutenant-colonel de Salaberry remonta à près d'une lieue sur la rive gauche de la rivière, à l'autre extrémité, et une patrouille de l'ennemi s'étant montrée à quelque distance, il fit faire halte à sa petite force. Le lieutenant-colonel, qui avait eu l'avantage de reconnaître tout le pays au-dessus de Châteauguay, dans une expédition sur la frontière américaine, quelques semaines auparavant, savait que le bord de la rivière ne pouvait fournir une meilleure position».

Ceci montre que le 22 octobre, Salaberry fixa son choix sur la ravine Bryson pour établir son pivot de résistance.

«Les bois étaient rempli de ravines profondes, sur quatre desquelles il établit quatre lignes de défense, l'une après l'autre. Les premières lignes étaient distantes l'une de l'autre d'environ deux cents pas; la quatrième était à peu près un demi-mille en arrière et commandait sur la rive droite de la rivière un gué, qu'il était très important de défendre, afin de protéger la rive gauche. Il fit faire, sur chacune de ces lignes, une espèce parapet qui s'étendait à quelque distance dans le bois, pour garantir sa droite. Le parapet, sur la première ligne, formait un angle obtus à la droite du chemin et s'étendait le long des détours du fossé.

«Toute cette première journée fut employée à fortifier cette position qui, quant à la force, ne le cède à pas une de celles qu'on aurait pu choisir. Elle avait aussi l'avantage de forcer l'ennemi, s'il était disposé à attaquer, de traverser une grande étendue de terrain inhabité et de s'éloigner de ses ressources, tandis qu'au contraire nos troupes avaient tout à souhait et étaient bien soutenues à l'arrière».

De Salaberry avait su choisir son champ de bataille, quatre jours avant que d'y attirer Hampton, de même que, pendant trois semaines, il avait harcelé ce général, retardant sa marche par mille artifices qui sont de bonne guerre. Je vois clairement dans le résultat du 26 octobre, les calculs d'un homme du métier. C'est à qui, cependant, attribuera la défaite des Américains au hasard. Châteauguay a été une partie de piquets jouée scientifiquement par de Salaberry, à compter du 1er octobre, et même auparavant; il a fait Hampton capot le 26.

Le lieutenant Pinguet dit à son tour: «Voyant que l'ennemi n'avançait pas, nous commençâmes à nous fortifier avec des arbres et à former des espèces de retranchements; c'est derrière ces retranchements que nous avons passé trois jours et trois nuits à guetter l'ennemi. A environ une demi-lieue plus haut que nous, il y avait une pointe de bois qui avançait jusqu'à la rivière; le chemin seul la traversait. Là, le colonel de Salaberry fit faire un abatis que nos piquets ont gardé depuis et où la bataille a eu lieu. C'était le dimanche que l'abatis fut commencé». Le 24 octobre était un dimanche.

Cet abatis en avant des quatre lignes n'a pas été le lieu de la bataille puisque les Américains durent le franchir pour pénétrer jusqu'à Salaberry, mais on comprend ce que veut dire le brave lieutenant qui a tracé ces phrases.

Entre la rivière et la première des quatre lignes de retranchements, Salaberry fit construire, près de la route, un blockhaus ou maison de pièce sur pièce, percée de meurtrières, pour gêner la marche de l'ennemi. L'édifice a duré quelques années avant que de tomber en ruine. On l'a confondu, dans les souvenirs populaires, avec un autre blockhaus qui fut érigé l'automne de 1815 auprès du gué, à vingt arpents plus bas, ce qui a fait croire que la bataille avait eu lieu au gué. Ecoutons de nouveau O'Sullivan:

«Le lieutenant-colonel ne borna pas son attention aux ouvrages ci-dessus. Pour assurer davantage sa protection il ordonna à un parti de trente bûcherons, de la division de Beauharnois, d'aller en avant de la première ligne afin de détruire les ponts et de faire des abatis.

«En conséquence, tous les ponts furent détruits dans l'espace d'une lieue et demie, et il fut fait un abatis formidable à environ un mille en avant de la première ligne, s'étendant du bord de la rivière à trois ou quatre arpents dans le bois, où il joignait, sur la rive droite, une terre marécageuse ou savane, laquelle il était presque impossible de passer.

«Les quatre lignes étaient ainsi complètement à couvert. On savait bien que l'ennemi avait une dizaine de canons, et il lui devenait impossible de les amener.

«C'est à la force de la position choisie et fortifiée de la sorte, ainsi qu'à l'héroïsme de notre petite armée que nous devons la victoire brillante qui a été obtenue. Les talents et l'habileté d'un officier commandant ne se distinguent pas moins sans doute dans le choix de son terrain, avant la bataille, que dans la disposition de ses troupes au fort de la mêlée, et l'on ne fera que rendre justice au lieutenant-colonel de Salaberry en disant que lui seul doit être loué de l'arrangement admirable établi pour la défense de son poste.

«Après que le colonel de Salaberry eut fait ces dispositions judicieuses, le major général de Watteville vint voir le camp, et lui fit l'honneur d'approuver tout ce qu'il avait fait.

«Quoique les abatis eussent été achevés le second (le second jour de l'arrivée sur les lieux) on tint continuellement en cet endroit des partis de travailleurs, afin de les rendre encore plus formidables; on envoya des troupes en avant pour les protéger, et il y avait toujours, en outre, à l'arrière un piquet nombreux».

Ce piquet est celui du gué dont nous avons parlé et où se trouvait le capitaine Philippe Panet, de Québec, avec sa compagnie.

«La rive droite de la rivière était couverte d'un bois épais, et l'on eut aussi le soin de se mettre en garde auprès du gué, et l'on porta en avant de l'autre un piquet de soixante hommes de la milice de Beauharnois».

Si les Américains avaient pu s'avancer sur la rive droite et traverser la rivière au gué, ils auraient pris Salaberry par le derrière de ses retranchements. La garde du gué se tint sur la rive gauche, tandis que les soixante hommes de Beauharnois se postèrent presque vis-à-vis, sur la rive droite, dans un terrain assez marécageux et planté d'arbres clairsemés. C'est le lundi 25 que le capitaine Bruyère traversa le gué avec ces soixante hommes pour prendre position au sud de la rivière.

Le même jour, le lieutenant Guy, amenant une vingtaine de Voltigeurs, protégeait le parti de bûcherons de Beauharnois qui travaillaient au barrage le plus avancé et ceux qui coupaient les ponts jusqu'au delà d'Ormstown. Le lieutenant Johnson aussi avec vingt Voltigeurs rendait le même service.

Il n'est pas besoin d'être militaire pour comprendre l'importance de ces dispositions. On voit très bien que Salaberry ne donnait rien au hasard, puisqu'il choisissait l'endroit où devait se dérouler la lutte suprême et s'y fortifiait avec adresse. La campagne était commencée le 20 septembre, il voulait la finir par un coup de tonnerre avant la fin d'octobre et se préparait en conséquence.

C'est en ce moment, je crois, qu'il apprit que Wilkinson restait toujours à Sackett's Harbour, que la bataille navale de Put-in-Bay livrait le lac Erié aux Américains, et la défaite de Proctor sur le Thames toutes choses équivalant à la conquête du Haut-Canada, à part Kingston, qui pouvait encore tenir quelque temps.

Quelles réflexions devaient être les siennes lorsque, se voyant au milieu des bois, à la tête de quelques centaines d'hommes, il avait à défendre une vaste frontière, dernier rempart de son pays, sans presque aucun espoir d'être secouru, puisque les trois ou quatre régiments anglais qui restaient encore debout étaient occupés dans le Haut-Canada à une besogne en apparence au-dessus de leurs forces! Les chances de la guerre nous avaient été favorables jusque-là; elles tournaient maintenant; si Hampton opérait sa jonction avec Wilkinson à Montréal, c'en était fait de nos destinés; le point délicat de la campagne était visible: une victoire de Hampton rendait l'envahissement irrésistible. Il n'y avait pas à compter sur Kingston, qui se défendrait mais ne pourrait mettre obstacle aux armées américaines, soit celle de Harrison, soit celle de Wilkinson, soit celle de Hampton. Le coup de dé devait se jouer où était Salaberry--et il ne commandait pas six cents hommes surtout le territoire confié à sa garde!

Alors, sans se monter la tête, calculant ses ressources et celles de son adversaire, il continua les travaux entamés, attendant l'occasion de croiser le fer avec ce formidable assaillant et de le vaincre par la science, la bravoure, la ruse, l'aide de Dieu, ne pouvant le faire par la force numérique.

Du vendredi, 22 octobre, au 25, lundi, il tint ses hommes à l'ouvrage et compléta les lignes de défense dont il a été parlé. Il ne pouvait dire combien il y aurait de troupes sous ses ordres au moment du combat, ni même s'il garderait le commandement puisque de Watteville, placé en chef, était à la Fourche et pouvait survenir aux premiers coups de feu.

De Watteville ne se montra pas plus à Châteauguay qu'ailleurs où l'on se battait. Lui et Prévost, se rencontrant le 25 après-midi à la Fourche, y virent arriver les six cents soldats du major George Macdonell et leur dirent de se reposer là... Tous deux partirent ensuite avec Macdonell seul pour se rendre aux retranchements de Salaberry.

Il faut retourner à Hampton. Après trente jours de marches et de fatigues inouïes, les Américains campaient aux environs de Dewitteville, le 24; tous les bagages étaient à la jonction de l'Outarde et du Châteauguay; il ne restait plus de troupes en arrière; ce dimanche fut consacré au repos.






VI

LA BATAILLE


26 OCTOBRE 1813

E lundi 25, Hampton voyait devant lui une route de sept milles pour atteindre Salaberry. Avait-il connaissance des précautions prises par ce dernier? C'est probable, car il conçut le plan dangereux d'utiliser la rive droite pour amener une partie de ses troupes au passage du gué et prendre ainsi nos retranchements à revers. A cet effet, il détacha le colonel Purdy avec quinze cents hommes, lui enjoignant de passer la rivière, tandis que lui-même, avec le gros de l'armée, s'avancerait par le chemin de la rive gauche et irait se poster en face des abatis de Salaberry en attendant que Purdy eut forcé le gué (où était le capitaine Panet) pour nous prendre entre deux feux.

De bonne heure, le 25, Purdy opéra sa traverse à Cross Farm sans se douter peut-être qu'il allait avoir sur les épaules la majeure partie de l'entreprise de son chef.

Salaberry ne soupçonna point le mouvement de la colonne en question. Le fait est que cette tentative n'était pas croyable; les guides de Purdy s'y opposaient, disant qu'il n'y avait de ce côté ni chemin ni sentier et que les marécages étaient autant d'obstacles insurmontables. L'ordre fut répété plus sévèrement par Hampton et l'on obéit. A la nuit tombante Purdy n'avait pas fait la moitié de la route et se trouvait comme perdu dans les bois, les fondrières, les ténèbres, avec des hommes brisés par la marche et découragés.

Vers la fin du jour, ce 25, le gouverneur Prévost, de Watteville et Macdonell survinrent pour prendre connaissance de la situation et inspecter les abatis, tel que mentionné plus haut. Ils déclaraient qu'une prochaine attaque n'était pas à craindre parce qu'ils leur semblait que Hampton n'avait pas encore réuni toutes ses forces. C'était parler savamment, à deux pas de l'ennemi! Après avoir complimenté Salaberry sur les dispositions judicieuses qu'il avait su prendre, ils retournèrent à La Fourche et se gardèrent bien de faire partir de ce lieu les six cents hommes de renfort qui auraient doublé le contingent de Salaberry. Macdonell resta cependant à la troisième ou quatrième position (village Allan aujourd'hui) pour commander une réserve de près de deux cents hommes que Salaberry détacha des cinq cents (on dit quatre cents quatre-vingt-dix) qu'il possédait en tout.

L'attitude de Hampton, campé au-delà de l'abatis avancé que gardaient Johnson et Guy, avec trente-six ou quarante hommes, respirait une douce confiance.

Purdy au fond des bois, n'osait ni se mouvoir ni faire du feu, ce qui eut trahi sa présence, car de Salaberry ignorait ce que faisait Purdy, mais celui-ci connaissait fort exactement où était Salaberry et jugeait très bien l'assiette qu'il avait choisie pour assurer sa défense, c'est pourquoi la consigne de son côté fut de rester sur l'éveil, d'endurer le froid et d'attendre l'aurore.

A Québec, ce jour-là, arrivait la nouvelle que Napoléon (15 août) avait fait une trêve avec les alliés et que la paix générale s'en suivrait probablement. Ceci paraissait douteux.

Le matin du 26 se montra froid, humide, terne, avec les feuilles mortes qui jonchaient le sol ou pendaient encore aux branches des arbres.

Le colonel Purdy fut d'abord obligé de secouer ses homme» un par un, pour les dégourdir. Il n'en était pas ainsi des Canadiens qui s'éveillèrent joyeux et dispos quoique, en eux-mêmes, ils grommelassent contre de Watteville, qui ne leur envoyait pas de couvertures de laine par cette température d'automne avancé. Reprenons le récit du lieutenant Pinguet:

«Le mardi (26 octobre) comme les bûcherons (de l'abatis placé en avant des quatre lignes) finissaient quelque chose qui manquait, un parti de dix hommes de notre compagnie (Fencibles) et de vingt des Voltigeurs, qui étaient en avant (plus loin que l'abatis) pour protéger les travailleurs, aperçurent l'avant-garde de l'ennemi qui s'avançait. Les nôtres tirèrent quelques coups de fusil sur l'ennemi, ce qui donna l'alarme. Notre compagnie (Ferguson) fut aussitôt envoyée à l'abatis avec ordre de commencer et de soutenir l'action, ce qui fut fait».

L'aide-de-camp O'Sullivan est plus explicite:

«Le 26 du mois passé (il écrivait au commencement de novembre), vers dix heures du matin, une avant-garde de l'ennemi vint à portée de mousquet de l'abatis».

D'après le Mercury, de Québec, du 9 novembre, le récit de O'Sullivan serait daté du 3 de ce mois.

«Le lieutenant Guy, des Voltigeurs, qui était en front, avec une vingtaine de ses hommes, fut contraint de reculer, après avoir échangé quelques coups de fusil, et fut soutenu par le lieutenant Johnson, du même corps, qui commandait à l'arrière des travailleurs».

Guy était en avant de l'abatis, Johnson en arrière de celle-ci et restait visible aux regards de Salaberry.

«Les travailleurs se virent dans la nécessité de retraiter et ne se remirent pas à l'ouvrage de tout ce jour.

«Un gros parti de l'ennemi, se montant à environ quinze cents hommes, pénétra à travers les bois, sur la rive droite de la rivière; il était composé des 4°, 33º, 35º, et des bataillons de chasseurs volontaires.»

C'étaient les hommes de Purdy dont quelques-uns furent aperçus des miliciens campés sur le site actuel du village Allan. Il pouvait être alors dix heures du matin, juste au moment où l'avant-garde de Hampton se montrait au lieutenant Guy de l'autre côté du grand abatis. Un cordon de courriers allait depuis la coulée Bryson jusqu'au gué, de sorte que Salaberry, qui se tenait sur la crête de la coulée, examinant ce qui se passait au grand abatis, sut bientôt qu'il était menacé d'une attaque de tête et de flanc et s'empressa de descendre à la troisième ligne, d'où, il envoya les capitaines. Daly et Bruyère au-devant de Purdy. Ces deux officiers découvrirent tout d'abord une centaine d'hommes et, sans perdre de temps, leur envoyèrent cinquante coups de fusils. La décharge eut le double effet comique de mettre en fuite les Américains et une compagnie de milice qui suivait Daly. Les Américains, courant vers le bois où étaient leurs gens, furent pris, par ces derniers, pour des Canadiens et reçurent une volée de mousqueterie qui en tua plusieurs. Un certain nombre de fuyards américains se sauvèrent dans la direction de la rivière. Aussitôt des Voltigeurs, Vincent, Pelletier, Vervais, Caron et Dubois, se mettant à la nage, vont les capturer et les amenèrent à leurs chefs. Daly et Bruyère continuaient de serrer le bois et de remonter vers l'ennemi. Purdy pliait et faisait demander des secours à Hampton. L'un et l'autre s'étonnaient de voir les Canadiens si parfaitement préparés à les recevoir.

Hampton ayant dépassé le grand abatis, ordonna au général Izard de prendre une petite colonne et de suivre la route pour se glisser entre la première ligne de Salaberry au bord de la coulée et le blockhaus, afin d'atteindre le plateau où étaient les trois autres retranchements de nos troupes, mais le lieutenant Johnson, avec les Voltigeurs du blockhaus, ouvrit un feu nourri qui les tint en échec durant une demi-heure.

Salaberry était en ce moment à sa troisième ligne, pour assister au combat de Daly et Bruyère contre Purdy. Il entendit la fusillade du blockhaus et se hâta d'y arriver. Un peu plus, et la journée tournait contre nous--mais les Américains cessèrent d'avancer comme de Salaberry entrait en scène. On ne sait pourquoi ils ne poursuivirent point leur marche.

Salaberry voyait qu'il avait sur les bras toute l'armée américaine. Laissé seul avec une poignée de monde, il ne perdit pas une minute. Ses hommes furent déployés sur la croupe de la hauteur, en avant de la première ligne, face à la coulée Bryson. Tout son contingent jusqu'au gué, reçut des ordres pour agir en cas de besoin. Coûte que coûte, secouru ou non secouru, le vaillant Canadien s'était mis dans la tête de soutenir le choc et de résister par la bravoure aussi bien que par la ruse. Puisqu'on ne lui laissait que des piquets pour toute ressource, il allait en fabriquer un squelette d'armée qui se battrait comme s'il était au complet!

On a fait circuler dans la presse un discours que le colonel de Salaberry aurait adressé à ses soldats avant que de commander le feu. C'est le moment de le passer en revue. Il renferme quatre-vingts mots qui prêtent à quatre réflexions, pour le moins:

«Voltigeurs!--l'armée américaine est sur nos talons, mais il faut l'arrêter dans sa marche ou mourir. Que chaque balle abatte un ennemi, et malheur à celui qui manquera (son coup?) ou perdra sa poudre, car mon sabre lui fera sauter la tête! Clairons! faites un bruit d'enfer, afin que les Américains nous croyent en plus grand nombre et qu'ils sont tombés dans une embuscade. Officiers! faites votre devoir.

Ordonnez à vos soldats de faire un feu roulant, et vive la vieille Angleterre»!

La coutume de haranguer les troupes en abordant l'ennemi date de la révolution française, c'est-à-dire qu'elle était toute nouvelle en 1813. Elle est restée essentiellement française. Nous ne comprenons pas que Salaberry ait eu l'idée de s'en servir.

Les narrations si complètes et si précises des deux témoins oculaires, Michel O'Sullivan et Charles Pinguet, ne disent mot de ce prétendu discours. Remarquons aussi que les cinq cents hommes de Salaberry étaient dispersés sur un mille de profondeur avec un demi mille de front. La forme de la bataille écarte toute idée d'une improvisation de ce genre.

Napoléon, qui se montrait prodigue de ces sortes d'exercices oratoires, adressait ses paroles aux troupes par le moyen de papiers imprimés que chaque colonel, quelquefois un sergent, lisait dans les corps avant que d'ébranler ceux-ci pour le combat.

L'existence du morceau littéraire ci-dessus (assez ampoulé d'ailleurs) semble d'une origine fort douteuse. Nous aurions besoin de bonnes preuves pour croire à son authenticité historique. C'est évidemment une composition de collège, mais elle a pu être faite par un vieillard tout aussi bien que par un enfant.

«Voltigeurs!...» Pourquoi les Voltigeurs plutôt que les autres qui dépassaient huit fois leur nombre? L'auteur inconnu du discours tombe dans l'erreur populaire qui donne aux seuls Voltigeurs le gain de la bataille. Salaberry n'aurait pas commis cette bourde car il y avait en première ligne les Fencibles, les Voltigeurs, la milice de Beauharnois et d'autres qui méritent toute notre attention. «Mon sabre lui fera sauter la tête...» Tout cela pour avoir manqué un coup de fusil! Tamerlan parlait de la sorte, s'adressant à des barbares. Les chrétiens n'ont pas de ces allures.

«Clairons! faites un bruit d'enfer...» Ces paroles nous remettent en mémoire le bon nègre Soulouque I, empereur d'Haïti, commandant d'une voix sonore: Tambours, roulez! Pas de roulement. Le tambour-major, interpellé, répond en son langage naïf:

--Ti dis tambou oulez...pouquoi ti dis pas: tambou oulez si ou plait?

A la fin arrive le bouquet: «Vive la vieille Angleterre»! Ces quatre mots signifient peut-être: «Hourrah pour les Canadiens»!

J'ai connu plusieurs des combattants de Châteauguay qui appartenaient aux Voltigeurs et aux Fencibles, soit les deux compagnies près desquelles de Salaberry s'est tenu le plus longtemps toute cette journée. Ils m'ont fourni d'abondants détails sur l'affaire et cela est consigné dans mes notes prises au fur et à mesure de nos conversations. Aucun d'eux n'a fait allusion à un discours quelconque, mais le sergent Charles Burke (Canadien-Français) m'a raconté, en 1860, ce qui suit:

«Le colonel avait l'oeil partout. En voyant un soldat qui épaulait son arme, il se plaça derrière celui-ci pour juger dû tir. Le coup partit. L'homme visé resta debout.

--C'est-y pour ça que tu es venu ici, Jérôme? lui dit le colonel d'un air bourru.

«Il savait nos noms par coeur. Lorsque Izard monta par le chemin pour nous prendre en flanc, le colonel passa tranquillement derrière notre compagnie et on l'entendait dire tout haut, comme s'il était agacé:

--Bravez, mes damnés! bravez! si vous ne bravez pas vous n'êtes pas des hommes!

«Ensuite, lorsqu'il monta dans un arbre pour voir ce qui se passait à la rivière, il criait à nos gens:

--Tirez pas tous ensemble... laissez avancer le capitaine Daly... Bon! C'est mieux... continuez»!

Combien plus cette description est naturelle! A quoi sert d'imaginer des phrases qui ont l'air de dire:

--Soldats! contemplez les pyramides pendant quarante siècles!

On a souvent parlé de trois stratagèmes que nos gens employèrent pour tromper l'ennemi en cette circonstance et qui produisirent l'effet désiré. Le premier consistait à se montrer à l'orée du bois en habits rouges puis de disparaître, de retourner l'uniforme, qui était doublé de flanelle blanche, et de revenir ainsi ayant les apparences d'une troupe nouvelle. Secondement on envoya une vingtaine de sauvages s'éparpiller sous les arbres pour faire retentir la forêt de leurs cris ordinaires et se montrer, de place en place dans leur costume national avec des figures bigarrées de rouge, de noir et de bleu, en brandissant la hache de guerre et le casse-tête. Bon nombre de soldats de Hampton étaient de la Virginie (il y avait même des nègres) et redoutaient les sauvages à l'égal du malin esprit, peut-être plus encore. Dans son imagination, Hampton multipliait chaque guerrier ou Abénakis par le chiffre vingt. La troisième ruse fut, pour le moins, aussi efficace, sans être tout à fait nouvelle en elle-même. Elle consista à envoyer dix ou douze trompettes au milieu du marais qui s'étendait à la droite des retranchements d'arbres abattus et de leur faire sonner la charge avec rage comme pour indiquer à des troupes (imaginaires) la route qu'elles devaient prendre. Ceci eut lieu lorsque McCarty voulut attaquer de Salaberry sur son flanc droit, après dîner, comme nous le verrons.

Qui avait inventé ces tours? Personne ne le dit. Ce fut probablement une idée de nos gens et elle s'exécuta d'enthousiasme sans rien gâter à la défense, au contraire!

Lorsque de Salaberry s'avança au plus près du camp ennemi pour voir ce qui s'y passait, il aperçut les soldats américains prenant leur dîner. Il devait être en effet midi. Les Canadiens suivirent cet exemple.

Hampton se demandait déjà, sans doute, s'il abandonnerait la partie.

Salaberry s'attendait au contraire à une chaude attaque. Il ne se trompait pas.

Purdy étant repoussé, Izard reculant pour revenir avec plue de forces, O'Sullivan nous décrit la situation:

«Dès que le lieutenant-colonel de Salaberry eut entendu le feu, il partit du front de la première ligne et prit avec lui trois compagnies: celle du capitaine Ferguson, du régiment canadien (Fencibles) qu'il déploya à la droite et à l'avant de l'abatis, celle du capitaine J.-B. Duchesnay, à qui il ordonna d'occuper la gauche, en s'étendant en même temps du côté de la rivière, et celle du capitaine Juchereau-Duchesnay qui, avec environ cinquante ou soixante miliciens de Beauharnois, fut placée derrière, en potence, à la gauche de l'abatis, de manière à pouvoir prendre l'ennemi en flanc, s'il avançait contre la milice de Beauharnois, sur la rive droite de la rivière.

«Il y avait environ une vingtaine de sauvages avec les hommes de la compagnie du capitaine Ferguson, sur la droite. Le lieutenant-colonel se plaça au centre de la ligne de front.

«Ces sauvages, sous les ordres du capitaine La Mothe, étaient placés à la droite de la souche où se tenait Salaberry en première ligne.

«Il voyait alors devant lui un ennemi avec lequel il s'était deux fois efforcé d'en venir aux prises depuis le commencement de cette campagne; l'occasion tant désirée se présentait, et l'événement a montré comment il a su en profiter. Entre l'abatis et la première ligne étaient placées les compagnies de Voltigeurs du capitaine L'Ecuyer et la compagnie légère du capitaine Debartzch, du 5e bataillon de la milice incorporée, ayant leurs piquets de flanc sur la droite. Un gros corps de sauvages, sous le capitaine La Mothe, était répandu dans le bois, à la droite du capitaine Debartzch.

«Sur ces entrefaites, l'ennemi commença à se former dans une grande plaine qui aboutissait presque à une pointe, en front de l'abatis».

Cet abatis c'est la première ligne, à la crête du ravin. Hampton, en face, dans l'une de ces clairières assez fréquentes après les feux de forêts ou produites par la mauvaise qualité d'un sol qui ne pousse point d'arbres. Arrivé là, il avait en travers de son front la coulée Bryson et de l'autre côté de cette coulée La Mothe, Ferguson, Duchesnay, le blockhaus en première ligne, Salaberry était au milieu de cette ligne.

C'est l'endroit où se dresse aujourd'hui la colonne élevée le 26 octobre 1895.

Un peu en arrière d'eux, se trouvait le premier abatis.

Le général Hampton commandait en personne sur la rive gauche de la rivière; il avait avec lui le 10e, le 31e et autres régiments, faisant environ trois mille ou trois mille cinq cents hommes, avec trois escadrons de cavalerie et trois pièces d'artillerie. Néanmoins l'artillerie ne fut pas employée dans l'action.

Il y avait cinq semaines que Salaberry cherchait l'occasion qui s'offrait à lui en ce moment.

D'après la carte cadastrale actuelle, Hampton était placé sur le lot de terre numéro 35, Salaberry sur le numéro 34; la coulée passait entre eux; le lot 33 est la propriété de M. Cullen; le village Allan est sur le lot 32.

Rendons la parole au Témoin:

«Le reste de l'armée américaine se formait derrière la force qui étaient sur la rive gauche. Peu après que M. de Salaberry eut fait ses dispositions, une forte colonne d'infanterie s'avança par la plaine au-devant de lui, et le colonel, voyant que cette colonne s'était exposée à être prise en front et en flanc, avantage qu'il avait attendu quelque temps, il tira le premier et l'on s'aperçut que son feu avait jeté bas un officier à cheval; c'était un bon augure. Alors, il ordonna au trompette de sonner la charge et, aussitôt, les compagnies du front firent un feu vif et bien dirigé qui arrêta quelques instants la marche de l'ennemi. Il demeura quelque temps en repos puis, faisant un tour à gauche, il se forma en ligne et, dans cette position, lâcha plusieurs volées. Par ce mouvement le feu de la gauche de la ligne ennemie porta entièrement sur la partie du bois (le marais) qui n'était pas occupée par nos troupes; mais le feu de sa droite (près du chemin public) fut assez fort pour obliger nos piquets de venir chercher un abri derrière l'abatis. L'ennemi prit ce mouvement pour le commencement d'une retraite et fut bien trompé car il ne put s'emparer d'un pouce de l'abatis. Les huzzas retentissaient d'un bout à l'autre de son armée mais nous ne lui cédâmes pas même dans le combat de cris. Nos compagnies de front crièrent à leur tour et les huzzas furent répétés par celles de la queue et, ensuite, par les troupes de la première ligne, qui firent jouer les trompettes dans toutes les directions, pour porter l'ennemi à croire que nous étions en grand nombre. Cette ruse de guerre eut l'effet désiré, car nous avons ensuite appris des prisonniers qu'ils estimaient notre force à 6 ou 7000 hommes.

«Après ces clameurs, on tira pendant quelques temps des volés de part et d'autre. L'ennemi n'essaya pas une fois de pénétrer dans l'abatis. Il continua cependant son feu, qui fut rendu à propos, particulièrement par ceux de la gauche. Peu après, il commença à se ralentir, comme si l'attention de l'ennemi eût été dirigée de l'autre côté de la rivière. Là les trompettes qui étaient au front, donneront le signal d'avancer en conséquence de quelques manoeuvres, et le lieutenant-colonel Macdonell, curieux (désireux) d'ajouter de nouveaux lauriers à ceux qu'il avait déjà cueillis à Ogdensburg, vint de la première et seconde lignes avec la compagnie du capitaine Lévesque, comme je crois, et une autre.

«Vers la tin de l'engagement sur la rive gauche, l'ennemi qui, sur la droite, avait fait reculer les milices de Beauharnois, commença...»

Il était alors deux heures de l'après-midi. La rencontre dans laquelle les miliciens de Beauharnois avaient perdu leur terrain s'était passée à dix heures de l'avant-midi, de l'autre côté de la rivière, comme on l'a vu. Toutefois, Purdy n'avait pas cru devoir occuper cet endroit dangereux et il était rentré dans les bois, d'où il sortit de nouveau à deux heures, au moment où Izard, sur la rive gauche, cessait d'attaquer Salaberry. Le Témoin manque de détails sur tout cela.

«... L'ennemi commença sur notre gauche un feu vif qui lui fut rendu par la gauche de la compagnie du capitaine J.-B. Duchesnay et la droite de celle de Juchereau-Duchesnay. Alors, le lieutenant-colonel de Salaberry ordonna au lieutenant-colonel Macdonell, qui avait pris sa position, d'empêcher l'ennemi d'avancer. Le capitaine Daly, qui fut choisi pour ce service, traversa au gué, emmena avec lui les restes de la milice sédentaire de l'autre côté, et s'avança avec rapidité le long de la rivière.

«Le feu de l'ennemi ayant presque cessé à l'abatis, le lieutenant-colonel de Salaberry voyant que l'action allait devenir sérieuse sur la droite (droite de la rivière) laissa sa situation, au centre du front et se plaça sur la gauche (de sa propre position) avec les troupes jetées derrière en potence».

Michel-Louis Juchereau-Duchesnay et le capitaine Longtin, qui bordaient la grève gauche de la rivière en s'étendant vers le gué, se trouvaient ainsi en potence relativement au front de bataille que venait de quitter Salaberry.

«Là, il monta sur un gros arbre et, quoique très exposé au feu de l'ennemi, l'examina de sang-froid avec la longue-vue. Alors, il donna ses ordres en français au capitaine Daly, et lui enjoignit de répondre dans la même langue afin de ne pas être entendu (compris) de l'ennemi. Le capitaine Daly poussa vaillamment les ennemis devant lui pendant quelque temps, mais (ceux-ci) se ralliant sur leurs troupes de derrière, qui étaient presque en ligne avec la force de la rive gauche, ils attendirent son approche et le reçurent avec un feu bien entretenu. Il fut blessé dès l'abord; nonobstant sa blessure, il continua de pousser en avant avec sa compagnie, et, dans le temps qu'il encourageait ses hommes et par ses paroles et par son exemple, il fut blessé pour la seconde fois et tomba.

«Le capitaine Bruyère, de la milice de Beauharnois, fut aussi blessé dans le même temps, mais légèrement. Leurs hommes n'étant plus en état de résister à une force si supérieure, furent contraints de reculer, ce qui se fit dans un fort bon ordre, sous le commandement du lieutenant Schiller; et l'on entendit encore une fois les cris joyeux des ennemis, mais leur joie fut celle d'un moment, car ils ne furent pas plutôt arrivés vis-à-vis de la potence que, par l'ordre du lieutenant-colonel de Salaberry, les troupes qui se trouvaient là firent sur eux un feu vif et bien dirigé qui les arrêta tout à coup dans leur marche hardie et les mit dans la plus grande confusion. Vainement tâchèrent-ils de résister, ils se dispersèrent et retraitèrent avec précipitation. Il était alors environ deux heures et demie de l'après-midi, et le général Hampton, voyant que ses troupes sur la rive droite ne réussissaient pas mieux que celles de la rive gauche, ordonna à ces dernières de retraiter, après être demeurées inactives pendant près d'une heure, bien qu'elles fussent assaillies, de temps à autre, par nos escarmoucheurs, qui étaient parfaitement à couvert dans l'abatis.

«Nos troupes restèrent dans leur position et couchèrent cette nuit-là sur le terrain qu'elles avaient occupé durant la Journée».

Le Témoin oublie de dire que Purdy avait compris l'avantage qu'il y aurait pour lui à serrer la grève de plus près, tant en vue de faciliter sa marche que de rejeter Daly dans le bois, aussi lorsque Schiller se mit en retraite, l'Américain n'eut-il rien de plus pressé que de passer entre lui et la rivière. Comme Schiller se tenait derrière ses hommes, il vit arriver au pas de course un officier évidemment déterminé à le prendre mort ou vif. La scène se passait sous les yeux de deux cents Canadiens qui devaient frémir du danger auquel était exposé le jeune lieutenant, mais celui-ci se retourna, fit briller son sabre, décrivit un cercle avec vigueur, et d'un coup de revers fermement appliqué, fit sauter la tête de son agresseur. Cet exploit était à peine accompli que la colonne de Purdy recevait dans le flanc la décharge des hommes de Duchesnay et de Longtin, embusqués de l'autre côté de la rivière. Ils tourbillonnèrent un instant sur eux-mêmes et prirent la fuite.

Schiller passa capitaine d'emblée.

Comme une apparition de théâtre survinrent alors le gouverneur Prévost et le major-général de Watteville, n'amenant aucun renfort mais venant faire des compliments aux vainqueurs.

La journée s'était divisée en quatre phases: 1° Hampton forçant l'abatis à un mille en avant des lignes de Salaberry; 2° Purdy essayant de surprendre la rive droite; 3° Izard et McCarty sous la direction de Hampton, tentant de pénétrer dans les lignes de Salaberry; 4° Purdy revenant à la charge sans pouvoir passer outre. Les dernières balles furent lancées par les compagnies de Michel-Louis Duchesnay et Longtin, le long de la rivière.

Le gouverneur Prévost ne semble avoir vu dans tout cela qu'une suite d'escarmouches, comme de Salaberry en avait donné plusieurs à Hampton depuis un mois. Il eut donc le soin de faire un chaleureux appel aux troupes qui venaient de combattre parce que, disait-il, la lutte allait reprendre avec plus de vigueur que jamais. De Watteville envoya avertir les habitants jusqu'à Sainte-Martine, d'empaqueter leurs effets, de descendre la rivière et de laisser quelqu'un pour mettre le feu aux maisons à l'approche des Américains. Cet ordre sema partout la terreur.

Hampton, qui était demeuré une heure immobile, délibérant sur ce qu'il devait faire, leva le camp et opéra sa retraite sans se presser, sans avertir Purdy de sa démarche et ne laissant derrière lui que des traînards. Chose étrange, cet ensemble de faits porta le gouverneur et de Watteville à croire que les Américains reviendraient dès le lendemain, plus forts en nombre et mieux préparés. Salaberry affirmait que Hampton retournait à Dewitteville; il ne se trompait pas.

Les deux officiers supérieurs reprirent le chemin de Sainte-Martine, à la nuit tombante, promettant des renforts pour le lendemain, mais défendant d'exercer aucune poursuite contre l'ennemi. Ce singulier ordre venait de ce qu'ils se figuraient les Américains très rusés et habiles à tous les stratagèmes de la guerre--tandis que c'étaient des lourdauds, les soldats les moins débrouillards du monde.

Purdy aurait bien voulu avoir des instructions pour sa gouverne, ne se doutant nullement qu'il était abandonné. Ce sont là des situations étranges. Ses douze ou quinze cents hommes étaient sacrifiés jusqu'au dernier dans le cas où Salaberry devinerait leur isolement, car rien n'était plus facile aux Canadiens que de les faire périr dans ce bois marécageux ou de les recevoir prisonniers. Vers cinq heures, à la nuit tombante, Purdy apprit que l'arrière-garde de Hampton était à deux milles plus haut sur la rivière et que les têtes de colonnes arrivaient à Ormstown. C'était une fuite.






VII

LA NUIT APRÈS LA BATAILLE


26-27 OCTOBRE

'OBSCURITÉ vient vite, à la fin d'octobre. Les Canadiens rallumèrent leurs feux. On en fit plus que pour le besoin, comptant éblouir les Américains par ce, déploiement de bivouacs--mais les Américains déjà s'en retournaient, l'oreille basse et sans tambours ni trompettes. Personne parmi nos gens ne songeait encore à chanter victoire, tant on leur avait dit que le danger persistait. Néanmoins, ils étaient de bonne humeur, la journée ayant été chaude grâce à la fusillade et l'ennemi restant sage, quelque part où il fût, car on ne devinait pas encore son abattement. Un esprit de satisfaction et de réconfort régnait partout dans nos rangs, comme lorsque nous venons de gagner la première manche dans un enjeu difficile. Salaberry n'interdisait ni les chansons ni les gaîtés du soldat après la bataille, par conséquent les bois d'alentour retentissaient des éclats de ces voix franches que les preux des anciens jours faisaient entendre, aux échos de la vieille Gaule, après une lutte où l'un des combattants avait conservé son terrain. Une armée qui couche sur le champ de bataille ne voit que sa victoire. Donc, nos Canadiens étaient joyeux, prêts à recommencer la résistance mesurée, savante et tenace dont ils venaient de donner des preuves manifestes.

Les différents corps sortirent de leurs postes de combat pour se réunir--il ne resta d'exposées que les grandes-gardes et les sentinelles qui devaient sonner l'alarme en cas de besoin.

Salaberry en avait vu bien d'autres à travers ses années de guerre sous des climats différents du nôtre. Cette fois, il avait commandé des Canadiens, en Canada, et, bien que ses chefs lui eussent dit que la lutte devait se renouveler, il n'en croyait que son expérience. Ceci veut dire qu'il avait hâte de dresser un rapport exprimant la situation, mais j'observe qu'il n'osa point affirmer le fait réel de son triomphe, étant certain que ni Prévost, ni Watteville ne voulaient sonner cette note--en somme une note désagréable pour eux.

A la clarté d'un feu de bivouac il rédigea le compte-rendu suivant de ce qui s'était passé en ce jour mémorable, sans faire allusion aux chefs qui ne l'avaient nullement servi dans sa résistance contre un ennemi supérieur en nombre:

«Sur la rivière Châteauguay, 26 octobre 1813.

«Monsieur,

«L'action d'aujourd'hui a commencé par l'ennemi qui a attaqué en grandes forces nos piquets avancés des deux côtés de la rivière, mais il a été obligé d'abandonner son plan. Nos piquets, supportés à propos par la compagnie légère du régiment Canadien (Fencibles), deux compagnies de Voltigeurs et la compagnie légère du 3e bataillon de la milice incorporée, se sont comportés on ne peut mieux. Après le combat nous sommes restés en possession des abatis et des postes que nous occupions auparavant.

«L'effectif de l'ennemi paraît avoir été au moins de 1500 hommes avec 250 dragons et une pièce d'artillerie. Trois de nos hommes qui ont vu défiler l'ennemi en tout ou en partie, disent qu'il dépassait les chiffres ci-dessus. Il y avait à peu près 30 bûcherons avec leurs troupes.

«Je ne puis terminer sans parler des obligations que je dois au capitaine Ferguson à cause de sa conduite calme, déterminée et de son extrême empressement à exécuter mes ordres.

«Le capitaine Daly du 3e bataillon ne saurait être surpassé en bravoure. Il a tenu, avec 50 hommes, contre dix fois ce nombre d'ennemis. Il est blessé à deux endroits.

«Le capitaine Bruyère s'est comporté bravement et a été blessé. J.-B. et Juchereau-Duchesnay ont déployé une grande bravoure, comme aussi tous nos officiers, particulièrement l'aide-major Sullivan dont le courage a été mis très en relief. Le capitaine La Motte et bon nombre de guerriers sauvages se sont bien conduits; durant la soirée, le capitaine La Motte, avec quelques sauvages, et un parti de Voltigeurs, se trouvèrent grandement exposés aux coups de l'ennemi.

«D'après des renseignements que je regarde comme fondés il ne paraît pas douteux que l'ennemi s'en retourne à... (Dewitteville?).

«Ce rapport est écrit à la lueur des feux du bivouac.

«J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre obéissant serviteur,

                                           M. DE SALABERRY,

                                                  Lieutenant-colonel.

«Au Major Général de Watteville.

«P.-S.--Deux officiers blessés. Compagnie légère du régiment Canadien, 3 hommes tués, 4 blessés. Voltigeurs, 4 blessés. 3e bataillon, 2 tués, 6 blessés, 4 manquants.

                                           M. DE SALABERRY,

                                                  Lieutenant-colonel.

Dans un bordereau de paie qui est au bureau de la milice, on voit: Tués: compagnie Beaubien, Jean Languedoc, de Sainte-Anne; compagnie Côté, Charles Gagnon, de Saint-Paul-Roy; compagnie Perrault, Etienne Martineau, du Saint-Esprit; compagnie Robichaud, Joseph Gagné, de Saint-André. Blessés: compagnie Beaubien, Germain Courcy, de Sainte-Anne; compagnie Archambault, Régis Vaillant, de l'Assomption; compagnie Deschamps, Joseph Renaud, de Saint-Jacques; compagnie Desroches, Augustin Rochon, de Saint-Martin, blessé pour toujours.

Nos gens se tenant sur l'alerte, exercèrent la plus grande vigilance jusqu'au point du jour et l'aube du 27 ayant paru, ils finirent par croire qu'ils étaient restés seuls dans toute cette contrée.

Qu'était devenu Purdy durant cette nuit? Il l'avait passée misérablement dans le bois, faisant bonne garde, tant et si bien que, vers le matin, ses hommes avaient couru aux armes et fusillé avec ardeur un détachement que Hampton envoyait pour les sortir de ce pas difficile.

De Watteville avait passé la nuit à la maison de Neil Morrison, près Sainte-Martine. Dans la matinée du 27, il écrivit le rapport suivant:

«Ferme Morrison, 27 octobre 1818.



«Monsieur.--Je me permets d'adresser à Votre Excellence un rapport reçu la nuit dernière du lieutenant-colonel de Salaberry commandant les postes les plus avancés et les piquets sur la rivière Châteauguay, relatant les circonstances d'une attaque faite par l'ennemi, hier après-midi, contre les postes placés sous ses ordres. Votre Excellence me permettra d'observer que le lieutenant-colonel de Salaberry s'est fait beaucoup d'honneur, et mérite mes plus chaudes recommandations pour le jugement et l'activité qu'il a déployés en choisissant le terrain qu'il a ensuite fortifié en très peu de temps, ce qui, joint à la bonne conduite en général de ses troupes, a fait que l'ennemi n'a pu réussir dans cette première tentative contre nos avant-postes sur le Châteauguay.

«Rien d'extraordinaire n'a eu lieu cette nuit. Ce matin, à l'aurore, j'ai envoyé le major de brigade Burke vers le haut DE la rivière. Aussitôt son retour, j'espère être en état de faire savoir à Votre Excellence si l'ennemi est rentré dans son ancienne position (selon la lettre du lieutenant-colonel de Salaberry) ou s'il est encore aux alentours de nos postes.

«J'ai l'honneur...

L. DE WATTEVILLE,
Adjudant général.




«A Son Excellence,

«Lieutenant Général sir George Prévost.

«P.-S.--Le major de brigade Burke vient d'arriver et rapporte que le lieutenant-colonel de Salaberry est toujours persuadé que l'ennemi est rentré dans la position qu'il occupait avant l'attaque d'hier. Sur ce, j'ai ordonné aux deux compagnies du 2º bataillon de la milice incorporée de reprendre les quartiers où elles logeaient auparavant».

Sur cette pièce, le gouverneur-général ordonna la publication de l'Ordre suivant:

Quartiers Généraux, à la Fourche sur la
Rivière Châteauguay, 27 octobre 1813.




ORDRES GÉNÉRAUX,

Son Excellence le Gouverneur-en-Chef et Commandant des Forces, a reçu du Major Général De Watteville le rapport de l'affaire qui eut lieu, en front des positions avancées de son poste, mardi, à 11 heures du matin, entre l'armée Américaine sous le commandement du Major Général Hampton, et les piquets avancés de la force Britannique, mis en avant pour couvrir les partis de travailleurs sous la direction du Lieutenant Colonel De Salaberry. Par la judicieuse position qu'a su prendre cet officier, et l'excellente disposition qu'il a faite de sa petite troupe, composée de la compagnie légère des Fencibles Canadiens et de deux compagnies de Voltigeurs Canadiens, l'attaque de la principale colonne de l'ennemi, commandée par le général Hampton en personne, a été repoussé avec perte; et la Brigade légère des Américains sous le Colonel McCarty a été également arrêtée dans ses progrès au Sud de la Rivière, par la marche pleine de bravoure et de courage de la compagnie de Flanc du 3° Bataillon de Milice incorporée sous le Capt. Daly, soutenue par la compagnie du Capt. Bruyères de la Milice Sédentaire. Les Capitaines Daly et Bruyères ayant été tous deux blessés, et leurs compagnies ayant souffert quelque perte, elles ont été immédiatement remplacées par une Compagnie de Flanc du 1er Bataillon de Milice incorporée. L'ennemi s'étant retiré, est retourné de nouveau à l'attaque, qui n'a fini qu'avec le jour par la défaite honteuse et complète de ses troupes, étant forcée par une poignée d'hommes dont le nombre ne montait pas à la vingtième partie de la force qu'ils avaient à combattre, mais qui, par leur bravoure déterminée ont maintenu leur position, et mis à l'abri de toute insulte les partis de travailleurs, qui ont ensuite continué leurs ouvrages sans inquiétude. Le Lt. Colonel de Salaberry témoigne qu'il a été forcément soutenu par le Capt. Ferguson dans le commandement de la Compagnie Légère des Fencibles Canadiens, par les Capitaines Jean Baptiste Duchesnay et Juchereau-Duchesnay des deux Compagnies de Voltigeurs, par le Capt. Lamothe, les Adjudants Hebden et Sullivan, et par tous les officiers et soldats engagés dans l'action, qui ont montré un courage et une fermeté remarquables et dignes d'éloge.

Son Excellence, le Gouverneur en Chef et Commandant des Forces, ayant eu la satisfaction d'être lui-même témoin de la conduite des Troupes en cette brillante occasion, se fait un devoir et un plaisir de payer le tribut d'éloge qui est si justement dû au Maj. Gen. De Watteville, et aux arrangements admirables qu'il a pris pour la défense de son poste; au Lt. Colonel De Salaberry pour sa conduite judicieuse et digne d'un officier, qu'il a montré dans le choix de sa position et dans la disposition de ses forces; et à tous les officiers et guerriers engagés avec l'ennemi. Outre ces témoignages de la plus vive reconnaissance qu'ont mérités les corps engagés, par leur bravoure et leur fermeté, Son Excellence doit encore les plus grands éloges à toutes les troupes de cette station, pour leur confiance, leur discipline, et leur patience à endurer les fatigues et les privations qu'elles ont éprouvées. Leur détermination à persévérer dans cette conduite honorable ne peut manquer d'assurer la victoire aux braves et loyaux Canadiens, et de jeter le trouble et la confusion dans le coeur de l'ennemi, s'il pensait à souiller de sa présence cet heureux pays.

Par le rapport des prisonniers, la force de l'ennemi se montait à 7,500 hommes d'Infanterie, 400 de Cavalerie, et 10 pièces de campagne. La Force Britannique actuellement engagée n'excédait pas 300 hommes, l'ennemi a beaucoup souffert de notre feu, aussi bien que du sien propre, quelques-uns de leurs corps détachés ayant, par méprise, tiré les uns sur les autres dans le bois.

Il y a eu de la Compagnie Légère des Canadiens, 3 de Rang et file tués, 1 Sergent et 3 de Rang et file blessés.

Des Voltigeurs, 4 de Rang et file blessés.

De la Compagnie de Flanc du 3e Bataillon, 1 Capitaine blessé, 2 de Rang et file tués, 6 blessés, et 4 qui manquent.

Des Chasseurs de Châteauguay, 1 Capitaine blessé.

Total--5 de rang & file tués; 2 Capt., 1 sergt., 11 de rang & file blessés, & 4 de rang et file qui manquent.

Le Capt. Daly, du 3º Bat. de la Milice incorporée a reçu deux blessures considérables: mais pas dangereusement. Le Capt. Bruyères, des Chasseurs de Châteauguay n'a été que légèrement blessé.--EDOUARD BAYNES, Adjt. Général.»

Le lieutenant Pinguet s'exprime comme suit: «Après la bataille on nous a ramenés dans nos retranchements où nous avons passé huit jours, à la pluie, au froid, sans feu et sans couverture».

Le Témoin Oculaire fournit sa note sur les circonstances de cette heure importante: «Le 27, au point du jour, nos troupes furent renforcées par la compagnie de Voltigeurs du capitaine Rouville et la compagnie de grenadiers du capitaine Lévesque du 5e bataillon de milice incorporée et de soixante hommes de la division de Beauharnois, le tout sous le commandement du lieutenant-colonel Macdonell.»






VIII

HAMPTON RENTRE AUX ÉTATS-UNIS


N dit que ce contingent se montait à deux cent cinquante hommes. Outre qu'il arrivait trop tard, nous avons à nous demander ce qu'étaient devenus, depuis le 25 octobre, les six cents hommes amenés de Kingston par le même lieutenant-colonel Macdonell et pourquoi, après avoir été spectateur passif, durant la bataille du 26, cet officier conduisait, le 27, un renfort qui n'avait rien de commun avec ses propres hommes? Ces années dernières, à force de publier dans les journaux la louange de Macdonell, on est parvenu à faire croire à certaines gens qu'il avait pris part à la bataille, plus que cela: qu'il y commandait en second!

Salaberry ordonna au capitaine Ducharme de prendre avec lui cent cinquante hommes et d'aller reconnaître la situation de l'armée américaine. Il persistait dans son idée qu'elle était en retraite et se rongeait les poings de n'avoir pas la permission de la démolir dans une poursuite qu'il savait praticable--mais rien ne pouvait enlever de la tête de Watteville la haute conception qu'il s'était faite de la tactique de Hampton.

Ducharme vit l'endroit jonché de cadavres où les troupes de Purdy avaient tiré sur les leurs. On enterra ces pauvres gens. Plus loin il trouva les traces de la retraite, ou plutôt de la débandade, par mille débris tels qu'ustensiles de cuisine, fusils abandonnés, bagages de toute sorte, et des cadavres dévorés par les loups et les ours dont ce pays abondait. Plus loin, il enleva quelques piquets d'arrière-garde, ce qui lui procura des prisonniers qui le mirent au courant de la situation. Il rejoignit enfin le camp de Hampton et se confirma dans ce qu'il venait d'apprendre--c'est que l'ennemi s'en allait, fuyait, ne menaçait plus et pouvait être écrasé... mais de Watteville ne voulut pas croire son rapport.

Dans l'après-midi du 27, Hampton, apprenant que Wilkinson n'avait pas bougé de son camp pour entreprendre la descente du Saint-Laurent à travers les Mille-Isles et tenter d'aller le rejoindre à l'île Perrot, partit d'Ormstown et se dirigea carrément vers la frontière des Etats-Unis.

Dans le camp canadien, le matin du 28, les nouveaux préparatifs étaient terminés, l'on attendait obstinément un ennemi qui n'arrivait pas, malgré les pronostics du général de Watteville. Salaberry se trouvait complètement immobilisé à l'heure même où il lui eut été possible de transformer l'échec du 26 octobre en une effroyable déroute, et peut-être que les écrivains américains se seraient aperçus que pas un seul de leurs soldats n'avait repris pied sur le territoire des Etats-Unis. Ils se montreraient à présent plus précautionneux lorsqu'ils ont à expliquer la retraite de Hampton. Pour eux, tout se borne à dire que Hampton s'est retiré parce qu'il ne s'accordait pas avec Wilkinson, mais ils n'osent pas dire que Hampton était battu plusieurs jours avant que Wilkinson n'eût opéré le mouvement qu'il avait concerté avec ce général.

Pour revenir à nos affaires, le capitaine La Mothe partit en avant le 28 avec une bande de sauvages et se rendit compte du fait considéré comme incroyable, que l'armée envahissante retournait chez elle et qu'elle regardait son échec à la coulée Bryson comme définitif. Le combat du 26 constituait donc une grande victoire pour ses résultats, puisque les derniers plans des Américains, pour l'envahissement du Canada, se trouvaient déconfits, et Salaberry avait raison de le dire et de demander permission de faire la poursuite en règle puisqu'il lui eut été facile de prendre la plupart des soldats de l'ennemi ou même de capturer son général. Mais de Watteville était comme Masséna, il aimait mieux faire perdre une province à l'un de ses collègues que d'aider à la victoire de n'importe qui.

Hampton, prévenu dès l'origine qu'il n'aurait devant lui que des milices, pensa ensuite avoir rencontré toute une armée anglaise, supérieure à sa troupe par le nombre des hommes et par l'expérience des officiers; son malheur vint de ce qu'il rencontra un adversaire possédant l'art des combats et qui savait se servir des moindres ressources. Salaberry faisait la guerre savamment avec des petits moyens.

De tous les plans de campagne de 1818, tant du côté des Américains que du nôtre, en ce qui concerne le Bas-Canada, rien n'a réussi, sauf le retranchement de Salaberry sur la rivière Châteauguay, et j'aime par-dessus tout la fin de cette lettre qu'il écrivait à son père, devant un grand feu de bois le soir de la bataille: «Je suis le premier général qui remporte une victoire monté sur un cheval de bois», allusion à la souche, du haut de laquelle, au milieu des balles, il avait commandé à Daly, Bruyère et Schiller en langue française, pour se moquer des Américains qui ne comprenaient pas ses paroles.

J'ai entendu comparer le combat d'arrière-garde de Crysler Farm à la bataille de Châteauguay! Ces sortes de jugements circulent dans la presse sans être renversés par personne. Nous verrons vers la fin du présent travail la place que Châteauguay mérite d'occuper dans nos annales militaires et quelle est en somme la valeur de Crysler Farm.

«Le colonel de Salaberry confia le 27 au lieutenant-colonel Macdonell, officier distingué, la défense de l'abatis, raconte le Témoin Oculaire. On poussa des piquets deux milles plus avant qu'on n'avait encore fait; la journée se passa dans l'attente d'une nouvelle attaque, mais nul ennemi ne se montra. Ces piquets étaient postés de telle sorte qu'une vingtaine d'hommes tombèrent entre nos mains sur la rive droite de la rivière. On trouva aussi, sur cette même rive, une grande quantité de fusils, de tambours, de havresacs, de provisions, etc. Tout indiquait fortement dans quel désordre l'ennemi avait été jeté et avait effectué sa retraite. Nos troupes enterrèrent plus de quarante de leurs gens, outre ceux qu'ils enterrèrent eux-mêmes et parmi lesquels se trouvaient deux ou trois officiers de distinction. On trouva deux chevaux morts sur la rive gauche, et l'ennemi emmena dans des chariots plusieurs de ses blessés de ce côté de la rivière.

«Le 28 au matin, le capitaine La Mothe, avec environ 150 sauvages, alla reconnaître l'ennemi qui, suivant le rapport du colonel Hughes, des ingénieurs, avait abandonné son camp le jour précédent. Un parti des miliciens de Beauharnois, soutenu par le capitaine Debartzch, brûla et détruisit les ponts nouvellement érigés à un mille de l'ennemi, qui avait transporté son camp à environ une demi-lieue de Piper's Road, c'est-à-dire à environ deux lieues de sa première position. Le capitaine La Mothe pénétra dans les bois avec ses sauvages et, malgré l'infériorité de sa force, cet officier actif et zélé engagea un combat partiel avec l'ennemi, qui eut un homme tué et sept blessés.

«Le 30, un parti de chasseurs sauvages, sous le capitaine Ducharme, donna avis que l'ennemi avait, le 29, abandonné son camp h Piper's Road dans le plus grand désordre, et était sur le chemin des Quatre-Fourches.

«Ici finit l'expédition du général Hampton dans le Bas-Canada. Je me suis étendu dans la description de la scène du combat, de la position et des mouvements des troupes engagées, sans craindre de lasser la patience du lecteur. Sur un tel sujet l'attente empressée d'un public canadien recherchera naturellement avec anxiété toute espèce d'information, et dans un démêlé aussi difficile il n'est pas de circonstance, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait son intérêt particulier.

«D'après toutes les informations qu'on a pu tirer des prisonniers, il paraît que l'intention de l'ennemi était de s'avancer par la rivière de Châteauguay jusqu'aux bords du Saint-Laurent, pour y attendre la coopération du général Wilkinson, qui devait prendre Kingston dans sa route en descendant:

«Rusticus expectat dum defluat omnis.

«On a aussi appris des prisonniers que la force de l'ennemi se montait à 7,000 hommes d'infanterie, 400 de cavalerie et 10 ou 12 pièces de canon. Le lecteur éloigné ou imbu de préjugés ne croira peut-être pas que toute la force engagée de notre côté n'excédait pas 300 hommes, mais c'est le fait, nous l'affirmons sans crainte d'être contredit. Le reste de notre armée était en réserve par derrière».

Cette réserve, sous les ordres du lieutenant-colonel Macdonell, ne comptait guère plus de cent quatre-vingts hommes; elle était placée au quatrième abatis non loin du gué, et n'eut pas occasion de se battre.

«Il est tout à fait flatteur de pouvoir ajouter que ces trois cents hommes et leur brave commandant étaient tous Canadiens, à l'exception du brave capitaine Ferguson, de trois hommes de sa compagnie et de trois officiers appartenant à d'autres corps. Qu'on le dise toutes les fois qu'on fera mention de la bataille de Châteauguay, et il faudra que le préjugé cache sa tête hideuse et que les murmures de la malveillance soient étouffés par la honte et la confusion.

«Les officiers et soldats engagés dans cette journée mémorable se sont tous couverts de gloire. Le capitaine Ferguson, de l'infanterie légère du régiment canadien, et les deux capitaines Duchesnay se sont grandement distingués dans le commandement de leurs compagnies respectives et en exécutant plusieurs mouvements difficiles avec autant de sang-froid, et de précision qu'en un jour de parade. La bravoure du capitaine Daly, de la brigade de flanc de la milice, qui conduisit, à la lettre, sa compagnie au milieu des ennemis, ne pouvait être surpassée.

«On n'a pas moins remarqué dans ce combat sévère, le courage et la bravoure du capitaine La Mothe, du département des sauvages, du lieutenant Pinguet, de l'infanterie légère (Fencibles) canadienne; du lieutenant et adjudant Hebden, des Voltigeurs; du lieutenant Schiller, de la compagnie du capitaine Daly. Les lieutenants Guy et Johnson, des Voltigeurs, formèrent leurs piquets sur la ligue de défense, après qu'ils se furent retirés, et se conduisirent avec une grande bravoure durant tout l'engagement. Le capitaine L'Ecuyer, des Voltigeurs, et le lieutenant Powell, de la compagnie du capitaine Lévesque, se sont fait beaucoup d'honneur par leurs efforts pour s'assurer des prisonniers dans les bois en s'exposant à un péril imminent. Les capitaines Longtin et Huneau, de la milice de Beauharnois, se sont fait remarquer par leur bonne conduite; le premier se mit à genoux au commencement de l'action, fit une courte prière avec ses hommes, et leur dit en se relevant «qu'à présent qu'ils avaient rempli leur devoir envers leur Dieu, ils faisaient leur devoir pour leur roi».

«Louis Langlade, Noël Annance et Bartlet Lyons, du département des sauvages, étaient dans l'action du 26 et l'affaire du 28. Leur conduite a été remarquable durant tout le temps.

«Je ne passerai pas sous silence les noms des soldats Vinrent, Pelletier, Vervais, Dubois et Caron, des Voltigeurs, dont quelques-uns traversèrent la rivière à la nage et firent prisonniers ceux qui refusaient de se rendre.

«A l'égard du lieut.-colonel de Salaberry, le plus égoïste doit avouer que ses services importants le rendent digne des remercîments et de la reconnaissance de la patrie.

«On ne sait ce qu'on doit admirer davantage, ou son courage personnel comme individu, ou son habileté et ses talents comme commandant. Nous le voyons, longtemps avant le combat, montrer le plus profond jugement dans le choix de sa position, et la fortifier ensuite par tous les moyens que lui suggèrent sa sagacité. Nous le voyons, au fort de l'action, embrasser tout par des vues grandes et étendues, défendant chaque point, et pourvoyant à tout accident. Mais son mérite et celui de sa petite armée devient encore plus éclatant quand nous réfléchissons à l'état critique des temps, immédiatement avant cette brillante victoire. Les affaires paraissaient désespérées dans le Haut-Canada; le découragement commençait à faire sentir ses tristes effets; on nous avait même dit, sous haute autorité, «que très probablement, le moment approchait où il serait finalement déterminé si l'attente présomptueuse de l'ennemi devait être réalisée par l'invasion et la conquête de cette province, ou s'il ne devait trouver que la défaite dans son entreprise». Ce moment est passé: les amis de leur pays se le rappelleront avec reconnaissance; l'aspect des affaires est changé. L'ennemi, pour nous servir d'une phrase à la mode, a bien «pollué notre sol» mais il a été repoussé par un commandant canadien, à la tête d'une troupe de Canadiens qui ne se montait pas à la vingtième partie de la force qui leur était opposée».

On voit que Michel O'Sullivan, irlandais par son père, était par la langue et par les sentiments, un vrai Canadien-Français qui ne faisait pas honte à sa mère. Il était né vers 1782 et avait étudié au collège de Montréal ou collège Saint-Raphaël, sous la direction des Sulpiciens, ayant pour compagnons de classe Michel Bibaud, Jacques Viger et Hugh Heney, trois hommes de talent et de mérite qui restèrent ses amis. C'était un beau garçon, de stature imposante, à la repartie vive, à la plume facile, au jugement sain et droit. Son écriture, comme son caractère et son physique, était de toute beauté. En 1812-13 il avait le grade de lieutenant de milice dans la division de Beauharnois, exerçant les fonctions d'adjudant. J'ai un bordereau de paye vérifié par lui, le 24 octobre 1813, sur le terrain même où se livra la bataille deux jours après. Il avait été reçu avocat le 6 avril 1811 à Montréal, et s'occupait de politique. De 1814 à 1824, il représenta au parlement le comté de Huntingdon, fut solliciteur-général (1884) puis juge à Montréal en 1833. Il mourut vers 1840. Salaberry utilisa son habileté en l'employant comme aide-major. Si quelqu'un a commandé en second à Châteauguay c'est O'Sullivan.






IX

CONDUITE DE SIR GEORGE PREVOST


AMPTON repoussé seulement, puisque Salaberry n'avait pas eu la permission de l'anéantir, pouvait reparaître. Il y avait aussi à craindre Wilkinson. Cette situation rendait perplexes Prévost et Watteville, mais non pas Salaberry qui savait que Hampton abandonnait la lutte, étant mieux renseigné que ses chefs sur les mouvements de l'Américain et, disons-le, meilleur juge en ces matières.

C'est toujours et partout la même chose: un officier d'expérience battra l'une des deux armées qui cherchaient à se réunir et n'attachera plus d'importance à l'autre corps, parce que celui-ci se trouve, comme on dit, «en l'air». La défaite de Hampton entraînait la paralysie de Wilkinson. Napoléon a principalement agi d'après ce principe dans une suite de campagnes qui sont devenues les modèles du genre et que l'on étudie dans tous les collèges militaires. Les craintes de Prévost et de Watteville étaient chimériques; pour les justifier ils n'ont pas même l'affaire de Crysler Farm à montrer, puisque Wilkinson ne fut pas battu en cette rencontre et ne céda la partie qu'en apprenant (12 novembre) la défaite de Hampton. Nous verrons cela.

Sir George Prévost se décida enfin à croire que la bataille du 26 octobre comptait pour plus qu'une escarmouche au coin d'un bois. Il écrivit la lettre suivante au ministre des colonies, duquel il relevait, avec prière de la transmettre au ministre de la guerre:

Quartiers-Généraux, Montréal, 30 octobre 1813.



«My Lord--Par ma dépêche No 91 du 8 de ce mois, j'ai eu l'honneur de rapporter à Votre Seigneurie que le major-général Hampton occupait, avec une force considérable de réguliers et de miliciens, une position sur la rivière Châteauguay, près l'établissement de Four Corners.

«De bonne heure le 21, l'armée américaine traversa la frontière entre le Bas-Canada et les Etats-Unis, surprit une petite bande de nos guerriers sauvages et repoussa un piquet de la milice sédentaire posté à la jonction des rivières Outarde et Châteauguay, où elle campa et prit des mesures pour ouvrir une route de communication sur ses derrières afin d'amener son artillerie.

«Le major-général Hampton ayant terminé ses arrangements le 24, commença le jour suivant ses opérations contre mes avant-postes.

«Vers onze heures, dans la matinée du 26, sa cavalerie et ses corps légers furent aperçus des deux côtés de la rivière, par un détachement qui protégeait les habitants employés à abattre des arbres pour construire un abatis.

«Le lieutenant-colonel de Salaberry, qui avait le commandement des piquets les plus avancés, composés de la compagnie légère des Fencibles Canadiens, et de deux compagnies de Voltigeurs, sur la rive nord de la rivière, disposa de sa petite troupe d'une si excellente manière, qu'il arrêta la marche de la principale colonne de l'ennemi, dirigée par le major-général Hampton en personne et accompagnée par le brigadier-général Izard.

«La brigade légère de l'armée américaine, sous le colonel McCarty, fut repoussée de la même manière dans sa marche par le côté sud de la rivière où elle rencontra la compagnie du flanc droit du 3e bataillon de la milice incorporée sous les ordres du capitaine Daly, et supportée par la compagnie des Chasseurs de Châteauguay sous le capitaine Bruyère; ces deux officiers ayant été blessés, et leurs compagnies venant de subir des pertes, la position qu'elles occupaient fut couverte immédiatement par une compagnie de flanc du 1er bataillon de la milice incorporée; l'ennemi se rallia et revint à l'attaque à plusieurs reprises jusqu'à ce qu'il se vit forcé d'abandonner la partie à la fin du jour, se voyant déjoué sur tous les points par une poignée d'hommes qui soutinrent leur position avec bravoure et réussirent à protéger nos travailleurs contre toute insulte.

«Etant par bonheur arrivé sur la scène de l'action peu après le commencement, j'ai été témoin de la conduite des troupes en cette glorieuse occasion et ce fut pour moi une grande satisfaction que de pouvoir leur adresser des éloges but le terrain même.

«Je remerciai le major-général de Watteville des sages mesures prises par lui pour la défense de cette position, le poste avancé; aussi le lieutenant-colonel de Salaberry pour le bon jugement qu'il a montré en choisissant le champ de bataille, et la bravoure et l'adresse avec lesquelles il s'y est maintenu.

«Je reconnus que les officiers et les hommes engagés dans l'action de ce matin-là méritaient les plus fortes louanges en raison de leur bravoure et de leur fermeté, et j'ajoutai qu'il fallait continuer à agir avec le zèle, la fermeté, la discipline et la résistance à la fatigue et aux privations qu'ils avaient jusque-là manifestés.

«J'ai signalé particulièrement l'aide habile que le lieutenant-colonel de Salaberry a reçu du capitaine Ferguson, commandant la compagnie légère des Fencibles Canadiens; et du capitaine J.-B. Duchesnay, du capitaine Juchereau-Duchesnay, de l'adjudant Hebden, des Voltigeurs, de l'adjudant O'Sullivan, de la milice sédentaire, et du capitaine La Motte appartenant au corps des guerriers Sauvages.

«La plupart des troupes anglaises étant employées à la défense du Haut-Canada, le salut du Bas-Canada dépend surtout de la valeur et de la constance de ses bataillons incorporés et sa milice sédentaire, jusqu'à l'arrivée du 70e régiment et des deux bataillons de marine que nous attendons de jour en jour. C'est pourquoi j'éprouve une très vive satisfaction en portant à la connaissance de Votre Seigneurie le fait que les sujets Canadiens de Sa Majesté, comprenant toutes les classes, semblent déterminés à poursuivre une loyale et honorable ligne de conduite.

«Par le rapport des prisonniers ennemis dans l'affaire de Châteauguay, les forces américaines auraient été de sept mille hommes d'infanterie et de deux cents chevaux, avec dix pièces de campagne. Nous n'avons pas eu de réellement engagés dans l'action plus de trois cents hommes de notre côté.

«L'ennemi a beaucoup souffert de notre feu, aussi de son feu à lui, certains corps détachés dans les bois ayant tiré les les uns sur les autres.

«J'ai l'honneur de transmettre à Votre Seigneurie le rapport des tués et blessés le 26 et je profite de cette circonstance pour solliciter humblement de Son Altesse Royale le prince Régent, comme marque de Sa Gracieuse approbation de la conduite des bataillons de milice incorporée, cinq drapeaux pour les 1er, 2e, 3e, 4e, 5e bataillons.

J'ai l'honneur, George Prévost.


«Le Très Honorable Comte Bathurst».

Rapport des tués, blessés et manquants après l'action de Châteauguay, le 26 octobre 1813:

Compagnie légère de Fencibles canadiens: 3 hommes tués, 1 sergent et 3 hommes blessés.

3e bataillon milice incorporée, compagnie de flanc: 2 hommes tués, 1 capitaine et 6 hommes blessés, 4 hommes manquants.

Chasseurs de Châteauguay: 1 capitaine blessé.

Total: 5 soldats tués, 2 capitaines, 1 sergent, 13 soldats blessés, 4 soldats manquants.

Noms des officiers blessés: capitaine Daly, 3e bataillon de milice incorporée, deux blessures graves; capitaine Bruyère, des Chasseurs de Châteauguay, blessure légère.

Edward Baynes,
Adjudant-général.




Le compliment que le gouverneur adresse au général de Watteville est sujet à la critique, parce que nous n'avons pas encore découvert quel expédient ce dernier officier avait mis en oeuvre pour aider la défense; tout porte à croire qu'il n'avait pas assez pris de précautions et que Salaberry, comprenant l'inutilité de compter sur lui, s'était tiré d'affaire tout seul.

Pareillement, lorsque Prévost dit qu'il arriva vers le commencement de l'action, il se donne des gants qui ne lui appartiennent pas puisqu'il ne survint qu'à la fin du jour.

Dans le passage où il est parlé du général McCarty, je pense qu'il y a eu des lignes d'omises par le copiste, car Purdy commandait la colonne légère de la rive droite, tandis que McCarty conduisait les dragons placés à la gauche de Hampton (rive gauche) lesquels attaquèrent le poste défendu par le capitaine La Mothe.

Le 4 novembre parut un ordre général de milice portant que, si l'ennemi ne faisait aucune nouvelle tentative pour envahir la province, les bataillons seraient déchargés du service, en d'autres termes que les miliciens passeraient l'hiver chacun chez soi. Sir George Prévost ajoutait des compliments à cette annonce: «Je déclare avec orgueil aux braves et loyaux miliciens du Bas-Canada qu'ils ont droit à ma reconnaissance pour le zèle et la promptitude avec lesquels ils ont volé à leurs postes et la patience, la fermeté qu'ils ont déployées dans cette saison rigoureuse, ainsi que les fatigues et les privations auxquelles ils ont été exposés. La constance et la discipline ont brillé parmi eux tous. La bravoure et l'intrépidité qu'ont montrées six compagnies composées à peu d'hommes près de Fencibles et de miliciens canadiens, sous la conduite immédiate du lieutenant-colonel de Salaberry, en repoussant, à la honte de l'armée américaine, une force de vingt fois leur nombre, couvre le nom canadien d'un honneur qui ne ternira jamais.»

Tout le Bas-Canada comprenait en ce moment que Hampton avait rebroussé chemin, mais on ne savait pas encore que Wilkinson venait de s'ébranler et marchait sur Montréal. Il était temps que Prévost adressât des éloges aux milices... néanmoins il se réservait de n'en rien faire savoir à Londres, comme nous le verrons plus loin.

«Le quatre novembre, écrit le lieutenant Pinguet, nous sommes descendus aux maisons (vers Sainte-Martine) où nous étions presque aussi mal que dans le bois; nous y avons été huit jours et avons reçu ordre de remonter».

A ce compte, l'ordre de remonter la rivière Châteauguay fut donné comme Wilkinson passait à Crysler Farm. Il est probable que Prévost crut alors à un retour de Hampton pour opérer sa jonction avec Wilkinson.

C'est le moment de parler de ce dernier, car la bataille de Châteauguay gagne énormément à être comparée avec celle de Crysler Farm.






X

CRYSLER FARM


11 NOVEMBRE

EUF jours après la défaite de Hampton à Châteauguay le général Wilkinson, toujours immobile à Sackett's Harbour, ne savait encore rien de cet événement. Il prit au mieux le proverbe qui dit «pas de nouvelles, bonnes nouvelles» et se mit en marche, le 3 novembre, avec dix mille hommes qu'il embarqua, à Grenadier Island, sur trois cents bateaux, pour descendre le Saint-Laurent, la droite de cette flottille appuyée à la rive américaine.

Le général de Rottenburg, commandant à Kingston, ne pouvait dégarnir complètement son poste pour se mettre à la poursuite de l'armée américaine, il se contenta de la faire suivre d'un petit corps d'observation, composé de quelques compagnies du 49e régiment royal sous les ordres du lieutenant-colonel Charles Plenderleath, et à peu près autant du 89e que conduisait le lieutenant-colonel Joseph Warton Morrison--et quelques Voltigeurs détachés du corps de Salaberry.

Ce dernier n'avait jamais eu tous ses Voltigeurs sous la main durant l'été et l'automne; les besoins du service les dispersaient jusque dans le Haut-Canada où l'on en rencontre des détachements mêlés aux autres troupes.

Le lieutenant-colonel Thomas Pearson était à Prescott avec les compagnies de flanc du 49e régiment, un certain nombre de Fencibles Canadiens, quelques Voltigeurs, des miliciens d'artillerie, des dragons de la milice et une bande de guerriers sauvages. Il se porta, à la tête de cette troupe, au-devant des deux autres officiers anglais qui descendaient le fleuve et opéra heureusement sa jonction. Les trois détachements réunis pouvaient avoir huit cents hommes de toute» armes. Morrison, Plenderleath et Pearson étaient des militaires éprouvés.

Ogdensburg avait été pris par le lieutenant-colonel George Macdonell, dix mois auparavant, puis les Américains y étaient rentrés et l'occupaient lorsque Wilkinson se hasarda sur le fleuve, comme il vient d'être dit, c'est pourquoi il mit pied à terre un peu au-dessus de ce poste et le traversa en toute tranquillité tandis que ses bateaux serraient de près le rivage pour éviter le feu des canons de Prescott situé vis-à-vis. En ce moment, Morrison, qui avait la direction de la force expéditionnaire anglaise, venait de rencontrer Pearson et arrivait sur Prescott, partie monté sur des embarcations, partie en marchant par terre.

Wilkinson filait à trois milles plus bas que Ogdensburg pour trouver un endroit propice à la traversée du fleuve. C'était le 6 novembre. Il venait de faire cinq milles sur la côte américaine pour éviter Prescott. Le 7 il débarqua douze cents hommes sur le rivage canadien, à la pointe aux Iroquois. Morrison était déjà rendu dans le voisinage. Le 8, une autre brigade américaine traversa à la tête du Long-Sault. Ces deux corps s'avancèrent dans la direction de Montréal, c'est-à-dire qu'ils suivaient le cours du fleuve allant en avant-garde. Wilkinson, malade, inquiet de se voir sans nouvelles de Hampton, avait distribué son armée en trois groupes qui devaient se suivre d'assez près pour se secourir au besoin. Le 9, Morrison enleva un dépôt militaire que les Américains avaient formé en cachette dans l'intérieur du bois.

Ses têtes de colonnes avançant sur Cornwall, Wilkinson décida de rester de sa personne auprès du général Boyd qui commandait l'arrière-garde. Il était suffisamment éclairé en avant pour savoir qu'il n'y avait pas d'obstacle visible entre lui et Montréal, mais, sur ses derrières, Morrison pouvait lui susciter des complications--ensuite, toujours pas de nouvelles de Hampton....

Le 10, Morrison arrivait à la ferme Crysler, talonnant Boyd pour le contraindre à se retourner. La tactique de Morrison devait nécessairement se borner à ralentir la marche de l'ennemi, car il n'avait pas assez de monde pour risquer une bataille. Si Watteville, placé au bas de la rivière Châteauguay, jugeait à propos de barrer la route de Montréal, Morrison lui offrait un fameux appoint en attaquant l'envahisseur par derrière. Watteville se borna à faire remonter la rivière Châteauguay au contingent de Salaberry, espérant mater Hampton, qui ne songeait même pas à revenir, car il était déjà loin dans l'Etat de New-York.

Enfin le 11, Boyd adopta un site favorable, entre le fleuve et la forêt, sur un terrain raviné et, avec trois ou quatre mille hommes, brava les approches de Morrison, vingt-cinq arpents plus bas que la ferme Crysler.

Ce fut, de la part des Anglais, une bataille savante. Ils avaient à combattre un adversaire quatre fois plus fort qu'eux numériquement et perdirent le quart de leur effectif. L'Américain perdit aussi le quart du sien. Durant quatre heures on se fusilla. Il y eut des charges à la baïonnette, de belles manoeuvres où les compagnies des 49e et 89e soutinrent leur vieille réputation. Le canon eut sa part de l'affaire, quoique dans une mince proportion. Vers la brune, Boyd fit volte-face et reprit sa marche à la suite de l'armée. Wilkinson, malade, avait passé la journée dans une barque sur le fieuve.

On ne pouvait attendre de Morrison qu'il poursuivît un ennemi encore si compact et qui se repliait sur des troupes fraîches, plus nombreuses que les siennes.

Que serait-il arrivé si Hampton, débouchant de la rivière Châteauguay, ou apparaissant à Laprairie, était venu tendre la main à Wilkinson? La reddition du Bas-Canada s'en serait suivie. Quelqu'un avait donc arrêté, refoulé Hampton pour qu'il n'arrivât pas à point nommé? Oui, souvenez-vous du 26 octobre.

Le 12 novembre, toutes les forces américaines étaient réunies à Cornwall. Les trois corps se trouvaient arrêtés ensemble: on venait d'apprendre la défaite de Hampton et les conséquences qui découlaient de ce revers incroyable.

Incroyable à ce point que Prévost et Watteville n'y avaient, pas cru; si incroyable que Hampton en resta abasourdi. L'un des rares historiens américains qui ont osé en faire mention, dit que c'était, militairement parlant, une tache sur la république des Etats-Unis.

La nuit du 12 au 13 novembre, Wilkinson fit traverser le fleuve à son armée, aux environs de Saint-Régis, et se trouva, peu d'heures après, sur le territoire américain. Les milices du Bas-Canada furent licenciées le 17 novembre.




MONUMENT SUR LE CHAMP DE BATAILLE
DE CHATEAUGUAY
Inauguré le 26 octobre 1895






XI

CHATEAUGUAY DANS L'HISTOIRE


I Napoléon eût vaincu les alliés dans la campagne de février-mars 1814, nous aurions vu se continuer la guerre à nos portes parce que le gouvernement de Washington agissait d'après une entente avec le monarque français. Cette politique, dirigée contre l'Angleterre, embrassait la conquête du Canada au profit des Américains. Napoléon vainqueur, les hostilités se continuaient sur nos frontières. Mais qui avait remporté le bouquet jusqu'à ce moment; qui nous avait offert de nous reposer sur des lauriers, suivant la phrase classique?--Salaberry, personne autre. Il a conçu et exécuté le coup final de 1813; il absorbe Crysler Farm dans Châteauguay. Supposez de Salaberry commandant-en-chef, Hampton n'eut pas ramené un seul de ses hommes dans l'Etat de New-York, et Wilkinson serait resté avec ses dix mille soldats prisonniers de guerre entre nos mains. Ceux qui avaient la direction--Prévost et Watteville--ne comprirent rien à un état de choses fait pour de vrais chefs d'armées. Le plan admirable du général Armstrong a rencontré dans Salaberry un officier qui savait que, en brisant l'un des deux jambages de ce projet, il paralysait l'autre.

Rappelons-nous que Hampton et Wilkinson, envahissant le Bas-Canada pour prendre Montréal, avaient dans leurs mains les deux plus belles armées que les Américains eussent mises debout depuis le commencement de la guerre. Le Haut-Canada venait d'être conquis par une autre armée américaine, celle de Harrison.

Salaberry défait Hampton, sur lequel comptait Wilkinson, et celui-ci, ne connaissant rien de ce renversement de tous leurs projets, entreprend la conquête de Montréal, mais il s'arrête parce que son collègue a été battu, et non pas à cause du combat d'arrière-garde livré près de la ferme Crysler puisqu'il s'en était tiré sans trop de perte. L'importance d'une bataille se mesure par les résultats. Châteauguay a coupé court à la marche victorieuse des Américains et a brisé leur plan de campagne. Châteauguay produisit sur Wilkinson une terreur que Crysler Farm ne lui avait pas du tout inspirée. De quelque manière que l'on envisage la situation, il faut en arriver à ceci: Prévost ne comprit pas d'abord l'étendue de la défaite de Hampton; lorsqu'il put s'en rendre compte, il dit que la campagne était terminée; Wilkinson, ne sachant rien de la déconfiture du 26 octobre, s'avance, combat, passe son chemin, entrevoit pour ainsi dire Montréal, demeure victorieux jusqu'à l'heure où il apprend que Hampton est anéanti; alors il s'empresse de se dérober aux conséquences de sa marche audacieuse.

A la guerre, le résultat est tout. Napoléon fait tuer quarante mille hommes à Eylau sans démolir les Russes: bataille futile. Plus tard, à Waterloo, Blücher survient sur la plaine de la Belle Alliance et la face du monde change, parce que Napoléon tombe pour ne plus se relever. Drummond se bat comme un tigre à Lundy's Lane, sans pouvoir délivrer le Haut-Canada de la présence des Américains. Les morts et les blessés s'entassent à Stoney Creek, mais le résultat est vague. Salaberry affronte savamment un ennemi vingt fois supérieur en nombre et lui inflige l'obligation de rentrer chez lui; le retentissement de ce coup de maître terrorise Wilkinson: la province est sauvée. Les enfants ont l'habitude d'évaluer les batailles d'après le nombre des combattants ou des morts. Les hommes sérieux calculent les résultats. Au Détroit, le général Brock a conquis le Michigan sans perdre un homme.

Qu'importe que trois cents fusils seulement aient joué le long du ravin Bryson, si Montréal et la province ont été sauvés de la conquête!

Je n'admets pas que l'on qualifie les attaques de Hampton contre Salaberry dans la journée du 26 octobre, de «fusillade au coin d'un bois», puisque l'assaillant n'eut rien de plus pressé, après cela, que de retourner à la frontière, en semant le terrain de morts et de blessés.

Les auteurs américains feignent de ne mentionner Hampton qu'en passant et ne rattachent son entreprise à aucun projet, tandis que nous savons très bien la valeur qu'elle avait dans l'estime d'Armstrong, ministre de la guerre! C'était la majeure partie de son plan de campagne: Wilkinson devait coopérer seulement à la conquête, ou si vous aimez mieux, il avait pour mission d'appuyer les mouvements de Hampton. Il n'est pas étonnant de voir les Américains masquer leur échec, lorsque Prévost lui-même s'arrange pour que l'on ne sache rien de Châteauguay au War Office de Londres.

Ne disons pas, cependant, que tous les historiens américains suppriment le chapitre qui concerne Hampton et Salaberry. Dans un travail publié après la guerre en question, l'un des principaux officiers de Hampton disait: «Personne n'avoue maintenant avoir appartenu à l'armée de Châteauguay». La honte qui couvrait ces militaires fait assez l'éloge des nôtres.

L'adjudant-général King, de l'armée américaine, examinant les opérations de Hampton, explique la marche de Purdy au sud de la rivière et dit que Hampton méritait sa défaite pour avoir si mal conçu l'attaque.

Une fusillade au coin d'un bois! alors que depuis quatre jours nos hommes travaillaient à fortifier leur position pour compenser l'énorme différence qu'il y a entre sept mille et cinq cents!






XII

LES TROIS CENTS


EUX qui ont entendu parler des 300 combattants de Châteauguay, et qui se rappellent leurs classiques, imaginent que O'Sullivan, un garçon très lettré, n'a rien trouvé de mieux que de dire: «Nous étions trois cents» comme aux Thermopyles, ce qui constituerait une vantardise dans la bouche du soldat historien; mais nous allons établir d'une manière raisonnable ce chiffre de trois cents.

Le gouverneur Prévost, dans sa dépêche du 30 octobre, dit positivement que Salaberry n'engagea pas plus de trois cents hommes dans le combat.

Michel O'Sullivan, aide de camp de Salaberry, affirme avec force qu'ils étaient trois cents hommes faisant le coup de feu, et que le reste était en réserve en arrière.

M. John McKenzie, de Terrebonne, bourgeois de la compagnie du Nord-Ouest, qui s'occupait activement des affaires de milice à l'époque en question parce que les voyageurs de sa compagnie avait été placés presque tous sous les ordres de Salaberry, possédait un exemplaire du dictionnaire topographique de Bouchette, et, dans la marge de l'article Châteauguay, il écrivit cette note:

Une compagnie Fencibles.................................... 80
Une compagnie Daly......................................... 70
Une compagnie Chasseurs.................................... 80
Une compagnie 1er bataillon................................ 70
Deux compagnies Voltigeurs................................ 140
Sauvages.................................................. 150
A peu près................................................ 590

Dans tout le volume, M. McKenzie n'a fait que cette note; on peut en conclure qu'il y attachait de l'importance. C'est M. Alfred Garneau, fils de notre historien national, qui m'a fait connaître cette annotation avec la remarque que, vis-à-vis le chiffre 590, il y a le mot «about» ce qui veut dire «à peu près certain.»

Le lieutenant Pinguet dit que la compagnie des Fencibles était de 72 hommes, et de Salaberry affirme que Baly n'avait avec lui que 50 hommes. Comme nous avons la preuve que Lamothe employa seulement 22 sauvages, il faut donc défalquer du chiffre 590: 8 Fencibles, 20 compagnie Daly, 128 Sauvages; total, 156.

Ce qui nous permet de dire qu'il y avait sur le terrain:

Fencibles........................................  72
Daly.............................................  50
Chasseurs........................................  80
Voltigeurs....................................... 140
Sauvages.........................................  22
                                                  ---
                                                  364

Les deux cent vingt-six hommes, dont 128 sauvages tenus en réserve, ont pu envoyer durant la journée, des petits détachements pour éclairer la situation, mais on ne les qualifie pas de combattants.

Il est donc certain que de Salaberry avait plus de 300 hommes au feu, mais pas jusqu'à 400.

William James (Military Occurrences of the war of 1812), dit que six cents des hommes de Salaberry étaient postés dans les 2e, 3e et 4e lignes des abatis, où commandait le lieutenant-colonel Macdonell. C'est beaucoup de monde accordé à la réserve. W.-D. Lighthall, évidemment mieux renseigné, place deux cent quarante hommes en première ligne, et ajoute que Salaberry n'avait en tout que quatre cent quatre-vingt-dix hommes--par conséquent, la réserve était de deux cent cinquante hommes.

Lorsque le gouverneur Prévost dit que les Canadiens luttèrent contre une force de vingt fois leur nombre, il double le chiffre des Américains car 590 multiplié par 20 donne 11,800, alors que Hampton ne comptait guère plus de 5,000 soldats sous ses ordres. Le même gouverneur dit avoir entendu les prisonniers Américains lui affirmer que le nombre de leurs troupes s'élevait à 7,000 hommes d'infanterie, 200 cavaliers et 10 pièces de campagne. O'Sullivan met pour les Américains 7,000 hommes de pied, 400 cavaliers et 10 ou 12 canons.

Dans un autre endroit, il dit qu'il avait en face de lui 3,000 à 3,500 hommes d'infanterie, 3 escadrons de cavalerie et 3 canons, puis il ajoute que Purdy du côté droit ou sud de la rivière, commandait une autre colonne de 1500 hommes, ce qui, en fin de compte, nous donne 5,200. On est cependant d'accord à admettre que Hampton avait bien avec lui 7,000 hommes et que Salaberry ne commandait que 450 hommes, à part 150 sauvages.

Pinguet dit que l'ennemi a perdu environ 500 hommes tant tués que blessés et manquants. Il dit aussi que les Américains étaient 2,000 d'infanterie et 200 de cavalerie. Salaberry met 1,500 d'infanterie et 250 dragons, mais il observe que ses hommes trouvaient cette estimation trop basse.

Ailleurs, Pinguet dit que dans les bois, à Châteauguay, trois cents hommes ont combattu contre cinq mille, de dix heures et demie du matin à deux heures et demie de l'après-midi, tandis que en plaine, à Crysler Farm, huit cents se sont mesurés contre quatre mille. Dans les deux cas, ses chiffres sont acceptables. Citons un autre passage de Pinguet.

«Nous avions à combattre contre deux mille hommes de pied et deux cents hommes de cavalerie.» Cet officier, de même que Salaberry, ne semble pas tenir compte des quinze cents hommes de Purdy.

La bataille de Châteauguay a eu lieu à coup de carabines, sans l'usage du canon, du sabre ou de la baïonnette; la cavalerie américaine a exécuté une seule charge et cela contre le capitaine Lamothe qui lui a promptement fait tourner bride.

«Nous ne perdions pas de temps: nos soldats ont tiré entre trente-cinq à quarante cartouches, et en si bonnes directions que les prisonniers que nous fîmes le lendemain disaient que nos balles passaient à l'égalité soit de la tête soit de la poitrine. Notre compagnie seule s'est battue là environ trois quarts d'heure avant que de recevoir au renfort. La perte de l'ennemi a été d'environ cinq cents, tant tués que blessés et manquants. Nous en avons enterré environ un cent. Notre perte n'a été que de trois hommes faits prisonniers et quatre blessés, dont trois seront bientôt prêts à faire le service.»

Sur la principale ligne de bataille qui formait un angle (ou un coude) il y avait avec Salaberry à peu près 240 hommes; si vous admettez que de l'autre côté de la rivière la compagnie Daly et la milice de Beauharnois formaient 120 hommes, nous avons une distribution à peu près exacte des combattants. En arrière de ceux-là se tenait la réserve prête à être appelée au premier ordre.

On s'étonnera peut-être des précautions que je prends pour établir ces chiffres, mais comme il n'y a rien de positif sur ce sujet je crois nécessaire d'argumenter, en attendant que les archives qui concernent cette partie de notre histoire (si toutefois il en existe) aient été ouvertes au public. Il n'est pas possible de reconstituer les événements de la campagne de Châteauguay à l'aide des récits des historiens.

O'Sullivan dit qu'il y avait dans les Fencibles trois hommes qui n'étaient pas Canadiens; il ajoute que trois officiers du détachement de Salaberry étaient Anglais.

Prévost explique que Salaberry n'avait avec lui que des Canadiens.

On aura beau faire et beau dire, ce fut une victoire uniquement due aux Canadiens-Français.

Il y a des noms anglais parmi ceux des officiers qui ont pris part à la bataille: Daly, O'Sullivan, Ferguson, Schiller, Johnson, Macdonell, mais tous parlaient le français aussi bien que l'anglais, quelques-uns même ne savaient que le français. La plupart des Fencibles étaient Canadiens-Français. Le lieutenant-colonel William Coffin a eu raison de dire que la bataille de Châteauguay fut gagnée par la milice canadienne-française. Il ajoute que les Canadiens-Français ont peu fait pour répandre la renommée de cette victoire, ce qui explique pourquoi elle est inconnue de presque tous les historiens.

Un devoir qui incombe aux Canadiens-Français d'aujourd'hui, c'est de mettre sous les yeux des lecteurs la narration détaillée et concluante de la campagne de 1813 sur la rivière Châteauguay, afin qu'il ne vienne plus personne nous dire que ce fut un événement sans valeur et que, du reste, s'il faut en parler, les Anglais y ont eu leur large part. Notre peuple se montre très fier de la victoire du 26 octobre, parce que ses pères lui ont appris à s'en enorgueillir, mais il est incapable de répondre à ceux qui veulent l'amoindrir ou la faire oublier. J'ai plus d'une fois gémi de cette déplorable ignorance et je fais mon possible pour qu'elle disparaisse. Il y a soixante ans, toute l'ancienne histoire du Canada était traitée avec mépris par les étrangers; faute de livres nous ne pouvions pas plaider sa cause. Garneau s'est mis à l'oeuvre et, à présent, il ne s'élève plus une seule voix honnête, pour dénigrer ce passé glorieux. Faisons la même chose pour Châteauguay et, encore une fois, nous resterons vainqueurs dans cette lutte qui ne recommence sans cesse que parce que nous ne savons pas toujours nous défendre à propos.






XIII

NOTES ET COMMENTAIRES


ES 11 et 12 novembre, date de Crysler Farm et de la la retraite de Wilkinson, la compagnie des Fencibles du capitaine Ferguson était retournée à la coulée Bryson. Voici ce qu'écrivait le lieutenant Pinguet: «Cette seconde fois, nous avons tellement souffert du froid et du mauvais temps que plusieurs de nos hommes tombaient malades tous les jours. Pour moi, j'ai été obligé de descendre aux maisons avec des douleurs dans tous les os, mais j'espère que si la campagne n'est pas finie, dans huit jours je serai capable de remonter.» Il écrivait cela le 21 novembre, du bassin de Châteauguay, ne sachant pas encore que l'ordre général du 17 avait appelé les troupes en quartiers d'hiver. Continuons de le citer:

«Le colonel de Salaberry a été bien malade; mon vieux capitaine (Ferguson) est malade à Laprairie depuis trois semaines, et plusieurs officiers des Voltigeurs sont aussi malades. Je crois à présent qu'un homme est capable d'endurer sans crever plus de misère qu'un bon chien. Il y a bien des petites choses qui pourraient se dire mieux que de s'écrire, mais tu verras par ceci cependant que les Canadiens savent se battre, car sur soixante-douze de notre compagnie qui étaient dans l'engagement (26 octobre) il y avait plus de cinquante Canadiens et qui n'ont pas été les moins fermes.

«Tu as vu par l'ordre général concernant la bataille qui s'est donnée sur le fleuve Saint-Laurent (à la ferme Crysler) que ce pauvre de Lorimier a été tué, et je crois Armstrong, un de nos enseignes et fils du chirurgien des vétérans, est aussi mort de ses blessures. En de Lorimier, le régiment perd un bon officier et plusieurs officiers un bon ami. Ils se sont battus en plaine huit cents contre quatre mille, et nous dans le bois, trois cents contre cinq mille. Notre bataille a duré depuis dix heures et demie du matin jusqu'à deux heures et demie de l'après-midi. Je t'assure qu'on est si occupé dans ces occasions-là que le temps passe vite. Mes respects à mon père, amitiés à François, à mes cousins, à M. Wilson et à sa famille. Au plaisir de nous revoir tous encore une fois, si je puis, cet hiver. Adieu. Ton frère, Charles Pinguet.»

La législature du Bas-Canada vota des remerciements à Salaberry.

Napoléon, ramené en France par suite de sa quasi défaite à Leipzig, ouvre le corps législatif, à Paris, le 19 décembre, et déclare que «la république des Etats-Unis d'Amérique continue avec succès sa guerre contre l'Angleterre,» nous étions mieux renseignés que lui sur ce sujet.

Le bureau de la guerre à Londres décora, les officiers qui s'étaient distingués aux colonies durant les guerres de 1793 à 1814, laissant Salaberry de côté. Il n'y avait rien dans les rapports de Prévost ou de Watteville qui pût éclairer le ministère sur son compte...

Le lieutenant-colonel George Macdonell étant à Londres en janvier 1817 eut occasion de converser avec les autorités militaires, et révéla non-seulement la prise d'Ogdensburg qu'il avait accomplie, l'hiver de 1812-13, mais aussi la victoire de Châteauguay. De Salaberry l'autorisa à parler en son nom. Macdonell écrivit que le choix de la position et la conduite de la bataille appartenaient à de Salaberry exclusivement, et que de Watteville n'y était pour rien, ayant été averti par lui, Macdonell, que la lutte était engagée, ce qui explique sa présence vers la fin de la journée. Macdonell, ajoutait, pour donner plus de force à ses paroles, que lui, Macdonell, commandait en second à la bataille de Châteauguay.

Cette légende est en train de devenir de l'histoire, grâce à la famille Macdonell qui l'exploite avec une rare audace dans les journaux de Montréal et d'Ottawa.

Le 15 février 1817 parut, dans la Gazette, de Londres, un ordre général daté de Whitehall le 3 de ce mois, portant que le prince régent avait nommé (pour le roi) un certain nombre d'officiers Compagnons du Bain, savoir: colonel Lionel Smith, 65e régiment; colonel sir Charles-William Doyle, 87e régiment; colonel sir Howard Douglas, baronnet, York Rangers; lieutenant-colonel James Viney, artillerie royale; lieutenant-colonel J.-H. Dunkin, 77º régiment; lieutenant-colonel sir William-P. Carrot, à demi-paie; lieutenant-colonel air P.-R. Roche à demi-paie; lieutenant-colonel J.-M. Nooth, 21° régiment d'infanterie; lieutenant-colonel George Holmes, 8e dragons; lieutenant-colonel Francis-M. Miller, 87º régiment; lieutenant-colonel Francis Battersby à demi-paie, autrefois de l'infanterie légère de Glengarry; lieutenant-colonel Charles de Salaberry, ancien commandant des Voltigeurs; lieutenant-colonel George Taylor, ancien inspecteur du matériel de guerre en Canada; lieutenant-colonel Robert McDonall à demi-paie, autrefois de l'infanterie légère de Glengarry; lieutenant-colonel G. Macdonell, ancien inspecteur du matériel de guerre en Canada; lieutenant-colonel Henry John à demi-paie, 18º régiment d'infanterie; lieutenant-colonel W.-F. Brotherton, 14º dragons; lieutenant-colonel Peter Fyers, artillerie royale; major Robert Macdonald, artillerie royale.

Battersby, Salaberry, Taylor, McDonall et Macdonell avaient servi en Canada. Macdonell reçut une lettre des Horse Guards, lui disant que le titre de compagnon du Bain lui était décerné en raison de la prise d'Ogdensburg,--ce qui n'empêche pas sa famille de proclamer bien haut qu'il fut fait Compagnon à cause de «ses services à Châteauguay et qu'il reçut une médaille d'or, comme de Salaberry.» La médaille d'or est un rêve dont Salaberry lui-même n'a jamais entendu parler.

On a commis tous les excès d'imagination depuis 1895, au sujet de Châteauguay. Le rédacteur du Gleaner de Huntingdon est allé jusqu'à proposer de mettre le nom de Watteville à la place d'honneur sur le monument de Châteauguay. C'est pour le coup que la phalange entière des braves du 26 octobre se lèverait pour flétrir de nouveau «le maudit homme» qu'elle méprisait tant!

MONUMENT DE DE SALABERRY, INAUGURÉ À CHAMBLY
LE 7 JUIN 1881

Les Canadiens-Français ont négligé d'écrire le récit de cette guerre, tout en conservant son souvenir au coin du feu, dans les conversations familières; c'est ce qui explique pourquoi l'histoire imprimée en français attache si peu d'importance à cette bataille. Garneau en parle mieux que tous les écrivains canadiens-français.

Le Témoin Oculaire et Pinguet sont notre seule ressource, à peu près; sans eux nous ne pourrions presque pas retracer les faits et gestes des héros de 1813, encore moins démêler les événements de la bataille de Châteauguay. Les écrivains anglais du Canada n'ont pas fait valoir en Angleterre l'importance de ces événements. Pour ce qui est des dépêches officielles, comme celles du gouverneur Prévost, elles sont à la fois insignifiantes et inexactes. A certains égards, elles sont criminelles.

Il est évident que le gouverneur voulait assumer après coup la responsabilité et l'honneur d'avoir repoussé l'ennemi dans des conditions qui, militairement parlant, ne pouvaient produire un succès que par des actes d'audace et grâce à un commandant sûr de son monde.

Sir George Prévost, livré à lui-même, ou de Watteville laissé indépendant, eussent reculés devant Hampton, mais de Salaberry, qui connaissait mieux sa besogne, arrêta le général américain juste à l'endroit où il pouvait le défaire plus faciment et briser le plan d'invasion du Bas-Canada.

Joignons à cette remarque les procédés que Prévost et Watteville employèrent pour étouffer l'affaire ou en soutirer le mérite. M. Joseph-François Perrault écrit dans son Abrégé de l'Histoire du Canada:

«On fut informé par un ordre général daté de la Fourche, sur la rivière Châteauguay, du 27 octobre 1813, du succès brillant d'un engagement entre l'armée américaine sous le général Hampton et nos piquets avancés, où le lieut.-colonel de Salaberry repoussa la principale colonne de l'ennemi, avec une poignée d'hommes du corps de Voltigeurs et des Canadiens fencibles n'excédant pas trois cents hommes, quoique l'ennemi revint plusieurs fois à la charge. Ces avantages furent dus à la sagesse des dispositions du général de Watteville et à l'intrépidité du lieutenant-colonel de Salaberry et à la bravoure des Canadiens sous ses ordres.»

M. Perrault ne pouvait que répéter ou analyser l'ordre général qui venait d'être promulgué. Or voici la réponse vigoureuse et noble à la fois, que Salaberry opposa au dire de Watteville et de Prévost. C'est une lettre adressée au colonel Baynes, adjudant-général:

«Aux Avant-Postes, le 1er nov. 1813.



«Monsieur--Au sujet de l'ordre général du 27 du mois dernier, qui parle de l'action dans laquelle j'ai repoussé l'armée du général Hampton, j'observe avec regret que le choix des différentes positions que j'ai défendues ne m'est pas attribué, non plus que la disposition que j'ai faite de mes hommes ne paraît comme si elle était de moi; il résulte de cela que la plus grande partie du mérite d'avoir combattu toute une armée m'est enlevé.

«Pour éclaircir ce sujet il est nécessaire que je dise que le 21 octobre, lorsque l'on rapporta à l'église de Châteauguay, durant la nuit, que l'ennemi avait surpris le piquet placé à Piper's Road, on m'envoya avec mon corps vers la rivière des Anglais, et une fois arrivé à cet endroit m'apercevant que l'ennemi paraissait plutôt descendre la rivière Châteauguay pour marcher sur Montréal, je ne perdis pas de temps et poussai avec mes troupes pour prendre les trois positions avancées et commencer à les fortifier de mon mieux (je n'avais que quelques haches en ce moment).

«Je distribuai les hommes selon le besoin de la défense. J'ordonnai aussi la construction du fameux abatis situé deux milles en avant des trois positions ici mentionnées, et j'y marchai le 26 pour reconnaître l'armée américaine, que j'aperçus approchant de nous. Je fis aussitôt compléter les travaux de défense sur les deux rives de Châteauguay où, après un engagement obstiné qui dura quatre heures, je réussis à renverser son projet qui consistait à pénétrer dans le coeur du pays, et je l'obligeai à se rendre dans son ancienne position à cinq milles plus loin; elle a perdu à peu près 70 hommes tués et 16 prisonniers à part un grand nombre de blessés; à peu près 150 fusils, 6 tambours etc., sont tombés entre nos mains. J'ajoute que depuis lors, l'ennemi s'est retiré dans Bon propre pays. Il est vrai que le général de Watteville a inspecté mes positions et les a approuvées, ainsi que les ordres que j'avais donnés pour leur défense. Les préparatifs pour recevoir l'ennemi ont été faits par moi-même; personne n'est intervenu dans ces arrangements et aucun officier supérieur ne s'est montré avant que l'action ne fût terminée. Il est vrai que j'ai été habilement secondé par le lieutenant-colonel McDonell des Glengarry Fencibles, qui avaient pris la quatrième position deux jours avant la bataille, et aussi par tous les officiers sous mes ordres.

«J'ai le regret de voir en lisant l'ordre général du 27, que le lecteur peut supposer que j'avais été envoyé en avant pour couvrir les partis de travailleurs. Cette idée est fausse en ce qu'il n'y avait pas de travaux en voie d'exécution et je n'ai fait faire des abatis et autres ouvrages de défense que ceux qui m'ont paru nécessaires pour empêcher que mes positions ne fussent tournées ou forcées; ces ouvrages je les ai ordonnés moi-même, n'ayant point d'ingénieurs avec moi. Je m'étais placé en avant de l'abatis dans l'intention d'y commencer la défense, et je trouvai cette position avantageuse, parce que je voyais très bien les colonnes ennemies qui s'approchaient à pleine marche. Tout ceci je l'ai fait de ma propre décision. C'était une entreprise désespérée. Elle a réussi, et l'ennemi, au lieu d'aller jusqu'à Montréal, est retourné à Pour-Corners. Les intentions de l'ennemi se sont fait connaître par des circonstances qui concourent les unes avec les autres et par le rapport des prisonniers. L'ennemi n'était certainement pas en marche avec armes et bagages et toute son artillerie, pour le simple objet d'aller attaquer quelques bûcherons.

«Tels sont les vrais événements qui concernent l'engagement du 26, et je suis chagrin au fond de mon coeur de voir qu'il me faut partager le mérite de cette action avec d'autres personnes, et que me voilà réduit à n'avoir fait que couvrir quelques ouvriers. Je pense que si l'on attache du mérite à cette opération je dois l'avoir tout entier.

«Je ne puis terminer sans vous prier de mettre devant Son Excellence le gouverneur-général le présent exposé, car j'en appelle avec confiance à sa justice.»

On a vu, plus haut, que cette justice n'existait pas.

L'historien William Kingsford (qui vient de mourir), a écrit: «Sir George Prévost n'avertit pas le général Brock de la déclaration de guerre en 1812, mais ce dernier officier le sut par des amis qui avaient des renseignements sûrs..... En ce qui concerne Châteauguay, je ne connais dans l'histoire militaire rien qui égale les ruses de sa dépêche du 31 octobre 1813 au ministre. Tout d'abord, pourquoi l'a-t-il écrite? C'était à Salaberry que cela appartenait, et le gouverneur devait transmettre le rapport aux autorités impériales, mais celui-ci est relégué en arrière et ne compte pas. La conduite de Prévost à Sackett's Harbour (avant Châteauguay) est blâmable à tous égards; pourtant, cette fois, il fait écrire la dépêche par l'adjudant-général, et il se borne à la transmettre. Il s'est approprié la gloire de Salaberry à laquelle il n'avait pas l'ombre d'un droit.»

C'est à nous de faire entrer dans l'Histoire cette page que l'on nous a dérobée, que dis-je! cette page que l'Histoire ne connaît pas encore!--et pour cela il faut écrire, il faut planter des monuments de granit, il faut répandre par la gravure le souvenir de ce jour à jamais mémorable. C'est une revendication. Aussi, lorsque le parlement fédéral a affecté quelque six mille piastres pour venir en aide aux dépenses de la construction de monuments sur les champs de bataille de Lundy's Lane, Crysler Farm et Châteauguay, avons-nous été heureux de joindre notre concours aux Anglais de la Société Historique de Châteauguay qui offraient de prendre la direction de la «colonne de Salaberry», comme on s'exprima tout d'abord. Aussitôt surgirent des réclamations de la part d'un petit nombre de faiseurs d'histoire pour que le département de la milice inscrivit sur la pierre commémorative les noms de 1° Prévost, 2° Watteville, 3º Herriott, 4° Salaberry, 5° Macdonell. Ceci fut cause que l'on ne mit aucun nom sur la colonne. Prévost et Watteville n'était pas dignes de cet honneur; Herriott n'était pas à la bataille; Macdonell y était, mais ne s'était pas battu. Les auteurs de ce mensonge historique ne mentionnaient aucun des officiers qui avaient combattu. Je proposai alors de graver sur la base cette simple phrase: «Ce lieu a vu l'armée d'invasion marchant sur Montréal repoussée et mise en déroute par la milice du Bas-Canada.» On ne voulut pas de cette vérité! Eh bien! je donne ici les noms de ceux que l'histoire acceptera comme ayant droit au souvenir de la postérité pour avoir été au feu durant la bataille de Châteauguay:

Lieutenant-colonel Charles-Michel d'Irumberry de Salaberry;

Capitaines: G.-R. Ferguson, Jean-Baptiste Juchereau-Duchesnay, M.-L. Juchereau-Duchesnay, C. Daly, G.-M. La Mothe, J.-B. Bruyère, B. L'Ecuyer, P.-D. Debartzch, J.-M. Longtin, L. Lévesque;

Lieutenants: Michel O'Sullivan, W.-D. Johnson, Charles Pinguet, J. Hebden, B. Schiller, Louis Guy.






XIV

NOTES ADDITIONNELLES


UI ne peut se borner ne sut jamais écrire, a dit Boileau. Pour me conformer à cet avis, j'ai condensé le présent travail, je l'ai corsé au point de tout rompre, et il me reste de quoi habiller une autre brochure. Prenons encore quelques paragraphes dans cet amas de paperasses qu'il me coûte de sacrifier.

La narration de Garneau est très bonne; je m'en serais contenté si je n'avais eu d'abord le dessein de réunir le plus de détails possibles sur ce fait d'armes.

Christie et Coffin méritent une attention particulière, car ils ont saisi l'importance de l'événement qui nous occupe ici.

M. W.-D. Lighthall, M. A., de Montréal, a publié, en 1889, une excellente brochure intitulée: An account of the Battle of Châteauguay, qui m'a été bien utile.

Nombre de lettres du temps m'ont été communiquées. J'ai parcouru les gazettes--mais O'Sullivan et Pinguet valent à eux seuls toutes autres sources de renseignements.

Par un ordre de milice lancé de Montréal le 27 septembre 1813, le général Prévost assume le commandement suprême du Bas-Canada.

Au moment de la bataille de Châteauguay, il était logé à La Fourche, à la sortie de la rivière des Anglais; ce lieu se trouve sept milles plus bas que la coulée Bryson.

De Watteville tenait son quartier-général dans la maison du principal habitant de la localité, le capitaine James Wright (Mac Intheoir en gaëlic) qui était un homme de grande taille, très actif et bien écouté des colons écossais des environs. Il demeurait à peu près où est Georgetown à présent.

La milice de Boucherville était sous les ordres de lieutenant-colonel L.-B.-C. De Léry lorsque, le 22 octobre, elle reçut avis de quitter Laprairie pour se rendre à la rivière Châteauguay. Le 25, elle partait du Bassin en marche pour la Fourche. Le 26, jour de la bataille, le major de brigade George Burke, étant à La Fourche, détache cinquante hommes du bataillon de Boucherville, pour aller rejoindre le lieutenant-colonel Hughes, des ingénieurs, qui était sur la rivière des Anglais. Les hommes devaient emporter des haches. Le même jour le colonel Baynes, adjudant-général, écrit du village de Châteauguay qu'il faut expédier à La Fourche vingt grands canots. Le bataillon se trouvant un peu dispersé, il est enjoint aux chefs des différentes escouades de parader le 27 là où elles sont, afin de tenir tout le monde prêt à agir. Le 27 l'ordre arrive de se préparer à aller au feu le lendemain.

Ainsi, moins de trois lieues au-dessous de l'endroit où Salaberry se battait le 26, il y avait la milice de Boucherville, puis les six cents hommes de Macdonell--avec Prévost, Watteville, Burke, Bynes, le major-général Stover, et rien de tout cela n'a été employé, par suite de l'obstination de Prévost et Watteville à ne pas secourir Salaberry.

M. de Léry écrivait le 27, du «Haut de Châteauguay» au lieutenant colonel Taschereau, député adjudant-général, à Laprairie: «Je n'ai pas encore vu l'ennemi mais je l'ai entendu, retranché à la troisième position. Nos gens sont bien disposés. Vous saurez le résultat par les papiers.»

Le plan de la bataille montre que M. de Léry occupait l'extrême droite, en arrière des premières lignes, mais les notes précédentes font croire que ses miliciens n'avaient pas dépassé La Fourche. C'est absolument le cas de Macdonell. Ceux qui prétendent que les six cents hommes de ce dernier officier étaient sur le terrain d'Allan's Corners feraient bien de chercher ce qu'était devenu le bataillon de Boucherville. On voit que deux, trois, quatre jours après la bataille, Prévost et Watteville ordonnaient à ces gens retenus jusque-là en arrière de s'avancer dès que Hampton reparaîtrait devant Salaberry. Or, Hampton ne revint pas et je calcule que mille hommes sont ainsi restés l'arme au bras, sans pouvoir agir, à deux ou trois lieues de l'action.

Le lieutenant Charles Pinguet des Fencibles mourut vers le mois d'août 1814. Il y avait alors dans le service militaire trois ou quatre personnes du nom de Pinguet, tous de Québec, probablement des frères et des cousins. La famille date de 1645 à Québec et a produit cinq ou six hommes de loi: notaires, avocats, juge. L'un d'eux était seigneur du fief Saint-Luc, à la rivière du Sud, en 1701. Un autre commandait la flûte du roi, L'Outarde, en 1758. Un autre avait été tué au combat de Laprairie en 1691. Ils portaient les surnoms de Vaucour, Des Targis, La Gladière, De Montigny.

Michel O'Sullivan dont la mère était Canadienne a eu une brillante carrière. Il a été membre du Parlement, ministre, avocat, juge et est mort vers 1840.

Frederic-George Herriott, né à l'île de Jersey, le 2 janvier 1766, enrôlé dans la milice canadienne en 1812, est mentionnée comme capitaine d'état-major dans l'almanach du 1er janvier 1813; faisant du service en qualité de major auprès du général François de Rottenburg, à Montréal, le 2 mars 1813. Il fut, cet hiver, major de brigade au fort George, rivière Niagara, puis attaché au 49e régiment, même district. Il n'était pas à Châteauguay. A la bataille de Crysler Farm, le 11 novembre 1813, il conduisait une escouade de Voltigeurs placés à gauche de la ligne, à l'orée du bois, au lieu de commander en chef, comme plusieurs l'ont dit.

Les deux compagnies d'infanterie légère des frontières du Bas-Canada étaient sous les ordres du major Louis Ruiter, en 1814, avec les capitaines Saint-Vallier, Mailloux, Charles Kilburn et Oliver Lurker. Vers la fin de cette année, Herriott, devenu lieutenant-colonel, prit la direction de ce corps. L'almanach du 1er janvier 1815 le désigne comme major et député-surintendant des Voltigeurs, dont le colonel de Salaberry avait le commandement. Le 14 avril 1815 il arrivait à l'endroit depuis appelé Drummondville, dans les cantons de l'Est, et commençait une exploitation agricole qui a parfaitement réussi. Il fut membre du Parlement de 1831 à 1833. En 1841, à l'occasion de la naissance du prince de Galles, il monta en grade, comme quelques autres militaires de son temps et devint major-général, avec l'étoile de compagnon du Bain. Il mourut dans sa colonie le 29 décembre 1843.

En 1818, le prince régent accorda des terres aux miliciens de 1812-15 qui en feraient la demande avant le 1er mai 1823. Ce délai fut étendu au 1er mai 1824, puis au 1er août 1830. Par une proclamation du 22 février 1837 il fut entendu que les gens inscrits avant le 1er août 1830 recevraient ou des terres ou du scrip, au choix, et, le 1er août 1838, lord Durham nomma commissaires à cette fin MM. John Davidson et Tancrède Bouthillier. Les registres et papiers concernant ces octrois sont au bureau des terres de la Couronne, à Québec.

Dans les deux jours qui précédèrent la bataille de Châteauguay, le colonel de Salaberry fit construire un blockhaus ou fortin entre le chemin du roi et la déclivité du terrain qui mène à la rivière. Lorsque le colonel Izard tenta d'utiliser ce chemin pour pénétrer dans nos lignes, le fortin le couvrit de feu et lui rendit le passage impossible. Après la bataille, cette construction resta debout et, en 1818, M. Bryson s'étant fait concéder le terrain, l'exploita comme cultivateur en conservant l'édifice pour y déposer son grain. Plus tard il l'enleva totalement, mais son fils m'assure qu'il se rappelle l'avoir vu et comme il le décrit on comprend que ce n'était pas une grange ordinaire.

Sur la fin de la guerre, en 1815, les autorités militaires établirent un autre blockhaus, au bas du gué (un mille plus bas que l'autre) et qui subsista une cinquantaine d'années. Il finit par être considéré comme indiquant le champ de bataille, puisque l'usage était de dire que cette affaire avait eu lieu au blockhaus. L'erreur était devenue générale en 1859; on le voit par un ordre-en-conseil du 7 décembre de cette année qui réserve le bâtiment, avec cinq acres de terre, for the purpose of erecting a monument commemorative of that distinguished feat of Canadian arms: the Battle of Châteauguay. Une quinzaine d'années plus tard, les habitants du village Allan démontrèrent que cette «réserve» n'avait rien de commun avec la fameuse bataille et, par un ordre en conseil du 25 mars 1875, il fut décidé de vendre le terrain. Depuis, on prit l'habitude de mentionner Allan's Corner comme le lieu convenable pour un monument. Ceci demandait une explication, lorsque le ministre de la milice fut chargé en 1891, d'ériger une colonne de pierre sur l'emplacement de la bataille. On me chargea d'aller à la découverte du site. Je remontai le côté nord de la rivière à pied, depuis La Fourche jusqu'au gué, qui est en dessous du village Allan. Rendu là, je savais que, une vingtaine d'arpents plus loin je me trouverais sur le poste des Voltigeurs et des Fencibles. En effet, à peine arrivé sur les lieux je les reconnus comme si je les voyais pour la dixième fois. Je plantai ma canne dans le sol et j'allai frapper à la porte de la maison la plus voisine. M. Bryson vint m'ouvrir. Je le conduisis près de la canne et lui demandai:

--Qu'est-ce que cela?

--L'endroit où se tenait M, de Salaberry le jour de la bataille.

--Qui vous l'a dit?

--Mon père et bien d'autres, personnes.

--Il me faut un marécage à droite.

--C'est moi qui l'ai déséché.

--Je veux aussi une pointe de terre à un mille en avant.

--Vous la voyez; d'ici.

--La ravine qui passe devant nous séparait Hampton de Salaberry?

--Justement.

--Où est le blockhaus?

--Il était là, à gauche, de l'autre côté du chemin, mon père l'a démoli.

--Il me faut trois petites coulées en arrière de moi jusqu'au village Allan.

--Elles y sont, vous avez dû les traverser en venant par là.

--Très bien. Alors je plante le piquet et nous allons construire ici un monument convenable.

--Les gens d'Allan's Corner voudraient bien l'avoir chez eux.

--A Ormstown aussi on le demande, mais j'ai les deux talons sur la place où se tenait le colonel de Salaberry et j'y reste.



TABLE DES MATIÈRES

Note de l'auteur.

Chapitre I.--Notes préliminaires. 1812-1813.

Chapitre II.--Préparatifs de l'invasion. Eté de 1813.

Chapitre III.--Marche de Hampton. Du 20 au 30 septembre 1813.

Chapitre IV.--De Four Corners à Dewitteville. 1-21 octobre.

Chapitre V.--Salaberry adopte son champ de bataille. 22-25 octobre.

Chapitre VI.--La bataille. 26 octobre 1813.

Chapitre VII.--La nuit après la bataille. 26-27 octobre.

Chapitre VIII.--Hampton rentre aux Etats-Unis.

Chapitre IX.--Conduite de Sir George Prévost.

Chapitre X.--Crysler Farm. 11 novembre.

Chapitre XI.--Châteauguay dans l'histoire.

Chapitre XII.--Les trois cents.

Chapitre XIII.--Notes et commentaires.

Chapitre XIV.--Notes additionnelles. 121


GRAVURES


Portrait de Benjamin Sulte. Frontispice.

Portrait de Salaberry.

Plan de la bataille de Châteauguay.

Monument-Châteauguay.

Monument-Salaberry.



[Fin de La bataille de Châteauguay par Benjamin Sulte]