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Titre: Souvenirs d'un missionnaire en Colombie Britannique
Auteur: Morice, Adrien-Gabriel (1859-1938)
Date de la première publication: 1933
Édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Winnipeg: Chez l'Auteur; St-Boniface: Au Juniorat des O.M.I.; Winnipeg: Éditions de la Liberté, 1933 [première édition]
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 22 août 2010
Date de la dernière mise à jour: 22 août 2010
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 600

Marcia Brooks, Rénald Lévesque et l'équipe des correcteurs d'épreuves (Canada) à http://www.pgdpcanada.net




Souvenirs

D'un Missionnaire

En Colombie Britannique

Par

Le R. P. A.-G. Morice, O.M.I.

Winnipeg
Chez l'Auteur
200 Austin

St-Boniface
Au Juniorat
des O.M.I.

ÉDITIONS DE LA LIBERTÉ
619, avenue McDermot


WINNIPEG, MANITOBA, CANADA
1933


Nihil Obstat
J. O. Plourde, O.M.I.
Censor Librorum


Imprimatur
WINNIPEGÆ, DIE 15a MAII, 1933
ALFRIDUS ARTHURUS, ARCHIEPISCOPUS WINNIPEGENSIS


CUM PERMISSU SUPERIORUM
J. MAGNAN, O.M.I., PROV.
St-Boniface, 12 mars 1933



AU
RÉVÉRENDISSIME PÈRE

THÉODORE LABOURÉ

SUPÉRIEUR GÉNÉRAL
DES OBLATS DE MARIE IMMACULÉE
CET HUMBLE VOLUME
EST AFFECTUEUSEMENT DÉDIÉ
EN SOUVENIR
DES BEAUX JOURS D'ANTAN.




PRÉFACE

Le présent volume est une réponse à un vœu maintes fois exprimé et le gage d'un désir sincère d'assister l'une des meilleures œuvres qui se puissent imaginer. Depuis que la Providence a permis qu'on mit un terme à ma carrière de missionnaire, pour consacrer ce qui me reste de vie à des travaux que d'aucuns voudraient croire tout aussi méritoires, j'ai eu à donner nombre de conférences publiques et de causeries privées sur les péripéties de cette carrière. Je ne manquai jamais d'appuyer alors sur les multiples aventures, doublées des incidents de mes explorations géographiques, qui signalèrent les vingt-huit ans que je passai en Colombie Britannique, à une époque où presque tout y était encore primitif.

Combien de fois ne m'a-t-on pas dit alors: "Pourquoi ne publiez-vous pas ces anecdotes? Le public est fou de pareilles histoires, surtout lorsqu'il sait qu'elles sont authentiques comme les vôtres, et votre livre aurait le plus grand succès".

C'est parfaitement vrai, et je le sais par expérience, en ce qui est des lecteurs français. Mon premier livre populaire, Au Pays de l'Ours noir, qui parut à Paris en 1897, fut vite épuisé, bien qu'il n'ait put contenir les faits autrement frappants du compagnon que je me permets de lui donner aujourd'hui. Mais les lecteurs du Canada sont relativement peu nombreux, et un ouvrage imprimé en ce pays n'aurait aucun succès en France, où l'on ne peut payer le prix correspondant aux frais d'impression réclamés ici.

Aussi le tirage de ce volume eût-il été plus de deux fois plus fort en France que celui dont j'ai été obligé de me contenter. Malgré cela puis-je m'attendre à un succès quelconque, surtout dans les temps difficiles que nous traversons? J'en pourrais douter si une circonstance toute particulière ne me semblait comme le présage d'un bon accueil de la part du peuple canadien et de son digne clergé, toujours si ouverts aux inspirations de la charité chrétienne. Le Juniorat des Oblats de Saint-Boniface, cette pépinière de futurs apôtres qui a déjà donné des fruits savoureux, se trouve financièrement dans une situation peu brillante; on peut même dire qu'à moins d'un secours substantiel qu'il est difficile de prévoir, son avenir est rien moins que rassurant. Ne convenait-il pas qu'un ancien missionnaire essayât de venir en aide, dans la faible mesure de ses forces, à une institution qui forme ceux qui sont destinés à lui succéder dans l'un ou l'autre des nombreux champs d'action de notre immense Ouest?

Ces Souvenirs d'un Missionnaire seront donc vendus au profit de l'œuvre en question, et cette considération devrait, ce semble, stimuler la générosité des prêtres, religieux et religieuses, ainsi que des laïques, qui pourront avoir connaissance de leur publication. En se les procurant, ils coopéreront au support de cette belle œuvre apostolique, et Celui qui a promis de ne pas laisser le don d'un verre d'eau sans récompense ne pourra voir avec indifférence le léger sacrifice qu'ils auront fait pour l'acquérir.



Souvenirs

D'un Missionnaire



Chapitre I.

PREPARATION

SOMMAIRE.--Vocation--Etudes préparatoires--Obédience Les Tchilcotines--Leur caractère--Leurs hauts faits--Exceptions.

J'avais quinze ans lorsque, élève de quatrième au petit séminaire de Mayenne, dans l'ouest de la France, l'institution où j'étudiais en vue d'être plus tard enrôlé dans la milice sacerdotale reçut la visite d'un saint.

C'était le doux, humble et si zélé Monseigneur Justin-Vital Grandin, apôtre des Indiens de l'extrême Nord-Ouest du Canada, et nous étions dans la première partie de 1874. Avec une simplicité touchante et un accent de conviction qui ne pouvait qu'engendrer la sympathie, il nous transporta dans les immenses prairies et les impénétrables forêts septentrionales de l'Amérique, nous y montra les sauvages cris et montagnais, dont beaucoup étaient encore assis à l'ombre de la mort, pendant que plusieurs, qui entrevoyaient la lumière, demandaient instamment un prêtre pour les en faire jouir.

Corollaire: Vous êtes jeunes, mais vous avez de la bonne volonté, et il y en a beaucoup parmi vous qui ont du zèle. Ne s'en trouvera-t-il point qui auront assez de dévouement pour écouter la voix du pauvre sauvage et venir à son secours?

--Oui, pensai-je alors, il y en a au moins un, et, malgré la timidité de mon âge, je pris sur moi d'aller trouver l'apôtre, et lui demandai ce qu'il fallait faire pour le suivre.

Il m'apprit alors que tous ses missionnaires étaient Oblats de Marie Immaculée, comme lui-même, et que, pour être admis à prendre place dans leurs rangs, il me fallait d'abord aller finir mon cours classique au juniorat de ces religieux à Notre-Dame de Sion, en Lorraine, c'est-à-dire à l'extrémité opposée de la France.

Puis, cédant à mes instances de néophyte, le bon prélat me donna sa photographie, au dos de laquelle il avait bien voulu écrire: Transiens in Americam veni adjuva nos, passant en Amérique, venez nous aider, en imitation de l'invitation de saint Paul à l'un de ses disciples.

J'étais heureux. J'entrevoyais en esprit les merveilles du continent américain où tout est grand: grands fleuves, comme le Saint-Laurent et l'Amazone; grands lacs, Supérieur, des Esclaves et des Ours, dont j'avais alors une très faible idée; forêts sans fin, dont Chateaubriand m'avait révélé les mystères, et surtout mon imagination me reportait à ces pauvres enfants des bois qui soupiraient après la lumière de l'Evangile.

Missionnaire chez les sauvages, quel privilège! me disais-je. Peut-être me recevraient-ils mal, peut-être me feraient-ils souffrir. Le climat de leurs solitudes paraît assez sévère, leurs neiges abondantes, et les distances entre leurs camps presque infinies. Tant mieux! On n'acquiert point le ciel sans efforts. Pas de souffrances, pas de mérites, partant pas de couronne.

Et, fier à la pensée que je pourrais un jour aller aider le saint que j'avais rencontré sur mon chemin, je partis en septembre pour l'est de la France, où je devais passer trois belles années sur les bancs du juniorat qui couronne les hauteurs de N.-D. de Sion, étudiant, peut-être pas toujours de mon mieux, mais dévorant les Annales de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée, dans laquelle j'aspirais d'entrer.

De fait, grâce à la toute spéciale bienveillance du directeur, le P. Alexandre Huart, je pus même me délecter à la lecture quotidienne de la collection entière de ce qui en avait alors paru depuis 1862, m'arrêtant surtout aux récits des missionnaires qui se dévouaient sans compter, semant souvent dans les larmes pour ne récolter parfois que dans une allégresse mitigée.

Quelquefois même, comme les jours de pluie, alors que nous ne pouvions prendre nos ébats au grand air de la cour, je m'essayais à la parole publique, et, entouré d'enfants plus jeunes que moi--je portais la soutane depuis ma seconde--leur faisais part de mes lectures. Tous ensemble nous devenions des missionnaires en herbe, brûlant du désir d'imiter nos aînés sur leurs divers champs apostoliques.

***

Jours heureux de mon juniorat, où l'ardeur de mes seize ou dix-sept ans dorait d'avance les pilules, d'ailleurs assez peu amères, de ma vie ultérieure, où mon imagination me cachait les ombres pour mieux faire resplendir la lumière et les joies indicibles de ma future carrière de missionnaire, comment les rappeler sans me sentir étreint par une émotion difficile à décrire! Puissance du souvenir qui auréole les incidents les plus vulgaires de la jeunesse! Forsan et haec olim meminisse juvabit! (Enéide, 1, 203).

Mais la route est longue; inutile de m'attarder à ces réminiscences.

De Sion je me rendis en 1877 à Nancy, où je fis mon noviciat et fus reçu Oblat par les premiers vœux que je prononçai le jour de l'Assomption de l'année suivante; après quoi je passai à Autun, petite ville au centre de la France, pour y faire mon scolasticat.

Je n'avais été que deux ans dans la sainte demeure, encore parfumée du souvenir de sainte Jeanne de Chantal, où étaient alors formés les jeunes Oblats, à l'ombre du clocher de la cathédrale, où s'illustrait le grand Oratorien Monseigneur, plus tard Cardinal, Adolphe Perraud, lorsqu'un édit de ces fanatiques qui prêchent la liberté (pour eux sans doute) et réduisent en esclavage qui ne pense pas comme eux, proclama la dissolution des Ordres religieux, et occasionna un exode de notre studieuse jeunesse qui ne fut pas regretté de tous.

Plus d'une trentaine de scolastiques reçurent d'un coup leur obédience pour les missions étrangères. C'était pour le scolasticat comme une vraie débandade.

Quelle émotion, quelle appréhension s'emparèrent de moi lorsque je vis mes frères en religion revenir de chez le Père Supérieur, nantis d'une obédience qui les condamnait avant le temps à une vie de sacrifices sous les feux de Ceylan, dans les neiges du Nord américain, ou dans les déserts montagneux de l'Afrique australe! Allait-on m'appeler moi aussi, ou bien allait-on m'oublier comme indigne d'un sort si glorieux?

--Frère Morice, le P. Supérieur vous demande, vint alors me dire un de mes aînés.

Et, deux minutes après, je recevais l'incomparable faveur d'un envoi aux missions de la Colombie Britannique.

Pour les lecteurs d'Europe, s'il en est sous les yeux desquels ces lignes tombent jamais, il peut être bon d'ajouter que ce pays lointain se trouve au Canada, juste à l'ouest des montagnes Rocheuses--contrée remarquable pour ses interminables forêts de conifères, ses innombrables montagnes, dont beaucoup sont couvertes de neiges perpétuelles, et ses belles pièces d'eau, sur les bords desquelles grouillent diverses tribus indiennes qui, en 1880, étaient encore assez populeuses.

Ces tribus, ainsi que je ne devais pas tarder à l'apprendre, se rattachaient toutes à six familles, ou races, à savoir, les Koutenays, dans un coin du sud-est; les Séliches, dans le sud et la partie méridionale de l'île Vancouver; les Kwakioules, sur la côte et l'extrémité septentrionale de la même île; les Haidas, dans les îles Charlotte; les Tsimsianes, sur la côte nord et un peu dans l'intérieur, et les Dénés, dans l'intérieur des terres jusqu'aux Rocheuses inclusivement.

Les Koutenays sont les seuls qui ne forment qu'une seule tribu; les Séliches en ont au moins sept, les Kwakioules trois, les Tsimsianes autant et les Dénés cinq.

Les Dénés comptaient alors environ 2,500 âmes, les Tsimsianes 4,400, les Haidas 2,600, les Kwakioules 2,300 (ces deux derniers chiffres représentant les débris d'une forte population), les Séliches 11,000 et les Koutenays 587.

Au point de vue psychologique, les Dénés sont généralement religieux et de caractère plutôt enfantin, les Séliches religieux mais plus rassis, les Koutenays religieux, moraux et sérieux, les Tsimsianes entichés de leurs anciennes superstitions, comme sont du reste les deux autres groupes, avec cela ambitieux et forts sur les apparences et l'apparat, tandis que les Kwakioules et les Haidas, très immoraux, sont encroûtés dans leurs vieilles coutumes.

***

Ce n'était pas sans doute le champ d'action que j'avais rêvé. Je ne reverrais point Mgr Grandin; mais j'allais quand même travailler dans l'une des parties les plus difficiles de la vigne du Bon Maître, et passer ma vie chez les déshérités de la fortune--car alors ce pays n'était point un pays de blancs comme aujourd'hui: pouvais-je demander mieux? Aussi étais-je heureux au-delà de toute expression.

Donc point de retards inutiles, et, un mois plus tard, je débarquais à New-York en compagnie de deux autres jeunes Oblats. Le 26 juillet, de grand matin, j'abordais à Victoria, capitale de la Colombie Britannique, d'où un autre bateau me menait à New-Westminster, puis à la mission Sainte-Marie, aujourd'hui Mission City, sur le Bas-Fraser. L'absence de tout chemin de fer à l'ouest d'Ottawa avait rendu nécessaire le long trajet via San-Francisco.

Après deux ans passés dans la tranquille et fraîche thébaïde de Sainte-Marie, où je continuais mes études théologiques, tout en enseignant le catéchisme aux petits sauvageons de l'Ecole industrielle et en les initiant aux mystères de la musique instrumentale, sans compter l'impression de petits travaux avec une machine qui tenait beaucoup de la nature d'un jouet, je fus ordonné prêtre le 2 juillet 1882 par le vénérable et très aimé Mgr Louis-Joseph D'Herbomez, O.M.I., qui m'avait lui-même pris en affection.

Peu après, l'obéissance m'envoyait à la mission Saint-Joseph du lac William, Caribou, c'est-à-dire au centre de la Colombie Britannique.

Ce n'était pas encore la terre promise, ou du moins l'objet de mes vœux. La mission Saint-Joseph s'occupait bien des sauvages, des Chouchouapes septentrionaux, et un peu aussi des Tchilcotines; mais mon séjour à Sainte-Marie et le terrible régime alimentaire que j'avais dû y subir m'avaient considérablement débilité. On me disait de santé délicate, et mon excellent évêque considérait l'évangélisation des Indiens comme une tâche au-dessus de mes forces.

Cette impression l'avait d'abord porté à me consacrer au ministère chez les blancs, et il me faisait prêcher tous les dimanches en anglais, langue que j'étais loin de posséder à fond--ce qui, naturellement, ne m'arrangeait guère. Et maintenant il me mettait à la tête d'une école de petits blancs et métis!

C'était une épreuve, pas la seule de ma vie, que je traversai avec toute la résignation dont j'étais capable. Elle ne dura point, et le 29 janvier 1883 je recevais de mon supérieur une lettre qui me confiait l'évangélisation des Tchilcotines, sauvages qui erraient à l'ouest du Fraser. Je devais les desservir, tout en résidant à la Mission, à l'est de ce fleuve.

"Vous avez maintenant un beau champ ouvert devant vous", m'écrivait le vénérable prélat. "Vous y trouverez beaucoup à défricher, mais c'est ce que vous désirez, le travail. Mettez-vous donc à l'œuvre avec courage et persévérance; armez-vous d'une bonne provision de patience et de zèle pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes. Défrichez, semez, arrosez, cultivez de votre mieux et demandez au bon Dieu de bénir vos travaux en leur faisant produire des fruits abondants de salut. Je n'ai pas besoin de vous dire que nos prières vous suivront partout."

Enfin j'étais missionnaire, et, ce qui était mieux, missionnaire chez les sauvages, de vrais sauvages ceux-là, et la feuille de route qu'on m'envoyait n'exagérait certainement pas en me faisant prévoir un champ assez ingrat à cultiver. Mais, ordonné avant l'âge canonique, j'étais jeune, plein d'ambition et désireux de faire le bien à ceux pour lesquels j'avais tout quitté. Avec la bénédiction de mon évêque et le ferme espoir d'améliorer le sort des Indiens qui m'étaient confiés, je me mis résolument à l'œuvre.

***

On va voir si la condition matérielle et morale de mes premières ouailles laissait à désirer et si elle était susceptible d'amélioration. "Vous trouverez beaucoup à défricher", m'avait écrit Mgr D'Herbomez. Parole de vérité, assurément, lettre épiscopale des plus appropriées qui me traçait tout un programme. Car je ne crois pas exagérer en affirmant que la tribu que je devais évangéliser formait alors, sous le double point de vue matériel et spirituel, la peuplade aborigène la moins avancée de l'Amérique du Nord, la plus primitive sous tous les rapports, après les Esquimaux, qui ne sont point des Peaux-Rouges.

Cette assertion demande l'appui de certains détails dans lesquels il me faut maintenant entrer.

Les Tchilcotines forment, à l'ouest des montagnes Rocheuses, la branche la plus méridionale de la grande famille indienne des Dénés, à laquelle appartiennent aussi les Montagnais de feu Mgr Grandin et... les Apaches des Etats-Unis, qu'il est inutile de caractériser. Ils doivent leur nom distinctif à la rivière ainsi appelée qui, prenant sa source par le 53e degré de latitude nord, descend vers le sud-ouest pendant une centaine de milles, fait une courbe à l'est et va, presque en ligne droite, se jeter dans le Fraser après un cours d'environ 260 milles.

Mais leur territoire est loin d'être resserré entre les limites étroites de sa vallée. Comme ils étaient alors nomades pour la plupart, on peut regarder comme leurs terres de chasse et leurs rendez-vous de pêche les forêts, ou plateaux-prairies, qui s'étendent entre les 51e et 52e 30' degrés de latitude, avec les lacs, dont le principal est le lac Thatla, compris dans ce périmètre. A l'est et à l'ouest, leur habitat est borné respectivement par le Fraser et les monts Cascades.

Cette tribu est divisée en quatre ou cinq bandes ayant chacune à sa tête un chef dont l'autorité n'est souvent qu'apparente. Si à ces sous-tribus, ou aujourd'hui villages, on ajoute deux autres camps dont la population est formée en majeure partie de sauvages Porteurs, autre tribu apparentée avec laquelle nous ferons plus tard ample connaissance, on obtiendra une idée assez exacte de l'étendue de la première paroisse qui m'échut en partage.

Courts et trappus, aux cheveux plats et d'un noir d'ébène, aux pommettes saillantes comme tous les aborigènes d'Amérique, ces aborigènes avaient jusque-là joui d'un nom peu enviable, malgré l'état primitif, partant de simplicité primordiale, dans lequel une bonne moitié, appelée Tchilcotines des Rochers--par allusion aux monts Lillouet où ils chassaient surtout--vivaient alors.

De fait, cette épithète leur convenait admirablement, vu qu'ils étaient encore pour la plupart vêtus de peaux de bêtes, et je crois être aujourd'hui le seul missionnaire qui puisse se glorifier d'avoir évangélisé de purs sauvages, des populations qui se drapaient dans les dépouilles des fauves auxquels elles donnaient la chasse.

Voyez, par exemple, cette grosse fille appelée Marie, parce que, par une très rare exception, elle a été baptisée dans son enfance. Elle s'abrite dans les plis d'une espèce de manteau en peaux de marmottes cousues ensemble, avec les queues pendant à l'extérieur. Ce manteau est serré à la taille au moyen d'une ceinture en cuir garnie de pendeloques, dents de castor, griffes d'ours, sabots de faon, dés à coudre et autres breloques, qui émettent pendant sa marche un discret cliquetis dont elle paraît très fière.

Ses pieds sont emprisonnés dans une paire de mocassins en peau de chevreuil tannée, et ses jambes passent dans des mitasses, ou jambières, de même matière.

Comme ornements, elle porte des boucles d'oreille en nacre de facture indienne, sans compter une touffe de rassade qui lui pend de chaque côté aux cheveux des tempes. Un copieux vernis de vermillon lui sert de fard, tandis qu'au lieu de peinture, ses mains sont couvertes d'une épaisse couche de... crasse.

Les hommes avaient généralement pour couvre-chef une peau de petit animal, castor ou belette, peut-être leur totem personnel, enroulée autour de leur épaisse chevelure, et leur septum, ou cloison nasale, était encore percé, bien que d'ordinaire dépourvu de la cheville, de l'anneau ou de la rondelle qu'ils avaient précédemment portée.

Par ailleurs, à peu près aucune barbe sur ces visages à contours mongols et fortement bronzés. La nature ne leur en avait jamais beaucoup donné, et le peu qui leur poussait était soigneusement épilé au moyen de pincettes en cuivre natif que les vieux portaient au cou comme nous portons une médaille.

***

Mais, toute rébarbative qu'elle était, leur apparence ne pouvait soutenir la comparaison avec leur caractère et dispositions psychiques. Par nature extrêmement violents, ils perdaient tout contrôle sur eux-mêmes lorsqu'il leur arrivait de tomber sous l'influence de la passion. Le coutelas et même le fusil étaient alors leurs meilleurs amis, et trop souvent ils ne se faisaient pas faute de recourir à leurs services.

Je ne voudrais pas médire de mes anciennes ouailles, mais je dois la vérité au lecteur. Je la dirai tout entière.

Nombreux sont ceux qui, à mon arrivée parmi eux, avaient versé le sang de leurs semblables. Leur principale bande avait pour chef un nommé Anarhèm, de beaucoup le plus influent de tous leurs notables. Or ce grand homme pouvait se glorifier, ou s'accuser, d'avoir directement ou indirectement causé la mort de trois Tchilcotines.

Les Porteurs du nord se souviennent encore d'un de leurs villages dont les habitants furent presque tous massacrés en une nuit par les Tchilcotines.

En 1864, alors que les mines d'or du Caribou attiraient tant d'étrangers dans la colonie, un parti de blancs ouvrait un chemin entre la mer (Bute Inlet) et le fort Alexandre, sur le Fraser. Les Tchilcotines, pensant que ces blancs venaient s'emparer de leur pays--d'aucuns disent pour se venger des libertés qu'ils se permettaient avec leurs femmes--fondirent sur eux, et, de vingt-quatre hommes dont se composait la bande, ils en tuèrent dix-huit et en blessèrent d'autres.

Le gouvernement de la colonie fut obligé d'organiser contre les meurtriers une expédition militaire très dispendieuse, et après de longues recherches et du sang répandu des deux côtés, il parvint à s'emparer des principaux instigateurs du massacre, au nombre de huit, et les livra à la justice. Deux furent retenus comme informateurs et conséquemment épargnés; un fut condamné à la prison pour la vie, et cinq furent pendus dans leur propre pays pour l'exemple.

Quelque douze ans avant mon arrivée chez ces Indiens, un Irlandais qui s'était établi dans leur voisinage dut céder à leurs menaces de mort et abandonner le fruit de ses sueurs, pour aller se fixer dans une éclaircie de la forêt, non loin d'une place appelée Soda-Creek. Ce colon n'avait que trop de raisons pour déguerpir au plus vite: il pouvait se rappeler le sort d'autres imprudents qui avaient été supprimés avant lui, pour se faire une idée de celui qui lui était réservé s'il n'avait cédé à la tempête.

Mais il n'est pas nécessaire de remonter si haut pour trouver dans leurs annales des preuves non équivoques de leur esprit d'indépendance. Quelques jours seulement après la première visite que je leur fis, deux sauvages, se trouvant un soir à l'embouchure de la rivière Tchilcotine, entrèrent dans une cabane de chétive apparence où vivaient deux Chinois.

Après avoir mangé de ce qui leur fut offert de bonne grâce, comme les Chinois, à cause de l'exiguïté de leur logis, refusaient de les héberger pendant la nuit, mes Tchicotines se saisirent de leurs fusils, et, sans plus de façon, envoyèrent à leurs hôtes deux balles qui les étendirent morts à leurs pieds.

Puis, non contents de cet exploit, ils parcoururent le pays, volant et pillant chez les blancs ce qui put leur tomber sous la main.

N'eût été ma qualité de prêtre, c'est-à-dire pour eux de grand sorcier, j'aurais pu moi-même tomber un jour sous leurs balles.

Comme je me rendais, absolument seul, chez l'Irlandais susmentionné, John Salmon, où je devais faire mon premier mariage--avec un anneau de plomb que nous fabriquâmes dans sa maison--les meurtriers me rejoignirent à mon insu comme je chevauchais dans l'étroit sentier.

Ne les ayant point vus, je ne pus même songer à m'en cacher, et rien n'eût été plus facile pour eux que de m'envoyer une balle dans le dos.

Le croira-t-on? ainsi qu'ils l'avouèrent plus tard, ce furent eux qui se cachèrent de moi, par suite d'une espèce de respect superstitieux difficile à expliquer d'autres meurtriers que des sauvages.

M'ayant laissé prendre les devants, ils me suivirent le lendemain chez J. Salmon, auquel ils dérobèrent le meilleur de ses chevaux, et prirent le large.

On dit même qu'ils avaient formé le projet d'égorger tous les blancs dans la même nuit, ce qui certes ne leur eût pas été difficile. Mais ceux-ci, émus du danger qui les menaçait, s'improvisèrent soldats et, avant l'arrivée de la police régulière, purent, avec l'aide de quelques Indiens mieux disposés, s'emparer par surprise de l'un des meurtriers.

Il fallut presque deux mois de courses et de recherches à une vingtaine d'hommes armés avant de pouvoir mettre la main sur le second.

On les amena à Clinton pour les juger, et, comme on faisait subir à l'un d'eux l'interrogatoire usité en pareil cas dans les tribunaux anglais:

--Pourquoi tant de questions? s'écria Taratsilsinat impatienté; je vous l'ai dit et je vous le répète, c'est moi qui ai tué ce Chinois. Mon père est mort par la corde; par la corde je veux mourir.

Il était le fils de l'un des principaux fauteurs du massacre de 1864.

Pendant ce temps, les frères des prisonniers, sans doute pour perpétuer des traditions de famille, méritaient par leurs déprédations de se faire arrêter à leur tour.

De plus, au cours de son interrogatoire, l'un des deux meurtriers révéla le nom d'un autre Tchilcotine qui, en 1880, tua un blanc avec sa femme et ses deux enfants, et les brûla ensuite avec tout ce qu'ils possédaient.

***

Avant d'aller plus loin, il me vient à l'idée que ces mentions de blancs attaqués par ces sauvages sont susceptibles de donner le change. La plupart n'étaient pas des gens du pays, et les Tchilcotines devaient s'éloigner de leur habitat proprement dit pour venir en contact avec eux. Lors de mon premier voyage chez eux et tout le temps que je fus leur missionnaire, trois seuls blancs vivaient dans leur vallée, qui offrait d'excellentes terres au cultivateur. En dehors de cet étroit territoire, c'était le désert, la solitude la plus complète.

Mais pourquoi cet appétit du sang et cette impatience de tout frein chez ces aborigènes? N'avaient-ils donc jamais entendu parler du joug suave de Celui qui est doux et humble de cœur?

La réponse est facile. D'abord, tel était naturellement leur caractère. La famille aborigène à laquelle ils appartiennent est faite de contrastes. Généralement timides et pusillanimes, comme les Esclaves et les Peaux-de-Lièvre du Mackenzie, ils ont pour congénères, c'est-à-dire pour frères par la race, la peuplade américaine qui passe pour la plus féroce, la plus sanguinaire, celle des Apaches des Etats-Unis du sud.

Ensuite, par impossibilité de suffire à tout, mes prédécesseurs à la mission du lac William, qui comprend dans son pourtour le territoire des Tchilcotines et pays circonvoisins, n'avaient encore pu s'occuper sérieusement de ces Indiens. Des visites fugitives et fort espacées d'un homme qui ne parle point leur langue ne peuvent faire grande impression sur des primitifs plus ou moins isolés, dont on ne peut rencontrer qu'une partie à la fois.

Aussi, tandis que presque partout où le prêtre avait pénétré à peu près tout le monde était chrétien, ou du moins catéchumène, il n'y avait encore de baptisé chez les Tchilcotines que ceux qui l'avaient été dans leur enfance ou à l'article de la mort. Aucune surveillance du pasteur, qui d'ailleurs ne résidait point avec eux, n'avait suivi cette initiation à la vie chrétienne, qui, pour cette raison, était parfaitement inconnue de ces pauvres gens.

Bref, leur ignorance des vérités de la foi était telle qu'elle justifiait pleinement ce que Mgr D'Herbomez m'avait écrit en me les confiant: "Vous trouverez beaucoup à défricher", non pas, qu'on le remarque bien, à cultiver: à peu près rien de sérieux n'avait encore été fait parmi eux.

Il me fallait donc, pour obéir à mon sagace Ordinaire, faire une bonne provision de patience et de bonne volonté, si je voulais en faire des chrétiens passables.

Ce serait pourtant aller trop loin que d'appliquer à toute la tribu ce que je viens de dire de quelques-uns de ses membres. Il serait injuste de leur appliquer l'axiome: Ab uno disce omnes. Ils n'étaient certainement pas tous voleurs ou assassins, et l'un de mes successeurs, le bon Père Thomas, a depuis trouvé parmi eux des élus comme il y en a partout ailleurs.

Quant à moi, mon rôle devait être moins consolant: je devais faire acte de prise de possession au nom de Celui que j'allais représenter, et me contenter de jeter les premiers jalons; en un mot, faire œuvre de pionnier.




Chapitre II

PREMIERES ARMES

SOMMAIRE.--La langue tchilcotine--Visite préliminaire--En route--La vallée--Première mission--Chez les Porteurs--Touchante coutume.

Mon premier soin, lorsque je fus chargé des Tchilcotines, fut de me mettre à l'étude de leur langue. De grandes difficultés m'attendaient dans cette étude, mais la connaissance de l'idiome de la peuplade évangélisée est, pour ainsi dire, une condition sine quâ non de succès.

Ce n'est certes pas chose facile que de pénétrer, sans livre ou guide d'aucune sorte, dans les arcanes d'une langue inconnue, dont le génie diffère autant du français que le français du chinois, pour en découvrir et confier à la mémoire non seulement les mots, mais les règles grammaticales et les idiotismes qui lui sont propres.

Cette tâche me fut grandement facilitée par le concours d'une vieille femme tchilcotine assez intelligente qui s'était, avec son mari, un nègre, établie tout près de la mission du lac William. La première difficulté sérieuse à vaincre était ces explosions linguales ou gutturales qui, appliquées à une syllabe, en changent complètement le sens.

Ainsi tsû (pron. tsoû) veut dire grand'mère, en porteur, langue sœur, mais t'sû se traduit pruche et t'sû avec le même "click", ou explosion vocale, ajouté à une s d'une sibilance toute spéciale rend notre idée de mamelle. De même ta signifie lèvres; 'ta, plume, et tha, trois (choses). D'où nécessité absolue de se bien pénétrer de ces différences essentielles, et puis de les rendre par la voix.

Or, à part les savants qu'on appelle philologues, je n'ai encore trouvé personne qui pût prononcer correctement ces noms baroques. Ils me furent de prime abord d'autant plus difficiles à exprimer moi-même que mon guide, familière avec eux depuis sa plus petite enfance, les rendait nonchalamment, se contentant, quand je voulais l'imiter, de me faire remarquer que je n'y parvenais point, sans pouvoir jamais me dire dans quelle partie du mot j'étais fautif.

Comme j'étais alors jeune et doué d'une assez bonne oreille, m'adonnant à la musique depuis longtemps, je pus, dès la première leçon, arriver à prononcer correctement, et, plus tard, j'en vins même, aidé de ma maîtresse d'école, à traduire le catéchisme, quelques prières et quelques chants. Un dictionnaire d'environ six mille mots fut aussi l'un des résultats de nos études communes.

Sans être aussi riche ni aussi compliquée que le porteur, la langue des Tchilcotines est très belle, mais assez difficile, à cause de son génie, de son mécanisme et de ses irrégularités, sans compter le fait que ses conjugaisons changent selon que vous affirmez ou que vous niez, que vous parlez d'une seule chose ou de plusieurs, que vous leur faites rendre une idée de généralité ou de particularité, selon que le verbe est objectif ou fréquentatif, actif ou passif, réfléchi ou dénotant réciprocité, etc.

Ce n'est pas tout. Vous ne saurez qu'imparfaitement cette langue si vous n'en savez pas la musique. Car, à l'instar des Napolitains, les Tchilcotines ont une manière de parler qui est un véritable chant. Il m'arriva plus d'une fois de leur demander quelque chose en bon tchilcotine sans parvenir à en être compris. S'il y avait alors parmi mes auditeurs un individu plus intelligent que les autres, il devinait ma pensée, répétait ma phrase dans les mêmes termes, mais l'accentuant d'une manière toute différente, en la chantant, pour ainsi dire, sur un air tchilcotine.

***

Ce qui précède doit suffire, il me semble, pour faire connaître un peu les Tchilcotines et leur langue. Je puis maintenant entrer dans quelques détails au sujet des missions que je leur donnai et la manière dont ils répondirent à mes efforts.

J'ai dit que ces sauvages avaient été forcément privés de la visite régulière des missionnaires du lac William. La cause principale de cet abandon apparent était moins la distance qui les séparait de la mission que le fleuve Fraser qui, à certaines époques, est pour le prêtre comme une barrière infranchissable.

Le Fraser est la grande artère fluviale de la Colombie, et de Soda-Creek au fort Yale, distance d'environ 400 milles, c'est un véritable torrent, d'une rapidité extrême. Pour le traverser, en quelques endroits où ses eaux sont un peu moins tumultueuses, hommes et bagages doivent se confier à un tronc d'arbre creusé décoré du nom de canot, tandis que le cheval suit à la nage comme il peut.

Cette opération, toujours plus ou moins dangereuse, n'est pourtant pas de nature à arrêter le missionnaire. Mais comme, en raison de la topographie du pays, fait surtout de montagnes, ou du moins de forts accidents de terrain, ainsi que des énormes couches de glace qui s'y amoncellent au nord, le fleuve est sujet à des crues fréquentes et très considérables--plus de cent pieds en 1894--il arrive souvent que le canot qu'on croyait bien amarré est emporté par le courant, et alors comment traverser?

C'est cette considération qui, jointe à plusieurs autres, porta Mgr D'Herbomez à permettre au missionnaire des Tchilcotines d'aller passer quelque temps chez eux, pour les amener à bâtir une église et une maison pour le prêtre.

Je fus heureux de pouvoir le premier profiter de cette autorisation, et, à cet effet, me rendis au printemps de 1883, en compagnie du R. P. Frédéric Guertin, auquel je succédais, dans la vallée de la Tchilcotine, où nous choisîmes ensemble pour église et résidence l'emplacement qui nous parut le plus favorable. Je déterminai alors aux Indiens le jour où ils auraient à venir me chercher, et leur promis que le bon P. Georges Blanchet, qui était passé maître dans l'art de construire des églises pour les sauvages, viendrait diriger leurs travaux.

De cette visite préliminaire je ne me rappelle aucun incident bien remarquable, sinon que nous dûmes à la bienveillante Providence qui veille tout particulièrement sur le missionnaire de ne pas nous être noyés en traversant le Fraser.

Nous étions, je crois, au 5 avril 1883. Le fleuve était libre de glace, excepté juste à l'endroit où nous devions le traverser avec nos chevaux. Ce que voyant, mon cicérone, le P. Guertin, me demanda:

--Vous voyez dans quel état est la glace; vous sentez-vous assez brave pour essayer de traverser quand même?

--Si vous essayez vous-même, je vous suis, répondis-je sans trop de bravoure.

S'étant alors muni d'une perche très solide, mon compagnon s'en servit pour sonder la glace dans tous les sens, après quoi il se décida à tenter le passage.

Nous atteignîmes l'autre rive sans accidents. Mais un sauvage qui nous avait rejoints avec quelques chevaux ne put se résigner à risquer la traversée et rebroussa chemin. Le jour même, nous apprîmes que le pont de glace qui nous avait servi s'était effondré deux heures après notre passage.

Nous ne pûmes visiter alors que les deux principaux camps, ou villages: celui du chef Toûzi, le plus proche du Fraser, et celui d'Anarhèm, plus populeux, à une distance assez considérable à l'ouest de ce fleuve.

Mes premières impressions? C'était bien primitif, assez peu (que dis-je? pas du tout) chrétien, et les toits de terre des huttes de ceux qui voulaient approcher de notre civilisation n'étaient pas faits pour entretenir la propreté--sans compter le reste...

On me regardait avec une curiosité dans laquelle je ne pouvais lire beaucoup de sympathie. Que pensait-on de moi? Probablement que j'étais bien jeune, et que je ne pouvais leur donner beaucoup de fil à retordre. En quoi ils se trompaient, ainsi qu'ils devaient bientôt l'apprendre à leurs dépens; car si j'ai conscience d'avoir toujours été bon pour eux, je ne m'en montrai pas moins constamment strict lorsqu'il était question de la morale. Par ailleurs, ils traduisirent plus tard d'une manière significative leurs sentiments à cet endroit en m'appelant "le jeune Prêtre à la parole forte".

Tout était si primitif chez eux que, pour le dîner qu'ils nous servirent, des pommes de terre frites dans la graisse de caribou, on ne put nous trouver de fourchettes. N'étant pas comme eux habitués à manger avec les doigts, nous nous fîmes des espèces de bâtonnets chinois empointés à un bout, et pique dedans, pitch in, comme disent les Anglais.

Puis, au jour dont nous convînmes alors, deux chefs, avec deux de leurs gens, vinrent me chercher à la mission Saint-Joseph pour commencer chez eux les exercices de mon ministère sacré.

Ils m'avaient promis de faire préparer les matériaux nécessaires pour la construction de leur première église. Mais, entre ma visite d'introduction et l'époque fixée pour ma seconde, le meurtre des deux Chinois et les troubles qui s'ensuivirent étaient survenus. L'échauffement des esprits avait fait oublier les promesses faites au prêtre. Il semble même que leur empressement à venir me chercher provenait moins de leur zèle pour la religion que de motifs politiques.

En effet, à leur arrivée à la mission, ils n'eurent rien de plus pressé que de me parler des troubles qui affligeaient leur pays. Ils me dirent combien ils avaient le cœur malade de ce que les blancs venaient arrêter leurs amis, pour les emmener au loin dans la maison forte (la prison). Puis le grand chef Anarhèm m'apprit qu'un grand nombre des siens s'étaient enfuis dans la forêt, de peur d'avoir à subir le même sort, et, pour mettre un terme à l'incertitude qui pesait sur eux, il me demanda d'écrire... à qui? à la reine tout simplement.

Le brave homme avait appris que les blancs de ce pays avaient pour chef suprême un être quelconque, homme ou femme, qu'ils appelaient Queen (reine), et il s'imaginait sans doute que cet être mystérieux s'empresserait de m'accorder tout ce que je lui demanderais.

N'ayant pas de mon influence sur Sa Majesté Britannique une aussi haute idée que le chef des Tchilcotines, je me contentai de lui promettre d'écrire au docteur Powell, le surintendant général des sauvages, si, après un mûr examen, je voyais que sa cause était juste.

Et je me mis en route.

Nous étions au 2 juillet, jour de bon augure, puisque c'était la fête de la Visitation de notre bonne Mère et l'anniversaire de mon ordination. Refaisons ensemble, ami lecteur, ce premier voyage qui fut les prémices de mes si nombreuses tournées apostoliques.

Il est déjà neuf heures du matin, il est temps de partir. Montant des chevaux plus ou moins fringants, nous descendons d'abord la vallée de la Mission, longeons le lac William, pièce d'eau de dimensions plutôt modestes comparées à celles que je devais plus tard traverser dans tous les sens, et nous trouvons à quelque quatre ou cinq milles du Fraser.

S'il y avait un canot sur le rivage, nous pourrions le traverser tout à l'heure et abréger notre route de deux journées de marche. Mais le courant a emporté celui qui s'y trouvait il y a deux mois. Pour atteindre la rive opposée, il nous faut remonter jusqu'à Soda-Creek, à quelque vingt-cinq milles au nord.

Inutile pourtant de nous perdre en regrets superflus. Contre mauvaise fortune bon cœur. Voici la colline: en avant! Nous avons en la gravissant un avant-goût des nombreuses ascensions que nous aurons à faire pendant le reste du voyage. Nos chevaux font voler la poussière, soufflent avec effort et semblent demander grâce.

Enfin nous voilà sur le sommet. Maintenant, à part quelques ravins qu'il nous faudra franchir, nous aurons un assez bon chemin--c'est-à-dire un sentier de la largeur de nos montures, quelquefois moins.

Nous pénétrons dans la forêt. Elle est tapissée de fleurs, de baies sauvages et de fraises odoriférantes, qui semblent nous inviter à faire halte quelques instants.

Bref, le trajet serait très agréable n'étaient les branches d'arbres qui nous fouettent le visage et surtout, pour ceux qui ne sont pas en tête de la caravane, les nuages de poussière que soulèvent les chevaux, et dont il nous faut, bon gré mal gré, avaler une bonne partie.

D'un autre côté, le bon P. Blanchet, vieillard de 65 ans qui nous accompagne, ne tarde pas à s'apercevoir qu'il a perdu l'habitude du cheval, et, lorsque le soir nous arrivons à Soda-Creek, il se plaint de la fatigue. Le lendemain et pendant tout le reste du voyage, il est obligé, pour ne pas aggraver son état, de faire à pied une bonne partie du chemin.

A Soda-Creek, nous sommes hébergés par M. Peter Dunlevy, dont la femme est une excellente catholique.

Le lendemain, nous traversons le Fraser après en avoir remonté le rivage près d'un demi-mille sans l'ombre de sentier, au milieu des épines et des broussailles, pour contrebalancer la fougue du courant qui, malgré tous nos efforts, nous fera redescendre d'autant.

Néanmoins cette opération n'est pas toujours aussi facile. Lorsque je traversai le fleuve au même endroit, lors de mon voyage précédent, les banquises qui le bordaient formaient de chaque côté comme un rempart de glace d'une douzaine de pieds d'épaisseur, franchissable seulement par une brèche qu'on y avait pratiquée, et les glaçons que le courant charriait en grand nombre menaçaient à chaque instant de faire chavirer notre frêle embarcation.

En franchissant la rampe qui forme l'autre rive du fleuve, l'un de mes compagnons aperçoit un ours et deux mouflons, et regrette vivement de n'avoir pris ni fusil ni munitions. Savez-vous que c'est lorsqu'on n'est point armé qu'on fait généralement les plus belles rencontres dans nos pays?

Nous sommes maintenant en territoire tchilcotine. Ici je me sépare du P. Blanchet qui, à cause de son état de fatigue, ne nous suivra que de loin et fera le voyage à petites journées.

***

Nous traversons maintenant une vaste forêt de conifères et de peupliers trembles, puis entrons dans d'immenses prairies naturelles que nous franchissons bride abattue.

Le lendemain, nous arrivons au village où la bande tchilcotine la plus civilisée a établi ses quartiers d'hiver. Ce sont les gens de Toûzi. Où sont-ils donc? Leurs cabanes en troncs d'arbres, au toit recouvert de terre où florissent quantité de plantes qui n'ont jamais été semées, sont désertes.

Remontons un demi-mille le ruisseau que nous voyons à droite, et nous les trouverons sous la tente, jouissant des douceurs de la vie de campement. C'est bien plus agréable, parce que plus primitif, que de se cabaner dans ces huttes enfumées par lesquelles on essaie, sans trop de succès, d'imiter la culture des blancs!

Si vous avez l'œil un tant soit peu observateur, vous ne manquerez pas de vous apercevoir à leur insu que, bien qu'ils paraissent jouir d'une excellente santé, ce ne sont, dès que nous nous montrons, que toux et gémissements, comme s'ils étaient sur le point de rendre l'âme. Ne vous en inquiétez pas plus qu'il ne faut: c'est simplement leur manière de nous demander les médecines dont ils nous croient porteurs.

Nous les faisons donc participer aux bienfaits des remèdes plus ou moins infaillibles de notre pharmacie ambulante (plus ils sont forts, meilleurs ils sont, va sans dire), et accompagnons leur dispensation de quelques bons conseils. Puis nous poursuivons notre chemin, car nous devons les revoir et les évangéliser à notre retour.

Depuis hier nous avons quitté la forêt. Désormais nous traversons de hauts plateaux couverts de bunch-grass (herbe en touffe), par des sentiers qui seraient détestables en pays civilisé, mais qui passent ici pour excellents.

Après avoir chevauché plus d'une demi-journée, nous apercevons tout à coup une vallée profonde, arrosée par un cours d'eau qui, des hauteurs où nous sommes, nous apparaît comme un filet d'argent.

C'est la rivière Tchilcotine et sa vallée. Elle est là, à nos pieds, à 1,700 pieds de profondeur, et il ne nous faudra pas moins d'une heure pour l'atteindre. Comme le Fraser, elle est très rapide, et souvent encaissée de montagnes qui, en maint endroit, forment un véritable rempart à pente perpendiculaire, ou peu s'en faut.

Une fois dans la vallée, il nous faut subir les ardeurs d'une chaleur sénégalienne, chaleur telle qu'à mon retour à la mission, après une absence de moins de six semaines, j'avais le teint basané comme un Turc.

A mesure que nous approchons de l'endroit choisi pour l'église principale, la vallée s'élargit, les montagnes s'écartent pour faire place à des forêts de pins et à des prairies qui seraient assez belles si elles étaient plus fraîches.

Mais pourquoi ces colonnes de fumée qui obscurcissent l'horizon et ces feux qui dévorent des forêts entières? Qu'on le demande aux sauvages qui les ont allumés, et ils répondront que cette fumée leur épargne de courir au loin pour retrouver leurs chevaux.

--Sans elle, vous diront-ils, nos chevaux, tourmentés par les moustiques, s'enfuient dans le bois, croyant échapper à la poursuite des insectes; avec elle, ils restent près de nous, sachant bien que la fumée les protège de leurs atteintes.

C'est ingénieux, mais pas très économique.

Samedi soir, après quelques allées et venues dans la vallée pour voir une malade et baptiser un nouveau-né qui mourut le lendemain, nous arrivons à l'emplacement du camp d'Anarhèm.

Sur la rive gauche de la Tchilcotine, le regard s'étend sur une plaine magnifique unie comme un lac congelé, arrosée par le T'lo-then-khoh (rivière qui chemine dans l'herbe), joli ruisseau à l'eau limpide qui descend de la colline, et, après quelques méandres dans la prairie, va se jeter dans la rivière qui porte le nom des sauvages.

A environ un quart de mille de la Tchilcotine, la plaine se relève soudain pour former, à une quarantaine de pieds au-dessus de son niveau, un plateau de presque un demi-mille de large sur un mille de long, accolé à une hauteur escarpée qui forme le fond du paysage.

C'est sur ce plateau que les sujets d'Anarhèm ont planté leurs tentes. C'est là que le Souverain Maître du ciel et de la terre aura sa première résidence parmi les Tchilcotines.

Ici il convient de faire remarquer qu'au camp de Toûzi j'avais rencontré le chef des sauvages du lac Louzkeuz. Se trouvant à Quesnel, petit village de blancs alors composé d'une demi-douzaine d'habitants, il avait appris que je devais bientôt aller donner la mission aux Tchilcotines, et il était venu avec deux jeunes gens pour m'emmener chez lui.

Il m'assura que, depuis près de deux mois, les Indiens d'un camp situé à trois journées de marche de sa place m'attendaient à ce village. Ils n'avaient, disait-il, pas encore vu de prêtre, et il craignait beaucoup que le manque de vivres ne les contraignît à retourner dans leur pays si je ne me pressais d'aller les voir.

De plus, il m'avait lui-même longtemps attendu chez les Tchilcotines, et il avait hâte de revoir un de ses enfants qu'il avait laissé très malade.

Mû par ces considérations, je me décidai à laisser le P. Blanchet avec les sauvages d'Anarhèm pour commencer leur église, tandis que j'irais moi-même là où le devoir semblait m'appeler.

C'est pourquoi le lundi 9 juillet je me mettais de nouveau en route.

J'avoue que cette partie du voyage me parut longue et assez fatigante. Nous étions dès lors en pleine sauvagerie, dans la forêt vierge, ou peu s'en faut.

Quatre longs jours durant, nous chevauchâmes dans une sapinière agrémentée de distance en distance par des bouquets de trembles; forêt sans chants, sans fleurs et sans fruits. De quelque côté que vos regards s'étendent, ils ne se reposent que sur l'éternelle verdure de millions de conifères. Çà et là, une petite montagne se détache du sein de la forêt, comme une île émerge des profondeurs de l'océan; mais elle est invariablement revêtue des immanquables pins et sapins.

Je ne dirai pas le nombre des révérences à droite et à gauche qu'il me fallut faire pour éviter un peu les branches d'arbres qui, malgré mes précautions, me souffletaient à chaque instant. En dépit de mes inclinations profondes, je crus plus d'une fois que le dos de ma lévite allait être emporté par les arbres à demi tombés sur le sentier, qui formaient des arcs de triomphe par trop modestes en élévation.

Mais ce qui rendit cette tournée particulièrement pénible, fut l'énorme quantité d'arbres gisant sur le sol et formant un obstacle qui, un jour, faillit m'être fatal. Le chemin était obstrué par deux ou trois gros arbres tombés les uns près des autres sans pourtant se toucher. Inutile de penser à les éviter en faisant un détour, la forêt étant à cet endroit littéralement jonchée de troncs d'arbres à une hauteur de trois ou quatre pieds.

Devant cet obstacle, mon cheval s'arrête et refuse d'avancer. J'essaie, en l'éperonnant sans pitié, de le faire enjamber ces arbres l'un après l'autre. Mais, excité par mes instances, il recule soudain, puis, d'un bond terrible, il franchit l'obstacle, me lançant sur un tronc d'arbre où je tombe lourdement.

--Estropié pour la vie! pensai-je alors. Mais non, ce n'était qu'un vulgaire accident avec lequel je devais plus tard me familiariser.

Néanmoins, la blessure que cette chute me causa, jointe à une indisposition continuelle due à la mauvaise nourriture et à l'eau de marais, la seule que nous eûmes à boire plus d'une fois, me rendit le reste du voyage très pénible.

En outre, des bourbiers sans fond et les débris sans nombre d'énormes blocs de rochers s'ajoutaient souvent aux troncs d'arbres du sentier pour faire souffrir cheval et cavalier, d'autant plus que mon guide avait hâte de revoir son pays, et, pour accélérer la marche, semblait ne voir ni bourbiers, ni pierres, ni troncs d'arbres.

Lorsque, chaque soir, nous pouvions trouver un endroit où nos deux chevaux eussent un peu à manger, nous campions sous quelque tremble ou sapin dont le feuillage nous servait de tente. Alors mes trois compagnons, quoique non encore baptisés, ne manquaient jamais de faire à haute voix leur prière et de chanter leurs cantiques, car pour eux les idées de prière et de chant sont corrélatives; l'une ne va pas sans l'autre.

Je me rappelle encore l'émotion que j'éprouvai lorsque, le premier soir, pendant que je récitais mon bréviaire à la lueur du feu de bivouac, je les entendis entonner leurs chants, que s'empressèrent de répéter les échos d'alentour.

--Combien de gens, me dis-je alors, ont été baptisés dans l'Eglise catholique et comblés des grâces dont elle est la dispensatrice, qui sont moins fidèles à remplir leurs devoirs religieux que ces pauvres enfants des bois qui ne voient le prêtre qu'une fois par an et n'ont pas encore été régénérés par les eaux du baptême!

Le second jour, nous touchons à un lac qui est comme la tête d'une chaîne de neuf ou dix petits lacs de deux à trois milles de longueur, reliés entre eux par une des branches de la rivière à l'Eau-Noire (Nazkhoh) qui prend sa source dans le premier. Nous la traversons sept ou huit fois sans pourtant, excepté le dernier jour, nous écarter de sa vallée.

La veille de notre arrivée, Pekhen, le chef qui me sert de guide, m'avertit que dernièrement deux de ses gens étaient venus à notre rencontre, mais que, ne nous trouvant point, ils étaient retournés au lac Louzkeuz.

--D'où tiens-tu ces renseignements? lui demandai-je.

Pour toute réponse il me montra une branche d'arbre plantée dans la cendre du foyer, marquée de deux coches faites récemment et inclinée dans la direction du lac Louzkeuz.

J'admirai la simplicité du procédé, et me dis, à part moi, que, sous certains rapports, nos sauvages pouvaient encore en apprendre aux blancs.

***

Enfin le vendredi 13 juillet, après un voyage d'environ 150 milles, nous atteignons l'extrémité du lac Louzkeuz, dont la vallée est peuplée par des Porteurs. Dès le matin, le chef a pris les devants. Il est allé annoncer à ses gens l'arrivée du Ya'kestapa-yalhthek (le Parleur, l'Interprète de Celui qui est au ciel), le prêtre.

Bientôt nous voyons déboucher des massifs de saules qui bordent le lac deux cavaliers accourant bride abattue. Ce sont deux Indiens de la place qui s'empressent de venir me souhaiter la bienvenue. Peu après, un, puis deux, puis une dizaine leur succèdent les uns après les autres. Après une chaleureuse poignée de main et l'inévitable klarhaoyam! (bonjour, en jargon tchinouk), ils vont se placer les uns derrière les autres, et forment dans l'étroit sentier une procession d'une quinzaine de sauvages à cheval à laquelle je préside.

C'est escorté de ce cortège que je fis mon entrée au village du lac Louzkeuz.

Cette pièce d'eau se trouve près du 53e degré de latitude nord. C'est une belle nappe en forme de fer à cheval renflé au centre, ou de croissant à courbe exagérée, dont les branches, effilées aux extrémités, peuvent avoir de quatre à cinq milles de longueur. Le climat en est si rigoureux, à cause, probablement, de la proximité des monts neigeux de la Côte (ou Cascades), qu'on ne peut y récolter ni céréales d'aucune sorte, ni même de pommes de terre de taille convenable.

Tous les soirs, pendant les dix jours que j'y séjournai, il fallait s'approcher d'un bon feu pour ne pas grelotter de froid, et cela au mois de juillet. Par contre, le lac est très poissonneux, abondant surtout en une espèce de carpe, appelée lhouz; d'où son nom.

Les sauvages qui habitaient ses bords n'étaient guère plus d'une soixantaine, mais je les trouvai dans d'excellentes dispositions. Leur empressement à s'instruire des vérités de la foi et à conformer leur conduite aux enseignements du prêtre me parut former un contraste frappant avec la quasi-indifférence d'un trop grand nombre de Tchilcotines. Evidemment ils sentaient leur isolement au milieu de la forêt, et savaient que le prêtre ne pouvait être au milieu d'eux aussi souvent qu'ils en avaient besoin.

Dès mon arrivée, je m'enquis des sauvages qu'on m'avait annoncés comme n'ayant pas encore vu de prêtre. Malheureusement, après m'avoir attendu deux mois, se trouvant à bout de provisions, ils avaient quitté la place depuis deux jours seulement. Mais Pekhen, le chef local, avait déjà dépêché un de ses gens pour faire revenir ceux qu'il pourrait rejoindre.

Le lendemain soir, il était de retour avec deux familles qui s'étaient attardées à ramasser dans les bois des fruits et des racines et qui, en rebroussant chemin pour me voir, firent tant de diligence qu'une petite fille se cassa la jambe dans les embarras du sentier.

Ces sauvages méritaient certainement qu'on fît quelque chose pour eux. C'était, paraît-il, la cinquième fois que leur bande venait d'Elh-ka-tcho au lac Louzkeuz pour profiter de la visite du missionnaire, et chaque fois leurs espérances avaient été déçues.

Aussi, sur les instances de ceux que je vis, promis-je que, l'année suivante, je ne manquerais pas d'aller les voir.

Je commençai la mission, ou retraite, dès que ces deux familles furent revenues au camp. Je dois dire d'abord que tous les exercices en furent suivis avec une rigoureuse exactitude. Tout le monde, hommes, femmes et enfants, au premier son de la corne--les cloches étaient encore inconnues dans toute l'étendue de mon district--quittaient leurs tentes et venaient à l'église (qui, en pays quasi-civilisé, eût passé pour une vieille bicoque), qu'ils saluaient, avant d'entrer, par une inclination profonde accompagnée d'un grand signe de croix.

Leur ponctualité était d'autant plus méritoire que, ayant dépensé toutes leurs provisions dans un tatezsan t'sekorollai, ou festin funèbre, qu'ils avaient fait selon leurs habitudes traditionnelles--dont nous aurons beaucoup à dire en temps et lieu--pour honorer le fils du chef décédé deux jours avant mon arrivée, ils étaient obligés de vivre au jour le jour de ce qu'ils pouvaient prendre dans le lac ou sur la lisière de la forêt.

Matin et soir, tout le temps que dura la retraite, je leur donnai une instruction sur un sujet dogmatique ou moral, et, vers le milieu du jour, je leur fis un catéchisme qui dura ordinairement de deux à trois heures.

Le reste du temps fut employé à faire mes propres exercices de piété et à répondre à leurs nombreuses questions.

A chaque instant, ils assiégeaient ma tente, et m'accablaient de questions dont on chercherait en vain la solution dans les Casus conscientiae de Gury.

Il fallait, par exemple, leur dire quel péché commettait celui qui mangeait avant sa prière du matin, celui qui entrait dans l'église sans mocassins, qui, le dimanche, cueillait des fruits sauvages alors qu'il n'avait rien à manger, etc.

Ces sauvages avaient une peur terrible du diable, et chaque fois que, dans mes instructions, il m'arrivait de prononcer son nom, vieux et vieilles ne manquaient pas de se signer avec leur médaille.

Ils avaient aussi un très grand désir du baptême, et la seule difficulté sérieuse qu'ils m'aient donnée fut occasionnée par mon refus de les baptiser sans les connaître suffisamment. Cette décision souleva une véritable tempête. On me représenta que mon prédécesseur avait ainsi remis d'année en année, et à la fin il n'était point revenu. La même chose pouvait m'arriver.

En outre, ils étaient bien misérables, loin du prêtre, et avaient grand'peur d'aller dans le grand feu (l'enfer).

Néanmoins, je fus inébranlable, et me contentai de leur promettre qu'à une prochaine visite je baptiserais ceux d'entre eux qui seraient assez instruits et qui, par leur bonne conduite, m'auraient donné des garanties suffisantes de la sincérité de leurs promesses. Sévérité entachée de jansénisme, dira peut-être quelque lecteur peu au courant de la mentalité indienne; prudence tout à fait recommandable, répondra quiconque la connaît bien.

Ces Porteurs récitaient chaque jour le chapelet en entier et étaient très assidus à faire à l'église leurs prières du matin et du soir, et s'il arrivait à l'un d'eux de commettre une faute publique, il en était puni par une sérieuse fustigation, qu'il devait subir devant tout le monde, et qu'il acceptait dévotement, quand il ne la demandait pas lui-même, en expiation de son péché.

Ils avaient aussi une coutume, que je devais plus tard trouver universellement observée par les Porteurs du nord, qui me parut bien touchante. Lorsque vous arriviez à leur camp, vous remarquiez, éparpillées çà et là, sur les petites éminences qui dominaient leur village, des espèces de petites chapelles bigarrées de rouge et de bleu et surmontées de plusieurs croix. C'étaient leurs sépultures. C'est là que reposaient ensemble les membres défunts d'une même famille.

Plusieurs fois par semaine, au sortir de l'église après la prière du matin, les parents et amis des défunts se rendaient devant ces petites chapelles qu'ils appelaient tombes, pour prier en commun pour leurs morts.

Rien de pittoresque et d'émouvant comme ces groupes d'humbles enfants des bois priant ensemble sur ces tertres funèbres un Dieu qu'ils connaissaient à peine, et lui demandant de prendre en pitié ceux des leurs qui n'étaient plus. Et ces sauvages pour la plupart n'étaient pas encore baptisés!

Est-ce à dire qu'ils fussent déjà parfaits? Non assurément; le teyen, ou jongleur-médecin, avait encore beaucoup d'influence sur eux en l'absence du prêtre, et ils étaient encore loin de respecter les liens du mariage comme ils l'auraient dû. Mais comme ils me parurent dociles, j'avais tout lieu d'espérer que ces abus disparaîtraient peu à peu.

Au cours de la mission, j'admis au catéchuménat les deux familles dont j'ai parlé. Chacun fit son rhenat'sekwelnek, ou accusation publique de ses fautes, et le dernier jour je confessai les vieillards et les enfants qui étaient baptisés. De ce chef, j'entendis seize confessions, fis six baptêmes et bénis deux mariages.

J'avais décidé que, eu égard à leur extrême pénurie, je ne prêcherais que cinq jours. A l'expiration de ce terme, ils me demandèrent de leur parler encore trois jours, ce que je fis sans trop me faire prier. Mais quand, au bout de ces huit jours de mission, ils voulurent encore me faire prolonger mon séjour au milieu d'eux, je leur dis que je n'étais pas venu pour les faire mourir de faim, et, pour trancher la question, je me mis à faire mes bagages.

Les adieux furent pénibles. On sentait qu'ils me voyaient partir avec peine, et j'avoue que les regrets étaient réciproques. Après mes dernières recommandations, tout le monde prit le chemin de la forêt, tandis qu'avec mon interprète et un autre Tchilcotine je me mettais en route pour rejoindre le P. Blanchet.

Adieu donc, chers enfants des bois; que le bon Dieu vous protège et vous préserve de tout danger!

Je me suis quelque peu étendu sur ma première visite au lac Louzkeuz. On en comprendra la raison: c'est là que je fis mes premières armes comme missionnaire, et l'on aime à se reporter à ses premières amours. Du reste, les détails qui précèdent serviront à donner une idée de mes visites aux sauvages en général, et aux Porteurs en particulier, bien que plus tard mes journées aient été bien plus chargées chez ces derniers.




Chapitre III

CHEZ LES TCHILCOTINES

SOMMAIRE.--Retour chez Anarhèm--Pêche au saumon--Par où commencer un toit--Un pénitent malcommode--Le jeu--Froide nuit de Noël.

Comme il n'y avait pas une bouchée en réserve au lac Louzkeuz lorsque nous le quittâmes, nous n'eûmes en revenant que ce que la poudre et le plomb purent nous procurer. Mais il faut dire que la bonne Providence veilla sur nous, et, à l'exception du dernier jour où nous ne pûmes rien tirer, les lièvres et les perdrix, ou poules sauvages, avaient toujours soin de se faire tuer à point.

Un jour même, je récitais mon chapelet en longeant la rivière à l'Eau-Noire lorsque tout à coup j'entendis Thomie, mon interprète, me crier d'une voix comprimée:

--Arrête! Arrête!

--Qu'y a-t-il donc? lui demandai-je en me retournant.

--Ne vois-tu pas... de l'autre côté de la rivière, un peu en arrière de ce tremble?

Je regarde dans la direction indiquée, et j'aperçois un ours énorme se régalant paisiblement de racines qui poussent dans la vallée.

Aussitôt Kwelh, mon autre compagnon, inspecte ses armes et court vers l'ours en se cachant le mieux qu'il peut. Mais l'animal avait l'oreille fine: il entend mon homme et s'enfuit majestueusement. Celui-ci se met à sa poursuite, et, lorsqu'il croit le moment favorable--peut-être sans grand espoir de succès--il lui envoie la charge de son fusil.

Mais la distance était trop grande. La balle, au dire du chasseur--et j'ai depuis acquis la certitude que nos Indiens peuvent la suivre des yeux--ne fait qu'effleurer la peau de l'animal, qui nous dit adieu pour ne plus revenir.

Au point de vue zoologique, notre district ne renfermait que deux espèces d'ours, l'ours noir (Ursus americanus) et l'ours gris (U. horribilis). Le nom scientifique de ce dernier en dit long sur ses mœurs et coutumes.

Mais nous avons en outre l'ours brun qui, pour les naturalistes et pour nos sauvages eux-mêmes, grands observateurs de la nature, n'est qu'une variété du noir. De fait, l'un et l'autre se trouvent assez souvent dans la même portée. L'ours noir se rencontre très fréquemment dans le nord de la Colombie Britannique. Sans prendre la peine de le chasser, et au cours d'un seul voyage d'été--il passe tout l'hiver endormi dans sa bauge--il n'est pas rare d'en rencontrer une assez grande quantité.

Au point que je ne crus autrefois ne pouvoir mieux faire que d'intituler Au Pays de l'Ours noir mon premier livre français (publié en 1897), auquel plusieurs de ces pages sont empruntées avec d'autant moins de scrupule qu'il ne s'est point vendu au Canada, et qu'il était épuisé bien longtemps avant la Grande Guerre.

Le lendemain de la rencontre susmentionnée, pendant que nous faisions sécher au feu de bivouac nos habits qu'une pluie de plus d'une demi-journée avait trempés jusqu'au dernier fil, j'aperçus un chevreuil qui venait se désaltérer au même cours d'eau: J'en avertis mes compagnons, mais ils ne se pressèrent pas assez, et lorsqu'ils allèrent le tirer, il avait repris le chemin de la forêt.

J'omets maintenant les autres incidents de la route et arrive de suite chez les Tchilcotines, au camp d'Anarhèm où j'avais laissé le P. Blanchet.

Je m'attendais à trouver là tous les sauvages de la place et à voir les murs de l'église à peu près terminés, vu qu'il y avait presque trois semaines que j'avais quitté le camp. En outre, comme je n'avais mangé depuis un jour que les restes desséchés d'une galette, je commençais à avoir faim.

Quel ne fut donc pas mon désappointement lorsqu'en arrivant sur le plateau, je ne trouvai que quelques chevaux errant en liberté, et m'aperçus que l'église en était encore à sa base! Où sont allés les sauvages? Qu'est devenu le P. Blanchet? Qu'est-il arrivé pendant mon absence? Et maintenant où aller?

Autant de questions qui se pressent dans mon esprit, demandant une prompte réponse, et pas une âme pour me la donner!

Cependant mon parti est bientôt pris. A onze milles de là réside un des rares blancs qui se sont établis dans la vallée: nous irons coucher chez lui. Peut-être pourra-t-il nous donner quelques renseignements.

Aussitôt dit, aussitôt fait. A huit heures du soir, nous frappons à la porte de M. Tom Hance, et là j'apprends, par un billet laissé par le P. Blanchet, que les Indiens ont quitté l'endroit depuis bientôt deux semaines.

"Lorsqu'ils ont appris l'arrivée du saumon", me dit-il, "aucune considération n'a pu les retenir. Ne pouvant rester seul, je suis retourné à Saint-Joseph du lac William."

Je ne pouvais pourtant leur savoir mauvais gré d'être partis. Le saumon ne remonte les rivières qu'à une époque déterminée et pendant un certain temps. Or pour l'Indien, le saumon c'est la récolte, c'est la richesse. S'il ne profite de son passage pour en faire une bonne provision, il lui faudra jeûner tout l'hiver et au-delà.

***

Je me rendis donc à leur campement sur les bords du Fraser, où j'arrivai le lendemain.

Mais là, nouvelle déception; plus de la moitié des sauvages d'Anarhèm et tous ceux d'une autre bande, que j'espérais trouver réunis avec leurs chefs, étaient absents. Ils étaient allés, les uns à la chasse dans la forêt, les autres, en plus grand nombre, au fort Alexandre, soi-disant pour y faire la pêche au saumon, mais tout aussi vraisemblablement pour être à portée de se procurer des liqueurs enivrantes, que les blancs de la place leur vendaient sans scrupule.

Comme je ne pouvais espérer les faire revenir avant plusieurs semaines, je dus me résigner à donner la mission à ceux qui restaient, cent vingt personnes environ: chiffre bien modeste, on le voit; mais ces premiers contretemps devaient rarement se reproduire dans la suite, et mes auditoires subséquents furent généralement assez satisfaisants, même en ce qui était du nombre.

Nous étions alors campés sur une petite plaine dépourvue d'arbres. Nous dûmes donc, pour nous protéger un peu contre les ardeurs du soleil, former avec de petits sapins arrachés à la forêt voisine comme une haie en forme de fer à cheval qui nous servit d'église. Au fond, nous dressâmes un autel rustique, sur lequel chaque matin la divine Victime voulut bien descendre et nous bénir.

Inutile de faire remarquer que les exercices ne furent pas suivis comme au lac Louzkeuz. Comme le saumon était rare cette année, les sauvages ne pouvaient le prendre que pendant la nuit, et, pendant le jour, ils étaient plus disposés à se reposer qu'à venir aux instructions.

Je pensais qu'une fois la retraite terminée, j'irais visiter deux autres bandes d'Indiens, ceux-là même auxquels la vie nomade et la nature de leur habitat ont valu le nom de Tchilcotines des Rochers. Ils étaient alors campés au pied de hautes montagnes couvertes de neiges perpétuelles, dont j'avais entrevu les blancs sommets en revenant du lac Louzkeuz. Mais lorsque je voulus mettre mon projet à exécution, je ne pus trouver ni guide ni interprète.

Ces sauvages, me disait-on, étaient très loin, éparpillés de tous côtés dans la forêt; le sentier qui conduisait à leur pays était affreux, ou plutôt il n'y avait point de sentier; je serais très malheureux chez eux, car ils sont mauvais et je ne pourrais me faire à leur régime alimentaire, vu qu'ils ne vivent que de chasse, de racines et de graines, ou fruits sauvages, etc.

Voyant que, malgré ces noirs pronostics, je persistais dans ma résolution, on finit par m'assurer que personne ne connaissait le chemin, ce que naturellement je ne pus croire une minute.

Enfin on me fit observer que l'automne prochain, aux premières neiges, ils reviendraient tous dans la vallée de la Tchilcotine, et qu'alors je pourrais facilement les voir et les évangéliser. Cette dernière remarque me porta à ne pas insister davantage, et, comme je ne pouvais plus rien faire parmi eux, leur pêche n'étant pas finie et devant être immédiatement suivie de leur chasse d'automne, je me décidai à retourner au lac William.

Dans cette tournée, je n'avais pu voir que trois camps, ou villages, bien qu'il m'eût fallu faire presque 600 milles.

J'ai mentionné le saumon. L'industrie à laquelle il donne lieu et son importance économique à l'ouest des montagnes Rocheuses demandent quelques détails avant de continuer le récit de mes travaux chez les Tchilcotines.

Ce poisson, véritable providence de l'enfant des bois, était alors pour lui ce que le blé est pour l'Européen, le riz pour le Chinois, la banane pour l'Ougandais, le manioc pour le Congolais, le maïs pour l'Iroquois des jours d'antan et le veau marin pour l'Esquimau. Que le saumon vienne en nombre, c'est l'abondance dans le camp et la joie au foyer domestique; qu'il manque un seul été, c'est la famine et la désolation. Le silence règne au village, la mélancolie gagne les cœurs.

Nous n'avons à nous occuper ici que du saumon rouge (Salmo quinnat), celui qui sert de pain quotidien au sauvage. Pour le prendre, les Indiens ont recours à une foule d'expédients, tous plus ingénieux les uns que les autres. Négligeant les différents pièges usités au nord du pays tchilcotine, chez les Porteurs dont nous avons déjà entrevu les postes avancés au cours de notre dernier chapitre, nous ne mentionnerons pour le moment que les deux méthodes suivies par les Tchilcotines.

La première, de beaucoup la plus difficile, la plus dangereuse et la moins rémunératrice, consiste à darder le poisson à l'aide d'un double harpon à pointes, ou barbes, en corne de mouflon et emmanché d'une très longue hampe.

Pour être couronné de succès, cet exercice demande l'œil exercé de l'Indien, qui voit dans l'eau, même trouble, comme nous voyons dans l'air, non moins qu'une agilité peu commune.

La seconde méthode requiert l'usage de puises, grands filets en forme de poche à fond pointu attachés au bout fourchu d'un long manche. Ainsi préparée, la puise est maintenue dans l'eau jusqu'à ce que le pêcheur sente, ou s'aperçoive autrement, que quelque poisson s'y est laissé prendre, alors que l'instrument est dextrement ramené à soi et le saumon capturé.

Cet exercice ne demande pas l'habileté du premier, mais quelle patience il suppose! Il faut vraiment la perspective de la faim pour s'y adonner volontairement, d'autant plus qu'il n'est guère praticable que longtemps après le coucher du soleil.

Pour conserver le fruit de leur persévérance, Tchilcotines et Porteurs suivent la méthode des Kamtchadales. Après avoir ouvert le poisson, ils en retirent l'épine dorsale et les arêtes avec la chair adhérente, et l'exposent à la chaleur et la fumée, suspendu en longues brochées sous un hangar ouvert à tous les vents. Le saumon se trouve ainsi desséché de manière à se conserver des années entières.

Avec les têtes, les Indiens se procurent, en les faisant bouillir, une huile dont ils sont aussi friands qu'elle est repoussante pour un palais civilisé. En fait de matière alimentaire, c'est tout simplement une abomination, qu'il suffit de sentir, même à distance, pour perdre tout appétit.

Le saumon sec lui-même est très loin d'être agréable au goût. Je ne pus jamais m'y habituer, et je crois qu'un aborigène peut seul en faire son pain quotidien.

***

L'hiver qui suivit la pose des fondations de l'église d'Anarhèm par le bon P. Blanchet me revit au milieu de mes ouailles peu religieuses. Cette fois, je fis parmi eux un séjour de deux mois, et l'utilisai non seulement à des travaux manuels, mais encore et surtout à l'étude de leur langue et de leur caractère.

Notre église était loin d'être une cathédrale; et pourtant pour un novice, comme je l'étais alors, dans ce genre de construction, il était assez difficile d'élever un édifice comme le nôtre. Bâtie en troncs d'arbres équarris sur deux côtés, cette église devait avoir 30 pieds sur 20, avec un sanctuaire en proportion.

Chaque matin, j'avais à parcourir les loges du village en formation pour exciter l'ardeur, généralement assez peu apparente, de mes gens. Une fois au chantier, tous, il faut pourtant l'avouer, travaillaient de leur mieux--bien que, pourquoi le cacher? ce mieux était souvent assez peu de chose.

Tout alla assez bien tant que nous n'eûmes à nous occuper que des grosses pièces des murs. Mais quand il s'agit de poser la toiture, personne ne sut comment disposer les bardeaux. Ce ne fut certes pas les avis qui manquèrent; chacun donnait le sien gratis, mais tous ces avis étaient plus impraticables les uns que les autres. C'était une vraie Babel.

Enfin un petit vieux, décoré du nom de Noulhterê, ou Carcajou, qui croyait en savoir plus que les autres parce qu'il avait visité quelques blancs à l'est du Fraser, se leva et, s'adressant à l'assemblée, dit:

--Franchement mes frères n'ont pas plus d'esprit que mon petit doigt. Il va sans dire que pour couvrir un toit avec des bardeaux, il faut commencer par le faîte.

Puis, comme pour prévenir les compliments dus à sa trouvaille, il ajouta:

--Voyez-vous, moi j'ai voyagé.

--C'est vrai, c'est vrai, le Carcajou a raison, firent plusieurs voix en chœur.

--Pas si pressés, leur dis-je malgré ma propre ignorance. En commençant par le faîte, comment mettrez-vous les bardeaux les uns au-dessus des autres?

Le Carcajou essaya bien de me donner une leçon de charpenterie. Il s'aperçut vite de l'absurdité de sa proposition, et, devant l'hilarité générale, il finit par s'esquiver.

Malgré notre inexpérience, nous parvînmes, avec le temps et à force de tâtonner, à monter un toit presque passable.

Le gros de l'église achevé, la mission commença, et chacun fit, comme d'habitude, l'accusation publique de ses fautes. Bien que les sauvages tinssent beaucoup à cet exercice, il ne m'en fournit pas moins l'occasion d'apprécier l'humeur de certaines de mes ouailles.

Chaque couple venait s'agenouiller devant le prêtre et confesser ses fautes publiques, afin de recevoir les conseils les plus appropriés à sa situation et prendre de bonnes résolutions pour l'avenir.

Un jeune homme, fortement membré sans être un colosse au point de vue de la stature, venait de faire son accusation et paraissait contrit, quand sa femme mit à son propre compte quelques peccadilles, dont elle eut soin de rejeter toute la faute sur son conjoint.

--Il n'a point soin de moi, disait-elle; il ne m'écoute jamais, bref je ne suis rien pour lui; il traite bien mieux les autres femmes que moi.

Elle allait continuer sur ce ton, lorsque 'Kên-tcen, son mari, qui était resté à genoux auprès d'elle, se leva soudain comme mû par un ressort:

--Vilaine garce, cria-t-il hors de lui-même, c'est donc ainsi que tu me récompenses pour le bien que je t'ai fait!

Et des pieds et des mains, en présence du prêtre et des sauvages réunis, il administra à sa moitié une raclée comme peu de femmes en ont jamais reçu. Ses yeux lançaient des éclairs, et sa colère était telle qu'il ne put bientôt articuler aucune parole. Il fallut deux ou trois hommes pour en avoir raison.

***

Après la mission donnée au camp d'Anarhèm, on vint me chercher pour me mener chez les Tchilcotines des Rochers, enfin revenus à leurs soi-disant maisons, grossières bâtisses commencées depuis longtemps et jamais finies.

Le messager envoyé pour m'accompagner et veiller au transport de ma chapelle était un grand gaillard nommé Ezousî, la Pie: excellent cœur et bon caractère, mais esprit volage, léger et inconstant. Ajoutez à cela babillard comme son homonyme.

Mes préparatifs de départ terminés, je l'envoyai chercher le cheval qu'il avait amené pour porter mon bagage. La Pie ne bougea mie et se contenta de baisser la tête. Là-dessus, chuchotements et sourires significatifs dans le cercle qui nous entourait.

Comme je répétais mon ordre, mon Roger Bontemps fit remarquer qu'il n'avait point de cheval, ce qui ne fit qu'ajouter à l'hilarité des assistants.

--Mais, lui fis-je remarquer, qu'as-tu fait de celui que tu montais hier à ton arrivée?

--Je ne l'ai plus, répondit-il.

--Tu l'as vendu?

--Non.

--Tu l'as donné?

--Encore moins.

--On te l'a volé?

--Pas le moins du monde.

--Peut-être qu'il s'est échappé?

--Nenni.

--Alors, qu'en as-tu fait?

La Pie, pour une fois dans sa vie, avait perdu sa loquacité. Tout le monde le dévorait des yeux, et semblait se demander s'il allait risquer un aveu. Il n'en fit rien. Mon homme se contenta d'observer qu'il était fort, avait de bonnes épaules, et que ma chapelle ne lui pèserait pas plus qu'une plume.

S'il eût été chrétien, il eût avoué qu'il avait passé la nuit précédente à jouer non loin du camp et avait perdu son cheval. Avec un peu de franchise, il eût pu ajouter qu'il avait aussi perdu son habit et son couvre-chef, accident tout à fait mal venu au cœur de l'hiver où nous étions alors...

Il serait difficile d'exagérer l'empire que la passion du jeu a sur le primitif. Avant son baptême, il pourra jouer des jours et des nuits sans se lasser. Son modeste mobilier, ses pièges et ses collets, l'unique couverture dans laquelle il se roule pour dormir, que dis-je? ses propres habits y passeront. Il ne s'arrêtera guère que lorsqu'il ne lui restera rien à mettre en enjeu.

J'en ai vu qui étaient réduits à un état de nudité complète, si bien qu'ils avaient à se cacher dans leur couverture en peau de lapin en guise de vêtement.

Ce sont là naturellement des cas extrêmes, et il convient d'ajouter que la prédication du missionnaire, fécondée par la grâce d'en-haut, devait finir par faire disparaître presque partout cette hideuse passion.

***

Arrivons maintenant chez les Tchilcotines des Rochers. J'ai déjà décrit leur costume et un peu aussi leur apparence physique. Ajoutons ici à ce que j'en ai dit que tous, hommes et femmes, avaient la figure et maintes fois les bras tatoués.

Des lignes parallèles convergeant aux commissures de la bouche, ou perpendiculairement sur le menton, des croix, des figures d'oiseaux ou de poissons étaient les signes les plus recherchés par ceux qui voulaient suivre les dernières modes de ce temps-là.

Encore plus primitifs que les autres, ces Tchilcotines me donnèrent certainement plus de consolations que ceux qui faisaient montre d'un peu de connaissance des blancs. Leur simplicité même était un gage d'innocence, qui ne les rendait que plus dociles à la voix du missionnaire.

Ma visite de l'hiver suivant ne fit qu'accroître chez eux ces bonnes dispositions.

Pour punir les sujets du chef Toûzi qui ne manifestaient aucun empressement à bâtir leur église, j'avais décidé de passer la fête de Noël chez mes Tchilcotines des Rochers. A cet effet, et malgré un froid de 35 degrés en-dessous de zéro, je m'étais rendu à cheval au lieu où ils avaient dressé leurs cahutes en branches de sapin. Mal m'en prit: je faillis me geler.

L'air était si vif que nous ne pouvions avancer que lentement, mon compagnon et moi. J'étais à me demander comment il se faisait que celui-ci, d'ordinaire si passionné pour la course, se résignait maintenant à conduire sa monture à pied. En même temps, je ne sais quel malaise s'emparait de tout mon être quand l'Indien, se tournant vers moi, me fit remarquer que si je continuais à cheval j'allais infailliblement me geler.

Je devinai alors et voulus descendre. Mais impossible de me servir de mes jambes. Mon sauvage comprit mon cas: il me déposa sur la neige, et constata que j'avais les genoux paralysés par le froid, quoique pas encore assez gelés pour inspirer de l'inquiétude. De fortes frictions ramenèrent peu à peu le sang engourdi, et j'en fus quitte pour quelques douloureux picotements qui ne m'empêchèrent pas de continuer mon chemin.

L'expérience s'acquiert à ses propres dépens.

En raison de la pauvreté du local, notre fête de Noël fut assez triste. Nous n'avions pu trouver pour nos réunions qu'une grande masure ouverte à tous les vents, qui était les restes d'une loge construite plusieurs années auparavant dans un accès d'enthousiasme pour la civilisation presque aussitôt passé qu'arrivé.

Le toit fut réparé tant bien que mal, et les interstices laissés vides entre les troncs d'arbres qui en formaient les murs bouchés avec de la mousse, d'autant plus facile à trouver, même en hiver, que ces Indiens en avaient toujours une bonne provision, du moins ceux qui avaient un enfant au berceau, cette mousse servant de langes aux bébés sauvages.

Ce fut notre église. Assurément, l'étable de Bethléem ne pouvait être plus pauvre.

Cela n'empêcha pas qu'à minuit tout le monde s'y trouvait réuni, priant et chantant, pendant que j'offrais le Saint Sacrifice.

Nous eûmes même notre illumination. Qu'on ne se scandalise pas de notre extravagance: cinq bouts de chandelles de suif en faisaient tous les frais. Cependant il est certain qu'aucun des assistants n'avait vu tant de luminaire brûler à la fois dans sa vie. Aussi en parla-t-on dans la vallée de la Tchilcotine.

Malgré cela, j'eus toutes les peines du monde à achever décemment la sainte messe. Le précieux Sang gela dans le calice, et peu s'en fallut que mes doigts en fissent autant.

Pendant tout le temps de l'office, les chiens-loups, ou Canidés sauvages, qui étaient restés attachés au dehors pour prévenir les méfaits dont ils sont coutumiers en l'absence de leurs maîtres, eux aussi sentaient le froid, et remplissaient l'air de leurs hurlements plaintifs, fournissant ainsi un accompagnement non obbligato aux chants de l'intérieur.

Ces chiens, disons-le en passant, sont tous de la même couleur, comme c'est le cas pour les animaux sauvages, contrairement aux animaux domestiques. Ils sont, ou plutôt ils étaient (car je pense que leur race est éteinte même chez les Tchilcotines), gris, avec des oreilles droites et pointues comme de petits loups. Dans toute la vallée, il n'y avait alors qu'un seul chien blanc, qui était, pour cette raison, prisé comme un phénomène.

On ne saurait se faire une idée de l'embarras où met le missionnaire l'absence de toute église dans un pays où toute maison convenable fait également défaut. L'été suivant, me trouvant à Tles-khoh, chez Toûzi, je dus me contenter d'un ravin pour y dresser un autel avec de petits rondins de bois juxtaposés sur un échafaudage rectangulaire. Impossible de trouver même une seule planche pour servir de table d'autel.

Essayer de dire la messe ailleurs eût été courir à un échec certain, vu que, dans les conditions atmosphériques d'alors, le vent eût bientôt éteint les chandelles--les cierges, ou même les chandelles de cire, furent très longtemps inconnus dans mes missions.




Chapitre IV

PORTEURS DU SUD

SOMMAIRE.--L'hiver en juin.--Le deuil--Déception--"Estes"--Le fort Alexandre--Perdu--Remontant le torrent--Aux prises avec un ours.

Mon second voyage au lac Louzkeuz se fit dans les premiers jours de juin 1884, et, comme le premier, il fut fécond en résultats consolants. De plus, conformément à l'engagement que j'en avais pris l'année précédente, je passai, cette année-là, jusqu'au lac Elh-ka-tcho, où se trouvait le village porteur qui n'avait jamais encore reçu la visite du prêtre.

Le 18 juin, en compagnie de mon interprète et de deux autres Indiens, je quittai donc mes enfants de Louzkeuz, et ensemble nous nous enfonçâmes dans l'ouest.

Malgré la saison avancée, nous eûmes un temps affreux. La neige tombait à gros flocons, et eut bientôt couvert le sol, qui s'était débarrassé quelques semaines auparavant de son manteau d'hiver. Aussi étions-nous transis de froid lorsque nous nous arrêtâmes, le soir, après avoir chevauché toute la journée vêtus seulement de nos habits d'été.

--Vite, une tasse de thé pour nous ravigoter.

Telle fut la première pensée de mes gens en atteignant le lieu du campement.

Quant à moi, qui n'ai jamais pu me faire à ce breuvage réputé indispensable par les races anglaise et... chinoise, je me contenterai d'eau claire, comme d'habitude.

Mais où sont nos gobelets de voyage? Le cuisinier a beau fouiller son sac, peine perdue: nous les avons oubliés au lac Louzkeuz!

Le blanc, en pareille circonstance, eût été pris au dépourvu. Mais l'Indien ne se déconcerte pas pour si peu. En un clin d'œil, Nêlhan, mon interprète, a fait une entaille à l'arbre sous lequel nous nous sommes réfugiés, replié les bouts de la pièce d'écorce qu'il en a extraite, lui donnant ainsi la forme d'un vase qu'il maintient en position à l'aide d'épines servant de rivets.

On se désaltère tout aussi bien là-dedans que dans une coupe d'or.

Mon interprète se montre bien plus sensible au mauvais temps qu'au manque de tasse. Aussi, dès le lendemain, il prétexte un malaise de je ne sais plus quelle nature pour me planter là, et s'en retourne chercher la santé qu'il a laissée au lac Louzkeuz. L'état pitoyable du sentier, les bourbiers sans nombre dans lesquels nos chevaux manquent à chaque instant de rester sont aussi bien certainement autant de causes de son indisposition.

Et cette condition peu satisfaisante des moyens de communication ne saurait étonner si l'on veut bien se rappeler que, ces sauvages ne possédant de chevaux que depuis fort peu de temps, ils ne sont point encore pénétrés de la nécessité d'avoir pour eux des chemins moins étroits que l'humble sentier des jours d'antan, alors qu'un arbrisseau coupé çà et là, une branche d'arbre élaguée de distance en distance suffisait pour le marquer.

De fait, ceux vers lesquels nous tendons n'ont encore aucune bête de somme. L'homme se faufile là où le cheval ne peut pénétrer: alors, quelle nécessité pour eux de frayer une voie spéciale à ce dernier?

Pendant que les deux compagnons qui me restent préparent notre frugal dîner, je remarque, dans l'éclaircie où nous nous sommes arrêtés, deux espèces de colonnes grossièrement taillées, et se dressant au milieu de la pelouse artificielle qui révèle l'emplacement d'un ancien village, Elrak.

L'une est surmontée d'une boîte carrée, l'autre est partiellement creusée, et son ouverture, fermée d'une planchette, laisse voir quelques chiffons dont je m'efforce de m'expliquer la présence. Me retournant, je m'aperçois que mes Indiens me regardent en souriant et chuchotent entre eux.

--Qu'est-ce que cela? leur demandé-je.

--Ce sont des os de morts, me répondent-ils.

--Comment, des ossements humains?

--Cela même.

--Et dans quel but les a-t-on perchés là-haut?

On m'explique alors que ce sont les restes calcinés d'anciens sauvages dont on avait brûlé les cadavres, selon l'usage traditionnel des Porteurs.

Aussitôt qu'un chasseur avait passé de vie à trépas, deux jeunes gens étaient députés aux villages d'alentour, et le corps, peint de gai vermillon et couvert de peaux tannées que lui offraient les assistants, était solennellement incinéré pendant que sa veuve, ou ses veuves, se tenant tout auprès, s'efforçaient apparemment de se laisser brûler avec lui, en témoignage de désespoir.

Leurs cheveux étaient alors coupés ras par les parents du défunt dont elles devenaient les esclaves, et, le lendemain, tout en versant maintes larmes plus ou moins sincères, elles se rendaient au lieu du bûcher et recueillaient pieusement les petits os qui avaient pu échapper aux flammes.

Ces os étaient alors déposés dans un petit sac en écorce de bouleau que la veuve, ou chacune des veuves, portait dès lors sur son dos suspendu au cou--d'où le nom de Porteurs appliqué à toute la tribu. Cette observance durait deux ou trois ans.

Puis, après toute une série de patlaches, ou festins funèbres en l'honneur du défunt, le sachet contenant ses restes était formellement déposé dans une colonne comme celles que j'avais sous les yeux.

Le mot de l'énigme était donc trouvé, et je savais désormais à quoi m'en tenir au sujet des humbles monuments du défunt village d'Elrak.

***

Le lendemain nous arrivions à Elh-ka-tcho, terme de notre voyage.

--Quel plaisir vont éprouver ces pauvres enfants des bois à la vue du premier prêtre qui les honore de sa présence! me disais-je quand le lac nous apparut dans le lointain. Et comme j'allais moi-même jouir de leur bonheur!

Cruelle déception! Pas une âme à la place; le camp est désert! C'était donc bien la peine de venir de si loin et par de tels chemins pour ne trouver personne!

Immédiatement nous nous demandons quelle peut être la cause de leur absence. Un de mes compagnons se rappelle alors avoir entendu dire que la population entière s'était rendue à la mer, et il ajoute que si ses renseignements sont exacts, elle doit être très prochainement de retour.

--Probablement qu'elle se trouve déjà à sa pêcherie, dit-il.

Je m'enquiers de la distance qui nous sépare de cet établissement, et j'apprends qu'elle ne peut pas être de plus d'une journée de marche.

--En route donc pour la pêcherie, m'écriai-je.

Et nous partîmes de nouveau.

Après une course d'une vingtaine de milles, nous nous trouvons tout à coup en face d'une rivière large et très rapide. C'est l'un des nombreux cours d'eau qui portent le nom de rivière au Saumon en Colombie Britannique.

--Où est le canot pour traverser? demandai-je aux sauvages qui m'accompagnaient.

--Il n'y a pas besoin de canot, me répondirent-ils. Tu vois cet arbre, de l'autre côté, en amont?... Bien, c'est un peu plus haut que nous devons aborder.

En effet, je ne tarde pas à constater que le cours d'eau, qui paraît presque un fleuve, n'est pas aussi terrible qu'il en a l'air. C'est une de ces rivières "plates", comme on dit en Amérique, c'est-à-dire larges mais peu profondes, qui n'ont rien de bien redoutable que l'apparence.

Me guidant donc sur le point de repère indiqué de l'autre côté, j'éperonne mon cheval qui ne se met à l'eau qu'à contre-cœur et semble épouvanté par les vagues que soulève le courant.

Il n'avait pas fait dix pas que je me sens enfoncer avec lui, tellement qu'il est presque obligé de nager!

Je me retourne alors vers mes sauvages restés sur le rivage. Ils crient et gesticulent à qui mieux mieux; mais le courant est si fort et les vagues si tapageuses que je n'entends pas un traître mot et par ailleurs ne puis comprendre leurs signes.

Au lieu d'aller tout droit en biaisant, il faut remonter la rivière à une certaine distance du rivage, puis traverser en formant un demi-cercle.

C'est encore là de l'expérience acquise à mes dépens. Désormais, quand j'aurai à traverser à cheval un cours d'eau que je ne connais pas, je laisserai le guide aller en avant.

Enfin, après avoir longé un lac fort bien nommé Tha-yêz (Eau longue), nous arrivons à une chute dans son déversoir, où se trouve la pêcherie.

Là, nouvelle déception; pour tous sauvages, nous ne trouvons qu'une famille: un vieillard avec sa femme et deux enfants qui n'ont point suivi le gros de la population à la mer.

Le premier est un type. Estes, c'est son nom, nous paraît taciturne, ne répondant que par mono-syllabes. Il a les cheveux blancs comme la neige, ce qui est extrêmement rare chez les sauvages, même âgés; les rides de son front lui donnent l'air d'une momie ressuscitée, et le bout de son nez semble avoir une telle attraction pour l'extrémité de son menton, sec et osseux, qu'on lui donnerait au moins vingt ans de plus qu'il n'a.

Ne pouvant rien faire pour lui et pour sa femme dans une si courte visite, je me promets au moins la consolation de baptiser une de leurs petites filles qui me paraît âgée de moins de sept ans.

--Et pourquoi ne pas baptiser l'autre? me dit la mère.

--Impossible; elle a l'âge de raison, et ne peut être baptisée sans instruction préalable, répondis-je.

--Et quel âge doit avoir un enfant pour que tu puisses le baptiser?

--Moins de sept ans.

--Mais ma fille n'a que six ans, fit sa mère.

J'eus beau nier et me montrer incrédule, Estes se mit de la partie et, de concert avec sa femme, me soutint qu'il était de mon devoir de baptiser chacune des petites filles.

Pour ne pas trop les contrister, j'accédai à leur demande, mais crus prudent d'instruire sommairement les enfants des principaux mystères de la foi. J'ai su depuis que l'aînée devait avoir près de neuf ans.

Aucun sauvage n'est fixé sur son âge ou l'âge de ses enfants, à moins que ceux-ci n'aient pas plus de deux ou trois ans. Je me rappelle même une vieille femme qui s'indignait lorsque je refusais de la croire, alors qu'elle assurait avoir au moins deux cents ans....

Pour en revenir à notre couple attardé auprès d'une chute, en face du paysage le plus pittoresque que j'aie jamais vu: monts neigeux à l'horizon, vallée profonde arrosée par le torrent qui lui envoyait le saumon dont elle se nourrissait, tonnerre perpétuel de l'eau qui tombait et se précipitait furieusement entre les falaises, tout se combinait pour en faire un endroit féerique.

Comme au moins le vieux père de famille n'a jamais revu de prêtre, il y a tout lieu d'appréhender qu'il ne soit mort sans baptême.

Mais, au moment suprême, il fit, paraît-il, preuve d'un amour naïf de la pénitence digne d'être récompensé par Celui qui sonde les reins et juge d'après les intentions.

Sentant sa fin approcher, et ne voulant pas quitter la terre chargé du poids de ses péchés, il se fit attacher les poignets ensemble comme un criminel. Puis, après être resté longtemps ainsi garrotté, il dit à ceux qui le veillaient:

--Maintenant détachez-moi; mes péchés me sont remis.

Utinam!

Il expira peu après.

La manière de prendre le saumon à cette pêcherie était différente de tout ce que je vis ailleurs. Un "piège" en treillis de la largeur de la chute et recourbé à sa base en forme de crémaillère est suspendu juste au-dessus de l'eau. Le saumon, dont l'instinct est de monter en dépit de tout obstacle, essaie de sauter la chute, et retombe dans la crémaillère, d'où l'Indien le retire à loisir.

L'année suivante, je fus plus heureux avec les nomades d'Elh-ka-tcho. Impossible de décrire la joie et les démonstrations bruyantes avec lesquelles je fus reçu. On me dévorait des yeux. Pensez donc: on voulait s'assurer si un prêtre était fait comme les autres, et s'il n'allait pas faire quelque miracle pendant son court séjour!

Il me fallut en outre leur donner un chef régulier et créer les officiers: capitaine ou adjoint, surveillants et soldats, qui ont coutume de participer au gouvernement d'un camp d'aborigènes.

Ce même été, je baptisai à Louzkeuz les quatre premiers adultes non en danger de mort qui me doivent l'eau régénératrice, et j'en pris occasion pour accompagner la cérémonie de toute la pompe possible dans les circonstances.

***

Vers la fin de 1883, Mgr d'Herbomez avait ajouté trois villages de Porteurs à ceux dont j'étais déjà chargé. Tout en agrandissant ainsi ma sphère d'action, Sa Grandeur m'imposait de nouveaux devoirs.

Je connaissais déjà individuellement presque tous les Tchilcotines, et commençais à parler leur langue, au point que, un peu jaloux, les Porteurs m'appelaient le "Petit Tchilcotine". Leurs besoins m'étaient à peu près familiers, et j'étais au courant de leurs défauts comme de leurs bonnes qualités. Je partis pour aller faire connaissance avec mes nouvelles ouailles.

C'est pourquoi je me trouvais, vers la mi-juillet 1884, au fort Alexandre, la première, parce que la plus méridionale, des nouvelles places que j'avais à visiter.

Par fort, on entend dans le pays tout simplement un poste de traite de la compagnie de la baie d'Hudson, corporation qui a longtemps joui du monopole exclusif du commerce des fourrures dans le nord de la Colombie Britannique.

Autrefois, quand les sauvages étaient réputés dangereux, ces établissements étaient entourés d'une très forte palissade avec bastions, d'où leur vint leur nom. C'est là que les Indiens venaient, et continuent à venir, troquer leurs peaux de castor, d'ours, de martre ou de renard contre les vêtements, munitions et provisions de bouche dont ils ont besoin.

Le fort Alexandre, ainsi nommé en l'honneur d'Alexandre Mackenzie qui y termina sa descente du Fraser dans son voyage de découverte en 1793, était jadis un poste important de l'intérieur. C'est de là que partaient alors les "brigades" de berges, ou grands bateaux plats, qui remontaient le fleuve et distribuaient l'équipement des différents forts de la région des lacs, avec laquelle nous ferons bientôt plus ample connaissance.

Comme poste de traite, il est depuis longtemps abandonné. Quesnel, quarante milles en amont, lui a succédé comme entrepôt commercial.

Disons-le à la honte de la civilisation moderne, le voisinage des blancs a été fatal au Peau-Rouge. Les liqueurs fortes et les dérèglements des serviteurs de la Compagnie et autres ont presque anéanti la population aborigène de ces deux places.

Lors de ma première visite chez eux, les Porteurs du fort Alexandre se trouvaient campés tout près d'un des deux blancs de l'endroit, et naturellement je dus planter ma tente auprès d'eux.

Ces deux représentants de notre race étaient la pierre d'achoppement des pauvres sauvages. Tous deux débitaient "l'eau-des-blancs" (eau-de-vie); de fait, ils comptaient sur la population indigène pour vivre, en dépit des lois prohibitives de la province.

Ils le niaient naturellement; l'un d'eux était même décoré du titre de juge de paix, et comme tel chargé de veiller à l'exécution d'une loi qu'il était le premier à violer.

Nous étions donc campés dans le voisinage de l'un de ces corrupteurs des pauvres enfants des bois, qui m'écoutaient avec attention et me traitaient de leur mieux, lorsqu'une détonation d'arme à feu vint un soir troubler notre repos.

Une heure plus tard, nous apprenions que, dans un moment d'ivresse, le marchand de boisson avait tiré un coup de fusil sur l'un de mes gens et l'avait blessé à la tête. Cet incident fournit naturellement matière à réflexions, et m'inspira à moi le sujet d'un sermon plein d'actualité.

Les Porteurs du fort Alexandre vivaient sur la rive gauche du Fraser. Un certain nombre de Tchilcotines s'étaient établis sur la rive droite, à un mille ou deux du fleuve. Ma seconde visite fut pour eux, et les résultats de mes prédications furent assez satisfaisants.

De là, j'eus à me rendre à Quesnel, où se trouvait une plus forte population indienne. Je le fis non par le grand chemin qui longe le Fraser sur sa rive gauche, mais par un sentier qui, outre qu'il abrégeait la distance, m'évitait la peine de traverser de nouveau le Fraser. Un Tchilcotine devait m'accompagner, mais comme il ne pouvait trouver son cheval à temps, je résolus de prendre les devants.

Tout alla bien pendant les sept ou huit premiers milles. Le sentier devint alors si peu frayé que j'eus toutes les peines du monde à le suivre. Le plus sûr, évidemment, était d'attendre mon sauvage. Les heures succédèrent aux heures sans qu'il parût.

Impatienté, j'eus la témérité de continuer quand même, pensant que, voyant le soleil baisser à l'horizon, il ne manquerait pas de se presser.

--Un sauvage à cheval, c'est le vent, c'est la foudre, me disais-je; mon Tchilcotine ne peut pas tarder à me rejoindre.

C'était imprudence de ma part; j'eus à en pâtir.

Le sentier devint bientôt si peu visible que je me perdis dans la forêt. Que le bon Dieu me le pardonne: j'en attribuai toute la faute à mon cheval qui, voulant apparemment faire le voyage de compagnie, n'avançait qu'à regret. Je crus donc devoir le traiter en conséquence.

Cependant la nuit avançait, et les étoiles brillaient au firmament sans l'éclairer suffisamment pour m'être d'aucun secours. Que faire maintenant? Inutile de penser à coucher là: mes couvertures étaient restées en arrière, et mon sauvage, ignorant ce qui m'était arrivé, pouvait le lendemain matin pousser jusqu'à Quesnel. Qui alors devinerait ma mésaventure? Qui songerait à me venir en aide?

Je me rappelai alors que j'étais l'oblat de Marie Immaculée, et suppliai cette bonne Mère de me secourir.

Puis je remontai à cheval, éperonnai ma monture et la laissai libre de se guider elle-même. Cinq minutes plus tard, j'étais dans le sentier, et refaisais en galopant le chemin que j'avais inutilement parcouru pendant le jour.

Vers minuit, je débouchai dans une petite clairière, où je me heurtai à un tas de foin sur lequel dormait mon sauvage, ronflant comme un soufflet de forge.

Malgré cette aventure, je répétais le lendemain et jours suivants en faveur des Indiens de Quesnel ce que j'avais fait pour leurs frères du fort Alexandre.

***

Quand je fus pour les quitter, une difficulté se présenta. Je devais monter à Black-Water pour y donner la mission; qui m'y conduirait? A cheval, le voyage est une promenade pour l'Indien; mais quand il s'agit de remonter à force de rames ou à la perche un torrent comme le Fraser et d'affronter un rapide comme celui de la rivière aux Trembles (Cottonwood Canyon), les plus courageux hésitent.

Je trouvai pourtant deux bons bateliers, auxquels je persuadai que donner au prêtre c'est prêter à Dieu qui le rendra au centuple.

Il faut réellement de semblables motifs pour entreprendre, sans autre rémunération, une corvée comme celle dont il s'agit. Il faut voir le rapide que je viens de nommer pour s'en faire une idée exacte. Il n'y a certainement pas de blanc assez présomptueux pour s'y aventurer.

Qu'on s'imagine un fleuve charriant cinq ou six fois autant d'eau que la Seine à Paris, qui se trouve tout à coup resserré entre deux montagnes granitiques tombant à pic qui en rétrécissent le lit de près de moitié. Semez au fond de cette gorge d'énormes blocs de rochers, et voyez le résultat. Les vagues s'en vont se heurtant et se brisant les unes contre les autres, lançant en l'air des flots d'écume qui retombent pour recommencer quelques mètres plus bas et produisent, entre les deux falaises, un mugissement tellement assourdissant que la voix de votre voisin se perd dans l'espace sans parvenir à vos oreilles, alors même qu'il crie à se rompre les poumons.

Tel est le rapide que mes deux dévoués compagnons eurent à remonter, tandis que, perché sur la hauteur d'à côté, je les regardais manœuvrer et priais Dieu de les préserver de tout malheur.

Naturellement la perche et l'aviron ne peuvent guère servir dans pareils gouffres. La corde de touée peut seule faire avancer votre canot, qui s'en va dansant et pirouettant sur les vagues, et menace à chaque instant de chavirer.

Mais pour touer une embarcation il faut aborder; or inutile d'observer qu'il n'y a ici ni grève ni rivage proprement dit. L'Indien doit se faire chamois et se cramponner comme il peut aux crevasses des rochers qui bordent le fleuve affolé, tandis que son partenaire resté dans le canot empêche celui-ci d'aller se mettre en pièces contre les brisants en l'en éloignant avec l'aviron.

Le rapide de la rivière aux Trembles n'a pas moins d'un demi-mille de long. Il nous fallut une demi-journée d'efforts surhumains pour le remonter et à peu près trois minutes pour le descendre.

Dans ce dernier cas, à moins que l'automne ne soit assez avancé, on voyage généralement avec deux canots; on fait le portage de l'un jusqu'au pied du rapide, et l'on s'en sert pour rattraper l'autre qu'on a lancé à l'eau.

Nos canots de voyage étant de bois, et non d'écorce de bouleau comme à l'est des montagnes Rocheuses, on ne fait le portage qu'à la dernière extrémité. Les seuls canots d'écorce en usage parmi nos Indiens sont ceux que fabriquent provisoirement les chasseurs au cours de leurs expéditions dans leur pays de chasse.

La population de Black-Water était peu nombreuse, mais je la trouvai composée d'assez bons chrétiens. Plusieurs manquaient au rendez-vous. Une bande se trouvait à une dizaine de milles dans l'intérieur assistant une jeune fille qui se mourait: je dus aller l'administrer. Naturellement ses parents et amis profitèrent de ma présence pour se réconcilier avec Dieu, car beaucoup de Porteurs étaient déjà baptisés.

Le retour à Quesnel fut aussi prompt et agréable que la première partie de notre voyage avait été lente et pénible.

Nous descendions rapidement, emportés par les flots qui nous avaient fait tant d'opposition, lorsque l'un de mes rameurs fit signe de garder le plus profond silence, en désignant un point noir sur la grève à un quart de mille en aval. Ses yeux d'Argus avaient deviné un ours.

Immédiatement les avirons sont remis sans bruit dans le canot; car si Martin n'a pas bon œil, il a en revanche l'oreille extrêmement fine.

Un instant et l'animal s'enfonce dans les fourrés du rivage.

--Il nous a entendus, dit Michel; c'est pourtant dommage, nous aurions bien besoin de sa chair.

--Mais non, le voilà qui revient, murmure son compagnon.

Effectivement l'ours apparaît de nouveau, et même se met à l'eau comme pour traverser le fleuve. Le visage de mes gens s'épanouit; c'est l'araignée qui se sent sûre de sa proie.

Nous laissons le fauve s'avancer jusqu'au milieu, puis faisons force de rames pour l'atteindre. Il s'aperçoit alors du danger, mais il est trop tard: presque à bout portant Michel lui envoie la charge de son fusil.

Un flot de sang se mêle aux eaux jaunâtres du fleuve, et nous avertit que le coup a porté. En même temps, le courant a descendu notre embarcation jusqu'auprès du monstre, qui se trouve bientôt à moins d'un pied de moi.

--Ilhtchoût! Ilhtchoût! Prends-le! Attrape-le! Il va enfoncer, me crie Michel.

Je ne m'étais jamais trouvé aussi près d'un ours de cette taille, et j'avoue que j'hésitai quelque peu à m'en saisir. Pourtant, pour ne pas le laisser couler à fond, je lui portai la main pour m'emparer de lui.

En un clin d'œil, l'animal avait la tête levée, et, au dire de mes sauvages, il ne s'en fallut que d'un doigt qu'il ne me happât la main. Il n'était que légèrement blessé au cou.

--S'il t'eût attrapé, nous étions tous perdus, me crient en chœur mes deux compagnons. Dans l'état de colère où il est, il ne t'eût pas lâché pour si peu et nous aurait fait tous chavirer.

Pendant que Michel recharge son arme, l'autre rameur cherche à assommer l'ours de son aviron. Peine perdue; le monstre le met en pièces. Puis, s'en prenant à notre canot, il enfonce ses terribles dents au travers du zinc qui en solidifie la proue. Il ne faut pas moins de quatre coups de feu pour avoir raison de sa résistance.

Une fois de plus, je constatai qu'il y a une Providence spéciale pour le missionnaire.




Chapitre V

DANS LE NORD

SOMMAIRE.--Les Porteurs--Leur habitat--Vaines frayeurs--Mœurs de Porteurs et Babines--Superstitions--Croyances--Mythe porteur.

Voir Naples et mourir! a-t-on dit.

Vivre au lac Stuart et mourir! me disais-je depuis cinq ans que j'étais en Colombie Britannique.

Si le missionnaire doit se trouver bien partout où l'obéissance le veut, il n'en est pas moins vrai que le cœur peut, sans prévariquer, avoir ses préférences. Aussi, bien que je me fusse attaché d'une affection sincère aux enfants que le bon Dieu m'avait donnés, malgré les défauts d'un grand nombre, j'avoue que je ne pleurai pas quand, au mois d'août 1885, Mgr D'Herbomez crut bon de m'envoyer au lac Stuart.

Ce lieu m'a toujours paru une mission idéale; sous tous les rapports, au matériel comme au spirituel, il semble fait pour plaire. Là, point de blancs dépravés pour entraver l'action du missionnaire; point de sots orgueilleux qui se croient civilisés parce qu'ils boivent sans vergogne et baragouinent quelques mots d'anglais.

Presque partout vous trouvez une population amie, avide de la parole de Dieu et à laquelle vous ne pouvez manquer de vous attacher malgré les imperfections qu'elle a reçues en héritage de notre commun père--ce qui ne veut nullement dire qu'au lac Stuart vous n'avez rien à faire qu'approuver et admirer. Mais si le Porteur est assez souvent faible devant la tentation, il est bien rare qu'il regimbe ouvertement.

Son principal défaut est même, à mon avis, ce manque de fermeté qui lui rend la persévérance difficile. En général, quand il s'agit de la race dénée, à laquelle appartiennent Tchilcotines et Porteurs, il n'y a pas grand mérite pour le prêtre à convertir un individu au christianisme; le principal est de voir à ce qu'il observe fidèlement et sans intermittence la loi à laquelle il s'est soumis en recevant le baptême.

Un mot maintenant sur le district de missions où l'obéissance venait de m'envoyer.

Il confine au sud à celui de la mission du lac William, c'est-à-dire qu'il s'étend du 52° 30' au 60e degré de latitude nord. De l'est à l'ouest, il va de la cime des montagnes Rocheuses à celle des monts Cascades. Le territoire ainsi délimité est au moins aussi vaste que la France. Mais il n'est que juste d'ajouter que je ne devais jamais aller bien plus au nord que le 58e degré, et avant moi le point le plus septentrional visité était légèrement au nord du 56e.

Cette partie de la Colombie Britannique est par excellence la région des lacs. De fait, là où la forêt manque, vous avez presque infailliblement des pièces d'eau dont plusieurs sont de dimensions fort respectables. Les principales sont: les lacs Stuart, Babine, Tremblay, Thatla, Fraser, Français, Sainte-Marie, Morice, Dawson, etc.

Le lac Stuart est une magnifique nappe d'eau longue de 42 milles, abstraction faite d'une étroite baie de neuf milles qui s'avance dans l'intérieur, et contribue à lui donner la forme d'une botte. Dans sa plus grande largeur, qui est de six milles et demi, il est libre de tout obstacle, excepté près des bords; mais, à partir de Pintché, il est parsemé d'îles pittoresques et de rochers dénudés, où mouettes et canards ont élu domicile.

Les quartiers généraux de la compagnie de la Baie d'Hudson dans le pays se trouvent près du débouché et portent le nom de fort Saint-James. Trois quarts de mille en amont, par 54° 27', est située la mission de N.-D d'Espérance, à laquelle confinait alors le village indien qu'on pouvait considérer comme le centre du district. Il se composait de 165 âmes, tandis qu'une centaine ou plus d'Indiens étaient répartis sur la rive septentrionale du lac, où ils formaient deux autres villages, plus un rassemblement sans chef.

Quant au lac Babine, on estime qu'il n'a pas moins de cent cinq milles de long. Ses deux villages réguliers renfermaient quelque trois cents habitants.

La contrée est arrosée d'un bon nombre de rivières, parmi lesquelles il convient de citer la Nétchakhoh, avec la Stuart, qui décharge dans elle les eaux du lac du même nom, et la rivière la Paix qui, après avoir traversé les montagnes Rocheuses et arrosé d'immenses espaces à l'est, s'en va, sous le nom de Mackenzie, se jeter dans l'océan Glacial.

La plupart de ces lacs et rivières nourrissent d'excellents poissons, et se couvrent, au printemps, de myriades d'oiseaux aquatiques.

Quelque touriste anglais a baptisé la Colombie Britannique un "Océan de Montagnes". Cette dénomination, qui convient assez bien à la province en général, s'applique avec encore plus d'à propos au district du lac Stuart. Les montagnes y sont si nombreuses qu'il serait inutile d'en tenter la nomenclature.

Tout à côté de la Mission, se dresse une montagne conique qui a 4,800 pieds d'altitude, soit 2,600 pieds au-dessus du niveau du lac qui en baigne la base. La hauteur des autres montagnes varie entre 5 et 9,000 pieds.

L'élévation de la contrée et la présence de tant d'élévations dont beaucoup sont couronnées de neige perpétuelle contribuent, avec la latitude, à en rendre le climat assez rigoureux. Mais il est sec, donc salubre.

Trois tribus bien distinctes se partagent cet immense territoire. Ce sont les Porteurs, les Babines et les Sékanais, auxquels nous pourrions ajouter les Nahanés de l'extrême nord. La population totale était, à mon arrivée, d'environ 1,800 âmes qui reconnaissent la juridiction du prêtre catholique. Un bon nombre de villages tsimsianes, partant hétérogènes, sont dans l'extrême ouest ou bien protestants, ou bien païens.

***

Les Porteurs sont de taille plutôt élancée, en quoi ils diffèrent des tribus avoisinantes. Plus doux et plus religieux que les Tchilcotines, ils sont aussi moins braves.

De fait, on pourrait presque dire que, bien qu'ils ne soient pas à l'abri de spasmes de colère pendant lesquels ils se porteront aux plus grands excès, la lâcheté est un de leurs traits caractéristiques. Bien qu'ils constituent la plus fière et la plus progressive des tribus dénées de l'ouest, il ne se passe guère d'été sans que quelque parti n'accoure au village, éperdu et tremblant, et pourquoi? Ils ont vu, disent-ils, ou simplement entendu, des "hommes des bois" évidemment animés d'intentions hostiles, et ils s'estiment fortunés d'avoir pu échapper sains et saufs.


MISSION DU LAC STUART
1. Salle des Sauvages.--2. Chambre du P. Morice.--3. Cuisine.--4. Imprimerie.--5. Bûcher.--6. Ecole.--7. Menuiserie (en arrière).--8. Jardin.--9. Au cimetière.--10. Au village.--11. Au lac.

Là-dessus grande frayeur dans les loges, tumulte indescriptible dans le camp. Vous avez beau faire pour les rassurer, essayant du ridicule quand les bonnes paroles ne suffisent pas, vous en êtes pour vos peines: la peur est plus forte que vos remontrances. Chacun est charitablement averti de ne pas s'aventurer seul dans la forêt et, après le coucher du soleil, toutes les portes sont religieusement fermées.

La peur est aveugle, et, en certains cas, elle prive, pour ainsi dire, de la raison.

J'étais occupé un soir à quelque travail de cabinet au chef-lieu de mon district, et la nuit était déjà avancée quand deux femmes entrèrent éperdues, et m'assurèrent qu'un nommé Hol, Babine qui venait de perdre un neveu auquel il tenait beaucoup, errait un peu en arrière du village, et voulait venger sur elles la mort de l'enfant.

--Impossible, leur dis-je; Hol est en ce moment à cent soixante milles d'ici.

--Il est près du village, firent-elles en chœur; il est là, nous l'avons entendu..., une telle l'a vu, et il a manqué d'enfoncer la porte d'une autre.

Allez donc raisonner avec la peur! Pour me débarrasser des deux femmes qui n'osaient rentrer chez elles (leurs maris étaient absents), je sortis et leur demandai où le prétendu assassin avait été vu ou entendu.

--Là-haut, à une faible distance, me dirent-elles.

--Venez avec moi, et convainquez-vous que vous vous êtes trompées, leur dis-je.

Un petit groupe s'était formé autour de nous. Nous cherchâmes partout sans rien trouver.

--Maintenant j'espère que vous ne viendrez plus me déranger avec vos contes, fis-je.

--Mais il est là!... Il est certainement là, assurèrent les assistants.

Puis l'une d'elles, nous tournant le dos, se mit à haranguer de toutes ses forces le visiteur imaginaire, qui se trouvait alors à plus de cinquante lieues de là.

--Nous faisons pitié, clamait-elle; pourquoi veux-tu nous faire du mal? Nous ne t'avons jamais rien fait. Ne te cache pas; viens plutôt ici. Dis-nous ce que tu désires et nous te le donnerons, disait-elle d'un ton suppliant.

Dégoûté, je revins à la maison, et les laissai faire des discours à l'air.

--Des femmes, dira-t-on. Oui, des femmes; mais leurs maris en auraient fait autant.

***

La nourriture ordinaire de ces sauvages consiste, on le sait, dans le saumon sec--je parle d'il y a près de cinquante ans--et de tout autre poisson pris aux rets, et dans la viande de castor, d'ours, de caribou ou d'orignal, ainsi que d'autres animaux de moindre importance économique.

A ce menu il faut ajouter les fruits sauvages, surtout ceux de l'amélanchier (le saskatoon des Cris), dont ils recueillent annuellement d'immenses quantités qu'ils font bouillir dans des chaudrons en écorce de sapin, au moyen de pierres chauffées jetées dessus. Le marc en est alors disposé en minces couches sur des claies couvertes de feuilles de berce, puis exposé au soleil. En arrosant fréquemment ce marc du jus qu'on en a extrait, on obtient de larges gâteaux qui se conservent assez longtemps.

D'autres articles de diète des Porteurs sont certaines racines, bulbes ou feuilles qu'il serait trop long d'énumérer.

Mais, naturellement, rien ne peut remplacer pour eux les fruits de la chasse. A-t-il abattu quelque animal dans le bois, l'Indien le laisse là, et s'en retourne, marquant de branches cassées ou recourbées la voie qu'il suit, puis dit à sa femme:

--Dans tel endroit de la forêt, je t'ai tué un caribou (ou tout autre gros animal). Va le chercher.

En agir autrement serait provoquer les critiques et commentaires moqueurs de ses semblables.

Au point de vue social, ces aborigènes sont divisés en clans avec autant de totems, ou génies protecteurs, qui créent parmi eux une très stricte parenté--à tel point qu'il est inouï que deux membres du même clan se soient jamais mariés ensemble. Et cette organisation est aussi en vigueur parmi leurs voisins du nord, les Babines.

Ces derniers sont ainsi appelés par suite d'une coutume qu'ils partageaient avec les Indiens de la Côte. Lorsqu'une jeune fille arrivait à l'état de maturité, non seulement elle était séquestrée du reste de la population, mais on lui perçait la lèvre inférieure, où l'on introduisait d'abord une espèce de cheville, puis une petite rondelle qu'on agrandissait graduellement, jusqu'à ce qu'elle eût atteint les dimensions d'une pièce de cinquante sous.

Cette rondelle, appelée labret, finissait par se tenir entre les dents inférieures et le bord de la lèvre y correspondant, qu'elle écartait de toute la largeur du labret, donnant à la femme ainsi défigurée une apparence qui rappela aux premiers Canadiens les babines de certains animaux sauvages: d'où le nom sous lequel ils les firent connaître.

Il est superflu d'ajouter que cette femme, babine ou porteur, n'était pas l'égale de l'homme. C'était plutôt originairement la bête de somme du ménage et le factotum de la famille. A elle de porter à dos, non seulement son bébé, mais tous les effets du couple en voyage, pendant que son mari s'en allait gaiement, armé seulement de son fusil. Et lorsque, arrivé au lieu du campement dans le bois, celui-ci se reposait de n'avoir rien fait, c'était encore à sa chère moitié qu'appartenait le privilège de préparer la place, de dresser la tente, faire la cuisine, soigner sa progéniture, etc.

Les indigènes ont un amour profond, un véritable culte, pour leurs enfants. Aussi l'infanticide a-t-il toujours été rare parmi les deux tribus dont nous nous occupons. Une seule exception était pourtant commune. Lorsque deux jumeaux naissaient, une coutume barbare voulait que l'un d'eux fût sacrifié. Deux enfants à la fois, ce n'était rien moins que monstrueux, pensait-on.

Quant à la manière de porter le bébé, une différence notable se faisait remarquer chez ces deux tribus. Les Tchilcotines les portaient horizontalement dans une espèce de panier derrière le dos, tandis que les mères porteurs les tenaient à la même place, mais dans une position verticale. Rien de plus drôle que de voir ces petits êtres, serrés dans leur maillot comme de petites momies, promenés partout où va la mère, et regardant toujours dans une direction opposée à celle qu'elle suit elle-même.

***

La liste des superstitions qui durent être déracinées chez nos Indiens serait certainement bien longue si elle était complète. Et il me faut ajouter que certaines d'entre elles eurent la vie longue. Les races blanches qui se croient plus éclairées en sont-elles exemptes même aujourd'hui? Le lecteur n'aurait-il jamais entendu parler du fer à cheval des Anglais et de leur peur du vendredi?...

Je revenais, en automne, d'un long voyage entrepris dans le but de baptiser un mourant, quand nous rencontrâmes, sur la rivière Stuart, le vieux Toûtha, Pierrot de son nom de baptême. Comme je lui demandais des nouvelles de sa chasse:

--Oh! ne m'en parle pas, me dit-il, il y a des castors en abondance. J'en ai même pris un de suite après mon arrivée ici; mais un chien a eu le front d'y toucher. Tu penses bien qu'après cela il m'a été impossible d'en prendre d'autres.

--Bah! lui dis-je, tends tes pièges comme si rien n'était arrivé et tu verras.

--Inutile, répondit-il d'un ton désolé; inutile. Tu ne connais point les habitudes des castors. Il suffît qu'un chien touche à l'un d'eux pour que tous ses pareils se fâchent contre le propriétaire du chien, et se tiennent toujours à distance de ses pièges.

J'eus beau rire et raisonner; mon Pierrot soutint que, bien que je ne fusse pas menteur, étant prêtre, je ne connaissais point l'humeur de ces rongeurs, et par conséquent mes représentations n'avaient aucune valeur.

Il était si sincère dans ses convictions qu'il abandonna aussitôt ses pièges et sa chasse au castor, alléguant que celui-ci était fâché contre lui.

D'autres superstitions se rapportent à la chasse. Ainsi, pour ne citer qu'une des plus importantes, un chasseur devait autrefois, avant d'aller tendre ses pièges ou ses collets, se séparer a thoro de sa femme pendant un certain espace de temps--bel hommage rendu à la vertu de continence par l'une des races les plus primitives du monde.

Il couchait alors près du foyer, ayant soin de se presser sur le cou une petite pièce de bois qui, naturellement, ne pouvait manquer, croyait-il, de faire tomber le levier de ses pièges sur le cou de l'animal convoité.

Si cet animal était l'ours, il existait, paraît-il, un moyen presque infaillible de le charmer. Le trappeur mâchait la racine d'une espèce de berce dont ce fauve est très friand, puis en lançait la pâte en l'air en s'écriant:

--Nyoûskouh! puissé-je te prendre au piège!

Mais les plus importantes des pratiques superstitieuses communes aux Porteurs et aux Babines étaient celles qui avaient trait aux femmes. Je crois en avoir déjà dit un mot. A la mention de leur séquestration de toute société lorsqu'elles étaient atteintes de la maladie qui leur est propre, j'ajouterai simplement ceci.

La jeune fille en cet état allait et venait revêtue d'une sorte de coiffure servant à la fois de voile, de chapeau et de manteau. C'était une peau tannée formant par devant une longue frange, qui voilait la face et la poitrine. Sur la tête cette coiffure devenait un bonnet garni par derrière d'une large bande, ou mantelet, qui tombait jusqu'aux talons.

Pendant sa réclusion, la jeune personne devait charger d'anneaux de nerfs ses mains aux doigts et aux poignets, ses jambes au-dessus de la cheville et au-dessous du genou. Ces anneaux la protégeaient des influences pernicieuses dont on la croyait possédée. A la ceinture, elle portait deux instruments en os appelés t'sen-'kouz et tsi-lt'set respectivement.

Le premier était un os de cygne creusé dans sa longueur en forme de chalumeau, au moyen duquel elle buvait. Boire au vase d'écorce de bouleau comme les autres membres de la famille lui aurait, disait-on, donné des maux de gorge, en même temps qu'il aurait rendu ce vase impropre à l'usage des autres.

Le second, en forme de fourchette à deux branches, lui servait à se gratter la tête, le contact immédiat de ses doigts avec son chef étant réputé non moins contraire à sa santé.

Ces coutumes, et bien d'autres y afférentes que j'omets, étaient si profondément enracinées chez nos Indiens qu'une persévérance opiniâtre de la part du missionnaire put seule en venir à bout.

Maintes fois fus-je moi-même obligé d'arracher leur t'senkouz à des jeunes filles babines, et dus-je les contraindre à quitter la cahute de branchages, ou d'écorce de sapin, où elles s'étaient réfugiées, pour les faire réintégrer le toit paternel. Chez le sauvage, il serait souvent oiseux de se contenter de paroles.

***

Si l'on excepte une danse autrefois en usage à l'occasion d'une éclipse, alors qu'elles croyaient l'astre atteint de maladie, aucune des tribus dénées de l'ouest n'observait de culte ou de cérémonie religieuse. Elles n'en croyaient pas moins à l'existence, non seulement d'une foule d'esprits, ou génies protecteurs ou nuisibles, mais à une Divinité de caractère assez mal défini.

Cet Etre Suprême se confondait quelque peu avec les forces de la nature, avec les puissances sidérales. C'était la cause efficiente de la pluie et du beau temps, de la neige et autres phénomènes célestes.

--Youtterê nyouzîlht'sai, Youtterê t'entend, disaient-ils à leurs enfants pour les rappeler au devoir.

Ce Youtterê (ce qui est en haut) était leur divinité.

Toutefois on ne lui rendait aucun culte. On la craignait plutôt, ou on avait pour elle une révérence implicite. On faisait bien plus attention aux esprits qui lui étaient subordonnés, parmi lesquels beaucoup pouvaient nuire. On essayait d'apaiser ceux-ci par les incantations du jongleur-médecin qui, possédé lui-même d'un esprit supérieur, avait, croyait-on, pouvoir sur les autres, qui n'étaient souvent que la cause des maladies, contretemps dans la vie, etc.

D'où cette magie plus ou moins réelle, qui n'était en réalité que le culte caché des mauvais esprits, et dont le ministre était essentiellement l'antithèse du pouvoir sacerdotal. D'où la lutte qu'il y eut de tout temps entre le jongleur et le prêtre.

Quant aux idées psychologiques de nos Indiens, elles aussi étaient toutes particulières. Ils croyaient qu'une âme donnait la vie au corps; mais cette âme n'était guère pour eux que l'effet sans la cause: la chaleur naturelle (nêzel), qui comme telle mourait avec le corps.

Mais ils attribuaient en outre à chaque être humain un second "moi", une ombre (nêtsên) invisible dans la bonne santé, mais qu'on croyait rôder çà et là, sous une forme ou sous une autre, lorsque la maladie ou la mort devenaient imminentes.

Pour prévenir l'une et l'autre, tous les efforts tendaient à rattraper l'ombre errante. Pour cela, le soir venu, on suspendait les mocassins du malade après les avoir préalablement garnis de duvet. Le lendemain matin, si la chaleur avait pénétré les plumes, on chaussait le patient de ses mocassins, que l'on supposait contenir son ombre.

Lorsque le malade était sans connaissance, on assurait que son ombre s'en était allée dans la région des esprits. Ainsi en était-il après la mort; mais dans ce cas la nêtsên changeait de nom, et devenait nêzoul. C'était la forme impalpable de l'être vivant d'autrefois.

Qu'était-ce que la région où les esprits se réunissaient après la mort? Le mythe suivant pourra expliquer quelque peu les croyances des Porteurs à ce sujet.

***

"Il y a de cela bien longtemps, racontaient-ils, deux jeunes gens s'étaient perdus dans le bois et erraient à l'aventure, lorsqu'ils tombèrent sur un tronc d'arbre gisant par terre et entièrement creusé par l'âge. Curieux de voir où aboutissait son ouverture, ils se glissèrent à l'intérieur.

"Sur leurs genoux et sur leurs mains, ils s'avancèrent pendant quelque temps le long d'un conduit souterrain. C'était obscur, la marche était pénible.

"Ils arrivèrent enfin dans un lieu rempli de crapauds, de serpents et de lézards. Ils faillirent mourir de frayeur. Ils voulurent revenir en arrière; ce fut impossible. Alors, ranimant leur courage, ils se mirent à courir, à courir. Puis la route s'élargit et les ténèbres se dissipèrent.

"Ils se trouvèrent alors au sommet d'une colline dominant une rivière. Et, de l'autre côté de la rivière, s'élevait un village composé d'une multitude de loges en planches. Il y en avait de noires, il y en avait de rouges.

"C'est là que demeurent les ombres. Elles étaient alors à se divertir sur la pelouse. Jamais on ne pourra dire leur nombre; elles faisaient un tapage assourdissant, causé par l'intérêt qu'elles semblaient prendre à leur jeu.

"A la vue des ombres, un des jeunes gens s'enfuit vers un buisson et s'y cacha. Son cousin, remarquant sur l'autre rive des canots noirs et des canots rouges, se mit à hêler pour qu'on vînt le prendre. Mais si grand était le tumulte qu'on ne l'entendit point.

"Lassé, après beaucoup d'efforts inutiles, le jeune homme vint à bailler. Une ombre, entendant le mouvement de ses mâchoires, en avertit ses sœurs, puis vint le chercher.

"Le jeune homme voulut s'embarquer dans un de leurs noirs canots, mais son pied touchait à peine l'embarcation que celle-ci cédait sous le poids, comme si elle eût été élastique. Ce que voyant, les ombres s'approchèrent pour le flairer.

"--Il ne sent pas la fumée, se dirent-elles l'une à l'autre.

"Elles apprirent ainsi qu'il n'avait point été incinéré. Alors, saisissant fiévreusement le malheureux dans leurs bras décharnés, les ombres courroucées le lancèrent en l'air, le lancèrent encore, comme on ferait d'une balle, jusqu'à ce qu'il ne restât plus de son ancien "moi" que la peau seule.

"Puis elles le jetèrent dans la rivière, où un gros poisson le dévora.

"Son cousin, soigneusement caché jusque-là, reprit alors le chemin de la terre des vivants.

"Cette fois, il ne craignait plus ni serpents, ni crapauds, ni lézards; car son séjour au pays des mânes avait fait de lui un autre homme.

"Comme il retournait vers l'arbre creux, une voix terrible retentit tout à coup à ses oreilles.

"--Petit-fils, petit-fils, disait la voix.

"Et au bout du conduit souterrain le jeune homme rencontra un géant qui l'adopta pour petit-fils.

"Après une longue série d'aventures avec son nouveau grand-père, il finit par monter là-haut, et c'est lui qu'on voit maintenant, debout dans la lune, quand les nuits sont sereines."

Tels étaient Porteurs et Babines lorsque, le soir du 20 août 1885, je fis tout à coup mon apparition au milieu des premiers. Telles étaient encore leurs mœurs, coutumes et une partie de leurs croyances.

Deux prêtres s'étaient succédé au milieu d'eux après avoir, le premier surtout, le P. Jean-Marie Lejacq, travaillé de leur mieux pour déraciner les idées et observances de leurs ouailles les plus en opposition avec la lettre et l'esprit de l'Evangile. Je ne voudrais certes point déprécier indûment leurs mérites, qui n'étaient pas minces. Malheureusement leur ignorance de la langue du pays ne leur avait jamais permis même de soupçonner beaucoup de ce qui était à reprendre dans la vie des indigènes.




Chapitre VI

LACS ET RIVIERES

SOMMAIRE.--Encore à l'école--Manière de voyager--Dans la bourrasque--En traîneau--Aux malades--Noël à Natléh--Courte cour.

Mon tout premier soin en arrivant au lac Stuart fut donc de recommencer en faveur de mes nouvelles ouailles ce que j'avais fait pour mes anciennes. Difficile et riche comme est la langue tchilcotine, celle des Porteurs la surpasse de cent coudées sous ce double rapport.

De fait, dans un essai que je présentai un jour à une session de Vienne, en Autriche, du Congrès international des Américanistes, je montrai comment, pour un seul de nos mots français, je pouvais citer non moins de cent mille synonymes porteurs, et aucun des savants réunis des quatre points cardinaux ne put, devant mes explications, se montrer incrédule.

Prenez, par exemple, le mot "mettre". Ce verbe n'a pas de synonyme exact dans la langue des Porteurs, parce que les généralités et les abstractions ne sont point dans son génie. Il faut avec elle préciser, dire ce que vous mettez, comment vous le mettez et dans quelles conditions, dans chacun desquels cas le verbe changera, sans que pourtant vous exprimiez par ses différentes formes autre chose qu'une relation avec le complément, non pas le complément lui-même.

C'est ainsi que le verbe change si ce complément est un objet indéterminé, sans caractéristiques spéciales, s'il est pluriel ou singulier, s'il est rond, long, pesant, mou comme une étoffe, liquide ou semi-liquide, granuleux ou solide, contenant, ou creux, ouvert ou fermé, des plumes, du foin, de la mousse, une pierre, etc.

De plus, il vous faudra un nouveau verbe selon que l'action exprimée se fait pour la première ou pour la seconde fois, si vous la faites sous l'impulsion de la colère, de la peur, en cachette, à tort, usuellement ou rarement, en vous trompant, etc. Nouveau verbe encore si vous mettez dessus ou dessous, à côté ou au loin, bout à bout en ne touchant qu'à l'extrémité ou par juxtaposition des parties terminales, près l'un de l'autre, et l'un sur l'autre, etc.

Ce sont alors multiplications sur multiplications, puisque chacun de ces nouveaux verbes peut se doubler, se tripler, se décupler, etc., selon que vous y ajoutez l'idée de réduplication, de réduplication avec idée de peur, de réduplication avec idées de peur et d'erreur, etc., etc. Sans compter que, chose extrêmement importante, une nouvelle altération très sensible résultera de la notion du négatif, qui, pour tous les verbes, est différent de l'affirmatif.

Malgré ma résolution de n'entrer dans aucun détail là-dessus, je ne puis me refuser la satisfaction de donner ici un exemple, sans lequel on pourrait croire à de l'exagération de ma part.

Ainsi, je porte, je tiens, dans la main (objet indéterminé) se rend en porteur par nes-a. Le négatif de ce verbe apparemment très simple est au ne-lhe-zes-erh. Comptez bien maintenant les différences: première, au, qui correspond à notre "ne... pas"; lhe, nouvel élément; zes, troisième addition dans la facture du verbe, et -erh, dernière flexion: en tout trois changements plus une addition monosyllabique. Du premier verbe, seule la syllabe ne reste dans le second.

Quand je quittai ma première mission, je parlais tant bien que mal le tchilcotine; assez bien, dans tous les cas, pour me faire comprendre au catéchisme et dans de courtes instructions que je donnais sans interprète. En arrivant à ma seconde, je ne pus comprendre un traître mot de ce qu'on me disait, bien que les deux langues aient été apparentées.

D'aucuns m'ont depuis demandé, en face surtout du livre monumental que je viens de publier sur le porteur (environ 1400 grandes pages), comment j'avais fait pour apprendre un tel idiome.

--C'est bien simple, ai-je alors coutume de répondre; j'ai appris le porteur en faisant des fautes; ce qui ne pouvait manquer d'arriver, puisqu'il me fallut tout deviner, sens des mots et particularités grammaticales--exquises, très significatives et extrêmement logiques.

Par exemple, j'avais besoin d'une nouvelle expression. J'avisais pour l'acquérir le premier venu parmi ceux que je croyais compétents, et, après l'avoir répétée devant lui pour m'assurer que je ne faisais pas de faute, la consignais religieusement sur mon carnet. Puis je l'employais dans le même sens à la première occasion, pour la mieux graver dans ma mémoire.

C'était parfois alors une incontrôlable explosion d'hilarité que je subissais très sérieusement.

--Qu'avez-vous? Pourquoi ces rires? demandais-je alors.

--Oh! Père, c'est par trop fort, répondait-on. Sûrement tu n'as pas à l'esprit ce que tu viens de dire!

--Mais c'est toi, Johnny, qui m'as donné ce mot avec le même sens que celui que je lui attribue.

--Oh! que non; tu as dû mal écrire, déclarait le coupable, pas plus pressé que ses semblables à avouer une faute.

Après être ainsi devenu la risée publique, on peut bien croire que j'avais assez d'amour-propre pour m'en souvenir. Je n'employais plus ce mot dans un sens qu'il ne comportait point.

***

Revenons maintenant au paradis terrestre qui m'était échu en partage.

J'ai dit que le district du lac Stuart formait une mission idéale. Ici vous en avez pour tous les goûts.

Nautonnier, vous traversez annuellement d'un bout à l'autre les beaux lacs Stuart et Babine, bercé sur les vagues ou les fendant en dépit de leur rage. Même, si vous préférez le canot au cheval, vous pouvez vous confier au courant des rivières Stuart et Nétchakhoh, qui vous remettra sain et sauf entre les mains des Indiens, qui saluent votre arrivée de leurs décharges de mousqueterie.

Les vagues un peu fortes du lac ou les flots bruyants de quelque rapide peuvent s'irriter de votre audace et menacer votre frêle esquif; le bon Dieu veille sur son envoyé, et vous en serez probablement quitte pour un bain forcé et une légère émotion qui rompront la monotonie du voyage.

Vous sentez-vous cavalier? Sellez votre cheval, et dirigez-vous vers les montagnes Rocheuses. Vous vous enfoncez bientôt dans les fourrés, et volez par-dessus des milliers d'arbres tombés en travers du sentier.

Des bourbiers sans fond pourront de temps en temps modérer votre ardeur, et menacer d'ensevelir vivant votre coursier en nage. Divisez le poids, sautez vous-même dans la fondrière--vous trouverez de l'eau au campement du soir--et, quelques pas plus loin, vous continuerez votre chemin comme si rien n'était arrivé.

Puis, le lendemain ou le surlendemain, vous aurez la consolation de baptiser quelque chasseur sékanais, qui mourra peut-être de faim avant votre seconde visite et vous devra ainsi le salut.

Que si vous vous dites d'humeur plus pacifique, je vous conseillerai d'attendre l'hiver avec ses neiges et ses frimas. Alors, traîné par quatre chiens plus ou moins belliqueux selon que le fouet est plus ou moins proche, vous pourrez prendre le chemin de la forêt et vous diriger vers le sud-ouest.

Par monts et par vaux, sur la neige durcie de l'étroit sentier, vous glisserez au pied des pins que Borée a ornés d'une dentelle immaculée, jusqu'à ce que les panaches de fumée d'abord et la fusillade des sauvages ensuite vous avertissent que vous arrivez au fort Fraser, où les gens de la place et des environs se sont réunis pour fêter avec vous l'Enfant de Bethléem.

Les montées sont trop lentes et les descentes trop brusques, direz-vous. Votre traîneau verse trop souvent et menace de vous faire étouffer dans la neige où votre conducteur vous a laissé enfoncer. Quittez donc la forêt, et refaites sur la glace du lac Babine le trajet que vous avez fait quelques mois auparavant porté sur la crête de ses vagues. Là, point d'émotion trop vive; mais, en revanche, vous pourrez avoir le nez ou le menton gelé par la bise qui court le long du lac sans rencontrer d'obstacle.

Que si vous n'êtes pas encore satisfait, je vous menacerai de la raquette.

Mais mieux vaut ne pas aller jusque-là, surtout si vous n'êtes point habitué à cet instrument de torture pour les jambes et les pieds. J'ai fait certaines courses à pieds en de si pénibles circonstances que, après deux jours de marche, j'étais obligé de me jeter par terre tous les quatre ou cinq cents pas. J'ai souffert de la faim autant qu'un Indien à jeun depuis cinq ou six jours. J'ai été couvert de la tête aux pieds de ces cruels petits bourreaux qu'on appelle maringouins. Mais je n'hésite pas à déclarer que toutes ces misères ne peuvent se comparer à la fatigue résultant d'une première course à la raquette sur la neige molle et sans chemin frayé.

Ecoutez plutôt.

***

C'était vers la mi-février, c'est-à-dire à l'époque des grands froids. Au bout de cinq jours de marche forcée en revenant de chez les Babines, nous nous trouvions encore, mes trois compagnons et moi, à près de deux jours de la Mission, où je voulais absolument être de retour pour le dimanche suivant. Si le missionnaire n'observe pas, même au prix de grands inconvénients, le saint jour du Seigneur, comment pourra-t-il exiger cette observation de ses ouailles?

Or en nous rendant cette nuit au village situé au bout du lac Stuart, je pensais me faire conduire en un jour en traîneau à cheval à N.-D. de Bonne-Espérance. Aussi avais-je intimé à mes Indiens ma ferme résolution de ne camper qu'au bout du lac.

Le soleil était sur son déclin lorsque nous arrivâmes au bout de la longue baie du Nord, sur le lac Stuart. La neige était assez peu épaisse sur la glace, et nos chiens, qui s'étaient épuisés le long du sentier accidenté qui relie cette baie au lac Babine, semblèrent revivre un instant.

Mais un instant seulement. Car nous nous aperçûmes bientôt que plus nous allions, plus la neige devenait épaisse. Or il n'y avait pas l'ombre d'un sentier, et ceux qui ont voyagé dans le nord savent avec quelle difficulté se meut, dans ces circonstances, un traîneau pesamment chargé.

Enfin la neige devint si épaisse et le froid si intense que hommes et bêtes refusèrent de faire un pas de plus.

Il pouvait être cinq heures du soir.

Mes Babines allumèrent un grand feu sur le rivage. Il était temps: l'un d'eux avait déjà un pied gelé. Voyant que nos chiens ne pouvaient plus nous être d'aucun secours, et voulant coûte que coûte me rendre au bout du lac pour ne pas manquer la messe le dimanche suivant--nous étions au vendredi soir--je demandai à notre guide de me prêter ses raquettes, d'énormes machines, larges et pesantes même pour un sauvage.

--Et pourquoi faire? me demanda-t-il.

--Pour me rendre à Yekhou-tchê, lui dis-je. Si je pouvais arriver là cette nuit, je serais à la Mission pour y dire la sainte Messe dimanche prochain.

--Impossible, fit l'Indien. Tu fais pitié, tu n'as pas encore l'habitude de la raquette; tu vas certainement rester en chemin.

--Je vais faire mon possible, advienne que pourra, observai-je. Tu sais que je ne suis pas pour voyager le dimanche et manquer la messe ce jour-là.

--Mais considère, je t'en prie, le temps qu'il fait; tu ne peux manquer de te geler.

--Qu'à cela ne tienne; je vais m'envelopper le mieux possible.

Mes autres compagnons s'étaient joints à mon interlocuteur, et parlaient comme s'ils avaient à cœur de prévenir une catastrophe.

--De grâce, considère l'épaisseur de la neige sur la glace, disaient-ils; remarque bien qu'il n'y a aucun chemin battu. Nous autres, qui sommes pourtant habitués à la raquette, nous ne pouvons plus avancer. De plus, ne vois-tu pas la tempête qui approche?

Imprudent que j'étais, je n'écoutai point les conseils de l'expérience et partis.

J'avais épuisé chez les Babines ma petite provision de vin, et il me coûtait absolument trop de ne pouvoir offrir le Saint Sacrifice le dimanche suivant.

Tout alla assez bien pendant les trois ou quatre premiers milles. Puis une espèce de malaise, une lassitude indescriptible, une douleur jusque-là inconnue me prit aux jambes, et me força malgré moi à ralentir le pas. Deux de mes gens portant mes couvertures me rejoignirent alors, pour me devancer de suite et me frayer un sentier.

Mais j'étais tellement épuisé que, bien qu'ils fissent des efforts pour guider leur marche sur la mienne, le froid les contraignit à presser le pas. En sorte que le vent violent qui soufflait en ce moment eut bientôt effacé leurs traces.

En même temps, la baie s'élargissait; le lac même était en vue, ce qui ne fit qu'augmenter la fureur de la tempête. Il n'y avait pas à s'y tromper: malgré toutes mes précautions, le menton me gelait.

Je criai à mes guides de m'attendre, pensant leur faire allumer un peu de feu. Vains efforts! Telle était la force de l'ouragan qu'ils n'entendirent rien. En même temps, le mal des reins et des jambes devenait insupportable. J'en vins au point de ne pouvoir presque plus avancer qu'en me faisant manœuvrer les jambes avec les mains!

Pendant ce temps, le vent, hors de lui-même, balayait la glace de la neige qui la recouvrait, m'aveuglant et me fouettant la figure comme eût pu faire le fléau d'un géant, pour s'en aller ensuite gémir piteusement et hurler de rage au travers des sapins de la forêt non loin de là, pendant que de violentes détonations, tels des coups de canon, accusaient l'effet du froid sur les roches du rivages qui se fendaient.

Que faire alors? Si j'essayais de quitter un instant les raquettes pour me reposer, j'étais moralement certain, vu l'état de mes mains, de ne pouvoir plus les relacer, et alors comment avancer? La neige était si épaisse que la marche sans raquettes était impossible. Oh! les terribles heures que je passai alors, seul et comme abandonné au sein de l'ouragan!

Enfin, absolument à bout, je défis mes raquettes et me couchai dessus. J'étais vaincu.

Si j'avais le malheur de me laisser aller au sommeil qui voulait maintenant s'emparer de moi, je savais que j'étais perdu: je ne me réveillerais que dans l'éternité. Aussi, après des moments de repos que je trouvai bien trop courts, eus-je la bonne inspiration de me soustraire au danger.

Me relevant donc péniblement, je tâtai la neige de mes mains. O bonheur! j'étais tombé sur le chemin battu qui menait au petit village où je me rendais, et qui n'était recouvert que d'une légère couche de neige. Une heure plus tard, j'étais à l'extrémité du lac, au milieu de sauvages en train de faire leur prière du matin comme j'arrivais.

Il était près de cinq heures du matin, et j'avais passé toute la nuit, sans souper naturellement, au plus fort de la tempête--ou poudrerie, comme on dit au Canada.

J'en fus quitte pour le menton gelé et un abattement extraordinaire qui dura plusieurs semaines et me confina à la chambre. Mais je pus dire la messe le dimanche.

***

Mais il est temps de faire plus ample connaissance avec mes nouveaux paroissiens. Pour cela il nous faut quelque peu rétrograder.

Les habitants de notre village central m'ont reçu avec de vives démonstrations de joie. Ils aiment le prêtre d'un amour sincère, et puis n'est-il pas vrai que, pour eux comme pour bien d'autres, tout nouveau tout beau? Nous sommes déjà amis, et grâce à mes études précédentes, je commence même à balbutier quelques mots de leur langue. Mais les autres Indiens? Une occasion se présente vite de faire connaissance avec quelques-uns d'entre eux.

Il n'y a pas plus d'un mois que je suis au lac Stuart, lorsque arrive un sauvage à la mine avenante, qu'on me dit venir du Fond du Lac Fraser--c'est ainsi qu'on appelle en Amérique l'extrémité d'un lac opposée à celle de son déversoir.

--Mon frère aîné se meurt, me dit-il; il est bien misérable et ose à peine te demander. Mais il voudrait bien être "préparé" (recevoir les derniers sacrements) avant de quitter cette terre. Ne pourrais-tu venir lui conférer cette faveur?

Thautilh, c'était son nom, me présente alors une peau de lynx en disant:

--Nous sommes pauvres; cette peau est tout ce que nous avons en ce moment; mon frère aîné te l'envoie. Si tu pouvais dire la messe pour lui demain matin, nous t'en serions bien reconnaissants.

--A quelle distance est ton frère? demandai-je.

--A deux journées de marche environ. Mais en nous pressant, nous pouvons faire le trajet en moins de temps.

--Non seulement moi, mais mon socius ici dirons la messe pour lui, dis-je alors. Quant à moi personnellement, je serai on ne peut plus heureux d'aller l'administrer.

Le lendemain nous partions au galop, et deux jours après j'étais au chevet du moribond. Je l'administrai en présence d'un groupe de sauvages qui me dévoraient des yeux, et, soit dit en passant, le sacrement qui a surtout pour fin le bien-être spirituel des mourants, lui profita même au point de vue corporel. Qasyak recouvra la santé et demeura jusqu'à sa mort, arrivée il n'y a pas longtemps, l'un des meilleurs chrétiens du pays.

L'année suivante, une cause identique réclamait ma présence au même village.

C'était l'époque fixée pour la grande réunion des sauvages à Natléh, près du débouché du lac Fraser. Le chef du Fond du Lac se mourait, me dit-on, et telle semblait être l'urgence du cas que je crus pouvoir partir, cette fois en traîneau à chiens, immédiatement après la messe du dimanche.

Le temps était doux, ce qui rendit la marche lente et pénible aux chiens, vu que la neige, molle et fondante, adhérait au traîneau et l'empêchait de glisser comme il aurait dû.

Un second traîneau, attelé de trois chiens seulement, tantôt nous suivait, tantôt nous précédait, portant ma chapelle et nos provisions de voyage.

Un sauvage en raquettes ouvrait la marche, et sa vue servait à encourager les chiens qui, haletants et la langue pendante, cherchaient à chaque instant un prétexte pour s'arrêter. Le fouet du conducteur qui chemine derrière les a vite rappelés au devoir, et ses "Marche! marche!" ne servent pas peu à réveiller l'ardeur de ceux qu'il excite ainsi en les nommant.

Il ne faut pas peu d'habileté, jointe à une certaine force musculaire, pour guider le traîneau et lui faire éviter les chicots qui bordent le sentier, et surtout pour l'empêcher de verser lorsqu'il faut longer les flancs des nombreuses hauteurs ou descentes qui l'agrémentent--car il ne faut pas oublier que nous sommes en pleine forêt.

Parfois les descentes sont si abruptes que le conducteur a beau se laisser traîner en arrière pour servir de frein, le véhicule se précipite au fond du ravin et manque d'écraser les chiens, qui se trouvent pris à l'improviste, et, tout penauds, se serrent les uns contre les autres.

Naturellement une descente suppose presque toujours une montée, et alors il faut généralement qu'un sauvage vienne aider au conducteur, qui aide lui-même aux chiens, pendant qu'un troisième, resté au sommet de la côte, appelle ces derniers et cherche à leur communiquer un tant soit peu d'ambition.

Il est curieux alors de voir ces têtes canines se détournant l'une après l'autre pour s'assurer de la position du fouet, et tirer, ou feindre de tirer, selon qu'elles ont plus ou moins raison de l'appréhender.

Le soir, le premier soin en s'arrêtant est naturellement de préparer le campement. La neige est plus ou moins déblayée avec la raquette; un grand feu est allumé, des arbres entiers servant de bûches; des branches de sapin sont disposées sur ce qui peut rester de neige, lesquelles servent de couche, et le maigre repas du soir est préparé.

Pendant ce temps, nos chiens, qui sont restés attelés, ou bien dorment d'un profond sommeil étendus sur la neige, ou bien, si vous les faites trop attendre, coupent les traits de leurs dents et s'enfuient.

Un saumon sec est leur pitance du soir. Quand vous le leur jetez, après l'avoir préalablement passé aux flammes, il vous faut protéger les faibles contre les forts ou les vicieux, autrement vous êtes la cause involontaire de batailles qui ne finiront pas quand vous voudrez. Il arrive parfois que certains de vos meilleurs chiens sortent de ces combats estropiés pour la vie, ou tout au moins hors de service pour le présent.

Notre premier campement fut à une place appelée lac Canard, une toute petite pièce d'eau aujourd'hui transformée en prairie naturelle. Ce campement était on ne peut plus mal choisi, vu que, se trouvant sur une petite éminence, le vent qui soufflait alors avec beaucoup de force et sans direction fixe nous chassait la fumée dans les yeux, et nous empêchait non seulement de manger, mais même de jouir du repos que mes gens, du moins, avaient si bien gagné.

Pendant la nuit, le temps s'éclaircit, et en conséquence il gela assez fort, ce qui solidifia considérablement la surface de la neige.

Aussi le lendemain, à une heure du matin, étions-nous sur pieds, disposés à faire ce jour-là une bonne étape. Notre mourant nous était toujours présent à l'esprit, et sa pensée nous empêchait de prendre notre temps.

Le lac Canard se trouve presque au sommet de la montagne qui sépare le bassin du lac Stuart de celui du lac Fraser. Nous n'eûmes bientôt plus qu'à descendre; nous le fîmes à fond de train, et cela d'autant plus facilement que, le sentier s'étant durci pendant la nuit, le traîneau glissait presque comme sur de la glace.

Aussi un peu après midi étions-nous déjà au village de Natléh.

Là, une légère réfection; nous changeons d'hommes et d'attelage et repartons à la course.

--Marche, Sadzî (la Montre)! marche, Chocolat. Ah! mon cochon! Oh! le crapaud! crie mon nouveau conducteur, qui peut se vanter de savoir quelques mots de français.

Les chiens, terrifiés de mots si effrayants, et surtout du ton comminatoire de leur nouveau maître, partent prompts comme l'éclair sur la glace vive du lac. Mon homme les suit en courant, tandis que son jeune frère nous précède, également à la course.

Ce jour-là même, au clair de la lune qui venait de se lever, nous arrivions à la loge du chef, et je lui administrais les derniers sacrements, qu'il recevait dans les meilleures dispositions.

Puis, après avoir confessé toute sa famille, je retournais à Natléh, à l'autre bout du lac.

***

A Natléh les sauvages de cinq camps différents se sont réunis pour se préparer aux fêtes de Noël par une bonne mission.

Nous nous hâtons d'en commencer les exercices: messe quotidienne suivie d'un sermon, puis catéchisme vers onze heures, et enfin, le soir, avis et autre sermon précédés de la prière et suivis de la bénédiction du Saint-Sacrement.

Car ici nous avons l'avantage de posséder Jésus-Hostie. Les Indiens savent apprécier l'honneur que le Dieu de l'Eucharistie fait à leur humble église, et vous les voyez chaque jour se succéder les uns aux autres, pour déposer à ses pieds l'offrande de leur cœur et l'exposition de leurs besoins.

Par catéchisme on entend chez les sauvages, non seulement la lettre et l'explication du résumé de la doctrine chrétienne, mais encore, et surtout, des leçons de chant, la manière de se tenir à l'église et la plupart de ces avis détaillés que ne comporte point la nature plus sérieuse du sermon.

Généralement nous commençons le catéchisme par cinq minutes de méditation sur le sujet de l'instruction du matin, pendant lesquelles chacun s'efforce de s'en rappeler le plus qu'il peut, et, en réponse aux questions du prêtre, rapporte publiquement ce qu'il en a retenu.

Notre première fête de Noël à Natléh n'eut rien de bien remarquable. Je ne connaissais pas encore la langue, et nos sauvages n'avaient point encore ces cantiques et surtout cette pastorale qui les ont depuis fascinés à un si haut degré.

Cette dernière est une longue pièce de vers en porteur dont le but est de reproduire par le chant la scène sublime de Bethléem. Une douzaine de jeunes filles, groupées dans un coin de l'église, font la partie des anges, et tantôt dialoguent avec la masse des fidèles qui personnifie les bergers, tantôt chantent, en parties, les louanges du Très-Haut. Cachés dans la foule, un ou deux jeunes gens représentent le narrateur, qui explique le plus brièvement possible l'enchaînement des événements.

Croirait-on possible de faire chanter correctement en quatre parties une foule de blancs remplissant une église? J'ai bien peur que la réponse ne doive être négative. Ici, de simples sauvages le font quand ils sont censés reproduire, sans aucun accompagnement d'orgue, la prière que les bergers durent faire à Jésus-Enfant.

Un triste accident jeta comme un voile de deuil sur notre première réunion de Noël. J'ai dit que la population de cinq camps, ou villages, se trouvait réunie auprès de l'église de Natléh. C'est dire que les sauvages de deux ou trois villages limitrophes étaient campés dans des cahutes de branchages de caractère tout à fait provisoire, et par conséquent dénués de tout confort.

Or cet hiver fut très rigoureux, et le matin du jour même que j'avais fixé pour les baptêmes d'enfants, on vint me prévenir qu'un nouveau-né était mort de froid pendant la nuit, et sans baptême!... pour ainsi dire au seuil du paradis!

***

Un autre incident que je dois aussi rapporter à cette première retraite de Natléh fut, pour moi du moins, de nature bien moins lugubre.

Au cours de nombreuses visites que je reçus un soir fut celle d'un jeune homme, dont j'ai oublié le nom, qui vint me demander de le marier. Généralement l'homme et la femme, en pareil cas, se présentent ensemble au prêtre qui, s'il a des doutes sur la liberté qu'on laisse en l'occurrence à la dernière, a plus tard la possibilité de s'assurer privément de son réel consentement.

Ne voyant personne à côté du jeune homme, je dus donc lui demander:

--Avec qui veux-tu que je te marie?

--Avec cette grosse fille campée près d'un tel, qui porte un mouchoir vert sur la tête.

--Quel est son nom?

--Je ne sais pas.

--Comment, tu ne la connais donc pas?

--Oh! si, je la connais pour l'avoir vue; elle est grosse et grasse, et je pense qu'elle fera bien mon affaire.

--Mais elle, consent-elle au moins à s'unir à toi?

--Je n'en sais rien.

--Dans ce cas, mon ami, tu comprends que je ne puis rien faire. Le mariage est chose très sérieuse: il ne faut pas se tromper lorsque l'on convole. Par ailleurs, je ne puis pas me mêler d'unir qui ne se connaît point en influant sur l'une des parties. Vois donc si cette grosse jeune fille au mouchoir vert consent à se marier avec toi, et reviens demain me donner le résultat de ton enquête.

Le lendemain soir, il revenait avec la fille, qui donnait son plein consentement; je publiai les bans et unis le couple, qui a depuis vécu aussi paisiblement que n'importe quel autre.

Qu'en pensera le lecteur habitué à ces interminables fréquentations si dangereuses pour le bien-être spirituel du chrétien, fréquentations dont le démon retire d'ordinaire tous les profits? Est modus in rebus, il ne faut pas exagérer d'une manière ou d'une autre; ce qui n'empêche qu'une cour trop prolongée a plus d'inconvénients que celle de mon jeune candidat au mariage.

Un autre de mes fidèles, connu sous le nom d'"Américain" (prononcé à la sauvage), pauvre diable qui était maintenant aveugle, après avoir passé les belles années de sa jeunesse aux Etats-Unis--d'où son nom--ne pensait point à se marier, lui. Non seulement il en avait passé l'âge, mais qui se serait soucié d'unir son sort à celui d'un être qui ne peut se conduire, et doit, au contraire, être "traîné au bout d'un bâton", comme disent les indigènes?

Non, l'Américain, homme doux et de bonne composition, pensait plutôt à sa misérable condition, et, pour l'améliorer, s'y prenait de la bonne manière, en s'adressant à Celui qui pouvait y porter remède.

Un jour que j'étais allé dire mon bréviaire devant le Saint-Sacrement, j'entendis la porte de l'église s'ouvrir, puis quelqu'un entrait en martelant le plancher d'un bâton. En même temps, c'étaient des soupirs, de forts soufflements propres aux sauvages essoufflés ou dans la peine, et bientôt une voix se faisait entendre qui évidemment se croyait seule.

--Mon Dieu, disait-elle, vous savez comme je fais pitié: je n'y vois point et bien souvent je n'ai rien à manger. Vous êtes ici, vous m'entendez; faites donc bien attention à ce que je vais vous demander. Rendez le monde bon et charitable; dites-leur bien de ne pas m'oublier, moi qui ne puis gagner ma vie; inspirez-leur de me donner à manger quand j'entre chez eux. Qu'ils me donnent du saumon, qu'ils me donnent de la galette s'ils en ont, et même un peu de graisse avec.

Bienheureux les pauvres d'esprit!

Naturellement j'eus à peine besoin de me retourner pour apprendre qui adressait au Ciel cette naïve supplique. C'était tout simplement mon brave "Américain".




Chapitre VII

VOYAGES DU PRINTEMPS

SOMMAIRE.--Syllabaire porteur--Tournée du printemps--Gibier emplumé--Stony-Creek--Rapides--Fort Georges--"Il est tué"--Un orage sous un arbre.

J'ai parlé des efforts que je fis pour apprendre la langue de mes Indiens. Ajouterai-je ici, dans un ordre d'idées analogue, que je ne me contentai point de m'instruire moi-même, mais que je voulus de plus communiquer à mes ouailles une connaissance qui devait leur servir sérieusement, en même temps qu'elle me faciliterait ma tâche, à moi?

Chargé d'un immense district de missions, où je pressentais dès le principe que j'aurais tout à renouveler, prières, catéchisme, cantiques, vu qu'il était universellement admis que toutes les formules alors en usage, composées par des partis qui ne connaissaient point la langue, étaient extrêmement fautives, je compris bien vite que si je pouvais amener les Indiens à lire leur langue, mon ministère ne pourrait qu'en bénéficier énormément.

Aussi, dès les premiers mois de mon séjour au lac Stuart, je me demandai quel système graphique pourrait être le mieux adapté à leurs besoins. Trois qualités me semblaient absolument requises; outre qu'il devait rendre correctement les sons de la langue, l'alphabet devait être concis, et surtout facile, parce que je savais que je ne pouvais disposer que de très peu de temps pour l'apprendre aux sauvages.

Le système hiéroglyphique appliqué à l'écriture de la langue micmaque par les premiers missionnaires des Indiens qui la parlent était hors de la question. Il était trop compliqué, et du reste, comme il représentait non des lettres, mais des mots, il ne pouvait convenir qu'au dialecte pour lequel il avait été inventé.

Les caractères latins donnaient lieu à la même objection; s'il faut tant de temps à l'enfant d'un blanc pour apprendre à lire avec les 25 lettres de son écriture, combien n'en faudra-t-il pas à un sauvageon dont la langue réclamerait 70 lettres différentes pour être rendue correctement? Et puis, où trouver ces lettres supplémentaires?

Et cette considération ne compte pourtant presque pas en comparaison de l'énorme difficulté inhérente à l'assemblage des différentes lettres qui ont en elles-mêmes une certaine valeur, prises séparément, mais se prononcent d'une toute autre manière lorsque unies ensemble. Prenez, par exemple, le mot "main". Lorsque vous épelez vous dites èm, a, î, èn; mais ces quatre sons s'unissent en un seul lorsque vous lisez.

Je songeai alors au syllabaire de M. Evans. Mais il ne comprend que onze signes qui, suffisants pour la langue crise pour laquelle il fut inventé, ne sauraient rendre une langue phonétiquement riche comme est le porteur, qui en requierrait au moins 31. De plus, ces signes sont disposés sans ordre ni méthode, circonstance qui ne peut qu'augmenter la difficulté de son acquisition par l'Indien.

Je fus donc obligé d'en inventer un moi-même, en empruntant à celui du Révérend Evans sa caractéristique de syllabisme, mais par ailleurs en me guidant uniquement sur ce qui me paraissait devoir en assurer la facilité comme le complet.

Ce syllabaire a fait ses preuves. Au lieu de m'étendre sur ses qualités, il doit me suffire de faire remarquer que des jeunes gens ont, grâce à lui, appris à lire en deux soirées.

De courts manuscrits furent le premier livre de lecture de mes sauvages, qui commencèrent à se servir des nouveaux caractères dès le mois de novembre 1885.

Mais il était évident que, pour obtenir des résultats stables et satisfaisants, il nous fallait une presse d'imprimerie et des caractères reproduisant ces signes. La première, machine de modèle des plus primitifs et maintenant hors de service, nous vint de France; quant aux seconds, nous les commandâmes à grands frais à une fonderie de Montréal.

Le premier imprimé qui sortit de notre presse fut un petit livre de lecture, qui fut suivi du catéchisme porteur, de quelques prières détachées, et enfin d'une revue mensuelle également en porteur.

--Une revue? dira-t-on.

--Mais oui, une revue, gazette ou journal, tout ce qu'on voudra. Elle parut tous les mois, et ouvrit ses pages aux nouvelles du pays, de l'Ancien et du Nouveau Monde. Chaque numéro présenta au lecteur quelque texte de l'Ecriture Sainte avec commentaires, une courte vie de saint, quelque histoire intéressante, des notions d'histoire, de géographie, etc.

On y trouva même, à l'instar des grands journaux américains, des questions par des abonnés avec réponses par le rédacteur, qui ne craignait pas de traiter de omni re scibili et de quibusdam aliis.

Dira-t-on maintenant que le XIXe siècle ne fut pas un siècle de progrès?

Nos premières classes eurent lieu en hiver. Avec les premiers beaux jours du printemps, je reprenais le cours de mes missions, c'est-à-dire de mes voyages au travers de mon district. Ayant pendant 19 ans sillonné dans tous les sens ce vaste territoire, je ne puis naturellement entrer dans le détail de toutes les tournées que je dus y faire dans l'intérêt des âmes dont j'avais la charge. Certains centres de missions--car il m'était impossible de prêcher dans tous les villages: leurs habitants se réunissaient régulièrement dans les places que nous considérions comme autant de chefs-lieux--reçurent périodiquement ma visite trois fois par an, d'autres moins souvent, et il va sans dire que toutes ces visites n'offraient pas le même intérêt.

Je me permettrai maintenant d'introduire le lecteur aux villages les plus importants, et de lui dépeindre brièvement la physionomie qui leur est propre.

Le 8 mai est d'ordinaire la date fixée pour la visite aux deux camps de Stony-Creek, à 28 milles au sud de Natléh. Les habitants de ces localités ont à déléguer deux ou trois jeunes gens pour venir chercher le prêtre à la Mission centrale, et le mener chez eux. En 1886, personne n'arrive à la date usuelle, et l'on ne s'en étonne guère: le sentier est encore, en certaines places, couvert d'une neige trop épaisse pour que les chevaux puissent y passer sans danger.

Deux jours plus tard, un canot arrive avec deux bateliers. Nous descendrons donc la rivière Stuart au lieu d'avoir à nous engager dans la forêt.

Le 10 mai, notre lac est encore endormi sous la glace qui le recouvre depuis six mois. C'est pourquoi nous nous rendons à peine jusqu'à son déversoir, où le canot a été laissé. C'est la "mare", comme disent les Canadiens, c'est-à-dire l'étendue d'eau presque toujours ouverte entre le lac encore gelé et sa décharge.

Nous inspectons notre embarcation: 20 pieds de long sur deux de large. Comme tous les canots de voyage en usage aujourd'hui, il est en bois de liard (Populus balsamifera), et pourra probablement affronter les rapides de la Nétchakhoh et les roches dont le lit de la rivière Stuart est jonché en certains endroits.

***

Nous nous sommes à peine mis en mouvement que des nuées d'oiseaux aquatiques, canards de toutes sortes, mais surtout grèbes ou poules d'eau, s'envolent à notre approche, et vont se jeter sur un point éloigné du bout du lac.

Nous ne comptons pas moins de vingt espèces différentes de canards parmi les visiteurs emplumés de notre district, depuis le mallard, ou canard de France (Anas boschas), jusqu'au petit "mangeur de plomb", ainsi appelé par les Canadiens et métis parce que ses proportions exiguës semblent occasionner un gaspillage de munitions.

Chacune de ces espèces a ici de nombreux représentants, mais leur nombre ne peut se comparer à celui des grèbes, appelées localement poules d'eau. Il faut avoir vécu dans ces parages pour se faire une idée de la vie, de l'animation de nos lacs et de nos rivières et du tapage qui s'y produit au printemps. Pendant quinze jours au moins, ce ne sont que coups de fusils de tous côtés, et généralement ces coups ne sont pas perdus.

Ceci s'entend de la chasse aux canards. Quant aux grèbes, nos Indiens suivent, pour s'en rendre maîtres, une méthode plus économique et non moins intéressante.

Ils n'ignorent pas que ces oiseaux aquatiques poursuivent rarement leur route vers le nord avant que le lac ne soit débarrassé de ses glaces. Ils doivent donc se tenir comme prisonniers dans la partie libre contiguë à la décharge du lac. Comme ils s'y trouvent en nombre si considérable, nos gens tendent de simples filets de pêche en lignes formant un fer à cheval sur la surface de l'eau. Conduisant ensuite huit ou dix canots à la fois, et faisant le plus de bruit possible, ils cernent partiellement la troupe, et la poussent dans les filets, qui leur barrent le chemin quand ils s'envolent et dans lesquels ils se prennent, dans l'impossibilité où ils se trouvent de se dégager de leurs mailles.

C'est là un exercice fort divertissant et des plus mouvementés. Il est surtout très riche en résultats, puisque une prise de cent têtes par filet n'est pas estimée chose très merveilleuse.

En d'autres localités, comme, par exemple, au lac Noûlkrêh, près de Stony-Creek, les sauvages surprennent les grèbes sur la plage, et les y assomment à coups de bâton avant qu'elles aient pu regagner l'eau qu'elles ont eu l'imprudence de quitter momentanément. Les grèbes, en effet, qui ont le vol très rapide une fois dans l'air, ne peuvent prendre leur essor que si elles sont portées sur l'eau, vu la place que leurs ailes occupent dans leur anatomie: tout à fait en arrière.

Les grèbes une fois dépouillées de leurs plumes, les Indiens en extraient la graisse et en font des gâteaux, où ils puiseront plus tard pour assaisonner les fruits, ou baies de la forêt, qu'ils ont fait sécher au soleil. Quant aux oiseaux eux-mêmes, ce qui ne peut s'en consommer de suite est ouvert, tailladé et enfumé pour servir en cas de disette. Un sauvage peut seul en profiter ainsi: nourri de poisson, leur chair a un goût fort peu agréable.

Mais nous nous attardons avec notre gibier aquatique. Qu'on ne s'en étonne pas trop; ce ne sera peut-être pas la dernière fois.

A environ cinq milles du lac Stuart, nous rencontrons le premier rapide--ce ne sera pas le dernier non plus! Il est très court, et pourtant mes rameurs insistent pour que je me rende à pieds jusqu'au remous qui se trouve un peu en aval. Là ils me reprennent après avoir vidé l'eau qui s'est introduite dans le canot.

Que dire maintenant? Que mentionner à moins que ce ne soit encore le gibier emplumé? La rivière, un beau cours d'eau de près de deux cents mètres de large en moyenne, en est littéralement couverte. Le plus souvent grèbes et canards s'envolent à notre approche; mais comme leur instinct les porte vers le nord et que nous descendons au sud, ils reviennent vite, et alors passent en bandes au-dessus de nos têtes.

Belle occasion d'en abattre au vol. Yekhaih et Alloulh, mes compagnons, en profitent pour augmenter nos provisions de voyage.

L'exemple est contagieux. Malgré mes bonnes résolutions, je ne puis m'empêcher de saisir mon fusil. Pan!... Le voilà qui part sans ma permission, non pas aux canards qui nous entourent, mais... dans le canot! Je viens à mon insu d'en envoyer la charge dans les couvertures qui servent de siège à l'un de mes gens! Deux pouces plus haut, et c'était lui qui la recevait!...

Décidément il est plus sûr de laisser faire mes bateliers. Je mets donc mon arme en quarantaine, pour la punir d'être partie si vite.

Plus loin, c'est une bande d'oies sauvages, que nous apercevons campée sur la banquise. Nous mettons à terre de peur d'être vus, car ce gibier est très sauvage. Yekhaih s'enfonce dans le bois, et, faisant un détour, va les surprendre quelques centaines de pas plus loin.

Un coup de feu, puis un second, et nous descendons voir le résultat. Une oie est restée sur la glace, tandis qu'une autre, légèrement blessée, s'enfuit clopin clopant et se cache si bien dans les broussailles que nous ne pouvons la trouver.

Depuis notre départ, nous avançons assez vite, grâce à la rapidité du courant. Nous tombons maintenant dans ce qu'on appelle l'eau morte dans le pays, c'est-à-dire que le courant est désormais imperceptible. Il nous faut donc forcer un peu, nécessité qui n'est pas trop mal venue, puisque voici maintenant la neige qui commence à tomber. La nuit approche: campons.

Le lendemain, la rivière s'élargit et devient de moins en moins profonde. En même temps, elle commence à s'agiter, et le bruit sourd qui sort de son sein nous avertit que nous voguons quelques pieds seulement au-dessus des roches qui en jonchent le lit.

Bientôt nous atteignons Tchinlak, au confluent de la Stuart avec la Nétchakhoh, cours d'eau peut-être moins large mais bien plus profond, que nous devons remonter.

***

Dans la matinée du quatrième jour, nous touchons à Noûnla, où nous laissons la Nétchakhoh pour faire le portage de cinq ou six milles qui nous sépare de notre destination.

Après midi, nous arrivons au village de Stony-Creek, où la population d'un autre camp s'est réunie aux Indiens de la place pour profiter de la mission que je suis venu leur donner, et qui est bien suivie, bien qu'avec un peu moins d'assiduité qu'à Natléh.

Ce qui fait la richesse de la place, où se sont depuis longtemps établis les habitants du village de Noulhkrêh, c'est la quantité vraiment extraordinaire d'une espèce de carpes appelée telkrêi-yaz, qui remonte annuellement le déversoir du lac où elle vient frayer. Les sauvages la prennent à la puise avec à peu près autant de facilité qu'on puiserait un seau d'eau.

Ce poisson paraît régulièrement à l'époque de ma visite du printemps. Il se trouve en telle abondance que maintes fois j'ai été embarrassé pour traverser la rivière, d'ailleurs peu profonde. Mon cheval, ne pouvant presque pas avancer sans toucher aux carpes qui lui courent au travers des jambes, s'effarouche et refuse d'aller plus loin.

Au village même, les chiens font bombance dans cette saison. Ils les prennent eux-mêmes dans le ruisseau, et on les voit de tous côtés, repus et comme engourdis par de trop copieux repas, allant et venant avec un ventre qui leur traîne presque jusqu'à terre. Des chiens pêcheurs! N'est-ce pas que ce n'est pas ordinaire?

Au bout de cinq jours, j'entends la confession de ceux qui sont baptisés, promets à plusieurs le baptême qu'ils sollicitent, mais qu'ils doivent gagner en apprenant le catéchisme et par une vie de véritables catéchumènes, et repars, en compagnie de trois bons rameurs qui viennent d'arriver du fort Georges--aujourd'hui Prince-Georges.

Nous refaisons rapidement, mais en sens inverse, notre voyage précédent jusqu'à Tchinlak, pour continuer ensuite par la Nétchakhoh.

Nous sommes au 20 mai. Le soleil fait déjà sentir ses rayons; les trembles et les saules du rivage commencent à bourgeonner; certaines îles de la rivière reprennent tout doucement leur manteau de verdure, nuance jaunâtre produite par les jeunes feuilles que la chaleur fait éclore.

En bas de Tchinlak, de lointains mugissements se font peu à peu entendre. Nous tournons une pointe et distinguons là-bas les flots blancs qui se lèvent et retombent précipitamment pour se relever encore, comme si quelque force invisible les tenait en ébullition. On le devine: c'est un des rapides qu'on nous a annoncés.

Comment le franchir sans courir le risque d'y rester? pensons-nous.

Soyons pourtant sans inquiétude. Nos gens connaissent la rivière, et puis Dieu veille sur nous. Il y a juste la place d'un canot, comme une trouée dans le rapide, qui nous permettra de passer sains et saufs, même sans trop nous mouiller.

Il n'en est pas toujours de même. Deux ou trois ans après ma première visite au fort Georges, je descendais un jour la Nétchakhoh avec deux sauvages seulement pour rameurs. La rivière était très haute, partant plus rapide que d'habitude, le mois de juin étant l'époque de sa plus grande crue. Or mes sauvages ne la connaissaient presque pas dans cette partie de son cours. Arrivés un peu en amont du rapide, le timonier dit à l'avant:

--Lève-toi dans le canot, et regarde bien où est la meilleure place pour passer.

Son compagnon, debout, promena un instant un regard inquiet sur le gouffre blanc d'écume; puis, se rasseyant brusquement:

--Rame fort, dit-il, rame de toutes tes forces et que le bon Dieu nous protège; nous nous sommes fourvoyés!

Tous deux rivalisent d'ardeur. En un clin d'œil, nous sommes jetés au milieu du tourbillon. Les vagues nous sautent à la figure, entrent dans le canot et mouillent tout ce qu'il contient.

Enfin nous abordons au plus vite. Hélas! je constate que ma chapelle, et surtout mes papiers, sont bien endommagés; mais nous avons la vie sauve. Si quelque vague trop forte était retombée dans le canot, c'était fini, nous enfoncions. Encore une fois, il y a une Providence spéciale pour le missionnaire.

Une autre fois, au contraire, nous fîmes à la même place une rencontre qui nous réjouit plutôt. Comme nous descendions joyeusement, après avoir sauté les deux rapides, nous aperçûmes tout à coup sur la rive gauche un joli chevreuil perché au sommet d'une morne dénudée. Or les chevreuils, qui sont très nombreux au pays tchilcotine, sont ici fort rares. Raison de plus pour ne pas manquer celui-ci.

Nous abordons immédiatement sans bruit, et deux de mes rameurs s'en vont, en sens opposé et en contournant la colline, surprendre le gibier, qui ne se doute de rien. Un quart d'heure après, deux coups de feu retentissent; puis silence complet.

--Ils l'ont manqué, pensai-je à part moi.

Mais non; une demi-heure plus tard, ils apportaient, non sans peine, un superbe chevreuil, qu'ils avaient abattu du premier coup. Le second coup était destiné à sa compagne qui, paraît-il, en fut quitte pour la peur.

Le sauvage est très friand de viande fraîche. Il n'en a pas quand il voudrait. Voilà donc une belle occasion de satisfaire ses goûts. Mais nous étions alors au vendredi des Quatre-Temps: il fallut bien se mortifier pendant deux longs jours. Pour un sauvage, c'est ce qu'on appelle faire pénitence.

***

Je reviens maintenant à mon premier voyage.

Nous arrivâmes sans encombre au fort Georges, et abordâmes au milieu de toute la population sur pied. Elle manifestait par des centaines de coups de fusil la joie que lui causait ma visite. Il nous faut distribuer des poignées de main à tout le monde, sans même oublier les bébés au maillot.

Il est tard; le soleil a disparu à l'horizon. Je me contente donc, à l'issue de la prière pour laquelle on m'a attendu, d'annoncer l'ordre des exercices pour le lendemain et les jours suivants.

Le fort Georges comptait alors quelque 135 habitants, tous remplis de foi et de bonne volonté, mais faibles devant la tentation, d'où ils ne sortaient malheureusement pas toujours indemnes.

Ils étaient à une bonne distance de Quesnel, l'avant-garde de la soi-disant civilisation dans le nord; mais un jour et demi de navigation sur le haut Fraser les mettait à la portée du whisky. Il est pénible d'avoir à avouer qu'un trop grand nombre, surtout parmi les jeunes gens, ne résistaient pas toujours à leur attrait--propre à toutes les races primitives--pour le maudit liquide.

Ici, outre les exercices religieux de la mission, ou retraite, nous avons chaque jour une classe de lecture. Les enfants se montrent tout enthousiasmés de pouvoir écrire leur nom; puis ils en viennent bientôt à griffonner de courtes phrases dans leur langue, ce qui rend jaloux leurs aînés. Ceux-ci veulent apprendre en dehors des classes ce qui a été enseigné aux enfants.

La retraite marchait bon train. Nous étions sur le point de commencer le catéchisme, quand j'entendis un jour la terre trembler sous les pas d'une foule qui se précipitait vers un même endroit. Puis un sauvage accourait me dire qu'un jeune homme s'était accidentellement tiré un coup de pistolet.

Je me rendis aussitôt près de lui pour voir s'il avait besoin de mon ministère. Fendant la foule qui encombrait sa cabane, j'entrai et vis Johnny (La Ceinture) étendu sans connaissance, tandis que son frère aîné suçait le sang de la plaie, et s'efforçait d'en extraire la fumée de la poudre qui aurait pu l'envenimer. Heureusement que l'arme était de petit calibre, et surtout que la balle n'avait perforé que la main.

L'accident n'eut pas d'autre suite fâcheuse. Il ne m'inspira pas moins un sermon sur l'incertitude de l'heure finale qui fit impression.

Huit jours s'étaient écoulés. Les délinquants firent pénitence, ceux qui avaient touché à l'eau des blancs payèrent l'amende, et chacun se réconcilia avec Dieu au saint tribunal. J'avais déjà fait neuf baptêmes.

Puis il fallut songer au départ.

Mentionnons en passant que la chaleur extraordinaire de la saison a grossi le Fraser d'au moins vingt pieds pendant mes dix jours de séjour au fort Georges. Il refoule au loin les eaux de la Nétchakhoh qui, s'échappant le long d'une vallée en arrière du village, ont converti le terrain en une presqu'île d'où l'on ne peut plus s'échapper qu'en canot. Or, à mon arrivée, il n'y avait pas une goutte d'eau dans ce bas-fond.

***

Nous sommes descendus en canot. Inutile maintenant de songer à retourner par la même voie, en raison de la crue des eaux. Force nous est donc d'emprunter deux chevaux, un pour porter ma chapelle et nos effets, l'autre pour mon humble personne.

Après leur avoir fait traverser à la nage le torrent improvisé dont nous venons de parler, nous entrons dans une plaine basse et sablonneuse qui formait probablement dans des temps éloignés le fond d'un lac, où se jetait la Nétchakhoh et que traversait le Fraser. Elle est maintenant parsemée de petits pins gommeux à travers lesquels on a pratiqué un excellent sentier.

Malgré ses bonnes qualités, ce sentier fut témoin, trois ou quatre ans plus tard, d'un accident qui faillit m'être fatal. Je quittais comme aujourd'hui le fort Georges pour retourner à Stony-Creek. Les sauvages, le cœur allège et l'âme en paix, me suivaient à la course, formant une cavalcade d'une dizaine de cavaliers en tête desquels je galopais, quand tout à coup, sans aucune raison apparente, mon cheval s'abattit sous moi.

--Silhrê! Sîlhrê! Il est tué, il est tué, cria mon escorte, dont les chevaux, arrivant bride abattue, faillirent m'écraser.

Que mes éperons, désormais hors de place, se fussent accrochés aux courroies des étriers ou ailleurs avant que j'aie pu me remettre en position sur la selle, et mon cheval, se relevant brusquement pressé par les autres chevaux qui accouraient sur lui, m'eût entraîné la tête en bas, et, prenant l'épouvante, n'eût pas tardé à me mettre en pièces.

Dieu ne le voulut pas ainsi. A peine étais-je à bas que je pus sauter de côté, avant même que ma monture eût le temps de se relever.

Une fois la plaine du fort Georges franchie, il nous faut aujourd'hui faire l'ascension d'une côte très raide et très longue, qui mène au sommet d'un haut plateau boisé. Naturellement, c'est un pur acte d'humanité que de laisser nos chevaux monter allèges, et nous ne nous faisons pas prier pour descendre. Comme je suis le moins agile, je ferme la marche et prend mon temps.

Hommes et chevaux ont même disparu derrière les plis et replis du ravin que nous gravissons, quand il me semble entendre des cris perçants venant je ne sais d'où. Puis la terre paraît trembler comme sous une détonation sourde et lointaine.

Peu après, je me trouve face à face avec deux chevaux descendant affolés la rampe escarpée du précipice, le cheval de somme traînant son bât tout disloqué, qui le fait ruer et se précipiter sur mon cheval de selle tout aussi effrayé que lui. J'essaie de les arrêter, et réussis presque à me faire fouler aux pieds.

Je monte alors voir quelle peut être la cause de cette échauffourée. A droite, je tombe sur un de nos sacs de voyage; plus loin, des chaudières sans couvercle, et, bref, tous nos effets éparpillés le long du chemin.

Tout s'explique alors. La raideur de la côte et les efforts que l'animal a dû faire pour la gravir ont fait glisser son bât avec sa charge, laquelle a dû tomber de côté, ce qui l'a effrayé, et ses ruades pour s'en débarrasser ont elles-mêmes épouvanté ma propre monture.

Un de mes compagnons part à la recherche des fugitifs pendant que je veille sur nos effets. Une heure s'écoule, puis deux; et je le vois revenir avec le cheval cause de l'accident et un autre que je ne connais pas.

--Mais où est mon cheval? demandai-je.

--Il est là au pied de la côte, tremblant comme une feuille et sans pouvoir faire un pas, me dit-il.

--Et ce cheval?

--J'ai dû aller le chercher au fort Georges.

Pensez-y donc: le meilleur cheval du pays, auquel son maître tient comme à la prunelle de ses yeux, abandonné ainsi ignominieusement dans les bois faute de pouvoir avancer! Et son maître qui m'a tant recommandé d'en avoir soin!

On ne le revit jamais plus. Mais quelques mois plus tard on trouva ses os qui gardaient encore la marque des dents de l'ours qui l'avait dévoré.

Disons-le à la louange de Simon: non seulement cet Indien ne m'a jamais demandé de lui payer son cheval, mort si misérablement à mon service, mais il ne m'en a même pas parlé une seule fois depuis. Evidemment ce chrétien généreux attend sa récompense d'ailleurs que de la terre.

***

Une fois sur le point culminant du plateau, nous avons ce qu'on appelle dans le pays le "chemin du fort Georges", ce qui est synonyme de casse-cou ou à peu près. Puis, à neuf ou dix milles, nous sommes arrêtés par un cours d'eau, la rivière Boueuse, que nos chevaux devront traverser à la nage.

Mais nous, comment ferons-nous, puisque le canot se trouve de l'autre côté de la rivière? Un de mes gens nous tire vite d'embarras. Il se met à la nage et va chercher l'embarcation. Ce n'est pas plus difficile que cela.

A cause de notre mésaventure du matin, nous ne pûmes aller loin ce jour-là, et fûmes obligés de camper dans une prairie émaillée de fleurs et arrosée par un ruisseau limpide.

Malgré cela, le lendemain matin, à notre réveil, nous fûmes surpris de ne voir aucun cheval.

--Ils doivent être à se reposer en arrière de ces touffes de saule, me dit un de mes compagnons.

Parti aussitôt aux informations, même avant sa prière du matin, l'homme ne revint que quatre heures plus tard. Les animaux étaient tout simplement sur leur retour au fort Georges!

C'est là un des agréments des voyages d'été!

Notre second campement fut à Ho'kwez-Thîztli, rivière poissonneuse qui décharge les eaux d'un lac sur lequel le huard fait en ce moment entendre ses cris plaintifs, et qui, par conséquent ne peut être loin.

Là, un nouveau danger nous menace. De gros nuages noirs vont et viennent au-dessus de nos têtes et présagent un violent orage. Or nous n'avons ni tente, ni abri d'aucune sorte. Que faire? Naturellement nous ne pouvons camper dans la petite clairière qui borde un côté de la rivière. Force nous est donc de chercher un abri sous un sapin plus ou moins touffu.

Des réminiscences de classe de physique me reviennent alors à la mémoire.

--Un abri sous un arbre n'est pas ce qu'il y a de plus sûr en temps d'orage, pensé-je. Mais, encore une fois, où se tapir?

Nous voilà donc blottis sous notre sapin. A la mince protection qu'il offre à quatre personnes et à leurs effets, nous avons ajouté celle d'une espèce de tente rudimentaire formée par nos couvertures les moins indispensables, et nous cherchons à nous endormir.

Mais voilà qu'une pluie diluvienne s'ajoute à la bourrasque; puis des détonations à faire frémir un mort viennent troubler notre repos. Le tonnerre se rapproche de plus en plus; la pluie tombe à torrents et nous force à déguerpir, car nos couvertures sont sur le point de nager dans l'eau. En même temps, la foudre sillonne la noirceur de la nuit, et, pour ajouter à l'horreur de la situation, nous la voyons tomber non loin de notre gîte.

--Et les sauvages, dites-vous, ils doivent mourir de frayeur?

Pas le moins du monde. Les sauvages n'ont pas peur du tonnerre. Ils sont comme un enfant qui n'a pas peur du feu, parce qu'il n'en connaît pas la nature.

La plupart des Peaux-Rouges ont les mêmes notions à ce sujet. Ils s'imaginent que le tonnerre est un oiseau gigantesque dont les clignements d'œil produisent les éclairs, tandis que les détonations résultent de ses battements d'ailes. La population indigène est si clairsemée qu'elle n'a point l'expérience de ces effets terribles de la foudre qui ne sont que trop fréquents dans les contrées populeuses.

Après avoir passé par Stony-Creek, nous arrivons de nouveau à Natléh, où nous avons la bénédiction d'un chemin de croix. Aucune de nos retraites à cette place ne sera dorénavant complète sans ses salutaires exercices, que nous avons toujours soin de rendre les plus solennels possible. Les moins fervents s'y sentent le cœur remué, et, tandis qu'il faut parfois exciter les paresseux à assister à d'autres réunions, nous devrions plutôt chercher à éloigner de celle-là les enfants et les invalides qui encombrent alors l'église.

Passant maintenant sur divers autres incidents, nous rentrons de suite à la Mission.




Chapitre VIII

LES SÉKANAIS

SOMMAIRE.--Mœurs et caractéristiques des Sékanais--Mariage--Armes et projectiles--En route pour le lac La Truite--Rivière aux Iroquois--L'ours gris et l'ours noir--Denys--Eborgné.

J'étais à peine de retour à N.-D. de Bonne-Espérance qu'il me fallut reprendre le chemin de la forêt. Cette fois ma visite fut pour les Sékanais. Avant de narrer quelques-unes des péripéties de ce nouveau voyage, quelques détails sur cette nouvelle tribu ne seront pas hors de place.

Les Sékanais--plus correctement Tsé-'kéh-nè, habitants des rochers, c'est-à-dire des montagnes Rocheuses--appartiennent comme les Tchilcotines et les Porteurs, à la grande famille dénée; mais leur dialecte, leurs mœurs et coutumes, aussi bien que leurs traits physiologiques, en font une tribu distincte.

Au physique, ils sont sveltes et osseux et d'une taille plutôt au-dessus qu'au-dessous de la moyenne. Ils ont le front étroit, les joues creuses, les pommettes proéminentes et des yeux très petits enfoncés dans leur orbite--ce en quoi ils diffèrent notablement des Porteurs.

La lèvre inférieure est, chez eux, quelque peu pendante, et l'une et l'autre sont généralement très minces, tandis qu'ils ont le menton petit et retroussé en galoche. Sur dix hommes qui sont déjà pères de famille, cinq au moins vous paraîtront à peine dignes du nom d'adolescents.

Au moral, ils sont naïfs, honnêtes et superstitieux. Parmi eux, un traiteur de fourrures pourra aller tendre ou visiter ses pièges et ses collets, laissant son magasin ouvert, sans craindre le moins du monde pour ses marchandises. Entre temps, un chasseur indigène viendra peut-être s'approvisionner de ce dont il a besoin à même le stock du traiteur absent; mais il ne manquera jamais ou bien d'en avertir le propriétaire à son retour, ou bien d'y laisser un équivalent en pelleteries.

J'ai dit qu'ils étaient superstitieux. En effet, le chaman, ou jongleur-médecin, a encore beaucoup d'empire sur eux, tandis que les Porteurs du district en sont, pour la plupart, arrivés à en rire.

En outre, il arrive assez souvent que quelque chasseur sékanais, qui aura été favorisé d'un rêve, s'est proclamé prophète, qu'il débite avec l'assurance d'un charlatan les visions qu'il a eues, et qu'il donne, sans craindre la contradiction, les détails les plus désopilants sur les royaumes d'outre-tombe qu'il a visités dans leurs coins et recoins.

Jusque-là ses dires, si ridicules qu'ils soient, sont assez inoffensifs; mais il va souvent plus loin. Prenant au sérieux son rôle de prophète, il annonce parfois quelque calamité imminente, dont l'éloignement dépend de telle ou telle condition plus ou moins curieuse.

Ces fausses prédictions sèment la terreur et l'inquiétude dans la tribu, et ont parfois des conséquences encore plus déplorables.

Le Sékanais est un nomade invétéré. Impossible de l'amener à se fixer quelque part et à se bâtir une demeure. Il est si mal à son aise dans une maison, ou même la plus primitive des cabanes! S'il lui arrive de visiter ses amis au lac Stuart ou ailleurs, il ne peut résider chez eux; il lui faut sa loge conique, ou tipi, en peau de caribou en été, ou sa hutte de branchage en hiver. Là du moins il peut respirer.

Car il est bon de savoir que, bien que vivant aujourd'hui juste à l'ouest des montagnes Rocheuses, il est d'origine orientale relativement à cette chaîne. Sa langue, bien moins compliquée que le porteur, non moins qu'une tradition incontestée, le prouve abondamment. Il n'y a pas très longtemps, ses ancêtres rôdaient de l'autre côté des montagnes, où un certain nombre de congénères sont d'ailleurs restés.

Il faut dire aussi que cette vie de vagabondage lui est imposée par la conformation de son pays autant que par ses goûts personnels. Le saumon ne remonte que les fleuves et rivières qui affluent dans l'océan Pacifique--je parle du saumon de commerce, qui, scientifiquement parlant, n'est point un salmonidé. Or tous les cours d'eau qui arrosent le territoire des Sékanais ont leur débouché, médiat ou immédiat, à l'est des montagnes Rocheuses.

Le saumon faisant défaut, et le poisson d'autres espèces étant presque aussi rare, le Sékanais doit, pour vivre, se rejeter sur la viande des fauves et autres animaux qu'il tue à la chasse. Cette dépendance l'oblige d'errer çà et là sur les montagnes, à travers la forêt, et généralement là où il a le plus de chance de rencontrer l'orignal ou le caribou.

***

Par suite des habitudes de nomadisme auxquelles il est condamné, le Sékanais n'ayant aucune demeure fixe ne peut évidemment connaître dans ses montagnes ce que nous appelons des villages. Il va et vient en petits groupes de familles apparentées, qui vivent sous l'obédience d'un soi-disant chef, qui n'est souvent autre que le plus vieux père de famille. On pourrait dire que, dans sa société, règne l'anarchie la plus parfaite.

Or ce manque de groupements considérables d'Indiens sédentaires est tout à fait à l'avantage de la morale. Aussi, chez nos montagnards--traduction libre du mot Tsé-'kéh-nê--les mœurs sont infiniment plus pures que chez les Porteurs qui sont semi-sédentaires et vivent en villages. Et pourtant comme autrefois la destruction des filles à leur naissance n'était pas très rare chez les premiers, les femmes étaient moins nombreuses que les hommes, et, pour cette raison, on y pratiquait la polyandrie, c'est-à-dire qu'une même femme pouvait avoir plusieurs maris.

Rien n'était alors plus expéditif que la cérémonie du mariage. Lorsqu'un jeune chasseur avait fait son choix, il demandait simplement et sans préambule à l'enfant de la montagne:

--Veux-tu porter mes lacets à castor?

La jeune fille comprenait de suite. Si elle ne voulait pas unir son sort à celui de son interlocuteur, elle se contentait de répondre:

--Non; les femmes ne manquent pas: demande à une autre.

Si, au contraire, l'offre lui plaisait, elle répondait de suite et sans rougeur de commande, tout en déguisant quelque peu, par pudeur féminine, la joie que lui causait pareille proposition:

--Peut-être (c'est-à-dire je ne sais pas). Demande à ma mère.

Alors, sur l'avis de celle-ci, la jeune fille élevait une hutte en branches d'arbres auprès de celle qu'elle allait quitter. Le soir en entrant, le fiancé lui passait ses lacets à castor. Sans plus de cérémonie le couple était dès lors mari et femme.

Puisque nous en sommes à la question du mariage chez nos sauvages, je puis ajouter ici que, chez les Porteurs et les Babines, ses préliminaires, sans être beaucoup plus compliqués, duraient bien plus longtemps et n'étaient pas si rudimentaires. L'étiquette, chez ces dernières tribus, voulait que la jeune fille n'eût rien à dire ni pour ni contre l'union projetée. Seulement, lorsqu'un jeune homme avait choisi sa femme--qui devait être d'un clan différent du sien--sans échanger un mot avec elle, il s'installait simplement chez son beau-père présomptif, se mettait à son service, et ne manquait pas de lui offrir ce qu'il pouvait gagner à la chasse ou autrement.

En d'autres termes, il payait d'avance pour sa future femme.

Une année ou deux se passaient ainsi. Après avoir fait la cour... aux parents de l'objet de son choix, quand il estimait qu'un oui bien mérité allait enfin récompenser sa persévérance, le jeune homme demandait la main de la jeune personne par l'intermédiaire de quelque ami obligeant.

La proposition bien accueillie, c'était le mariage contracté. En cas de refus, le prétendant éconduit recevait, en compensation des dons qu'il avait faits, un équivalent en espèces.

En cas de mariage, il n'y avait jamais, chez Porteurs ou Sékanais, intention de s'engager coûte que coûte pour la vie. Aussi le divorce était-il assez commun, surtout chez les derniers.

***

Au point de vue social et sous le rapport matériel, les Sékanais sont aujourd'hui bien en-dessous des Porteurs. Eloignés des postes civilisés et n'ayant jamais aucun commerce avec eux, ils sont restés plus simples et plus primitifs.

Par exemple, pour le gibier d'importance secondaire, comme les lièvres et les perdrix, ils se servent encore--du moins c'était le cas pendant que je les visitais--de l'arc et d'une espèce de flèche à tête de bois émoussée. Ceci m'amène à parler des armes offensives et défensives autrefois en usage parmi nos Dénés, Sékanais, Porteurs et Babines, aussi bien que Tchilcotines.

Les premiers, qui sont aujourd'hui si arriérés comparés aux autres, leur étaient jadis tellement supérieurs, au point de vue industriel et artistique, que les Porteurs, par exemple, leur devaient plusieurs espèces d'armes ou instruments de travail.

Les flèches étaient ordinairement à tête en pierre ou en os. Ces dernières avaient pour matière les dents de devant du castor réduites par le frottement à la forme voulue. Elles étaient réputées les plus sûres.

Deux autres espèces, bien qu'en usage chez les Porteurs, n'en étaient pas moins d'origine sékanaise. C'est la corne, ou le bois, de caribou qui fournissait la pointe de chacun de ces projectiles.

Le premier, 'kra-tchen-kwel, "flèche coupée en travers", ressemblait à une énorme alène de cordonnier, et n'avait pas moins de six pouces de long. L'extrémité opposée à celle de sa pointe était creusée de manière à recevoir une baguette de bois semblable à celle d'une flèche ordinaire, au moyen duquel le trait pointu était projeté par la corde de l'arc.

Une fois lancée, cette curieuse tête de flèche se détachait de sa tige. Elle était mortelle, et on n'en faisait usage que contre un ennemi, en temps de guerre, ou à la chasse pour abattre le plus gros gibier. Le menu gibier était tué ou bien avec la flèche à grosse tête de bois, ou bien à l'aide d'une flèche à triple arête d'os curieusement travaillée.

Les flèches en pierre, le plus souvent de silex, d'obsidienne ou de quartzite, étaient de dimensions et de formes différentes: jamais très grosses, quelquefois très petites, et fixées au bout d'une tige de bois armée d'une triple plume à l'extrémité opposée.

Ces traits étaient projetés au moyen d'arcs auxquels une garniture de nerfs d'animaux collée au dos ajoutait encore à la force de son ressort.

Nos Indiens possédaient en outre la lance régulière, une pointe de silex plus massive fixée au bout d'une perche.

Le seul instrument de pierre polie était le rhelh, ou casse-tête, fait de solide granit et de forme oblongue. Il en existait autrefois une autre espèce, semblable pour la forme, mais au moins deux fois plus longue et faite de corne de caribou.

En fait d'armes défensives, les Dénés de l'Ouest avaient deux sortes d'armures et un bouclier. Celui-ci était de forme ovale, comme le clypeus des Romains; généralement on le faisait avec des branches d'amélanchier entrelacées.

En campagne, ils se revêtaient d'une cuirasse faite avec des baguettes desséchées de même bois. Ces baguettes s'arrangeaient parallèlement les unes aux autres, et des lanières de peau de renne les retenaient ensemble, en passant aux deux bords et au milieu de la cuirasse. Il y a tout lieu de croire que les Porteurs tenaient cette armure des sauvages de la Côte.

Une autre espèce, qui était propre à la nation dénée, était la pê-sta, "dans laquelle on se tient". Cette armure avait la forme d'une tunique sans manches tombant jusqu'aux genoux, de manière à protéger tout le corps excepté la tête. Je dis tout le corps, parce que dans les combats les Porteurs ne se servaient de l'arc qu'en pliant le genou.

La pê-sta était en peau de caribou revêtue de plusieurs couches de sable et de petits cailloux coagulés, et collés de manière à former un tout qui rendait invulnérable les parties du corps protégées par elle.

***

Mais il nous tarde de voir par nous-mêmes ce que les Sékanais sont aujourd'hui. Comme les chevaux, qu'ils appellent lhi-tcho, ou gros chiens, ne sont pas encore acclimatés chez eux--ils seraient pas mal dépaysés dans leurs montagnes--nous ne pouvons nous attendre à les voir venir nous chercher. Leur absence a un avantage: nous serons libres de partir quand nous voudrons.

Nous ne pouvons pourtant trop différer, car nous avons rendez-vous aux Babines pour le mois prochain. Nous partons donc pour le lac La Truite, en compagnie de trois Indiens de la Mission.

La première journée de marche n'offre rien de bien extraordinaire. Nous franchissons d'abord de petites prairies naturelles à l'est du lac Stuart, longeons le lac Porteur, nous enfonçons dans des fourrés de petits pins qui menacent de faire disparaître entièrement le sentier, et nous trouvons vers le soir sur les bords d'un cours d'eau que les cartes appellent la rivière au Saumon, mais qui passe parmi les sauvages pour la rivière au Castor (littéralement, la rivière aux mains de castor, Tsa-la-khoh).

Fatigués des fondrières et de l'exercice gymnastique que nous leur avons fait faire toute la journée, nos montures s'arrêtent volontiers et nous campons.

Mais, au lieu de jouir du repos qu'elles ont si bien mérité, elles sont assaillies par des nuées de moustiques qui les mettent hors d'elles-mêmes. Naturellement ces insectes n'ont pas de préférence pour les animaux. Le sang de l'homme leur paraît tout aussi alléchant; aussi nous ne pouvons fermer l'œil de toute la nuit.

Le lendemain, après avoir passé successivement la rivière Blanche et la rivière aux Marais (Muskeg R.) où un faux pas eût précipité nos chevaux dans des fondrières où ils seraient restés, nous gagnons la hauteur des terres qui divise le bassin du Pacifique de celui de la mer Arctique. A partir de là, toute eau courante se dirige vers la mer Glaciale.

Ainsi le ruisseau que voici ne doit pas faire moins de 900 lieues avant de se reposer sous les glaces des Esquimaux. Et dire que la descente totale de tous les cours d'eau qui lui serviront de canal pour aller aboutir dans ces lointains parages n'est que de 2740 pieds, c'est-à-dire 500 pieds seulement de plus que la pente qu'ont à descendre les eaux du lac Stuart, pour aller se jeter à la mer après avoir franchi une distance qui n'excède guère 200 lieues!

Cette comparaison donnera une idée de la rapidité des rivières de la Colombie Britannique et en particulier du Fraser.

Vers midi, un lac aux baies multiples et aux îles verdoyantes frappe nos regards. C'est le lac La Carpe. Le sentier nous conduit à un endroit qui sépare le lac proprement dit d'une anse aux eaux profondes, que nous traversons en radeau.

Inutile d'appuyer sur l'état pitoyable des chemins. Un seul détail en dira plus long que toute description: plutôt que de suivre le sentier, on préfère patauger dans les lacs quand il s'en trouve à portée!

C'est ce qui a lieu au lac Long, que nous suivons dans l'eau aussi longtemps que possible. Puis nous traversons son débouché, rivière célèbre pour la quantité d'excellentes truites qu'elle nourrit. Nous avons eu soin de nous munir d'hameçons; dans un quart d'heure ils nous rapportent une douzaine de beaux poissons, que nous apprécierons au campement du soir.

Mais quel est ce bruit confus qui frappe vos oreilles après que vous avez gravi la colline à l'est de la rivière? Vous avez beau interroger l'horizon, vous ne voyez partout qu'une immense forêt ravagée par l'incendie.

Vos compagnons de voyage vous ont vite renseigné: c'est une chute que fait à votre gauche la rivière que vous venez de traverser. Comme elle est à quelque distance du sentier, il vous faut, pour la voir, vous écarter un peu. Elle n'a pas moins de 130 pieds de profondeur, et vaut bien la peine des quelques pas qu'il vous a fallu faire pour l'aller contempler. C'est un petit Niagara.

Plus loin, nous traversons la rivière aux Iroquois, petit cours d'eau qui va se jeter dans la rivière du lac Long.

***

Décidément ces aventuriers d'Iroquois n'ont pas eu de chance dans nos parages. Aussi, que venaient-ils chercher si loin de leur pays?

--Des pelleteries, cet argent du Peau-Rouge.

--Oui, mais ils se trouvaient en territoire déné, et le Déné ne badine pas quand il se voit frustré par des étrangers de l'héritage que lui ont légué ses ancêtres.

Deux Iroquois avaient donc eu l'audace de venir chasser dans le pays où nous nous trouvons, et ils se félicitaient sans doute du succès de leur entreprise, quand la mort vint les chercher au milieu de leurs rêves dorés.

Son instrument fut un nommé Tlih, qui les massacra et s'empara des fourrures qu'ils avaient amassées. Certains sauvages répètent encore de nos jours le "chant de victoire" que Tlih improvisa après son exploit et qui, comme tous les chants de ce genre chez nos Indiens, était composé des dernières paroles proférées par ses victimes.

Le Peau-Rouge ne voyait rien de honteux dans pareils assassinats. Pour lui, c'était de la guerre tout simplement. Guerre est synonyme de tuerie. Aussi nos Indiens devenus chrétiens ne peuvent-ils comprendre comment des blancs qui sont baptisés puissent sans remords de conscience se résigner à s'entretuer, c'est-à-dire à guerroyer, et quand vous leur dites que les prêtres accompagnent comme chapelains les soldats dont le métier est en campagne de tuer d'autres soldats, leur étonnement est à son comble.

Le matin du troisième jour de marche, la monotonie exceptionnelle du chemin est agréablement coupée par la vue des montagnes Rocheuses, qui se dressent majestueusement devant nous. Des hauteurs où nous sommes, nous distinguons aussi le lac La Truite et la vallée de son déversoir. Puis nous descendons le long d'un ravin profond, et une heure après nous entendons les coups de fusil qui répondent à notre signal de l'autre côté de cette haie de sapins bordant la rivière du lac Long que nous traversons en arrivant.

Nous sommes chez les Sékanais du sud--car nous verrons que la même tribu a deux autres rendez-vous dans le nord: le lac d'Ours et le fort Grahame.

Immédiatement hommes, femmes et enfants sortent de leurs tentes échelonnées le long du lac, et viennent vous souhaiter la bienvenue par une chaude poignée de main, tout en ne ménageant pas leurs remarques sur votre apparence et celle de votre coursier, car le sauvage, surtout celui qui est resté primitif, pense tout haut.

--Enfin tu es venu! Voilà si longtemps que nous sommes à t'attendre! Nous avons épuisé nos provisions. Une bande est même déjà partie de peur de mourir de faim.

Tels sont les propos qui saluent notre arrivée. Malheur à vous si vous allez là pour faire bombance!

Comme tel n'est pas notre but, et pour ne pas faire souffrir trop longtemps nos Sékanais, nous nous mettons au travail le soir même de notre arrivée.

Notre interprète est Zaya, un Porteur qui s'est établi là après avoir tué un sauvage du lac Smart, qu'il prenait pour un caribou. Depuis l'accident, il n'a pas encore osé paraître à son pays natal, craignant la vengeance des parents de sa victime; car, d'après l'ancienne loi porteur, qui verse le sang doit payer du sien: dent pour dent, œil pour œil. La question de culpabilité est une question tout à fait secondaire.

Ici nous n'avons ni église, ni maison de catéchisme. De fait il n'y a aucune autre bâtisse que celle de la compagnie de la baie d'Hudson. Tous nos exercices se font donc en plein air, sur l'herbe autour de ma tente.

Les Porteurs ont fait aux Sékanais un commencement d'église, à laquelle nous travaillons tous les jours. Ces derniers ne veulent pas se laisser surpasser par mes compagnons de voyage en zèle pour la maison de Dieu, et c'est merveille de les voir manier, pour la première fois de leur vie, la scie et le rabot.

Voyez donc quelle ardeur ils manifestent, que de mouvement ils se donnent, et comme ce genre de travail les essouffle! Qu'un menuisier n'était-il là pour admirer le résultat de leurs efforts! Un aveugle blanc eût certainement mieux fait.

Sous le rapport spirituel, mes propres efforts ne furent pas vains. Mes instructions furent bien suivies, et, ce qui est mieux, on les mit de suite en pratique. On m'apporta tous les tambours et osselets de jeu qui se trouvaient là, et j'en fis un feu de joie.

Ces pauvres gens ont certes bien raison d'écouter le prêtre: le fil qui les retient à la terre est si mince! La faim est l'un de leurs pires ennemis, et elle fait assez souvent des victimes parmi eux. Les bêtes féroces leur enlèvent aussi parfois quelque parent ou ami; en sorte que, moins encore que le Porteur, le Sékanais qui part pour la chasse n'est sûr de revoir les siens.

Ezouh, ce petit courtaud au teint foncé qui va et vient appelant le monde à nos exercices, avait jadis un frère avec lequel il partit un jour pour la chasse. Ezouh était alors mal portant, et la course au milieu des rugosités de la montagne l'eût bien vite épuisé.

--Je n'en peux plus; reposons-nous un peu, dit-il à son frère.

Et tous les deux de s'asseoir sur la terre nue.

Quelques instants s'étaient écoulés quand le plus jeune des deux aperçut à une faible distance un énorme ours gris.

--Il faut que je le tue, fit-il en se levant.

Ezouh eut beau essayer de l'en dissuader, le conjurant de ne pas écouter sa témérité; le jeune homme ne voulut rien entendre. Il descendit vers le monstre, et lui envoya la charge de son fusil.

Mais qu'est-ce qu'un coup de fusil pour l'ours gris, le lion de nos montagnes, la terreur des rares touristes qui se sont fourvoyés sur sa piste? L'animal fonça sur l'imprudent, le saisit par le cou, par le ventre, et en fit une masse informe, et cela sous les yeux de son frère impuissant à lui porter secours.

Le lendemain, on trouva le jeune téméraire à quelques pas de là, masse de chairs meurtries et ensanglantées, et les entrailles traînant sur le sol.

Depuis ma première visite aux Sékanais, un enfant d'une douzaine d'années a eu le même sort: dévoré par un ours gris.

***

Rien ne résiste à cet animal. Il n'en est pas de même de l'ours noir, à peu près le seul qui soit connu de la majorité des blancs, qui en ont aussi grand peur que les vrais Indiens le méprisent. Nombre de ces derniers encore vivants pendant mon séjour au milieu d'eux eurent avec lui des rencontres au cours desquelles il leur fallut lutter avec lui, et s'en tirèrent sinon sans effusion de sang, du moins avec la vie sauve.

Un chasseur déné qui aurait peur d'un ours noir serait la risée de ses pairs.

Demandez plutôt à Sailawê du Fond du Lac Stuart. Longeant un jour, seul et dans un petit canot, le grand lac Babine, il aperçut, non loin du rivage, un ours de cette espèce, le tira et, croyant l'avoir blessé à mort, courut après, laissant son fusil dans son canot.

Imprudent qu'il était! L'expérience de ses compatriotes aurait dû lui apprendre que l'ours noir est traître, et va généralement se cacher pour attendre au passage le chasseur qui n'a fait que le blesser.

Ce fut le cas de mon homme. Il n'avait pas plus tôt gravi la petite côte au sommet de laquelle il croyait trouver sa proie étendue sans vie, que celle-ci lui sauta à la gorge et en aurait vite eu raison si le chasseur n'avait eu la présence d'esprit de lui saisir les oreilles, comme le fait tout sauvage en pareille circonstance, pour lui tenir la gueule à distance et l'empêcher de lui déchirer la poitrine.

Les voilà donc tous deux luttant corps à corps, tantôt debout comme deux gladiateurs, le plus souvent se roulant et se culbutant par terre, Sailawê ne lâchant jamais les oreilles du monstre qui, de son côté, lui laboure les épaules et les bras de ses terribles griffes.

Combien de temps dura le duel, c'est ce qu'il serait difficile de dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que le chasseur en sortit affreusement meurtri. Il commençait, dit-il, à perdre haleine, et l'ours allait avoir le dessus quand les deux combattants étant parvenus au bord du petit monticule, mon homme s'avisa de lâcher l'animal et lui envoya un vigoureux coup de pied qui le fit dégringoler en bas de la butte, tandis que lui-même s'enfuyait vers son canot et poussait au large.

Une fois là, il ne songea point à retourner se venger avec son fusil des blessures qu'il avait reçues. Il en avait assez.

Peut-être avait-il appris de son père à se battre avec l'ours. Celui-ci descendait la rivière Stuart en compagnie de trois autres sauvages quand un ours fut signalé, tiré et pareillement blessé. Le fauve, se conformant à ses instincts, alla se cacher là où il prévoyait qu'on le chercherait. Deux sauvages de cette bande fouillèrent la forêt un peu en amont de leur place de débarquement, tandis qu'Adzoulh, le père de Sailawê (que j'ai très bien connu, et qui devait mourir centenaire d'une chute sur la glace), partit dans une direction opposée.

Après de vains efforts pour trouver l'animal, les deux Indiens revinrent au canot, croyant y trouver leur compagnon; mais celui-ci n'y était point. Après l'avoir attendu un certain temps, craignant un accident, ils se mirent à sa recherche.

Ils avaient fait près d'un quart de mille quand ils aperçurent au loin Adzoulh, debout et immobile.

--Approchez doucement et ne craignez rien, leur cria-t-il; je le tiens par les oreilles, teneo lupum auribus!

J'ai connu d'autres Porteurs qui portaient encore les marques des blessures qu'ils avaient reçues en pareilles rencontres. Que dis-je? l'un de mes meilleurs amis, Denys, sauvage dont la véracité n'aurait pu être révoquée en doute, tint même tête un jour au farouche ours gris! Cela paraît si incroyable que je ne l'aurais pas cru d'un autre.

De concert avec un second chasseur, il suivait sur la montagne la piste d'un caribou.

--Va à droite; moi je prendrai à gauche, et ainsi nous le surprendrons entre deux feux, lui avait dit son compagnon.

Denys s'en allait donc seul et sans se défier de rien quand il tomba sur le caribou, le tira et le manqua. Il allait recharger son arme, et venait d'entrer dans une clairière au sommet de la montagne quand, ô horreur! il vit un ours gris déboucher d'un point opposé de la forêt, et se diriger vers lui au travers de la petite prairie naturelle.

Que faire? Reculer? C'était une mort certaine. Avancer? Il n'aurait pas le temps de charger son fusil, et d'ailleurs qui serait assez téméraire pour attaquer l'ours gris avec un fusil à un coup? Crier au secours? Autant essayer d'exciter le monstre. Et puis le compagnon du pauvre homme était trop loin et ne pourrait l'entendre.

Celui-ci se rappela alors qu'en pareille circonstance le point essentiel est de ne pas trahir la moindre peur. Il se tourna donc bravement vers l'intrus qui avançait toujours, et l'attendit de pied ferme.

Le souvenir de sa femme et de ses petits enfants se présenta soudain à sa pensée. Il leur donna quelques secondes de regret, et mentalement, leur dit adieu. Quant à lui, il n'avait plus qu'à se préparer à la mort.

Cependant le fauve n'était plus qu'à quelques pas. Tout étonné de se voir ainsi regardé fixement par un être qui semblait le braver, il s'arrêta net et s'assit en face de Denys. Celui-ci ne le quitta pas un instant des yeux, et, comme il le racontait ensuite, il n'épouvait aucun sentiment de peur.

--J'avais fait le sacrifice de ma vie, dit-il; j'attendais seulement mon bourreau.

Cependant les instants succédaient aux instants; l'ours ne bougeait pas, et semblait fasciné par le regard de l'homme. Cinq minutes ou un quart d'heure, qui peut le dire? se passèrent ainsi en contemplation mutuelle, quand soudain le monstre leva les oreilles, écouta avec attention, se détourna, puis aperçut un second adversaire déboucher de la forêt. C'était le compagnon de Denys, qui était désormais sauvé. Dès que l'ours eut vu le nouveau-venu debout sur la lisière du bois, il s'en retourna lentement par où il était venu.

Ni l'un ni l'autre des chasseurs ne songea à le poursuivre, et jusqu'à sa mort mon brave Denys passa pour un sorcier.

***

Ces anecdotes m'ont entraîné loin. Je reviens au lac La Truite et à mes Sékanais.

Durant cette première retraite, je fis une dizaine de baptêmes, et entendis les confessions de quelques personnes, jeunes gens et jeunes filles, qui étaient baptisées.

Puis, comme la famine menaçait sauvages et missionnaire, je repris le chemin du lac Stuart.

Cette fois, je ne sais quel accident arriva à mon cheval, superbe animal auquel je tenais beaucoup; mais le soir de notre premier campement, je constatai qu'il était borgne.

Peu ne s'en fallut que son maître eût le même sort. Le lendemain, comme je marchais en tête de la caravane, je levai une perdrix, qui alla se percher à quelque distance. Nous n'avions d'autre arme à feu qu'un vieux révolver d'énorme calibre, que portait l'un de mes compagnons.

--Vite vite! passe-moi ton petit fusil, lui criai-je. Elle va s'envoler.

J'avais déjà été désappointé la veille en voyant s'enfuir une poule sauvage que je m'apprêtais à tirer, et je voulais avoir au moins la satisfaction d'essayer d'abattre celle-là.

Joseph me passa alors son revolver, et moi, ne pensant qu'à l'inquiétude manifestée par le gibier, j'oubliai que j'avais en main, non pas une carabine avec crosse à épauler, mais un pistolet sans aucune protection contre le recul de l'arme. Je visai de mon mieux, et pan!...

Une bombe m'était-elle éclatée dans la tête? J'entendais comme des roulements de tonnerre; les oreilles me tintaient comme si quelque géant m'eût souffleté sur les deux joues. Qu'était-ce bien?

Mes compagnons s'étaient approchés de moi; je voyais leurs lèvres remuer et leurs yeux m'interroger, mais n'entendais pas un traître mot.

En même temps, je portai la main à la figure. Comment? Du sang! Je compris alors: le chien du révolver, dans le mouvement de recul propre à une arme de ce calibre, m'avait dardé l'os immédiatement en dessous de l'œil. Trois millimètres plus haut, et j'étais borgne pour la vie! Gratias agamus Domino Deo nostro!

Je payai assez cher ma perdrix pour que je me donne ici la satisfaction d'ajouter que ma balle lui coupa le cou net.

Le lendemain, j'étais de retour à la Mission, tout prêt à partir pour le lac Babine.




Chapitre IX

CHEZ LES BABINES

SOMMAIRE.--Caractère et organisation--Le patlache--Répréhensible--Le chaman--En route pour Babine--Première retraite--Les festins prohibés--Rejetés.

Nous savons déjà pourquoi les Babines sont ainsi appelés. Leur tribu, ou sous-tribu (car leur langue n'est peut-être pas assez différente du porteur pour leur valoir l'honneur d'une identité ethnique séparée), est divisée en deux parties distinctes basées sur des particularités géographiques. Nous avons les Babines du lac et les Babines de la rivière Bulkley, plus connus sous leur nom tsimsiane d'Akwilgettes.

Ces deux sections sont identiques, ou peu s'en faut, comme langue, organisation sociale et caractère psychique, bien que les derniers, au contact continuel des Kitksonnes (tribu tsimsiane qui ne s'est jamais souciée du catholicisme parce qu'entichée de ses coutumes semi-païennes), soient plutôt de sang mêlé, par suite d'unions matrimoniales avec leurs voisins hétérogènes.

Les Babines se sont toujours fait remarquer par leur bruyante loquacité et leur conservatisme obstiné. Ce dernier trait de leur caractère est la cause de leur peu d'avancement dans les voies évangéliques et des soucis qu'ils ont toujours donnés au prêtre qui en a été chargé.

Quant à leur propensité pour la parole et les cris articulés, ainsi que leur excitabilité, il est difficile d'exagérer l'une ou l'autre. Rien de curieux comme deux Babines pris de querelle. Leurs éclats de voix tonitruants, les terribles gestes des adversaires, leurs menaces sanguinaires sont de nature à donner le change.

Vous vous attendez à un choc violent, qui va avoir pour résultat la mort de l'une des deux parties et l'éclopement de l'autre. Vous en êtes pour votre appréhension. Quand les querelleurs se sont dit tout ce qu'ils pouvaient se dire, quand ils se sont menacés tout leur saoul, sans que l'un ou l'autre ait cédé ou qu'il ait même simplement pris peur, ils s'en retournent comme des gens qui s'aperçoivent qu'ils perdent leur temps, et l'accalmie succède à la tempête.

Non pas évidemment que les Babines ne puissent faire un mauvais coup sous l'impulsion de la colère. Ils sont sauvages, et l'on peut s'attendre aux pires excès d'un sauvage hors de lui-même. Mais pour aller aux extrémités, un Babine requiert le plus souvent quelque manteau qui le couvre et le protège, comme les ténèbres de la nuit, la solitude ou l'inattention de la victime présomptive.

Si j'avais à qualifier en quelques mots les quatre tribus indiennes dont j'ai jusqu'ici parlé, je dirais que les Tchilcotines sont violents, actifs et sanguinaires; les Porteurs, progressifs, religieux et pas assez moraux; les Sékanais, naïfs, honnêtes et superstitieux, tandis que les Babines sont criards, grands parleurs et ancrés dans leurs anciennes pratiques.

Leur langue est encore plus difficile que celle des Porteurs, phonétiquement moins douce, parce que hérissée de groupes consonantaux tels que ts, tl, kl, klh, etc., généralement remplacés par une seule consonne chez les derniers.

Par ailleurs, lorsque vous savez le porteur, vous pouvez sans aucune peine vous tirer d'affaire chez les Babines, qui vous comprendront généralement sans trop de difficulté, excepté les vieillards, qui n'en saisiront pas moins une bonne partie de ce que vous dites. Je n'appris jamais le babine autrement qu'à l'entendre parler: je me servais du porteur avec mes auditeurs babines, qui employaient eux-mêmes leur propre langue avec moi, et rien ne se perdait entre nous.

Leur organisation sociale est identique à celle des Porteurs, lesquels l'ont empruntée aux peuplades maritimes par l'intermédiaire de ces mêmes Babines. Comme eux ils suivent le régime de la matriarchie, c'est-à-dire la descendance des droits, l'hérédité, du côté de la mère, et sont divisés en clans, à la tête desquels président des tenê-za, ou notables, auxquels revient la possession des terres de chasse du clan, possession qui s'acquiert et se confirme au moyen de ces fêtes publiques si passionnantes pour l'Indien qu'on appelle le patlache, ou "festin".

Si le lecteur veut comprendre quelque chose aux difficultés, même au point de vue religieux, qui confrontèrent le missionnaire chez ces sauvages, il est nécessaire maintenant d'entrer dans quelques détails sur la célébration de ces fêtes.

***

Patlache est un mot du jargon tchinouk qui signifie "donner". Il s'emploie pour désigner la distribution publique et solennelle d'effets, tels que couvertures, entières ou le plus souvent déchirées en morceaux qui pourront servir pour la confection de parties du vêtement, qui remplacent aujourd'hui les peaux tannées des jours d'antan, avec lesquelles on se faisait mitasses et mocassins. Cette distribution, au cours de laquelle on détruisait aussi parfois fusils et autres armes par pure fanfaronnade, est suivie d'un repas gargantuesque donné à autant de personnes de clan étranger au sien qu'on peut en trouver--le tout accompagné souvent de cérémonies significatives.

On n'hérite d'un rang ou d'une propriété foncière qu'au moyen de toute une série de patlaches trop longue à décrire, mais qui peuvent brièvement se ramener aux suivants.

Le premier patlache donné en l'honneur d'un défunt tenê-za a lieu trois ou quatre jours après l'arrivée des invités aux funérailles. C'est l'héritier présomptif, c'est-à-dire le neveu maternel, qui donne ce banquet. Comme toujours, les autres notables présents sont honorés d'une double ou triple portion des vivres dont on emporte chez soi la plus grande partie. Le tout est accompagné de copieuses libations de graisse d'ours liquide.

La seconde fête a pour but de célébrer la déposition des restes du défunt à la place d'honneur, et cela bien que son cadavre ait déjà subi la crémation. L'héritier n'est encore considéré que comme simple aspirant au titre de son oncle.

Le troisième est le plus important de la série. C'est alors que l'héritier prend définitivement rang parmi les notables de la tribu. On impose alors en grande cérémonie du duvet d'oiseaux sur la tête des invités, en gage de l'estime qu'on professe pour eux, cérémonie qui est publiquement répétée en faveur du nouveau tenê-za.

Puis son assistant saisissant entre ses mains la première d'un tas de peaux tannées (aujourd'hui couvertures) qui doivent être distribuées, l'étale aux les yeux de tous en criant:

--Ces peaux, ces peaux il va vous les donner!


UN TENEZA PORTEUR

Puis il la place sur les épaules du nouveau dignitaire à la manière d'un manteau--recommençant de la même manière pour chacune des peaux à distribuer.

Revêtu de ces multiples manteaux, le tenê-za en est finalement débarrassé. C'est le signal du silence: les chants des invités étrangers à son clan et les lamentations de ceux qui y appartiennent, qui ont jusque-là retenti aux oreilles des invités, cessent comme par enchantement. Le moment solennel est venu: les peaux sont déchirées en bandes et distribuées, des doubles ou triples largeurs revenant de droit aux autres notables présents.

Le quatrième patlache de la série a pour but de célébrer l'intronisation du nouveau dignitaire. Cette distribution est regardée comme le tribut payé pour avoir le droit de s'asseoir à la place traditionnelle du prédécesseur.

Le cinquième voit les notables entrer dans la loge des cérémonies en dansant d'une manière toute particulière, après quoi les insignes de son rang, la perruque, le pectoral et le tablier nobiliaires, sont présentées à celui qui est l'objet, ou l'occasion, de toutes ces fêtes.

Le sixième et dernier est remarquable par des représentations théâtrales, danses avec masque, etc., et, chez les Porteurs, par la libération de la veuve qui a jusque-là fidèlement porté les restes du défunt tenê-za, dont le nouveau prend maintenant les noms et attributions.

Telle est, en aussi peu de mots que possible, la série des fêtes par la célébration desquelles le nouveau dignitaire paie publiquement pour sa succession au rang de son prédécesseur, ainsi qu'à la possession des terres de chasse qu'il comporte.

Va sans dire que ledit notable ne manquera pas d'en donner d'autres dans la suite, s'il veut continuer à jouir de l'estime de ses compatriotes, et plus il se montrera généreux--moyennant retour ultérieur de pareilles libéralités par ceux qui en profitent, ce qui est toujours sous-entendu--plus sera grand son nom dans la tribu. De fait, on peut dire que la vie sociale de Porteurs et Babines n'était autrefois qu'une succession presque ininterrompue de patlaches: l'un n'était pas plus tôt terminé, qu'un autre lui succédait dont le but était trop souvent d'éclipser les autres.

***

Mais, dira-t-on, en quoi ces fêtes et les coutumes qui les autorisent sont-elles répréhensibles, et pourquoi les proscrire?

Pour plus d'une raison, et cela est si vrai que le gouvernement et la législature de la Colombie Britannique eux-mêmes ont cru de leur devoir de les prohiber. On comprendra toute la force qui s'attache à cette défense de l'autorité civile. Entrons maintenant dans quelques considérations à ce sujet.

D'abord il y a le principe général que le sauvage, pour être vraiment chrétien, doit pour ainsi dire, devenir un autre homme. Sous peine de n'être qu'un païen baptisé, il doit abandonner, en même temps que les observances essentiellement blâmables qu'il a reçues de ses ancêtres, celles-là mêmes qui peuvent n'être pas beaucoup plus qu'indifférentes.

L'expérience l'a prouvé: toutes s'enchaînent; l'une réclame l'autre. Baptiser un Indien qui ne veut pas en passer par là, c'est s'exposer à mériter le reproche des Saintes Ecritures: Multiplicasti gentem, non multiplicasti laetitiam, tu as multiplié (les membres de) la nation, et tu n'as point multiplié la joie (Isai, IX, 3).

Mais ces festins d'apparat sont réellement répréhensibles, même au simple point de vue matériel. Ils appauvrissent terriblement l'amphitryon: le fruit de longs mois d'épargne et même de privations est dissipé en un jour. Le père de famille a-t-il le droit d'imposer de longs jeûnes à sa femme et à ses enfants, de les forcer d'aller en haillons, sinon absolument nus, parce qu'il veut satisfaire sa vanité: Celebremus nomen nostrum, faisons-nous un nom (Gen., XI, 4)?

Au point de vue spirituel, ces fêtes sont tout aussi blâmables. Elles sont le rendez-vous de l'orgueil et de plusieurs autres péchés capitaux, tels que la luxure et la colère. L'essentiel, dans la plupart des cas, c'est de surpasser les autres en soi-disant libéralités. Ces rassemblements insolites occasionnent une foule d'occasions de péché entre les deux sexes. Parce qu'on pourra se croire estimé en dessous de sa véritable valeur dans la place qu'on vous assigne ou les portions qu'on vous sert, on se laissera aller à la colère, et l'on se répandra en récriminations. D'où parfois rixes, disputes et ressentiments sans fin.

Et l'envie, n'est-elle pas que trop apparente à l'occasion de ces patlaches? Il faudrait bien peu connaître l'Indien pour la croire absente de ces fêtes, sans parler de la gourmandise, autre péché capital, qui règne en permanence au cours de ces célébrations. Les fabuleuses quantités de vivres qui s'y absorbent, au cours d'espèces de contestations gastronomiques, ne sont certes guère apparentées avec la mortification, ou du moins la sobriété, du chrétien.

Ces fêtes sont de plus l'occasion toute naturelle de superstitions non moins antichrétiennes, que dis-je? vraiment diaboliques, comme le sont les incantations du jongleur, le prêtre du diable. La présence de tant d'étrangers donne lieu à des recours aux services de chamans d'autres villages, dont on essaie l'efficacité après s'être adressé à ceux de sa propre localité.

Et les jeux de hasard, danses de toutes sortes, mauvaises chansons, tout se trouve à ces dangereux rassemblements, qui dégénèrent trop souvent en véritables bacchanales.

Et puis il ne faudrait pas oublier que le système entier qui est à la base de ces fêtes condamnables en elles-mêmes repose sur une organisation sociale qui n'a rien de bien chrétien, je veux dire celle des clans avec animaux, ou autres éléments de la nature, comme totems, ou génies protecteurs. Dans le christianisme, ce rôle est joué par des esprits célestes, les anges gardiens, bien différents des crapauds, couleuvres, ou même castors, ours et autres fauves qui sont honorés d'une manière toute spéciale par les membres des clans auxquels ces êtres plus ou moins dégoûtants sont supposés présider.

Le ministre d'un Dieu mort pour sa créature pouvait-il tolérer pareille intervention des rôles? Lui était-il loisible d'encourager indirectement par son silence les excès plus répréhensibles les uns que les autres, énumérés plus haut?

Non, assurément. Aussi, dès les premiers rapports que les Babines eurent avec le prêtre catholique, les points les plus condamnables de ces fêtes et de cette organisation sociale avaient-ils été prohibés sous peine, pour le récalcitrant, de n'être pas admis au baptême.

Mais la prudence conseillait alors d'agir avec circonspection, de peur de briser le roseau en voulant le faire trop plier. On leur avait donc laissé ce qu'on appelait les «petits festins», fêtes apparemment assez inoffensives, dont les détails étaient gouvernés par des règlements restrictifs que chacun était bien averti de ne pas enfreindre.

A mon arrivée dans le district, ces mesures étaient assez bien observées par les Porteurs, plus ou moins bien par les Babines du lac, et pas du tout par ceux de la rivière, qui, après un essai de quelques années, étaient retournés à leur vomissement. En sorte que mon prédécesseur s'était cru autorisé à les laisser à leur sort.

***

La question de ces fêtes semi-païennes n'eût peut-être pas à elle seule poussé à une telle extrémité. Mais en connexion avec elle il y en avait une autre, à laquelle nous avons maintes fois fait allusion, qui était, elle, absolument intolérable. J'ai en vue ici celle du chamanisme, qu'ils tenaient également de leurs ancêtres.

Là il n'y avait pas à hésiter. Nemo potest duobus dominis servire, personne ne peut servir deux maîtres (Matt., VI, 24), a dit la Vérité. Or les Babines pensaient autrement.

La prière quotidienne, l'observation de l'abstinence, le baptême des enfants et la confession des baptisés leur paraissaient d'excellents moyens de gagner le ciel; mais ils ne les croyaient point incompatibles avec l'invocation du diable par l'entremise du jongleur, quand le bon Dieu ne se pressait pas assez de rendre leurs malades à la santé.

Le prêtre n'en jugea pas ainsi, et, quand il les mit en demeure de rejeter à tout jamais le diable et ses œuvres, c'est-à-dire le jongleur-médecin et ses incantations, ils le firent à regret pour se donner ensuite à eux-mêmes le plus honteux démenti.

Pourtant, on ne saurait dire qu'il y ait eu de leur part malice formelle: c'était plutôt de la faiblesse, une peur exagérée de la mort, qui portait à prendre tous les moyens, permis et défendus, que l'on croyait propres à prolonger la vie.

Les Dénés ont bien la connaissance des propriétés médicinales de certaines herbes. Mais si leur usage ne paraissait pas d'une efficacité suffisante, vite le chaman, ou jongleur, était appelé pour «souffler» le malade, comme ils disaient.

Celui-ci ne se faisait pas prier. Il endossait la dépouille de son génie particulier: une peau d'ours avec la tête comme coiffure, si ce génie était l'ours; un bonnet fait avec une peau de hibou, si cet oiseau était son totem, ou génie.

Vêtu de ces insignes et du pagne, et par ailleurs parfaitement nu, il commence auprès du patient sa danse magique, qu'il accompagne d'un chant propre à ces sortes d'incantations. Pendant ce temps, les assistants battent du tambourin, tandis que lui-même agite en mesure son nîlhrwes, espèce de crécelle formée d'un ovale creux muni d'un manche et rempli de petits cailloux, ou grains de plomb.

Le jongleur danse donc en chantant, danse toujours et chante de plus en plus fort jusqu'à ce que, épuisé et hors de lui-même, il tombe sous l'influence de son génie personnel. Dirigeant alors sur le malade l'insigne de cet esprit: un poisson, un mammifère, etc., il s'avance vers lui, et jette sur sa tête le symbole sacré qui, dit-on, disparaît aussitôt.

Faisant ensuite sur la partie souffrante des insufflations sans nombre, il se met à la sucer comme pour en retirer la cause du mal, qui, effectivement, sort de sa bouche sous la forme d'une épine, d'un insecte, d'un petit crapaud, etc.

S'éloignant momentanément du malade, il se remet à danser à distance, et tout à coup l'image du génie retourne dans ses bras tendus.

On comprend si pareil tintamarre est de nature à guérir un malade. Aussi, plusieurs qui n'auraient pas si tôt succombé au mal sont-ils emportés par son prétendu remède, en dépit de l'influence sur eux de l'imagination, puissamment secondée par les tours de passe du charlatan, qui sont faits pour décevoir même les assistants en bonne santé.

Mais le démon est si habile qu'il fait oublier les décès pour ne faire penser qu'aux prétendues guérisons. C'est ainsi qu'il abuse de la crédulité d'âmes simples qui, bien qu'elles ne veuillent pas de son royaume, ne l'en substituent pas moins à Dieu, qui tient seul entre ses mains la vie de ses créatures.

***

Nous avons vu que les Babines de la rivière, ou du Rocher-Déboulé (le nom de leur principal village), étaient alors sous le coup d'une espèce d'excommunication. Ceux du lac, tout en allant un peu mieux, n'en étaient pas moins portés à toujours regarder en arrière, regrettant plus d'une fois les oignons d'Egypte, je veux dire les grands festins et fêtes concomitantes, auxquels ils ne se faisaient d'ailleurs pas faute de se livrer clandestinement, si l'on peut ainsi dire.

Les pratiques chamanistiques étaient aussi bien loin d'être abolies parmi eux, et l'on avait parfois le scandale de chrétiens admis à la participation aux sacrements qui ne rougissaient pas de recourir au jongleur en cas de maladie.

Tel était l'état moral de la tribu babine quand quatre de ses représentants vinrent me chercher vers la fin de janvier 1886. Le télégraphe indigène leur avait depuis longtemps appris l'arrivée d'un nouveau prêtre. Peut-être espéraient-ils secrètement que celui-ci se montrerait plus accommodant que ses devanciers. Quoi qu'il en soit, ils étaient si pressés de me voir, qu'ils vinrent me chercher quelques semaines avant l'époque fixée.

J'eus alors pour la première fois les agréments d'un voyage en traîneau à chiens sur la glace de nos lacs. Je passerai à pieds joints sur ses détails, et me bornerai à noter qu'au bout de sept jours de marche, nous arrivâmes au premier camp babine.

Je fis alors connaissance avec leur insatiable besoin de parler, surtout de crier, et j'avoue que ma première impression ne fut pas des plus favorables. J'avais beau remettre à plus tard le règlement de leurs différends; il fallait coûte que coûte qu'ils les exposassent sans me faire grâce du moindre détail.

Il faut remarquer entre parenthèses que le timbre de voix babine est si perçant chez les femmes et si cuivré chez les hommes qu'il a le don de vous agacer les oreilles avant que l'individu soit au milieu de sa jérémiade.

Le lendemain, lundi, nous nous remîmes en marche pour le village du bout du lac, Hwo'tat, où ont lieu toutes les réunions des Babines du lac.

Cette fois nous étions accompagnés de tous les sauvages du camp que nous venions de quitter. Chaque famille nous suivait, le père poussant avec un long bâton le traîneau qui portait les provisions pour le temps de la retraite, pendant que la mère précédait les chiens et les encourageait de sa présence. Les jeunes gens, alertes comme tous leurs pareils, faisaient bande à part.

Par extraordinaire, le froid était alors supportable, de sorte qu'on ne signala aucun accident qui pût lui être attribué.

Il n'en va pas toujours ainsi. Je me rappelle qu'un jour de marche sur la même partie du lac, six personnes se gelèrent le nez, les joues, le menton ou les genoux avant d'avoir fait halte pour midi.

J'étais nouveau; je fus donc bien écouté, et tous ceux qui étaient déjà baptisés--pas nombreux--se réconcilièrent avec Dieu. Les jeux avaient repris presque aussitôt après le départ de mon prédécesseur; les jongleurs avaient exercé librement leur métier diabolique, et plusieurs autres désordres s'étaient introduits.

--Ne t'en étonne pas, me dit-on; ici il en est toujours de même. Nous sommes des saints quand le prêtre est avec nous; dès qu'il est parti, nous redevenons diables.

Il faut avouer qu'il n'y avait là rien de bien encourageant.

Aussi je dus leur paraître sévère. Je grondai, et j'eus la satisfaction de m'apercevoir à leurs propos que mes coups portaient.

Malheureusement, ne connaissant pas la langue, je dus avoir recours à un interprète. Or, en raison de ce que je savais de tchilcotine, dialecte de la même famille linguistique comme je l'ai déjà dit, je commençais à m'apercevoir qu'un interprète est souvent un bien piètre intermédiaire entre l'orateur et ses auditeurs. Le mien était à peu près nul.

J'essayai du tchinouk, jargon en usage sur toute la côte du Pacifique septentrional, et mon homme avoua qu'il ne me comprenait pas assez pour rendre correctement ma pensée dans sa langue. Je pensai que l'anglais serait plus facile, mais je ne trouvai personne qui le connût suffisamment pour m'être d'aucun secours.

Je me rabattis alors sur le français du pays, et parvins à me faire comprendre. Mais, hélas! comme Bossuet et Massillon durent tressaillir d'indignation dans leurs tombes!

Savez-vous, par exemple, comment, dans ce bienheureux parler propre aux métis de la région, vous devez dire pour être compris «Quand le Fils se fit homme, le démon était maître de presque tout le monde»? Ecoutez: «L'bon Yeu son garçon quand ca i' devient la même chose comme nous autres, le Yâble quasiment tout l' monde son bourgeois».

J'eus de la peine à m'habituer à ce jargon. Aussitôt que je pus bégayer la langue des indigènes, je m'en servis, au risque de faire rire des fautes que je ne pouvais manquer de faire alors. Rien n'égaie un sauvage comme un mot mal prononcé, surtout s'il prête à contresens.

***

Je fus donc relativement content de ma première visite chez les Babines.

Mais ma seconde me donna lieu de croire que la persévérance n'est pas leur vertu distinctive. Pourtant, au dire de ceux qui les avaient connus avant moi, il y avait eu progrès. Malheureusement ce progrès fut loin d'être constant, et graduellement les jeux de hasard, les sorcelleries et diableries, et surtout les patlaches, reprirent de plus belle.

Ce fut au point que, quelques années plus tard, arriva de New-Westminster l'ordre définitif pour les Babines d'avoir à renoncer non seulement à ces désordres, mais à tous les festins publics, petits et grands, sous peine de se voir abandonnés du prêtre, qui avait autre chose à faire qu'à perdre son temps avec des Indiens qui semblaient se moquer de ses enseignements.

Pour le coup, ce fut un émoi indescriptible. Il faut connaître ces Indiens pour se faire une idée du tapage qu'ils peuvent faire quand ils y mettent de la bonne volonté. Qu'on s'imagine deux cents personnes ou plus parlant à tue-tête, gesticulant comme des possédés, chacun voulant se faire entendre au-dessus de son voisin, voix d'hommes et voix de femmes, toutes plus criardes les unes que les autres; tel fut le concert dont je fus gratifié au sortir de l'église après que j'eus annoncé la décision de l'autorité ecclésiastique.

Le charivari fut tel que les chiens, épouvantés, se mirent de la partie, et entonnèrent des hurlements plaintifs qui furent continués par toute la gent canine, quatre ou cinq cents chiens aussi criards que leurs maîtres! jusqu'à ce qu'un Indien, plus sensé que les autres, s'apercevant du burlesque de la scène, fût parti d'un immense éclat de rire qui trouva quelque écho chez les jeunes gens, et calma un peu l'effervescence de la foule, qui s'écoula lentement.

Je dois excepter le chantéman, ou chantre d'office, qui est chargé d'entonner prières et cantiques à l'église. Sauvage plus rassis et d'humeur plus pacifique que les autres, il était, pour cette raison, la risée des étourdis et des batailleurs. Au lieu de rentrer chez lui, il vint me trouver tout tremblant pour se plaindre de ce que, au plus fort de la mêlée, on l'avait culbuté, on lui avait craché au visage et quelqu'un l'avait même menacé du bâton, c'est-à-dire, ajouta-t-il par manière de commentaire, qu'on avait voulu l'éborgner!

--Et tout cela, disait-il, parce que j'ai voulu soutenir la parole du Grand-Raconteur (l'Evêque).

--Si elle n'a pas de plus brave défenseur, pensai-je, elle est en grand danger de tomber à l'eau.

Pour le satisfaire, je lui dis que j'avais avec moi toute une pharmacie. Il n'avait qu'à me montrer ses plaies, je m'empresserais de les panser et de leur appliquer le plus puissant de mes spécifiques.

Il n'avait pas la moindre égratignure.

Il faut dire pourtant que ce tumulte à propos d'une mesure jugée nécessaire par qui de droit augurait assez mal de l'avenir. Aussi ne fus-je pas très surpris d'apprendre, lors de ma visite qui suivit, qu'on avait subrepticement préparé à grands frais un festin auquel tout le monde devait prendre part aussitôt que je serais parti.

Voulant les mettre à l'épreuve et m'assurer s'ils étaient plus chrétiens que païens, je leur déclarai dès le premier jour que, plusieurs n'étant pas encore arrivés, j'allais partir pour le Rocher-Déboulé, et qu'à mon retour je donnerais comme d'habitude les exercices de la retraite, s'ils n'avaient point contrevenu aux ordres de Monseigneur en ce qui était des festins.

Et je m'enfonçai au travers des montagnes qui séparent le bassin du lac Babine de celui de la rivière Bulkley.

Avant même mon retour à Hwo'tat, lac Babine, j'appris que les sauvages de cette localité, tout comme ceux de l'autre village, n'avaient tenu aucun compte de la défense épiscopale, et que tous avaient participé à la fête.

--On ne pourra refuser les sacrements à tant de monde, avait-on l'air de penser.

Dès que je parus au lac Babine, on s'efforça de m'amadouer, saluant mon retour d'acclamations joyeuses et se précipitant sur moi pour me prendre la main. Ils s'étaient bien proposé de cacher leur faute; ils comptaient sans les voies d'information secrètes à ma disposition.

Je ne parlai de rien avant le premier exercice public. Mais je déclarai alors que, conformément aux instructions de mon supérieur, instructions dont je leur avais déjà communiqué la teneur, je ne confesserais que les enfants qui n'avaient pris aucune part au festin donné malgré sa défense.

--En conséquence, ajoutai-je, je vais baptiser aujourd'hui les nouveaux-nés et entendre la confession des enfants, et demain je repars pour le lac Stuart.

Il me semble encore voir les figures altérées de mes Babines quand je fis cette déclaration. Petits et grands semblaient se rendre compte de la gravité de la situation. C'était un silence de mort: même les enfants à la mamelle faisaient momentanément trêve à leurs cris. Bien que l'église, une grande bâtisse, fût pleine comme un œuf, on eût pu entendre courir une souris!

Mais les sentiments comprimés, autant par la surprise que par le respect pour la sainteté du lieu, éclatèrent à la sortie. Là se renouvela la scène décrite plus haut, scène cette fois d'autant plus violente qu'on eût voulu savoir qui était le «traître», l'informateur.

On fît tout au monde pour m'empêcher de partir. Personne ne voulut me prêter de canot; aucun jeune homme n'osa consentir à me remmener.

Enfin j'avisai trois Porteurs du Fond du lac Stuart, à l'esprit desquels je fis miroiter leur supériorité sur les Babines, appuyant sur le fait que le Porteur est avant tout l'homme du prêtre, qu'il n'abandonnera jamais chez des ennemis, des quasi-païens, etc.

Bref, je réussis à leur persuader de retourner dans leur pays et de me prendre avec eux.

Voyant qu'ils ne pouvaient me retenir par des moyens naturels, les Babines eurent recours au surnaturel, comme ils l'entendaient. Tous leurs sorciers allaient se concerter, m'assurèrent-ils, pour m'opposer un vent contraire, et allaient déchaîner contre moi toutes les forces de la nature.

Naturellement je me ris de leurs menaces et partis.

Nous eûmes constamment un vent des plus favorables, ce qui est très rare en cette saison, et je souhaitai maintes fois depuis que les sorciers se fâchent encore contre moi.




Chapitre X

DANGERS ET CONTRETEMPS

SOMMAIRE.--Un sauvetage miraculeux--De nouveau chez les Babines--Presque tué--Le prêche du diable--Moricetown--La montagne--Hazelton.

Les deux branches de la tribu babine se trouvaient donc momentanément délaissées par le prêtre dont elles ne voulaient pas suivre les enseignements. Au lieu de s'humilier et de mériter son retour par un amendement congru, ces malheureux regimbèrent contre l'aiguillon, et reprirent toutes leurs anciennes coutumes et observances superstitieuses.

Et pourtant, chose remarquable, ils ne lâchèrent pas la prière publique et continuèrent à observer l'abstinence du vendredi et, plus ou moins, le repos dominical. Toujours le même système: ils voulaient servir deux maîtres.

Le bon Dieu leur apprit l'hiver suivant ce qu'il pensait de leur conduite, en leur envoyant une maladie épidémique qui décima leurs enfants. Plus de quarante périrent en quelques semaines.

En même temps, les accidents succédaient aux accidents, comme autant d'avertissements miséricordieux.

Qistames (Antoine), père de famille encore à la fleur de l'âge, descendait avec son gendre, le chantéman dont j'ai parlé plus haut, la rivière Babine, cours d'eau assez important et d'une rapidité vertigineuse, lorsque leur canot donna contre un brisant qui le fit chavirer. Comme par miracle, le chantéman fut rejeté sur la grève par les vagues en courroux, tandis que son compagnon, moins heureux, se voyait emporté par le courant.

Et pourtant la bonne Providence veillait sur lui. Au moment où il allait être asphyxié par les eaux tapageuses qui le roulaient dans leur sein sans qu'il pût prendre pied, il se heurta tout à coup à quelque chose de solide, qui manqua de l'assommer. S'y cramponnant comme à une planche de salut, il s'aperçut bientôt qu'il était en contact avec une énorme roche.

--Si seulement elle me permettait de me tenir à flot! pensa-t-il instinctivement.

Or en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, il avait grimpé des profondeurs de l'abîme au sommet de la roche qui, heureusement, émergeait au-dessus de la surface des flots.

Et maintenant était-il sauvé parce qu'il se trouvait échoué au beau milieu d'une rivière large et profonde?

Le bon Dieu, qui veillait sur lui--car Qistames, homme froid comme son gendre, bien que moins religieux, était un homme de bonne conduite--le bon Dieu, dis-je, répondit affirmativement. Le chantéman, désormais hors de danger, l'eut vite aperçu, et, lui criant de tenir bon jusqu'à la fin, retourna vers la loge de chasse qu'ils avaient quittée peu avant l'accident.

Quelques instants s'écoulèrent qui parurent des heures au naufragé grelottant de froid sur sa roche solitaire. Il commençait à ressentir les premières douleurs occasionnées par les blessures qu'il avait reçues au contact des galets du lit de la rivière, lorsque son gendre revint avec une longue corde pour tenter le sauvetage--leur canot était naturellement perdu.

Lui lançant sa corde dont un bout était noué à une pierre, pour en faciliter le jet, le chantéman lui cria de se l'attacher à la ceinture.

--Et surtout ne manque pas de la nouer fortement, ajouta-t-il, car je vais tirer de toutes mes forces.

Malgré son commencement de défaillance, sentant qu'il y allait de sa vie, Antoine s'attacha le bout de la corde aussi solidement qu'il put, fit un grand signe de croix, et se laissa tomber à l'eau.

Au milieu des roches, il se sentit entraîné violemment au travers du lit de la rivière, jusqu'à ce que, plus mort que vif, il abordât sur le rivage. Il était sauvé.

Il n'en souffrit pas moins assez longtemps des suites de l'accident.

Comme pour faire ressortir mieux encore le caractère presque miraculeux de ce sauvetage, Dieu permit qu'un enfant se noyât ce même été non loin de là, pendant que son compagnon de canot abordait à la nage.

Cet accident faillit avoir des suites fâcheuses. Comme toujours en pareille circonstance, on soupçonna le survivant d'avoir causé la mort du pauvre disparu, et ses oncles maternels qui, pour les Babines sont bien plus proches parents que le propre père, jurèrent de venger la mort de leur neveu.

D'un autre côté, le gant fut relevé, non pas par le père de l'enfant sauvé, mais par son oncle maternel.

***

L'animosité était grande de part et d'autre, et les deux partis ennemis ne s'étaient pas rencontrés depuis un an, lorsqu'un notable du nom d'Alexandre, Babine qui avait été baptisé dans son enfance, tomba dangereusement malade.

Sentant qu'il ne vivrait pas longtemps, il supplia ses proches d'aller chercher le prêtre, d'autant plus qu'on en était à l'époque où celui-ci avait coutume de faire sa visite d'été. En même temps, il conjura les Babines de reconnaître la main de Dieu qui les frappait et de se préparer à bien recevoir son envoyé.

Telle fut l'occasion de mon retour chez mes ouailles dévoyées. Il y avait deux, peut-être trois, ans que je ne les avais pas vues.

Cinq jours après, un canot monté par trois rameurs venait me prendre à la Mission. A cause de l'urgence du cas, nous fîmes force de rames et voyageâmes même une partie des nuits.

Disons de suite notre déception. Alexandre mourut seulement quelques heures avant notre arrivée. L'infortuné avait été loin de mener une vie édifiante; malgré sa position sociale (de tenê-za), il n'avait pas reculé devant le métier de jongleur. Espérons que sa contrition jointe à son désir de la confession manifesté par sa démarche, et son résultat ultime, lui auront obtenu le pardon de ses fautes.

--Jour et nuit, il appelait le prêtre, me dirent ses proches, et, ne pouvant se confesser au ministre de Dieu, il avoua ses péchés en présence d'une image.

Ne pouvant rien faire pour le défunt, je n'en crus pas moins voir dans mon retour inespéré chez les Babines comme une intervention providentielle pour me faire essayer de les ramener à Dieu. J'annonçai donc que j'allais incontinent commencer une retraite en leur faveur.

Ce fut le signal pour une série d'actes provocateurs de la part de ceux, assez nombreux, qui étaient mal disposés. Le tambour de jeu commença à résonner de tous côtés, et les agents du démon s'agitèrent pour détourner de l'église ceux qui se sentaient tentés d'y venir m'entendre.

Le bon sens, non moins que la prudence, me conseillaient de fermer les yeux sur ces provocations. Je me gardai donc d'y faire attention, et me montrai aussi aimable que je le pus en dehors de l'exercice de mon ministère et aussi intéressant que possible dans mes prédications. En sorte que chaque jour j'eus la satisfaction de voir mon auditoire grossir.

Bien que tous ne se fussent pas rendus à mon appel, un très grand bien fut opéré et une foule de désordres réprimés.

***

Parmi ces désordres, les plus fréquents chez les sauvages sont incontestablement les brèches faites à la morale catholique relativement à l'indissolubilité du mariage. C'est là un point sur lequel le missionnaire doit constamment veiller.

Plusieurs couples qui s'étaient séparés furent donc réunis; d'autres qui s'étaient unis illégalement furent séparés.

Cela ne pouvait plaire au diable. Il résolut de s'en venger.

Parmi les coupables se trouvait un homme marié par le prêtre, qui n'avait pas craint de rejeter sa femme légitime pour en prendre une autre. C'était François, qui jusque-là avait été comme le bras droit du missionnaire. Comme corruptio optimi pessima, pire est la chute de qui a été très bon, cet ami d'autrefois se montra d'autant plus endurci dans son péché qu'il avait été un excellent chrétien.

Ces régularisations de ménages en faute étaient, sous la haute direction du prêtre, l'œuvre du chef et de ses assistants, les sous-chefs, les surveillants et les «soldats». Le soir d'un jour que j'avais moi-même travaillé encore plus que d'habitude, ce chef vint me trouver.

--Père, me dit-il, nous avons «arrangé» tous les couples qui vivaient dans le péché. Il n'y a plus que François. Il ne veut pas nous écouter. Il faut que tu t'en mêles. Nous renonçons à le remettre sur le bon chemin. Nous te laissons cette tâche.

J'étais extrêmement fatigué. Il était tard, et j'avais une terrible envie de dormir. Néanmoins, comment refuser la corvée qu'on me jetait sur les bras? Le pauvre chef avait lui-même peiné au-delà de tout ce que je pourrais dire avec les réfractaires. Il me fallait donc m'exécuter.

Malgré l'heure avancée, je mandai le pécheur endurci, qu'on m'amena les poings liés. Quant à sa concubine, femme non baptisée qui appartenait à un clan connu pour son manque de religion, je ne m'en occupai point. Je n'avais point confiance en sa parole, et puis si François la quittait et reprenait sa femme légitime, elle devrait bien bon gré mal gré se passer de lui.

Selon l'habitude en pareil cas, son partenaire coupable se tint à genoux devant moi, et écouta patiemment, bien que d'abord avec mauvaise grâce, la mercuriale que je crus devoir lui servir.

Je lui représentai alors combien je regrettais de le voir dans une pareille position, lui qui avait toujours été mon aide le plus apprécié, qui était non seulement baptisé mais légalement marié devant l'Eglise à une femme qu'il savait s'être toujours bien conduite, et cela par amour pour une mégère qui était loin de la valoir. Lui parlai de l'enfer qu'il avait richement mérité, et qui pouvait être son partage avant longtemps.

--Vois, lui dis-je, comme Dieu est terrible quand on abuse de ses grâces; souviens-toi d'Alexandre, qui m'a, pour ainsi dire, amené ici. Tout le monde peut profiter de ma présence ici, excepté lui. La même chose peut t'arriver, etc.

Bref, après une assez longue exhortation, mon homme me regarda soudain, qui jusque-là s'était contenté de tenir la tête baissée, et m'offrit sa main que je pris amicalement.

C'était le signe sauvage de la soumission. Il se déclara prêt à faire ce que je lui disais; on lui délia les poignets et, après un grand signe de croix, il s'en alla.

Le diable avait perdu la partie.

Mais cela ne faisait pas l'affaire de la femme répudiée en faveur de l'épouse légitime. Aussi, la rage au cœur, elle se dit qu'elle saurait bien le faire payer au prêtre, qu'elle considérait comme la cause unique de son humiliation et de son lien brisé. Saisissant donc une corde, elle sortit, déclarant qu'elle allait se pendre.

Or, au lac Babine, le missionnaire habitait une maison écartée, à l'orée du bois, non loin de l'église, mais à distance du village proprement dit.

Il pouvait être minuit, ou une heure. Après une journée si bien remplie et tant d'affaires épineuses réglées, je goûtais un repos que je croyais bien mérité, quand je fus réveillé en sursaut par des coups redoublés qu'on frappait à ma porte. On cherchait à l'ouvrir ou, au besoin à l'enfoncer.

En même temps, une voix féminine dominée par l'émotion, criait:

--Patrick, Patrick, sors vite d'ici. On vient tuer le prêtre, on va te tuer avec lui.

C'était la mère de l'enfant couché sous mon toit qui voulait soustraire son fils au danger dont j'étais menacé sans le savoir. Celui-ci, qui n'était pas plus que moi au courant de ce qui se passait dans le camp, se contenta, sans ouvrir, de conseiller le silence à sa mère, remarquant que si elle continuait, elle allait me réveiller.

--Qu'y a-t-il donc? demandai-je alors, pour montrer que je ne dormais pas.

--Comment! Ne sais-tu pas? s'écria l'importune restée dehors. Quand la femme qui, par tes soins, a été répudiée par François, a appris que celui-ci reprenait son ancienne épouse, elle est allée se pendre dans le bois, et ses parents, hors d'eux-mêmes, ont pris leurs carabines pour venger sa mort sur toi.

En même temps, des bruits confus, dont la distance ne me permettait pas de saisir le sens, se faisaient entendre dans la direction du lac, et ne laissaient aucun doute sur la véracité de notre gazette.

Je compris alors la situation: la parenté nombreuse et si mal famée de la mégère éconduite s'était, à la nouvelle de sa mort, levée comme un seul homme pour m'assassiner, et n'en était empêchée que par mes amis, ceux qui avaient fait leur retraite!

Mon sort était donc entre les mains de ces derniers, évidemment beaucoup plus nombreux, mais dépourvus de la passion qui animait les autres et, pour cette raison, bien moins puissants. Chacun sait que, même parmi les blancs, une poignée de gens désespérés peut tenir en respect toute une troupe qui ne veut point l'effusion du sang; à plus forte raison en est-il ainsi chez des primitifs qui obéissent bien plus à la passion qu'à la raison.

Malgré tout, j'avoue que je n'eus pas peur; je ne me croyais pas digne de mourir pour une cause aussi belle que l'indissolubilité du lien matrimonial. Pourtant un coup de fusil tiré au travers de ma fenêtre sans vitres eût pu m'atteindre avant que je ne me fusse douté de rien.

Puis le vacarme et les cris provocateurs semblaient se rapprocher: mes amis faiblissaient donc, et ne pouvaient par de simples bonnes paroles endiguer le torrent qui me menaçait. Qu'allait-il arriver?

Je remis mon âme entre les mains de Dieu et, le croira-t-on? j'étais si fatigué du travail de la veille que je me rendormis. C'est dire que mes amis parvinrent enfin à désarmer mes meurtriers présomptifs, et, ô méchanceté toujours féminine! ce même matin, en se levant, les Indiens trouvèrent la femme cause de tout le mal blottie dans un coin d'une maison étrangère!

Elle avait seulement feint d'aller se pendre pour me faire tuer!

Mais, encore une fois, Dieu avait protégé son représentant.

***

Le diable essaya bien d'une autre tactique, mais elle ne lui réussit guère mieux.

Un grand nombre de Babines, même du lac, n'étaient pas encore baptisés. Parlant de la nécessité du baptême, je leur dis, au cours d'une instruction, de se préparer à recevoir, eux aussi, ce sacrement, vu que, ajoutai-je, il n'y a point de salut sans baptême.

Un nommé Lomdehel s'empara de cette proposition pour indisposer ses compatriotes contre la prédication du prêtre. Se faisant l'organe du démon, il eut, lui aussi, son prêche au sortir de l'église, et la thèse qu'il développa fut celle-ci:

--On ne va point au ciel sans baptême. Or eux n'étaient point baptisés, donc c'était en vain qu'ils observaient les lois de l'Eglise. Ils étaient faits pour l'enfer, et désormais les baptisés seuls devaient fréquenter l'église.

Le malheureux ne songeait guère alors qu'il aurait à payer cher sa harangue. Peut-être s'en souvint-il quand il tomba, un an après, foudroyé d'un coup d'apoplexie dans le bois et tout près du village, sans même qu'un seul témoin eût été là pour lui administrer le baptême, qu'il n'avait rien fait pour mériter.

Ce triste décès fut d'autant plus remarquable que, règle générale, nos sauvages font une belle mort.

Un autre trépas, celui-ci d'un caractère bien plus consolant, vint nous surprendre la veille de la clôture de la mission. Saptoutlas (Moïse) était l'un de ces Babines qui font exception à la règle, d'un caractère doux, très humble et grand ami de la prière.

Au sortir de l'église, il tomba sans connaissance à quelques pas de la porte, et, bien que je crusse son cas sans gravité, il déclara bientôt qu'il allait nous quitter. Il voulut donc se confesser, puis il ne tarda pas à entrer en agonie.

J'eus le temps de lui administrer le sacrement des mourants, et il rendit l'âme au milieu des plus affreuses souffrances.

Comme tout le monde se trouvait là, on lui fit de splendides funérailles. Nous avions depuis peu reçu un ostensoir, un encensoir et les ornements nécessaires à la bénédiction du Saint-Sacrement. Nous nous servîmes de l'encensoir, selon les rubriques, et le point le plus admiré du service funèbre fut qu'on avait "emboucané" le cercueil avec de la "résine précieuse".

--Quelle chance pourtant de mourir quand le prêtre est là! se disait-on à l'issue de la cérémonie. Quand il nous faudra mourir, nous autres, qui viendra nous enterrer au milieu de nuages de fumée précieuse comme on vient de le faire pour notre frère décédé?

***

Ceci, on le comprend, se passait quelques années après la réconciliation des Babines du lac.

Ma tâche terminée au lac Babine, il me fallut partir pour aller visiter leurs congénères de la rivière Bulkley, parmi lesquels je devais continuer l'œuvre d'épuration que j'avais déjà commencée.

Ici quelques mots d'explication deviennent nécessaires.

Les Babines de la rivière, ou Akwilgettes, habitaient autrefois un village situé près d'une cataracte, environ 40 milles en amont du confluent de la rivière avec la Skeena. Mais la plus grande partie s'étaient depuis longtemps établis à quatre ou cinq milles de ce confluent, attirés là soit par la facilité de traiter leurs fourrures avec les quelques blancs qui y avaient fondé Hazelton, petit poste sis sur une langue de terre entre la Bulkley et la Skeena, soit par le voisinage des Kitksonnes, sauvages de race maudite, parmi lesquels le missionnaire catholique n'a jamais rien pu faire.

Or ce double voisinage exerçait sur les Babines du Rocher-Déboulé, leur nouveau village, une influence délétère.

D'abord leur contact avec les infidèles, de qui ils tenaient la plupart de leurs mauvaises coutumes, ne pouvait que contribuer à fortifier chez eux ces mêmes coutumes, que nous voulions, au contraire, déraciner.

D'un autre côté, leur foi, en restant au Rocher-Déboulé, était en péril, puisqu'ils se trouvaient, pour ainsi dire, à la gueule du loup, je veux dire du ministre protestant établi depuis longtemps à Hazelton.

C'est pourquoi il avait été reconnu qu'on n'obtiendrait jamais de résultats sérieux tant que ces Babines resteraient au Rocher-Déboulé, d'autant plus que l'éloignement de ce poste de notre Mission centrale--environ 225 milles--nous empêchait de le visiter plus d'une fois par an.

Les efforts de mon prédécesseur avaient eu pour objet de porter ces sauvages, ou bien à retourner à leur ancienne place, où un certain nombre étaient restés, ou bien, ce qui était mieux encore, à fonder un nouveau village où le bon grain serait séparé de l'ivraie. Malheureusement ses efforts n'avaient pas abouti.

A mon arrivée, je dus renouer les négociations, et je réussis d'abord à détacher quatre familles, qui devaient former le noyau d'un village modèle, qu'il était question d'établir un peu en amont de la chute d'eau où les sauvages avaient leur pêcherie.

Puis, aidés de deux Porteurs experts dans l'art de manier la hache et la scie, nous avions élevé les murs d'une église.

Ce village en formation avait même été baptisé, je ne sais pourquoi, Moricetown, nom qu'il nous faudra bien retenir ici, puisqu'il a depuis été adopté par les cartes, et qu'il est même aujourd'hui porté par une station du chemin de fer qui court le long de la vallée.

Il s'agissait d'aller montrer à ces familles de bonne volonté que nous ne les oubliions pas, et en même temps essayer d'augmenter leur nombre en attirant là de nouveaux candidats à la véritable vie chrétienne.

Une autre raison de notre voyage était d'empêcher, s'il était possible, les ministres de l'erreur de pervertir les Indiens du Rocher-Déboulé qui, s'avouant trop faibles pour embrasser dans tous ses points la morale catholique, n'avaient jusque-là manifesté aucun empressement à se faire protestants.

Or un ministre méthodiste s'était bâti tout récemment un pied-à-terre près d'eux, et on lui prêtait l'intention, non seulement de s'y fixer d'une manière permanente, mais même d'y établir une école à l'usage des indigènes. Il fallait s'assurer de l'exactitude de ces rapports.

***

En conséquence, nous partîmes le 16 juillet 1892, de compagnie avec le chef de Hwo'tat et deux jeunes gens de la même localité. J'avais naturellement déjà fait ce voyage; mais mes effets, chapelle et provisions avaient été précédemment portés à dos d'homme. Or les chevaux commençaient à faire leur apparition chez les Babines du lac, et, cette fois, non seulement le chef et moi étions montés, mais nous avions même un cheval de charge.

Pour l'amateur de la belle nature, je ne sache pas de voyage plus agréable, parce qu'il n'en est pas de plus pittoresque, que le trajet du lac Babine à Hazelton, sur la Skeena.

Les bords du lac sont bas et marécageux; mais le sol se relève vite, et alors, pendant trois ou quatre milles, nous avons une luxuriante végétation de sapins entremêlés de liards, de trembles et de saules.

Nous traversons une petite rivière aux eaux blanchâtres. A en juger par les débris accumulés sur ses rives, elle doit former au printemps un torrent infranchissable.

Puis, après nous être fourvoyés dans quelques bourbiers assez profonds, nous escaladons la montagne, ou plutôt gravissons une passe, ou vallée, qui sépare deux chaînes de montagnes.

La pente est raide, et le sentier pierreux, le terreau en ayant été enlevé par l'eau de pluie. Aussi avançons-nous lentement. Nous montons, montons encore, montons toujours, sans découvrir d'autre horizon que la butte qui nous domine.

Enfin nous débouchons dans une petite éclaircie que le feu a faite dans la forêt; puis, nous détournant pour respirer un instant, nous apercevons là-bas, bien bas, le lac Babine, et pouvons même distinguer clairement le village que nous avons quitté il y a quelques heures. Mais le temps presse; en avant et marchons.

Les pins sont maintenant dépouillés de leur verdure; la végétation devient de plus en plus maigre; une espèce d'arbuste appelé "bois de montagnes" en babine, et qu'on ne voit jamais dans la plaine, commence à se montrer, et, bien que nous ayons passé la mi-juillet, les touffes de saules rabougris qui croissent çà et là sont à peine couvertes de petites feuilles à demi bourgeons.

Mais qu'est-ce que ces longues taches blanches dans le sentier? De la neige tout simplement, de la neige que trois mois de soleil n'ont pas encore pu faire disparaître. Il faut se rappeler que nous sommes ici en Amérique, par le 55e degré de latitude et sur une montagne, ou plutôt à un point de 5,200 pieds d'altitude entre deux hautes montagnes.

Elles sont là, qui se dressent fièrement à droite et à gauche à une si faible distance du sentier qu'un coup de carabine pourrait, ce semble, percer les couches de neige qu'elles portent dans leurs flancs. Leurs cimes crénelées ne sont visibles que par moments, dans les intervalles laissés libres par les nuages qui courent le long de leurs sommets, cachant neiges et glaciers derrière un voile de gaze immaculée.

Mais voici à gauche une verdoyante petite prairie. Quel régal pour nos chevaux! Illusion! Ce n'est au fond qu'un marais couvert d'herbe fine, au milieu duquel dort une mare d'eau croupissante. C'est la source de la Ses-khwah, ou rivière à l'Ours, dont nous suivrons désormais la vallée.

Descendons maintenant, traversant sur notre route une multitude de gentils petits ruisselets qui s'échappent des flancs de la montagne, et vont, en gazouillant sous la mousse, marier leurs eaux limpides à celles de la Ses-khwah qui, débarrassée de ses liens marécageux et forte de l'appoint qu'elle reçoit à chaque instant, se dirige vers l'ouest en dansant sur les cailloux.

Nous sommes maintenant au pays des marmottes et des moufflons, et il ne faudrait pas nous détourner de beaucoup pour en tirer, surtout des premières. Mais le soleil, longtemps disparu derrière les pics d'à côté, doit se coucher en ce moment, car les nuages qui caressent la montagne semblent refléter ses derniers rayons. Il nous faut camper.

Voici un ruisseau bruyant qui arrive en courant au fond d'une ravine dénudée, tout pressé de se joindre au cours d'eau que nous avons à notre gauche et qui sera demain une rivière. Un peu d'herbe croit dans le bas-fond au confluent des deux ruisseaux. Ce n'est pas beaucoup pour trois chevaux; mais ils devront s'en contenter.

Halte donc, et campons.

Le froid se fait vite sentir en dépit de la saison, et nous sommes forcés d'allumer un grand brasier, autour duquel nous pouvons nous écrier sans trop de mérite: Frigus et aestus, benedicite Domino, froid et chaleur, bénissez le Seigneur (Dan., II, 67).

Le lendemain matin, pas de paresseux: l'air est vif et oblige à se lever sans tarder, et, dès avant sept heures, nous sommes de nouveau en route.

Les montagnes, toujours les montagnes à nos côtés, et en bas de la vallée la Ses-khwah, maintenant rivière tapageuse qui se hâte d'aller se joindre à la Bulkley.

Un peu avant midi, un ennemi se présente qui barre audacieusement le passage à mon cheval.

--Un ours, tout au moins? dira-t-on.

--Non, simplement un faisan de montagne, ou plutôt une faisande, car sa bravoure même nous dit qu'elle a des petits à protéger. Sans se préoccuper de la taille des intrus, elle s'avance à notre rencontre en battant des ailes d'un air courroucé. Bel exemple d'amour maternel!

Vers le soir, le paysage change graduellement d'aspect. Bien que nous soyons toujours confinés entre deux montagnes, la vallée s'élargit, la végétation change: les cèdres de la Côte apparaissent, auxquels se joignent bientôt de grands fourrés de noisetiers (hazel en anglais), et nous arrivons à Hazelton.

***

Là, mon excellent ami, un noble allemand déguisé sous le nom de Loring, nommé depuis peu agent des sauvages (tsimsianes et dénés), lutte avec sa dame d'attentions envers mon humble personne, et insiste pour que je me repose au moins un jour sous son toit hospitalier.

Une course de deux jours et demi à cheval, même lorsqu'on est dévoré par les maringouins, comme nous l'avons été, n'est rien pour un missionnaire qui en a fait de neuf jours sans désemparer. Mais je cède au plaisir de me trouver en si bonne compagnie, et me laisse traiter comme un enfant gâté. De telles rencontres sont si rares dans le pays!

Du plateau élevé où demeure M. Loring, la vue plonge dans l'établissement de la compagnie de la baie d'Hudson, poste fortifié selon les règles de l'art militaire, palissades en planches épaisses et hautes d'une vingtaine de pied, formant un carré flanqué de bastions, qui entoure le bâtiment principal et toutes ses attenances.

Ces fortifications sont encore en excellent état, ou plutôt elles sont encore neuves. De fait, il n'y a pas plus de quatre ou cinq ans qu'elles ont été érigées.

Un meurtre avait été commis chez les Kitksonnes, qui habitent le village contigu à la "ville" des blancs, et, pour éviter des représailles, le gouvernement de la province envoya un parti d'officiers de police pour s'emparer du coupable.

Celui-ci ayant eu vent de cette mesure s'enfuit; mais, pressé de près par les soldats, il fut sommé de se rendre. Comme il n'en voulait rien faire, on lui envoya un coup de carabine, qui le tua net.

Le clan du meurtrier apprenant sa mort, voulut le venger, et comme toute la population semblait vouloir prendre part aux hostilités, le parti envoyé par le gouvernement dut se fortifier en attendant du renfort. Dans ce but, ils élevèrent les palissades qu'on voit maintenant. Quelques compagnies de soldats réguliers vinrent ensuite les délivrer.

Une autre difficulté avec les Indiens locaux porta à garder ces fortifications, qu'on ne voit plus maintenant dans aucun fort de la Compagnie. L'un des principaux moyens de subsistance des Kitksonnes de la place était le transport à dos d'homme des effets, vivres et autres colis, destinés aux quelques mineurs de l'intérieur du pays. Or les chevaux faisaient leur apparition dans la région, et l'on voulut naturellement les substituer aux porte-faix indiens, qui ne se montraient pas toujours aussi honnêtes qu'on eût pu le désirer.

Cela ne faisait pas l'affaire des Kitksonnes. On voulait, disaient-ils, leur enlever le pain de la bouche: c'était plus qu'ils ne permettraient. Ils firent donc défense, sous peine d'hostilités, de remplacer leurs gens par les chevaux.

Mais le fort était là. Que pouvaient-ils contre lui? Tuer les chevaux, sans doute, mais ils savaient que les blancs, avec une place forte où se réfugier en cas de besoin, ne reculeraient devant aucune mesure pour punir les délinquants.

Force leur fut donc, en fin de compte, de laisser les pack-trains tranquilles.




Chapitre XI

LES BABINES DE LA RIVIERE

SOMMAIRE.--Pont indien suspendu--Le ministre à Chitown--Rocher-Déboulé--En guerre contre Wala--Controverse avec le ministre--Au prétoire.

Après avoir joui de l'hospitalité de M. Loring, il nous faut penser à continuer notre voyage.

--Pensez-vous traverser sur le pont? me demande mon hôte.

--J'ai juré de ne plus y remettre les pieds tant que je vivrai, répondis-je.

--That's all right, on vous traversera en canot, reprend-il obligeamment.

Pour comprendre la raison de ce dialogue, il faut savoir que le Rocher-Déboulé et Moricetown sont sur la rive gauche de la Bulkley; or nous nous trouvons en ce moment sur la rive droite. Quatre ou cinq milles plus haut, juste en face du Rocher-Déboulé, les sauvages ont jeté une espèce de pont suspendu sur un rétrécissement rocheux de la rivière.

Mais il suffit de voir ce pont pour en avoir peur. Il est composé de trois longueurs d'arbres, dont deux ont les gros bouts retenus sur les bords par des roches, tandis que leurs extrémités inférieures en supportent un troisième.

Or ces troncs d'arbres, juxtaposés dans toute la longueur du pont, sont sveltes, bruts et sans la marque d'un seul coup de hache pour en aplanir la surface. De plus, l'étroit passage qu'ils constituent penche visiblement de côté. Il y a bien un grossier garde-fou; mais il est composé de minces perches reliées ensemble avec des bandes d'écorce de cèdre, à une telle distance qu'on ne peut s'en servir commodément.

Du reste, pas un clou, pas une cheville dans toute sa structure. Des liens de fibres de cèdre en tiennent lieu.

Et ne pas oublier que cette frêle construction est suspendue à quelque 60 pieds au-dessus d'un gouffre sans fond, une chute écumante capable de vous donner le vertige quand bien même vous vous trouveriez sur un pont solide.

Il m'avait pourtant fallu le traverser deux fois en rampant, pour ainsi dire, sur mes genoux et sur mes mains. Mais c'était pour moi un tour de force que je ne me sentais plus de force à recommencer.

Du rivage il semblerait pourtant que vous pouvez passer sans trop de difficulté. Mais quand vous avez atteint dessus une certaine distance, vous le sentez comme prêt à s'effondrer sous votre poids et, qui pis est, il vous berce de droite à gauche et de gauche à droite comme une balançoire gymnastique au-dessus de l'abîme, qui semble devoir vous entraîner dans sa course effrénée. Vous avez alors la sensation très vive de ne pouvoir atteindre l'autre côté vivant.

Bref, le seul poids de la neige en hiver l'avait déjà fait effondrer par deux fois.

Est-il, après cela, si étonnant que, arrivé une fois aux pieds du terrible pont, j'aie refusé de m'en servir? On m'avait assuré qu'on l'avait solidifié; mais une fois rendu à côté, je ne tardai pas à m'apercevoir que c'était toujours la même structure boiteuse, et refusai de m'y aventurer.


DIZKENIS EN COSTUME DE GALA

Quelle déception pour les Akwilguettes, postés de l'autre côté, fusil en mains pour saluer mon arrivée! Ils avaient beau me crier de venir, de ne rien craindre: je ne pouvais penser sans frémir aux oscillations du tablier que je connaissais par expérience, et demeurai immobile.

Deux hommes de bonne volonté vinrent alors s'offrir à m'aider: l'un me précéderait, pendant que l'autre me suivrait de près. J'essayai pour leur faire plaisir; mais lorsque la balançoire eut recommencé ses trépidations et son va-et-vient au-dessus des flots courroucés:

--Arrière! arrière! Retournons, m'écriai-je.

Pauvres gens, ils étaient si décontenancés que celui qui me suivait voulut un moment me barrer le chemin, et me forcer à aller de l'avant!

Enfin, de guerre lasse, un petit vieux à mine fort peu aristocratique, bouche de travers, yeux pochés et figure parcheminée, traversa le pont en courant et vint m'offrir de me porter à dos chez ses compatriotes, qui trépignaient d'impatience de me voir sur leur territoire.

Immédiatement, le spectre de Blondin traversant à dos son compagnon sur une corde tendue au-dessus de la rivière Niagara se présenta à mon esprit. Je frémis et reculai d'effroi.

--Pas de danger! aucun danger! protesta Dzikenis (corruption de l'anglais chickens). Je te traverserai sans la moindre difficulté.

--C'est vrai! ton poids n'est rien pour lui, et il a bon pied, me crièrent une demi-douzaine de voix.

On m'assura alors qu'il avait déjà traversé sur ses épaules le fardeau peut-être le plus difficile à porter qui se puisse concevoir: un baril de sucre de 150 livres!

Je restai insensible à ces protestations. Chacun n'est pas né acrobate, et il y en a parmi mes lecteurs qui ne riront pas trop de moi si je leur avoue que, malgré ses assurances, je n'osai me confier aux épaules du petit vieux.

***

Pour en revenir au voyage dont j'ai déjà décrit une partie, je n'eus point cette fois à penser au fameux pont akwilguette, et pus traverser en canot juste à la jonction des deux rivières, où un ministre méthodiste avait jeté les fondations d'un village où il devait réunir ses néophytes babines. C'était Chitown, destinée dans sa pensée à éclipser, ou du moins à contrebalancer, Moricetown.

En attendant, malgré ses largesses, ses médecines gratuites et ses visites au moins hebdomadaires au Rocher-Déboulé, il n'avait encore pu attirer à lui qu'une famille d'Indiens quorum deus venter est, dont le dieu est le ventre (Phil., III, 19), c'est-à-dire qui s'étaient établis près de lui à cause des avantages temporels qu'ils en attendaient, en plus d'une autre famille de sauvages de la Côte, avec lesquels nous n'avons rien à faire.

Il ne faisait pas de chrétiens. Il n'arrivait même pas à faire des anticatholiques: il faisait simplement des orgueilleux.

--Quelle heure est-il? me demandait un jour un de ses gens en voyage.

Il n'avait pas plus besoin de connaître l'heure que moi d'aller me pendre. Pourtant, pour ne pas paraître trop incivil, je consultai ma montre et répondis:

--Dix heures et demie.

--C'est vrai, fit-il en tirant son oignon: c'est justement l'heure de ma montre.

Or sa montre marquait onze heures et quart!

Histoire de dire que lui, du moins, ne devait pas être confondu avec ces Indiens catholiques qui n'ont que le soleil et la Grande-Ourse pour montre.

Ces ministres--je parle des méthodistes; les anglicans sont plus honnêtes--ne reculent devant aucune fausseté pour indisposer les Indiens contre le prêtre catholique. Un de leurs moyens de propagande favoris était de déclarer à qui voulait les entendre que le gouvernement ne donnerait de réserves qu'aux protestants.

Aussi, leur envoyaient-ils parfois des lettres avec grande enveloppe officielle comme celles dont se servent les fonctionnaires du gouvernement, et je me rappelle encore l'air d'incrédulité qui se peignait sur la figure d'un chef qui, me présentant une semblable missive, me soutenait qu'elle émanait d'un très haut personnage officiel, et non d'un ministre comme je l'assurais.

D'un autre côté, il n'y a guère de calomnies qui leur parût trop énorme. L'un d'eux se voyant constamment nargué de ce que, se disant prêtre, il était marié, tandis que ni Jésus-Christ ni son vrai représentant ne l'étaient:

--Que tu es donc crédule! Quelle simplicité! dit le ministre à son interlocuteur; ne sais-tu pas que le P. Morice a une femme aussi bien que moi?

Et le digne homme ne se lassait pas de se rendre tous les dimanches au Rocher-Déboulé, alors que les sauvages se trouvaient comme abandonnés du prêtre, pour les faire entrer dans son bercail. Sac au dos, il montait au village, visitait les malades et leur offrait ses médecines. En Dénés authentiques qu'ils étaient, nos Akwilguettes ne se faisaient pas faute de les prendre. On ne refuse jamais un remède, surtout quand on croit en avoir besoin.

Mais quand, tirant une Bible de son sac, il remarquait:

--C'est aujourd'hui le jour du Seigneur; nous allons dire une petite prière. A genoux!

Personne ne bougeait dans la loge.

--Pourquoi ne vous mettez-vous pas à genoux? demandait-il alors.

A quoi l'on répondait:

--Parce que tu n'es point notre prêtre.

--Mais vous n'en avez plus.

--Oh! que si, le P. Morice est notre prêtre.

--Mais le P. Morice vous a rejetés.

--Peut-être, mais nous, nous ne l'avons pas rejeté.

***

Il est temps, maintenant, d'arriver à ce fameux village du Rocher-Déboulé.

Cette place est ainsi appelée d'après une montagne rocheuse qui se dresse juste en arrière du village, et dont le sommet, quelque peu tronqué, ferait croire à un éboulement à une époque plus ou moins éloignée. De fait, s'il faut en croire une tradition locale, le pic s'en serait autrefois détaché de la montagne et serait roulé jusque dans la rivière, qu'il aurait pendant assez longtemps bloquée juste à la chute au-dessus de laquelle est suspendu le pont dont nous venons de nous entretenir. Cette même chute serait causée par des débris restés dans son lit.

Les nouvelles demeures de Babines s'élèvent sur le plateau, à 250 pieds au moins du site de leur ancien village, un misérable trou en entonnoir près de la rivière.

Après avoir inspecté à la hâte le nouveau village, où les tombes des morts surmontées d'énormes monuments en forme de maisonnettes disputent le terrain aux habitations des vivants, nous partons pour la pêcherie à 35 milles en amont de la rivière, où nous arrivons après une petite journée de marche, au fond d'une vallée bordée d'un côté d'une chaîne de montagnes couverte de neige perpétuelle.

C'est un site fort peu propice pour l'établissement d'un village en règle, d'abord au point de vue topographique et par suite du tapage continuel produit par la chute où se prend le saumon.

Je m'enquiers du futur emplacement de Moricetown--je parle du tout premier. On me dit qu'il est devenu impraticable. Le printemps dernier, un barrage de glace dans la rivière l'a transformé en lac temporaire. Comme pareil accident peut se renouveler, il nous faudra trouver une autre place pour le village projeté.

En attendant, la mission devra forcément se donner à la pêcherie.

Mais où se feront les prédications? Où célébrer la sainte messe? Il ne faut pas songer à l'ancienne église, vieille masure sans toit ni fenêtres, où des pieds d'ortie se sont installés sans façon, et qui, du reste, ne pourrait contenir la moitié de la population.

J'avise donc la plus convenable des loges de la place, dont je me sers comme d'église provisoire. Les trous du toit sont bouchés, les murs en perches sont plus ou moins solidifiés, et les femmes apportent quantité de rameaux de sapin qui, étendus sur le sol comme celles sur lesquelles on couche dans les tentes, cacheront bien des choses guère à leur place dans une église.

C'est là que, malgré le vacarme assourdissant de la chute, je fis mes prédications.

Or je souffrais alors d'un mal chronique de poumons, dû aux vomissements convulsifs occasionnés par un empoisonnement accidentel.. D'où difficulté sérieuse pour parler même dans une bâtisse silencieuse. Et nous n'étions qu'à quelques pas d'une chute d'eau!

Et pourtant Dieu m'aida visiblement. Bien que la parole publique m'eût beaucoup fatigué en d'autres circonstances, et malgré des efforts de voix que je dus faire pour dominer le bruit des eaux, je n'en souffris aucunement, et pus, huit jours durant, prêcher et catéchiser comme si j'eusse été dans la plus profonde solitude.

Et nous retournâmes au Rocher-Déboulé pour le dimanche suivant.

Arrivé le samedi soir, je fis faire un peu de toilette à l'église restée veuve de tout service religieux depuis cinq ou six ans, et le lendemain nous eûmes même la consolation d'y voir descendre le Dieu de l'Eucharistie.

Tout le personnel de ma suite, plus quelques familles de la place qui ne sont pas encore parties pour la chasse, sont là. Bien plus, Chitown, le soi-disant village du ministre, nous a même envoyé deux représentants.

Bonne occasion de servir à mon auditoire, tout restreint qu'il soit, quelques points d'histoire ecclésiastique. Aussi je ne lui fais grâce d'aucune des plus importantes circonstances de l'introduction de la prétendue Réforme en Angleterre, d'où sont descendus les méthodistes, comme les autres protestants anglais. Les nombreux mariages d'Henri VIII sont passés en revue et leurs causes examinées sans pitié. Ils servent à expliquer la raison d'être du protestantisme en Colombie Britannique, et partant de son rejeton représenté par le ministre de Chitown.

Cela n'empêcha pas ce dernier de gravir, dans l'après-midi, la côte de quatre milles qui séparait son gîte de notre village, sous prétexte qu'il avait à expliquer le saint Evangile à une de ses ouailles revenue depuis quelque temps de la pêcherie.

Mais le prédicant n'a pas plus tôt tourné le dos, que ce même individu me présente trois de ses petits enfants à rebaptiser!...

Entre temps, l'un de mes sauvages s'arrange avec le vieux chef atna (c'est-à-dire kitksonne) pour que notre petite troupe ait, le lendemain, le moyen de traverser à Chitown la Bulkley, rivière profonde et très rapide.

***

Après avoir fait sept ou huit baptêmes d'enfants et un d'adulte mourant, nous repartons le lundi matin--car il ne faut pas oublier que nous sommes en route pour le lac Babine, où nous retournons.

Mais voilà que, chemin faisant, j'entends des propos peu rassurants au sujet de Wala, vieux sauvage de Chitown, espèce de Cerbère au teint foncé, qui veille au passage de la rivière.

--Nous laissera-t-il passer? se demande-t-on. N'est-il pas protestant aussi ignorant qu'enragé, et n'a-t-il pas la réputation de n'avoir que très peu de respect pour la religion catholique en général et pour le prêtre en particulier?

--Bah! font les autres, nous avons fait nos arrangements relativement au canot, et s'il ne veut pas nous le livrer, nous sommes certes assez nombreux pour le lui arracher de force, à la barbe de son ministre et de toute sa clique.

--Partons donc en guerre! s'écrie une voix.

--En guerre contre Wala, répète en chœur notre bande en poussant un formidable éclat de rire aux dépens du terrible compère.

Néanmoins il faudrait ne pas connaître le caractère de nos indigènes pour ignorer qu'un seul individu déterminé peut en arrêter dix d'humeur ordinaire. Or Wala n'a pas la réputation d'avoir froid aux yeux, si bien que tous les sauvages le redoutent.

Mais nous voici arrivés à la traverse, c'est-à-dire sur le terrain du révérend ministre et de ses rares paroissiens. Mon premier soin, en descendant de cheval, est d'inspecter le rivage.

--Dieu merci, nous pourrons traverser, pensé-je.

En effet, un très grand canot se trouve halé sur la grève, et n'attend qu'à être lancé à l'eau pour nous transporter sur l'autre rive, et de là chez M. Loring.

Malgré cela, aucun de mes sauvages ne paraît se presser. Leur ardeur belliqueuse d'il y a un instant semble s'être considérablement refroidie; ce ne sont que chuchotements comprimés, comme le calme avant l'orage.

--N'est-ce pas là notre canot? demandé-je à mon voisin.

--Lui-même, répond-il.

--Alors pressez-vous de le mettre à l'eau; j'ai hâte de revoir M. Loring.

Silence sur toute la ligne. Ma bande d'une quinzaine de forts gaillards va et vient sur le sable du rivage, jetant des regards furtifs du côté des maisons des protestants. Tous semblent paralysés par je ne sais quoi qui les met mal à l'aise.

--Allons, mes amis, un peu de vie, s'il vous plaît. Nous ne pouvons pas rester plantés ici toute la journée.

--Pas si pressé!... Pas si pressé!... Il te faudra bien prendre ton temps, que tu le veuilles ou non, fait une voix goguenarde à mes côtés.

Je me détourne et me trouve en face de Wala, le terrible Wala en personne.

--Nous avons besoin de parler, continue-t-il d'un ton qui semble dire: je tiens mon homme.

--Parle si tu veux, et surtout le plus vite possible, lui dis-je.

En même temps, j'aperçois un autre adepte de la secte qui se dirige de notre côté, sans doute pour prêter main forte à son coreligionnaire. Wala me dit donc en élevant la voix pour être entendu de tous:

--Hier tu as parlé dans l'église du Rocher-Déboulé, et là tu as dit que nous, les gens du ministre, nous sommes des diables noirs et que nous sommes faits pour le grand feu (l'enfer). N'est-ce pas vrai?

--Le diable est en enfer, répondis-je, et je sais que vous vous n'y êtes pas encore; par conséquent je n'ai pas pu dire que vous étiez des diables. Quant à votre couleur, tu comprends que je ne pourrais pas dire sans mentir que des gens comme toi, par exemple, sont blancs comme la neige. Mais c'est là une puérilité; le prêtre catholique ne s'abaisse point à pareilles niaiseries.

--Mais tu as dit que nous étions faits pour l'enfer? insiste mon interlocuteur.

--Vous n'êtes pas plus faits pour l'enfer que les anges déchus qui y sont tombés au commencement des temps.

--Qu'as-tu voulu dire alors?

--J'ai voulu dire, et j'ai dit bien clairement, que vous autres protestants vous êtes sur le chemin de l'enfer.

--Et comment cela?

--Parce que nous, les vrais chrétiens, nous suivons la voie tracée par Jésus-Christ pour aller au ciel, et, comme cette voie est unique et que la vôtre est diamétralement opposée à la nôtre, il s'ensuit que, sans le savoir peut-être, vous marchez vers l'enfer.

Je me mis alors à exposer et à amplifier cette thèse, appuyant sur les principales différences entre les doctrines et les pratiques des catholiques et celles des protestants, et je terminai par la célèbre parole de Notre-Seigneur: Nemo potest duobus dominis servire, personne ne peut servir deux maîtres.

J'avais à peine achevé ma harangue, écoutée du reste avec un silence respectueux par toute l'assistance, que l'autre méthodiste m'adressa la parole à son tour.

--Moi aussi j'ai quelque chose à te demander, fit-il.

--A ton service; mais presse-toi, s'il t'est possible.

--Comment se fait-il que vous autres prêtres catholiques exigez que vos gens contribuent à l'érection des églises et à leur entretien, tandis que nos prêtres à nous non seulement nous les bâtissent sans rien nous demander, mais encore nous aident de leur argent chaque fois que nous sommes dans le besoin? Ils nous habillent quand nous sommes nus, et nous donnent à manger quand nous avons faim.

Puis d'un ton triomphant:

--Voilà ce qu'on appelle de la charité, ajouta-t-il.

--Dis donc plutôt que c'est là un marché de mercenaire, répliquai-je. Ne vois-tu pas que tes prétendus prêtres se servent de l'argent qui leur est donné par les gens riches de leur pays, pour acheter vos âmes et vos consciences.

--Jésus-Christ a dit de pratiquer la charité.

--Oui, mais où as-tu vu dans ta Bible qu'il se soit acquis des adhérents à prix d'argent?

--Tu ne nieras pourtant pas que ce soit une fort bonne œuvre que de bâtir partout des églises comme le font nos prêtres.

--Sans doute, c'est une bonne œuvre, et c'est pour cela que les catholiques tiennent à y participer. La différence entre leur conduite et celle de tes ministres consiste en ce que nos catholiques y vont de leurs propres moyens, tandis que tes ministres se servent pour cela de l'argent d'autrui.

Puis, par manière de conclusion:

--Quant à toi, ajoutai-je, tu devrais avoir honte du peu de générosité envers la maison de Dieu que trahit ta question.

***

Nous formions un groupe d'une vingtaine de personnes tout yeux et tout oreilles, dont la plupart semblaient jouir démesurément de la déconfiture de mes adversaires, naguère si fiers à l'endroit de mes sauvages et si présomptueux vis-à-vis du prêtre.

Levant les yeux pour m'assurer de l'effet de mes paroles, j'aperçus à deux pas de moi un blanc, jeune encore, et tout de noir habillé. Ce n'était ni plus ni moins que le ministre protestant, qui écoutait notre discussion sans y comprendre un traître mot, vu que nous parlions dans la langue indigène. Le révérend personnage me serra la main en signe de salutation, puis me dit en anglais:

--Je suis réellement bien fâché de ne pas comprendre un dialogue qui semble intéresser à tel point vos ouailles et les miennes. Mais, si vous le permettez, j'aimerais à vous adresser une question.

--Certainement, lui répondis-je dans la même langue. Je suis à vos ordres.

--Vous avez prêché hier au Rocher-Déboulé? demanda-t-il.

--Oui, répondis-je; j'étais dans mon église.

--C'est vrai; mais l'on m'a rapporté que vous aviez cru pouvoir affirmer que nous autres ministres protestants menions le monde à l'enfer. Je suppose qu'on a dû dénaturer le sens de vos paroles?

--Pas précisément, répondis-je. J'ai dit que, à moins que vous ne soyez dans une ignorance complète de la religion catholique, qui est la seule vraie, vous vous trouvez sur la voie de l'enfer et y conduisez les autres.

--Et comment le savez-vous? reprit mon interlocuteur d'un ton un peu sec.

--Parce que vous enseignez des doctrines et laissez pratiquer des actes contraires à la loi de Jésus-Christ.

A ces mots, le prédicant fit un bond; puis, se ravisant, il reprit sur un ton qui voulait être péremptoire:

--Si vous pouvez me prouver que j'aie jamais enseigné quoi que ce soit qui ne se trouve pas dans la sainte Bible, je vous donne ma parole d'honneur que je cesse d'être méthodiste.

Et, pour appuyer encore l'effet de sa déclaration, il laissa violemment retomber son poing droit dans sa main gauche, en ajoutant:

--Je n'ai jamais prêché une seule parole contraire à la loi du Seigneur Jésus.

--Tout doux, lui dis-je. Si vous voulez discuter en règle, vous savez que ce n'est pas devant un pareil auditoire que nous pouvons le faire avec fruit. Aucun de ceux qui nous entourent ne nous comprend parfaitement. Du reste, il y a tant de points de votre doctrine qui sont en contradiction flagrante avec celle de Jésus-Christ que je n'ai que l'embarras du choix.

--S'il en est ainsi, daignez m'en citer un seul, fit-il évidemment piqué.

--Tenez, prenez par exemple la doctrine de l'indissolubilité du mariage. C'est une question des plus pratiques pour des missionnaires chez les sauvages. Jésus-Christ n'a-t-il pas déclaré que nul homme ne doit séparer ce que Dieu a uni?

--Sans doute.

--Et vous, ministres protestants, ne connivez-vous donc jamais à la séparation de ce que Dieu a uni?

--Jamais.

--Comment? jamais; n'admettez-vous pas la légitimité du divorce en pratique non moins qu'en théorie?

--Oh! seulement pour cause d'adultère.

--Or Jésus-Christ ne dit-il pas positivement que tout homme qui, séparé de sa femme encore vivante, en prend une autre est, lui aussi, coupable d'adultère?

--C'est vrai; mais, voyez-vous, la nature est faible, et vous admettrez avec moi qu'il est des cas où un refus absolu de divorce serait cruel.

--Cruel ou non, la loi de Dieu, telle qu'elle est présentée dans votre propre bible est là, et ce n'est pas à nous, qui nous prétendons ses ministres et ses interprètes auprès des pauvres sauvages, à la changer. Ce n'est pas la loi qui doit plier devant la nature, c'est la nature et les passions qui doivent céder devant la loi. N'avais-je pas raison de dire que votre enseignement est contraire à la parole de Dieu?

La discussion s'engagea alors sur l'unité de l'Eglise et la primauté de Pierre et de ses successeurs, au cours de laquelle mon ministre aux abois crut faire preuve d'habile tactique en déclarant qu'eux, protestants, se trouvaient avec Pierre et par conséquent dans la vraie Eglise.

Pressé de le démontrer, il ne sut que balbutier qu'ils étaient Pierre à eux seuls!...

Naturellement je n'eus pas de peine à lui prouver le contraire, et, à chaque fois que je l'avais acculé dans une impase, me souvenant que lui-même avait provoqué la discussion dans le but de m'humilier devant mes propres fidèles, je me permettais la satisfaction d'observer d'un ton triomphant:

--You see! you see! Vous voyez, vous voyez!

La majorité de mon auditoire, ses propres adeptes les premiers, comprenaient cette exclamation. Mes gens jouissaient de mon triomphe, et ceux du ministre étaient proportionnellement abattus.

A la fin, mon prédicant me fit observer:

--Vous demeurez bien loin de ces Indiens; pensez-vous sérieusement revenir les voir?

--Certainement, répondis-je; ne sont-ce pas mes ouailles?

--Mais, insista-t-il, ne croyez-vous pas qu'une école leur ferait beaucoup de bien?

--Cela dépendrait de celui qui la tiendrait, fis-je en le regardant dans les yeux.

Mon homme sourit légèrement; puis il ajouta:

--Pour parler sérieusement, je dois vous avouer que nous avions l'intention d'ouvrir une école au Rocher-Déboulé, pour essayer de dégrossir un tant soit peu ces pauvres gens, et les mettre en état de lire la Bible.

--Grand merci de vos bonnes intentions, répliquai-je; ils n'ont nul besoin de votre école. Du reste, ils ont un équivalent qui leur suffit pour le moment.

--Lequel?

--Leur catéchisme imprimé et les autres petits livres en leur langue, qu'ils commencent à savoir et à lire passablement, et qu'ils peuvent apprendre sans que je sois au milieu d'eux.

Après des éloges dont j'aurais bien pu me passer et certaines remarques sur la difficulté des langues indiennes, le brave homme finit par m'inviter à dîner, invitation que, naturellement, je me gardai bien d'accepter.

Puis nous nous quittâmes.

***

--Allons! allons! le temps presse. Traversons au plus vite, m'écriai-je aussitôt qu'il fut parti.

--Impossible, Père, me répondit-on; il n'y a point d'avirons.

--Et où sont les avirons?

--Nous ne le savons. Les gens du ministre les ont cachés avant notre arrivée.

--Par exemple, voilà qui est un peu fort, pensai-je, non sans manifester quelque impatience.

Puis je cherchai des yeux mes farouches interrogateurs d'il y a quelques instants. Ils avaient disparu.

Pendant ce temps, on allait et venait le long de la rivière; les uns sortaient tandis que d'autres entraient chez les protestants, et il me semblait même entendre, quoique confusément, quelques gros mots échangés en anglais le long des maisons.

Puis le fils de Wala, un métis babine-kitksonne et le boute-en-train de la clique, s'en vint me signifier en mauvais anglais qu'il ne me prêterait jamais de canot pour traverser. Et, décrivant un demi-cercle avant que j'aie eu le temps de lui répondre, il s'enfuit chez lui. Evidemment tout effronté qu'il fût, la bravoure n'était pas son fort.

Mes sauvages parlaient bien d'en venir à des voies de fait sur la personne de nos insolents provocateurs, pour les forcer à nous remettre les avirons qu'ils tenaient cachés. Des conseils plus calmes finirent par prévaloir.

Enfin, après au moins deux heures de pourparlers et à force de bonnes paroles, nous pûmes persuader à l'un d'eux de nous prêter son propre canot.

Peu après, j'étais à me délasser au piano de Mme Loring quand les protestants, ministre en tête, arrivaient chez son mari, sommés par lui d'avoir à expliquer leur conduite, et d'attendre la sentence qu'il lui plairait de prononcer à leur sujet.

Mais nos gens étaient malins. Ils purent prouver que, après nous avoir promis son grand canot, leur vieux chef leur en avait confié les avirons, en leur enjoignant de ne les prêter qu'à des sauvages. Comme j'étais un blanc, ils n'avaient fait que suivre la consigne en me les refusant.

Un autre point parut moins clair. Le fils de Wala était accusé de m'avoir adressé des paroles injurieuses. Comme je répondais à l'agent que je ne les avais point entendues moi-même, ce monsieur remarqua, s'adressant au prévenu:

--Il est heureux pour toi que le prêtre ne t'ait point entendu; autrement je te condamnais à deux mois de prison.

Puis, interprété par sa femme qui parle kitksonne, il commença un sermon sur les droits des voyageurs, surtout des prêtres catholiques qui sont tous de grands chefs, dont nos protestants durent longtemps se souvenir.

Le vieux Wala devint alors aussi humble et son fils aussi doucereux que l'un et l'autre s'étaient montrés arrogants à mon endroit.

Hâtons-nous d'ajouter que la leçon leur profita. Je pense même que mon altercation avec le ministre ne fut pas sans résultat. Peu de temps après, il déguerpit pour ne plus revenir, ni lui ni aucun autre.

Aujourd'hui Chitown est une chose du passé, un simple souvenir.




Chapitre XII

PLUS AU NORD

SOMMAIRE.--Maringouins bienfaisants--La rivière aux Saules--Le lac d'Ours--En route pour la Finlay--Montagnes et marmottes--En radeau--La Finlay--Au lac La Truite.

Il me vient maintenant à l'idée que le lecteur aimera peut-être, comme diversion aux mesquines difficultés dues à la malice de l'homme dont nous venons de rendre compte, à me suivre dans un voyage en pays neuf et à constater de visu, pour ainsi dire, les contretemps d'une autre sorte qui furent longtemps comme mon pain quotidien pendant mon séjour "chez les sauvages de la Colombie Britannique".

Comme préface à ce que je voudrais lui servir dans ce nouveau chapitre, disons de suite que je ne crus jamais les études géographiques et autres incompatibles avec l'accomplissement de mon devoir de missionnaire. Les résultats ont depuis été si appréciés des hommes de science que je crois avoir été bien inspiré en les faisant profiter des nombreux voyages nécessités par mon ministère sacré.

Religion et science se donnèrent alors la main, et l'une n'eut jamais à souffrir, au contraire, des soins que je donnai à l'autre.

Ainsi j'avais, en entreprenant le long voyage dont je vais donner le journal quelque peu abrégé, deux buts distincts: aller visiter et évangéliser deux localités lointaines, le lac d'Ours et le fort Grahame, dont le lecteur ne sait encore rien, et relever en chemin les particularités topographiques dont les savants pourraient faire leur profit. Le but ultime était donc religieux, et le moyen de l'atteindre scientifique. J'allais prêcher, partant essayer de faire du bien aux âmes, mais aussi recueillir les éléments d'une carte, donc servir la géographie.

Nous étions en juillet 1895, juste dix ans après mon arrivée au lac Stuart, et je venais de visiter les Babines du lac, chez lesquels j'étais, comme d'habitude, resté une semaine, et que j'avais quittés un peu allège en ce qui est des provisions de bouche, peut-être parce que les Sékanais chez lesquels je devais me rendre étant de purs primitifs, les Babines, qui se croyaient très supérieurs à eux, me voyaient partir d'un mauvais œil pour leurs rendez-vous lointains.

Voici maintenant mon journal.

***

Samedi 13 juillet 1895.--Arrivons de chez les Babines, vers quatre heures de l'après-midi, sur les bords du lac Thatla. Duncan et Robert, dit Hobel, fidèles au rendez-vous, sont là depuis la veille.

Comme le tout petit village où nous devons passer le dimanche se trouve de l'autre côté, nous tirons force coups de fusil pour qu'on vienne nous chercher. Pendant que nous traversons dans un grand canot qu'on a amené, Robert, qui est de bon accommodement mais par nature inconstant, donne à entendre qu'il en a assez, et qu'il va retourner dans son pays lundi prochain. Nous le raisonnons de notre mieux, et nous appliquons à lui faire sentir le ridicule de sa détermination. Il paraît inflexible, ce qui ne m'arrange guère.

Dimanche 14 juillet.--Après la messe, dite dans une cabane en construction, nous faisons nos préparatifs de voyage. Je baptise deux enfants et confesse une dizaine de personnes.

Entre temps, je fais secrètement parler à mon récalcitrant, pour qu'il n'abandonne pas ainsi le prêtre, qui compte sur lui depuis trois mois pour le grand voyage qu'il est sur le point d'entreprendre. Se laissera-t-il fléchir? C'est ce qu'on verra demain. Je prie Dieu que le peu d'abondance de nos provisions de voyage ne le confirme pas dans sa résolution de retourner chez lui.

15 juillet.--On est parvenu à réembaucher mon Hobel, et nous partons en canot accompagné des bons souhaits de la petite population de l'endroit.

Après six milles de navigation, nous touchons à l'extrémité septentrionale du lac Thatla; nous nous engageons alors dans une des bouches de la rivière aux Saules, appelée par les Anglais Driftwood River, à cause du nombre extraordinaire de troncs d'arbres charriés par le courant qui l'encombrent en mainte place.

Juste à la tête du delta, nous nous heurtons à un barrage complet de la rivière. Sur une superficie d'environ cent mètres carrés, elle est comme recouverte d'un plancher de troncs d'arbres enchevêtrés les uns dans les autres. Nous hissons notre canot sur la grève, faisons près du bord une tranchée dans le barrage, en coupant les plus petites pièces de bois, et passons après deux heures d'un travail ardu.

Ce détail suffit à démontrer que la rivière n'est pas large: peut-être une vingtaine de mètres. En raison des massifs de saules dont elle est bordée, les maringouins y sont très nombreux et difficiles à éviter. Mais nous avons bientôt, dans notre disette de vivres, l'occasion d'apprendre que même eux peuvent parfois rendre service à l'homme.

Et voici comment.

Vers deux heures de l'après-midi, nous remontions péniblement à la perche ses eaux turbulentes, lorsque l'un de mes bateliers qui se tenait debout dans le canot pour faire manœuvrer son instrument, s'affaisse soudain, enlève sa coiffure et, se tournant vers moi:

--Silence, dit-il; ne faisons pas de bruit.

--Qu'est-ce? lui demandé-je.

--Regarde là-bas, fait-il d'une voix comprimée et montrant du doigt un point dans le fourré.

Je regarde et ne vois rien. Puis, un instant après, je crois m'apercevoir que la tête de quelques saules remue sans aucune cause apparente, vu que l'atmosphère est dépourvue de toute brise. L'œil perspicace du chasseur avait deviné quelque animal qui se faufilait au travers, et cherchait à se débarrasser des myriades de moustiques qui le poursuivaient.

Ne pouvant y réussir, il s'avise bientôt de se protéger par un bon bain dans le cours d'eau, et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, nous voyons un énorme ours qui débouche soudain dans la rivière.

--Hourrah! tire-le, m'écrié-je le plus doucement que je puis. Nous allons avoir de quoi manger!

--Tais-toi, il est trop loin; attends, remarque Hobel.

Et, ne pouvant rester dans l'eau comme un castor, le fauve remonte la rive d'un bon terrible, et disparaît dans la forêt.

--Quel dommage! fais-je alors. Si nous avions pu le tuer, nous étions sauvés.

--Attends, te dis-je, réplique l'Indien, qui ne quitte pas une minute le fourré des yeux.

De fait, les mêmes légers mouvements des cimes des saules se reproduisent. L'animal essaie évidemment de se débarrasser des insectes en se frottant aux arbustes. Trahi par le mouvement des saules, nous le voyons, pour ainsi dire, descendre vers nous qu'il n'a jamais vus; puis, avisant un liard dont le tronc est dépourvu de branches en bas, il croit se soustraire à ses persécuteurs en y grimpant tout en nous tournant le dos.

C'est le moment psychologique.

--Pan! pan! pan! redit la carabine de Duncan.

Et voilà le monstre qui dégringole percé de trois balles.

Qui dira après cela que les maringouins ne sont bons à rien! Ils nous ont sauvés de la famine, et permis de continuer notre voyage sans sentir les étreintes de la faim!

Dans la soirée, tout en remontant la rivière, nous voyons un castor à distance. Mais le rongeur est plus prompt que nos bras, et il a gagné l'eau avant qu'on ait pu le tirer.

Nous campons à l'abri des sapins et nous payons de bonnes grillades d'ours au souper.

16 juillet.--Vers dix heures, nous sommes tombés sur un autre ours, au moment où il traversait la rivière cinq ou six mètres au-dessus de nous. Duncan saisit aussitôt son Winchester, et, comme il fait manœuvrer la clef qui sert à le recharger, voilà qu'un ressort du magasin se dérange et finit par se casser.

Pendant ce temps, l'ours poursuit son chemin à la nage, sans même se douter de notre présence. Duncan s'empare de son revolver, et lui tire plusieurs coups sans jamais l'atteindre.

--Voyez, dis-je alors à mes gens, le bon Dieu ne gaspille point ses biens. Il sait que nous avons de la viande; il réserve sans doute celle de cet animal pour quelque chasseur plus besogneux que nous.

Dans la soirée, pendant que je récite mon bréviaire, mes rameurs aperçoivent un troisième ours, qu'il n'essaient même pas d'abattre.

17 juillet.--La rivière aux Saules, que nous remontons toujours, devient de plus en plus rapide, à mesure qu'elle se fait moins large. En face de nous, et un peu à gauche, se dresse une chaîne de montagnes rayées de haut en bas de blanches bandes de neige et coupées de torrents aux multiples cascades. Ce sont, me dit-on, les montagnes qui aboutissent au lac d'Ours où nous nous rendons.

Un peu avant midi, l'un de nous signale trois oies sauvages avec leurs petits. Nous manquons les premières, et les seconds se cachent si bien dans les saules et les prêles du rivage que nous ne pouvons en trouver aucun.

Dans l'après-midi, nous trouvons le passage barré par une grande agglomération de troncs d'arbres, qui servent de pont à un chantier de chasse. Force nous est de hisser le canot par-dessus.

Bientôt un autre barrage nous arrête, et, le soir, au milieu d'une pluie battante, nous abordons sur une île formée par une bifurcation de la rivière, tout près d'une chute résultant d'un autre barrage, qui nécessitera encore un portage le lendemain.

Sommes trempés jusqu'aux os.

18 juillet.--Triste nuit passée presque sans feu dans les hautes herbes de la forêt. La rivière se fait de plus en plus étroite à mesure que nous approchons de sa source. Dans la matinée, l'oreille exercée de mes sauvages perçoit dans le bois un son qu'ils ont vite identifié.

--Hallo! qui va là? crient-ils.

--Et vous, qui êtes-vous, nous demande-t-on du milieu d'un taillis.

--Le prêtre, c'est le prêtre qui va au lac d'Ours, répond Duncan.

Une exclamation de joie retentit, puis nous ne tardons pas à voir trois sauvages en haillons déboucher du fourré. Un seul vient me toucher la main, tandis que les autres me regardent de loin d'un air niais. Cette circonstance m'apprend, avant toute explication, que ces derniers sont de la race maudite des Atnas, ou Kitksonnes.

Le jeune homme qui nous salue avec de si bruyantes démonstrations de joie est un Sékanais du lac d'Ours. Il voudrait retourner avec nous; mais comme il doit être de moitié dans la chasse de la bande, il ne peut satisfaire son désir qu'après de longs pourparlers avec ses compagnons et la promesse d'une indemnité convenable en leur faveur.

Désormais, nous pourrons avancer un peu plus vite. Avec un troisième rameur, ou plutôt "percheur", car l'aviron n'est d'aucun usage en remontant une rivière comme celle-ci, le courant, qui devient de plus en plus violent, sera plus facilement vaincu, et les barrages seront plus vite démolis.

Chemin faisant, mes compagnons s'entretiennent d'un petit ruisseau dans lequel nous devons bientôt entrer, et qui, disent-ils, offre parfois de grandes difficultés au canotier.

--Y a-t-il beaucoup d'eau dans ce ruisseau? demandé-je.

Duncan, qui se dit ennemi de toute exagération, me répond en mouillant son pouce de sa salive.

--Tu vois ceci? me dit-il; il y en a autant que sur mon pouce.

Vers le soir, nous quittons la rivière aux Saules pour nous enfiler dans ce fameux ruisseau, et je constate que les difficultés de sa navigation n'ont pas été si exagérées que je pensais. C'est une eau croupissante entre un fond de vase et un tapis de grands nénuphars à la surface.

Bientôt nous ne pouvons plus avancer. Nous devons porter à dos notre bagage, pour alléger d'autant le canot, que nous pouvons alors traîner à la main sur l'eau.

Le soir nous longeons une colline pierreuse, où nous entendons siffler les premières marmottes que nous rencontrons. Duncan qui, dit-il, ne hâble jamais, se fait fort d'en abattre une pour notre déjeuner de demain.

Nous campons dans un nid de maringouins, sur une petite prairie agrémentée de quelques bouquets de saules.

19 juillet.--Duncan revient d'une tournée aux marmottes sans avoir rien tué. Il en a manqué deux, pas par sa faute naturellement: Duncan ne manque le gibier que dans l'impossibilité de l'abattre--du moins c'est ce qu'il dit.

Nous nous enfilons au travers des nénuphars qui recouvrent un petit lac d'une demi-lieue de long, faisons le portage de bagages et canot, et nous voilà sur le lac d'Ours. Désormais, vogue la nacelle! Plus d'entraves à notre marche.

A droite, et presque au milieu du lac qui baigne de chaque côté les bases de hautes montagnes enneigées, mes pagayeurs me montrent une île sur laquelle un blanc au service de la compagnie de la baie d'Hudson fut jadis massacré par les Indiens.

Non loin de l'espèce de village qui se trouve à l'extrémité septentrionale du lac d'Ours, pièce d'eau de onze milles de long et par le 56° 10' de latitude nord, nous entendons sonner la corne qui appelle les fidèles à l'église pour la prière du soir. C'est la meilleure preuve de la persévérance de nos sauvages, même après une très longue absence du prêtre.

Nous abordons au milieu des acclamations de la foule.

***

Nous nous trouvons chez une nouvelle bande, ou sous-tribu, sékanaise, d'autant plus fervente qu'elle se sent loin du prêtre. Simple et pleine de foi, elle mériterait certainement plus qu'une visite annuelle. Mais la distance! quelque chose comme 220 milles, et la difficulté du trajet--sans compter les treize autres postes que j'ai à desservir!

Cette petite population a une telle vénération pour tout ce qui a trait à notre sainte religion qu'elle a à son crédit des actes de foi et de dévouement qu'on pourrait qualifier d'héroïques.

Un enfant déjà grandet était mort au loin dans la forêt, c'est-à-dire à plusieurs journées de marche du lac d'Ours. Que faire? L'enterrer là? Oh! non; il était baptisé et il avait droit à la sépulture ecclésiastique. Sa pauvre mère porta son cadavre sur son dos jusqu'au cimetière du village, où il fut inhumé. A la visite du prêtre qui suivit, sa tombe fut bénite et les larmes se séchèrent.

Leur chef est digne de ces braves gens. C'est un grand gaillard, un peu irascible par nature, Kar-ta, l'Oeil-de-Lièvre, aussi bon chrétien que chasseur habile.

Sa vie, déjà un peu longue, avait été marquée d'une grande croix. Il avait un fils, brave jeune homme, qu'il regardait comme son futur bâton de vieillesse. Or celui-ci eut un jour le malheur de se noyer. Dans le premier paroxysme de sa douleur, Kar-ta saisit son coutelas et allait s'en percer le cœur, lorsqu'il se rappela la parole du prêtre: les suicidés perdent tout droit au royaume des cieux.

De suite, il se jeta à genoux, demanda pardon à Dieu pour lui-même et le repos éternel pour son fils disparu si inopinément.

C'est dire que les exercices de la retraite que je leur prêchai furent très bien suivis, même d'une Kilksonne mariée à un Sékanais de la place. Comme le bon exemple est contagieux aussi bien que le mauvais, cette étrangère semblait avoir absorbé la foi dont ses nouveaux compatriotes faisaient montre. Elle était baptisée, et comme telle voulut se confesser. Or comme j'ignorais complètement la langue kitksonne, elle dut pour cela avoir recours aux bons services d'une femme qui l'interpréta.

Je reprends maintenant mon journal de voyage.

Jeudi 25 juillet.--La mission est presque terminée, et nous voici à la veille de notre départ pour notre longue course en pays inconnu, laquelle a pour objet une visite au fort Grahame, sur la Finlay, qui n'a jamais encore vu de prêtre. Nous voudrions y aller répéter en faveur des Sékanais qui le fréquentent le bien que nous venons de faire à leurs frères du lac d'Ours.

Sis non loin des montagnes Rocheuses, ce poste reçoit, paraît-il, la visite régulière de nombreux Sékanais encore innocents de tout commerce avec la civilisation. Néanmoins, par une préférence de clocher qu'on ne s'attendrait pas à trouver chez des primitifs comme les Sékanais, ou serait-ce en raison des difficultés de la route? les gens du lac d'Ours n'ont manifesté aucun enthousiasme pour m'y accompagner.

Ils ont même mis tout en œuvre pour me dissuader d'entreprendre ce voyage, et m'ont assuré que je n'arriverais jamais vivant au fort Grahame. En sorte que leur amour pour le prêtre concourt également à leur faire refuser de m'accompagner.

Il n'y a, disent-ils, absolument aucun chemin frayé, nous aurons continuellement à franchir des montagnes couvertes ou bien de troncs d'arbres tombés, ou bien d'éclats de roches qui nous déchireront les pieds. Comme j'ai la réputation d'être assez piètre marcheur, ils ont peur d'être obligés de me laisser en route.

L'un d'eux m'a même déclaré qu'il me faudrait juste deux mois pour faire le trajet!

Bien plus, même mon fidèle Duncan, effrayé par les descriptions pessimistes qu'on lui a faites en particulier, s'était décidé à rebrousser chemin. Va sans dire que Hobel était enchanté de cette décision.

Et pourtant j'ai montré tant de fermeté et tellement prodigué les bonnes paroles, que nous voilà décidés à partir demain matin. Avec Duncan et Hobel viendra le chef lui-même, qui s'est dévoué pour la bonne cause, ainsi que Thomas, jeune homme qui peut avoir vu vingt-cinq printemps. Ce seront mes porteurs. Quant à moi, je me contenterai de quelques bagatelles, et deux chiens qui vont nous accompagner se feront, eux aussi, porte-faix.

26 juillet.--Nous voici au soir de notre première journée de marche. Nous sommes à près de 20 milles du lac d'Ours, presque 6,000 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Quelle course! Nous n'avons pas plus tôt quitté le lac d'Ours qu'il nous a fallu monter. Pour la première marche à travers bois de si longue haleine, je m'en suis assez bien tiré. L'ascension de la montagne nous a mis à même de contempler les plus vastes horizons et les plus pittoresques accidents de la nature. Nous avons passé tour à tour de gracieuses cascades et cascadelles, des tours géminées aussi vieilles que le monde et de vastes champs de neige perpétuelle.

Mais qu'est-ce que ce sol de couleur sanguinolente que nous foulons aux pieds? De la neige, tout simplement. De la neige rouge, s'il vous plaît! On n'en voit pas partout. D'infimes animalcules, au dire des uns, le voisinage des flancs ocreux de la montagne, selon les autres, telles sont les causes probables de la couleur étrange de cette neige. Là où nous passons, elle n'a pas moins de cinq pieds de profondeur.

Nous avons depuis quelque temps dépassé la limite du bois, et, à part d'immenses bandes de neige, nous n'avons plus que de vastes espaces recouverts d'une espèce de bruyère à fleurs roses, le long desquels court une brise glaciale. Comme elle est bienvenue du voyageur dont le front ruisselle de sueur!

De distance en distance, les marmottes nous saluent au passage de leurs sifflements stridents. Si elles n'étaient pas si loin et si nous n'étions pas si pressés, comme nous leur ferions vite faire connaissance avec nos fusils!

Or voilà que Duncan s'arrête soudain, et, nous barrant le passage de la main:

--Arrêtez, n'avancez pas! nous dit-il.

Il épaule sa carabine, la détonation retentit et le voilà qui court chercher sa marmotte, que nous autres, moins clairvoyants que lui, ne pouvons distinguer.

A moitié chemin, il s'arrête tout penaud. Miséricorde! Il a tiré sur une feuille de berce desséchée...

Je commence à tirer la jambe et voudrais bien camper. Mais où trouver le bois pour le feu de bivouac? Le chef, qui nous sert de guide, nous montre à une assez grande distance un bouquet d'arbrisseaux qui ressemblent à des genévriers. Ce sont des sapins de montagne, arbustes chétifs et rabougris, près desquels nous dressons notre tente.

27 juillet.--Ce matin nous sommes descendus assez notablement du point que nous avions atteint dans notre marche d'hier.

Après avoir pataugé dans des marais couverts d'herbe fine, nous sommes arrivés, vers onze heures, à la "Grande-Chaudière", espèce de puits naturel creusé dans le roc avec la régularité d'un objet tourné au tour. Il peut avoir six pieds de diamètre, et ses bords sont formés par un talus de presque deux mètres de hauteur à l'intérieur. De ce curieux trou se dégagent des gaz si léthifères que tout animal qui s'y aventure, tout oiseau qui le survole de trop près en meurt, comme l'attestent les cadavres de fouines, marmottes, geais, pic-bois, etc., dont le fond est jonché.

Vers midi, après une marche constamment descendante, nous arrivons sur les bords de l'Omené-khah, rivière dont le cours inférieur est fameux dans les annales des mines d'or de la Colombie Britannique. A son embouchure avec la Finlay, elle a presque les proportions d'un fleuve; mais nous sommes ici près de sa source, et, surtout à cette saison-ci et en comparaison des autres cours d'eau, elle ne peut guère prétendre qu'au titre de grand ruisseau.

Il a plu toute la matinée, et je n'ai peut-être pas un fil de sec sur moi. Aussi, tandis que mes compagnons ont la charité de s'ingénier pour trouver le moyen de me traverser, je me mets à l'eau et me trouve de l'autre côté pendant qu'ils sont encore occupés à défaire la charge des deux chiens qui nous suivent.

Désormais nous longeons la rivière qui, grossie des nombreux torrents que lui envoient les montagnes d'alentour, prend bientôt des proportions respectables.

Un de ces torrents ne tarde pas à nous barrer le passage. Naturellement il n'y a pas de pont là où il n'existe pas même de sentier. Je me hisse donc sur les épaules de Hobel. Muni d'un vigoureux bâton pour résister à la violence du courant, il parvient à me déposer sain et sauf de l'autre côté.

Nous campons sur l'herbette tout près de l'Omené-khah, toujours enserrée de monts neigeux. Je suis tellement rendu que la somme la plus fabuleuse ne pourrait me faire faire un demi-mille de plus.

Distance parcourue: au moins 21 milles.

Dimanche 28 juillet.--Respectons le repos dominical, et passons la journée à prier, à chanter, à jaser et à nous étirer les jambes. Entre temps, un loup vient nous rendre une visite par trop courte, puisque nous n'avons pas même le temps d'essayer de le retenir.

29 juillet.--Gelée blanche ce matin. Les marmottes abondent à quelques mètres de notre campement. C'est pourquoi nos Nemrods Duncan et Thomas nous ont quittés au point du jour, pour leur donner la chasse jusqu'à ce que nous les rejoignions.

Suivons toujours la vallée de l'Omené-khah. Il est près de midi quand nous trouvons les charges de nos deux chasseurs, avec une marmotte qu'ils ont tirée. Pendant que nous l'apprêtons pour notre dîner, Thomas et Duncan arrivent avec une autre. Ils ont vu un pécan et manqué plusieurs marmottes.

Après midi, Duncan, le fameux chasseur qui ne manque jamais le gibier par sa faute, tire cinq coups de carabine sur une marmotte sans la tuer. Pour ne pas faire tort à la réputation des vrais sauvages, disons de suite qu'il est métis, fils d'un Canadien français du nom de Paquette.

Nous sommes réellement au pays des marmottes. A chaque instant nous les entendons saluer notre passage, mais généralement leurs salutations contiennent une pointe d'ironie, puisque l'animal a toujours soin de se tenir à une distance respectueuse de nos fusils.

Vers le soir, nous nous éloignons un peu de l'Omené-khah, qui se fraye un passage au sud-est entre de hautes montagnes.

Le chemin--je veux dire le sol que nous foulons aux pieds, car il n'y a pas ombre de sentier--devient exécrable. Ce ne sont que troncs d'arbres tombés les uns sur les autres. Il nous faut, ou bien les enjamber, ou sauter de l'un à l'autre au risque de nous flanquer par terre, ce qui, du reste, nous arrive plus d'une fois. On s'imagine bien que pareil exercice gymnastique n'est pas fait pour nous reposer.

Nombreux cours d'eau à traverser, puis une pluie torrentielle qui nous force à camper, d'autant plus que l'heure est avancée.

Distance parcourue aujourd'hui: 17 milles.

30 juillet.--Nous commençons ce matin par gravir une colline abrupte, en nous cramponnant à quelques rares arbustes et aux sinuosités de sa rampe, puis coupons nombre de ravins et de vallées boisées.

Sentier, c'est-à-dire sol, pire que jamais: roches à arêtes contondantes, trous profonds cachés sous la mousse et une espèce de ronce, enchevêtrement de troncs d'arbres, etc.

Les marmottes, toujours les marmottes. Les difficultés de la route nous forcent à ralentir la marche, et, après midi, nous quittons définitivement l'Omené-khah, pour nous engager dans une passe entre deux montagnes vers le nord-est.

Décidément nous n'avons pas de chance. Depuis note départ du lac d'Ours, nous n'avons pas eu une journée sans pluie. Elle tombe maintenant à torrents.

--Ce n'est pas étonnant, remarquent mes compagnons. C'est la première fois que ces montagnes nous voient. Il en est toujours ainsi en pareille circonstance.

Et je me rappelle que c'est là une croyance universelle chez nos Dénés, qui, pour remédier à cet inconvénient, se noircissaient autrefois la figure, s'imaginant passer alors inaperçus, un peu comme l'autruche croit se dérober à la vue de son ennemi en se cachant la tête sous l'aile.

Vers le soir, pendant que Duncan et Thomas vont faire un tour de chasse, nous dressons notre tente au sommet du col, solitude des plus pittoresques. A nos pieds, un petit lac parsemé d'îlots; en haut, tout près de nous et de quelque côté que se portent nos regards, des montagnes élevées de forme pyramidale aux flancs bariolés de neige perpétuelle. On se dirait au fond d'un immense entonnoir aux bords échancrés.

Quelque temps avant le souper, nos deux chasseurs reviennent avec une marmotte et deux gelinottes. Duncan a tué une autre marmotte, qui a pu se traîner dans son trou pour y crever.

Nous n'avons guère fait que 13 milles aujourd'hui.

31 juillet.--Tout le monde est si fatigué et les environs nous ont paru si propices, que j'ai donné jusqu'à midi pour chasser. Duncan, Thomas et Hobel sont partis de grand matin, et le dernier revient pendant mon sommeil avec deux gelinottes qu'il a tuées. Il est transi de froid et nous assure que les marmottes, plus frileuses que lui, ne sont pas encore sorties de leurs trous.

En attendant le retour de ses deux compagnons, je me mets à contempler la sauvage beauté de notre pays d'Amérique. C'est vraiment un océan de montagnes que cette région où nous avons porté nos pas incertains. Et quelles montagnes! Forteresses aux remparts crénelés, cathédrales gothiques ou byzantines avec vigoureux contreforts, scies colossales qui fendent les nues, gigantesques pyramides qui ont peut-être l'âge de ces étoiles vers lesquelles elles portent leurs blancs sommets, immenses cônes arrondis recouverts de neiges perpétuelles qui, aux reflets du soleil, scintillent comme un ballon saupoudré de poussière de diamant, nos montagnes revêtent toutes ces formes, se parent de tous ces atours.

Mais voilà Duncan et Thomas qui reviennent de la chasse avec une marmotte. Thomas en a tiré une autre qui s'est glissée dans son trou avant qu'il ait pu la saisir. Tous les deux ont manqué se geler, disent-ils.

De nouveau en route, nous franchissons le col, puis voyageons toute la journée dans une espèce de bas-fond pierreux bordé de montagnes qui suent une eau froide comme la neige qui l'a produite. Toutes les roches sont maintenant d'un magnifique granit blanc, qui serait aussi apprécié en Europe qu'il est inutile ici.

En contournant une pointe de montagne pour entrer dans une autre vallée arrosée par une rivière que je nomme Duncan, les marmottes attirent de plus en plus notre attention. Thomas en tue une, et de la seconde il ne rapporte que quelques boyaux que sa balle lui fait sortir du ventre, ce qui ne l'a pas empêchée de regagner son trou. Le chef lui-même en abat une avec ses deux petits.

Par extraordinaire, nous tombons maintenant sur un sentier de chasse, qui nous permet d'aller bon pas. Puis nous tournons à l'est, toujours entre deux montagnes.

Or voici venir du nord une rivière d'une rapidité vertigineuse, qui se précipite dans la Duncan. Chacun décline l'honneur de me porter de l'autre côté, parce que tous craignent de ne pouvoir lutter contre la fougue du courant.

A la fin, Hobel est obligé de se dévouer. Mais comme le cours d'eau paraît plus profond que ceux que nous avons rencontrés jusqu'ici, mon porteur se passe sur les épaules, en guise de cangue, l'espèce de bissac en cuir qui contient la charge d'un de nos chiens, et il faut me hisser à califourchon là-dessus.

Or nous n'avons pas fait deux pas dans le torrent que j'ai la figure et les mains littéralement couvertes de maringouins. Ciel! quelles démangeaisons! N'en pouvant plus, je me donne un coup par ci, un coup par là, lorsque mon Hobel me crie:

--Reste tranquille, ou bien je te laisse tomber dans la rivière! Les galets du fond sont très glissants et le courant très fort. Si tu remues encore, je ne réponds pas de moi.

Allez donc subir sans bouger des centaines de coups d'épingles dans le cou et la figure! Je n'oublierai pas de sitôt cette traversée.

Nous sommes forcés de camper dans les saules, près d'une eau croupissante, c'est-à-dire chez les maringouins.

Distance parcourue: 18 milles.

1er août.--Que noter aujourd'hui sinon les difficultés toujours croissantes de notre marche? Un coup de hache porté aux arbres tous les cent mètres ou à peu près, çà et là une branche de saule recourbée de main d'homme, voilà ce que le guide appelle le chemin.

Un peu après midi nous touchons à un lac d'une douzaine de milles de long, que je baptise Duncan. Il est traversé, dans le sens de sa longueur, par la rivière du même nom. Dire les dégringolades qu'il me fallut subir en rampant, pour ainsi dire, au-dessous des branches d'aune qui couvrent ses bords escarpés me serait impossible.

Nous quittons la vallée avant d'avoir atteint l'autre extrémité du lac, et nous perdons en gravissant les flancs de la montagne à notre gauche.

Enfin, après maints tâtonnements, en nous cramponnant aux petits arbrisseaux qui végètent sur des rampes si raides que nos genoux touchent presque le sol en montant, nous parvenons à nous percher jusqu'à moitié chemin entre la base et le sommet de la montagne. Campons.

Même distance parcourue qu'hier.

2 août.--Duncan et Thomas ont pris les devants pendant mon sommeil.

Nous montons toujours en gravissant le lit desséché d'un torrent. Sur le versant méridional où nous nous trouvons, non seulement toute la neige est fondue, mais même aucune source, pas le moindre ruisseau ne nous permettent d'étancher notre soif. Nous avons dépassé la zone boisée, et par conséquent devons nous trouver à près de 5,800 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Bientôt nous rejoignons Duncan qui nous attend avec deux marmottes adultes, plus une petite et un faisan de montagne. Puis voici venir Thomas avec deux autres marmottes. Or, nous sommes au vendredi! Quelle pénitence pour nos sauvages!

La brise qui court le long du ravin où nous sommes entrés nous permet de mettre le feu aux rares arbustes conifères éparpillés le long de la montagne, pour prévenir les gens du fort Grahame de notre arrivée prochaine. La fumée qui s'en dégage est un signal toujours compris des chasseurs sékanais.

A cinq ou six cents mètres du sommet, une marmotte se laisse abattre d'un coup de carabine par Duncan, qui ne peut se lasser de vanter son adresse.

Nous quittons le ravin pour une petite vallée verdoyante. Nombreuses pistes d'ours gris (puissent-ils se tenir loin de nous!), d'orignaux et de caribous.

Après mainte allée et venue et plus d'une bousculade parmi les troncs d'arbres qui jonchent le sol, parfois à une assez grande hauteur, nous tombons sur un fort cours d'eau sur lequel nous devons, paraît-il, nous embarquer. Or comme nous n'avons point de canot, force nous sera de nous servir d'un radeau. C'est ce qui me porte à l'appeler la rivière au Radeau.

Il n'est que cinq heures du soir, et, tandis que les uns s'occupent au campement, les autres abattent les pieds de sapin sec dont se composera notre embarcation.

Distance parcourue: pas beaucoup plus de 12 milles.

3 août.--De grand matin, mes compagnons préparent deux radeaux formés, l'un de quatre troncs d'arbres (le mien), l'autre de trois, l'un et l'autre pouvant avoir une longueur de quatre mètres.

Ce n'est pas sans quelque appréhension que nous nous confions à ce mode de locomotion, sur une rivière qu'aucun de nous ne connaît. Et pourtant à la garde de Dieu!

Un sauvage debout, et perche en main à l'avant et à l'arrière de chaque radeau, dirige le mieux qu'il peut sa primitive embarcation, un peu à la façon des gondoliers de Venise, mais sur une eau qui les ferait peut-être mourir de peur. Cette eau cache des écueils contre lesquels il faut constamment se tenir en garde. Avec un courant rapide comme celui qui nous emporte à la course, que nous venions à heurter contre une roche à fleur d'eau, et les cordes qui relient les éléments de notre radeau se rompent, et l'on devine le résultat.

Or voilà qu'un roulement, sourd d'abord comme celui d'un tonnerre lointain, puis de plus en plus distinct, nous avertit du danger. La conformation du terrain nous fait deviner que ce doit être un affluent de la rivière au Radeau qui cause ce tapage. Le confluent de deux cours d'eau rapides occasionne toujours de fortes vagues, d'autant plus que le lit en est souvent rempli d'écueils.

Que faire? Aller aux informations.

C'est ce que fait Duncan, que nous laissons pousser à pieds une reconnaissance.

De retour à notre radeau, son air triste et abattu nous dit assez le résultat de ses investigations.

--Impossible d'aller plus loin, assure-t-il. Même nous autres sauvages nous ne nous aventurons jamais sur pareils gouffres en canot; à plus forte raison serait-il téméraire de tenter le passage en radeau.

Il nous décrit alors, avec accompagnement de force gestes expressifs, les courants contraires qui se croisent et s'entrecroisent, les vagues qui, dit-il non sans une pointe d'exagération, s'élèvent à des hauteurs prodigieuses, et enfin le nombre extraordinaire des écueils qui constituent un élément plus dangereux encore que tout le reste.

--Que faire alors?

--Abandonner nos radeaux et continuer à pied, déclare Duncan.

Cette idée est loin de me sourire, d'autant plus que nous avons bien gagné, par une semaine de fatigue, le repos de quelques heures que nous prétendons goûter en nous laissant entraîner par le courant.

Duncan, auquel nous faisons part de nos hésitations, répond que c'est courir à une mort certaine que d'aller à rencontre de son avis.

--Eh! bien, nous avons tous à mourir un jour, s'écrie le chef; autant mourir ici avec le prêtre qu'ailleurs. En avant!

Et nous franchissons l'obstacle avec la vie sauve, quoique en nous mouillant jusqu'aux os. Comme notre embarcation est trop longue pour suivre les ondulations des vagues, nous les coupons net, ce qui veut dire que l'eau nous vient jusqu'à la tête, et ne laisse secs ni nos personnes ni nos bagages. Abordant immédiatement, nous mesurons l'étendue de nos pertes; mais nous pouvons continuer, et les pronostics de l'ami Duncan ne se sont point réalisés.

Nous glissons maintenant sur les eaux avec une rapidité vertigineuse. Les arbres du rivage s'enfuient derrière nous comme si nous étions emportés par un train express, et nous abordons à cinq heures, après avoir fait au moins 42 milles, ce qui équivaut à deux bons jours de marche.

Nous établissons notre campement quatre milles plus au nord, sur les bords d'un petit lac qui sert de rendez-vous de chasse à l'une des bandes de Sékanais qui fréquentent le fort Grahame.

Dimanche 4 août.--Notre sommeil a été quelque peu troublé par les piaillements d'une famille d'ours, qui doit être de passage non loin de notre campement. Dans la soirée, nous nous rendons à l'autre extrémité du lac, afin d'être en état d'arriver demain au fort Grahame.

Petite course de trois milles.

5 août.--Partons de bon matin, nous dirigeant vers l'est. Gravissons un ravin qui nous conduit à un chapelet de petits lacs, ou viviers, aux eaux couleur d'émeraude. Nombreuses roches émaillées de mica. Terrain sec et tapissé de la plante au thé du Labrador (Ledum palustre), dont on se sert à défaut du thé de commerce.

Stimulés par l'approche du terme de notre course, nous marchons très vite, et vers trois heures de l'après-midi avons une première vue de la Finlay, qui, de loin, nous paraît avoir la largeur d'un lac.

Enfin, le soir, après une marche forcée d'au moins 20 milles--les gens du pays disent 25--nous atteignons ce fameux fleuve, l'objet de tous nos vœux. Assis sur la falaise qui le borde, nous contemplons le nouveau "fort", une assez grande cabane en troncs d'arbres, qu'on est en train de bâtir de l'autre côté. Bien que nous ayons surtout tendu vers l'est, nous ne sommes pas loin du 57° de latitude nord.

Nous brûlons solennellement toutes les cartouches qui nous restent, pour avertir les sauvages de notre arrivée et leur signifier de venir nous chercher.

O cruelle déception! Deux coups de fusil seulement nous répondent. Les sauvages ne sont donc point là?

--Non, dit le métis en charge du fort qui vient nous prendre dans son grand canot. Je leur ai bien annoncé votre arrivée; mais quand je leur ai parlé de la route que vous pensiez prendre, ils sont partis d'un éclat de rire et m'ont reproché de vouloir me moquer d'eux, vu que, m'ont-ils déclaré, aucun blanc ne sortirait vivant de ces montagnes.

Aussi quel désappointement pour moi, et je pourrais presque dire quel mécontentement pour des gens qui, au principe, ont fait tant de difficultés pour m'accompagner! Tant de peines, tant de fatigues pour rien!

6 août.--Quelques bandes de chasseurs indigènes ne doivent pas être loin, me dit-on. J'envoie à leur recherche le seul sauvage de la place, avec un métis que je connais depuis longtemps.

Entre temps, nous essayons de faire de la fumée sur une butte des alentours, signal convenu entre le maître de céans et une bande de Sékanais qui, dit-il, brûle du désir de me voir. Mais une pluie torrentielle empêche notre feu d'avoir l'effet voulu.

Le fleuve, plus de deux fois large comme la Seine à Paris, monte d'un pied et demi. Tout le monde ne sait peut-être pas que c'est le même cours d'eau que le Mackenzie, la rivière à la Paix et la rivière des Esclaves.

8 août.--Nos sauvages reviennent sans avoir vu personne. Comme nous ne pouvons rester à rien faire, il est décidé que nous n'attendrons plus qu'un jour.

9 août.--Fais cinq baptêmes d'enfants.

10 août.--Comme nous nous disposons à partir ce matin, l'écho nous apporte plusieurs coups de fusil tirés de l'autre côté de la rivière. Ce sont cinq chasseurs sékanais qui arrivent superbement accoutrés de magnifiques sacs à tabac, de sacs à poudre avec larges baudriers et de splendides fourreaux à coutelas, le tout brodé en verroterie de diverses couleurs, et, détail caractéristique, porté sur de sordides haillons. Les ornements de leur couvre-chef et du fourreau de leur fusil, également en rassade coloriée, feraient envie à plus d'un Porteur.

Après la salutation habituelle et quelques paroles de regret, nous nous confions au canot que nous a obligeamment prêté Billy Fox, le métis chargé du fort. Le chef des Sékanais, qui ne se lasse point de célébrer l'intrépidité du nouveau "priant" qui a vaincu la montagne, est resté avec Thomas, et se prépare à retourner au lac d'Ours.

Quant à nous, prêtre et deux Porteurs, nous nous gaudissons de n'avoir plus à faire manœuvrer nos jambes.

La Finlay est une magnifique rivière, ou, comme on dirait en France, un fleuve majestueux, roulant des flots jaunâtres sur un lit de sable très fin. Elle a une moyenne de quinze pieds de profondeur, sur au moins deux cents mètres de largeur.

Après midi, nous laissons à notre gauche une espèce d'échafaudage, dans lequel mes rameurs voient la tombe d'un enfant sékanais.

--Des canots! des canots! Telle est l'exclamation que poussent à la fois Duncan et Hobel, en contournant une pointe formée par un coude de la rivière. C'est, en effet, une bande de Sékanais du lac La Truite, par où nous devons passer, qui est campée un peu en aval.

Nous abordons, cela va sans dire, et, comme la troupe est assez nombreuse, il n'est que naturel de passer la nuit avec eux, d'autant plus qu'il est six heures du soir et que nous sommes au samedi.

Après les salutations d'usage, les femmes s'empressent de nous préparer notre campement, tandis que des jeunes gens vont nous chercher le bois de chauffage nécessaire pour le lendemain. Puis ces bons sauvages m'apportent, qui une langue de caribou, qui un museau d'orignal (les morceaux les plus estimés de ces animaux); les uns des fruits sauvages, d'autres une paire de mocassins. Braves Sékanais, qui manifestez ainsi votre amour pour le prêtre, que le bon Dieu vous le rende au centuple!

Dimanche 11 août.--Après la prière en commun et les chants propres aux dimanches, j'ai adressé une petite allocution aux sauvages réunis en face de ma tente; puis ai fait quatre ou cinq baptêmes d'enfants et entendu autant de confessions.

12 août.--Nous ne mourrons pas de faim d'ici à quelque temps, car les bons Sékanais que nous avons quittés ce matin nous ont chargés de viande de caribou, d'ours et d'orignal, en retour de quelques bagatelles.

La Finlay est traîtresse, nous a-t-on assuré. Aussi prenons-nous nos précautions.

Le soleil est encore loin du milieu de sa course lorsque nous entrons dans son principal affluent, la rivière aux Panais, juste au pied d'un contrefort des montagnes Rocheuses, dont les flancs sont saupoudrés de la neige tombée la nuit dernière. Désormais nous remonterons son courant, nous dirigeant vers le sud-ouest, c'est-à-dire du côté du lac Stuart.

13 août.--Vers dix heures et demie, mes compagnons se mettent à humer l'air, comme dans l'expectative d'un événement joyeux. Leur flair de limier a deviné de la fumée lointaine. C'est une autre bande de Sékanais, provisoirement cantonnée un mille en amont. Force nous est encore d'aborder.

Je fais trois baptêmes d'enfants, et, aux néophytes qui voudraient se confesser, je donne rendez-vous à notre prochain campement. On nous fait encore des présents de viande et de mocassins.

Après midi, toute la bande nous accompagne et, le soir, campe avec nous.

14 août.--Après la prière du matin, j'ai entendu une dizaine de confessions dans ma tente, puis nous avons quitté ces excellents enfants des bois et des montagnes.

Remontons toujours, et assez péniblement, la rivière aux Panais, cours d'eau moins considérable que la Finlay, mais assez rapide et coupé d'îlots, et campons à l'embouchure de la rivière Nation.

15 août.--Fête de l'Assomption, qui ne se chôme point au Canada. La rivière devient de plus en plus rapide, et les difficultés de sa navigation croissent en proportion.

Peu après notre dîner, nous rencontrons le chaland, espèce de bateau plat et sans proue, qui mène l'approvisionnement annuel du fort Grahame. Bien que faisant le trajet entre cette place et le lac La Truite, il est monté par des jeunes du lac Stuart, qui paraissent enchantés de me revoir.

La rivière qui décharge les eaux du lac La Truite, un affluent de celle que nous remontons, est si basse en certains endroits, qu'ils ont été obligés, disent-ils, de la barrer pendant la nuit avec leur embarcation pour en hausser le niveau.

16 août.--Avons bien du mal à remonter un bar, ou chaussée naturelle, dans la rivière aux Panais. Prenons notre dîner sur une île sablonneuse, dont le gravier a été fouillé pour en extraire l'or qu'il pouvait contenir.

Bientôt la couleur de l'eau, qui est maintenant noire comme encre, nous avertit que nous avons quitté la rivière aux Panais pour entrer dans celle qui écoule les eaux du lac La Truite. Les chenaux de la première sont si nombreux que nous ne nous en serions pas aperçu autrement.

Ce nouveau cours d'eau, par endroits très profond pour sa largeur, est presque à sec en d'autres.

Traversons un lac de trois ou quatre milles de long, et dressons notre tente sur les bords de la rivière qui s'y jette.

17 août.--Nous voilà au terme de notre navigation. Une semaine d'efforts continus, c'est assez pour une fois, pensons-nous. Avons été bien reçus par M. Wade, le commis du fort.

Quelques instants après notre arrivée, Donald, excellent chrétien du lac Stuart, m'amenait mon cheval, comme il avait été convenu il y a quatre mois, circonstance qui dira si nos fidèles sont exacts quand il s'agit du prêtre. Naturellement, il a fallu les dresser à cette ponctualité.

***

Je passai le dimanche au lac La Truite, puis retournai à cheval au lac Stuart, où j'arrivai deux jours et demi plus tard. Mon Duncan qui, devant les Sékanais auxquels le cheval était inconnu, avait péroré en cavalier émérite, fut si peureux une fois sur la monture qu'on lui prêta, qu'il se ficela sur la selle, sous prétexte que, ayant les jambes démesurément courtes, il ne pouvait se servir des étriers.

Nous arrivâmes à la Mission le mercredi 21 août. Inutile de décrire la joie de mes néophytes, que j'avais quittés le 13 mai précédent.

Après un peu plus d'une semaine passée à ma résidence, je repartis, le 1er septembre, pour Natléh, où je donnai la mission aux représentants de quatre villages.

Le 8, nous eûmes trois pouces de neige, chose plutôt rare pour la saison, ce qui ne m'empêcha pas de repartir après la retraite pour un voyage d'exploration dont il sera peut-être parlé plus loin.

En attendant, les faits relatés dans le présent chapitre suffiront, je pense, à donner une idée de ma vie en dehors de la maison, où je travaillais infiniment plus, ou du moins m'adonnais à des tâches qui prenaient tous mes instants: étude de la langue, confection d'un grand dictionnaire, préparation d'essais pour des sociétés savantes, et surtout composition (au sens mécanique) et impression de livres indiens, sans compter le principal, c'est-à-dire la routine journalière de mon ministère sacré.




Chapitre XIII

VERS LE SUD

SOMMAIRE.--Préliminaires--Un naufrage--Un Paraguay moderne--Fêtes religieuses--"Mystères" moyenâgeux--La Passion--Epilogue.

Maintenant que nous voici revenus en contact avec nos Porteurs, il nous sied d'autant plus de leur accorder l'attention à laquelle leur nombre leur donne droit, que l'enchaînement des événements et certaines nécessités géographiques nous ont entraîné à donner aux Babines et aux Sékanais plus d'espace que leur importance numérique ne justifie. Après tout, c'est chez les Porteurs que se trouve la Mission où je réside entre deux sorties, et ils peuplent au moins une dizaine de villages dans mon district contre les quatre des Babines et les trois rendez-vous des Sékanais.

Puisque les causes susdites nous ont fait négliger l'ordre chronologique, dont, du reste, les présents "souvenirs" peuvent se passer, nous allons nous reporter sept ans avant la course dont je viens de donner le journal, et nous confiner désormais autant que possible à la principale des peuplades sous ma juridiction.

En cette année 1888, je devais faire un voyage de caractère bien différent, dont le point le plus frappant allait faire ressortir de la manière la plus plausible et les dangers du missionnaire dans le nord, et l'énorme amélioration que ses efforts avaient opérés dans la mentalité des Indiens.

Depuis 1882, époque de ma première obédience après mon ordination, je n'avais point revu mon vénérable Ordinaire, qui venait de m'inviter à une retraite qui devait se prêcher à New-Westminster.

Malgré ma surcharge constante de travail qui m'empêchait de penser à autre chose qu'à mes ouailles et à ce que j'avais à faire pour elles, j'avais accueilli de grand cœur cette invitation, d'autant plus que je désirais conférer avec Sa Grandeur de certaines questions concernant notre Mission. A cette raison s'ajoutait une autre non moins importante, surtout en ce qui était de mes propres Indiens. La voici.

Ce prince des missionnaires qu'était feu Mgr P. Durieu, O.M.I., alors coadjuteur de Mgr D'Herbomez, avait reproduit sur la Côte méridionale de la Colombie Britannique les merveilles si vantées, non sans raison, du Paraguay primitif, et cela chez une race d'indigènes qui, avant lui, ne vivait guère que de rapines et de meurtres.

Après avoir fait revivre chez ses fidèles la discipline de l'Eglise des premiers âges, par son système de pénitences publiques, il en était maintenant arrivé à celle du moyen-âge, avec ses "mystères", ou représentations théâtrales d'événements d'ordre religieux.

Or comme, avec les grands enfants qu'étaient mes propres sauvages, l'émulation était un excellent moyen de progrès spirituels, je me plaisais à faire miroiter à leurs yeux ce qui se pratiquait chez leurs frères de la mer, et mes descriptions avaient suscité chez les premiers l'envie de constater par eux-mêmes ces merveilles de la civilisation chrétienne. Tous auraient voulu m'accompagner au "pays de l'horizon", comme ils disent dans leur langue.

Près de sept cents milles nous séparaient malheureusement de cette contrée bénie. C'est dire que le voyage devait être coûteux, bien au-dessus des finances de la plupart de mes Indiens. Deux du fort Georges, localité dont les habitants ont les meilleurs "pays de chasse", se crurent seuls de taille à faire face à ces frais, et je fus heureux de les agréer pour compagnons.

C'étaient Louis, homme d'âge mûr et de tempérament rassis, et James, jeune homme d'environ vingt-huit ans, fils aîné du chef de fort Georges, auquel tous les deux appartenaient, et déjà père de deux enfants. Je venais de donner la mission à cette localité, qui fut notre point de départ pour le sud.

Or le bon Dieu voulut qu'aucun d'eux ne vît la terre promise, et voici comment.

***

Quand, le 1er juin 1888, je quittai le fort Georges pour descendre à Quesnel, le poste le plus avancé de la civilisation dans le pays, les eaux du Fraser, sur les bords duquel se trouvent ces deux postes, étaient très hautes. Ce qui n'empêcha pas mes deux compagnons de voyage de penser à sauter le rapide qui se trouve à douze ou quinze milles de chez eux.

J'aurais peut-être dû m'y opposer. Mais n'était-ce pas une place à leur porte, avec laquelle l'un et l'autre de mes pagayeurs étaient familiers, dont ils connaissaient par expérience toutes les difficultés à cette saison? Comment prétendre opposer mon propre avis au leur?

On procéda donc au portage de nos couvertures et de la plupart des autres bagages à l'extrémité inférieure du rapide, puis Louis et James retournèrent au canot laissé à l'autre bout.

Le rapide du fort Georges, ainsi qu'est appelée cette place, n'est pas qu'un canyon, ou rétrécissement de la rivière. Il est, au contraire, d'une bonne largeur, mais formé par une multitude d'îlots rocheux, reliés ensemble par des récifs qui soulèvent des tourbillons d'eau frémissante, qui s'élancent en l'air pour retomber les uns sur les autres avec un fracas épouvantable, excepté juste dans un coin de trois ou quatre pieds de large, le seul endroit où il soit possible de passer même lorsque l'eau est basse. Quand elle est haute, elle est susceptible d'entraîner votre canot en dehors de cette "passe", et alors c'en est fait de vous.

J'étais tranquillement assis sur mon bagage en attendant mes compagnons, quand tout à coup j'entendis deux cris de détresse qui me percèrent le cœur.

Je me levai, comme mû par un ressort, et, écartant les branches et fourrés chargés de jeunes feuilles qui bordaient le rivage, je promenai anxieusement mes regards sur les eaux du rapide. Mais je ne vis que l'écume blanchissante des vagues en fureur, qui allaient s'élevant et se brisant en une poussière aqueuse entre les îlots de granit.

Se seraient-ils par hasard aventurés sur ce gouffre? me demandai-je. Non, ce n'est pas possible, c'eût été courir à une mort certaine.

Et, à demi rassuré à la pensée que ces cris pouvaient n'être que le signal du départ, afin que je fusse en position de constater la rapidité vertigineuse de leur course, je me rassis sur mes couvertures.

Hélas! un autre cri vint bientôt dissiper mon illusion, et, en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, je vis flotter, au bas du rapide, une cage contenant deux petits renards noirs que nous destinions à un amateur anglais; puis, un peu en arrière et comme assis sur l'eau, mon pauvre Louis qui, d'une main, tenait le canot renversé, et se servait de l'autre en guise d'aviron pour diriger sa course.

Soûtcho spa thénadôntli! prie bien pour moi, me cria-t-il en glissant sur les flots vers un autre abîme encore plus terrible que le premier.

--S'il descend jusque-là, il est perdu, me dis-je.

Aussi me précipitai-je à genoux et, élevant mon cœur vers Dieu, le maître de la vie et de la mort, le suppliai-je de suppléer à mon impuissance et d'épargner du moins celui qui survivait au désastre et qui se tournait vers Lui à l'heure du danger.

Il est des moments dans la vie où la créature s'élance instinctivement vers son Créateur, et n'a pas besoin de beaucoup de paroles pour lui adresser une prière brûlante de foi dans sa propre petitesse et du désir d'une faveur précieuse presque à l'égal de sa vie. Un de ces moments était venu pour moi, et j'en profitai avec toute l'ardeur dont mon âme était capable.

Je sus bientôt qu'une prière brève, bien que non verbale, peut parvenir jusqu'au trône de l'Eternel. Louis eut l'inspiration de lâcher à temps le canot, qu'il regardait pourtant comme une planche de salut, et de regagner la terre à la nage.

En y arrivant, il s'évanouit. Mais il était sauvé.

Quant à mon pauvre James, roulé et enseveli dans les flots après avoir violemment donné contre une roche qui avait dû l'étourdir, je ne l'ai jamais revu.

Par bonheur, il avait profité de la mission. La mort le surprit dans un acte de dévouement pour le prêtre, et alors qu'il se réjouissait à la pensée des belles cérémonies qu'il allait contempler chez des frères plus avancés que lui dans les voies spirituelles. Dieu, l'auteur de tout bien et de tout bon désir, lui aura tenu compte de ces bonnes dispositions, et le scapulaire qu'il était fier de porter l'aura préservé des flammes de l'enfer. R.I.P.

***

Et maintenant que faire?

D'abord trouver mon pauvre Louis, évidemment.

Me faufilant le mieux que je pus au travers de la brousse, je finis par le rencontrer tout défait et jouissant à peine de ses facultés mentales.

--Où est James? eus-je le cœur de lui demander.

--Je ne sais; il doit être dans le canot, fit-il comme entre deux sommeils.

Lorsqu'il fut bien revenu à lui, nous pûmes faire nos plans. Dans les circonstances, je n'aurais pas osé lui demander de retourner me chercher un autre canot au fort Georges; mais lui, bien qu'il fût plus mort que vif, comprit mon embarras et s'offrit de lui-même à le faire.

Il repartit donc presque aussitôt, et, se dirigeant sur le cours du fleuve, car il n'y avait pas l'ombre de sentier, il finit par arriver au village quelque temps après minuit.

Quant à moi, je restai seul sur les bords du fleuve, veillant à la garde de mon bagage.

Quelle nuit affreuse je passai là! Seul, sans feu, sans armes dans un lieu fréquenté par les bêtes fauves! Mais surtout en présence de la mort et de sa victime, victime morte à mon service, soustraite à mes regards, mais toujours présente à ma pensée, tant elle était entrée dans mon cœur!

Et ses parents, et ses amis, comment allaient-ils recevoir la nouvelle du malheur qui venait de les frapper? De par le code indien, ma vie devait compenser la sienne, ou du moins je devais perdre à tout jamais ma liberté.

Ces dernières pensées, bien que se présentant parfois à mon esprit comme un écho des anciens jours, ne me troublaient pourtant pas trop, car je savais qu'avec le baptême mes sauvages avaient reçu la foi et la grâce qui donne la force de briser avec les idées d'un autre âge. Mais enfin ces mêmes idées qui, récemment encore s'étaient affirmées dans le district, n'en donnaient pas moins la mesure du sacrifice qui s'imposait aux parents du défunt, sacrifice dont j'étais la cause involontaire.

Ceci est tellement vrai que le bruit courut longtemps dans des régions éloignées que je n'avais échappé que providentiellement à la vengeance du chef du fort Georges.

La vérité est que, au lieu d'avoir à lui relever le moral, et à le consoler par de bonnes paroles, ce fut lui, au contraire, qui essaya de diminuer chez moi la douleur qui m'oppressait.

Il pouvait être dix heures du matin quand je vis deux canots s'avancer sans bruit qui venaient du village. L'un m'était destiné avec trois vigoureux jeunes gens pour rameurs; le second contenait le père et la mère avec la femme du disparu. Dire l'angoisse de ces pauvres gens, surtout de la mère et de la femme de James, en arrivant au théâtre du naufrage, serait bien impossible. Inutile de m'arrêter à ces pénibles souvenirs.

Mieux vaut rappeler les belles paroles que m'adressa le chef Isidore.

--Pourquoi tant te désoler? dit-il. Mon fils avait fait sa mission et s'était confessé. Il est mort au service du prêtre. C'est une mort glorieuse.

Sous l'impression de ce qui venait d'arriver, et en face d'un fleuve tellement enflé par la crue des eaux que, même à son état normal, des vagues bruyantes en labouraient la surface, mes nouveaux bateliers sentirent un moment leur courage défaillir.

Il s'agissait de traverser immédiatement en aval du rapide, sans se laisser entraîner et submerger par les tourniquets du fleuve qui ont, aux eaux hautes, une puissance de succion dont un blanc ne saurait se faire une idée. Mes sauvages, eux, ne se faisaient point illusion sur ce point.

--Pour n'importe quelle autre personne au monde nous ne voudrions entreprendre ce que nous allons tenter, me dirent-ils. Tu es prêtre, l'ami de Dieu; prie-le qu'il nous protège.

Puis, s'étant munis d'un bon signe de croix, ils s'abattirent sur leurs avirons, et quelques minutes plus tard nous touchions sans accident à l'autre rive.

Pendant ce temps, notre premier canot avait fait son chemin, et avait annoncé aux quelques habitants de Quesnel l'accident qui nous était arrivé. J'étais attendu à cette place, et l'on crut naturellement à ma mort. Le télégraphe l'avait même annoncée à Victoria, la capitale de la province, et le Colonist, journal du gouvernement, s'en était fait l'écho.

Mon arrivée à Quesnel dut donc encore mettre l'électricité en jeu.

Je passerai maintenant à pieds joints sur les autres péripéties de ce voyage, et ne dirai rien des fêtes qu'il me fut donné d'admirer chez les ouailles de Mgr Durieu.

Disons de suite que, deux ans plus tard, en 1890, je fus plus heureux dans mes efforts pour les faire contempler par des représentants de mes propres gens. Cette fois, je n'avais avec moi pas moins de quatre de ces Indiens, à savoir (pour ne citer que leurs noms de baptême) Charles et Antoine, de Moricetown, Simon, le généreux Simon, du fort Georges, et un Babine de la rivière que j'ai en ce moment présent à l'esprit, mais dont j'ai oublié le nom.

Je ne puis entrer dans tous les détails de ce qu'il nous fut donné de voir chez les catholiques de la mer, réunis cette fois chez les Skwahomiches, à leur beau village juste en face de Vancouver, et dans ce qu'on appelle aujourd'hui North-Vancouver.

Venant directement du Fraser, dont nous avions descendu le delta, nous montions pas moins de soixante-seize canots qui, arrivés en vue de cette Mission, se rangèrent en ligne, alors que nous saluâmes d'une fusillade bien nourrie la coquette église, qui se mirait dans l'azur de la baie.

Quatre formidables coups de canon nous répondent du rivage. Alors la fanfare des sauvages Douglas confie à la brise un de ses plus beaux morceaux. Celle des Skwahomiches lui répond par une symphonie de bienvenue. Vient ensuite le chant du canot, et bientôt commence l'indescriptible: canons, instruments de musique, voix d'hommes et voix de femmes, tout se met de la partie, au grand ébahissement de mes propres compagnons, qui n'ont jamais rien imaginé de semblable.

Après la bénédiction du Saint-Sacrement et quelques moments de repos, nous inspectons à la hâte le village et ses habitants.

Il y a dix ans que je vins ici pour la première fois. Personne ne pensait alors à la possibilité d'une grande ville dans ces parages, où Vancouver a depuis surgi comme par enchantement. Aussi que de changements, que d'améliorations chez les Indiens eux-mêmes! C'est à ne plus s'y reconnaître.

L'ancienne église en planches blanchies à la chaux a fait place à une église nouvelle, plus spacieuse, plus solide et plus élégante, bâtie par les blancs aux frais des sauvages de la place. Les maisons du village, après la maison du Dieu, Regis ad instar, se sont également agrandies et ont fait nouvelle toilette, pendant qu'elles se sont rangées en lignes régulières formant des rues éclairées par des quinquets comme celles des blancs.

Et puis ces Indiens à l'uniforme sombre, à la démarche militaire, obéissant au commandement de leurs chefs avec la précision de vieilles troupes, ne les prendrait-on pas pour une compagnie d'artilleurs fraîchement débarqués de quelque navire anglais? Leur figure trahit seule leur provenance aborigène. Ce sont les musiciens de la place. Tous les enfants de la réunion sont également en uniformes, variant selon les divers villages auxquels ils appartiennent.

Si nous pénétrons maintenant dans ces demeures, nous y trouverons de l'ordre et de la propreté, avec quelque raffinement de perfection, sans doute en l'honneur de notre visite, ce qui est encore un signe de civilisation chrétienne.

Afin de perfectionner encore les dispositions de ces braves gens, nous commençons de suite les exercices de la mission.

Cinq langues sont ici représentées, sans compter celles de mes propres sauvages. On m'assigne les Sichalh, auxquels je prêche chaque jour de la retraite, qui se termine par la communion générale et la consécration au Sacré-Cœur, à la suite d'une fête nocturne.

Ici ma plume se reconnaît impuissante à rendre le pittoresque et le grandiose de cette scène. Je me permettrai donc d'emprunter celle du rédacteur du News-Advertiser, journal protestant de Vancouver, tout en faisant quelques petites coupures dans son récit.

"Tous ceux qui ont eu affaire avec les Indiens", écrivait-il d'une cérémonie analogue, "savent de quels succès a été couronnée l'action de l'Eglise catholique dans ses rapports avec eux, et quels progrès remarquables ces sauvages ont faits sous la tutelle de leurs guides spirituels. Un nouvel exemple de cette toute-puissante influence vient d'être mis sous nos yeux.

"Depuis longtemps le village indien assis au pied des collines de l'autre côté de la baie se préparait à quelque grande solennité avec une activité dévorante. Le calme habituel de ses habitants aux mœurs douces et simples était troublé par le bruit de la scie et du marteau. Sous une nouvelle couche de peinture, les blanches maisonnettes étaient devenues plus blanches encore, et les canots, remis à neuf, avaient reçu une décoration toute fraîche de rouge vermillon.

"La nuit dernière a révélé le but et le résultat de ces longues semaines de préparation, spectacle à la fois curieux et attrayant pour tous ceux qui en ont été témoins...

"...Les rues du village étaient bordées de guirlandes de cèdre odoriférant, auxquelles se balançaient nombre de lanternes vénitiennes. On avait érigé sur la grève un reposoir en forme de dôme à plusieurs étages, surmonté de la statue du Sacré-Cœur et illuminé d'une multitude de verres coloriés. A chaque extrémité du village, un autel avait été dressé comportant un élégant baldaquin.

"La cérémonie commença par un office solennel et la bénédiction donnée par Mgr Durieu. On a rarement vu un spectacle plus frappant. Les multiples rangées de fidèles à genoux, l'autel resplendissant d'une infinité de lumières dans la pénombre du crépuscule, les ornements du pontife et de ses assistants, tout se combinait pour former un tableau digne du pinceau d'un Rembrandt ou d'un Murillo.

"L'effet produit par les chants était également grandiose. Le soprano un peu criard, quoique musical, des femmes et des enfants, alternant avec la basse puissante des hommes avait quelque chose de religieux et de solennel.

"La fonction une fois terminée, les sauvages se portèrent vers leurs canots, décorés de lanternes de couleur, et la procession se forma. Au lieu de se mouvoir à la rame, les canots étaient remorqués deux à deux par le steamer Etta-White; il y en avait cent cinquante-quatre dans la procession, et l'effet des lumières réfléchies par les eaux était vraiment féerique.

"Deux fanfares indiennes avaient pris place dans le défilé, et jouaient les bons vieux airs de l'Eglise catholique. Quand les fanfares cessaient, les Indiens chantaient des strophes sur ces mêmes airs, et c'était merveille que ce dialogue dans le silence de la nuit.

"Après un parcours de deux milles, la procession se replia sur le village, où elle fut saluée par le canon, comme elle avait été à son départ."

Voilà pour le fait extérieur.

Ce que le journal protestant ne vit pas et ne put dire, c'est l'âme de la fête, le mobile religieux qui donnait la vie et le mouvement à tout.

***

Je ne puis, encore une fois, entrer dans des détails un peu complets. Je passe même sur la Consécration au Sacré-Cœur, autour de la statue duquel les canots avaient fini par se grouper. Je tairai également les feux d'artifices et autres points plus ou moins séculiers de ces fêtes, pour en arriver de suite à la représentation de la Passion.

Cette fois encore j'emprunterai la plume d'un témoin oculaire, qui n'est autre que feu le juge Routhier, l'auteur des paroles du chant national des Canadiens, O Canada. Il décrit ce qu'il vit à la mission de Sainte-Marie; mais ce qu'il en dit s'applique presque de tous points à ce que mes Indiens et moi vîmes chez les Skwahomiches.

Voici donc ce que cet auteur en écrivit:

"Pendant que la procession gravissait la colline, les personnages des tableaux de la Passion se groupaient au sommet. Tous, revêtus de costumes qui convenaient à leurs rôles, ils formèrent huit tableaux espacés de quinze à vingt verges entre les deux lignes de la procession.

"Nous avons rarement vu un spectacle si impressionnant que cette vivante illustration de la voie douloureuse, commençant au Jardin des Olives et se terminant au Calvaire.

"Le premier tableau représentait l'agonie de Jésus à Gethsémani, et le personnage du Christ prosterné sur le sol, semblait profondément pénétré de son rôle. Tous les traits de sa physionomie exprimaient admirablement la supplication et la souffrance. Dans un pli du sol, six Indiens, bien groupés et couchés, représentaient les Apôtres endormis.

"Dans le second tableau, des soldats romains, portant tuniques et casques, armés de lances et de boucliers, saisissaient et garrottaient Jésus, qu'on aurait pris pour la statue de la Résignation.

"Le troisième tableau figurait la condamnation du Sauveur par le gouverneur romain, somptueusement vêtu et assis sur un trône, se lavant les mains dans un bassin où un esclave versait de l'eau. Le Christ, enchaîné et les yeux baissés, semblait écouter avec soumission la sentence inique, tandis que plusieurs Juifs, sombres et méchants, fixaient sur lui des regards furieux...

"Le cinquième tableau représentait le couronnement d'épines. Vêtu d'une longue robe blanche et assis sur une chaise grossière, le Sauveur était entouré de Juifs et de soldats, et deux d'entre eux ajustaient la couronne d'épines sur son front, d'où le sang ruisselait sur sa face auguste.

"Mais nous avons été particulièrement impressionné par le sixième tableau, et l'Indien qui personnifiait Jésus nous a paru rendre avec une vérité effrayante la chute de Notre-Seigneur sous le fardeau de la croix. Revêtu d'une grande tunique rouge, le front couronné d'épines, les cheveux en désordre et retombant en larges mèches sur sa figure souillée de sang et de poussière, il était presque étendu sur le sol, sa lourde croix en travers sur les épaules.

"Des soldats cruels le ruaient de coups pour le forcer à se relever, et lui, appuyé sur sa main gauche et soutenant la croix de sa droite, redressait à demi la tête et regardait ses bourreaux avec une tristesse indicible, tandis qu'une femme indienne, figurant sainte Véronique, s'avançait avec un voile tendu pour essuyer son visage.

"Après le septième tableau, qui nous montrait Jésus rencontrant les femmes de Jérusalem et échangeant avec elles des regards attristés, la procession, chantant toujours son lugubre cantique, arrivait enfin au sommet du Calvaire.

"Un grand crucifix représentant le Christ de grandeur naturelle y était planté. Une femme sauvage portant le costume que les peintres attribuent généralement à Madeleine, accroupie sur ses genoux, embrassait le pied de la croix de ses deux bras, et baisait les pieds du Sauveur. Elle tournait le dos au public, et son abondante chevelure noire recouvrait ses épaules et flottait jusqu'à la ceinture...

"Le sang commença à couler des pieds du Sauveur. De son côté ouvert, de ses mains et de ses pieds percés, de sa tête couronnée d'épines, des jets de sang coulèrent lentement sur son corps, blanc comme la neige, et tombèrent goutte à goutte sur la chevelure et le vêtement de Madeleine.

"Tous les chants cessèrent, et la foule agenouillée, en proie à la plus poignante émotion, se mit à prier...

"Quelques sanglots étouffés rompirent seuls le silence qui suivit; des larmes jaillirent de bien des yeux, et les psalmodies plaintives recommencèrent."

***

Pénétrés de ces saintes émotions, retournons maintenant à notre lointaine mission du lac Stuart, et terminons ce chapitre par un petit épisode en guise d'épilogue au bien moindre, et pourtant si terrible, drame du rapide du fort Georges relaté plus haut.

Malgré l'héroïque résignation du chef Isidore, une grande peine l'oppressait depuis le jour fatal où ce drame s'était produit. Chacun, nous l'avons vu, priait journellement sur la tombe de ses morts; mais le pauvre James n'avait point de tombe! Où le fleuve cruel avait-il bien pu rouler son corps? Il l'avait probablement laissé sur quelque point du rivage; sur quel point? Ah! si l'on pouvait seulement le trouver et lui procurer l'asile d'une tombe chrétienne!

Isidore voulut enfin en avoir le cœur net. Au prix de fortes sommes d'argent, il se mit à explorer le cours du fleuve, visitant tous les villages indiens sur ses bords, et demandant partout si l'on n'avait point trouvé le corps d'un noyé--son fils! Peine perdue; personne n'avait rien vu, et, en proie à la plus poignante douleur, le pauvre chef dut remonter chez lui les mains vides.

Or quelques mois plus tard, trois ou quatre ans après le triste naufrage, trois jeunes gens du fort Georges, dont deux étaient ses propres cousins germains, c'est-à-dire ses frères, pour parler comme les sauvages, remontaient le Fraser en automne, alors que l'eau est basse, revenant de Quesnel, où ils avaient été faire la traite de leurs fourrures.

Ils venaient de s'arrêter sur une large grève pour leur repas du midi, et l'un d'eux nommé Johnny, errait sur la lisière de la forêt en quête de bois sec, lorsqu'il lui sembla entendre, à quelque distance en amont mais du côté de la rivière, comme un coup de sifflet pareil à celui par lequel les Indiens ont coutume d'appeler une personne éloignée.

--Qui peut m'appeler ainsi? pensa-t-il; mes deux compagnons se trouvent en aval.

Et, regardant de tous côtés, il ne vit personne.

--Bah! je me serai trompé, se dit-il.

Et il se remit à la cueillette du bois sec.

Une minute s'était à peine écoulée qu'un second coup de sifflet, plus distinct que le premier, perça l'air dans la direction du Fraser.

--Décidément, quelqu'un m'appelle, pensa-t-il.

Et, comme il ne découvrait personne dans ce lieu si éloigné de toute habitation, une inquiétude indéfinissable s'empara de lui, et, croyant trouver protection dans la compagnie de ses semblables, il se réfugia au débarcadère, où il vit son frère Joseph l'œil aux aguets.

--N'as-tu rien entendu? lui demanda-t-il.

--Sûr; et toi?

--Quelqu'un nous appelle évidemment. Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que le sifflet vient de la grève, reprit Johnny.

--Allons voir, firent-ils ensemble.

S'avançant alors avec une circonspection teintée de crainte, l'un des trois Indiens aperçut soudain un objet blanc qui brillait au soleil.

C'était un os qui sortait du sable, dont la présence en ce lieu commençait à l'intriguer quand, regardant de plus près, il fut comme terrifié de constater que c'était un os humain! Non seulement un os, mais tout un squelette enfoui dans la grève! Qui plus est, un squelette de sauvage! La partie inférieure de la mâchoire manquait seule, avec une ou deux côtes qui avaient disparu.

--Qui a pu venir s'échouer ici, demanda Johnny en se penchant vers les ossements blanchis pour les examiner.

Son incertitude ne fut pas de longue durée. Se relevant brusquement, il laissa échapper un cri.

--Mon frère, mon James si longtemps perdu, c'est donc toi? s'écria-t-il.

Sans la moindre possibilité d'un doute, tous les trois le reconnurent immédiatement à une particularité de ses dents, ainsi qu'à la ceinture à cartouches qu'il portait lors du naufrage et qui adhérait encore à son squelette.

Les ossements furent religieusement débarrassés de tout grain de sable, déposés dans le canot et ramenés au fort Georges, où ils reposent maintenant, dans une tombe bénite par le prêtre, en attendant le jour de la résurrection.




Chapitre XIV

SECOURS ET ASSISTANCE SURNATURELLE

SOMMAIRE.--Sauvé de la potence--Jimmy Alexander et le Yankee--Un chef voleur--La sainte Communion--Efficacité de la sainte Messe.

Et la routine de ma vie de missionnaire recommença.

Ce qui ne veut certes pas dire qu'elle ait jamais été attristée de trop de monotonie. Quand on fait tous les métiers, ceux de prédicateur et de catéchiste, de juge de paix et parfois de gendarme, qu'on est compositeur et imprimeur à la maison, géographe et cartographe au dehors, ethnographe et linguiste un peu partout, sans compter les besognes de caractère moins relevé, comme celles de cuisinier, de jardinier, etc., on ne peut guère trouver le traintrain de la vie bien monotone.

Or j'avais la consolation de constater que les Indiens appréciaient la multiplicité de mes travaux, surtout, naturellement, de ceux dont ils étaient les premiers à profiter, comme ceux d'imprimerie. J'avais alors une superbe presse qui, bien que non destinée à l'impression des livres, ne me permettait pas moins, avec un peu de patience et beaucoup de soin, d'obtenir d'excellents résultats, même en matière livresque.

Les sauvages n'ont point de cœur, ils ne connaissent point ce que nous entendons par la reconnaissance, a-t-on écrit pas rien qu'une fois. Rien de plus faux, et mes lecteurs en auront des preuves avant que j'aie terminé ma tâche actuelle--spécialement à la fin du présent volume.

Il est vrai que, dans mon propre cas, je leur fournis plus d'une occasion de pratiquer cette excellente vertu en les assistant efficacement d'une manière assez peu commune. En d'autres termes, si je jouissais près de mes ouailles d'une influence si remarquable que je passais pour "le roi du pays" parmi les rares blancs de passage, cette influence d'alors et la reconnaissance qui l'a depuis remplacée avaient des bases plus solides que l'imagination populaire.

En veut-on quelques preuves? J'en choisirai dans mes souvenirs trois qui, je crois, suffiront.

La première a trait à un petit jeune homme de Natléh, Edouard, fils de William, le chantéman local, et petit-fils du vieux Nous'kai, les gens les plus tranquilles et peut-être les plus honorables de la place. Impossible de désirer mieux que cette famille modèle, à moins qu'on ne veuille un peu de vie, d'entrain et d'activité. Et pourtant il est à peu près certain que, sans le missionnaire, le pauvre inoffensif Edouard aurait terminé sa courte carrière sur l'échafaud.

Un jour, l'enfant (car il n'avait probablement pas vu plus de dix-sept ou dix-huit printemps) cheminait joyeux et gambadait le long de l'étroit sentier de la forêt, précédé d'un ami du même âge appelé Me'kep, lorsque son fusil partit par accident et sa charge alla se loger dans le talon du dernier.

Ce n'était apparemment pas grand'chose; mais avant que Me'kep eût pu être ramené au village pour y recevoir les soins nécessaires, la perte de son sang fut si grande qu'on désespéra bientôt de sa vie.

Il ne vécut que deux jours, assez pourtant pour que je pusse apprendre de sa propre bouche les détails de l'accident. J'eus aussi naturellement tout le temps voulu pour entendre sa confession et lui administrer l'extrême-onction. Il s'éteignit doucement et sans la moindre récrimination.

Aucune culpabilité ne pouvait s'attacher à un cas si simple et si facile à comprendre. Malheureusement un certain B..., de Quesnel, qui passait pour Juif et jouissait des pouvoirs d'un juge de paix, n'en pensa pas ainsi. Ayant, quelques années auparavant, contracté une assez forte dette avec mon ancienne mission du lac William, cet homme négligea de l'acquitter jusqu'à ce que les tribunaux l'y eussent forcé. D'où chez lui une aversion pour les catholiques qu'il ne pouvait déguiser.

Ayant, je ne sais comment, entendu parler de l'accident de Natléh, il pensa apparemment qu'il avait là une bonne occasion de se venger sur un catholique, et partant sur son chef religieux, de l'humiliation que le prêtre d'une autre localité lui avait infligée.

Il ne me connaissait probablement que de réputation, mais savait que tous les Indiens du nord étaient sous ma juridiction. En frappant l'un d'eux, il me frapperait, et par là, pensait-il ce semble, le directeur de la Mission du sud. Trop belle occasion pour la manquer.

Il fit donc arrêter Edouard, qu'on emmena à mon insu à Quesnel, instruisit sa cause à sa manière, et, soit qu'il n'eût pas bien compris les dépositions des témoins, ou qu'il les eût sciemment falsifiées, il trouva le jeune homme coupable d'un meurtre sous l'impulsion de la jalousie, par suite de quelque plaisanterie à propos d'une fille dont il aurait pris ombrage, et l'envoya à Vancouver y subir son procès.

Pour quiconque connaissait Edouard, le flegmatique enfant, qui n'avait probablement jamais encore pensé sérieusement aux personnes du sexe, à plus forte raison dont le tempérament ne pouvait le porter à se formaliser d'une simple remarque de ce genre, le verdict était tout simplement ridicule. Son procès, instruit à cinq cents milles de là, sans autre dossier que celui qu'avait probablement fabriqué B..., ne pouvait avoir qu'une issue: la mort par la potence.

Dès que j'eus eu vent de l'affaire, je mandai l'interprète sur les dires duquel la version du Juif était basée. Le premier, excellent homme qui est aujourd'hui le chef de la Mission centrale, déclara cette version absolument inexacte et dénaturant honteusement les dépositions faites à Quesnel.

Il ne m'en fallait pas davantage pour me faire prendre l'affaire en mains. Me rappelant les dires du défunt et m'appuyant sur les assertions de l'interprète, Louis-Billy, j'écrivis un rapport détaillé du cas, que j'envoyai au ministre de la Justice, ou procureur général (Attorney-General), de la Colombie Britannique.

Le résultat de mon intervention ne se fit pas attendre. L'Honorable Joseph Martin, celui-là même auquel les catholiques du Manitoba doivent la perte de leurs écoles, non seulement m'annonça la libération de l'innocent prisonnier, mais me remercia au nom du Gouvernement de l'aide que j'avais jusque-là donnée à l'administration de la justice dans la province--aide dont je n'ai personnellement pas conservé le souvenir.

On comprend si le succès du prêtre dans une affaire si grave devait faire impression sur les sauvages!

***

Le second cas, que j'ai des raisons d'avoir bien présent à la mémoire, eut pour héros, ou plutôt bénéficiaire, un métis catholique que j'avais eu pour élève à l'école de la mission du lac William, Jimmy Alexander, fils d'un ancien "bourgeois", ou chargé du fort St-James. Les péripéties de cette affaire se déroulèrent, pour ainsi dire, à ma porte.

C'était peu après la guerre des Etats-Unis avec l'Espagne. Un Yankee typique, c'est-à-dire de haute stature, mais efflanqué et mince comme une allumette, qui prétendait avoir pris part aux hostilités et, naturellement, se faisait appeler colonel, étant arrivé au fort non loin de la Mission, eut bientôt avec Jimmy une difficulté qui ne tourna pas à son avantage.

Ayant eu le malheur de faire boire le métis, celui-ci ne put longtemps supporter ses hâbleries et ses provocations indirectes. Fort comme se sentait Jimmy, il empoigna mon grand diable d'Américain, et, malgré son titre militaire qui aurait dû lui en imposer, il le jeta par-dessus une clôture avec tant de violence que l'étranger, craignant quelque complication pour son anatomie, se hâta de déguerpir et retourna à Quesnel.

Peu après, au cœur de l'hiver, j'étais un dimanche soir à préparer la bénédiction du Saint-Sacrement, et je m'étonnais de voir si peu de monde à l'église bien que le second coup de la cloche fût sur le point de sonner, lorsque j'entendis non loin de là plusieurs coups de feu auxquels, sur le moment, je fis peu attention.

Ayant après l'office demandé la cause de la maigre assistance, si différente de ce qu'elle avait coutume d'être, j'appris que trois agents de police étaient arrivés de Quesnel, 150 milles au sud, dans le but d'arrêter Jimmy Alexander pour le meurtre de l'Américain.

Sous le couvert de leurs revolvers et dans sa propre maison, à environ un quart de mille de l'église, Jimmy avait d'abord acquiescé à leur sommation d'avoir à les suivre. Puis, se ravisant, il s'était mis à se chausser de ses meilleurs mocassins et avait feint de les suivre au fort. Mais d'un bond qui prit tout le monde par surprise, il s'était précipité dans une direction contraire, c'est-à-dire du côté du village, qu'il avait traversé à la course, les trois agents après lui, qui tiraient sur lui pour le forcer à s'arrêter.

D'où les détonations que j'avais entendues.

Cette attaque des étrangers avait enragé la populace, dont plusieurs s'étaient saisis de leurs fusils, et leur auraient fait un mauvais parti sans leurs femmes et leurs amis qui étaient parvenus à les désarmer.

Quant à Jimmy, il était maintenant à courir sur la glace du lac avec les policiers à ses trousses. Habitué à la course comme il était, il ne tarda pas à prendre de l'avance sur eux; puis, ayant atteint un certain coin du rivage caché par une pointe pierreuse, il disparut en un clin d'œil, laissant les agents à se demander ce qu'il était devenu dans la mi-obscurité de la nuit tombante.

Tout penauds et déconfits, ils n'avaient qu'une chose à faire: retourner au fort, ce qu'ils firent alors. Ils venaient d'acquérir à leurs dépens un brin d'expérience: on n'arrête pas un criminel aussi facilement chez les sauvages que chez les blancs.

Néanmoins ils ne se le tinrent pas pour dit. Ils avaient subi un échec, mais ne se considéraient pas comme définitivement battus. Ils recommencèrent leurs recherches le lendemain lundi. Peine perdue. Mon Jimmy restait tout aussi introuvable que s'il n'avait jamais existé.

Voyant qu'ils ne pouvaient aboutir par eux-mêmes, ils voulurent, à prix d'argent, se procurer de l'aide, en qualité de guides ou de compagnons, chez les sauvages. Personne ne voulut coopérer à leurs manœuvres. Ils demandèrent toutes sortes d'informations; on leur en donna plus qu'ils n'en voulaient, mais elles étaient toutes fausses et parfois ridicules.

On avait bien vu Jimmy dans tel ou tel endroit, affirmait-on; mais une fois les policiers rendus là, on ne trouvait plus personne.

--L'oiseau s'est envolé, disait-on alors pour se sauver la face.

Un Indien avait vu la fumée de son feu de bivouac, mais c'était dans une montagne où l'on savait bien que des blancs ne pouvaient se faufiler. Un autre assurait que Jimmy était déjà rendu au lac d'Ours, à 220 milles de là! Conclusion: impossible de l'atteindre dans sa retraite. Il était donc préférable que les agents de la justice des blancs s'en retournassent dans leur pays.

Pendant tout ce temps, j'admets que je riais sous cape de l'embarras des policiers, qui semblaient s'être donné le mot pour ne tenir aucun compte du prêtre. Sans savoir au juste où le fugitif pouvait se trouver, je n'en étais pas moins sûr qu'il n'était pas là où on le situait, simplement dans le but de dépister les limiers.

Enfin, n'y tenant plus et voyant la futilité de leurs efforts, ils firent ce par quoi ils auraient dû commencer. Le jeudi soir, ils vinrent me trouver, et me prier instamment d'intervenir.

Je leur fis remarquer que Jimmy était l'une de mes ouailles, et que ma conscience ne me faisait pas un devoir de les aider à le capturer.

--Il va être malheureux, toujours dans l'inquiétude et l'appréhension, vu qu'on devra recommencer, me firent-ils remarquer.

Ce à quoi je répondis que je reconnaissais le bien-fondé de leur observation, et ajoutai:

--Puisque vous êtes déterminés à vous en aller demain matin, je pourrai faire quelque chose dans le sens de votre requête, mais à une condition, c'est que vous me promettiez par écrit que Jimmy sera traité avec clémence s'il va se livrer à Quesnel.

Ils me laissèrent cette promesse, et moi, considérant que le métis ne pouvait pas longtemps vivre en proscrit, et surtout par pitié pour sa jeune femme et ses petits enfants qui passaient leur temps à pleurer après lui, je m'enquis de son lieu de refuge et lui écrivis en conséquence.

Deux jours plus tard, il était de retour à la Mission.

Il m'assura alors qu'il ne demandait pas mieux que de faire ce que je voulais, c'est-à-dire d'aller se rendre à la police, mais que, ayant reçu une balle dans la jambe au début de sa fuite, il devait attendre que sa plaie fût guérie pour entreprendre un si long voyage.

Il tint parole et, sur l'assurance que je lui donnai qu'on se montrerait coulant avec lui, il alla se constituer prisonnier.

Il fut alors jugé, et, comme le fameux colonel n'était pas mort des blessures qu'il lui avait faites, Jimmy Alexander fut condamné à une simple amende de 50 dollars, que la compagnie de la baie d'Hudson s'empressa de lui avancer.

Autant que je puis le savoir, il vit encore et n'a pas oublié ce que je fis pour lui.

***

Le troisième cas de mon intervention fut plus compliqué et non moins difficile. Il eut Hwo'tat, au bout du lac Babine pour théâtre.

Vers le soir d'une froide journée de février, j'arrivais à cette place en traîneau à chiens, après une course de huit jours pleins, lorsque, après de bruyantes décharges de mousqueterie et les salutations usuelles de la foule, on m'apporta une grande enveloppe pleine de toutes sortes de documents.

La lettre d'envoi était de l'agent des sauvages, à Hazelton, qui me soumettait un cas fort délicat. Depuis quelque temps, paraît-il, le traiteur en charge du magasin de la compagnie de la baie d'Hudson chez les Babines constatait la disparition, graduelle mais constante, de grandes quantités de denrées et d'autres marchandises appartenant à son établissement. La somme totale des vols se montait déjà à quelque $4,000.00, et, ce qui compliquait terriblement la situation, les recherches secrètes du traiteur et de ses amis avaient eu pour résultat de rejeter la responsabilité du délit sur la tête du grand chef de Hwo'tat lui-même!

Il s'était, on en était sûr, abaissé au rôle de voleur dans l'unique but de se hausser dans l'estime de ses gens. C'est-à-dire qu'il avait pris le bien d'autrui pour le distribuer dans un, ou plusieurs patlaches.

C'était grave, on le voit. Qui eût pu croire à pareille inconduite de la part d'un chef!

Aussi, personne n'ajoutait foi aux accusations du blanc, et, personnellement, j'étais tout aussi incrédule.

Mais il y avait plus. Sur la plainte de la compagnie de la baie d'Hudson, le Gouvernement de Victoria avait député cinq agents de police spéciaux pour s'emparer de l'inculpé. Arrivés au village en face de Hwo'tat, où le lac se termine presque en pointe, les Babines, indignés de l'affront fait à leur chef, avaient tiré sur les étrangers, qui avaient de suite rebroussé chemin. Aucun de ceux qui connaissent les Babines ne sera disposé à leur jeter la pierre.

Mais cet échec ne faisait pas l'affaire de la grande Compagnie. Elle insista près des pouvoirs publics, et réclama l'arrestation coûte que coûte de celui qu'elle tenait pour le coupable, même s'il fallait pour cela mobiliser une petite armée.

Heureusement que l'agent des sauvages, M. Loring, ne perdit pas la tête, et qu'il eut non seulement assez de bon sens, mais assez d'influence pour conjurer toute intervention militaire.

"Leur missionnaire doit venir les voir en février", écrivit-il à qui de droit. "Il jouit d'une toute-puissante influence sur eux; je remettrai la cause entre ses mains, et s'il ne peut réussir, alors vous serez libres d'avoir recours à la force."

Tels étaient les renseignements que me fournit l'enveloppe officielle qui m'avait été remise.

C'était, on le voit, un cas très épineux, et qui nécessitait non seulement toute l'habileté, mais toute la prudence, dont j'étais capable. La seule pensée d'un chef coupable d'une si énorme irrégularité répugnait tellement que personne ne pouvait y croire, et que partant j'aurais à lutter contre la totalité de mes gens, ou peu s'en faut.

Il fallait pourtant agir, l'autorité indienne ne pouvant rester sous le poids d'une telle accusation. Et puis, si je pouvais réussir dans ma tentative, un grand malheur, dont les esprits échauffés des Babines ne se rendaient pas compte, était par le fait conjuré.

Je convoquai donc tous les tenê-za, ou petits chefs, avec l'inculpé, et exposai le cas devant les mines les plus rébarbatives qui se puissent imaginer, terminant par la proposition que, pour l'amour de la paix, que dis-je? pour venger son propre honneur compromis par de vaines allégations, le chef eut à aller lui-même se rendre à l'agent des sauvages. Celui-ci, je le savais, le traiterait de la manière la plus équitable, approfondirait l'affaire sans préjugés, et, en retour de cet acte de déférence à mon conseil, prononcerait la sentence la plus bénigne possible, si, comme j'étais loin de le croire, le chef était trouvé coupable.

Cette proposition, on le comprend, souleva une véritable tempête de protestations de la part des assistants. Je permis à chacun de se soulager en débitant tout ce qu'il avait sur le cœur, entendis patiemment les tirades les plus saugrenues contre les blancs, qui n'étaient jamais contents, mettaient leur nez partout, les traitaient en esclaves, et maintenant attentaient même à l'honneur de leurs chefs, qu'ils osaient prendre pour des voleurs, après leur avoir eux-mêmes volé une partie de leurs fourrures, pour lesquelles ils ne leur donnaient qu'une compensation dérisoire, etc.

Bref, c'eût été une vraie Babel si les notables n'avaient religieusement observé le décorum indien propre à pareilles assemblées, c'est-à-dire s'ils n'avaient patiemment attendu leur tour pour parler, au lieu d'interrompre l'orateur comme beaucoup de blancs l'eussent probablement fait.

--Laissons-les venir, ces fameux soldats, disait l'un. Nous sommes plus nombreux qu'eux. Nous aussi avons des armes; les bêtes fauves le savent.

--Oui, repris-je alors; mais que ferez-vous contre les pièces de canon, qui détruiront vos maisons et vos canots?

--Nous nous sauverons dans les bois et dans les montagnes, répondait un autre. Je voudrais bien les voir, ces terribles blancs qui ne peuvent pas vivre deux jours sans manger, je voudrais bien les voir me suivre dans les coins et recoins de mon pays de chasse, que je connais jusqu'au dernier!

Je n'eus pas de peine à leur montrer l'inanité de pareilles bravades, leur représentai la détresse qui ne manquerait pas de fondre sur eux lorsque leurs munitions seraient épuisées, leur fis entendre les plaintes de leurs femmes pressurées par la faim et contempler la mort de leurs enfants faute de sustentation.

Puis, assumant le ton d'autorité qui appartient au prêtre plaidant pour le bien public:

--Dans tous les cas, ajoutai-je, si, comme je le crois, votre chef est innocent, il a tout à gagner et rien à perdre en suivant mon conseil. Il vengera son honneur outragé et s'en reviendra en triomphe. Sinon, son abstention même le condamnera devant l'opinion publique.

Un silence de mort tomba alors sur l'assemblée des tenê-za. Chacun regardait le chef, qui n'avait pas encore ouvert la bouche. Qu'en pensait-il lui-même? avait-on l'air de se dire.

Il se décida enfin à parler, et ce fut pour dire:

--Il n'y a pas d'homme au monde capable de me faire faire ce qu'on demande de moi.

Puis, se ravisant:

--Mais le prêtre n'est pas un homme comme un autre, ajouta-t-il. C'est le représentant de Dieu sur la terre. Je vais donc aller me rendre à l'autorité des blancs, puisqu'il le veut.

Il alla donc trouver M. Loring, qui l'examina soigneusement et sans le moindre parti pris.

Mais les preuves contre lui étaient accablantes. Sans la moindre ambiguïté, il fut convaincu du vol dont il était accusé, et condamné à une courte période de réclusion à Hazelton, sans même avoir à passer par la prison locale--sentence bénigne s'il en fut jamais.

Le prêtre avait gagné son point, et ajouté un autre laurier à sa couronne. Mais le voleur avait perdu son prestige. Il ne pouvait plus représenter l'autorité devant ses gens, et, à une réunion qui suivit, je me crus obligé de le remplacer par un grand gaillard, Georges Ouzak, qui ne jouissait pas de la même considération, parce qu'il n'était pas tenê-za, mais avait en revanche la parole facile et s'était toujours montré un homme droit depuis qu'il avait embrassé le christianisme.

***

Car il faut dire ici que, chez nous, un chef doit savoir parler. De fait, c'est là une des principales conditions requises lorsqu'il est question d'en créer un. Nos chefs, en Colombie, sont les représentants du prêtre bien plus que du Gouvernement, et de même que pour nos sauvages le prêtre est le nahwelnek, le raconteur, ou le prédicateur, ainsi le chef est par-dessus tout celui qui l'appuie de sa parole et porte à résipiscence les délinquants par les discours qu'il leur fait.

En mission, à la sortie de l'église après un sermon, il est d'usage pour le chef de le résumer, de le commenter et l'expliquer, en présence de la population qui reste là, chapeau bas, généralement jusqu'au bout. Il y avait de mon temps de ces chefs, comme celui de Natléh, qui étaient de véritables orateurs et qui secondèrent puissamment la parole du prêtre.

C'était un secours que j'appréciais beaucoup, et dont mes fidèles se trouvaient bien.

J'ai cité quelques cas de l'aide que je donnai moi-même à ces fidèles près des pouvoirs publics. La plus efficace et la plus précieuse leur venait pourtant d'en-haut. C'était celle qu'ils recevaient des moyens de sanctification, comme les sacrements, surtout le plus grand d'entre eux, l'Eucharistie, que leur offrait l'Eglise.

Un sacrement est pour eux nêzel-you, la médecine de l'âme, et le Sacrement de nos autels nêzel-you-tcho, la grande médecine de l'âme. Ah! ils l'estimaient cette grande médecine! Avec quelle ferveur ils se préparaient à le recevoir!

Lors de mon arrivée dans le nord, il n'y avait naturellement aucun communiant parmi Porteurs, Babines et Sékanais. Toutefois le chrétien ne saurait exister sans la communion, pas plus que le corps ne peut vivre sans sa nourriture. Aussi dès qu'ils se furent montrés aptes à être initiés au grand Mystère si apprécié dans l'Eglise primitive (qui ne le gaspillait pourtant point: foris canes!) aussi bien que moderne, j'admis à la première communion, avec une circonspection qui fut pleinement approuvée de mon supérieur, Mgr Durieu, le digne successeur de Mgr D'Herbomez sur le siège de New-Westminster, ceux que je jugeai, non pas les plus dignes, personne n'en étant digne, mais les plus en état de le recevoir avec les dispositions convenables.

Car, après tout, il ne faudrait pas jeter les perles aux pourceaux. C'est Notre-Seigneur lui-même qui le défend: Neque mittatis margaritas ante porcos (Matt. VII, 6).

Une fois admis à se préparer à leur première communion, les candidats se rendaient chaque jour à l'église au second coup de la cloche appelant à la prière du soir, et, après la récitation de prières spéciales, chantaient un cantique tout brûlant du désir de Jésus-Hostie, après lequel leurs âmes soupiraient comme le cerf altéré soupire après la claire fontaine.

Puis, le jour de la communion arrivé, et chaque fois qu'elle se renouvelait, ce grand acte de la vie chrétienne était précédé de formules préparatoires récitées par les communiants vêtus de leurs meilleurs habits et décorés d'une insigne propre à la circonstance.

Enfin, au milieu de chants qui embrasaient les cœurs les plus froids, l'Indien recevait son Créateur, et le remerciait de sa condescendance par une fervente action de grâces qui, la plupart du temps, dépassait le quart d'heure réglementaire.

Joyeuses fêtes des jours d'antan! Heureux Indiens qui appréciaient la céleste saveur du pain des Anges. Comme ils étaient contents alors, parce que purs de toute souillure!

Je me rappelle encore le premier viatique que j'administrai dans le nord. C'était à Natléh, et la récipiendaire était Annie, femme indienne de Johnny Sutherland, métis de la Rivière-Rouge. Quelle foi chez la mourante! Quel bonheur rayonnant sur son visage, comme elle recevait son Dieu dans son humble demeure!

Cette demeure n'était qu'une simple masure ouverte à tous les vents. Néanmoins l'arrivée de son Roi l'avait à ses yeux transformée en un véritable palais.

--Notre-Seigneur est entré sous mon toit, dit-elle aux assistants dès que les convenances lui eurent permis de parler. C'est pourquoi désormais vous devez respecter cette maison à l'égal d'une église. Maintenant pas une parole inconvenante, pas un acte déshonnête ici. Dieu a honoré ce lieu de sa présence.

Et ce grand respect pour l'Eucharistie, cette foi vibrante en son efficacité, nos sauvages les étendaient naturellement à l'office où se produit ce sacrement. Aussi, malgré leur pauvreté, me donnaient-ils les honoraires de nombre de messes, et, qui plus est, Dieu voulut mainte fois récompenser leur foi par des interventions qui tenaient du prodige.

Un printemps, une grippe virulente avait couché par terre toute la population des deux villages de Stony-Creek, à l'exception de quatre hommes, dont deux étaient venus me chercher pour aller assister les mourants (il y eut quatorze décès). Les Indiens de la Mission s'opposèrent vigoureusement à mon départ.

--Tu vas toi-même tomber malade, et alors qui viendra nous administrer si nous aussi devons mourir? me dirent-ils.

Il va sans dire que cette raison n'était pas faite pour m'empêcher de partir.

Arrivé au principal village, où tout le monde s'était réuni, je fis mon devoir comme l'aurait fait n'importe quel prêtre, et, effectivement, je ne tardai pas à contracter moi-même la terrible maladie--une grippe espagnole bien conditionnée.

L'inconvénient pour moi ne consista pas tant dans le fait que je souffrais que dans mon impuissance physique, qui m'empêchait de remplir mon ministère aussi bien que je l'aurais voulu. Couché sur un traîneau à main, on m'emmenait là où ma présence était requise, et, à moitié accroupi sur le sol qui servait de plancher, pendant que je grelottais de fièvre, j'entendais les confessions et donnais les derniers sacrements le moins mal que je pouvais.

Je guéris pourtant, et pus même partir à cheval pour le fort Georges, où je devais donner les exercices d'une mission. Deux sauvages étaient alors comme condamnés à ne point me revoir, bien que, sur mon retour, j'eusse eu à repasser par là. La femme de l'un d'eux, Patrick, qui se mourait, vint alors me trouver, et, les larmes aux yeux, me donna une peau de lynx en disant:

--De grâce, prie bien pour mon mari. Dès que tu seras arrivé au fort Georges, dis la messe pour lui.

Je le lui promis et partis.

Douze jours après, comme j'étais pour rentrer à Stony-Creek, une cavalcade d'Indiens vint à ma rencontre, en tête de laquelle chevauchait qui? mon Patrick, dès lors complètement remis!

Le fait parut d'autant plus frappant qu'un compagnon d'infortune, Thepê-ezelh, "celui qui crie fort", et d'autres pour lesquels je n'avais point dit de messe, gisaient encore sur leur grabat entre le vie et la mort.




Chapitre XV

PROTECTIONS DIVINES

SOMMAIRE.--Vers le lac d'Ours par une nouvelle voie--Difficultés de la route--La montagne--Perte et découverte--Entre le ciel et la terre--Chez les Sékanais--Ascension pénible--Je manque de m'estropier.

Indépendamment du fait de son ministère sacré, les Indiens du district recevaient donc à l'occasion l'assistance efficace de leur missionnaire, et étaient en même temps favorisés de l'aide du Ciel. Mais ils n'étaient pas les seuls à bénéficier de cette aide. Leur prêtre lui-même fut mainte fois l'objet d'une protection divine qu'on pourrait presque qualifier de miraculeuse.

J'en ai déjà donné des exemples dans les pages qui précèdent; mais si j'entrais dans tous les détails de ma vie chez les sauvages, cet ouvrage pourrait se transformer en un hymne de reconnaissance pour les bienfaits et la protection manifeste dont il plut à la divine Providence d'entourer mon humble personne, au cours de mes voyages en Colombie Britannique.

Celui de ces derniers auquel je me permets maintenant d'inviter le lecteur fut, dans sa seule première partie, signalé par au moins trois occasions dans lesquelles il est difficile de ne pas voir une intervention céleste en ma faveur. Qu'on en juge plutôt.

C'était au cours d'une nouvelle tournée de caractère mixte: but religieux, l'évangélisation des Sékanais au lac d'Ours; moyen scientifique, l'exploration de la contrée entre cette pièce d'eau et le lac Babine.

Je venais de donner la mission aux chasseurs de ce dernier lac, et l'on m'avait dit que les Sékanais du nord, chez qui je devais me rendre, pouvaient être atteints par une voie plus directe et moins ardue que celle de la rivière aux Saules, avec laquelle nous avons déjà fait connaissance. Cette dernière nécessitait une assez longue chevauchée aboutissant au lac Thatla; puis, après la navigation de ce lac, l'ascension continuelle du cours d'eau susmentionné, sans compter le portage du canot entre lui et le lac d'Ours.

C'était difficile, long et ennuyeux, tandis que, paraît-il, une rivière prenant sa source tout près du but de mon voyage en perspective nous permettrait de nous y rendre sans encombres, sans chevaux ni canot. Tout en mûrissant ce plan, je ne tardai pourtant pas à apprendre que ce cours d'eau n'était autre chose qu'un torrent de montagnes, donc d'une navigation impossible.

Peu importe; sa vallée ne nous en conduira pas moins au but désiré. Cette voie est donc adoptée. On verra bientôt s'il faut se fier aux renseignements des sauvages.

Tout heureux de pouvoir faire d'une pierre deux coups, de servir la religion et la science en même temps, j'étais donc un beau lundi matin frais et dispos, sur le point d'entreprendre ce nouveau voyage.

Mes compagnons méritent d'être présentés au lecteur. C'est d'abord un homme d'âge mûr, Sahid, Babine de sang mêlé, vigoureux gaillard à généreuse carrure qui préfère l'action aux paroles; Jean-Marie, jeune Sékanais aussi svelte que Sahid est gros, et naïf comme un enfant malgré ses vingt ou vingt-cinq ans, et un autre jeune homme qui est en partie Nahanais, ou Indien du Grand-Nord.

Ces trois bons sauvages devaient agir surtout en qualité de porteurs, car le voyage allait se faire à pieds, et aussi chasseurs--on nous prédisait quantité de marmottes, sur les montagnes que nous allions longer. Quant à moi, je devais porter aussi; mais ma charge, comparée aux leurs n'était rien. Au bout d'un certain temps, je devais même trouver assez lourde ma soutane, dont j'avais fait un paquet et que je portais sur mon dos.

Tout alla bien jusqu'à ce que nous eûmes dû quitter le sentier de chasse que nous suivîmes d'abord. Vint alors la région des sauts et soubresauts, auxquels correspondaient pour nous, ou du moins pour moi, des chutes et meurtrissures dont mes lecteurs ont déjà eu des échantillons. Puis nous entrâmes dans la brousse plus ou moins épineuse, moins pénible peut-être pour nos personnes, mais que l'absence de tout sentier rendait terrible pour nos habits.

Bref, le pays devint bientôt impassable, et nous dûmes nous réfugier sur la déclivité du rivage de la fameuse rivière, qui s'en allait sautant et mugissant au travers des roches et des gros cailloux, tandis que nous cherchions un galet, une pierre, où mettre le pied.

Et comme nous manquions souvent ce point d'appui et glissions dans la vase, nous fûmes bientôt d'un aspect pitoyable, presque en guenilles--peut-être devrais-je ici remplacer le pluriel par le singulier; car mes compagnons, bien plus habiles que moi, sautaient de pierre en pierre sans presque jamais manquer leur coup. Personnellement j'eus avant longtemps les pieds tout ensanglantés.

Telle était l'excellente voie qu'on nous avait annoncée!

Les choses en vinrent au point que, tout meurtri et endolori, les membres raides et le corps pris de fièvre, il sembla que j'allais être obligé de m'arrêter et de rester en chemin.

C'était le mercredi soir, partant après trois jours d'un martyre qui me faisait bien mal augurer de l'avenir. Nous nous trouvions dans un fourré parsemé de grands arbres, qui nous cachaient les environs. Une fièvre sérieuse s'était emparée de moi, et chacun se demandait que faire. Ces arbres tombés les uns sur les autres, ces trous cachés sous la mousse dans lesquels nous tombions, au risque de nous casser les jambes, m'avaient mis au pied du mur.

Un changement de direction ou de voie, sinon un repos complet, s'imposait. Inutile de penser à la seconde alternative: nous ne pouvions user de nos provisions, déjà pas trop abondantes, sans un progrès correspondant aux dépenses. Quant au premier, en quoi pouvait-il consister? Il nous fallait bien nous diriger vers le lac d'Ours.

Nous eûmes pourtant une petite consultation autour du feu de bivouac, et il fut décidé de changer de route. Nous étant momentanément égarés la veille, nous étions soudain tombés sur un immense marais, laissant l'œil se promener sur la plus belle chaîne de blanches montagnes que j'eusse jamais vu.

--Où va cette chaîne? demandai-je.

--Juste en arrière du lac d'Ours, me fut-il répondu.

--Ne serait-il pas possible de la suivre? Là du moins nous n'aurions plus ces terribles troncs d'arbres gisant sur le sol et ces impénétrables fourrés.

Il fut donc résolu qu'on tenterait cette voie.

Et le lendemain matin, après m'être un peu remis par le repos d'une bonne nuit sur les rameaux qui formaient ma couche, nous nous mîmes à monter, à droite de la direction suivie jusque-là, toujours sans voir en face de nous autre chose que les branches de la brousse et les troncs d'arbres de la grande forêt.

***

Tout à coup, vers dix heures et demie, cette forêt disparut comme par enchantement, nous révélant un spectacle auquel je n'étais guère habitué: le sol émaillé de bruyères en fleur et sans le moindre arbre, au pied d'une chaîne de montagnes couverte de neiges perpétuelles, avec d'innombrables cascades qui se jouaient sur ses flancs et, par ci par là, de verts glaciers qui brillaient au soleil. Plus haut encore, un ciel que nous n'avions presque pas vu depuis trois jours.

--Osiyam! (exclamation de joie intraduisible), s'écria alors Jean-Marie en se roulant sur la bruyère. Adieu, les arbres! Adieu, la noirceur du bois!

Et tous ensemble nous nous reposâmes et nous étirâmes les membres endoloris. Puis nous nous dirigeâmes, le cœur gai, vers un torrent que nous apercevions à distance, pour prendre sur ses bords notre réfection du midi.

Mais voilà que, pendant que nous la préparions sur la bruyère, de gros nuages noirs, partis je ne sais d'où, se mirent à courir au-dessus de nos têtes; le tonnerre commença à gronder, puis à éclater en coups stridents, et une pluie diluvienne nous inonda qui, faute d'abri, nous trempa jusqu'aux os.

Après tout, la forêt a donc ses avantages!

Ce qui pis est, nos couvertures, maintenant toutes mouillées, ont doublé, peut-être triplé, de poids. Pauvres chers sauvages, qui aviez quitté le couvert des arbres par amour pour moi! Pas de chance vraiment!

Orage ou non, il nous fallait dès lors nous traîner à découvert le long de la rampe de la montagne, qui pouvait avoir une déclivité de 80 degrés, à quelque 4,000 pieds au-dessus du torrent, que nous entrevoyions de temps en temps, et traverser d'immenses bandes de neige durcie, dans lesquelles nous avions à pratiquer à coups de hache des trous pour nos pieds, sous peine d'être exposés à glisser dans l'abîme. C'est moi qui n'étais pas fier! Cela valait presque le pont des Akwilguettes!...

Pourtant ce détail n'est rien en comparaison d'un autre de caractère vulgaire, dont le lecteur ne saisira probablement pas toute la portée. Par suite du manque de protection contre la pluie, mes souliers, devenus extrêmement mous, s'étaient, en pressant constamment d'un seul côté le flanc pierreux de la montagne, complètement déformés. Puis, ayant séché dans cet état, ils avaient pris un faux pli qui m'étreignait le pied comme un étau.

On ne comprendra jamais ce que j'eus à en souffrir. Mes compagnons, voyant ma détresse, m'offrirent bien des mocassins; mais je ne pus m'en servir sur les rugosités de la roche.

Inutile d'entretenir davantage le lecteur des difficultés de cette route semi-aérienne. Je préfère passer par-dessus les aventures du vendredi pour en arriver au samedi après-midi.

On comprend que, peu habitué comme je l'étais à une locomotion si peu normale, après une semaine entière de lutte contre une fatigue qui m'anéantissait, je tirais la jambe depuis longtemps, et ne pouvais suivre que de loin mes compagnons. Aussi, pendant que Sahid et le Nahanais prenaient les devants dans le but de nous tuer quelques marmottes, Jean-Marie avait-il reçu d'eux la mission de me piloter, c'est-à-dire de marcher de manière à ce que je l'eusse toujours en vue. En un mot, il devait me guider.

M'étant péniblement traîné jusqu'à un point où la montagne se terminait brusquement, je rejoignis le jeune Sékanais, qui s'était posté, assis sur sa charge, juste au sommet, ou plutôt sur l'arête, de ladite montagne, là où il était nécesaire de changer de direction pour pouvoir la descendre. Il m'attendait patiemment, en vue de m'indiquer la voie à prendre.

***

Trop heureux de me reposer, je restai quelque peu avec lui, et, sur son invitation à le suivre:

--Attends une minute, lui dis-je; je veux marquer sur mon calepin l'altitude de cet endroit.

Voulant alors porter la main à mon baromètre de poche, qui devait m'indiquer cette élévation, je fus très surpris de ne point le trouver, bien que je fusse dans l'habitude de l'avoir constamment sur moi. Je le cherchai alors de tous côtés sur le sol, mais ne trouvai rien.

--Oh! je vois; j'ai dû le laisser tomber à notre dernière halte; tu sais, à cette place si élevée où je l'ai consulté. Tu es un sauvage, tu as des yeux de lynx: avec toi je vais certainement le trouver. Néanmoins regarde bien par terre (c'est-à-dire sur le sol, roche ou neige) et vois si par hasard je ne l'aurais point laissé tomber en chemin, dis-je à mon compagnon.

Ces recherches n'intéressaient que médiocrement mon Jean-Marie, qui ne pouvait comprendre l'importance que j'attachais à l'instrument qui, en outre de sa valeur intrinsèque qui n'était pas minime, m'était nécessaire à la confection de la carte à laquelle je travaillais.

En dépit de nos recherches combinées, nous ne pûmes rien découvrir, et Jean-Marie était maintenant anxieux de continuer son chemin; mais comment marquer sans ce baromètre les altitudes des points à passer comme je l'avais fait pour ceux que nous avions visités?

Je me remis donc à chercher de plus belle dans les crevasses du terrain, entre les très rares brins d'herbe et sur la neige où nous avions passé. Mon jeune compagnon, ennuyé de cette perte de temps, ne voulait plus m'aider, mais s'était mis à bouder sur sa charge.

La tête dans sa main droite et le coude appuyé sur son genou, il pestait et maugréait tout doucement, se demandant quelle pouvait être la valeur de cet objet, pour que je persiste ainsi à essayer de le trouver.

--Il y en a bien d'autres semblables chez les blancs, me dit-il d'un air maussade.

--Oui, sans doute, mais j'en ai besoin dans ces montagnes, où tu sais que je ne reviendrai point.

Entretemps, mes deux autres compagnons s'inquiétaient de ne point nous voir venir. Craignant un accident fatal pour le prêtre, comme une chute dans une anfractuosité des rochers, ou une glissade involontaire sur la neige perdue au flanc de la montagne, Sahid revint sur ses pas, et dès qu'il nous eut vu sur l'arête du précipice au fond duquel il se trouvait maintenant:

--Qu'est-ce qu'il y a donc que vous ne venez point? nous cria-t-il.

Ce fut Jean-Marie qui répondit.

--Le prêtre a perdu sa petite boîte, fit-il, et il ne veut pas partir sans elle.

--C'est vrai, dis-je alors à Sahid. Toi tu es un homme, non pas un enfant. Remonte donc ici en zigzaguant et cherchant des yeux l'instrument, et viens ici m'aider à le trouver.

Ce qui fut dit fut fait. En dépit de l'heure avancée, Sahid m'accompagna partout en quête de la bienheureuse "petite boîte". Toutes nos démarches furent inutiles. En sorte que même cet homme sensé se crut obligé de me faire certaines représentations.

--Tu sais, dit-il, que tu ne voyages jamais le dimanche. C'est aujourd'hui samedi, et il nous faut préparer le campement pour toute la journée de demain dans un endroit propice, qui est assez loin d'ici, où il n'y a point de bois d'aucune sorte. Or il commence à se faire tard: tu es fatigué et ne pourras marcher vite. Il nous faut donc partir si nous voulons arriver à temps à la place que nous avons en vue.

Pendant que le brave homme me faisait ces remarques, toutes pleines de bon sens, une idée se faisait jour dans mon esprit. J'avais souvent entendu parler du pouvoir du bon saint Antoine de Padoue sur les objets perdus, qu'il faisait retrouver quand on l'invoquait tout en lui promettant quelque bonne action, mais n'en avais jamais fait l'expérience. Au fur et à mesure que l'Indien parlait, je priai donc intérieurement l'aimable saint de me faire retrouver mon baromètre, dont j'avais un besoin absolu sous peine de laisser ma carte incomplète.

En même temps, je lui promis de dire ma première messe au lac d'Ours en son honneur, pour les âmes du purgatoire, s'il me le faisait trouver dans l'espace de cinq minutes.

Puis, tirant ma montre, je constatai que j'avais perdu juste une heure et quart en vaines recherches, et, montrant le cadran à Sahid:

--Tu as raison, lui dis-je, il nous faut partir. Maintenant un dernier effort. Si dans cinq minutes--tu vois cet espace entre deux chiffres sur ma montre?--nous ne trouvons rien, nous partons.

Et à part moi:

--Grand saint Antoine, qu'on dit si secourable aux malheureux, montrez-moi votre puissance.

Retournant alors sur nos pas, c'est-à-dire nous éloignant de Jean-Marie, qui pestait devant mon incompréhensible instance, nous nous mîmes de nouveau à chercher. Peut-être deux minutes après, certainement pas quatre, Jean-Marie poussa un cri joyeux:

--Il est là-bas au fond du précipice, fit-il; je le vois qui brille au soleil!

Qui donc nous l'avait trouvé? Non pas certes Jean-Marie, qui boudait et refusait depuis longtemps de le chercher. Non pas Sahid et moi, qui le cherchions juste à l'opposé de là où il était. Ce ne pouvait donc être que le bon saint Antoine, qui, malgré la mauvaise volonté du Sékanais, le lui avait révélé avant les cinq minutes que je lui avais fixées.

Dieu soit donc béni, et reconnaissance à son grand ami de Padoue!

***

Va sans dire que nous reprîmes immédiatement notre course. Cette fois c'en était réellement une pour mes compagnons, même pour mon guide, qui, poursuivis par la pensée que, en conséquence de notre malencontreux délai, nous allions être en retard, volaient maintenant par-dessus tout obstacle. Quant au dernier, il semblait dès lors se préoccuper fort peu de celui qu'il était supposé guider. Les choses en vinrent au point qu'avant longtemps je ne vis plus personne.

Me voilà donc absolument seul, et comme abandonné, au flanc d'une montagne rocheuse, sur laquelle le pied ne laisse aucune empreinte. J'ai beau presser le pas dans l'espoir de pouvoir apercevoir mon guide, ne fût-ce que de très loin. Je ne vois rien et dois marcher à l'aventure, sachant toutefois que je ne puis m'éloigner beaucoup de la voie qu'il a suivie, mais n'en craignant pas moins que mon propre cours ne me conduise à quelque difficulté.

C'est malheureusement ce qui arriva.

Désespérant de rejoindre Jean-Marie des yeux--le brave garçon pensait probablement que la fumée lointaine du feu que lui et ses compagnons allaient faire suffirait pour me servir de guide--je pris les choses philosophiquement, et finis par me presser moins.

Or voilà que je me trouvai tout à coup en face d'une espèce de ravin très profond, comme une brèche, une trouée pratiquée de haut en bas dans le flanc de la montagne, qui, par extraordinaire, était faite à cet endroit de sable et de gravier. C'était évidemment le résultat de la chute d'un immense glacier, qui s'était détaché des hauteurs d'à côté, et, en se précipitant, masse de milliers de tonnes, dans la vallée d'en-bas, avait creusé sur son passage une énorme tranchée perpendiculaire dans le sable, où suintait une eau froide provenant du reste de glacier encore suspendu au sommet.

Et ce ravin artificiel avait été comme râclé presque à pic par l'avalanche à laquelle il était dû. Alors comment le traverser? Ses flancs n'étaient qu'un sable mouvant et humide: impossible d'y mettre les pieds sans glisser dans l'abîme. Où donc mes gens étaient-ils passés?

Je regarde de tous côtés, descends, monte dans le but de découvrir leurs traces. Rien. Après être redescendu, je remonte encore assez haut, les yeux fixés sur la paroi du ravin; je ne découvre pas la moindre piste. Or le temps presse; le soleil est déjà couché depuis quelque temps, et le campement doit peut-être se trouver loin de là. Il faut donc s'exécuter.

Prenant mon courage à deux mains, je me hasarde là où ma raison m'avertit que ma vie est en danger, et, en un clin d'œil, je me trouve suspendu entre le ciel et la terre!...

Le lecteur comprend-il? Je ne m'étais pas plus tôt aventuré sur le sable mouvant, qu'il avait cédé sous mes pas; j'avais glissé vers l'abîme, et n'avais été empêché d'aller m'y mettre en pièces que par une pierre qui, fort heureusement, faisait saillie, et à laquelle je m'étais accroché nerveusement--ma planche de salut!

Et maintenant que faire? Je demandai grâce à Dieu qui m'avait déjà tant de fois protégé, j'invoquai la Vierge immaculée dont j'étais l'Oblat, et, par un effort suprême de tout mon être, je repartis au travers du ravin, dont mes pieds faisaient voler le sable vers la rivière, qui courait et jurait quatre mille pieds plus bas.

Et malgré tout j'atteignis l'autre côté sain et sauf, mais tout couvert d'une sueur froide et si exténué par mon effort désespéré que je ne pus m'empêcher de me cramponner au sol, comme si, lui aussi, eût été pour me manquer!

N'est-ce pas là ce que les Anglais appellent un narrow shave; n'avais-je pas vu la mort de bien près, et n'ai-je pas maintenant raison de trouver dans cet incident une seconde manifestation de la protection divine, celui de mon baromètre étant la première de ce voyage?

***

Mais tout vient à point à quiconque persévère. Après m'être un peu remis de mon émotion, et m'être répandu en actions de grâces envers Dieu et sa sainte Mère, je me remis en route, et, peu après, apercevais dans le lointain la fumée du bivouac que mes amis étaient en train de préparer.

C'était juste à la lisière du bois, c'est-à-dire en bas de la région dans laquelle nous cheminions depuis trois jours. A cette latitude, le bois disparaît subitement à 5,200 pieds au-dessus du niveau de la mer, formant une ligne régulière comme si elle avait été coupée au couteau. Le bois est alors remplacé pendant une ou deux centaines de mètres par de tout petits conifères de quatre ou cinq pieds, après lesquels vient la montagne nue, ou couverte de neige perpétuelle là où le terrain est assez plat pour pouvoir la retenir, comme au sommet où nous parcourûmes, pendant le voyage qui nous occupe, d'immenses champs de neige pouvant avoir par endroits de cinquante à cent pieds d'épaisseur, sinon plus.

Sans être glissante comme la glace, cette neige n'en est pas moins très dure. Il y gèle au moins toutes les nuits, et, sous les rayons d'un soleil de juillet, une fine couche de sa surface s'y mollifie chaque jour pour se durcir de nouveau la nuit suivante.

Etes-vous amateur d'eau claire, de la belle eau cristalline froide comme glace? Vous n'en pouvez trouver de meilleure que celle du vivier, ou plutôt étang naturel, sur les bords duquel nous passâmes ce dimanche de notre voyage alpestre. Elle était si claire que, malgré sa profondeur, on y distinguait sans la moindre peine la plus légère particularité de son lit. Par ailleurs, aucun rivage à ce lac minuscule; ses bords presque à fleur d'eau sont couverts de bruyère comme ses alentours à une grande distance à la ronde.

Notre journée se passa dans un véritable luxe de repos, le missionnaire disant son bréviaire et faisant ceux de ses exercices de piété qui étaient compatibles avec la situation, et ses compagnons lisant et commentant un livre de prières en caractères syllabiques.

Ce repos fut seulement troublé par la chute en ricochets d'une assez grosse roche, partie des hauteurs de la montagne, qui eut le bon esprit de passer à côté de nous au lieu de tomber sur nous.

Puis le lundi nous dûmes, pour continuer dans la direction du lac d'Ours dont allait légèrement s'écarter la montagne que nous avions jusqu'alors suivie, à descendre en biais une petite vallée, où Jean-Marie fit une mauvaise chute, qui fut regardée comme une punition pour son abandon momentané du prêtre deux jours plus tôt.

Nous entrâmes alors dans un fourré d'une plante-arbrisseau, le Devil's bush, buisson du diable, des Anglais et le Fatsia horrida des botanistes, plante ou arbrisseau que ces derniers n'auraient pu mieux nommer, puisque jusqu'aux nervures de ses feuilles, très grandes, rondes et se tenant horizontalement, sont armées en dessous d'épines excessivement ténues, longues et très piquantes.

De fait, n'eût été un vieux sentier que nous suivions maintenant, je ne vois pas comment nous eussions pu nous faufiler au travers de ce fourré.

Et nous revîmes nos bons Sékanais, qui se montrèrent aussi avides que d'habitude de la parole de Dieu et de ses sacrements, en dépit du fait que, par suite des retards causés par les difficultés de notre route, un certain nombre d'entre eux, pressés par la faim, avaient dû reprendre le chemin du bois. Toujours le refrain propre aux groupements sékanais: les provisions s'épuisent, il faut partir, d'autant plus que depuis longtemps le magasin de l'ancien fort Connolly n'existe plus.

C'est pourtant à cette visite que je dois reporter la première connaissance que j'aie jamais faite avec le fameux pemmican des jours d'antan, ou plutôt sa contrefaçon, car, peut-être en mon honneur, on l'avait assaisonné de sucre au lieu de graisse, comme dans l'article authentique.

La disette dans laquelle mes Sékanais se trouvaient les empêcha de nous rien donner pour notre retour, que nous devions effectuer par la voie d'eau, c'est-à-dire en descendant la rivière aux Saules, plus le lac Thatla dans toute sa longueur, la rivière du Milieu, le lac Tremblay et la Thatché, qui se jette dans le lac Stuart à 25 milles de la Mission.

D'un autre côté, cette pénurie n'était pas faite pour me contrarier. Puisqu'ils n'avaient aucune provision à nous donner, nous n'avions qu'à aller nous en faire sur la montagne, capitale des marmottes, qui se dresse à quelques milles de là.

C'est ce que nous fîmes.

***

Personnellement, j'étais d'autant moins fâché de ce contretemps qu'il devait me permettre de faire l'ascension du pic de cette montagne, d'où, me semblait-il, je devais jouir d'une vue superbe sur toute la contrée. Cette circonstance devrait alors me faciliter le relèvement de la plupart de ses détails topographiques pour ma carte.

Donc encore double but: cette fois économique et scientifique. Comme notre fameux Jean-Marie devait être de la partie, je n'appuyai pas plus qu'il ne fallait sur ce dernier but. Le pauvre garçon ne fut jamais un enthousiaste de la science.

Nous partîmes, trois Indiens et moi, à temps pour arriver à une certaine place qui est un grand rendez-vous des marmottes, et y passer la nuit. Vu la proximité du lac, fréquenté depuis longtemps par les Indiens, le sentier était excellent, si on le compare à ceux que nous avions suivis jusque-là (quand nous en suivions un). Mais l'accès de la montagne elle-même était si abrupte que nous devions y aller des pieds et des mains, sinon des genoux, puisque mainte fois ces derniers butaient contre la rampe que nous gravissions.

Arrivés juste en haut de la limite du bois, nous dressâmes notre tente sur le bord d'étangs naturels qui rappelaient celui près duquel nous avions passé notre dimanche avant d'atteindre le lac d'Ours.

Assez essoufflé par l'ascension que je venais de faire, j'aurais dormi comme un bienheureux si les armes de mes compagnons n'avaient été si babillardes. Ce n'était, de grand matin, alors que les rongeurs sortent de leurs trous pour prendre leur déjeûner, que coups de fusil de chasseurs--mes compagnons--qui, vu l'abondance du gibier, ne devaient pas trop s'appliquer, car les résultats ne correspondirent point au nombre de balles tirées.

Nous n'en eûmes pas moins un nombre suffisant de marmottes pour les besoins de notre retour. Au tour maintenant de la géographie.

Instruit par expérience de ma pertinacité quand j'avais quelque chose en tête, Jean-Marie ne regimba pas trop. Il savait que c'eût été inutile. Mais lorsque j'eus avoué que j'avais formé le dessein d'escalader le pic même de la montagne principale--il y en avait là tout un groupe--il partit d'un grand éclat de rire.

--Impossible! Impossible! s'écria-t-il; un mouflon ou un sauvage peut le faire, pas un blanc.

Nous continuâmes quand même notre chemin, d'abord au travers d'une immense nappe de neige perpétuelle, puis en remontant plis et replis de la montagne, où je fus assez surpris de trouver, fleurissant entre les pierres de la moraine apparemment sans le moindre terreau, des pieds d'une espèce de myosotis.

Au bout de quelque temps, un certain doute commença à percer dans mon esprit. Les accidents de la roche étaient si nombreux et si prononcés que nous ne pouvions voir loin devant nous. Néanmoins il me semblait que nous faisions fausse route. Je m'en ouvris à mon ancien guide.

--Où allons-nous donc? lui demandai-je. Où nous mènes-tu?

--Au sommet d'une montagne, répondit Jean-Marie.

--Mais je croyais que le pic de la montagne la plus élevée était à droite, et nous tendons toujours vers la gauche.

--La montagne vers le sommet de laquelle nous allons est tout aussi bonne que l'autre, insista-t-il.

--Il ne s'agit pas de bonté (ou de beauté, les deux se disant de même en porteur). C'est la hauteur que j'ai en vue.

--Il t'est impossible de grimper sur le sommet de celle que tu as en vue. Essaie si tu veux te tuer, ajouta Jean-Marie de mauvaise humeur.

--Je vais essayer sans vouloir me tuer. Changeons de direction.

Et le pauvre homme, qui m'aimait trop pour coopérer à ma mort, fut obligé d'en passer par là. Nous nous portâmes vers la droite, et, après bien des difficultés vaincues, auxquelles correspondaient chez lui autant d'éjaculations peu flatteuses pour moi, nous atteignîmes enfin une espèce de colonne de 75 à 80 pieds, qui se dressait à pic en face de nous: le sommet tant désiré!

A cette vue, Jean-Marie triompha.

--Eh! bien, veux-tu monter là-haut? demanda-t-il en riant.

--Je ne sais. Laisse-moi d'abord examiner cette colonne.

Je la contournai de divers côtés, mais dus me rendre à l'évidence. Pareille pointe n'était pas faite pour moi.

Je me reposai donc, appuyé contre elle, et un peu dépité de mon insuccès final. Soudain j'entendis au sommet une voix me crier:

--Osiyam! Comme c'est donc beau! On voit d'ici le monde entier. Monte donc, monte vite, et vois par toi-même.

C'était mon Jean-Marie, qui venait je ne sais comment d'escalader le pic!

Je crus qu'il voulait se moquer de moi. Mais non, il était sérieux. A sa demande, les liens qui attachaient nos couvertures en trois paquets furent aboutés les uns aux autres, et la longue corde qui en résulta lui fut portée par l'un de mes gens, qui resta en haut. Un de ses bouts m'ayant alors été jeté, me fut attaché solidement à la ceinture, et les deux premiers Indiens ayant alors tiré de toutes leurs forces, pendant que le troisième secondait d'en bas les efforts que je faisais moi-même, aidé des aspérités et moindres accidents de la roche pour monter, je parvins jusqu'au sommet du pic.

Là, nouvelle déception pour les Indiens et pour moi. Me sentant comme dans le vide à une hauteur de 5,000 pieds au-dessus d'un lac vert, dans lequel le mont plongeait perpendiculairement d'un côté, je ne pus me tenir debout plus de deux ou trois secondes, et m'affaissai vaincu par le vertige. La pointe du pic avait cinq ou six pieds de large, après quoi c'était le vide, à une altitude de 7,600 pieds au-dessus du niveau de la mer. C'était trop pour moi.

Je n'en pus pas moins m'assurer de cette altitude, et presto! nous redescendîmes. J'en avais assez.

***

Allais-je maintenant avoir à retracer mes pas au travers des mille accidents du terrain, des roches à arêtes tranchantes et surtout des innombrables détours qu'il m'avait fallu faire en montant? Sûrement non, s'il était possible d'éviter les uns et les autres.

Le lecteur n'a peut-être pas oublié la neige rouge avec laquelle je lui ai fait faire connaissance, dans les premiers jours de mon exploration du lac d'Ours au fort Grahame. Que dirait-il maintenant si je lui présentais de la glace qui brûle? Je ne ris pas de lui; j'en ai vu, et j'en ai été brûlé. Qu'il écoute plutôt.

Comme je retournais du mont dont j'avais gravi le sommet d'une manière si peu glorieuse, j'aperçus à gauche une de ces immenses bandes de neige perpétuelle, ou glace, comme celles que j'avais vues suspendues aux flancs des montagnes que nous avions parcourues.

--Si je m'en servais pour descendre, ce serait bien plus expéditif, me dis-je.

Ayant communiqué mon idée à mon voisin:

--De grâce, garde-t'en bien. C'est extrêmement dangereux, me dit-il, d'autant plus que là-bas, au beau milieu de la glace, un rocher menaçant en émerge. Si tu vas donner contre lui, tu es perdu.

--Je vais faire mon possible pour l'éviter, fis-je.

Et, avec ma présomption habituelle, je ne voulus rien entendre. Avec tout le soin que je pus y mettre, je m'aventurai au travers de la neige glacée, pensant me laisser glisser à un point qui, d'après mes calculs, devait me mettre hors de tout danger d'aller heurter contre le rocher contre lequel on me mettait en garde.

Je glissai avant le temps, et vogue la nacelle! Ou plutôt j'étais loin de voguer, je volais, ou bien encore je tombais avec une rapidité vertigineuse. Constatant de suite le danger, je me servis de mon bâton d'alpiniste comme de frein. Mais ce frein était bien insuffisant. Et puis n'agissant que d'un côté, il me faisait aller à la dérive.

C'est alors que j'eus recours à mes coudes, pour ralentir ma course effrénée. Aïe! Comme cette glace était chaude! Elle me brûlait, m'écorchait. Le frottement de ma peau avec elle m'eut bientôt enlevé une partie de celle-ci!

Je n'en arrivai pas moins au but que je m'étais proposé.

Rendu là longtemps avant mes compagnons, j'étais à me féliciter de mon succès.

--Vont-ils me faire des compliments de ma prouesse! me disais-je.

Pas le moins du monde. Une fois qu'ils m'eurent rejoint, ce fut à qui me gronderait le plus. Pauvres chers sauvages, ils m'aimaient tant qu'ils croyaient devoir prévenir une répétition d'une pareille incartade, qu'ils appelaient un véritable acte de folie.

--Ne connais-tu pas le frère de Sam, du petit village, qui est maintenant infirme, et ne peut presque pas marcher, même avec un bâton, vu qu'il a une jambe de morte?

--Oui, et puis après?

--Eh! bien, c'est par suite d'une semblable glissade qu'il a perdu l'usage de sa jambe. Mais lui ne le fit pas exprès. Il fut victime d'un accident; mais toi?...

Que veut-on? Il y a une Providence spéciale pour le missionnaire, même quand il agit follement. Troisième protection divine au cours de ce voyage!




Chapitre XVI

AU PAYS DES LACS

SOMMAIRE.--Lac Sainte-Marie--Charlie et l'Ours Gris--Lac Cambie et Ours Gris--Lac Emeraude--Ascension de montagne--Le mont Saint-Louis--Lac Morice.

Passons maintenant du nord au sud de mon district, et engageons-nous dans une autre expédition de caractère mixte comme celle que je viens de relater. En outre de l'intérêt géographique qui s'attache à cette dernière, nous pouvons, en effet, y trouver un motif plus en rapport avec mon ministère qu'un simple voyage d'exploration.

Sur les bords du lac Sainte-Marie, au sud-ouest de la Mission, se trouvent deux villages indigènes que l'excellent P. Lejacq visitait régulièrement. L'autorité ecclésiastique ayant réglé, à son départ, que ces sauvages auraient désormais à se rendre aux réunions du lac Fraser (Natléh), un village seulement s'était conformé à cette décision. L'autre se négligea complètement, et demeura dès lors en dehors de toute influence religieuse.

Il y a plus. La nouvelle génération, secouant l'indifférence des anciens, menaçait de se laisser entraîner par les bouffonneries de la soi-disant Armée du Salut, qui avait pénétré jusque dans la baie Gardner, par le 53° 16' de latitude nord. Les jeunes gens de ce village s'étaient soudain épris de cette religion bruyante, qui remplace les cierges et l'encensoir par les coups de tam-tam et les roulements du tambour. Ils se rendaient maintenant jusqu'à la mer pour y traiter leurs fourrures, au lieu de les vendre au fort Fraser comme par le passé.

Le danger était trop grand, et je résolus d'empêcher ces brebis égarées de passer définitivement au protestantisme.

Nous étions à la mi-septembre. Je venais de clore la retraite qui se donne chaque automne à Natléh, et la série de mes missions d'été venait par là de se terminer. Nous irons donc à la mer, et, tout en faisant de la géographie pratique, nous aurons une bonne chance de rencontrer le boute-en-train de la bande rebelle et de lui parler. Il ne pourra qu'être flatté de notre démarche, et, la grâce de Dieu aidant, nous aurons la victoire sur les émissaires de l'erreur. Ce sera comme la glane après la moisson.

D'un autre côté, à part un grand voyage en 1895, au cours duquel je découvris, dans sa partie sud, les plus beaux lacs de la Colombie, connus maintenant sous les noms de Dawson, en l'honneur d'un Père oblat, Morice, une superbe pièce d'eau de 52 milles de long et d'une douzaine de large, avec quatre autres jusqu'alors inconnus, cette région est jusqu'ici restée inexplorée. Deus scientiarum Dominus est (I Reg., II, 3), Dieu est le maître des sciences; son ministre sera encore le premier représentant de la race blanche au milieu de ces déserts, et qui sait? peut-être fera-t-il même l'ascension du fameux mont Teldzoul, d'où l'on voit, paraît-il, les étoiles scintiller en plein midi.

C'est là un programme plus souriant à un blanc qu'à un sauvage. Aussi me fais-je un devoir de signaler en commençant les noms de mes trois compagnons: Isaac Qasyak, son frère Thomas Thaoutilh, et le fils du premier, John Stenê, qui se dévouèrent à mon service sans espoir de rémunération. Je me permettrai maintenant de transcrire mon journal.

***

Jeudi 14 septembre 1899.--Partis assez tard ce matin, nous avons longé quelque temps la rive méridionale du lac Fraser, puis avons pris à travers bois une direction sud-ouest. Le pays est monotone, quoique assez accidenté, et les feuilles rouges et jaunes qui nous volent au visage ou que nous foulons aux pieds, nous rappellent que l'été n'est plus, et que nous n'avons pas de temps à perdre.

Mes compagnons sont à pied, tandis que je me pavane sur mon Bobby, sur lequel se succédera, du reste, chaque membre de la bande. Deux autres chevaux, dus à l'obligeance des sauvages, sont chargés de nos bagages.

15 septembre.--Nous venons d'arriver de nuit sur les bords du lac Sainte-Marie, et nous sommes déjà à 55 milles de Natléh. La contrée traversée est, comme hier, assez montueuse et coupée de petits lacs. Nous laisserons nos chevaux ici, et un chasseur nous les amènera au temps voulu sur les bords d'un lac où nous devons nous rendre plus tard.

16 septembre.--Comme nous n'avons pu trouver de canot assez grand, nous nous en sommes approprié deux petits, et nous sommes partis sur les eaux noirâtres du lac Sainte-Marie, qui s'étend pendant 30 milles de l'est à l'ouest. Dans l'après-midi nous sommes tombés sur un campement composé exclusivement de femmes, qui séchaient au soleil les fruits sauvages qu'elles avaient cueillis dans la forêt.

--Où sont donc les hommes? demandons-nous étonnés.

--Comment? ne savez-vous pas la nouvelle? Un terrible accident vient d'arriver, nous répondent à la fois trois ou quatre sauvagesses hors d'haleine.

Avec beaucoup de bonne volonté, et en mettant bout à bout ce qu'elles nous racontent presque simultanément, voici ce que nous sommes parvenus à comprendre.

Quelques chasseurs étaient campés près du déversoir d'un autre lac et tous dormaient d'un profond sommeil, lorsque, il y a deux jours, l'un d'eux fut réveillé de grand matin par les criailleries d'une bande d'outardes. S'armant de sa carabine pour en abattre au passage, son attention avait soudain été détournée par un point noirâtre qui allait et venait sur le flanc de la colline opposée.

Ses yeux de lynx avaient deviné un ours gris.

Au lieu d'en avertir ses compagnons, le jeune homme, Charlie pour l'appeler par son nom, se réservant à lui seul toute la gloire de l'exploit, avait traversé la rivière, escaladé furtivement le monticule et tiré à bout portant le fauve qui, mortellement atteint à la tête, avait dégringolé au bas de la côte.

Mais un ours gris n'a pas dit son dernier mot, parce qu'il lui est arrivé de recevoir une balle au beau milieu de la cervelle. C'est simplement pour lui comme un aiguillon qui l'invite à une plus grande activité.

Dans le cas présent, le monstre, à peine revenu de l'étourdissement causé par sa blessure, avait découvert la cause de ce contretemps et s'était précipité dans la direction du chasseur présomptueux.

Celui-ci, voulant recharger son arme, avait constaté à son grand effroi que son mécanisme refusait de manœuvrer comme d'habitude. Après de vains efforts, il avait dû, pour éviter sa victime qui menaçait de devenir son bourreau, se mettre à contourner un arbre dans une petite éclaircie, ayant continuellement à ses trousses le monstre enragé.

Longtemps ils tournèrent ainsi autour de l'arbre solitaire, lorsque le pied de l'Indien venant à lui manquer, il tomba sur l'herbe mourant de peur. L'ours se rua sur lui, et lui laboura la poitrine de ses terribles griffes, lui arrachant le nez, lui broyant les bras et lui coupant le poignet, jusqu'à ce que, Charlie ne donnant plus signe de vie, il crut avoir complètement assouvi sa vengeance.

Or le chasseur, bien qu'entre la vie et la mort, avait survécu jusque-là, et tous les hommes du camp que nous venions d'atteindre s'étaient portés sur les lieux.

Prenant congé de ces femmes, auxquelles nous ne pouvons faire de bien dans les circonstances présentes, nous avons poussé jusqu'au bout du lac Sainte-Marie, chez le brave Nelli.

Dimanche 17 septembre.--J'ai entendu quelques confessions, et, en outre de nos exercices religieux, nous avons passé notre temps à mûrir nos plans pour le reste du voyage.

18 septembre.--Le transport à dos de nos bagages jusqu'au lac Cambie nous a pris la majeure partie de la matinée. Nous avons un canot assez grand, il est vrai, mais tout pourri, fendu et recoquillé. Nous le calfatons de notre mieux, en redressons quelque peu les bords au moyen de traverses et, malgré ses vieux ans, nous lui demandons de nous transporter sains et saufs sur les vagues bleues du grand lac Cambie et de tant d'autres pièces d'eau que nous pensons explorer.

Le lac Cambie est une superbe pièce d'eau qui est en ce moment unie comme une glace. Tout en projetant par ci par là des baies plus ou moins profondes, il se dirige généralement de l'est à l'ouest, c'est-à-dire vers la mer.

19 septembre.--Malgré la fatigue d'hier, le soleil levant nous trouve ramant avec ardeur sur le lac Cambie. Ses eaux semblent aujourd'hui l'exacte reproduction de l'azur d'un ciel sans nuages, et ses bords sont des plus pittoresques.

Vers dix heures, notre canot ralentit sa marche, et j'entends mon équipage échanger des propos empreints de curiosité relativement à un point noir qui paraît à fleur d'eau, non loin du rivage opposé à celui que nous suivons. D'aucuns assurent que c'est simplement un rocher qui émerge des profondeurs du lac, tandis qu'il semble à d'autres que l'objet signalé n'est point stationnaire.

Bientôt chacun partage cette opinion; mais le mirage prête au sujet de nos conjectures des proportions si exagérées que personne ne peut deviner la nature de l'animal monstrueux qui se dirige de notre côté. Devant cette impuissance même des yeux indiens, on en appelle à la jumelle qu'un M. Sinclair m'a prêtée. Aïe! c'est un ours gris, cet ogre de nos montagnes, l'"horrible" animal des naturalistes!

--Tenons-nous à distance et veillons à ce qu'il ne nous voie pas, fait Thaoutilh, dont la bravoure n'égale pas la gentillesse.

--Hourrah! m'écriai-je de mon côté; voilà enfin ce que j'attendais depuis si longtemps. Fonçons dessus.

On a beau me raisonner: John, plus brave que son oncle, se range de mon avis, et, pour concilier tout le monde, il est résolu que nous allons attendre l'animal sur l'eau.

Cependant les instants succèdent aux instants dans une attente qui n'est pas exempte d'appréhension. Le fauve vient vers nous, sans se douter du danger qu'il court. Bientôt son affreuse hure est en vue, une hure de 65 centimètres de long, qu'il tient insolemment hors de l'eau. Pas plus de quatre-vingts mètres nous séparent de lui, et il ne se doute pas encore de notre présence.

John se lève alors dans le canot, et lui envoie la première balle de sa carabine. Il a visé trop haut, et le monstre, qui a deviné nos intentions, pousse un cri de rage, lève la tête et la moitié du corps au-dessus de l'eau comme pour happer une proie invisible; puis, nous apercevant enfin, il fonce sur notre canot.

--Fuyons vite, s'écrie Thomas; fuyons ou nous sommes perdus.

--Il y a longtemps que je désire rencontrer un ours gris, déclarai-je alors. Gardons-nous bien d'hésiter.

--Mais tu ne sais pas? Cet animal a l'habitude, en des cas comme le nôtre, de plonger, puis de nager sous l'eau jusqu'au canot, qu'il fait alors chavirer.

--Nous ne lui en laisserons pas le temps.

La poudre parle de nouveau; même résultat. Un troisième coup de feu, et nous avons la satisfaction de voir l'ours faire une inclination profonde dans l'eau. La balle lui est entrée par une oreille pour aller se loger près de l'autre.

Longtemps il se tient immobile, et pourtant personne n'ose l'approcher. Soudain, il relève la tête, pousse des grognements rauques, bat l'eau violemment de ses larges pattes et veut de nouveau foncer sur nous.

Mais la lutte est par trop inégale: une nouvelle balle lui transperce la cervelle, et, soufflant bruyamment, il plonge de nouveau la tête dans l'eau, cette fois pour ne plus l'en sortir.

Nous nous tenons néanmoins à une distance respectueuse, et, après nous être assurés qu'il ne pourrait pas rester si longtemps sans respirer, nous lui passons une grosse corde au cou, et le traînons péniblement au rivage.

Un petit détail donnera quelque idée de son poids. Sous les efforts combinés de mes trois compagnons, la corde d'abordage qui nous sert à le tirer se rompt. De l'extrémité du museau à la naissance de la queue, il mesure sept pieds trois pouces, soit deux mètres quarante environ.

La viande d'ours gris n'est mangée que par des sauvages. Elle a un goût très fort et une odeur à l'avenant. Sa fourrure, quoique bien plus volumineuse, a beaucoup moins de prix que celle de l'ours noir--un tout autre animal, tellement que les Indiens n'appellent point le premier un ours du tout. Pour ne pas surcharger notre canot, dont l'état de vétusté n'est pas rassurant, nous mettons en cache, dans les hautes branches d'un arbre, la tête du fauve et une bonne partie de sa chair. Le tout pourra nous servir à notre retour.

Vers le soir, nous laissons à gauche la rivière Dawson, et nous nous engageons dans le cours d'eau qui est la vraie source de la Nétchakhoh.

20 septembre.--Au fur et à mesure que nous remontons la rivière au moyen de nos longues perches, celle-ci devient de plus en plus rapide. Les montagnes! Oh! les superbes montagnes que nous pouvons parfois contempler, et qui nous paraissent toutes proches en dépit de la bonne distance qui nous en sépare encore! Ce sont, paraît-il, les monts Cascades, ou de la Côte, chaîne qui est comme parallèle à celle des montagnes Rocheuses, mais tout près du Pacifique.

21 septembre.--Les montagnes d'hier se rapprochent maintenant de nous. Vers deux heures de l'après-midi, un cri s'échappe de toutes les poitrines:

--Voyez donc là-haut quel terrible rapide!

Les vagues s'élèvent, en effet, les unes sur les autres, pour retomber en écume frémissante, comme si quelque barrage fermait la rivière. Bientôt la vérité se fait jour dans nos esprits: la rivière prend fin, et ce qui nous paraît un rapide n'est en réalité que l'extrémité d'un lac fouetté par la tempête.

Pour la première fois depuis dix-neuf ans que je suis missionnaire, je dois m'avouer vaincu par l'intensité du vent et me vois condamné à m'arrêter en chemin. C'est un ouragan en règle qui tourmente les eaux vertes du lac. Impossibilité physique d'avancer.

Vers le soir, le vent nous paraissant quelque peu tombé, nous essayons de nous engager dans ce terrible lac, dont les belles eaux me portent à l'appeler Emeraude. Mais, après moins d'un mille, nous sommes rejetés violemment sur la grève, et cherchons un refuge pour la nuit au pied des sapins.

22 septembre.--Temps presque calme aujourd'hui. Quel splendide panorama se déroule à nos regards! Au fur et à mesure que nous avançons, le lac nous apparaît ceint d'une couronne de monts, coupés ça et là d'énormes ravins, d'où s'échappent autant de torrents qui, sur la carte que j'en dresse ressemblent aux pattes multiples d'une araignée gigantesque. Les moindres éminences sont en ce moment saupoudrées de neige qui est tombée la nuit dernière.

Un sondage du lac nous révèle une profondeur respectable: 722 pieds.

Au détour d'un cap, nous restons ébahis devant la hardiesse de pics géminés qui surgissent derrière un rideau d'élévations secondaires. Ce sont les monts Teldzoul ("monts qui résonnent"). Ciel! Comment escalader pareilles forteresses? Comment grimper les flèches de ces deux tours gothiques dont la cime se perd dans les nues?

A l'extrémité occidentale du lac Emeraude, auquel je donne 22 milles de long, nous mettons en cache nos provisions, à l'exception de ce qui nous paraît nécessaire pour une course d'un jour et demi; puis nous nous disposons à franchir les hauts défilés qui nous conduiront au pied de la fameuse montagne, et probablement à la rencontre de Louis et d'autres sauvages du lac Sainte-Marie.

Une pluie fine et très pénétrante ne cesse de tomber que pour être remplacée par la neige à une altitude plus élevée. Bientôt la marche devient excessivement pénible: la neige molle qui recouvre la bruyère sur les flancs du col dont nous faisons l'ascension rend le terrain fort glissant, et occasionne mainte culbute. Elle est d'autant plus désagréable que nous n'avons sur nous que nos habits d'été, et qu'au bout de quelques minutes il nous faudra patauger dans l'eau glacée.

Un moment nous nous perdons dans un cul-de-sac, formé par une double haie de rochers granitiques sans issue. Le soir, nous reconnaissons notre impuissance à gagner le campement désiré. Surpris par une affreuse tempête de neige, nous campons, mouillés jusqu'aux os et tout grelottants de froid, au milieu d'une de ces touffes d'arbustes rachitiques propres à nos montagnes.

Mardi 26 septembre.--Je suis en retard avec mon journal. Des courses incessantes, des fatigues inouïes que la faim rendait encore plus cuisantes, m'ont empêché de noter les péripéties de ces derniers jours.

Et maintenant, assis sur un rocher de blanc granit, au cœur de la chaîne des monts de la Côte, je promène mes regards du petit lac aux eaux couleur émeraude endormi à mes pieds, par-dessus les pins noueux et les collines agrestes, jusqu'au mont dont la cime se dresse fièrement en face de moi, caressée par des nuages diaphanes, et ne puis m'empêcher de m'écrier, malgré les souffrances de ces derniers jours, Benedicite, montes et colles, Domino.

Le vendredi 22 courant nous trouva donc campés tant bien que mal au milieu d'une tempête de neige. Le lendemain, le ciel se montra plus clément, sans pourtant se rasséréner tout à fait. Le vent devint même plus violent, en sorte que ce ne fut qu'au prix de beaucoup d'efforts que nous parvînmes au sommet du col. C'était à peine si nous pouvions nous tenir debout, et nous étions obligés de nous détourner pour reprendre haleine.

La première chose qui frappa notre attention fut le manque absolu de provisions dont nous étions menacés. Bien que nous n'eussions pris le matin qu'une demi-ration, il ne nous restait plus que l'équivalent d'un repas, que nous devions ménager pour le moment de notre ascension de la montagne.

Deux de mes compagnons descendirent donc dans la vallée où nous avions pénétré, dans l'espoir de rencontrer les deux familles que nous pensions alors sur leur retour de la mer.

Thomas et John devaient nous revenir le soir même, avec les provisions que nous attendions de la charité de ces sauvages. La nuit vint sans nous amener personne; en sorte que, malgré la course de la journée, je me couchai sans souper ni dîner, et après seulement un semblant de déjeûner.

Le lendemain était un dimanche. Sentant les étreintes de la faim, je priai 'Qasyak, mon troisième compagnon, de faire un déjeûner quelconque. Il s'aperçut vite que ses allumettes étaient toutes mouillées, et comme je l'engageais à se servir du fusil, la dernière ressource du sauvage moderne pour allumer un feu, il constata que mes deux autres compagnons l'avaient emporté avec eux.

C'était vraiment jouer de malheur. En guise de déjeûner, nous eûmes donc le spectacle d'une pluie diluvienne, interrompue à de rares intervalles par un brouillard impénétrable.

Vers midi, les absents nous reviennent avec du lake'as, espèce de varech comprimé en plaque comme du tabac américain, et d'autres provisions que m'envoie Louis du lac Sainte-Marie.

Après un repas préparé à la hâte et dévoré tout aussi vite, nous partîmes, Thomas, John et moi, pour le mont Glacier. Or voilà qu'au bout de moins d'un mille, je me sens défaillir et m'affaisse sur les épaules de mes compagnons étonnés. Ce que voyant, ils me supplient de renoncer à cette course, s'offrant à la faire pour moi, pourvu que je consente à leur confier mon baromètre de poche.

--Ce n'est rien, leur dis-je; c'est simplement l'effet de mon jeûne forcé. N'allez pas si vite et je vous suivrai bien.

Nous montons un peu au hasard, sans rien voir à cause du brouillard. Nous franchissons, sans broncher, plus d'un mauvais pas en nous cramponnant aux roches, et nous nous dirigeons du côté du glacier immense, suspendu aux flancs de la montagne, et dont le torrent qui s'en échappe nous sert de point de repère, guidés que nous sommes par le retentissement de ses flots sonores.

Il ne nous reste plus qu'une heure avant le coucher du soleil, et nous ne sommes probablement même pas à moitié chemin du sommet. Que faire?

--Retourner à notre campement, déclarent mes deux compagnons.

--Impossible, leur dis-je. Je n'y arriverais jamais de jour, et vous savez qu'un sauvage même ne pourrait suivre de nuit le casse-cou qui nous a servi de sentier.

Il fut donc résolu qu'un de mes Indiens retournerait en toute hâte au campement, et nous apporterait quelques provisions le lendemain matin, tandis que l'autre et moi passerions la nuit, blottis comme nous pourrions, au milieu des arbustes rabougris qui croissent en bas, à la limite du bois.

Pendant que John redescendait la montagne à la course, Thomas et moi cherchâmes un gîte pour la nuit. Une nuit dans les nuages, sans tente ni même de couverture et avec nos seuls habits d'été, voilà certes qui n'est pas ce qu'on appelle le confort.

Ce l'est encore moins lorsqu'on est obligé, comme nous le fûmes alors, de la passer sur une pente si abrupte que, pour ne pas dégringoler dans l'abîme, au cas où nous viendrions à dormir quelques instants, nous dûmes nous attacher par la poitrine à un petit pruche, dont les quelques branches nous servirent d'abri contre la pluie.

Naturellement aussi, nous dûmes nous coucher sans souper. Un seul repas dans l'espace de deux jours, ce n'est pas précisément faire bombance.

Le lendemain, John nous revenait d'assez bon matin. Après une très légère réfection, nous partions de nouveau en quête du sommet, dont les nuages persistaient à nous cacher la présence.

Nous étions arrivés à une assez grande hauteur lorsque Thomas, se cramponnant convulsivement aux roches, déclare ne pouvoir aller plus loin: il est pris de vertige sur le flanc escarpé qui vous laisse l'impression d'être dans le vide. Je le dirai doucement à l'oreille de l'ami lecteur, c'était précisément mon cas, à moi aussi.


Mont Teldzoul ou Saint-Louis

Pourtant, faisant le brave, j'essaie quand même de continuer avec John, mais dois vite m'avouer vaincu. Du reste, les nuages nous cachent la voie à suivre; nous ne savons même pas où nous en sommes relativement au sommet que nous cherchons.

--Ne faudrait-il pas mieux confier à Louis une entreprise trop périlleuse pour des gens qui ne connaissent rien dans ce pays? demande John.

Et nous voilà à dégringoler la rampe que nous avons gravie si péniblement. Tant de peine, chutes, glissades et contusions, pour aboutir à rien!

Au pied de la montagne, nous trouvons enfin Louis et quelques-uns de ses compatriotes, qui ont tué, aujourd'hui même, un ours noir dont ils nous offrent un bon morceau. Ce qui me va encore mieux, c'est que, en réponse à mes instantes représentations, Louis consent à reprendre, et faire reprendre à ses amis (il est très influent), la route de Natléh, au moins une fois par an, pour profiter des grâces de la mission que j'y donne. Lui et ses gens se montreront désormais bons catholiques, et ne penseront plus à l'Armée du Salut...

C'était là le but spécial de cette tournée. Aussi doit-on penser si je jubile!

Bien plus, pour confirmer par un acte immédiat sa nouvelle orientation vis-à-vis du prêtre, il promet de faire pour moi demain l'ascension du mont Telzoul, qui sera dès lors le mont Saint-Louis.

Ce demain est devenu aujourd'hui, et, au moment même où j'écris, il y a une heure qu'il est parti, muni de mon baromètre portatif.

Or qu'on admire ici la paternelle sollicitude de la divine Providence à mon égard. Il était à peine parti accompagné de John, que le brouillard a disparu comme par enchantement, nous révélant le plus beau spécimen de sublime que j'aie jamais vu. Si le temps se fût levé une demi-heure plus tôt, je n'aurais pu m'empêcher, avec ma témérité habituelle, d'insister pour accompagner Louis sur la montagne, où je me serais infailliblement tué.

Quoi qu'il en soit de son altitude, qui n'est peut-être pas très forte, il est certain qu'on ne pourrait guère désirer de spectacle plus grandiose. A défaut d'appareil photographique, j'ose en crayonner un croquis, qui sera peut-être publié.

27 septembre.--Louis nous revint hier dans l'après-midi avec mon baromètre, dont l'aiguille marquait 8,150 pieds d'altitude. Il nous rapporta une marmotte qu'il avait tirée, et regrettait de n'avoir pas eu le temps de donner la chasse à un mouflon qu'il avait aperçu au flanc de la montagne.

Le soir, je confessai tous ceux de la bande en état de s'approcher du sacrement de pénitence, et par suite d'une nouvelle conversation intime avec Louis, il fut résolu qu'il se préparera maintenant au mariage, me fera baptiser ses quatre enfants à ma prochaine visite à Natléh, et non seulement reviendra lui-même à la pratique de la religion catholique, mais remettra sur cette voie ses quatre frères non encore baptisés avec leur famille, ainsi que les autres membres de sa bande.

Même au point de vue religieux, je suis donc loin d'avoir perdu mon temps. Deo gratias!

Avons fait une dizaine de milles sur le lac Emeraude avant de camper.

28 septembre.--Lac calme comme glace. Atteignons vite son débouché, rivière extrêmement rapide, sur laquelle nous n'avons guère qu'à guider notre embarcation. De retour à notre ancien campement, près de la jonction de la Bleue avec la Dawson.

29 septembre.--Force de rames aujourd'hui. Remontant la Dawson, nous allons compléter l'exploration d'il y a quatre ans. Voici maintenant le lac Dawson, de terrible mémoire. Toujours le même: traître et de mauvaise humeur.

30 septembre.--Après avoir fait le portage de notre antique canot, sommes entrés dans la baie Thomas, sur le superbe lac Morice. Vent terrible. Devons aborder avant le temps.

Dimanche 1er octobre.--Prions, chantons et devisons de nos plans pour la semaine.

2 octobre.--Nous profitons de bon matin d'un moment d'accalmie pour traverser ce terrible point de jonction du T majuscule que rappelle la direction générale du lac Morice. La journée s'est passée à faire de la géographie pratique, et, au point où nous rebroussons chemin, ma sonde accuse une profondeur de 780 pieds. C'est le lac le plus important de la Colombie Britannique.

L'une de ses îles a au moins deux lieues de long. C'est "l'île sur laquelle l'ours vous échappe", pour parler comme les Indiens, qui ne croient pas pouvoir trouver mieux pour donner une idée de ses dimensions. Et les glaciers, les chutes et cascades des montagnes dont il baigne la base, quelles belles couleurs, quelle musique retentissante!

3 octobre.--Etant revenus sur nos pas, nous avons dit adieu au lac Morice pour aller reprendre la chaîne septentrionale des lacs qui forment l'une des sources de la Nétchakhoh. A un détroit, nous avons été salués par les aboiements d'un chien. Comme cet animal est partout le fidèle ami de l'homme, nous avons été aux informations et avons trouvé mon ami le Martin-Pêcheur, caché par de longues enfilades de venaison qui sèche au feu.

7 octobre.--Nous voici maintenant, après avoir traversé de nouveau le lac Cambie dans toute sa longueur, sur les bords d'un petit lac, arrêtés par la neige qui a succédé à la pluie. Ne devons pas être loin de l'extrémité ouest du lac Huard, sur les bords duquel nous devons trouver nos chevaux.

Dimanche 8 octobre.--Hier, à la cessation de la neige, nous avons continué notre chemin sur les lacs Plat et Huard. Allen, sauvage de Natléh, qui devait nous amener nos chevaux, n'est point au rendez-vous. Nous trouvons en sa place une inscription sur le tronc d'un arbre, où le brave homme nous apprend que, menacé de la famine, il n'a pu nous attendre plus longtemps.

Comme fiche de consolation, il nous dit que les chevaux ont été laissés à une faible distance, là où le pacage est meilleur que sur les bords du lac.

Dans ces circonstances, nous ne nous sommes pas fait faute d'aller les chercher, afin de pouvoir partir assez tôt demain matin. Nous aussi n'avons pas plus qu'il ne faut à manger, et voudrions nous rendre dans un jour au lac Sainte-Marie, dont nous ne connaissions point le chemin.

9 octobre, anniversaire de mon Oblation perpétuelle.--Sommes de retour au lac Sainte-Marie, après avoir chevauché dans une forêt où, par extraordinaire, les peupliers-trembles dominent sur les conifères, et avoir pris notre lunch sur les bords d'une belle pièce d'eau qui fut, quelque temps auparavant l'arrivée du prêtre dans ce pays, le théâtre d'une de ces scènes révoltantes qui n'étaient alors que trop communes.

Plusieurs Indiens, campés tout auprès, furent massacrés par une bande d'autres sauvages venus du sud pour venger la mort d'un des leurs sur des gens qui ne l'avaient même pas connu. Une femme et des enfants furent compris dans cette boucherie.

Pour effacer le stigmate de si sanglants souvenirs, j'ai donné au lac le nom de Lucas, porté jusqu'ici par une aimable bienfaitrice de mon pays.

13 octobre.--Home again! Me voici de nouveau au lac Stuart. Adieu, superbes montagnes, rivières aux eaux limpides, lacs azurés et glaciers émeraude, vous n'êtes désormais pour moi qu'un souvenir!

Plus tard.--Mais je puis maintenant vous revoir sur les cartes que j'ai depuis publiées!...




Chapitre XVII

TRISTESSES ET JOIES

SOMMAIRE.--Le désespoir de Pauline--Pris pour un ours--Pardon des injures--Affection des Indiens--Progrès matériels--Conversion finale du Rocher-Déboulé.

On ne pourrait nier que la vie du missionnaire chez les Indiens, même dénés, a ses déboires aussi bien que ses consolations. Tout n'y est pas rose, pour se servir d'une expression populaire. Les misères d'ordre matériel, jeûnes forcés, fatigues de la route et du ministère, inconvénients d'un climat inclément, ne sont même rien en comparaison des peines morales d'un prêtre consciencieux qui fait de son mieux pour que tout aille bien, et qui se voit tout à coup mis en face de désordres qu'il n'a pu prévenir.

Ainsi que je crois l'avoir déjà dit, ce n'est pas difficile de convertir un sauvage, du moins un Déné; la difficulté est de le tenir converti, c'est-à-dire de voir à ce qu'il observe constamment les lois de Dieu et de l'Eglise, surtout celles qui concernent la morale, en particulier l'indissolubilité du mariage. Dieu me rendra, je crois, le témoignage que je fis tout mon possible, et cela, je suis fier de le dire, avec plein succès, pour faire respecter même la dernière; mais au prix de quelle vigilance et parfois même de quels nombreux recours à la force! Quelle est l'utilité d'une loi sans sanction?

Nous l'avons vu à propos du Babine François; mais son cas n'était point isolé. Un autre, qui lui ressemblait assez, était celui du Gros Tom, Indien de proportions presque colossales, qui était le frère cadet du chef Paul de Stony-Creek.

Par un contraste singulier, sans être pourtant absolument rare, Tom était aussi indifférent aux choses de la vie future que son frère s'y intéressait. C'était au point que, alors que les Porteurs étaient à peu près tous baptisés, le premier n'avait jamais rien fait pour mériter la grâce du baptême. Tom était pour lui un simple nom de guerre dont l'honoraient les blancs, qui l'appelaient Big Tom à cause de sa taille.

Or, le Gros Tom, pour parler comme eux, s'était, sans aucun droit, uni à une femme baptisée, qui ne pouvait se marier avec lui, puisqu'il était encore païen, et que par ailleurs elle ne tenait pas absolument à pareille union, qu'elle subissait plutôt par peur de son conjoint illicite.

Naturellement j'avais brisé cette liaison criminelle, et par là encouru l'ire du grand homme.

Etant un jour arrivé à Stony-Creek pour ma visite annuelle, on me demanda d'aller dans le bois administrer un petit jeune homme qui se mourait. Comme ce n'était qu'à sept ou huit milles et que je connaissais le chemin, je partis seul, porté par mon fidèle Bobby.

Je n'avais pas fait plus de cinq milles, lorsque celui-ci leva soudain les oreilles comme pour écouter. M'étant détourné, je vis deux hommes qui accouraient vers moi.

--Le Gros Tom veut te tuer, et nous sommes venus te protéger, dirent-ils en réponse à ma question.

Il paraît que, pour se venger de ma rupture de ses liens illégitimes, il avait déclaré qu'il me tirerait un coup de fusil au passage. Il l'eût pu faire sans aucune difficulté en se cachant dans la brousse, comme on disait qu'il l'avait fait. Mais la présence de deux témoins au courant de ses menaces le tint en respect. Qu'il se soit alors embusqué ou non, personne n'attenta à ma vie ce jour-là.

Tels sont les sauvages. Ils tueront leurs semblables quand ils sont hors d'eux-mêmes; mais, à moins que leur colère n'ait pas eu le temps de s'apaiser un peu, il ne faut pas qu'il y ait un témoin de leur crime!

Je viens de parler d'une visite à un malade. Pendant que je suis sur ce chapitre, j'en mentionnerai une autre qui m'occasionna une peine très réelle, par suite d'un danger provenant non pas de l'homme, mais de la nature elle-même.

On se rappelle Hobel, mon compagnon au cours du voyage pendant lequel les maringouins me rendirent un si grand service. Un printemps, quelques années après, j'appris par accident qu'il était sérieusement malade à Thatché, 25 milles de la Mission, et, comme nous le savons, sur la même pièce d'eau.

J'étais prêt à voler à son secours, mais comment faire? L'aviation n'existait point encore, et il m'était inutile de penser à la glace du lac: elle ne portait plus l'homme, et un bon vent pouvait avoir raison d'elle du jour au lendemain. Malgré l'avis de ceux qui s'y connaissaient, j'essayai de la voie de terre, à peu près inusitée, parce que très longue, le voyageur ayant à contourner une grosse montagne. Avec la meilleure volonté du monde, je ne pus faire deux milles, mon cheval s'enfonçant dans des bancs de neige très épaisse qui l'eurent vite exténué, tandis que de grandes distances étaient devenues avec le dégel une boue gluante qui empêchait de songer à la raquette, ou à une course à pied.

Je dus donc revenir sur mes pas on ne peut plus désappointé et me contenter de prier pour mon cher malade.

Pendant ce temps, il se désolait de ma lenteur. Ignorant les conditions de la nature dans nos parages, il ne pouvait rien y comprendre, et était tenté de croire que je le négligeais.

--Je croyais qu'il m'aimait, fit-il quand il constata que je ne viendrais point.

Ces paroles m'ayant été rapportées, elles furent comme un glaive qui me perça le cœur.

Bien que pas essentiellement propre à ma vie de missionnaire comme telle, je pourrais peut-être mentionner ici un autre contretemps qui y touche pourtant d'assez près. On n'a probablement pas oublié mes études linguistiques, ayant pour objet la langue de mes Porteurs. A force de patience et d'énergie, puissamment secondées par mon goût pour ce genre de travail, j'avais compilé un gros dictionnaire qu'un riche savant de Paris, celui-là même qui avait payé l'impression des livres scientifiques du P. Petitot, m'avait promis de publier à ses frais.

Sur la foi de cet engagement, je traversai l'océan avec le manuscrit de mon ouvrage. Or au moment même où j'étais bercé, plutôt rudement, par les vagues de l'Atlantique, mon bienfaiteur présomptif perdait d'un seul coup toute sa fortune dans la débâcle du Panama!

Ne laissons pourtant point la mention de cet incident sans ajouter que la ruine du Mécène français ne fut pas pour moi un mal irréparable. Il est bien vrai que le même manuscrit devait périr dans un incendie longtemps après son voyage inutile en France. Mais cette double perte pour mon compatriote et pour moi devait finalement être compensée, en ce qui me regarde, par la publication ultérieure d'un ouvrage autrement important, qui vient de paraître cette année même.

***

Retournons maintenant à nos Porteurs.

J'ai fait allusion aux fatigues de la route, au froid et aux jeûnes forcés. Ce que j'ai dit de quelques-unes de mes explorations dans les montagnes et ailleurs, lesquelles, on le sait, avaient un but religieux, a dû donner une idée des premières. Et pourtant ces fatigues, qui parfois allaient jusqu'à vous donner la fièvre, n'étaient rien en comparaison de celles d'un petit voyage de deux jours auquel je ne puis penser sans frémir.

C'était avant l'introduction des chevaux chez les Babines, alors que tous les déplacements dans leur pays devaient se faire à pied ou par eau. Ma condition physique doit avoir été pitoyable, bien que je n'eusse pas été malade, et que le sentier eût pu être pire. Quoi qu'il en soit, longtemps, très longtemps avant d'être arrivé au terme de mon voyage, la place qui devait plus tard assumer le nom de Moricetown, j'en étais venu au point de ne pouvoir faire plus de deux ou trois cents mètres sans être obligé de me coucher par terre!

Mes pieds, mes jambes, mes reins, tout ce qui en moi pouvait servir à la locomotion paraissait comme frappé de semi-paralysie, sinon anéanti.

Quant aux jeûnes forcés, il me suffira de remarquer qu'au cours d'un bien plus long voyage, je fus une fois deux jours et demi sans manger.

En ce qui est du froid, me croira-t-on lorsque j'affirme que, traîné entre la Mission et Natléh dans ma belle "carriole" (nom du traîneau à chiens qui sert au transport de l'homme en hiver), je souffris tellement du froid, alors que mes pieds se gelaient lentement, que, bien malgré moi, des larmes abondantes me jaillissaient des yeux?

Par ailleurs inutile de penser à s'arrêter pour se chauffer: nous étions dans les sapins verts, et il fallut faire au moins trois milles pour atteindre la région du bois sec.

Mais sont-ce là réellement des épreuves? Peut-on mettre ces petits inconvénients en ligne de compte avec ces "tristesses" auxquelles ce chapitre est en partie consacré? Non, sûrement; ce ne sont que le piment, le poivre qui assaisonnent la nourriture quotidienne du missionnaire. On est piqué, on en souffre momentanément; puis on en rit.

Ce qui affecte réellement le moral, ce qui compte comme véritables déboires dans la carrière de l'apôtre, ce sont, je le répète, les peines d'ordre spirituel, comme l'inanité apparente de ses efforts en faveur des âmes dont on est chargé, le manque de correspondance à sa bonne volonté, et parfois même quelque triste occurrence qui fait douter du salut éternel de telle ou telle personne à laquelle vous avez prodigué vos soins.

Il y avait à Thatché une vieille femme du nom de Pauline, qui ne cessait de se plaindre de la manière dont la traitait son fils Outekrez, Le Croche. A l'entendre, ce Croche, qui était en réalité un homme droit, plein de bonne volonté et père d'une nombreuse famille, négligeait sa mère au point qu'elle en était parfois au désespoir. Ce brave homme, autant que je pouvais le voir, faisait tout ce qu'il pouvait pour elle, mais ne réussissait pas à la satisfaire.

Pauline était apparemment une de ces vieilles catachrèses, revêches et acariâtres, dont l'unique occupation semble être de se plaindre de quelqu'un ou de quelque chose.

Comme je passais un jour par sa localité en route pour le pays des Babines, elle ne manqua pas de me servir sa jérémiade habituelle, à laquelle je répondis de mon mieux, l'exhortant à la patience et lui promettant que j'allais bien recommander à son fils de la mieux traiter. Puis je continuai mon chemin.

A mon retour, trois semaines plus tard, je fus salué par une nouvelle à laquelle j'étais loin de m'attendre. Pauline s'était pendue!

Pareils actes de criminelle témérité étaient autrefois assez communs parmi les femmes, non pas dans des cas d'amour méconnu--les sauvages sont plus philosophes--mais par suite du trop mauvais traitement des veuves, qui étaient alors les esclaves des parents de leurs défunts maris. Le cas de Pauline, probablement dupe de sa propre imagination, est unique dans ma carrière de missionnaire en Colombie Britannique.

On peut même dire, et ce fut ma plus grande consolation, que tous nos sauvages faisaient une belle mort, quel qu'eût été le caractère de leur vie passée. Il n'était même pas rare pour les moribonds d'entrevoir, réellement ou en esprit, un coin du paradis avant de quitter la terre. Lorsque le prêtre était là pour les assister à leurs derniers moments, oh! alors c'était pour eux le ciel anticipé.

Et puis comme il était doux d'apprendre que tel ou tel défunt avait pensé à vous, s'était recommandé à vos prières et, avant de mourir, vous avait envoyé un suprême adieu accompagné de l'expression de sa plus vive affection! Or ces témoignages de filiale confiance, j'en reçois encore assez souvent.

Me confinant toujours à la tribu des Porteurs, un autre cas bien différent, triste et consolant à la fois, me vient à l'esprit, qu'il m'est impossible d'omettre dans ces pages consacrées à mes anciennes ouailles.

Le grand chef des Porteurs était un nommé Taya, vieillard encore très robuste--sans un cheveu blanc à 80 ans--qui était plutôt irascible par tempérament. Dans sa vie passée, il lui était maintes fois arrivé de menacer de son fusil. Il était maintenant un bon chrétien, même un communiant; mais s'étant converti à un âge avancé, il lui était resté quelques-unes de ses anciennes idées et il n'avait pas perdu toutes ses manières de faire d'autrefois.

C'était au commencement de septembre. Fatigué de se nourrir quotidiennement du vieux saumon qui remontait alors les rivières pour frayer et crever, et qu'on prenait tous les matins par centaines à la décharge du lac Stuart, barrée dans toute sa largeur par des pieux et clayonnages supportant les pièges de chaque famille, Taya s'était décidé à faire une diversion à son menu et à partir pour une petite chasse à l'ours.

Cet animal est, en effet, dans l'habitude de fréquenter à cette saison les cours d'eau, sur les bords desquels il trouve une abondante nourriture dans les saumons crevés qui les jonchent.

Taya vint donc, le lundi matin, me "toucher la main" avec sa femme--l'équivalent chez nous de la bénédiction du prêtre. Le vieux chef me dit alors qu'il pensait être deux semaines absent.

Trois jours après, je m'adonnais à quelque travail d'écriture, à ma table de travail dans ce que nous appelions la salle des sauvages, lorsque j'entendis la porte s'ouvrir doucement, admettant quelqu'un qui s'accroupit sans bruit à côté. En partie pour montrer que j'étais très occupé, et aussi parce qu'un sauvage ne vous adressera jamais la parole avant d'avoir passé quelques moments en silence, je ne me hâtai point de voir qui était entré.

M'étant enfin détourné, je fus très surpris d'apercevoir mon vieux chef, tout défait, triste et apparemment sous le coup d'une poignante émotion.

--Tiens! c'est toi, Taya, lui dis-je alors. Je pensais que tu ne reviendrais pas avant deux semaines?

--Oh! Père, j'ai été bien malchanceux, fit-il d'un ton altéré.

--Comment cela? Tu n'as rien tué?

--Si, j'ai tué quelqu'un...

--Comment, quelqu'un? Un homme?

--Hélas! oui.

--Tu as tué un homme? Toi communiant!

Un profond soupir fut toute sa réponse.

--Et qui donc as-tu tué? repris-je.

--Je ne sais pas.

--Comment, tu ne sais pas? Explique-toi. Tu me mets dans les transes!

--Eh! bien, ce doit être, à en juger par la place, ou bien Joseph Prince, ou bien Jean-Baptiste Thayelli.

C'est-à-dire les deux Indiens avec la plus forte parenté du monde! Je saisis de suite la situation. Qu'allait-il se passer? Enfin, en réponse à mes instances, Taya faisant un effort sur lui-même m'expliqua comment, la nuit précédente, alors qu'il se laissait aller à vau-l'eau sur la rivière couverte d'un épais brouillard, dans un petit canot monté seulement par sa femme et lui, il avait entendu sur le rivage comme un bruit d'animal qui pataugeait dans l'eau, évidemment en quête de poisson crevé. Un ours évidemment, crut-il. Tirant alors sur le point noir qu'il entrevoyait vaguement au travers du brouillard, il avait été horrifié d'entendre un homme qui, se levant brusquement sur le rivage, lui avait crié.

--Que fais-tu? mon beau-père... O mon Dieu!... De l'eau bénite...

Et il était lourdement retombé sans vie dans la boue...

Le pauvre vieux avait été si décontenancé de sa terrible mésaventure, qu'il n'avait pas eu le courage d'aller identifier sa victime, mais était de suite venu trouver le prêtre pour prendre conseil de lui.

Personnellement, il avait pourtant son plan. Grandi dans les idées d'un autre âge, il songeait à la ligne de conduite suivie autrefois en pareil cas. Sachant que, eu égard à son passé, personne ne croirait à son innocence, il allait se réfugier dans la forêt et s'y bâtir un fort avec des troncs d'arbres enchevêtrés, et attendre la parenté du défunt, qui ne manquerait pas de venir le trouver pour réclamer de lui, non pas dent pour dent, mais sang pour sang, vie pour vie!

--Garde-toi bien de commettre une pareille bévue, lui dis-je alors. Retourne chez toi, et veille à ne rien faire ou dire qui puisse être interprété comme une bravade ou l'expression de quelque appréhension. Je parlerai aux sauvages, et je suis sûr de réussir si tu m'écoutes. Sinon, je ne réponds de rien.

Entretemps, j'envoyai chercher le corps. C'était celui de Jean-Baptiste, père de forts gaillards, tous assez grands pour venger sa mort!

Je leur parlai de mon mieux, et rappelai à toute la parenté du défunt qu'ils étaient les enfants de Celui qui, en mourant, avait pardonné à ses bourreaux.

--Le pauvre chef n'est pas votre bourreau, même pas votre ennemi, leur dis-je; il a simplement été victime de la malchance, comme vous pouvez l'être vous-mêmes. Pardonnez-lui donc ses offenses involontaires, si vous voulez vous-mêmes que votre Père qui est au ciel vous pardonne vos offenses volontaires, vos péchés pour lesquels il est en droit d'exiger une terrible rétribution.

Et le jour de l'enterrement se déroulait un spectacle aussi beau qu'insolite chez les Indiens, un spectacle fait pour réjouir le Ciel même. A la même table de communion, le vieux chef coudoyait la femme de sa victime involontaire; des personnes qui autrefois se fussent fait une guerre au couteau participaient comme frères et sœurs aux mêmes agapes.

Au cimetière, où dans le temps passé la douleur donnait lieu à des scènes regrettables, pas un mot de récrimination, pas un geste trahissant la moindre humeur. Au contraire, d'un côté la résignation dans la perte d'un père bien-aimé--le chantéman de la Mission et un excellent homme, puisqu'un communiant--de l'autre, le regret très sincère d'avoir été l'occasion d'un pareil deuil.

Comme l'écrivait le Dr O'Hagan, "ce fut un exemple merveilleux du pouvoir de la foi chrétienne" (Father Morice, p. 12).

Ajoutons que ce fut aussi pour moi, pasteur de ce troupeau encore primitif, la plus belle récompense que j'eusse jamais pu ambitionner pour ce que j'avais fait en sa faveur.

***

Prompt et emporté comme il était par nature, le vieux Taya avait la plus grande foi en Dieu et dans le pouvoir de son représentant. Une fois que j'étais à faire ma tournée de missions, il eut une forte attaque d'influenza. Se conformant à la coutume des anciens, qui se tenaient alors nus comme des vers sous leur unique couverture, il restait sans aucune protection contre le froid sur son grabat. Ce que voyant, ses proches lui firent certaines représentations.

--Ne sais-tu pas, grand'père, que ta maladie est des plus malignes et devient facilement mortelle, lui dirent-ils. D'après les blancs, il faut alors se tenir chaud. Tiens-toi donc bien couvert.

Ce à quoi le vieux répondit d'un air de mépris mêlé de satisfaction pour sa propre connaissance supérieure:

--Tut! tut! tut! Les blancs! Ils ne savent pas ce qu'ils disent. Pauvres gens, ils ignorent que le Père Morice prie pour moi!...

Sa foi fut récompensée. Il en réchappa. Mais lorsque, quelques années plus tard, celui qu'il regardait comme son protecteur auprès de Dieu l'eut quitté pour toujours, le vieillard succomba à la première atteinte d'un mal insignifiant. Foi ou simple imagination, le résultat était identique: conforme à ses prévisions. Mais qui dira que la foi n'est point récompensée même ici-bas? Qu'il lise donc alors l'Evangile.

En d'autres cas, ce résultat est d'un caractère différent. C'est alors incontestablement le fruit de l'imagination. Par exemple, les Dénés de l'Ouest, Porteurs et Sékanais, prétendent compter dans leur faune un animal à yeux blancs d'espèce ursine, assurent-ils, dont la rencontre est une véritable condamnation à mort. J'ai entendu parler de certains cas où des Sékanais, après avoir vu cet animal fabuleux, dépérissaient à vue d'œil, s'étiolaient et finissaient par trépasser. On connaît des cas, chez les blancs, où les effets de l'imagination ont été bien plus prompts, de fait foudroyants.

Revenons maintenant aux joies du missionnaire.

Peut-être devrais-je ranger parmi elles un honneur qui me fut fait au cours de 1891. Pendant toute cette année, je jouis, en vertu de pouvoirs spéciaux de Rome, de la faculté d'administrer le sacrement de confirmation, et j'en usai en différentes places.

Aussi bien, le bras de Dieu n'est-il point raccourci. Celui qui fit parler l'âne de Balaam peut assurément se servir de l'instrument le plus indigne pour dispenser ses grâces. Le Saint-Esprit n'a besoin ni de la mitre ni de la crosse pour descendre, en certaines circonstances exceptionnelles, dans les cœurs bien préparés.

Autre joie au moins aussi précieuse. L'amour, on le sait, appelle l'amour. Or j'aimais mes sauvages absolument comme un père aime ses enfants. Ils le sentaient et me payaient de retour, alors même que mon devoir me forçait à leur faire faire connaissance avec la verge. Qui bene amat bene castigat, qui aime bien châtie bien.

--Vois comme mes yeux sont rouges et ma face émaciée, me disait un Babine lorsque je retournai chez ses compatriotes, après les avoir assez longtemps laissés à leur sort. Mes yeux sont rouges d'avoir pleuré après toi; ma figure est amaigrie faute d'appétit en ton absence.

Et le dévouement de mes compagnons dans ces explorations dont j'ai déjà donné plusieurs spécimens, explorations qui n'étaient pas motivées par les exigences de mes missions comme celles que nous connaissons déjà, le compterons-nous pour rien? Les traiteurs de fourrures ne se faisaient pas faute d'affirmer qu'en m'y livrant je travaillais pour le Gouvernement et étais payé en conséquence, insinuation dont il n'était que trop facile de deviner le mobile.

Or ces chers Indiens me refusaient-ils pour cela leurs services? Me demandaient-ils leur part dans les prétendues largesses dont, paraît-il, on me faisait bénéficier? Pas le moins du monde. Ils me continuèrent jusqu'au bout leur assistance gratuite dans des travaux qu'ils savaient fort bien être parfaitement libres et nullement réclamés par la nature de mon ministère.

A la maison, la même obligeance d'Indiens qui m'aimaient servait à me rendre la vie moins dure et la poursuite de mes travaux littéraires plus aisée, en dépit de ma pauvreté et de mon manque de confort dans l'habitation due à la hache du bon P. Blanchet, que je n'eus jamais le temps de transformer de provisoire en permanent. (V. gravure p. 81)

Sans doute, quand je n'avais point de socius, je manquais de cuisinier et devais moi-même m'acquitter--combien sommairement!--de cette tâche. Mais les sauvages de la Mission, hommes et femmes, ne s'en ingéniaient pas moins pour m'aider de toutes manières, surtout à la clôture de la retraite annuelle de la Toussaint, à laquelle prenaient part tous les habitants des quatre villages du lac, qui alors s'unissaient pour faire ma provision de bois de chauffage.

***

Graduellement, avant même l'introduction des blancs qui ne se fit qu'après mon départ, la propre condition des Porteurs et Babines s'améliorait notablement. Les églises des premiers jours, qui n'étaient guère que de grandes masures, avaient maintenant fait place à des édifices proprets, et aussi bien construits que le permettait le milieu dans lequel vivaient ces aborigènes. Regis ad instar, leurs propres demeures avaient, en beaucoup de cas, subi une transformation analogue.

Mais, ce qui est mieux encore, leur mentalité avait changé. Les Porteurs riaient maintenant des jongleurs et de leurs prétentions, et les cas de sorcellerie étaient depuis longtemps inconnus dans leur territoire.

Quant aux Babines, la partie de leur tribu qui habitait le lac du même nom avait enfin abandonné les pratiques repréhensibles qu'elle tenait de ses ancêtres, et, bien que la peur des sorciers, ou chamans, ne fût point encore inconnue de ses vieillards, l'exercice de leur métier superstitieux n'était plus toléré parmi eux.

Il en allait autrement des Babines de la rivière. Ils avaient jusque-là insisté pour retenir leur organisation clannesque qui entraînait avec elle les fêtes semi-païennes, patlaches, danses, costumes et insignes qui leur paraissaient indispensables à la vie.

Néanmoins, poussés à différentes reprises par leur missionnaire, un certain mouvement de conversions se dessinait enfin parmi eux. Ils en étaient venus à déclarer que, puisque c'était aux coutumes qui découlaient de cette organisation sociale qu'on en voulait, un changement radical dans cette organisation ne pourrait réussir qu'en tant qu'il proviendrait de l'accord commun de tous les Babines sur ce point.

Mieux encore, comme ils avaient appris la venue prochaine de l'évêque, ils avaient promis de profiter de l'occasion pour effectuer ce changement.

Cet évêque était Mgr Augustin Dontenville, qui avait succédé au grand apôtre indien qu'était Mgr Durieu, mort le 1er juin 1899, et incontestablement le plus grand missionnaire que le Canada ait possédé pendant ce siècle et le précédent.

En conséquence, au cours de la mission qui fut prêchée (1901) aux Babines de la rivière, évêque et prêtre purent assister à une cérémonie jusque-là unique dans son genre. C'était au Rocher-Déboulé, par une belle soirée d'été. Au signal donné, chacun des notables héréditaires, ou tenê-za, et tous les sorciers qui se trouvaient là sortirent de leurs demeures respectives, et en apportèrent qui une couronne en griffes d'ours gris, qui une ceinture magique en fibres d'écorce de cèdre; les uns un masque en bois peint, d'autres une crécelle, ou immense grelot de même matière et sculpté aux armes du possesseur; des tambourins, des bâtons de cérémonie, des osselets de jeu; en un mot, tout ce qui rappelait l'ancien ordre de choses, qu'on se proposait d'abolir à tout jamais.

Ces différents hochets formèrent bientôt un gros tas sur la place publique: au milieu du silence le plus profond, on en fit un feu de joie!

C'était vraiment un moment solennel pour cette petite peuplade. Elle voyait s'en aller en fumée ce qu'elle avait jusque-là tenu pour aussi précieux que la vie. Elle brûlait ce qu'elle avait adoré! Chacun contemplait sans mot dire, jusqu'à ce que j'eusse entonné l'un de nos plus beaux cantiques, les dépouilles de sa gloire passée, qui crépitaient, se tordaient et grimaçaient sous la morsure des flammes.

Ce fut un terrible sacrifice. Mais les Indiens s'inscrivaient par là sur la liste des fervents catéchumènes et des vrais chrétiens. Ils descendaient d'un cran dans l'ordre de la sauvagerie, pour monter d'autant dans la voie ardue qui conduit au ciel.




Chapitre XVIII

ENCORE PLUS AU NORD

SOMMAIRE.--Vers le nord par le sud--Histoire d'une photographie--Wrangell--De Wrangell à Thalhthan--Chez les Nahanais--Evangélisation--Retour.

La conversion finale des Babines de la rivière m'enlevait une épine du pied. La totalité de mes ouailles étant dès lors en sûreté dans le bercail du Bon Pasteur, je me crus autorisé à voler à de nouvelles conquêtes.

J'avais commencé mon ministère apostolique par les Tchilcotines, la tribu dénée la plus méridionale en Colombie Britannique; en outre des Porteurs et des Babines, j'avais depuis longtemps veillé sur les intérêts spirituels des Sekanais--en tout, quatre tribus de même sang. Une cinquième division ethnographique de race identique était celle des Nahanais (Gens du Couchant), dont le siège le plus occidental était Thalhthan, sur la Stickine, un peu au nord du 58e degré de latitude.

Ces Indiens n'avaient jamais été visités par un prêtre, et, pour cette raison, ils étaient devenus une proie facile pour les ministres de l'erreur. De fait, un missionnaire anglican était établi au milieu d'eux depuis 1898.

Toutefois un petit noyau de ces lointains sauvages avait toujours refusé de ployer le genou devant Baal. Ayant à leur tête l'excellent François et sa femme Lucie, ils envoyaient chaque année quelques représentants écouter le prêtre au lac d'Ours, deux degrés plus au sud et sans chemin que je sache, et ils soupiraient après le bienfait de sa visite chez eux.

Malheureusement comme tous mes instants étaient pris par la desserte de mes chrétiens de vieille date, je n'avais jamais pu me rendre à leurs désirs, poursuivi que j'étais par la peur que ce ne fût au détriment de ces derniers. Débarrassé maintenant de tout souci du côté des Babines, je crus l'heure arrivée de m'élancer vers le nord. Mais la grande forêt ne m'offrant aucune voie praticable, je dus me résigner à descendre d'abord quelque 700 milles dans le sud.

Mon plan fut vite fait, et tout fut calculé de manière à ce que cette tournée extraordinaire ne pût nuire aux besoins de mes autres missions. Je donnerais mes retraites usuelles aux localités du sud de mon district; puis ferais mon voyage de reconnaissance dans le Grand-Nord, dont les péripéties, me mèneraient, pensais-je, jusqu'à l'époque de ma visite d'été aux Babines, d'où je reviendrais au lac Stuart.

En conséquence, le 6 mai 1902, je quittai ma résidence pour mes visites annuelles du printemps, au cours desquelles je gratifiai en passant les villages de Natléh, Stony-Creek et fort Georges de mon ministère habituel, et je partis pour Victoria, la capitale du pays, où j'allais prendre le bateau qui devait me mener jusqu'en Alaska.

Arrivé en cette ville, mon premier soin fut de me rendre à l'évêché, où devaient commencer pour moi les tentatives de découragement.

Je m'abouchai là avec un M. Althoff, prêtre selon le cœur de Dieu qui avait lui-même passé plusieurs années à évangéliser les sauvages de la Côte du nord. Quand il apprit le but de mon voyage:

--Vous perdez votre temps, me dit-il. Les Indiens que vous allez visiter sont perdus pour nous, et ne vous recevront que par des injures ou tout au moins par un froid mépris.

--Vous les connaissez donc? lui demandai-je. Les avez-vous visités?

--Non, mais j'en ai vu plusieurs au fort Wrangell, où j'ai résidé quelque temps, essayant d'ouvrir les yeux aux Thlingets qui ne veulent point de la lumière.

--Mais, insistai-je, qu'est-ce qui peut vous donner une si piètre idée des sauvages de l'intérieur? Ils n'appartiennent point à la race maudite du littoral; ce sont des Dénés, les frères de mes propres Indiens, et je sais qu'au fond ils sont bons et naturellement religieux.

--C'est possible, fit-il; mais à Thalhthan il n'en va plus ainsi. Les mineurs du Cassiar les ont démoralisés. L'intempérance et l'immoralité s'y sont donné la main pour les corrompre, et les faire même peu à peu disparaître de la scène du monde.

--Et pourtant, fis-je, il faut bon gré mal gré que j'aille m'assurer de cet état de choses pour faire mon rapport à qui de droit.

--Parfaitement, mais je répète qu'il est trop tard pour faire impression sur ces gens-là.

Mon bateau était annoncé pour le dimanche à six heures du matin. A quatre heures et demie, je disais ma messe à la cathédrale, ayant pour servant un ministre protestant tout fraîchement converti, un helléniste distingué, ainsi que je pus bientôt m'en apercevoir.

A l'heure convenue, point de bateau, et trois heures plus tard, une dépêche annonçait qu'il n'arriverait pas avant huit heures du soir.

Pour tuer le temps, je visite pendant la journée la ville, où nos pères tenaient autrefois un collège. C'est alors que, pour la première fois, je fis connaissance avec l'Armée du Salut.

Pauvres gens, que de zèle en pure perte! Des aveugles s'égosillant à conduire des aveugles, et prétendant même parfois montrer le chemin aux voyants! En pleine rue, une femme soufflait de toutes ses forces dans un cornet à pistons, tandis qu'un homme ou deux l'accompagnaient avec d'autres instruments de cuivre et qu'un gamin joufflu battait de la grosse caisse.

Pendant ce temps, une douzaine d'assistants chantaient une hymne de facture assez primitive, au cours duquel ils protestaient de leur retour à Jésus. Que Celui qui scrute les cœurs leur tienne compte de leur bonne volonté!

Notre bienheureux bateau ne fit son apparition à Victoria qu'à onze heures du soir, et, peu de temps après, nous voguions vers le nord.

Pendant deux jours et deux nuits nous longeâmes une côte découpée en de nombreux fiords bordés de collines hérissées de conifères, par-dessus lesquelles les monts de l'intérieur lèvent çà et là leur tête enneigée. Je salue au passage ce que la nue me laisse entrevoir des montagnes qui forment la limite occidentale de l'habitat tchilcotine, puis il me semble presque reconnaître dans le lointain les pics géminés du mont Saint-Louis.

Enfin, laissant en arrière le territoire britannique, nous entrons dans les eaux de l'Alaska, et, le mercredi suivant, nous abordons à Wrangell, sur l'île du même nom. Nous sommes à six ou sept milles seulement de l'embouchure de la Stickine, que nous devons remonter par un petit vapeur qui est là en partance.

--M'avez-vous réservé une place? demandai-je alors au gérant, qui n'était pas un inconnu pour moi.

--Oui, me dit-il, mais le bateau est bondé. Et puis, fit-il en baissant la voix je ne sais comment vous trouverez la compagnie...

Un coup d'œil suffit pour me démontrer que ma place n'était point parmi ce monde interlope. Comme le vapeur doit être prompt dans son premier voyage, je me résigne à attendre son retour. Je le laisse donc partir au milieu des clameurs de femmes excursionnistes, qui répondent de la main aux hourrahs d'une troupe avinée restée sur le quai, et me dirige, plutôt triste, vers l'hôtel qui paraît le plus décent.

Mais quelle société! On dirait vraiment la lie des Yankees! Déployant alors un journal de New-York, je fais le brave et parais absorbé par les nouvelles surannées que j'y trouve. En réalité, je me sers de ses généreuses colonnes comme de paravent pour me soustraire à la curiosité publique et étudier furtivement mon monde.

Il y avait quelque temps que j'étais ainsi occupé à contraster mentalement cette engeance peu distinguée avec mes chers Dénés, lorsqu'un grand jeune homme, dont j'avais déjà rencontré le regard inquisiteur, m'aborda poliment.

--Pardon, me dit-il, n'êtes-vous point un prêtre catholique?

--Oui, Monsieur.

--Ne venez-vous point du lac Stuart?

Pour toute réponse, un tressaillement trahit ma surprise.

--Vous êtes le Père Morice? ajouta mon interlocuteur.

--Par exemple! Comment le savez-vous? demandai-je intrigué.

--Oh! rien de plus facile, me dit-il; par votre portrait, tout simplement.

Alors ce jeune homme me rappela un incident déjà vieux de quatre ans, qui vaut la peine d'être rapporté avec quelques détails.

***

C'était dans l'été de 1898, au plus fort de ce qu'on appelle dans le pays le Klondike Rush, ou l'engouement pour les mines du Klondike, alors que, par suite de réclames intéressées, nos forêts étaient encombrées d'hommes et d'animaux en route pour l'El Dorado du nord, et, un peu plus tard, jonchées de cadavres de chevaux, d'ânes et de mulets morts à la peine, tandis que plusieurs soi-disant mineurs en herbe s'étaient suicidés de désespoir, d'autres avaient perdu la raison et au moins un avait été dévoré par les ours.

Un jeudi après-midi, je revenais du fort Georges lorsque je tombai, juste au sud de Stony-Creek, sur un véritable village de tentes plantées sur une petite prairie. Parmi ses habitants d'un jour, se trouvaient deux jeunes dames, de grandes Américaines filles d'un père protestant avec elles, et d'une mère catholique restée à la maison.

Ces jeunes filles m'ayant aperçu passant lentement à cheval, et ayant deviné à mon costume que je n'étais pas un voyageur ordinaire, s'avancèrent vers moi et me demandèrent si je n'étais point un prêtre catholique. Sur ma réponse affirmative:

--Nous aussi sommes catholiques, me dirent-elles. Pouvons-nous savoir où vous demeurez?

--A deux journées de marche d'ici, à une place appelée le lac Stuart.

Pensez-vous être de retour pour dimanche prochain?

--Oui.

--Eh! bien, voici, dirent-elles. Nous n'avons pas vu de prêtre depuis longtemps, et par conséquent aimerions à jouir du privilège d'au moins une messe avant d'arriver à destination, si jamais nous y arrivons. Votre place est-elle sur notre chemin?

--Non, elle se trouve à une bonne journée de marche de là.

--Où devrions-nous quitter notre chemin pour aller chez vous?

--Au lac Fraser.

--Auriez-vous objection à ce que nous allions passer le dimanche avec vous?

--Pas le moins du monde, pourvu que votre père vous accompagne.

--Nous pourrions alors remplir nos devoirs religieux?

--Certainement.

--Alors c'est entendu, nous arriverons au lac Stuart samedi soir.

--Vous serez les bienvenues sous mon humble toit.

Ce qui fut dix fut fait, et le dimanche suivant, mes sauvages ouvrirent de grands yeux pour contempler à leur aise les premières blanches que la plupart d'entre eux eussent jamais vues.

Le lendemain matin, comme ces dames et leur père prenaient congé de moi, l'une d'elles, après m'avoir remercié de mon hospitalité, s'enhardit à me dire:

--Oserons-nous maintenant solliciter une nouvelle faveur?

--Laquelle? demandai-je.

--Celle de votre photographie.

--Je le regrette, mais c'est impossible.

--Voici, insista-t-elle. Nous allons certainement, au cours de notre voyage, passer par bien des localités peuplées d'Indiens qui, nous le savons, ne voient pas d'un bon œil cette affluence de blancs dans leur pays. Mais nous savons aussi l'immense influence dont vous jouissez sur tous ces sauvages, et voudrions avoir avec nous une protection contre leur mauvais vouloir. Vous comprenez?

--Je comprends fort bien; mais, Mademoiselle, je regrette encore une fois d'être dans l'impossibilité d'accéder à vos désirs. Vous me demandez une chose qui est tout à fait contre les habitudes du clergé.

--Mais voyez, mon Père, notre cas est un cas extraordinaire: ce que nous demandons n'est pas une photographie donnée à une femme; c'est un passeport, par conséquent un acte de charité.

--Il y a du vrai dans ce que vous dites, repris-je alors. Mais comment aller ainsi à l'encontre de toutes les règles de la bienséance ecclésiastique?

--Je respecte vos scrupules, appuya alors leur père. Pourtant ce que mes filles veulent, c'est quelque chose que les sauvages comprendront. Elles leur montreront votre portrait; ils verront par là que nous sommes de vos amis, et ce sera pour nous tous la meilleure des protections.

Bref, je dus m'exécuter, et ledit portrait passa dûment entre les mains des jeunes dames qui, ayant continué leur chemin en dépit d'obstacles qui en écœurèrent des centaines, finirent par atteindre la Stickine. Comme même ces braves personnes en avaient assez, elles descendirent alors cette rivière jusqu'au fort Wrangell, où l'une d'elles se maria au jeune homme qui me reconnaissait, grâce à cette même photographie qu'ils avaient dans leur salon.

Voit-on maintenant à quoi peut servir un portrait?

***

Inutile de dire que je fus enchanté de la rencontre de M. Johnson--c'était son nom--d'autant plus que ce brave homme était une perle au milieu d'un tas de boue. Il s'était constitué le catéchiste de l'endroit, et remplaçait le dimanche le Père jésuite qui venait de Juneau, sur la Côte, bien trop rarement, disait-on, voir la population catholique.

M. Johnson me fît visiter ce qu'on appelait la ville, un amas de maisonnettes en planches où vous vous trouviez en plein cosmopolitanisme.

C'était d'abord une famille canadienne et partant catholique. Ils semblent de braves gens; mais des renseignements ultérieurs vous apprennent que le père a dû s'expatrier pour avoir plus que convoité le bien d'autrui.

C'est ensuite un Irlandais qui a encore la foi, mais attend des jours meilleurs pour y conformer sa conduite. Uni sans consécration religieuse à une sauvagesse de l'endroit--car un village thlinget confine à la "ville" des blancs--il en a eu plusieurs enfants dont il ne paraît qu'à demi fier.

Voici maintenant un vrai Breton de France: un Celte, par conséquent un chrétien fervent. Attendez un peu. Il se dit, en effet, bon catholique, mais il appartient à une société secrète, et déclare préférer mourir plutôt que d'y renoncer. Du reste, paraît-il, les prêtres l'ont condamnée sans la connaître; il est bien trop honnête homme pour s'affilier à ce qui n'est pas convenable.

Plus loin, vous avez une dame américaine qui a été élevée au couvent, mais son mari est protestant. Bien qu'il ne sache pas assez de latin pour distinguer un génitif d'un nominatif, tout le monde ne l'en salue pas moins: M. le Docteur.

Quittant la ville proprement dite, nous nous avançons, M. Johnson et moi, le long de réclames qui vous font monter le rouge à la figure, vers la seule Indienne qui soit catholique. C'est une femme sur son déclin, qui me reçoit plus que froidement. Soudain une idée se fait jour dans l'esprit de mon cicerone.

--Ne sais-tu pas, lui fait-il observer, que ce gentleman est non seulement catholique, mais un prêtre comme les messieurs que tu as vus à Victoria?

La vieille se ravise alors. Un cri de joie lui échappe, et elle demande à se confesser, ce que le manque de juridiction m'empêche d'accorder.

Il va sans dire que, pour une place de quelque 300 habitants comme est Wrangell, l'arrivée du grand vapeur américain prenait plus ou moins les proportions d'un événement. La moitié des habitants se portaient alors à la jetée pour voir et être vus. Pour faire comme les autres, j'accompagnais un jour M. Johnson, quand une dame de mise élégante, quittant momentanément le bateau qui venait d'aborder, s'avança vers moi et m'adressa la parole en russe.

Je lui fis remarquer en anglais que sa langue m'était malheureusement inconnue, mais que, étant originaire de France, je pouvais lui répondre dans la langue des alliés.

Elle s'inclina déconcertée, balbutia ce que je pris pour une excuse et disparut dans la foule. Elle m'avait pris pour un pope.

Et voilà ce que peut vous valoir une barbe de missionnaire! Elle m'a même valu d'être accosté à Liverpool avec force révérences, étant pris pour un archevêque anglican. Il peut être bon d'ajouter qu'elle m'a bien plus souvent fait prendre pour... un rabbin juif.

Plus d'une semaine s'était déjà écoulée, et le Mount Royal, qui devait me mener à Telegraph-Creek, l'enfer de la Colombie Britannique, assurait-on, ne paraissait point.

--Du reste, à quoi bon tenter l'impossible? me disait-on de tous côtés. Ces sauvages que vous voudriez visiter sont perdus. Ils ont avec eux un ministre qui boit autant qu'eux, ce qu'ils trouvent bien plus commode que la tempérance que vous ne manqueriez pas de leur prêcher.

***

Me voilà enfin à bord du petit bateau, dont je puis jouir tout à mon aise puisque j'en suis le seul passager.

Mais il était écrit que le diable ferait tout en son pouvoir pour m'empêcher d'arriver au but. Après avoir dépassé le poste de douane canadien, nous voici au Grand-Glacier, puis au bas d'un rapide que notre vapeur renonce à vaincre. Pendant neuf jours pleins, nous mourons d'ennui à ses pieds, pour ainsi dire. Il nous barre le passage, vu la crue dans la rivière, et jour après jour nous sommes prisonniers dans les limites étroites de notre steamer, sans pouvoir même nous donner le luxe de mettre pied à terre, tout étant recouvert d'eau.

Et pourtant tout chose a une fin ici-bas, même les contretemps comme celui qui nous a si longtemps immobilisé. Nous franchissons péniblement le canyon, et, un beau matin, je me réveille au quai de Telegraph-Creek.

Quel trou! L'extrémité d'un ravin qui s'ouvre en entonnoir, arrosé d'un ruisseau qui se jette bruyamment dans la rivière, avec une ligne de maisons le long de celle-ci, et une couronne de hautes collines en arrière de celui-là, voilà l'apparence topographique de cet enfer terrestre. Je n'attristerai point mes lecteurs par une description de sa physionomie morale. Sortons plutôt de ce trou empesté, et voyons si le bon François a été fidèle au rendez-vous que je lui ai donné l'année dernière.

Voici venir un vieux sauvage à la barbe grisonnante, qui attirerait vos sympathies sans un certain air narquois, un je ne sais quoi de louche qui perce au travers de ses yeux obliques. J'ai appris depuis qu'il était le grand sorcier du pays; mais peu importe pour le moment.

En sa compagnie je gravis le matin les flancs de la colline, au sommet de laquelle deux blanches tentes brillent aux premiers rayons du soleil.

Mais qu'entends-je? Est-ce un écho lointain de nos saintes prières qui frappe mon oreille, ou bien la tristesse qui m'envahit à la pensée des âmes qui se perdent au fond de se trou infernal serait-elle la cause d'une hallucination décevante? Mais non, je ne me trompe point; ce chant qui vient de s'éteindre là-haut, c'est bien le Kyrie eleison du sixième ton, et ce que j'entends maintenant, c'est la prière du matin en langue porteur!

Doucement et sans bruit je m'adjoins à la petite troupe en communion avec un Dieu qu'elle connaît à peine. On s'aperçoit évidemment de mon arrivée; mais les choses du ciel avant celles de la terre. La prière se continue, renforcée bientôt du puissant appoint de ma plus belle voix de basse.

Mais, à la fin, quels cris de joie d'un côté, et quelle respectueuse considération de l'autre! C'est bien mon fidèle François avec sa femme et une autre famille qui "prie" avec lui, comme on dit, c'est-à-dire qui veut être catholique, bien qu'elle n'ait jamais vu de prêtre.

Nous sommes, paraît-il, à douze milles de Thalhthan, le terme de mon voyage; et, pour faire honneur au messager de la bonne cause, on insiste pour aller chercher l'unique cheval que possède le village. C'est, dit-on, un cheval protestant; raison de plus pour le faire travailler pour le prêtre.

Le lendemain, nous voilà donc en route pour la place forte du protestantisme parmi les Dénés de la Colombie. Ma Révérence, fièrement campée sur une humble bête qui ne gagna jamais de prix à la course, et mes catéchumènes portant qui ma chapelle, qui ses propres effets, mais tous à pied.

Après avoir fait ainsi quelques milles, j'aperçois à gauche, plantée sur deux poteaux, une petite malle de facture américaine. Quelque secret doit se cacher là-dedans. On doit être bien honnête dans ce pays, ou bien le trésor que renferme la boîte n'est guère précieux, puisque son couvert cède au plus faible effort. Tout en siégeant sur mon cheval antique, j'ouvre donc, et qu'aperçois-je? Des ossements humains! des restes de tibias et de fémurs!

Je suis simplement tombé sur une tombe aérienne: les restes calcinés d'un sauvage brûlé!

Enfin, le village, objet d'un si long voyage, m'apparaît, composé d'une double rangée de cabanes en rondins, basses mais assez grandes. Plus bas, bien que dominant la rivière de deux ou trois cents pieds, une maison de construction analogue, quoique plus soignée, s'élève tout près d'une vaste bâtisse. C'est la résidence du ministre avec son temple.

Mais qu'importent ces détails matériels? Ce sont les âmes qu'il me faut; que ne se portent-elles au-devant du premier représentant de la vraie foi qui les ait jamais visitées! Hélas! chacun se tient à l'écart. Ou plutôt, à l'arrivée de notre petite caravane tout le monde est aux aguets, bien que la tête baissée, et faisant mine de vaquer à ses occupations ordinaires quand je passe, et me dévorant des yeux quand on prévoit ne pas rencontrer mes regards.

Le mot d'ordre a été, paraît-il, donné: le prêtre français est un sorcier malfaisant, et tout protestant qui lui tend la main ne verra pas la fin de l'année.

***

Quelques-uns se font pourtant présenter comme catéchumènes par le bon François qui, au courant des réceptions enthousiastes auxquelles je suis habitué, paraît peiné de l'accueil plus que réservé qui m'est fait. La plus grande maison de mes nouvelles ouailles m'est vite assignée, laquelle nous ne tardons pas à convertir en chapelle et la mission commence.

Qu'on me permette d'abord de remarquer que je n'ai jamais passé de semaine plus laborieuse que les huit jours pleins que je restai là. Au point de vue strictement religieux, voici quel était mon programme quotidien:

Le matin, messe avec sermon en porteur interprété par François. Après déjeuner, long catéchisme--l'essentiel pour cette nouvelle place--au cours duquel je tâche d'abord de bien inculquer les principales vérités de la foi, après quoi j'enseigne les prières et cantiques que j'ai composés. Après-midi, pareil exercice; puis le soir prière et sermon.

Il n'y avait rien de nouveau pour moi dans cet ordre de choses. Le surcroît de labeur consistait dans les leçons de nahanais que je me faisais donner par François et quiconque était jugé compétent. Du matin jusqu'au soir--et en juillet le soir ne vient qu'à dix heures et demie à cette latitude--je bûchais comme un forcené, sachant bien que mon temps était limité par le prochain retour du bateau, qui devait m'emmener dans son troisième et dernier voyage.

Mon avidité en vint au point de déconcerter même mon courageux auxiliaire qui n'était point habitué à pareil travail intellectuel. Pauvre cher François, comme je lui dois de reconnaissance pour le mal qu'il se donna dans le but de seconder mes efforts!

Comme résultat de mes études et instructions, j'appris à mon petit troupeau, qui finit par compter neuf familles et cinq célibataires adultes, les prières du matin et du soir, celles du chapelet, une leçon de catéchisme, plus quatre courts cantiques, le tout dans leur langue et composé sur place.

Pour mon propre compte et le bénéfice de ceux qui pourraient venir après moi, j'amassai les matériaux d'une grammaire et d'un vocabulaire que j'imprimai jusqu'à la lettre F--mais le tout fut subséquemment détruit par quelqu'un sur lequel je n'avais point de contrôle. On peut voir par là si mes huit jours (et parties de nuits) furent bien remplis.

Une autre chose dont je m'assurai, est la nécessité absolue pour le missionnaire de bien posséder la langue de ses ouailles s'il veut être correct dans ses instructions et sûr de ne dire que ce qu'il a en tête. J'avais le meilleur interprète du monde, un homme qui n'avait pour ainsi dire, qu'à traduire mot à mot chacune de mes phrases, puisque la marche du nahanais est à peu près identique à celle du porteur.

Or quand je fus pour expliquer le mystère de la Sainte Trinité, impossible de lui faire dire ce que je voulais. Avec la meilleure volonté du monde, mon pauvre François s'obstinait à me faire déclarer qu'il y a trois Dieux, parce que les Nahanais ont une forme de distributif (tous les trois, chacun des trois, etc.) différente de celle des Porteurs.

Voyant qu'il ne pouvait s'en tirer sans hérésie, je m'enhardis à balbutier moi-même dans leur dialecte ce que je voulais leur faire comprendre, et je me rappelle encore l'épanouissement de leurs visages quand ils m'assurèrent qu'ils me comprenaient fort bien.

Il est vrai de dire que le nahanais, comme, du reste, tous les dialectes orientaux du déné, ceux du Mackenzie et de ses tributaires, est infiniment plus facile que le porteur et le babine. Un point suffira à le prouver: au lieu des trois ou quatre changements dans la facture du verbe lorsqu'on exprime une négation, avec des compléments personnels enchevêtrés à des places qui ne sont pas toujours les mêmes, tous ces dialectes mettent simplement le verbe à l'affirmatif, qu'ils font précéder de la particule négative équivalant à notre "ne... pas". Il faut avoir étudié le porteur pour comprendre l'énorme, l'immense simplification trahie par cette particularité.

Et le ministre protestant? dira quelqu'un. Le ministre protestant avait disparu. Le second ou le troisième jour après mon arrivée, il s'était rendu à Telegraph-Creek, peut-être parce que sa bouteille était vide. Il plaît toujours à ses malades, vu que, paraît-il, son grand spécifique est le whisky. D'après ce qu'on dit, il doit lui-même être de santé assez débile: il a souvent recours à sa panacée.

Dans le peu de temps dont je pus disposer, je ne m'occupai point de ses propres gens, me contentant d'essayer de faire bonne impression sur eux. Et s'il en faut croire quelques-uns, j'y dus assez bien réussir.

--Quel dommage, me disaient-ils, que tu sois venu si tard! Même si tu restais ici comme le ministre, nous le laisserions tous pour toi.

Les adieux avec mes propres enfants spirituels furent déchirants. La plupart me reconduisirent jusqu'à Telegraph-Creek, et s'efforcèrent de m'arracher la promesse formelle d'un prompt retour, que je ne pus malheureusement leur donner.

***

Sur le vapeur qui me ramena se trouvait un des nombreux fils du ministre de Thalhthan, plus un autre prédicant en disgrâce pour la même cause, disait-on, que celle qui entraînait son compère à sa ruine. Ce nouveau ministre, ou ex-ministre, affectait avec moi une grande sympathie pour les pratiques catholiques. Il alla même jusqu'à me soumettre ses essais de prières en langue indigène. C'était à faire rire de pitié. Ce brave homme semblait vouloir provoquer une générosité analogue de ma part; il n'y réussit point.

Comme il était écrit que les difficultés d'ordre moral devaient être l'accompagnement obligé de ce voyage, exécuté dans des conditions de confort matériel auxquelles je n'étais point habitué, je ne fus pas plutôt de retour à Wrangell que surgit une difficulté qui faillit m'y échouer.

Mon plan, on le sait, avait toujours été de rentrer chez moi par la Skeena, et de donner en passant ma mission annuelle au Rocher-Déboulé et aux Babines du lac. Mais on me fit observer qu'il était strictement défendu à un bateau sans papiers ad hoc de prendre à son bord aucun passager venant d'un port américain. Or le Mount Royal n'avait point ces papiers, et il ne pouvait me conduire à Port Simpson, où se trouvait un poste de la douane canadienne, et de là à Skeena, sans s'exposer à une forte amende.

Me voilà donc privé de tout moyen de retour autre que le grand vapeur qui m'a amené ici et auquel je ne puis songer. Comment faire?

--Rendez-vous à Kechikan, où vous pourrez louer un schooner, me dit-on.

Mais ma bourse me criait bien fort que ce plan n'était pas réalisable.

Enfin, le capitaine du Mount Royal, touché sans doute de mon embarras, voulut bien user d'un subterfuge qui sauva la situation. Il fut décidé qu'on me ferait passer pour le chapelain du bateau, ce qui n'empêcha pas que "les appointements" restèrent toujours du même côté, ainsi que le prouva la note exorbitante qu'il me fallut bientôt solder.

Après deux jours d'escale pour réparer les avaries sérieuses que la troisième traversée du Grand-Rapide avait causées à la proue de notre embarcation, nous mîmes à la mer sans verser trop de larmes en quittant la "ville" de Wrangell.

Puis ce fut une petite tempête qui força notre humble steamer à demander momentanément l'hospitalité à une anse bien abritée. A l'embouchure de la Skeena, je trouvai toute une bande de mes Babines accourus à ma rencontre. Inutile d'ajouter qu'ils furent enchantés de me voir revenir sain et sauf d'un si long voyage.

L'ascension de la Skeena nous prit presque deux jours, et le passage d'un rapide, encore plus redouté que celui de la Stickine, ne s'effectua qu'au prix de sages lenteurs et avec l'assistance de câbles attachés au rivage, pour nous empêcher d'aller à la dérive et nous briser contre les roches du rivage.

Enfin, après deux semaines de retraite au Rocher-Déboulé et au lac Babine, je rentrai chez moi par l'extrémité du lac Stuart opposée à celle par laquelle j'en étais sorti.

Mais je n'étais pas plus tôt de retour à la Mission qu'il me fallut me remettre en route pour ma retraite de septembre aux Indiens de Stony-Creek, lac Sainte-Marie, Fond-du-Lac et Natléh. En sorte que cette longue course, commencée le 6 mai, ne prit réellement fin que le 13 septembre. Pendant ce temps, je n'avais pas franchi moins de 2,475 milles, soit environ 850 lieues kilométriques.




Chapitre XIX

MENTALITE INDIENNE

SOMMAIRE.--Amour des médecines--Foi vive: Thenneyéh--Peurs superstitieuses--Propensité pour l'exagération--Diverses caractéristiques.

Nous approchons maintenant du terme de l'effort que je m'étais proposé en écrivant les pages qui précèdent. Nous avons étudié ensemble les Indiens, et les travaux et voyages qu'ils m'occasionnèrent, sans avoir, bien entendu, épuisé le sujet.

Pour ne parler que des voyages, je pourrais montrer mon frêle esquif emporté par le courant d'une rivière sur une chute dont ni mes compagnons ni moi ne soupçonnions l'existence; je pourrais admettre le lecteur au spectacle assez peu banal d'une ascension de montagne se terminant au-dessus des nuages: en-haut un ciel aussi pur que possible, en-bas une mer de brouillard--en réalité un nuage épais.

Mais on se fatigue des plus belles choses, et, puisque, après tout, les sauvages sont l'objet principal du présent ouvrage, je compléterai maintenant ce que j'ai déjà dit de leurs caractéristiques par un bouquet de traits, incidents ou remarques qui achèveront de peindre au lecteur leur véritable mentalité.

Ainsi que je l'ai écrit bien des fois en d'autres ouvrages, l'Indien diffère infiniment plus du blanc par ses idées, ses manières de voir et de juger que par son extérieur corporel. Surtout avant d'avoir été travaillé par le missionnaire, il est, au point de vue psychique, bien distinct de nos congénères; la norme de ses jugements ne ressemble guère à la nôtre; ses aspirations sont toutes spéciales, et ses appréciations tiennent de celles de l'enfant.

Par exemple, j'ai déjà mentionné en passant son grand amour pour nos médecines, que non seulement il croit fermement de nature à d'empêcher de mourir, mais qu'il est toujours prêt à prendre comme mesure préventive contre la maladie. Et pour obtenir ces médecines, il fait souvent preuve d'une habileté consommée.

Voyez donc cette vieille entrer, péniblement appuyée sur un énorme bâton, et remarquez son air piteux évidemment étudié, ses gémissements prolongés et ses soupirs impossibles propres à la race peau-rouge.

--Aïe! Ouf! Je n'en peux plus. J'ai déjà un pied dans la tombe. N'aurais-tu pas, par hasard, quelque remède qui m'empêchât de rendre l'âme? vous demande-t-elle.

Ce à quoi vous pouvez répondre:

--J'ai quelques médecines pour ceux qui sont réellement malades.

--Oh! merci, reprend-elle alors. Ils sont sûrement pour moi.

--Quel est donc ton mal?

--J'ai mal au corps.

Voilà à coup sûr une maladie de caractère assez vague, mais qu'on vous cite à tout bout de champ. Ce n'est qu'une tactique, comme vous allez voir. On ne veut pas se compromettre, et s'exposer à nommer un mal contre lequel je pourrais n'avoir point de spécifique. Je reprends donc:

--Mais, ma vieille, ton mal est par trop général. Je crains bien de ne point avoir ce qui lui convient.

Elle ne se décourage point, et, levant sur moi une paire d'yeux qui trahissent fort peu de maladie, elle me demande doucement:

--Quels remèdes as-tu donc apportés?

Voilà le piège; ne vous y laissez pas prendre. Quelle que soit la médecine que vous nommiez, il est certain, à l'entendre, que c'est précisément ce qu'il lui faut pour l'empêcher de trépasser.

Vous êtes-vous hasardé à produire un de vos flacons? Tous les yeux se braquent sur le séduisant liquide qu'il contient, et plus d'un curieux vous demande l'usage auquel il est destiné. Gardez-vous bien de le dire, car alors encore vous donnez dans le panneau, et, sous peine de faire plus d'un mécontent, vous aurez à partager vos drogues à des gens qui n'en ont nul besoin.

Votre interlocuteur ne manquera pas de vous assurer que c'est exactement le mal dont il souffre depuis si longtemps, ou bien, s'il est plus véridique, il déclarera qu'il se sent justement porté à ce genre de maladie. Or, comme dit le proverbe anglais, une once de précaution à temps vaut mieux qu'une livre de médicaments pris trop tard. Donc votre pharmacie ambulante doit y passer.

Et remarquez que plus vos drogues sont fortes, plus elles sont appréciées. Partant du même principe, l'Indien avalera souvent d'un trait un remède qui ne doit se prendre qu'en petite doses et en plusieurs fois. Souvent je me suis demandé quel poison pourrait avoir raison de ces constitutions de fer.

L'imagination, nous le savons, joue aussi un très grand rôle dans l'économie domestique du sauvage, et, si je n'étais discret, je pourrais citer ici les cures merveilleuses que le bon P. Blanchet, mon socius des temps passés, opéra à la Mission avec ce qu'on déclare n'avoir été que de l'eau coupée d'un peu de thé ou de vinaigre. Avouerai-je avoir moi-même donné, tout en l'avertissant du danger, une terrible décoction de poivre rouge à un importun qui en guérit de suite?...

***

Il est donc indubitable que nos sauvages ont la plus grande foi dans les remèdes des blancs. On pourrait presque dire qu'elle est presque égale à leur foi en Dieu, qui n'est pas mince chez les chrétiens, et même chez ceux qui ne sont pas encore baptisés.

Thenneyéh était un père de famille encore catéchumène, qui avait déjà passé plusieurs jours d'un hiver rigoureux à la recherche du gibier sans pouvoir rien trouver. Comme il le disait plus tard, l'orignal et le caribou semblaient le fuir. Les lièvres même, que certaines années on rencontre partout dans la forêt, avaient disparu, et il venait de donner son dernier morceau de viande sèche à sa femme qui allaitait son dernier-né.

Quant à lui, il jeûnait depuis cinq ou six jours, et ses forces commençaient à décliner sensiblement. Car même un sauvage sent l'effet d'un jeûne de six jours. Pourtant, mon homme pensait plus à sa famille qu'à lui-même, et c'est à cause d'elle qu'il était devenu si anxieux.

Trop faible désormais pour les grandes courses sur la montagne, il n'en fouillait pas moins les alentours de son campement, espérant toujours découvrir le gibier qui devait lui sauver la vie, à lui et aux siens. Peine perdue! On aurait dit qu'une fatalité inexorable les avait condamnés à mourir de faim.

Vint un jour où Thenneyéh ne put plus se lever. Son fusil même ne tenait plus entre ses mains décharnées. Ses enfants gémissaient sous les étreintes de la faim, et personne ne pouvait rien faire pour eux. Parvuli petierunt panem, et non erat qui frangeret eis, les petits demandèrent du pain, et il n'y avait personne pour le leur rompre (Thren., IV, 4)

Dans cette extrémité, ils se souvinrent qu'ils avaient au ciel un Père qui leur avait lui-même enseigné à lui demander le pain quotidien. Ils n'avaient peut-être pas été jusque-là bien fidèles aux devoirs qui devaient leur servir de préparation au baptême: l'infortune les leur rappela. Faisant donc du fond du cœur une prière qu'ils n'avaient auparavant que formulée du bout des lèvres, ils le supplièrent, avec une ferveur toute nouvelle pour eux, de leur venir en aide, et de leur montrer que le missionnaire n'exagérait point lorsqu'il parlait de l'efficacité de la prière.

Le lendemain, comme la famille, morne et silencieuse, était couchée, faute de pouvoir se tenir debout, la mère crut entendre des bruits de pas sur la neige glacée. Se détournant avec effort, elle aperçut à quelques pas du campement un caribou qui les regardait avec curiosité, se demandant évidemment ce que pouvaient signifier cette tente et ces restes de feu. Elle se pencha alors vers son mari, puis:

--De grâce, lève-toi et tire cet animal, lui dit-elle doucement.

Thenneyéh essaya de se lever, mais put à peine se tenir assis. Sa femme prit son fusil, le mit entre ses mains, et, le soutenant pendant que le chasseur épuisé visait le gibier:

--Mon Dieu, ayez pitié de nous, fit-elle intérieurement.

Un coup de feu retentit, le caribou fit un bond, puis tomba à la renverse, se débattant dans les affres de la mort sur la neige congelée.

Dieu avait entendu la prière du sauvage; sa foi était récompensée.

Je pourrais citer d'autres exemples de cette foi. Qu'on se rappelle ici la naïve prière du vieil aveugle Taltsi, dit l'Américain.

Mais, comme je l'ai déjà dit, une foi mal placée peut dégénérer en superstition, et chez l'Indien, cette superstition peut assumer des formes inconnues chez d'autres.

C'est ainsi que le papier du blanc, du prêtre surtout, et les secrets qu'ils peuvent lui confier constituent pour lui, tant qu'il reste en son état primitif, un mystère qui peut occasionner une peur incompréhensible.

Lorsque j'étais chez les Tchilcotines, je ne laissais jamais commencer la prière avant de m'être assuré par mes surveillants que tout le monde était arrivé. Si, par hasard, je m'apercevais qu'un certain nombre de mes ouailles manquaient à l'appel, je demandais leur nom, pour le consigner sur mon calepin.

Ordinairement on me répondait par un silence de mort. Si j'insistais, le plus hardi me disait au nom de tous:

--Nous aimons tous nos compatriotes. Comment pouvons-nous te les nommer, pour que tu enregistres leurs noms sur ton papier et qu'ils meurent aussitôt?

Cette peur du papier, ou plutôt des noms, des renseignement qu'on lui confie, est commune à toutes les races primitives. Elle a été notée sur la Côte, tout comme dans l'intérieur des terres.

Elle s'étend encore avec plus d'intensité, à la reproduction mécanique des traits de l'individu au moyen de la photographie. Porteurs et Babines se ressemblaient autrefois sous ce rapport.

On se rappelle qu'ils croyaient à l'existence d'une seconde âme, un second moi, dont la manifestation extérieure précédait de près sa disparition, et par là même pronostiquait la mort de l'homme. Il y avait, surtout chez les Babines, des types de vieux sauvages que j'aurais voulu reproduire dans certains de mes écrits. Je les priai, les suppliai avec force cajoleries, de se laisser photographier. Leur réponse expliquait leurs idées à ce sujet.

--Non, non, non, me dirent-ils; nous n'y consentirons jamais. Ne savons-nous pas que ta boîte mystérieuse arrache la seconde âme et l'expose sur le papier! Nous ne sommes pas si pressés de mourir...

Et ils riaient d'un air qui semblait dire:

--Nous ne sommes pas si bêtes que tu le crois.

A travers le prisme de cette naïveté enfantine, leurs notions physiologiques deviennent on ne peut plus curieuses. Les maladies, par exemple, sont pour eux autant d'êtres concrets--on dirait des microbes--fabriqués à volonté par des personnes mal intentionnées.

Une épidémie de grippe fit un hiver de grands ravages au Rocher-Déboulé. Sait-on qui en fut la cause, j'allais dire l'auteur? Le ministre protestant avec lequel j'avais eu la discussion publique que j'ai rapportée ailleurs!

Dépité d'avoir été mis à quia, il se vengea de moi en fabriquant en secret--c'est le mot des sauvages--une maladie dont il lança les éléments aux quatre vents du ciel! Et voilà pourquoi tant de monde mourut chez les Babines de la rivière! Mais le prêtre, plus fort que lui, ayant appris le fait par les Babines du lac, pria pour ces derniers, en sorte que l'influenza ne put les atteindre.

Heureusement pour ledit ministre qu'il avait décampé; autrement il est probable que même ses médecines n'auraient pu le protéger contre la rage des Indiens.

C'est cette même naïveté, jointe à un grand amour de la France, qui faisait dire au chef du lac Stuart, lors de nos revers de 1870-71:

--Si seulement ce n'était pas si loin, je pourrais aller avec mes gens prêter main-forte aux Français!

Or il lui aurait fallu beaucoup chercher pour trouver cinquante guerriers à enrôler. Comme les Prussiens durent s'estimer heureux de ce que la distance ait empêché notre chef d'aller les annihiler!

Sans remonter à une époque si reculée, ne trouvai-je pas, au printemps de 1896, à mon passage à Natléh en route pour la France, toute une peuplade éplorée parce qu'on avait vu, disait-on, un géant haut comme une montagne et chaussé de raquettes de taille à l'avenant se promener silencieux dans la forêt? Il faut venir en Amérique pour trouver pareils géants!

Ayant descendu jusqu'à Quesnel, au cours du même voyage, je fus accablé de questions par une autre fraction de tribu, qui avait entendu dire que le Pape avait prédit trois jours d'une obscurité complète, à laquelle survivraient seuls ceux qui se seraient préalablement munis de chandelles bénites!

C'est encore cette naïveté, c'est cette simplicité enfantine, jointes à une très haute idée du prêtre, qui occasionne parfois certaines remarques qu'un blanc serait tenté de trouver saugrenues.

--Une idée qui me tracasse depuis longtemps, nous dit un rustique en nous abordant, est celle-ci: puisque les prêtres ne se marient point, ils ne peuvent se perpétuer. Alors d'où viennent-ils donc?

Le brave homme croyait tellement le prêtre un être à part dans la création, qu'il lui supposait une généalogie toute particulière.

De l'importance et du savoir du prêtre, nos indigènes, tels que je les ai connus, avaient une idée extravagante. Ils l'interrogeaient sur les questions les plus ardues, et s'il répondait par une profession d'ignorance:

--Et pourtant tu es prêtre! lui disaient-ils sans trop le croire.

***

Simplicité naïve, crédulité enfantine, confiance dans la prière et, depuis leur conversion, un esprit de foi suffisant pour engendrer le pardon des injures ou des torts autrefois punis de représailles terribles--on se rappelle le cas de Taya--voilà donc autant de caractéristiques et de qualités à l'actif de nos sauvages.

Je n'aurai pourtant pas approfondi la question de la mentalité indienne, du moins celle des Dénés, si je n'appelle l'attention sur ce qu'on peut regarder comme une de leurs principales caractéristiques, je veux dire leur extrême propensité à l'exagération. Ce travers, qui accuse une certaine enfance de l'esprit, paraît le propre de leur race entière, vu que le P. Petitot, qui les connut mieux que personne, s'y arrête en parlant de leurs frères de l'est dans l'un de ses livres populaires.

On vient d'entrevoir, sans trop en approcher, le terrible géant qui avait surgi dans nos forêts occidentales, géant si énorme qu'il foulait aux pieds, paraît-il, les arbres comme nous foulons aux pieds les brins d'herbe de la prairie. Il n'est pas, assure-t-on, le seul être gigantesque qui hante les déserts de mon ancien pays.

Au cours de mon grand voyage d'exploration de 1895, dont j'ai publié ailleurs le journal, mes compagnons furent tout particulièrement consternés du caractère bourru de la pièce d'eau que j'appelai Dawson. Il y règnait une tempête sans direction fixe, un vent qui faisait tourbillonner les vagues tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, souvent de tous côtés à la fois.

Une fois rendus chez les sauvages du lac Sainte-Marie, nous eûmes l'explication du mystère. Ce lac est, dit-on, peuplé d'ours gris sous-marins gros comme des îles, tandis que leurs petits ont la taille des barges de la compagnie de la baie d'Hudson. Or ces animaux sont très jaloux de leur réserve; ils s'irritent facilement de la présence d'étrangers sur leurs eaux.

Qui peut, après cela, s'étonner de l'extraordinaire bouleversement de la surface de ce lac?

Et ce n'est pas tout. Son voisin, le lac Morice, nourrit aussi des géants. Cette fois, ils prennent la forme d'énormes serpents, dont les écailles sont, paraît-il, grandes comme une peau de castor. Nous n'en vîmes point; mais il n'y a là rien qui soit de nature à étonner: le prêtre était de la partie, et ces êtres malfaisants se cachent du prêtre. Seulement, si nous avions pris la peine de chercher aux bons endroits, nous n'aurions pu manquer de découvrir la trace de leur passage sur le rivage.

Ces exagérations, spéciales aux cas présents, ont leur contrepartie dans la manière de parler des sauvages. Si je ne craignais de faire dégénérer ces pages en étude philologique, je pourrais montrer comment leur langue se prête à ce travers d'esprit enfantin. De même que nous disons par hyperbole: mourir d'ennui, tout en restant bien vivant, de même nos Dénés "meurent de crasse", pour dire qu'ils sont bien sales; "sont tués par les soucis", c'est-à-dire sont bien anxieux; "tuent par la faim", lorsqu'ils ne donnent pas beaucoup à manger, etc.

Un groupe de quatre ou cinq étrangers est-il en vue sur la glace du lac? Vite on accourt vous annoncer que le lac est couvert d'une foule énorme.

Par contre, lorsqu'il parle du résultat de ses efforts dans le bois, l'étiquette veut que le chasseur le déprécie, alors qu'un blanc serait plutôt tenté de l'exagérer. A la question: As-tu beaucoup de fourrures? l'Indien répondra généralement: Point du tout, je n'ai rien tué, s'il n'a pris que quelques fauves ou pièces de gibier, et: Rien que quelques-uns s'il en a pris beaucoup.

De même pour le pêcheur. Une fois que je remontais le cours du fougueux Fraser gonflé par les chaleurs de juillet, nous ne pouvions avancer que très péniblement à l'aide de la perche. Nous avions, pour cette raison, résolu de profiter d'un beau clair de lune, pour compenser par un travail de nuit la lenteur forcée de notre navigation pendant le jour.

Comme nous approchions du village où nous nous rendions, nous apercevions de distance en distance, immobiles et silencieuses, des formes humaines plantées sur quelque pointe rocheuse du rivage que nous suivions sur l'eau, et comme absorbées dans la contemplation des flots qui coulaient à leurs pieds.

A nos questions posées en les abordant, la réponse était invariablement:

--Soû krak, thallo houlerh, aucunement, il n'y a point de saumon.

C'étaient des sauvages qui pêchaient à la puise. Ils la tenaient dans l'eau, et surveillaient attentivement les poissons dont ils suivaient des yeux les mouvements, se tenant prêts à lever brusquement cette puise au cas où l'un d'eux se fût hasardé dedans.

Cette dépréciation étudiée n'est en réalité qu'une forme subtile d'orgueil. Non, je n'ai rien pris, équivaut au fond à: Je suis si bon chasseur, si merveilleux pêcheur que mes captures ne comptent pas pour moi. C'est comme si je n'avais rien pris.

Car bien naïf serait celui qui s'imaginerait que la vanité ne saurait se cacher sous les dehors sordides de l'Indien, dans l'humble milieu où il vit. Il est, au contraire, dans beaucoup de cas très vaniteux, bien que d'une manière différente de la nôtre. Dans son état primitif, il n'a pas la fierté des atours avec laquelle nous sommes familiers. Les plus grands chefs étaient d'ordinaire les plus mal vêtus.

Ils faisaient même parade de leurs haillons. C'était leur manière de dire: Voyez comme je me prive de tout pour donner aux autres!

Car pour le sauvage, du moins celui que j'ai étudié, que j'ai connu et fréquenté près d'un quart de siècle, la plus grande vertu, la qualité qu'il prisait le plus, c'était la générosité. Pour la même raison, la plus grande insulte que vous puissiez faire à quelqu'un, même aujourd'hui, c'est de même simplement insinuer qu'il est chiche.

Vous a-t-on donné quelque nourriture, quelque denrée, des fruits, etc? Si vous voulez offenser gravement le donateur, vous n'avez qu'à lui dire:

--Na, nt'sai-yaz, tiens, ton petit vase, en lui rendant ce qui a contenu le cadeau.

Ce sera pour lui une insulte mortelle, et il s'en vengera en vous jetant à la figure--je veux dire en vous donnant avec humeur--tout ce qui pourra lui tomber sous la main, vous mettant par là dans l'obligation morale de le compenser ensuite par un don encore plus fort.

Car, chez l'Indien nature, la grande règle sociale est do ut des, je te donne (un peu) pour que tu me donnes (beaucoup). Les sauvages rient des blancs et de leur marchands de profession qui, font-ils remarquer, ne peuvent rien donner, mais ne savent que vendre.

--Nous autres, Indiens, disent-ils, nous ne sommes pas faits ainsi, nous ne sommes pas si mesquins. Nous ne vendons pas, nous donnons.

Ce qui n'empêche que celui qui parle ainsi a une mémoire merveilleuse.

--Il y a tant de temps, dans telle place, je t'ai donné telle et telle chose. Tu ne m'as encore rien donné depuis..., ne manquera-t-il pas de dire.

Et pour eux, il n'y a là aucun négoce; c'est l'exercice d'une pure générosité.

Dans un autre ordre d'idées, l'Indien a une excellente opinion de lui-même, et il ne se gêne nullement pour le montrer, surtout quand il a en vue l'obtention de quelque faveur.

--Je ne suis pas comme les autres, menteur; je n'ai pas la langue fourchue, ou plus souvent, je n'ai pas deux langues--l'os bilingue des Livres Saints--commencera souvent par dire un sauvage désireux de s'insinuer dans vos bonnes grâces, et de vous faire avaler les sornettes qu'il veut vous débiter.

C'est le préambule d'une foule de gens qui ont une faveur à vous demander, et essaient de vous prédisposer en leur faveur.

C'est cette même estime de soi qui porte une division de tribu, les habitants d'un village, les membres d'une bande de sauvages à constamment déprécier, dénigrer, tourner en dérision les groupes étrangers au leur. Cette règle, on peut le dire, ne souffre pas d'exception. C'est dans le sang des naturels. Je n'ai jamais connu de localité dont les gens ne se crussent pas supérieurs à ceux des autres, excepte peut-être chez les Sékanais, qui, sous certains rapports seulement, se sentent inférieurs aux Porteurs.

Par ailleurs, nos Dénés n'ont rien de ce stoïcisme étudié, de ces manières empesées qui passent pour le propre de l'aborigène américain. Comme ils sont par nature de grands enfants, ils se montrent partout et toujours très enjoués, assez portés à la moquerie et des mimes parfaits.

Jouissent-ils momentanément de l'hospitalité d'autrui, de gens avec lesquels ils ne sont unis par aucun lien de parenté? Ils étudient, sans faire mine de rien, leurs hôtes ou leurs connaissances, ou encore les habitants de la même place, et, sur leur retour, ce ne sera chez eux que saillies plus ou moins mordantes, et ils passeront de longs moments à contrefaire les travers, ou manière de faire et de dire de ceux avec lesquels ils ont été en contact.

La société du Déné n'est rien moins qu'ennuyeuse. Sa langue si précise, si expressive se prête merveilleusement aux jeux de mots, aux reparties désopilantes, et j'ai passé avec eux je ne sais combien d'heures dans une hilarité bruyante. Parfois on en pleurait à force de rire!

Et cela, bien entendu, sans la moindre plaisanterie déplacée. En l'absence du prêtre, je ne jurerais pas que les Porteurs soient toujours aussi réservés dans leurs paroles qu'ils le devraient, d'autant plus que leur langue est comme le latin, elle brave l'honnêteté.

C'est là un défaut qui a parfois ses avantages. Par exemple, au cours d'une confidence, lorsque devient nécessaire un exposé qui coûterait à une âme chaste, un mot, un seul mot en dira autant en porteur qu'une longue phrase, et pourra même remplacer toute une explication en français.




Chapitre XX

DOUBLE EPILOGUE

SOMMAIRE.--Mauvaise santé--Visite peu ordinaire--Découverte macabre--Un revenant--Après seize ans--"C'est lui!"

Malgré les pronostics pessimistes que l'affection avait dictés à mon vénéré Père en Dieu, Mgr L.-J. D'Herbomez, je souffris à peine d'une maladie sérieuse tout le temps que j'évangélisai mes chers Dénés du nord. Je fus bien victime de quelques accidents, étant, par exemple, empoisonné par mégarde, alors que je me fis, par des vomissements sans fin, une plaie au poumon qui prit du temps pour se cicatriser. Mais, somme toute, je jouis constamment d'une santé au moins relativement bonne.

Ce qui m'éprouva le plus fut incontestablement mon travail d'imprimerie, la composition et le tirage par une seule et même personne étant, avec tous les travaux accessoires propres à l'impression du sauvage, une tâche au-dessus des forces de quiconque a encore autre chose à faire.

--Père, écoutez bien ceci, me dit un jour un Français, rara avis, qui s'était fourvoyé dans nos parages: si vous continuez à vous tuer ainsi, vous serez dans la tombe avant cinq ans.

Le brave homme m'avait vu quelques instants attelé à ma presse. Il avait été témoin de la pluie de sueur qui tombait sur le plancher comme je manœuvrais avec le pied une belle machine faite pour la vapeur ou le pouvoir électrique.

Je ris de son appréhension, pourtant désintéressée, et continuai mes travaux d'impression, heureux et content, sans trop me rendre compte que ce labeur pouvait avoir des suites regrettables.

Ce à quoi je ne voulais pas croire arriva pourtant, et, peu après, je devais écrire à l'un de nos Pères en Europe:

"Je reviens de Pintché, où j'ai été bénir une église récemment construite par les Indiens de ce village. En entreprenant cette petite course, j'étais loin d'être bien portant, et savez-vous ce que j'y ai gagné pour prix de ma peine? Des coups de couteau, mon Révérend Père; des coups de couteau bien conditionnés, je vous assure, et dont j'ai en ce moment un côté tout criblé! Et, qui plus est, je dois ces coups à l'amabilité des sauvages mêmes auxquels j'étais allé rendre service, après les fatigues de nos dernières fêtes!

"Comment? allez-vous dire, un commencement de persécution? un martyre? Vous n'êtes pourtant ni en Chine ni en Corée.

"Oh! non, mon bien-aimé Père, notre position reste toujours la même; ici nous ne pouvons attendre d'autre martyre que celui qui résulte des mille privations et souffrances, morales et physiques, inhérentes à la charge d'un immense district comme le nôtre, surtout quand cette charge est concentrée sur une seule tête.

"Mais il faut bien vous dire que, depuis mon voyage en France, j'ai été loin de jouir d'une santé florissante. Dans ces derniers temps, j'ai essayé d'une certaine drogue américaine renommée pour son efficacité contre le malaise qui m'oppresse. Comme l'effet ne répondait point aux espérances que sa réclame m'avait fait concevoir, j'ai fini, pour secouer enfin mon mal, par doubler et même tripler la dose. Le résultat c'est que j'ai été pris au côté gauche de douleurs endurées plus ou moins patiemment pendant deux semaines, mais qui ont fini par devenir insupportables.

"Comme mon état ne faisait qu'empirer et que le repos m'était devenu tout aussi difficile que le travail, j'ai fait ce à quoi tout autre se serait soumis à ma place. A plus de cent lieues de tout médecin, et avec l'assurance que, dans dix jours, je ne pourrais plus sortir du district, je me suis fait sauvage, et je me suis laissé saigner par les chirurgiens indigènes.

"Or ici saigner, en pareille circonstance, veut dire darder, et le couteau remplace naturellement la lancette du practicien d'Europe. Ici on darde impitoyablement les chairs endolories dans le but d'en extraire le mauvais sang, et je puis dire que, toute dangereuse que puisse être cette opération--on s'expose à se laisser couper entièrement une ou plusieurs veines--elle ne laisse pas que de procurer un soulagement bien sensible. Malheureusement il ne dure pas" (Missions des O.M.I., p. 134; Paris, 1900).

Avec les mois et les années, mon mal empira, probablement parce que je ne voyais point comment j'aurais pu interrompre mes travaux; en sorte que, une autre circonstance aidant, je dus descendre à New-Westminster et voir le docteur. Celui-ci ayant constaté chez moi un épuisement total, me condamna à un repos absolu--ma sentence de mort, ou peu s'en faut.

Enfin, le climat de la Côte m'étant nuisible, il finit par m'envoyer villégiaturer à Kamloops, dans la zone aride de la Colombie Britannique.

Là j'eus un soir une visite pas du tout banale, qui eut des conséquences encore plus extraordinaires. On parle souvent de revenants dans les veillées d'hiver, où l'on n'a guère autre chose à faire qu'à jaser, jouer ou bailler aux corneilles. Beaucoup traitent de simples épouvantails d'enfants ce que d'autres donnent comme autant de manifestations de l'existence d'un autre monde. Il y a tant de cas où la supercherie est plus ou moins évidente que les premiers ne manquent pas d'excuses pour leur scepticisme.

Quant à moi, je vais maintenant raconter ce qui m'arriva à ma nouvelle place sans exagération ni ni embellissements, et je garantis la plus parfaite authenticité de ce qui suit.

C'était en été 1907, un vendredi après souper. J'étais seul à la maison avec un vieux frère convers, lorsque j'entendis la cloche de la porte sonner. M'étant porté aux informations, je me trouvai face à face avec un jeune Canadien-français, aux yeux bleus singulièrement hagards, aux cheveux bourrus et portant une barbiche blonde, qui me demanda à brûle-pourpoint:

--Etes-vous un prêtre?

Comme j'étais en soutane dans le presbytère de la petite ville, cette question me parut un peu étrange. Après avoir été satisfait sous ce rapport, le jeune homme se jeta à mes pieds et me demanda ma bénédiction.

Puis je le fis entrer, ce qu'il ne voulut faire qu'en jetant des regards furtifs à droite et à gauche, et en s'assurant que personne ne le suivait. Une fois au parloir, il se montra nerveux, et comme obsédé d'une crainte que je ne pouvais m'expliquer.

--Puis-je vous demander d'où vous venez? fis-je alors.

--De Vancouver, répondit-il.

--De Vancouver? Mais ce n'est point l'heure du train, objectai-je.

--Oh! je ne suis pas venu par le train.

--Comment alors?

--A pied, dit-il.

--Comment! remarquai-je, nous sommes à 254 milles de cette ville. Vous devez être bien fatigué?

--Je ne suis point arrivé aujourd'hui.

--Où étiez-vous donc?

--Dans la brousse.

--Pourquoi cela?

--Pour me cacher.

--Mais pourquoi vous cacher? Auriez-vous fait quelque mauvais coup?

--Aucunement.

--Alors pourquoi vous cacher?

--Parce qu'on veut me tuer.

--Qui veut vous tuer.

--Tout le monde.

--Et pourquoi donc?

--Je ne sais pas, je n'ai rien fait.

Et son air troublé, ses yeux inquiets qui ne pouvaient se fixer nulle part, m'apprirent vite que j'avais affaire à un halluciné, sinon à un fou bien conditionné.

Aussi ne fus-je pas peu embarrassé lorsque le pauvre homme, apparemment pour tuer le temps, me demanda d'entendre sa confession. Une confession, pensai-je, postule l'absolution, c'est-à-dire la réception du sacrement de pénitence. Or il faut avoir l'usage de la raison pour recevoir ce sacrement. Mais mon visiteur en était évidemment dénué. Je fus donc heureux de pouvoir, sans forcer la note, recourir à un subterfuge.

--Je ne suis pas le curé ici, lui dis-je; le curé est parti ce matin pour visiter un malade, et sera de retour demain. Revenez alors, et vous aurez toutes facilités pour vous confesser.

Le jeune homme, qui, pendant ce temps, scrutait tous les coins et recoins de la maison, ne parut qu'à demi satisfait de cette réponse. Il me demanda alors s'il ne pourrait pas coucher dans la maison, ce à quoi je répondis que toutes les chambres étaient occupées, bien que leurs locataires fussent momentanément absents.

Puis, le prenant doucement par le bras, je le menai à la porte, d'où l'on avait une vue superbe sur toute la ville--le presbytère, comme l'église, étant bâti sur une forte éminence.

--Vous voyez ce grand toit vert? lui demandai-je en montrant du doigt une grosse maison carrée.

--Oui, fit-il sur un ton piteux.

--Eh! bien, allez là, et dites que c'est le P. Morice qui vous envoie. Vous verrez comme vous serez bien reçu.

C'était la résidence d'une famille amie, les Latrémouille (descendants des de Latrémoille).

L'étranger se gratta l'oreille, jeta sur la ville un regard effaré, et soupira:

--Si je pouvais seulement arriver là en vie!

Je le rassurai de mon mieux, l'assurai qu'il n'y avait absolument aucun danger, d'autant plus que personne ne le connaissait, et il partit dans la direction indiquée.

Kamloops est situé dans une étroite vallée, ou plutôt dans un trou au confluent de la Thompson du Nord avec la Thompson proprement dite, et sur la rive méridionale de la dernière. Sur la rive nord, se trouve la réserve des sauvages chouchouapes, pour lesquelles le Gouvernement fédéral a établi une belle école industrielle. Celle-ci était alors sous la direction de mon grand ami, le R. P. Alphonse Carion, Belge qui m'avait aidé à compléter mon cours de théologie à Sainte-Marie du Fraser.

Le samedi suivant, c'est-à-dire le lendemain de la visite du Canadien, qui devait venir se confesser, il ne parut point. Le dimanche, ayant eu à aller voir mon confrère à l'école indienne, je passai et repassai par le grand pont jeté sur la branche principale de la Thompson, ou plutôt sur la seule rivière qui soit réellement la Thompson, le cours d'eau qui vient du nord n'ayant rien de commun avec elle--ce n'est pas la seule erreur hydrographique que les Anglais aient à leur crédit en Colombie Britannique...

Je n'étais pas plus tôt rentré en ville, après ma visite à l'école, que je rencontrai une connaissance qui me dit:

--Vous venez de chez les sauvages?

--Oui.

--Vous connaissez la nouvelle?

--Quelle nouvelle?

--On vient de trouver sous le pont que vous avez traversé le corps d'un homme qui s'y est pendu avec de la broche (du fil de fer).

--Ah! Et qui est-ce?

--On n'en sait rien. Personne ne connaît l'individu.

Ce n'était pas gai; mais le fait que le pendu était apparemment un étranger rendait la nouvelle moins impressionnante. Aussi je ne m'y arrêtai pas plus qu'il ne fallait.

Le lendemain, lundi, étant allé chercher mon courrier au bureau de poste, qui se trouvait juste à l'extrémité ouest de la petite ville, composée là d'une seule rue, je fus accosté à mon retour par un M. Gordon, qui était entrepreneur de pompes funèbres.

--Père, me dit-il, j'ai dans mon établissement le corps d'un pendu qu'on a trouvé hier sous le pont. Personne ne le connaît. Vous autres, prêtres catholiques, connaissez toutes sortes de monde. Auriez-vous objection à entrer et à essayer d'identifier mon homme?

Cette invitation ne me souriait pas précisément. Pourtant, pour faire plaisir à M. Gordon, j'entrai et vis, gisant sur un canapé, un jeune homme marqué à la gorge d'un léger collier rose, produit par le fil de fer qui l'avait étranglé, et tirant la langue d'une manière qui faisait mal à voir.

Je considérais le pauvre suicidé sans trop savoir que penser, lorsque l'entrepreneur interrompit le cours de ma rêverie.

--Well, dit-il, qu'en pensez-vous? Le connaissez-vous?

Pour toute réponse je lui racontai alors la visite que j'avais reçue le vendredi soir, et mentionnai les manières étranges de mon visiteur.

--C'est bien la même figure, ce sont les mêmes cheveux, ajoutai-je; mais il y a une différence notable: mon jeune homme portait une petite barbe, tandis que celui-ci est rasé.

--Qu'à cela ne tienne, fit alors M. Gordon.

Et ouvrant un tiroir, il me montra un rasoir.

--Voici ce qu'on a trouvé sur lui, continua-t-il. Vous dites qu'il se croyait poursuivi, et qu'il avait passé quelque temps caché dans le bois. Il a évidemment cru se déguiser en se rasant...

C'était, comme le remarquait mon interlocuteur, l'évidence même. J'avais bien sous les yeux celui qui était venu me voir et que... j'avais refusé de confesser!...

Cette dernière pensée me mit mal à l'aise, et me poursuivit toute la journée. Assez impressionnable par nature, ce souvenir me hantait, et je me demandais:

--Ne serait-ce point à cause de toi que ce pauvre homme s'est pendu? Peut-être que si tu l'avais confessé il n'aurait point ainsi cédé au désespoir...

Ma conscience avait beau me rassurer, me montrer que, n'étant point compos mentis, n'ayant plus l'usage de sa raison, il n'aurait pu recevoir un sacrement, et que partant sa confession eût été inutile, sinon peut-être une moquerie, l'impression produite par cette macabre découverte semblait presque me mettre dans la position d'un coupable.

J'avais constamment présente à l'esprit cette figure aux traits contractés, cette langue bleuâtre qui en sortait de la bouche, ce collier qui rappelait l'instrument de son supplice. Cette obsession devint pire à la tombée de la nuit, surtout lorsque sonna pour moi l'heure d'aller me coucher.

Pour comprendre ce qui devait arriver, le lecteur doit connaître ma situation à Kamloops. Le docteur ayant déclaré que, bien que sain de corps et d'esprit, l'extraordinaire surmenage auquel je m'étais livré au lac Stuart m'avait rendu nécessaire le repos le plus complet, on m'avait mis, où? Je le donne en dix à l'ami lecteur. Dans la tour de l'église!

C'est là que j'avais ma chambre, une belle chambre fort décemment meublée. Là j'avais la tranquillité que réclamai mon état, et pouvais prendre tout le repos qu'on me désirait.

Cette disposition de mon domicile, je n'en appréciais peut-être pas les avantages à leur juste valeur, tourmenté que j'étais constamment par le désir incontrôlable de retourner chez mes enfants du nord. Dans mon état de santé, je ne pouvais pourtant désirer mieux.

Mais que dire de cette solitude dans le bouleversement qui venait de rompre la monotonie forcée de ma vie? Quelque chose comme un crêpe funèbre obnubilait maintenant mon esprit. N'étais-je pas dès lors coupable du sang de mon frère?

C'est avec ces sombres pensées que j'allai ce soir-là me coucher dans ma chambre solitaire. J'avais à peine été quelques instants dans mon lit, que je crus entendre, dans la noirceur de la nuit, un bruit lointain, léger et confus, comme le geignement de quelqu'un qui étouffe...

Me levant en sursaut:

--Serait-ce mon pendu qui revient me faire payer de n'avoir pas voulu entendre sa confession? me demandai-je.

Et je me mis à chercher. Ma chambre donnait sur la tribune, ou le jubé, de l'église. Je m'y rendis, et regardai partout.

--Après tout, il est possible que ce soit un de mes confrères qui veut m'effrayer par plaisanterie, pensai-je.

Mais non, il n'y avait personne.

--Et si je m'étais trompé?... Allons, pas de sensiblerie ridicule, fis-je alors. Vite au lit, et oublions tout.

Mais mon revenant était apparemment décidé à m'empêcher de rien oublier. Ses mêmes efforts d'homme qui se pend, qui étouffe, recommencèrent de plus belle. Cette fois, il ne pouvait y avoir aucun doute: c'était bien lui. Mais où était-il? Que me voulait-il? Que devais-je faire? Me lever, évidemment. C'est ce que je fis. Je sortis même et inspectai les environs sans rien découvrir. J'aurais dû me rappeler qu'un revenant ne laisse point de traces!

Une troisième fois, je me remis au lit, non sans avoir bien prié, et promis de ne pas oublier mon persécuteur au saint autel s'il me laissait tranquille. Immédiatement le même bruit frappa mon oreille!

--Cette fois il faut en finir, me dis-je un peu excité.

Et je saisis nerveusement mon oreiller et l'envoyai promener par terre. Zzz! fit alors une guêpe, qui en sortit et décampa dans la direction de la fenêtre, heureuse d'être enfin délivrée du poids de ma tête, qui avait manqué de l'écraser!

C'était mon revenant!

***

Longtemps après, alors que seize longues années s'étaient écoulées depuis mon départ du lac Stuart, une grande consolation m'était réservée. Mes toujours si chers enfants du nord étaient entrés si avant dans mon cœur que leur souvenir était devenu pour moi une véritable obsession. Je les voyais partout, y pensais constamment, les retrouvais dans mes rêves, les reprenais de leurs fautes et les excitais au bien. Bref, je revivais de nuit la vie qui m'avait rendu si heureux. Et maintenant j'allais les revoir en réalité! C'était un bonheur dont aucun lecteur ne peut comprendre l'intensité.

Ces braves gens avaient bien correspondu avec moi au moyen des caractères que j'avais inventés pour eux. Ils m'avaient dit leurs joies, mais surtout leurs deuils et leur tristesse résultant de mon absence et du nouvel état de choses. Ils m'avaient maintes fois supplié de revenir à eux, et, devant le fait que mes successeurs ne pouvaient apprendre leur langue, ils s'étaient étonnés de ce qu'on ne me laissât point retourner parfaire mon œuvre, que les autres, assuraient-ils, ne pouvaient continuer.

Et chaque fois ils avaient fini en me renouvelant leur inaltérable affection.

Et maintenant je pouvais avoir, et leur donner, la satisfaction d'une visite! Quelle bonne aubaine! Je savais pourtant que tout était bien changé chez eux depuis mon départ. La civilisation matérielle--bien mauvais cadeau!--s'y était introduite avec le chemin de fer, et, pour ne citer qu'un cas, cette même innovation avait refoulé vers le nord le village du fort Georges, qui avait dû faire place à Prince-Georges, où les nouveaux venus s'étaient campés.

On avait cantonné mes enfants dans une nouvelle réserve sur le haut Fraser, en face de la station de Shelley, où je m'arrêtai deux jours. Quelles exclamations de joie chez ces pauvres gens, à la vue de celui qu'ils persistaient à appeler leur père! Quelle indicible joie lorsque je reconnaissais ceux qui étaient adultes seize ans auparavant! Et quelle immense satisfaction en constatant que, malgré les prévisions des blancs, je savais encore leur langue et pouvais leur prêcher comme autrefois!

Après un séjour entre deux trains, ils vinrent en corps me reconduire à la station. Détail minuscule, mais qui en dira long sur leur attention pour leur ancien missionnaire: comme mon train était en retard, et que les moustiques foisonnaient, ils voulurent, pendant trois heures, se relayer autour de lui pour l'en protéger au moyen de rameaux de sapin faisant l'office d'éventails!...

C'est dire que, vu l'heure avancée et à cause de l'émotion produite par cette première rencontre de mes anciennes ouailles, je n'eus même pas la curiosité de sortir du train et de jeter un coup d'œil sur la nouvelle ville de Prince-Georges.

Il faisait nuit, mais une nuit sereine à la douce lueur d'un beau clair de lune, lorsque, tête baissée et absorbé dans mes noires pensées, je vis une grosse main se porter vers moi, en même temps que j'entendais une voix mâle qui disait:

--How are you, Father Morice? comment allez-vous, Père Morice?

Je levai les yeux, et vis un grand gaillard portant la livrée des officiers du Canadien-Pacifique--le nouveau conducteur.

--Pardon, Monsieur, dis-je alors, vous devez vous tromper. Je n'ai point l'honneur de vous connaître.

--Mais moi je vous connais, remarqua l'officier avec emphase.

--Et comment cela? fis-je étonné.

--Comment? Mais qui est-ce qui ne connaît pas le grand pionnier du pays, celui qui en a fait la carte qui a servi aux constructeurs de mon chemin de fer, celui qui a civilisé nos Indiens, qui les a faits ce qu'ils sont! Et puis n'avons-nous pas à Prince-Rupert Mgr Bunoz? Croyez-vous qu'il ne m'ait jamais parlé de vous?

--C'est possible; mais tout cela ne vous dit pas que je suis le grand homme qu'il vous plaît de porter aux nues.

--C'est vrai. J'oubliais de vous dire que tout le monde savait à Prince-Georges que vous étiez chez les sauvages de Shelley, et chacun s'attendait à avoir le plaisir de vous voir. On va être bien désappointé en constatant que vous êtes passé tout droit.

J'appris plus tard que mon nouveau conducteur était un ancien ministre anglican. D'où son éloquence!... Le brave homme fut si impressionné de ma rencontre, qu'il oublia de me demander mon billet, et ne put, pour cette raison, me donner un "chèque" qui lui eût rappelé où il devait me faire descendre.

Je continuai mon chemin, perdu à la fenêtre dans les plus douces réminiscences. A cette rivière, j'avais un jour manqué chavirer en la traversant avec mon cheval; à cette belle prairie, j'avais souvent campé avec tels et tels Indiens que je revoyais en esprit, et voyez donc ce bout de l'ancien sentier, où j'avais tant de fois galoppé avec mon fidèle Bobby!

Et tous ces souvenirs se pressaient les uns sur les autres, s'accumulaient dans mon esprit au fur et à mesure que nous passions par les lieux auxquels ils se rapportaient.

Une bonne partie de la nuit se passa ainsi à revivre quelques bribes du passé. Il était trois heures et demie du matin, et nous étions arrêtés depuis quelque temps lorsque, étonné de cette halte insolite, j'en vins à me demander si je n'étais pas arrivé à Vanderhoof, où je devais descendre pour prendre la direction du lac Stuart.

Regardant par la fenêtre, je vis alors un assez fort groupement de maisons.

--Je vais voir, me dis-je en me dirigeant vers le bout du vagon.

Soudain, au travers de la porte vitrée, deux larges figures brunes apparurent.

--En e'tên! en e'tên! C'est lui! c'est lui! fît l'une d'elles.

Deux de mes chers Indiens du temps jadis, que je reconnus de suite! Parvenu à la plateforme, j'eus sous les yeux le spectacle le plus réconfortant que mon cœur ait jamais connu: tous les sauvages, hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, de Stony-Creek, à neuf milles de là, et cela à 3 heures et demie du matin! Ayant entendu dire--car je ne leur avais point écrit--que je devais passer par là en route pour mon ancienne Mission, ils étaient accourus me rencontrer!

Mon grand conducteur, oubliant les exigences de son horaire, était là, lui aussi, contemplant le tout bouche bée. Le pauvre homme n'en revenait pas.

--Vous devez être bien fier de vos gens, me dit-il alors.

On devine ma réponse.

Puis vinrent les cris d'allégresse, les interminables poignées de main, et les protestations d'attachement de jeunes et de vieux: après quoi le chef voulut me faire un discours pour me demander la faveur d'une visite à leur village, après l'expédition des affaires (surtout d'ordre linguistique) qui me ramenaient au centre de mon ancienne mission.

Mais, persuadé par les blancs arrivés au pays depuis mon départ que j'avais sûrement désappris leur langue au cours des seize ans qui venaient de s'écouler, il crut devoir faire comme avec les prêtres qui m'avaient succédé, et commença péniblement une harangue échevelée dans un anglais pitoyablement boiteux.

--Que baragouines-tu ainsi? dis-je alors dans sa propre langue. Pourquoi ces périodes embarrassées que je ne comprends pas? Parle donc ta langue, et je te comprendrai.

Comment décrire alors les éclats de rire, les quolibets aux dépens du pauvre chef et les "ouh! ouh! il parle encore notre langue" éjaculés par les vieilles qui se portaient en même temps la main à la bouche en signe d'extrême satisfaction, et en pleuraient presque de joie?

Puis ce fut une visite en règle et assez prolongée au lac Stuart, où je fus reçu au son des deux belles cloches de mon ancienne église, tout comme si j'eusse été l'évêque diocésain. Là, tout en travaillant fort, je pus jouir de l'hospitalité de l'un de mes successeurs au pays, l'excellent P. Elphège Allard, O.M.I., et des bons soins des Sœurs de l'Enfant Jésus, qui tenaient maintenant une école industrielle, où elles élevaient et formaient les enfants indigènes de tout le district, tout en les initiant aux connaissances propres à toute école primaire.

Naturellement la population du lac était accourue me saluer, me redire son indéfectible affection, et me demander en grâce de revenir m'établir à la tête de la Mission. Un mot résumera les sentiments de ces braves gens, et montrera si leurs paroles étaient vides de sens comme d'aucuns seraient peut-être portés à le croire: chacun tint à me faire son offrande, et la somme totale qui en résulta excéda notablement le montant de mes frais de voyage, aller et retour, de Winnipeg au lac Stuart!

Qui dira maintenant que le sauvage n'a pas de cœur, et qu'il ne connaît point ce que nous appelons la reconnaissance?


FIN



Table des Gravures

Mission du lac Stuart

Gazette indienne

Un Teneza porteur

Dzikenis en costume de gala

Le mont Telzoul, ou Saint-Louis



Table des Matières

Préface

Chapitre I--Préparation

Chapitre II--Premières armes

Chapitre III--Chez les Tchilkotines

Chapitre IV--Porteurs du Sud

Chapitre V--Dans le Nord

Chapitre VI--Lacs et Rivières

Chapitre VII--Voyages du Printemps

Chapitre VIII--Les Sékanais

Chapitre IX--Chez les Babines

Chapitre X--Dangers et Contretemps

Chapitre XI--Les Babines de la Rivière

Chapitre XII--Plus au Nord

Chapitre XIII--Vers le Sud

Chapitre XIV--Secours humains et Assistance surnaturelle

Chapitre XV--Protections divines

Chapitre XVI--Au Pays des Lacs

Chapitre XVII--Tristesses et Joies

Chapitre XVIII--Encore plus au Nord

Chapitre XIX--Mentalité indienne

Chapitre XX--Double Epilogue

Table des Gravures




DU MEME AUTEUR

1--Histoire de l'Eglise Catholique dans l'Ouest Canadien, 4 vols reliés dos en cuir, 46 photo-gravures, 61 fac-similés, 4 documents autographes $12.00

2--La même, brochée, mais avec toutes les gravures 8.00

3--Voyages et Aventures de Lebret à La Haye, Lisieux, Lourdes et Verdun, broché et illustré 1.50

4--Vie de Mgr Langevin, 3e édition, reliée et illustrée 1.65

5--Dictionnaire historique des Canadiens de l'Ouest, relié 1.50

6--Le même, broché 1.00

7--Histoire abrégée de l'Ouest Canadien, brochée et illustrée, sur papier glacé .40

8--La même, reliure française souple .75

9--L'abbé Petitot et les Découvertes géographiques au Canada, brochure .30

NOUVEAUTÉS

10--M. Darveau, Martyr du Manitoba .45

11--En Europe Centrale, illustré .60

12--L'Ouest Canadien, Esquisse géographique, etc., illustré (valeur de 150 pp.) .80

13--The Macdonell Family in Canada, paper-bound (all unpublished information) .60

RARETÉS

14--Primitive Tribes and Pioneer Traders, Hist. N.I. of B.C., bound and illustrated--VERY RARE 5.50

15--The Great Déné Race, 23 superb illustrations (one in colors), paper-bound 4.20

16--The same, solidly bound (back and corners Morocco) 5.25

17--Disparus et Survivants, ouvrage de gd luxe (races indiennes, détails extrêmement intéressants), broché 5.30

18--Le même, solide reliure canadienne (un vrai Missel!) 6.75

19--Essai sur l'Origine des Dénés, broché et illustré, presque épuisé 3.50

SOUS PRESSE

20--Croquis anthropologiques, 82 figures, broché 3.50





[Fin de Souvenirs d'un missionnaire en Colombie Britannique par A.-G. Morice]