* Livre électronique de Project Gutenberg Canada *

Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer.

Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. Dans le cas où le livre est couvert par le droit d'auteur dans votre pays, ne le téléchargez pas et ne redistribuez pas ce fichier.

Titre: Bataille d'âmes
Auteur: Le May, Pamphile (1837-1918)
Date de la première publication: 1899-1900
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Montréal: Feuilleton de "La Patrie" 4 nov 1899 / 26 jan 1900 (première édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 26 mai 2008
Date de la dernière mise à jour: 26 mai 2008
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 122

Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque

Nous tenons à remercier la Bibliothèque nationale du Québec d'avoir offert en ligne les images de l'édition imprimée sur laquelle nous avons fondé ce livre électronique.



BATAILLE D'AMES

PAR M. PAMPHILE LEMAY

ROMAN SPECIALEMENT ECRIT POUR "LA PATRIE"
Note du transcripteur: Publié en un feuilleton de 68 épisodes, du 4 novembre 1899 au 26 janvier 1900, il semble que ce roman n'ait jamais été publié par son auteur sous forme de livre. Une édition présentée et annotée par Rémi Ferland a été publiée en 1996.

Le présent document a été manuellement recopié à partir des copies d'archives de "La Patrie" de la Bibliothèque Nationale du Québec. Les lacunes d'impression ont été pour la plupart corrigées, mais il subsiste un petit nombre d'anomalies typographiques, qu'il n'a pas été possible de réparer. Ces parties de texte manquant sont indiquées sous la forme de [-----].


Première Partie: Le Chemin du Gibet--Seconde Partie: Le Chemin du Calvaire.


PREMIERE PARTIE

LE CHEMIN DU GIBET


I

L'ILE AUX OURS

Un matin d'automne, un vieillard revenait de visiter ses lignes dormantes, et ramant d'un bras ferme, la tête penchée dans un rêve, il longeait les bords chatoyants de l'île aux Ours, l'une des nombreuses et ravissantes îles qui semblent s'avancer comme une flotte dans les eaux calmes du fleuve, entre Sorel et la lac Saint-Pierre. Un voile de brume tombait moelleux et léger sur ses oasis de verdure et sur ces flots tranquilles, et partout, dans le dédale des chenaux étroits, au-dessus des courants sombres, glissaient d'autres courants plus subtils et tout imprégnés d'une lumière blanche. Les îles paraissaient de larges émeraudes enfouies dans la soie d'un écrin.

La pêche avait été bonne et, dans son rêve, le vieillard souriait. Ce serait pour le marché, à Montréal. Il se dit tout-à-coup, par phrases coupées de silences:

--C'est moi-même qui porterai le poisson au marché... Le gars empoche tout... C'est à peine s'il me laisse de quoi payer mon tabac... Et puis, il fait la noce en diable...

Il se mit à chanter. Sa voix était un peu nasillarde, un peu rauque, mais très forte encore, et il ne chantait pas faux. Il avait à peine fini le premier couplet, qu'une flamme pâle déchira le brouillard à quelque distance. Une détonation se fit entendre.

--Il n'y a donc pas de brume par là, pensa-t-il; ou bien ils tirent à bout portant... Pourvu qu'ils ne me prennent pas un canard. Il supposait qu'ils étaient plusieurs. Pour donner l'éveil il reprit sa chanson d'une voix plus forte encore. La note tremblait légèrement dans son gosier détendu par l'âge, mais tout de même elle s'envolait loin. Il chantait:

Par derrière chez ma tante, vole, mon coeur vole!

et l'aviron plongeait en cadence dans l'eau profonde. Comme il disait:

Visa le noir tua le blanc,

une autre flamme jaillie et quelque chose siffla à son oreille. Il cria durement et aussi fort qu'il le put faire:

--Me prenez-vous pour un canard tas de brigands?

Et il poussa son canot vers le rivage. Il n'avait pas envie de se faire casser les ailes. Au reste, il n'était plus qu'à une courte distance de sa maison. Il viendrait chercher l'embarcation tantôt, quand le soleil aurait fondu la brume.

Ce vieillard possédait, au bout de l'île, dans une échancrure qui formait une petite baie délicieuse, un large coin de terre où tout poussait avec une vigueur extrême; mais il aimait l'eau plus que le pré, et il passait dans son canot toutes les heures qu'il pouvait, laissant le grain mûrir selon la volonté de Dieu, et les troupeaux se rassasier de joncs verts et d'herbe tendre.

Il vivait seul maintenant avec un garçon de vingt-cinq ans. Sa maison n'avait pas mauvaise apparence, mais elle était mal tenue. Il n'y avait plus de femme pour laver, nettoyer et mettre chaque chose à sa place. Elle était triste, car il n'y avait plus de babils d'enfants.

Quand il entra, il vit à terre, dans un coin, un sac de voyage et des cannes de pêche. Cela ne le surprit guère. Presque chaque jour, l'automne, on accourait nombreux de la grande cité dans les îles, pour se livrer au plaisir de la pêche ou de la chasse. Le champ était vaste, le paysage enchanteur et le gibier abondant.

Les uns venaient se reposer du tracas des affaires, les autres cherchaient une distraction à leur ennui; ceux-ci mettaient leur orgueil dans le nombre des victimes, et ceux-là, dans la qualité. C'était une bonne aubaine pour les insulaires qui les promenaient dans l'enchevêtrement des canaux, ou les guidaient vers les bords giboyeux ou dans les anses poissonneuses.

Deux silhouettes noires se dessinèrent alors dans la blancheur laiteuse de la brume, et le vieux comprit que c'était son garçon qui revenait avec un "sportman". Une drôle d'idée qu'ils avaient eue de tirer à balle ou à plomb, au risque de tuer un chrétien au lieu d'un canard. Quand ils mirent le pied sur le seuil, son gars et l'autre, il laissa paraître sa mauvaise humeur.

--Tiens! fit-il, reconnaissant le compagnon de son fils, c'est Bancalou. Je ne me serais jamais imaginé que des chasseurs comme vous autres pouvaient s'amuser à tirer les yeux fermés. J'appelle ça les yeux fermés, moi, quand on ne voit rien.

Le garçon répondit:

--Nous pensions que le brouillard se lèverait plus tôt, et que nous pourrions rapporter poil ou plume. Ce sera pour ce soir ou demain matin.

--A défaut de poil et de plume, repartit le vieillard toujours aigre, vous aviez envie, je crois, de rapporter ma peau.

--Comment ça?

--Vous m'avez effleuré la tête; j'ai entendu siffler le plomb.

--Où étiez vous donc?

--Ici, tout près, dans mon canot.

--Est-ce que nous pouvions le deviner?

--Nous ne pouvions pas le deviner, affirma Bancalou.

--Mais vous avez dû m'entendre chanter...

--Chanter? pas le moins du monde dit le garçon.

--Pas le moins du monde, répéta Bancalou qui faisait l'étonné.

--Tut! tut! tut! j'ai chanté exprès, pour avertir... On pouvait m'entendre de l'île du Pas et de Sorel.

--Il est amusant, le père, fit Bancalou, en riant.

--Il ne chantait toujours pas son "libera", ajouta le garçon.

Bancalou reprit:

--Requiem gagne l'argent et Gaudeamus le dépense... prenons un coup.

Il ouvrit le sac de cuir et en tira une bouteille qu'il fit miroiter aux yeux du bonhomme.

--C'est le petit verre d'amitié, annonça-t-il.

--Pour celui-là, ce n'est pas de refus; ça va me remettre de ma fatigue et de ma peur, dit le vieux.

Les trois hommes choquèrent leurs verres et avalèrent une lampée de la réchauffante liqueur. Après déjeuner qui fut très frugal: du poisson et des pommes de terre, les deux jeunes gens se disposèrent à sortir. Bancalou regarda à sa montre pour voir quelle heure il était. Une superbe montre d'or.

--Huit heures, dit-il. Si nous ne rentrons pas à midi ne soyez pas inquiet.

--Où as-tu pêché cette belle montre? demanda le vieillard.

--Dans la rivière, répondit-il en riant.

--Dans la rivière?... Nom d'une carpe! je serais curieux de savoir quel appât il faut mettre à l'hain, pour tirer ainsi les montres d'or du fond des eaux.

--C'est par le tic tac qu'on les découvre, continua plaisamment le jeune canotier. On se penche sur l'eau quand le vent dort et que la brume empêche les oiseaux de voler. Le tic tac monte du fond comme un battement de coeur. C'est très amusant.

Le vieillard ne riait pas. Il sentait peut-être un soupçon grave s'éveiller dans une âme honnête. Il jeta un coup d'oeil sur le sac de cuir et sur les instruments de pêche et de chasse, comme pour interroger ces objets mornes jetés à terre dans un coin. Bancalou n'avait pas coutume de se munir de tant de choses. Il portait tous simplement, d'ordinaire, sa corne de poudre attachée à une frêle bandoulière, et ses perches de lignes n'étaient pas cerclées de douilles d'argent. Il n'était pas venu seul, sans doute...

Bancalou éprouvait du malaise sous ce regard inquisiteur. Son ami, le fils du vieux pêcheur, s'avança vers la porte en sifflant un motif volé aux merles de la forêt. Il allait le laisser se tirer d'affaire comme il pourrait, cet ami prudent. Au reste, il savait que Bancalou avait l'esprit inventif. Il trouverait bien une histoire, si la chose devenait nécessaire.

--Attends, lui dit Bancalou, je sors aussi. Une minute seulement; le temps de donner au père une petite explication.

Il valait mieux satisfaire le bon vieillard. Il fallait surtout ne pas se laisser soupçonner.

--Tenez, père, je vais vous dire la raison de cette magnificence, continua Bancalou, j'ai peut-être fait une folie, mais je me console en pensant que j'aurais pu en faire une plus grande. Vous savez que j'étais sur le point de me marier. Je vous ai même demandé conseil un jour, et vous m'avez répondu qu'il y en avait plus de mariés que de contents. Vous étiez le centième qui me glissait dans l'oreille ce dicton lamentable. Alors j'ai réfléchi, j'ai regardé mes épargnes entassées avec un soin jaloux dans une boîte vide de tabac. J'ai évoqué le souvenir de ma Dulcinée... Dulcinée, c'est un nom de femme qu'on apprend au Séminaire, quand on peut mettre le nez dans le livre le plus amusant qu'une plume d'homme ait écrit, Don Quichotte de la Manche... Dulcinée, c'était une demoiselle de Tabaso... une espagnole, nécessairement brune, avec des yeux flamboyants, un collier de perles sur la gorge, une bague à la main et un brasier dans le coeur. Elle a peuplé le monde. Lui et elle, Don Quichotte et Dulcinée, ils se sont répandus sur toute la terre et sous tous les cieux. Des Dulcinées, vous en rencontrez à chaque pas. Des Don Quichottes, il en chevauche sur toutes les rossinantes connues: on peut même en trouver à cheval sur la place de nos canots...

--Je commence à le croire, reprit le vieux en souriant.

Bancalou avait déridé le vieillard, il était satisfait. Il continua:

--Donc, après avoir évoqué ma Dulcinée, celle qui régnait sur mon âme et le menaçait d'un éternel esclavage, après avoir savouré son regard et son sourire dans une rêverie délicieuse, je vis défiler une procession de marmots criards, braillards, sales, dévorant mon pain, déchirant leurs habits; je comptai les jours à peiner et les nuits à bercer; je vis les grâces de ma femme se fondre peu à peu, son parler devenir rude, ses paupières se remplir de larmes, son coeur se diviser et, alors, je répétai votre remarque: Il y a plus de mariés que de contents...

Je le pesai dans mon esprit; je me demandai de quel côté je serais parqué, avec le petit nombre des contents ou le grand nombre des malheureux... J'eus peur et je ne voulus pas m'exposer. Mais il me fallait une compensation. Mes petites épargnes sentaient le besoin de danser un peu dans ma main, loin du fond empesté de cette boîte de ferblanc. Après la femme, ce que j'aimais le plus au monde c'était la montre. La femme, on ne sait jamais de quel métal le bon Dieu l'a fondue. Ma montre est d'or. Et elle repose toujours sur mon coeur, et c'est pour moi seul qu'elle fait tic tac... Si j'oublie de la monter, elle se tait et j'oublie, moi, que le temps s'enfuit.

Le vieillard souriait.

--Bavard, fit-il... Moi j'aurais tout dit en deux mots...

--Il y a encore le sac de voyage et les appareils de pêche et de chasse, reprit le cynique canotier.

--Eh bien! mon garçon, je voulais ajouter, quand je t'ai dit cela, que la plupart des maris malheureux, le sont par leur faute.

--C'est ce que je pensais, conclut Bancalou.

Le brouillard se dissipait, glissant mollement par loques floconneuses en l'air qui se réchauffait, et parmi les arbres encore feuillus. Le vieux pêcheur se jeta sur son lit et s'endormit d'un sommeil profond.

C'était la veille. Le bateau venait de sortir du port de Montréal et filait, rapide, vers le rocher où juche la vieille capitale.

Un homme vêtu pour le sport, cheveux grisonnants, moustache épaisse, taille au-dessus de la moyenne, l'air naïf des âmes droites, était assis sur le pont supérieur du bateau, en avant des salons, et regardait le défilé enchanteur des rives du fleuve et des îles, des villages et des bois que la nuit hâtive commençait à noyer dans ses ombres. La lune se leva, et sa lueur douce faisait comme un fond demi-clair où s'estompaient plus sombres et plus distincts, les arbres et les maisons. Ses reflets ouvraient sur les eaux, entre les bords et le vaisseau, un chemin de flammes tremblotantes où nul pied n'aurait pu se poser, mais que le rêve suivait, doucement appelé par l'inconnu.

Sorel allait apparaître au fond, là-bas, à l'embouchure de sa belle et grande rivière. Le monsieur habillé en chasseur se leva, fit quelque tours sur le pont afin de se dégourdir et de respirer mieux l'air pur du soir, puis il descendit prendre ses perches de ligne, sa carabine et son sac.

Il y avait d'autres chasseurs en route pour les îles. Plusieurs le saluèrent et l'un d'eux lui demanda s'il passait la nuit à Sorel. Il répondit qu'il ne le savait pas. Il verrait.

Quand il débarqua il fut accosté par un canotier. Il était encore sur la passerelle que ce canotier obligeant s'emparait de son sac et de ses instruments de pêche, et promettait de le conduire aux îles pour rien... presque pour rien...

--Je connais mon affaire, disait-il et je sais où aller... Dans une heure, vous êtes au milieu des canards et des sarcelles... Un petit somme pour vous reposer, et vous vous levez dispos et frais au point du jour. Le gibier dort encore dans les joncs, au fond des anses, et quand il veut prendre son vol: pan! pan!...

Le chasseur se laissa convaincre et monta dans le canot.

Ce canotier se nommait Charles Racinot, mais tout le monde l'appelait Bancalou, à cause de ses jambes. Il était bancal. Avec cela de l'esprit plein sa tête et un peu d'instruction. Il s'était assis sur les bancs de la quatrième, au séminaire. Des malheurs de famille ne lui avaient pas permis de monter assez haut pour décrocher le titre de bachelier, et il s'en était revenu avec le sobriquet de Bancalou... ............................................

Mais pardon, chers lecteurs de la "Patrie", je m'aperçois que je n'ai pas commencé par le commencement. Je m'embrouille un peu, moi, dans ces récits qui ressemblent à des romans, et je ne sais guère ce qu'il est mieux de raconter d'abord. Je voudrais être clair, rapide, intéressant et déjà, je m'égare et me trouble.

A l'encontre des romanciers de profession qui reprennent leurs récits de plus loin dans le passé, moi, je vais le reprendre quelques années plus tard, alors que le vieux pêcheur a été porté au cimetière et que personne ne parle plus du chasseur de l'île aux Ours.


II

LE PAIN BENIT DE PIERRE LONGPRE.

Un roman qui commence ainsi ne peut être, semble-t-il, qu'une oeuvre morale, et la mère la plus sévère ne saurait refuser de le mettre sous les yeux de sa fille la plus chaste. Cependant, il ne faut pas toujours se fier à l'enseigne. "Au bon marché"., les colifichets se vendent aussi cher qu'ailleurs, et vous payez le lendemain les remèdes à tout mal qu'on vous offre à titre gracieux la veille. Rien pour rien chez l'homme, qui est bien l'habitant le plus égoïste de notre planète. Seulement, l'homme sait déguiser sa convoitise, car il est intelligent. Et puis, comme il est naturellement religieux, il sait aussi la diriger parfois vers le bien, et la transformer en vertu.

Il faut, au reste, que je vous parle du pain bénit de Longpré, puisque là se trouve en germe, l'histoire que j'ai à vous raconter. Ne vous étonnez pas. Le chêne majestueux qui ombrage votre maison était tout entier dans un gland: la rose qui s'entrouvre sur votre fenêtre et parfume votre chambre est sortie d'une petite graine noire tombée dans la poussière; le morceau de pain qui sauve l'indigent de la mort et fait descendre sur votre tête les bénédictions du ciel, vient d'une semence enfouie dans les sillons. Je ne veux pas dire que mon livre aura la grandeur du chêne, le parfum de la rose, ou l'utilité du pain: non: je veux seulement que vous sachiez d'où il vient.

Si Pierre Longpré, de la paroisse de Saint...., je ne précise pas. Il vaut mieux, je crois, ne pas préciser. Je n'ai pas envie de m'attirer une affaire. Il y a des gens qui vivent longtemps et se souviennent toujours. D'autres, il est vrai, oublient tout de suite et trop tôt. Cherchez la paroisse et vous la trouverez. Elle est sise assez près de Montréal, sur la rive Nord au milieu d'une campagne féconde, dans les méandres d'une rivière tour à tour tapageuse et dormante, avec des coins de forêts pleins d'oiseaux et des rangs de maisons pleines d'enfants. Si vous ne la trouvez pas, maintenant, c'est que vous cherchez mal.

Si Pierre Longpré, de la paroisse de Saint-Ixe... Disons Saint-Ixe, n'avait pas rendu un pain bénit de dévotion, comme on disait chez nous, dans ma jeunesse, j'en serais réduit à chercher je ne sais où une histoire pour vous amuser. Il ne serait peut-être rien arrivé, ou presque rien, de tout ce que je vais vous raconter.

Et voilà pourquoi je regrette les choses qui s'en vont. Plus de "pain bénit" à l'église, plus de "grosses gerbes" au champ, plus de "foulage" à la maison! Avec les vieilles coutumes s'en vont nos âmes, et les poètes de l'avenir ne sauront plus où diriger le vol de leurs rêves.

C'était le jour de la Saint-Pierre. Tout près du balustre, vis-à-vis l'autel, s'élevait, majestueux comme un temple indoue, le pain bénit de Longpré. Des cousins, dorés sur le ventre, soutenaient, comme des cariatides, les uns au-dessus des autres, les gâteaux arrondis, vernis avec du sucre fondu et mouchetés d'or. Des fleurs de papier, d'une forme inconnue à la flore canadienne, et née de l'imagination de la boulangère, piquaient de leurs étoiles multicolores la succulente pyramide.

Tous les yeux se levaient vers l'orgueilleuse offrande, et l'autel était oublié au fond de l'abside.

--"Confiteor Deo", récitait le prêtre, incliné au pied des degrés, entre les acolytes distraits qui bredouillaient l'humble prière. Les chantres ne regardaient dans leurs livres que juste assez pour ne pas faire fausse route; les fidèles disaient "mea culpa", en se demandant à qui on allait distribuer les cousins et les gros morceaux. La plupart savaient d'avance comment ils seraient traités comme toujours, comme les petits et les dédaignés, ils n'auraient qu'à plonger la main dans le panier du bedeau, et à faire dévotement le signe de la croix avec la bouchée qu'ils en tireraient. D'autres savaient bien qu'on leur présenterait, avec un salut honnête, l'un de ces brillants cousins debout comme des colonnes entre chaque étage.

Quelques-uns cependant restaient dans un doute cruel et leur âme, par un jeu de bascule, s'élevait à l'orgueil ou s'abaissait au dépit, selon la grosseur du morceau que tour à tour ils espéraient ou redoutaient. Zidore Tourteau était au nombre de ces malheureux.

Il éprouva une singulière angoisse quand il vit le bedeau commencer la distribution du pain. Au reste, le sacrifice de l'autel fut un instant relégué au second plan. Le pain doré que Pierre Longpré distribuait à la foule gourmande faisait oublier le pain céleste offert par le prêtre.

Enfin le bedeau approche. Il arrive. Il regarde Zidore, comme pour lui dire qu'il allait être servi à souhait. Il porte la main sur un de ces rutilants cousins si moelleux à l'oeil que l'eau en vient à la bouche, et... ironie! il le range un peu pour laisser voir les menus morceaux du font, qu'il offre en souriant, le misérable!

Zidore blêmit de colère, prend machinalement la bouchée toute petite mais se ravise, ne fait pas le signe de la Croix et la rejette au panier.

--Pierre Longpré n'a qu'à se bien tenir, grommela-t-il, au lieu de faire un acte d'humilité.

Longpré n'était pas un cultivateur à l'aise. Il le deviendrait probablement si les épreuves finissaient, car il travaillait avec intelligence et assiduité. La maladie avait attristé sa maison; la grêle avait détruit ses moissons, ses troupeaux avaient été décimés. Il était débiteur de Zidore Tourteau. Pas pour un gros montant, le prix d'un bon cheval de labour.

Tourteau courait à la fortune. Or, pour l'atteindre plus tôt, il laissait le chemin ordinaire souvent long et pénible, et prenait à travers champs. Une course au clocher; la course des usuriers.

Ils avaient à peu près le même âge, quarante et un ou quarante-deux. Ils se connaissaient bien, sans être intimes, et se fréquentaient peu sans cependant se fuir. Leurs femmes étaient plus liées, ayant passé leur jeunesse ensemble. Cela n'avait pas resserré les liens entre les deux familles. Le foyer de Longpré s'était vite peuplé. Tourteau n'avait plus qu'un enfant, un petit garçon.

Tout de même, Zidore croyait que l'amitié des deux femmes et son titre de créancier lui valaient bien les honneurs d'un cousin bénit, et il sortit de l'église en poussant du coude ceux qui le gênaient. Rendu sur le seuil sans respect pour le lieu saint, il dit tout haut, de manière à être entendu dedans et dehors:

--Pierre Longpré pourrait payer un beau montant de dettes avec l'argent qu'il gaspille ne pain bénit.

Plusieurs l'approuvèrent.

--Si c'est ainsi que faisaient les premiers chrétiens, continua-t-il, ce n'est pas la peine de les singer.

--Les premiers chrétiens vivaient comme des frères, observa un autre mécontent.

--Pas de morceaux choisis.

--Pas de préférences.

--C'était l'égalité.

--La fraternité.

--Ou la mort, termina, avec un rire moqueur, le notaire de la paroisse. Et il montra aux jaloux la belle part qu'il emportait de l'agape nouvelle.

Zidore Tourteau n'avait pas coutume de brider son humeur. Il ignorait l'effort qu'on doit faire pour se vaincre, et il ne prenait conseil que de son instinct. Mais son instinct ne le guidait pas mal d'ordinaire, aux yeux du monde, parce qu'il avait de la vanité, et souvent il faisait des actes qui avaient la couleur du sacrifice, bien qu'il fut avare. Il calculait tout, et tout son calcul aboutissait à grossir son avoir et à paraître honnête. Le courant qui l'emportait était un bourbier.

Comme il ne pouvait pas atteindre toujours ceux qui encouraient sa disgrâce, il déversait sa bile sur sa femme, une bonne et sainte créature, et sur son enfant, un beau gamin sournois. Bien des fois la femme découragée tombait en pleurs au pied de la croix, bien des fois l'enfant maltraité se sauvait dehors en proférant des menaces.

Mme Tourteau s'attendait donc à recevoir une nouvelle averse, ce jour-là, à l'occasion du pain bénit, car elle avait bien vu le frémissement de honte et de colère qui venait de secouer son homme. Quand elle monta dans la voiture, après la messe, elle dit pour parer un peu au coup de foudre:

--Le pain bénit ne devrait plus être rendu, ou bien il devrait être également partagé... Des passe-droit dans l'église c'est laid.

--Laisse faire, Christine, il va me le payer, répondit Zidore en faisant claquer son fouet.

Elle s'appelait Christine, sa femme. Christine Morin. Elle fut tout étonnée de ce qu'il ne la maudissait pas. Il semblait même fort adouci. Allait-il la laisser en paix, maintenant qu'il trouvait une autre victime? Elle fut tentée de se réjouir, mais sa conscience délicate se réveilla aussitôt. Elle ne devait pas se réjouir, puisqu'il parlait de vengeance. Il allait peut-être persécuter un honnête homme à cause d'un rien. Qu'est-ce que cela fait, après tout, de recevoir un gros ou petit morceau?... Ils sont également bénits... Oui, mais la bénédiction, ce n'est pas ça qu'il regarde, Zidore... Elle tâcherait de le détourner de son mauvais dessein. Elle serait prudente... Il finirait peut-être par comprendre la nécessité du pardon. Et puis, si elle doit souffrir encore, elle est prête. C'est par la souffrance qu'on arrive le plus sûrement à Dieu, quand on ne peut plus invoquer l'innocence.

Elle se disait ces choses et bien d'autres, la brave femme, au bercement de la charrette dans les ornières, pendant que son mari, la tête basse, mâchait du tabac et ruminant sa vengeance.


III

ZIDORE TOURTEAU EN DESHABILLE

La première chose que fit Zidore à son arrivée de l'église, fut d'ouvrir un coffret et d'en sortir, l'une après l'autre des liasses de papier ficelées avec de la laine. Chacune portait au dos un titre en grosses lettres: Billets, Reçus, Obligations... Et en fouillant dans ce tas d'écritures précieuses, il grondait de sa grosse voix rude:

--On va voir! mille gueux! On va voir!

Il détacha les billets. C'était un billet qu'il voulait voir.

--Ce doit être celui-ci, fit-il, en mettant de côté le document cherché. Et il lut:

Saint-Ixe, le 1er avril 18...

A six mois de la date ci-dessus je paierai à Zidore Tourteau ou à son ordre, la somme de cinquante piastres, valeur reçue.

PIERRE LONGPRE.

La valeur était un cheval. Longpré avait acheté ce cheval pour labourer d'abord et ensuite pour voiturer. Le vendeur l'avait dit sans défauts dans la force de l'âge et doux comme un mouton. Or, l'animal était vieux, rétif et paresseux, mais de belle apparence. Il y eut des pourparlers. Longpré se plaignit, supplia, fit des menaces. Zidore lui rit au nez.

--Tu ne sais pas soigner les chevaux, mon garçon... Tu l'as vu avant de l'acheter... Je l'ai mené devant toi... Entre mes mains, le cheval se comporte comme un charme... Il s'est gâté à ton service...

Et il finissait par lui donner un conseil:

--Prends la chose gaiement! on fait des sottises quand on se fâche. Il ne pratiquait guère, en ce moment, l'avis charitable qu'il avait donné à son concitoyen, car il était d'une grande colère, à cause de ce pain bénit. Et, certes, un peu moins de prétentions et un peu plus de réflexions lui auraient fait comprendre qu'il n'avait guère de titre à la reconnaissance de Longpré.

--Le premier avril, murmura-t-il... Six mois cela mène au premier d'octobre... Trois jours de grâce, bêtise!... Deux fois deux font quatre, mais six fois un mois ne font pas six mois; il faut y ajouter trois jours!... Il aura besoin de se lever matin Pierre Longpré, s'il veut être prêt avant moi, ce jour-là.

Un petit garçon vint le distraire, son petit garçon, à lui, un enfant d'environ dix ans, le deuxième d'une famille qui n'existait plus. La dyphtérie, le croup, la grippe, je ne sais quoi, avaient étranglé l'un après l'autre, à mesure qu'ils arrivaient, petits frères et petites soeurs. Tourteau n'en paraissait pas chagrin. C'était, pour l'avenir, moins de bouches à nourrir, moins de corps à vêtir, moins d'écoles à payer. Pourtant, si l'on en juge par le gamin qui est là, devant lui, les frais d'entretien n'étaient pas considérables. Nu-pieds, ébouriffé, une chemise un peu longue, une culotte un peu courte, maigre, osseux, l'oeil vif, le mouvement brusque tel apparaissait Tiquenne, de son vrai nom Etienne, comme le premier martyr.

--Que veux-tu, toi? demanda brutalement le père.

--Rien.

--Comment rien?... Sors! et vite! espèce de...

Tiquenne se ravisa.

--Il y a un étranger qui rôde par ici, dit-il.

--Laisse-le rôder.

--Si c'était un malfaiteur... Des fois.

--A-t-il parlé?

--Il m'a demandé si vous demeuriez loin.

--Qu'as-tu répondu?

--Pas bien loin, que j'ai dit... Une demi-heure de marche si vous avez bon pas, une heure si vous ralentissez de moitié.

--Quand cela?

--Pendant la messe.

--De quel côté s'est-il dirigé?

--Du côté de l'épître.. du côté de l'église, je veux dire.

--Un vieux? Un jeune?

--Ni jeune ni vieux.

--Grand?

--Pas grand, mais gros, et des jambes croches...

--Ah! des jambes croches!...

--Il a dit qu'il reviendrait... Je canotais là-bas...

--Que le diable l'emporte: Je n'ai pas besoin de lui.

Il ordonna à l'enfant d'aller mettre la charrette dans la remise, et d'accrocher le harnais aux chevilles de bois, après l'avoir bien essuyé. S'il restait de la poussière, il verrait.

Tiquenne se hâta d'obéir. Il le fallait bien, car le châtiment ne se faisait jamais attendre. Un châtiment cruel: le jeûne ou le pain sec. Des coups, parfois, mais assez rarement et toujours par-dessus le marché.

Zidore économisait ainsi du pain, du beurre et du lard. Au bout de l'année, la huche était plus remplie et le saloir, moins vide. Madame Tourteau ressentait toujours une angoisse pénible quand l'enfant malheureux tournait autour de la table, le ventre vide, regardant d'un oeil de convoitise, la soupe au lard qui fumait dans le plat de faïence, et le pain de blé dont le chien avait sa part. Souvent, quand le père impitoyable s'éloignait un peu, elle lui donnait quelque chose à manger: un peu de lait, une croûte cachée à l'avance, une pomme de terre bouillie... Mais le cerbère faisait bonne garde, examinant les restes du repas, marquant le pain et s'il découvrait la ruse de la mère, tant pis! C'était sur elle que tombait sa colère.

Il ne l'avait jamais aimée, cette femme et il l'avait épousée parce qu'elle apportait une dot. Celle qu'il aimait se mariait dans le même temps avec un forgeron du village, Jean Larose, si je me rappelle bien.

Christine Morin n'aimait pas non plus. Elle s'était sacrifiée à l'ambition de ses parents. Son coeur était ailleurs. Tout de même elle marcha droit dans la voie douloureuse et demeura ferme dans le sacrifice.

Zidore avait glissé sur la pente redoutable de l'avarice et son coeur s'était fermé à la charité. L'amour de l'argent remplaçait l'amour du prochain, et le son du métal résonnait plus doucement à son oreille que la prière du malheureux. Son jugement se faussa comme sa conscience et sa main se ferma comme son coeur. Il ne vit plus bientôt que des paresseux dans ces déshérités que le Sauveur appelait ses frères, et la présence d'un pauvre l'irritait.

--Qu'il travaille et qu'il ménage! s'écriait-il en tournant le dos... Avec du travail et de l'économie on s'enrichit toujours.

L'insensé! comme si l'on pouvait détourner le bras de Dieu, quand il faut qu'un juste soit éprouvé ou qu'un pécheur soit puni!... Comme si l'on pouvait faire de la terre un lieu de délices, de la vie, un but suprême et déjouer ainsi les desseins du Créateur! Certes, il faut travailler, c'est une loi divine, il faut économiser, c'est la sagesse humaine; mais tous ceux qui économisent ne jouissent pas du fruit de leur prudence. Il y aura toujours des accidents, des erreurs, des mécomptes. Il y aura toujours des pauvres dignes de pitié qui tendront la main, il faut donc qu'il y ait toujours des riches qui donnent.

Dès son jeune âge Zidore laissa deviner ce qu'il pourrait devenir un jour. Ce qu'il pourrait devenir, car on devient ce que l'on veut. Je parle de l'homme moral. Lui, attiré secrètement par le miroitement de l'or, il pouvait, s'il eut prié et réfléchi, comprendre que les biens ne nous sont donnés que pour un temps, et qu'il faut en faire un usage raisonnable. Il ne priait pas, disant qu'il était inutile de s'adresser à un être surnaturel, qu'on ne pouvait ni voir ni entendre. Comme s'il voyait bien le vent qui rafraîchit son front quand il peine, l'arôme du foin qu'il fane et la pensée voluptueuse qui le captive.

Christine Morin, sa femme, l'avait d'abord accueilli froidement. Toutes les jeunes filles de la paroisse connaissaient sa réputation de mesquinerie et s'en moquaient. Jamais il n'offrait, dans les soirées, ces bonbons sucrés qui font sourire tant de lèvres roses et agacent tant de dents blanches. Il avait un rival. Il se comportait bien autrement ce rival dangereux. Il tombait peut-être dans l'excès contraire. N'importe, on l'aimait. Christine, surtout, le chérissait de toute sa petite âme de fillette candide, et elle faisait des jalouses.

Mais Zidore arrivait de la ville avec des écus et il venait d'acheter une ferme au comptant. Il avait les parents de son côté. Quand un jeune homme plaît au père et à la mère, il peut déplaire à la fille, mais il a quand même une forte chance d'épouser. Un bon parti ça ne se refuse point. S'il est un peu vieux pour la petite, il ne l'aimera que mieux et plus longtemps... Et elle?... Le coeur de la pauvrette se gonflera ses yeux se mouilleront, le rêve d'or fermera son aile!

Qu'est-ce que cela pèse dans la balance de la froide raison?

On ne s'occupe guère des principes religieux du prétendant, mais on s'informe de ses revenus. La femme priera, elle priera pour deux... pour dix peut-être. Et le ciel qui a ses mystères de douleurs, feindra longtemps peut-être de ne pas l'entendre.

C'est l'histoire de bien des femmes.


IV

UNE LETTRE ET UN SIGNE DE
CROIX DE BANCALOU

Un petit garçon arriva en courant. Il apportait une lettre:

--Un homme de Montréal qui m'a donné cela pour vous, monsieur Tourteau, fit-il tout essoufflé.

--C'est de mon avocat, je suppose, murmura l'habitant revêche.

Il poursuivait un ouvrier de la ville, son ancien associé, pour sa part dans une entreprise vieille de bien des années déjà. L'ouvrier refusait de payer affirmant qu'il ne devait rien, qu'il avait réglé et payé plus que de raison. Zidore riait et demandait la production des reçus. Or, il n'en avait jamais donné.

Il déchira l'enveloppe et regarda la signature.

--Hein! Bancalou?... grommela-t-il... Le diable ne l'a pas encore emporté?

Il lut:

Cher frère en... Sa Majesté Satan.

Je voudrais me rendre à ta maison pour te dire "viva voce".--une expression que j'ai rapportée du séminaire: "viva voce", de vive vois,--ce que je t'écris sur la table de l'auberge, en face d'un forgeron qui frappe dur sur l'enclume, et derrière une porte mal fermée, qui me cache mal aux yeux d'une femme plus curieuse que belle; mais il faut partir avec le postillon dans un quart d'heure. Des affaires pressantes me rappellent.

Je voulais me rendre à ta maison pour me jeter à tes genoux, au nom d'une femme que tu as bien connue, alors qu'elle était jeune et qu'elle courait nu-pieds dans les joncs des îles, parmi les alouettes et les sarcelles, les canards et les hérons. C'est la femme de Michel Vallier, ton ancien associé. Elle te supplie par ma bouche indigne, mais par vos dignes escapades, alors que vous vous berciez sur les vagues du fleuve et sur les ailes du rêve, vous jurant un amour sans fin, dans un canot fragile que le courant emportait...

Ce que je suis chargé de te dire, au nom de Mathilde Lacasse, ton ancienne... Les longues phrases me fatiguent plus que les longues routes, et je perds le fil de mon discours plus vite que ne ne perds haleine.

Je l'ai!... Eurêka! un mot grec, celui-ci qui me vient du séminaire, comme l'autre, et qui veut dire: j'ai trouvé.

Voici. Mathilde Lacasse, ton amie de l'île Madame, au temps jadis, te supplie de ne pas être dur envers son mari, son cher Michel. Car Michel Vallier, que tu poursuis, est son légitime. Elle dit qu'ils sont pauvres et que le pavé les attend, si tu fais vendre leur maison. Elle croit que tu fais erreur, car son mari lui a toujours affirmé qu'il ne devait rien à personne. Et il passe pour un bon chrétien, soit dit sans t'offenser.

Je te connais assez pour savoir que tu hésiterais à te rendre coupable de la moindre injustice, envers le moindre "Quidam", encore un mot latin que j'ai pris au séminaire.

Maintenant, je me relève, puisque j'étais à tes genoux, et je monte avec le postillon. Si tu veux savoir comment il se fait que je suis dans l'intimité de Madame Vallier, je me hâterai de te le dire, afin que tu ne portes aucun jugement injurieux sur ta vieille amie et ton vieux copain.

Je suis en pension chez elle. Le ma ri est malade et ne peut plus travailler. Nous sommes trois en pension, trois ouvriers tanneurs.

Tu ris?... Ma foi! je fais du cuir. Au séminaire, je faisais des cuirs. C'est une manière de continuer mes études. Tout de même, je ne peux pas dire que je fais de l'argent comme du poil.

A bientôt.

Le postillon m'appelle, le devoir aussi.

Ton antique,

BANCALOU.

Zidore Tourteau eut un sourire méchant. Les souvenirs évoqués par Bancalou ne l'attendrirent point. Cependant il repassa avec volupté dans sa mémoire tout à coup réveillée, les plaisirs de sa libre et aventureuse jeunesse. La jalousie qui dormait au fond de ses entrailles, toujours prête à sourdre comme le jet d'une source empoisonnée, aurait noyé tout sentiment de pitié, s'il eut été possible qu'un pareil sentiment germât dans de pareilles entrailles. Elle s'adressait mal, Madame Vallier. Elle ignorait sans doute que les libertins sont des cruels raffinés, et que les passions brutales ravagent le coeur comme elles épuisent le corps.

Zidore Tourteau oublia Longpré. Une heureuse diversion s'offrait. Il allait faire sentir à cette femme autrefois aimée sa puissance nouvelle et son influence redoutable. Elle l'avait fui, un jour, après mille serments de fidélité, et aujourd'hui, elle venait à lui en suppliante. O la bonne histoire! Comme cela s'arrangerait bien!

Son mari, son cher mari, elle le verrait descendre, comme l'autre d'ici, comme Longpré, pas à pas, jusque dans le chemin. Dans le chemin c'est-à-dire, s'en aller quelque part ailleurs, sans savoir où, l'un suivant l'autre, à la file, homme, femme et enfants, traînant des loques et pleurnichant.

Ami lecteur, il n'est pas nécessaire, sans doute, que je présente Bancalou. Si les nombreuses années qui se sont écoulées depuis que tu l'a vu à l'île aux Ours te l'ont fait oublier, il va te suffire de le voir marcher en se berçant et de l'entendre gouailler la vie, pour te rappeler son surnom et te faire deviner son caractère.

Élevé chrétiennement par une mère plus pieuse qu'énergique, il a gardé une étincelle de foi, bien enterrée, hélas! sous les cendres de sa folle jeunesse. Forcé d'abandonner des études assez bien commencées, à cause de son incorrigible espièglerie et de la gêne de sa famille, il a dégringolé au bas de l'échelle. Et voici maintenant qu'il vient préparer les voies d'un sacrilège à des compagnons plus mauvais que lui.

On disait que la fabrique de Saint-Ixe était riche, et que l'église possédait de nombreux vases d'or et des statues d'argent, et des lampes se vermeil. Il y aurait une superbe levée à faire. On commencerait une collection sacrée qui se transformerait plus tard en bonnes pièces sonnantes. Il fallait amasser pour les mauvais jours. Le chômage devenait nécessaire quand tout le monde était sur le qui-vive et faisait le guet.

Bancalou entra dans l'église et s'avança jusqu'au balustre où il s'agenouilla, parce qu'il y avait quelqu'un dans la nef. Tout à coup il entendit une volée de notes mélodieuses s'échapper du jubé de l'orgue. Il se retourna et vit une jeune fille assise au clavier. Il jugea qu'elle était bien petite pour se faire obéir d'un instrument aussi grand. L'orgue modula des choses si suaves qu'il se sentit ému. Il y avait bien longtemps que la musique sacrée avait ainsi vibré à ses oreilles. Depuis le collège peut-être. Ce n'était plus des chants religieux, qu'il entendait... Pourquoi donc?... Il y avait perdu au change... Mais il était trop tard.

Peu à peu le voile du passé se déchira, et lentement, sans qu'il s'en aperçut, il glissa sur la pente douce des souvenirs. Il avait, tout jeune, vu, chaque dimanche, le curé monter dans cette chaire sculptée, pour parler aux gens du bon Dieu et de la Sainte-Vierge, pour leur dire qu'il fallait s'aimer les uns les autres, pardonner et faire du bien... Il revoyait les orbes de la fumée bleue de l'encensoir que balançaient des petits garçons comme lui. Il s'était même assis dans le choeur, un jour de semaine, avec un surplis blanc et une jupe noire qu'on lui avait prêtés. Là, à la table sainte, un jour, avec bien d'autres enfants heureux comme lui, il avait fait sa première communion. Oh! comme c'était loin déjà! Et comme il avait oublié les promesses pieuses d'alors!... Il retrouvait la place de tous ceux qu'il avait connus. Ici le banc du père Longpré, là celui du bonhomme Duquette. A côté le long du mur, vis-à-vis la troisième fenêtre, le banc de sa famille... Longtemps il rêva, oubliant qu'il était entré pour profaner le temple. Et quand lui revint à l'esprit le projet sacrilège qu'il avait formé avec ses complices, il se sentit inquiet.

La jeune organiste descendit et vint s'agenouiller devant l'autel tout près du balustre. Ensuite, elle alla prier au pied de la statue de Marie immaculée. Il fut surpris de sa beauté et ne pouvait en détacher ses regards. Il se sentait fasciné par le charme indéfinissable de cette figure brune teintée de rose, et surtout par le rayonnement d'une candeur qu'il n'avait encore jamais vue.

Quand elle sortie, elle le regarda, et son oeil radisux tomba sur lui comme un reproche brûlant. Machinalement il ouvrit un livre de prière qui se trouvait sur la tablette du banc. Il lut:

"Nigra sum, sed formosa..." Je suis noire, mais je suis belle...

Puis, plus loin:

"Vous êtes toute belle, ô mon amie, et il n'y a pas de taches en vous."

Et, sur une autre page:

"Ce lieu est terrible. C'est ici la maison de Dieu et la porte du ciel. Il sera appelé le palais de Dieu... Que vos tabernacles sont aimables, ô Dieu des armées! Mon âme languit et se consume du désir d'entrer dans la maison du Seigneur."

Il ferma le livre et sortit. Mais avant de franchir le seuil, il trempa son doigt dans le bénitier et fit le signe de la croix, instinctivement, et tout en pensant à autre chose.

--Tiens! fit-il, quand il s'aperçut de son acte de piété, c'est drôle, ces habitudes de l'enfance comme çà dure longtemps.

Et il ajouta:

--Non, je ne veux pas!... Qu'ils s'arrangent!

Il est probable qu'il pensait à son projet criminel et à ses compagnons.

La petite musicienne s'en allait d'un pas gracieux, lentement sur le trottoir qui rayait la route d'un trait blanc et droit.

--Comment s'appelle cette jeune fille qui vient de sortir de l'église et s'en va là-bas, demanda-t-il à un petit garçon?

--C'est mademoiselle Lucette.

--Lucette qui?

--Lucette Longpré.

--La fille de Pierre?

[----]ques, fit le gamin en se sauvant.

--Est-il heureux, ce coquin de Pierre!... Et dire que si je m'étais conduit mieux, j'aurais pu... Enfin, il est trop tard!

Il reprit le chemin de la ville avec le postillon, après avoir écrit à Zidore la lettre que nous avons lue.


V

LES CARRIERES

Il est des hommes qui cherchent les chemins connus, les voies fréquentées, les routes où passe la foule; il en est d'autres qui préfèrent les sentiers solitaires, les courses imprévues, les lieux redoutés même. Les une et les autres peuvent avoir raison. Le tempérament, l'humeur, le caractère, la gaieté, la mélancolie, le chagrin nous poussent dans cent endroits divers, par cent diverses routes, et nous voulons des lieux qui soient à l'unisson de nos âmes. C'est l'union de l'esprit et de la matière sous une forme presque tangible. Dans le domaine du moral, la franchise et l'honnêteté vont droit leur chemin, la perversité et le mensonge se glissent dans les sentiers tortueux.

Bancalou entrait dans la ville par les carrières.

Les carrières étaient alors un lieu de désolation, à cause de leur nudité et de la teinte sombre du sol fouillé par le pic; un lieu plein d'horreur, parce que cette terre éventrée offrait des cachettes sombres aux vagabonds qui fuyaient la clarté, et des puits immenses aux meurtriers qui voulaient enfouir sûrement leurs victimes. En effet, l'eau s'amassait, molle et noire, dans ces trous béants, et comblait le vide fait par les pierres sans nombre qui s'en allaient là-bas, sur les boulevards de la ville, se transformer en maisons élégantes, en palais superbes, en vastes entrepôts.

Toujours, dans le dédale de ces marres stagnantes, sur les débris des pierres effritées et dans les touffes d'herbe pâle, des personnages à la mine inquiétante erraient, chauffant au soleil leurs membres paresseux, ou buvant, pour se fouetter le sang, si l'air était froid, si le ciel était sombre, une eau de feu mordante. Le plus souvent ils formaient des groupes, causaient de leurs affaires louches, ébauchaient des projets infâmes ou élaboraient des plans dangereux, pour adoucir leur sort et se faire plus large leur part des joies et des richesses de ce monde. Les insensés, qui croyaient amasser par la paresse et jouir par le crime!

Des filles se glissaient dans ces groupes de désoeuvrés: des filles jeunes et vigoureuses parfois, mais déjà marquées du sceau fatal des damnées; des filles le plus souvent dépouillées déjà des charmes de leur jeunesse trop tôt profanée, et portant sur leur figure émaciée, les traces de leur ruine précoce; des filles déjà vieilles aussi, et fatalement rivées à leurs vieilles habitudes mauvaises. Elles poussaient les hommes au vol afin d'avoir des fleurs, des rubans, des bijoux; elles les provoquaient au plaisir afin d'émousser leur énergie et d'en faire leurs esclaves.

Bancalou se dirigea vers l'un de ces groupes, un groupe de cinq individus, sur le bord du plus large de ces étangs creusés par l'industrie. Ils entouraient un superbe panier de provisions qui avait été volé sans doute à quelque joyeux pique-nique de l'île ou de la montagne. Ils regardèrent Bancalou qui s'approchait lentement, cherchant d'abord à les reconnaître. Ces habitués des carrières se tenaient un peu pour les membres d'une même famille; ils n'étaient pas des étrangers les uns pour les autres, et ils ne sympathisaient pas toujours fort profondément, du moins ils ne se haïssaient point et ne cherchaient point à s'éviter. Parfois cependant un couteau se plantait dans une gorge ou une balle traversait une cervelle; c'était quand une femme avait allumé la jalousie. Comme la louve ou la lionne elle se donnait au plus cruel ou au plus fort, et elle s'enivrait de sang, croyant s'enivrer d'amour.

Bancalou sentit tout à coup une angoisse.

--C'est elle, se dit-il tout haut.

Elle, c'était une grosse fille aux flancs larges et à l'épaule ronde. De son bras gauche elle entourait le cou d'un jeune homme, et de sa main droite elle lui faisait boire un verre d'une liqueur qui devait être agréable, car elle la partageait avec lui. Il prenait une gorgée et ensuite elle portait le verre à ses lèvres et savourait à son tour la douce boisson. Ils burent ainsi jusqu'à la dernière goutte. Alors ils se levèrent et se mirent à courir sur les pierres et sur l'herbe, se sauvant et se poursuivant pour avoir le plaisir de se rejoindre. Bancalou s'arrêta.

--La gueuse! gronda-t-il.

Et il évoqua le souvenir de la chaste et jolie Lucette, la jeune organiste de Saint-Ixe, qui avait réveillé son âme, un instant, de Lucette qui s'était glissée soudainement comme un ange du ciel, entre le crime et lui, et l'avait empêché de commettre un sacrilège. Il comprit l'abîme qui séparait ces deux âmes, l'âme de la prostituée et l'âme de la vierge, et il se sentit honteux d'avoir tant sacrifié à la cupidité des femmes perdues. Il se sentit rehaussé déjà, rien qu'en inclinant son front stigmatisé devant l'image de l'innocence.

Cependant l'aiguillon de la jalousie le piqua de nouveau. Au fond, c'était la vanité blessée. Il y a souvent beaucoup d'orgueil dans l'amour. Même dans les amours canailles des grossiers esclaves des sens, il y a de l'orgueil. Il hésitait, ne sachant s'il devait aller les souffleter tous deux, elle et son amant d'occasion, ou bien s'il devait la fuir, la mépriser, l'oublier.

Tout en écoutant les suggestions diverses de son âme, il marchait. Il marchait lentement tournant le dos aux carrières et regardant la ville dont le bourdonnement arrivait jusqu'à lui comme le grondement d'une immense fournaise. A mesure qu'il s'éloignait, la tempête s'apaisait en son coeur, et il sentait se dénouer la chaîne lourde qui l'attachait à cette fille. Il allait plus vite, maintenant, et se trouvait plus libre.

Tout à coup deux bras l'enlacèrent et une voix grossière lui cria:

--Viens donc, toi, c'est toi que j'aime...

Bancalou se retourna vivement. Il prit un air fâché, mais c'était de la ruse, car cette parole le flattait. Déjà il songeait à pardonner.

--Tu me prouves ton amour d'une façon singulière, remarqua-t-il. Tu rigoles avec le premier venu et n'importe où.

--C'est mon cousin Docité... Je ne pouvais pas refuser...

--Ah! si c'est ton cousin Docité, c'est différent... Vous pouvez boire dans le même verre et dormir sur la même paille.

--Allons! ne te fâche pas, il faut bien s'amuser un peu.

Dans tes voyages, toi, ne m'oublies-tu pas aussi, des fois? dis...

Quand tu vois une belle personne, l'amour ne se réveille-t-il pas? C'est tout naturel, et je ne te le reproche point.

--C'est vrai, fit Bancalou rêveur, c'est vrai... Seulement, le respect accompagne l'amour.

Il songeait encore à Lucette Longpré, la fille de Pierre. Il continua:

--J'en ai vu une fort belle à Saint-Ixe. Jamais de ma vie, je n'avais éprouvé ce qu'elle m'a fait éprouver... Oh! si tu la voyais!... Quelle figure angélique et quels regards troublants! Elle doit lire jusqu'au fond des coeurs.

--Pourquoi ne l'as-tu pas amenée avec toi? Elle devrait venir à la ville; elle ferait fortune ici, dans la haute... répliqua la fille, un peu moqueuse, un eu froissée.

Et Bancalou acheva amèrement:

--Oui, elle ferait fortune, peut-être, mais pas de la manière que tu pense. Elle ne nous ressemble en rien... La haute qu'elle fréquente, c'est celle dont nous avons peur... On y pratique toutes les vertus. Nous autres, nous sommes entrés dans l'armée du mal, et la consigne, c'est: Marche dans le bourbier!

Elle ne comprenait pas.

--Viens donc t'amuser, dit-elle il y a des provisions pour dix... des liqueurs fines, mon cher... Un panier que Chose a trouvé dans une voiture, à la porte d'une maison de la rue Sherbrooke.

Bancalou se laissa persuader. Il valait mieux vivre en paix avec tout le monde, se disait-il, pour excuser sa faiblesse.

Les autres avaient allumé un petit feu sur une large pierre, pour faire cuire des aliments ou pour le plaisir de voir s'élancer le dard aigu des flammes et d'entendre le pétillement gai des ramilles. Bancalou reconnut son rival et le salua en riant, pour lui faire comprendre qu'il n'était pas fâché, et qu'il ne tenait pas tant que cela à la demoiselle. Il dissimulait. S'il n'avait pas eu l'avantage, s'il n'avait pas été le préféré, le dépit lui aurait fait faire des sottises.

--As-tu encore de cette bonne liqueur qui se boit à deux? demanda-t-il au jeune homme.

--Finette a bu la dernière goutte, répondit Docité, mais il y a autre chose Le panier est garni.

Finette, c'était la grosse fille aux joues encore sanguinolentes.

Ils burent à la bonne amitié. Finette attisait le feu, regardait tour à tour, à la dérobée, Bancalou et Docité comme pour leur dire qu'ils pouvaient compter sur sa fidélité...

--Jamais on ne me fera croire que le feu de l'enfer est plus chaud que ça, fit-elle, en brandissant un tison enflammé... Je ne pourrais pas l'endurer... Et toi, Docité?

--Il n'y a pas d'enfer, affirma le jeune homme... C'est pour nous effrayer qu'ils disent cela.

--Ne parlons pas de ces choses, conseilla Bancalou... L'enfer, c'est déjà y être un peu que d'en parler.

--S'il faut y aller, repartit la fille, que ce ne soit pas pour rien, ni de sitôt... Amusons-nous, faisons les fous, et mourons...

Une flamme avait léché sa robe légère et montait déjà jusqu'à sa poitrine. Elle poussa une clameur aiguë. Tous les groupes dispersés sur le vaste champ regardèrent terrifiés, puis ce fut un élan vers la malheureuse qui courait follement traînant des panaches de flamme, hurlant levant les bras au ciel.

Bancalou voulut la saisir, elle lui échappa.

--Jette-toi à terre!... Roule-toi dans l'herbe!... A l'eau! à l'eau! Dans la carrière!... criait-on.

Elle n'entendait rien. Tout à coup elle tomba. On crut que c'était fini. Elle se releva. Sa chevelure brûlait maintenant et des loques de feu tombaient partout sur son passage. C'était épouvantable. Ses hurlements ressemblaient aux cris des bêtes féroces. Elle ne savait plus où elle courait, ne voyait plus rien, ne comprenait plus rien. Elle passa sur l'écore de la carrière, courant si vite que personne ne pouvait la suivre. Tout à coup elle disparut. On entendit le bruit d'une chose lourde qui tombait dans l'eau. Quand on fut sur le bord de la mare profonde, l'eau troublée laissait remonter à la surface noire des bulles brillantes, et des orbes nombreux, roulant les uns dans les autres, et s'élargissant sans cesse, allaient se perdre au large ou se briser sur les aspérités de la paroi.

Elle ne reparut point.

Bancalou reprit le chemin de la ville à pas lents, les yeux mouillés de pleurs et l'âme brisée par l'émotion. Et cette pensée absorbante lui revenait toujours: Y a-t-il un enfer?... Y a-t-il un enfer?... Et s'il y en a un...

Et avec l'image horrible de cette fille de joie qui venait de mourir si lamentablement, passait devant ses yeux, comme un galbe de sainte, la vision chaste de Lucette: Enfer et Ciel!

Ce soir-là, il s'enferma dans sa petite chambre et ne vit personne. Le lendemain il dit à ses complice qui l'attendaient anxieux.

--Il n'y a rien. Je ne connais pas d'église plus pauvre dans tout le diocèse de Montréal; et vous savez s'il est grand!...

--As-tu regardé consciencieusement? Je tiens pourtant mes renseignements de bonne source, dit Fildoux, le plus redoutable de la bande.

--J'ai même trempé mon doigt dans le bénitier... pour dire que je fourrais mon nez partout, affirma Bancalou avec un éclat de rire.

Il voulait cependant se ménager les sympathies des brigands et il ajouta:

--J'ai une autre affaire. Je connais un particulier qui a de l'argent, et entre autres choses, une montre d'or à répétition, qui vaut au moins deux cents piastres... plus que cela avec la chaîne et la breloque.

--Pourquoi n'as-tu pas fait une visite au bourgeois pendant que tu étais dans la paroisse?

--Parce qu'il était allé chez le notaire de la paroisse voisine, pour faire un paiement, et qu'il avait emporté son argent sans doute.

C'était un mensonge d'occasion. Il avait bien pensé à dévaliser le riche habitant, et cela faisait partie de son programme, seulement, il voulait le faire à son profit et sans en parler aux autres... Les accords touchants de l'orgue, les yeux pénétrants de la musicienne, les souvenirs de l'enfance, tout lui avait fait oublier ses desseins coupables, et il était revenu à la ville la conscience pas plus chargée qu'au départ.


VI

AUTOUR DE L'ENCLUME

Quelques jours après la fête de l'Assomption, Zidore Tourteau se rendit au village, chez le forgeron Jean Larose, pour faire examiner les pieds de son cheval qui clochait souvent. Il faudrait probablement retailler la corne et poser un fer ou deux. Jamais il ne faisait mettre à la fois les quatre fers, cela coûtait trop.

Il entendit de loin retentir l'enclume sous le marteau. Les coups tombaient drus comme les fléaux des batteurs de grain, et un tintement métallique, rapide et mesuré, traversait gaiement l'air calme pour s'éteindre aussitôt.

Ils étaient deux qui forgeaient, le père et le fils aîné. Un autre, le deuxième des garçons limait, à l'étau, des pièces pour les voitures, et sa lime stridente faisait courir des frissons sur les dents.

--Toujours à la besogne, dit Zidore en entrant.

--Faut bien.

--C'est mieux, le pécule s'arrondit.

Les forgerons, bras nus, noirs de charbon, continuèrent à frapper dur, car il ne fallait pas laisser refroidir le fer qui se tordait sur le milieu de l'enclume, rouge comme les serpents de l'enfer des imagiers. Les flammèches d'or s'envolaient du métal battu comme des lucioles affolées.

--C'est pour ton moulin à battre, dit enfin le patron, en déposant son marteau auprès de la barre de fer qui reprenait sa rigidité.

--Un essieu pour la grosse roue, ajouta le garçon.

--Je connais ça, répliqua Tourteau, ce n'est pas ce qu'il y a de plus malaisé à faire... L'essentiel c'est que l'engrenage soit parfait.

--L'engrenage, c'est l'affaire du fondeur, observa le garçon.

--Tout sera-t-il prêt pour la récolte, demanda Zidore?

--Nous n'avons pas coutume de tromper les gens, reprit le père; tout sera livré au temps dit, et si tes ouvriers en bois font diligence, ton moulin tournera au vent à la Saint-Michel.

--J'en serai bien aise, car je suis fatigué du fléau.

--Et c'est si long.

--On passe l'hiver dans la grange, quoi! eh pan! eh pan! eh pan! sur les gerbes étendues dans l'aire, le dos courbé, les pieds emmitouflés, le front en sueur... Je serais curieux de savoir combien il faut de coups de fléau pour égrainer une grange comme la mienne.

--Vous vous faites aider, alors? demanda le fils.

--Quelquefois, sans doute, mais Dieu merci! je fais tout seul ce qu'il est possible de faire, et plus de cent fois mon fléau a retenti sur les beaux épis de blé, depuis trois heures du matin jusqu'à neuf heures du soir... Le temps de prendre une bouchée, voilà tout.

Et il ajouta avec un rire amer:

--L'argent qu'on donne ne revient pas.

--Voici qui est assez gros pour tenir ton moulin quand il faudra l'arrêter, dit le forgeron, en montrant une lourde chaîne.

--Bah! répondit Tourteau, ce serait une dépense inutile, j'en ai une bonne.

Le curé passait. Un vieillard à cheveux blancs, un peu courbé, mais l'air digne et bon des véritables apôtres. La porte de la forge était grande ouverte, le feu brillait encore sous l'haleine du soufflet, dans le coin de la cheminée. Il jeta un coup d'oeil du côté des travailleurs et ralentit sa marche.

--Bonjour M. Le curé, fit le jeune forgeron.

Il était assez familier avec le vieux prêtre, car depuis longtemps il chantait au choeur avec son père.

Le curé qui voulait se reposer un instant d'une heure de bréviaire pieusement récité, et d'un quart-d'heure d'ennui causé par une dévote qui s'obstinait à lui demander la création d'une société de zélateurs des deux sexes, pour la protection de la morale en général, et l'abolition de la danse en particulier, entra dans la boutique, saluant avec politesse et souriant avec bonté. Zidore Tourteau dit alors:

--Veux-tu examiner les pieds de mon cheval, Larose; je suis un peu pressé.

--Toujours pressé, toujours pressé, mon cher Zidore; tu n'auras pas le temps de mourir, c'est sûr, observa le curé.

--Dans tous les cas, monsieur le curé, le plus tard possible.

--As-tu peur de n'être pas aussi bien là-bas? Il ne faut pas s'effrayer inutilement, va; le bon Dieu reconnaîtra bien ses braves amis de Saint-Ixe.

--J'espère qu'il se souviendra de m'avoir entendu chanter la messe et les vêpres, fit Larose père.

--Il n'entend peut-être pas partout d'aussi belle voix, répliqua le vieux prêtre, souriant.

Puis il ajouta.

--L'essentiel, c'est que le motif soit pur et la volonté, sincère. Toutes les voix qui chantent pour le ciel sont belles et tous les coeurs qui aiment Dieu sont beaux.

René, le fils aîné du forgeron s'approcha du cheval pour voir s'il fallait retremper les fers ou les remplacer. Une jeune fille venait sur le trottoir, de l'autre côté du chemin... Elle était assez grande, un peu frêle, et fort jolie. Elle tenait un rouleau de papier à la main, et s'en servait par moments, comme d'un flageolet rustique, pour jeter au vent des petites notes gaies. Le jeune forgeron qui venait de saisir le pied du cheval, frappait avec un léger marteau sur le fer mal cloué.

--Frappez en mesure, monsieur René, lui cria la jeune fille, et elle s'arrêta.

Il se releva, et le cheval, ennuyé, piétina le sol en hennissant de plaisir.

--Le fer d'un cheval ne sonne pas comme la corde d'un violon, répondit le vaillant ouvrier.

Il était un peu musicien. Il faisait danser la jeunesse dans les veillées d'hiver, et quelquefois, aux fêtes de première classe, à l'église, il jouait un motif religieux.

--Venez-vous à la répétition, ce soir?

--Je l'espère bien, mais il sera tard peut-être; nous avons beaucoup d'ouvrage.

Tourteau, qui avait suivi René dehors, dit à mi-voix:

--Prends garde de négliger le travail pour aller chanter, mon garçon.

Le curé était debout dans la porte avec le père Larose.

--C'est notre nouvelle organiste, dit-il, elle a beaucoup de talents.

--Oui, répondit le forgeron; et elle accompagne bien surtout; mais un homme seul pourrait, sans fatigue, faire valoir toutes les qualités de notre orgue.

La gentille musicienne continua son chemin, en portant à ses lèvres fraîches le papier roulé, afin de se donner un peu de contenance et d'oublier qu'on la regardait.

--Quel est le nom de cette belle jeunesse, demanda Zidore à René?

--Vous ne la connaissez pas? c'est la fille de Pierre Longpré, Lucette.

Zidore ne dit rien d'abord. Il parut surpris. Un instant après il reprit comme sortant d'un rêve.

--Ah! c'est elle, la petite Lucette! Je ne l'aurais jamais reconnue... Pierre Longpré élève des demoiselles, à ce qu'il paraît; il ferait peut-être mieux de payer ses dettes.

--Ce serait mal de refuser l'instruction à une personne si bien douée, si sage et si heureuse de travailler, répliqua le curé qui avait entendu la vilaine remarque de son paroissien.

Zidore n'était pas homme à se déconcerter pour si peu, et il avait la réplique des esprits pervers.

--Les ignorants vont au ciel comme les savants, je suppose, monsieur le curé.

--Oui, repartit le prêtre, et les riches comme les pauvres, quand ils font la volonté du bon Dieu.

Le curé n'avait pas envie d'entamer une discussion avec ce citoyen revêche et retors. Il dit quelques mots cependant pour vanter les bienfaits de l'instruction, et louer les parents qui font des sacrifices pour rehausser le niveau intellectuel de leur famille. Puis, revenant à Lucette Longpré, il dit qu'elle se destinait à l'enseignement, et que l'an prochain, elle serait l'institutrice du village. Il voudrait bien que toutes les jeunes personnes fussent, comme elle, pieuses, douces et laborieuses.

--Mais, monsieur le curé, observa Tourteau qui s'approchait du vieillard, un fillette come cela aura du fil à retordre avec nos pendards de garçons.

--Je sais qu'un homme inspire plus la crainte et peut se faire obéir plus sûrement. Il fera passer l'élève récalcitrant par la fenêtre, s'il en est nécessaire. Mais que les père ordonnent à leurs enfants de travailler, de respecter la pauvre jeune fille qui se sacrifie pour eux, et de lui obéir fidèlement, et la paix régnera dans l'école, l'institutrice se sentira forte malgré son jeune âge et ses frêles épaules, et les enfants seront enchantés un bon jour, de se surprendre à rêver de choses honnêtes et d'actions vertueuses.

--Au reste, mon cher Zidore, ajouta le forgeron as-tu oublié que l'an dernier, quand il s'est agi d'avoir un instituteur diplômé, tu as dit qu'il n'était pas nécessaire de payer un homme pour enseigner le catéchisme et la bi, bo, bu, à nos petits enfants, une jeune fille ferait tout aussi bien l'affaire et coûterait beaucoup moins.

--C'est qu'on voulait payer trop cher... On engage comme ça, sans marchander... je n'ai pas d'argent à gaspiller, moi, que diable!

René le jeune forgeron, rentra dans la boutique:

--J'ai "déchaussé" votre cheval, dit-il à Tourteau, d'un ton badin, les fers sont usés, à profit; on ne voit plus les crampons... la corne a poussé et s'est brisée... Il faut tout remettre à neuf... tout, excepté le cheval.

--Tu n'es pas sérieux, mon garçon, des fers de l'automne dernier... Mon cheval ne marche pas plus qu'un autre... C'est à qui me tondra le mieux... Remets les fers aux pieds de ma bête, mon garçon! je les ferai resserrer aux premières neiges, quand il faudra des crampons pour la glace....

--Avez-vous entendu dire, demanda le curé, que Louis Dupont, du rang d'en haut voulait vendre sa terre et s'en aller aux États-Unis?

--Oui, en effet, répondit le vieux forgeron, quelqu'un a parlé ce cela ici.

--Il fait bien, affirma Tourteau, la vie est dure ici; on travaille comme des mulets et on reste pauvre comme du sel. Il a des filles, elles travailleront dans les manufactures. Il vivra les bras croisés.

--Ce n'est pas la vie d'un homme de coeur, rétorqua le vieux prêtre, et la manufacture, pour les jeunes filles ça ne vaut pas le potager.

--Dupont est voisin de Longpré, je crois, reprit le rude habitant, en s'approchant de l'enclume.

--Voisin de Longpré, oui... Une bonne terre, mais peu défrichée, répondit René.

Le gros soufflet envoyait de temps en temps une pouffée d'air chaud dans le charbon de bois, pour l'empêcher de s'éteindre.

Le curé reprit le chemin du presbytère. Les forgerons remirent au feu la pièce de fer et le soufflet de nouveau bourdonna comme un tonnerre qui gronde.

--Savez-vous le prix qu'il demande pour sa terre, Dupont? questionna Zidore en montant dans sa voiture.

--Non, mais pas cher, bien sûr, car il faut qu'il vende...

--J'aimerais bien à devenir voisin de Longpré, ajouta-t-il avec un mauvais sourire.

Et il partit.


VII

PREMIERE VISITE DE BANCALOU A ZIDORE

A mi-chemin entre l'église et la maison de Zidore Tourteau, une grande croix de bois ouvrait ses bras au-dessus des champs. En été, les hirondelles qui avaient leurs nids dans le voisinage, lui faisaient, en voltigeant à la file, des guirlande mouvantes et gracieuses, et les villageois dévots venaient souvent s'agenouiller sur la pierre qui l'entourait d'un parquet rustique. Les passant la saluaient avec respect. Zidore Tourteau lui-même, malgré ses airs arrogants et son manque de foi, ne pouvait s'empêcher de porter la main à son chapeau quand il passait devant! Oh! un simple geste; jamais il ne se découvrait. Il saluait le bon Dieu, mais ne lui parlait point.

Vers le milieu de septembre il revenait de la forge avec les pièces de fer que le forgeron lui avait confectionnées pour son moulin à battre, et il repassait pour la centième fois, dans sa mémoire, ce que ça lui coûtait, lorsqu'il vit un homme s'arrêter devant la croix comme devant un objet de curiosité.

--En voilà un qui s'amuse de peu, se dit-il.

Cet homme regardait le vol des oiseaux. Il ne songeait nullement au mystère d'amour du calvaire. Quand Tourteau ne fut plus qu'à petite distance de lui, il s'agenouilla.

--C'est un fou, pensa Tourteau, un fou ou un hypocrite. Le monde en est plein, d'hypocrites.

Le cheval marchait à petits pas avec sa charge lourde, sur un chemin semé de cailloux. Il passa devant la croix. Le pieux personnage tourna la tête et regarda curieusement. Zidore eut un mouvement de surprise.

--Diable! c'est lui, murmura-t-il.

Il secoua d'un coup sec les guides sur la croupe de son cheval pour lui faire comprendre qu'il devait se hâter davantage.

--Beau poil cache vilaine peau s'écria l'individu agenouillé au pied de la croix.

Et il se leva, se frotta les genoux pour effacer l'empreinte de la poussière, et se dirigea vers la voiture qui s'éloignait toujours.

--Zidore, cria-t-il encore faut couper l'arbre avant de brûler la bûche... Ne me reconnais-tu pas, l'ancien?

Le cheval allait toujours, et la charrette se heurtait aux pierres ou criait en tombant dans les ornières.

--Attends-moi, par tous les saints des Champs Elysées! Je suis fourbu comme une ombre du Tartare!... J'arrive de la ville d'une seule haleine, pour te serrer sur mon coeur... et te demander de l'argent, acheva-t-il à demi-voix.

Zidore arrêta son cheval et dévisagea le malencontreux ami, faisant semblant de ne pas le reconnaître.

--Que me voulez-vous? demanda-t-il durement.

L'autre se mit à chanter:

J'veux épouser ta fille

Pour avoir ton argent

Je n'aurai pas d'famille

J'suis ben trop négligent...

Tiens! jette-moi ta bourse,

Tu vois comm' je suis nu,

Et j'm'en r'tourne à la course

Aussi vit' que j'suis v'nu.

--Embarque, dit Zidore bien malgré lui, embarque, canaille de Bancalou!

Chez nous, fils de navigateurs nous embarquons dans une voiture sur les chemins comme dans un bateau sur les rivières, et je crois bien que nous ne débarquerons pas de sitôt.

--Ah! tu me reconnais enfin! Tes yeux sont encore bons; tu vois loin dans le passé.

Il monta d'un bond sur le brancard de la voiture et s'assit à côté de Tourteau.

--Donne-moi la main, fit-il en tendant la sienne:

Main droite et bouche ronde,

Avec ça cours le monde.

Elle était rouge sa main, et teinte par l'écorce de pruche. Il avait certainement travaillé chez les tanneurs. Zidore la serra avec une feinte cordialité, il aurait mieux aimé lui serrer le cou.

--Comment va le métier, demanda-t-il, fais-tu de l'argent?

--Faut-il que je te chante encore mon couplet, répondit le survenant?

Le métier est à l'eau... Quand on ne peut pas garder le veau on prend la peau, pas vrai? et quand on ne peut pas garder la peau, on prend le poil, pas vrai?... J'en suis là. Quoi faire maintenant? C'est le "hic", comme on disait au séminaire.

--Faut travailler quand même, et ménager, dit Zidore.

L'autre le regarda dans les yeux, puis éclata de rire.

--Travailler et prier, tu devrais dire, je ne travaille pas, mais je prie.

Autrefois, tu sais, je ne priais pas et je travaillais. Ça ne m'a pas réussi, et j'ai modifié mon système. C'est pour cela que tu m'as vu gémir au pied de la vieille croix noire où les mères conduisent leurs innocents gamins.

--Moi, c'est le contraire, je prie peu et je travaille beaucoup.

--Et ça te va?... tu réussis?

--Assez bien.

--Ça dépend des milieux alors, faut croire. Je vais tenter l'épreuve ici, près de toi, si tu veux me prendre à ton service.

--Je n'ai besoin de personne maintenant, mes travaux sont à peu près finis.

--C'est moi qui ai besoin, il ne faut pas intervertir les rôles.

--Tu n'as donc pas su faire profiter tes économies?

--Ah! j'ai connu de beaux jours, et je n'ai pas su les faire durer!...

C'est quand les mouches la piquent que la vache sait ce qu'elle perd en perdant sa queue.

--Jusqu'où te rends-tu?

--Jusque chez toi. Cette fois-ci j'ai du loisir. Quand je suis venu, à la Saint-Pierre, j'en ai été empêché... Tu te souviens, je t'ai écrit. A propos, ne fais pas de bêtise; c'est une femme de mérite, la Michel Vallier, et elle sera veuve à la chute des feuilles.

Zidore Tourteau pâlissait et le dépit le faisait grincer. L'ancien le tenait de son amitié collante comme une glue et insolente comme une maîtresse. Il resta quelques instants silencieux et morne. Il avait envie de jeter le fâcheux en bas de la charrette, sur les roches du chemin. Oui, mais...

Il y a d'amers moments dans la vie de ceux qui n'ont pas toujours marché droit. Tôt ou tard ceux qui les ont aidés à faire le mal se lèvent contre eux. Ils sont, ces anciens compagnons, comme des spectres qui passent menaçants dans les cauchemars de leurs nuits. Ils roulent devant leurs pas, sur la route où ils cheminent sans soucis, la pierre inattendue qui les fera tomber.

La voiture s'arrêta. Zidore était rendu chez lui. Il aurait voulu marcher encore, ne jamais arriver.

--C'est ici que tu caches ta vertu? demanda le fâcheux.

--Est-ce ici que tu voudrais cacher tes vices, toi? répliqua Zidore, avec un rire forcé.

Il ajouta:

--Tu vas m'aider à mettre ces choses dans le hangar.

Il parlait des pièces de fer pour le moulin. Le petit garçon vint dételer le cheval et l'envoya en liberté dans la prairie. Les deux hommes entrèrent.

--C'est un ami de la ville, dit Zidore à sa femme, en montrant sont compagnon.

Madame Tourteau salua et répondit:

--Ceux que tu amènes ici sont toujours les bienvenus.

Elle savait le contraire. Il n'invitait jamais de bon gré. Il n'offrait l'hospitalité qu'à son corps défendant. Et cet ami ne s'en retournerait pas dans la soirée. Il allait passer la nuit ici, souper aujourd'hui, déjeuner demain... et qui sait?... Mais il finirait bien par s'apercevoir que sa présence est fort gênante.

Elle continua à vaquer à ses occupations. Zidore passa près d'elle.

--Pas plus que de coutume sur la table, fit-il d'une voix presque menaçante.

Au souper, il n'y avait qu'une soupe aux pois, le reste du midi, du pain assez dur et du lait sans crème.

Tout le monde était en appétit, et il fallut rapporter du lait et du pain. Bancalou affirmait qu'il n'avait jamais si bien mangé. C'était ça qu'il aimait, du pain de blé, du lait pas trop riche... la viande, il s'en était déshabitué, à cause des microbes... Il était gai, un peu cynique. Zidore riait de temps en temps, entre deux éclairs de colère.

Ce damné chenapan allait-il se rendre maître dans sa maison maintenant?... Et puis, il ne se gênait pas pour faire de l'oeil à sa femme. Elle était bien honnête, sa femme et ne paraissait pas comprendre le manège canaille de son hôte. Mais enfin, elle n'était pas de bois. Une bonne raison pour le mettre à la porte, le mal léché. Oui, mais...

La nuit survint et tout rentra dans le silence, même le coeur douloureusement ému de Zidore Tourteau.


VIII

MADEMOISELLE LUCETTE LONGPRE

Le matin se leva radieux. Un brouillard léger étendait sur la rivière un voile blanc, doux à l'oeil comme un repli de satin. Quelques oiseaux jetaient des notes éveillées dans la fraîcheur des bois, et les feuilles tour à tour détachées des rameaux tombaient une à une, un peu partout, sur la mousse du sol vierge.

Zidore Tourteau s'en était allé à sa grange, sous prétexte de travailler, mais en réalité pour s'éloigner de Bancalou et lui faire comprendre qu'il devenait un embarras. Bancalou partit de son côté, et prit par les champs. Il aimait la flânerie entre les repas, disait-il. Ça lui allait à merveille On aurait pu croire qu'il prenait un malin plaisir à contrarier son ami.

A l'angélus du midi, la table fut servie de nouveau pour quatre personnes. Bancalou ne s'était pas trop éloigné. Il rentra avec une faim de moine.

--La campagne m'est tout à fait favorable, disait-il à Zidore, en frottant l'une contre l'autre ses mains rougies par le tan, et je crois que je ne ferais pas d'y revenir manger mes rentes... ou les tiennes.

Zidore ne riait pas.

Une voiture s'arrêta à la porte. Deux personnes mirent pied à terre, une jeune fille et un petit garçon.

--Qui est-ce qui nous surprend ainsi? demanda madame Tourteau, en regardant par la fenêtre.

Tiquenne se hâta de répondre:

--Je les connais; c'est l'organiste avec son petit frère. Il a marché avec moi pour la première communion le printemps dernier. Je l'ai battu deux fois; c'est pour ça que j'ai été renvoyé.

La jeune fille entra. Elle parut un peu intimidée, mais salua tout de même d'une façon gracieuse. Madame Tourteau lui offrit une chaise. Zidore ne bougea point! Bancalou la regarda en faisant claquer sa langue comme pour lui dire que ce serait un fruit savoureux.

Tiquenne sortit et engagea la conversation avec son compagnon de catéchisme.

--Voulez-vous dîner? demanda la femme.

Lucette remercia, disant qu'elle se rendant chez l'une de ses tantes, un peu plus loin. Elle voulait seulement dire un mot à Monsieur Tourteau, de la part de son père.

--Oui? qu'est-ce que c'est donc? fit Zidore d'un ton rude.

Elle paraissait hésiter. La femme Tourteau reprit, tout empressée.

--Vous êtes la fille de Mathilde, je crois?... de Mathilde, ma bonne amie d'enfance?

--Oui, madame.

--Et comment est-elle, cette chère Mathilde?

--Pas très bien, hélas!

--Elle a toujours été un peu maladive... On ne peut pas tout avoir...

On entendit des cris à la porte. C'étaient les petits garçons qui se querellaient. Tiquenne voulait prendre la voiture et se promener en attendant Lucette, l'autre défendait à son cheval de faire un pas. Madame Tourteau appela son mauvais garnement de fils, mais il n'obéit qu'à demi. Il se tint sur le seuil de la porte, tout prêt à recommencer.

--Vous avez affaire à moi, Mademoiselle Longpré, dit Zidore d'une voix presque caressante.

Il n'avait pas cessé de regarder la belle visiteuse et sa rudesse fondait.

--Oui, monsieur Tourteau. Voici ce que c'est. Le billet de papa doit être payé à la Saint-Michel...

--Je ne sais pas trop, peut-être.

Il le savait bien.

--Si mon père ne pouvait pas la payer, seriez-vous assez bon, Monsieur Tourteau, pour accepter un acompte raisonnable?

--Ah! ma belle enfant, je ne saurais promettre cela; j'ai moi-même des obligations à remplir cet automne... Je ne puis pas promettre... On verra.

Il aurait voulu se montrer plus froid, plus intransigeant, mais il se sentait désarmé par la naïve enfant. Bancalou regardait Lucette avec un plaisir singulier. Il n'avait pas souvent vu figure aussi avenante, et il se demandait d'où venait ce reflet étrange du regard et du sourire. Il ne connaissait pas les grâces divines de la chasteté. Il avait envie de glisser un mot dans la conversation, pour la retenir plus longtemps et pour taquiner Zidore. Il la reconnaissait bien. C'était elle qui en le captivant par les accords de la musique et les charmes de sa personne, l'avait empêché de commettre un odieux sacrilège.

--Peut-on espérer, Monsieur Tourteau? demanda la jeune fille d'une voix presque tremblante.

Zidore ne répondit point. Il ruminait.

--Voyons, dit Bancalou, montre-toi généreux, tu en as les moyens...

D'une poule on espère un oeuf. Mais d'un veau on espère un boeuf rends donc le billet.

Puis, il ajouta avec un éclat de rire:

--Je crois que je l'ai gratté où il ne lui démange pas.

--Si tu voulais te mêler de tes affaires, gronda Tourteau.

--Il parle des grosses dents, taisons-nous, répliqua Bancalou en regardant Lucette.

--Je dirai à mon père que vous attendrez un peu, n'est-ce pas, Monsieur Tourteau?

--C'est bien sa faute s'il ne peut pas faire honneur à sa promesse, observa le prêteur mesquin.

--Sa faute?... Oh! non, Monsieur. Si vous saviez comme il travaille et comme nous nous privons à la maison!...

--Tout de même, on rend des pains bénits qui coûtent cher.

La jeune fille, un peu surprise, ne répliqua rien.

--On fabrique encore des pains bénits dans la paroisse? interrogea Bancalou...

On passe le chanteau, je suppose.

Quelle belle coutume!... Je plongeais toujours les deux mains dans le panier du bedeau et je faisais le signe de la crois avec chaque morceau pour faire rire le monde.

--Ma petite Lucette, tu reviendras dans quelques jours, dit enfin Zidore, je penserai à cela... Mais c'est toi que je veux revoir. Ton père, je ne lui dois pas grand chose.

--A moi non plus, Monsieur Zidore, remarqua Lucette, toute riante de l'espoir de dire une bonne nouvelle à son père.

--Je te dois de m'avoir fait oublier un instant la présence de ce chenapan, répondit-il, moitié rieur, moitié sérieux, en montrant son voisin de table.

Et Bancalou, toujours de bonne humeur, répliqua:

Qui à son cochon donne

Ne perd pas son aumône.

Passe-moi donc un morceau de pain, il n'est pas bénit ton pain, mais je le digère bien quand même.

Mademoiselle Longpré se leva pour prendre congé, et promit de revenir bientôt. Comme elle ouvrait la porte Tiquenne arrivait grand train avec la voiture qu'elle avait laissée à la garde de son frère. Celui-ci pleurait debout au coin de la maison. Il avait sur la joue une longue égratignure. Tiquenne sauta à terre, un peu décontenancé. Il voulut fuir, mais son père l'appela, et fier de montrer qu'il était un homme juste et capable de dompter les enfants, il lui administra, à l'endroit où le dos change de nom, un coup de pied vigoureux, sans préjudice au pain et à l'eau.

Madame Tourteau observa, en reprenant sa place à la table, que cette jeune personne, la fille de son amie d'enfance, paraissait bien bonne et devait mettre bien de la joie dans sa famille.

--Et c'est qu'elle est belle aussi! s'écria Zidore... Ça va se marier jeune.

--Belle fille et méchante robe trouvent toujours qui les accroche, ajouta Bancalou entre deux bouchées.

Lucette s'en retournait en fredonnant tantôt une chansonnette, tantôt un cantique, tantôt les notes graves d'un hymne sacré. La pensée d'apporter un peu d'espoir à ses bons parents faisait tressaillir son coeur. Il n'était pas si méchant après tout, ce Zidore Tourteau, dont tous le monde parlait mal. Il se laissait toucher par une simple prière... Il avait bien, comme cela, un air dur, une parole brève, un geste impérieux, mais au fond, il ne manquait pas de sensibilité. Il n'était pas injuste; il ne voudrait pas, bien sûr, persécuter son semblable, faire du tort à son prochain. Il allait à l'église. Il entendait les sermons. Il comprenait, comme les autres, les paroles de l'évangile si bien expliquées par le curé...

Ces bribes de réflexions venaient tour à tour, à son esprit, quand elle cessait de chanter... et elle se sentait heureuse de pouvoir penser du bien d'un homme dont elle avait eu peur.


IX

UN BAISER QUI FAIT DU BRUIT

Plusieurs charpentiers travaillaient dans un coin de la prairie, en arrière de la grange. Ils se hâtaient d'achever le moulin de Zidore. Un beau moulin celui-là, avec des ailes que le vent aurait du plaisir à fouetter.

--Savez-vous la chose? demanda l'un d'eux, en se redressant, Madame Zidore...

Il s'interrompit et regarda autour de lui, autant par plaisanterie que par crainte.

--Elle n'est pas ici, je suppose, ajouta-t-il.

-Non, non; elle est allée à l'autre bout de la paroisse avec son gentil mari. Tu peux parler.

--Ils sont allés voir leur terre nouvelle, dit un autre, la terre de ce pauvre Louis Dupont.

--Zidore a acheté la terre de Dupont?

--Oui, pour être voisin de Longpré. Ce malheureux Longpré, je le plains.

--Et Dupont va prendre le chemin des États?

--Sa famille est partie déjà.

Je ne sais pas quand va s'arrêter cette triste procession des nôtres vers les pays étrangers, observa le plus âgé des travailleurs.

--Quand nos gouvernements tendront une main paternelle aux colons.

--La colonisation, affirma un autre, c'est notre unique planche de salut.

--Il ne s'agit pas de cela. François avait quelque chose à nous dire.

--Parle, François, dis de madame Zidore tout le mal que tu voudras, elle ne peut t'entendre.

--Je ne dis jamais de mal de personne, assura gravement un jeune ouvrier, en s'appuyant sur le manche de son herminette.

--Ton histoire?

--Savez-vous que madame Zidore s'est laissée embrasser?

--Par qui? Par toi?

--Non, je n'aurais pas osé... oser.

--Elle est bonne, celle-là, madame Zidore, une scrupuleuse qui ne rit jamais quand on dit une parole un peu... déshabillée.

--Où ça que c'est arrivé, cet accident-là? fit un autre, un loustic, Bébé Ouimet, le garçon d'Epaminondas.

--C'est arrivé entre la huche et la table, dans la maison de Zidore, vers les six heures de la relevée, un jour de la semaine dernière, continua François.

--Il y avait donc des témoins; alors le mal n'est pas grand... le plaisir non plus.

--Tourteau est arrivé pendant que l'embrassade battait son plein.

--Et comment se nomme le coupable?... Non, le chanceux?... Est-il du canton? Est-ce une connaissance, un ami?... Il n'y a qu'un ami pour faire de ces choses.

Les ouvriers prenaient un quart d'heure de récréation. Un peu de rire repose de beaucoup de travail.

--C'est un étranger, paraît-il, répondit François, un écumeur de basse-cour qui s'est réfugié chez Zidore, ne sachant où aller.

--Tu dois être mal renseigné, mon garçon. Tourteau n'ouvre pas sa porte comme cela à tout venant.

--Voilà une petite histoire qui va faire son chemin, on aime tant à médire. Allons, mes enfants, à l'ouvrage, ordonna le chef des ouvriers.

En effet la jolie médisance vola de bouche en bouche.

--Savez-vous la chose, ma chère...? disait la voisine à sa voisine, avec un sourire mordant sur les lèvres.

--Oh! oui! c'est assez plaisant... Elle est pourtant de la Sainte-famille...

--Et de l'Association de prières!

--Du cordon de St-François, s'il vous plaît?

--Mieux que cela, du Tiers-Ordre, ma chère Dame!...

--Et lui, ce gueux-là, il paraît que c'est un rien qui vaille, un aventurier.

--Pas beau du tout...

--Des jambes croches.

--Il y en a qui peuvent enjôler une Sainte Vierge, tant ils ont la langue bien pendue.

--Lui, on ne peut guère le blâmer, il cherchait une aventure, il l'a trouvée.

--On sait bien, les hommes... Le dimanche, à l'église, tout le monde la regardait, les femmes, avec mépris, les hommes avec curiosité. Elle se sentait écrasée sous le poids lourd de tous ces regards mauvais. Elle avait conscience du mépris qu'elle inspirait, sans cependant savoir que la chose était ébruitée, et connue en dehors de sa maison.

--Une jeune fille vint à elle, souriante et pleine de prévenances, et lui parla longtemps devant les femmes, à une réunion de la Sainte-Famille, c'était Lucette Longpré.

Plusieurs pensèrent qu'elle ne savait rien; d'autres s'imaginèrent qu'elle voulait leur faire la leçon, et se mirent à l'égratigner de la langue, d'autres aussi comprirent qu'il ne fallait pas être sans pitié, et que le Sauveur n'avait pas repoussé Madeleine.

Or, voici, ce qui était arrivé. Zidore et Bancalou étaient allés pêcher l'achigan, à une heure de marche de la maison. Un endroit superbe et peu connu. Un secret de Tourteau. C'est là qu'il venait se refaire des dépenses que lui occasionnaient les fâcheux. Le poisson ne coûtait rien. Un peu de temps perdu, c'est vrai, mais, le plus souvent, il envoyait son petit garçon, faire l'approvisionnement nécessaire. Cette fois, il voulut jeter la ligne et montrer à l'ancien comme il savait agacer le poisson et le piquer au bon moment.

Il avait autre chose en tête. La rudesse ne servait de rien avec Bancalou, il fallait changer l'arme d'épaule. Peut-être le bon compagnonnage rendrait-il plus raisonnable cet ami trop attaché, et il ne mettrait plus tant d'objection aux adieux. On lui dirait de revenir, s'il le fallait.

Ils marchaient dans la prairie un peu [---] ou à travers [---] qui paraissait un tapis tissé d'or, superbement déployé entre les clôtures grises, et quelquefois l'un derrière l'autre, ils suivaient l'écore de la rivière, sous les arbres encore verts, par les sentiers tortueux que les troupeaux battaient pour aller boire à la rivière. Zidore dit:

--Nous allons passer quelques heures agréables à la pêche, j'adore ça; le poisson, c'est un régal!

--Pêchons, goret, cochon, cochon,

La vie en l'eau, la mort en vin.

répondit Bancalou, qui avait un proverbe à mettre partout.

--Que diable bredouilles-tu là? Tu ne t'es donc pas corrigé de ta manie? fit Zidore.

Ils arrivaient sur une hauteur d'où le regard embrassait une superbe étendue de champs moissonnés et de pâturages, où les bêtes à cornes faisaient des taches mouvantes, et la petite rivière traversait, en se repliant toujours comme un serpent, cette campagne fertile. Zidore dit à son compagnon.

--Vois-tu, là-bas, à droite, tout près d'un bouquet de sapins, deux maisons, l'une à pignons rouges et l'autre blanche avec aussi en arrière, deux granges?...

--Oui, oui... le père Jérôme Duquet demeurait dans ce canton-là autrefois. J'ai saccagé ses pommiers en passant le soir, quand je travaillais aux récoltes chez Maxime Dufour. Il était mon fournisseur. Je lui vendais les pépins comme une grande rareté. Le bonhomme les semait dans des pots et passait des heures à regarder pousser les pommiers du paradis terrestre. J'appelais mes pépins les pépins d'Ève.

--Justement! c'est sur sa terre que tu vois la maison à pignons rouges. On a rebâti. C'est Pierre Longpré qui demeure là maintenant. Il est marié avec la fille du père Duquet, et il s'est trouvé tout habillé... Mais j'ai commencé à le déshabiller, moi... Il ne rendra pas de pain bénit de sitôt... J'ai acheté la terre voisine et j'aurai la sienne avant longtemps.

--Si tu était garçon, ou veuf, je te conseillerais de prendre sa fille plutôt... Une déesse, mon cher, une Vénus! Tu ne sais pas ce que c'est toi, qu'une déesse, tu n'as pas été au séminaire...

Ils arrivaient à l'endroit de pêche. La rivière faisait une courbe entre deux côtes où pendaient, accrochés par les racines, des sapins rabougris, descendait un rapide en jetant aux cailloux des aigrettes d'écume, et s'attardait, calme, dans une profonde échancrure du terrain.

--Nous y voici, dit Zidore. C'est là.

Et, de la main il montrait, en bas des rapides qui chantaient aux roches luisantes de leur lit, une monotone chanson, la mare sombre où le paresseux courant s'amusait à décrire des ronds qui s'effaçaient toujours.

--Déjà! répondit Bancalou, qui apparemment n'avait pas trouvé le chemin long.

C'est qu'il était un peu préoccupé. La préoccupation ça fait sonner les heures plus vite. Il ne faut pas croire qu'il était venu en villégiature chez son ancien compagnon. L'air pur des champs avec ses effluves d'arômes le laissait assez insensible. Le soleil lui brûlait la paupière, car son oeil s'était habitué à la nuit.

--Écoute, dit-il à son ami, je suis venu vite, j'ai vu assez, je vais dormir. Pêche, toi, et ne te laisse pas prendre par le poisson. Tu vas me prêter ta montre.

--Pourquoi ma montre? demanda Tourteau inquiet.

--Pour voir l'heure où il faut que je m'éveille...

--Je te réveillerai... Nous partirons dans une heure, si tu veux.

--Je pense que tu mets en doute mon honnêteté proverbiale, répliqua Bancalou.

Zidore regrettait d'avoir emporté sa montre. Une belle et bonne montre d'or qui n'avançait ni ne retardait. On pouvait s'y fier. Elle ne volait jamais une minute. Il la tira de son gousset, décrocha la chaîne pesante, bien attachée à sa boutonnière, et la donna à son ami. Bancalou l'examina avec curiosité, comme on fait d'une vieille connaissance, regarda l'heure, la mit à son oreille pour écouter le tic tac régulier et doucement sonore, la glissa dans la poche de son pantalon, et alla s'étendre sur l'herbe au-dessous d'une pruche aux grands rameaux soyeux.

Zidore descendit au bord de la rivière par un chemin abrupt, vis-à-vis les rapides, et il jeta aux poissons inoffensifs son hameçon cruel.


X

ZIDORE ENTRE ET BANCALOU SORT

Jamais Zidore n'avait trouvé si peu de charmes à la pêche. Et, comme pour ajouter à son déplaisir, l'achigan, d'ordinaire assez gourmand flairait l'appât sans y mordre. Le temps lui paraissait long, et à chaque moment, par une vieille habitude, il portait la main à son gousset pour en tirer sa montre. Chaque fois, c'était une déception et un juron.

De temps en temps, il se retournait pour chercher Bancalou au sommet de la côte, et toujours son oeil inquiet ne rencontrait que les sapins maigres qui avaient l'air de se moquer, et les taches de sable jaune qui s'agrandissaient à chaque printemps, sous l'action de l'eau, dans le dégel.

Une petite mouche, verte comme une émeraude et légère comme le pollen des fleurs, rasa, de son aile vibrante, l'eau noire du bassin. Je ne sais pourquoi cet homme indifférent aux choses admirablement belles de la nature agreste, pensa alors à Lucette, la brune enfant de Longpré, et la vit, svelte et nue comme l'insecte brillant, voltiger devant ses yeux, dans un rayon de lumière, au-dessus du flot profond qui s'en allait avec lenteur.

Un poisson monta du fond de l'eau, tout à coup, sortit d'un bond de sa retraite impénétrable et happa goulûment la mouche aux reflets de gemme. Cela fit glisser l'esprit de Zidore vers un ordre d'idées funestes. Il resta longtemps à contempler la vision séduisante. Sa ligne allait au fil de l'eau, comme sa pensée au gré de la sensuelle passion. Quand il s'éveilla comme d'un sommeil agréable, il se hâta de remonter l'écore pour rejoindre son ami.

Il avait enfilé, par les ouïes, dans une branche de saule, deux achigans aux flancs plats et moirés.

Sous la pruche feuillue où s'était couché Bancalou, l'herbe était froissée, mais il n'y avait personne.

--Le maudit! grinça-t-il, je m'en doutais... j'aurais dû l'étrangler ou le noyer.

Il prit le chemin de sa maison.

--Le gros poisson mange le petit, avait dit Bancalou, en regardant Tourteau descendre par sauts et par bonds, la côte abrupte de la rivière, et il s'était jeté sur le lit de mousse et de gazon que gardaient de leur grand voile, les rameaux épais. Il n'y resta pas longtemps.

--Mon voyage est assez payé, pensa-t-il, et je puis dire au revoir à l'ancien.

Il se leva, se rendit au bord de la rivière, regarda Zidore qui, debout, tête basse, le regard fixe, attendait patiemment le poisson qui ne se hâtait pas.

--Adieu, mon excellent ami, dit-il, assez bas pour n'être pas entendu... j'emporte ta montre pour voir l'heure des rendez-vous aux carrières... si les temps deviennent trop durs, je l'échangerai contre une croûte de pain.

Comme il arrivait à la maison il rencontra Tiquenne. Il en fut contrarié, car il voulait se faire une petite provision d'oeufs et de poulets, pour son retour, et ce gars qui le suivait partout allait le gêner.

--Tiquenne, mon moineau, ça m'ennuyait de pêcher, lui dit-il, je ne sais pas le tour de la ligne, moi, et quant à m'en revenir bredouille, j'aime mieux que ce soit tout de suite. Va prendre ma place, cours, ton père t'attend.

--Papa m'attend?... Vous êtes bon, vous, de croire que je vais courir une lieue pour me jeter dans ses pattes.

--Faut obéir à son père, mon garçon.

--A mon père, oui, mais pas à vous.

--C'est lui qui te demande.

--C'est vous qui le dites.

--Tu vas être mis au pain et à l'eau.

--Dame! que voulez-vous?... je fais mon noviciat.

--C'est ça, mon petit.

Souffre quant tu seras enclumeau,

Et frappe quand tu seras marteau.

--Y a-t-il loin d'ici à Montréal? demanda l'enfant.

--As-tu envie de te rendre dans la grande ville?

--Pourquoi pas?

--Tu vas t'y perdre; tu es trop petit.

--Est-ce que tout le monde est grand dans une grande ville?

--Tiquenne, mon galopin, tu iras loin.

--Et, je ne reviendrai pas.

--Mais tu as une mère.

--Mieux voudrait n'en avoir jamais eu.

--Tu serais drôle à voir. Va toujours:

Bon temps et bonne vie

Père et mère oublie.

Madame Tourteau sortit à ce moment et l'intéressante conversation fut interrompue.

--Je reviens seul, fit Bancalou, franchement la pêche à la ligne ne me dit pas grand-chose. On ne peut pas choisir; il faut prendre ce qui s'offre. La chasse, par exemple... Oh! la chasse, ça me connaît!... Parlez-moi de tuer une outarde au vol, de faire lever une bécassine, de mettre du plomb dans l'aile d'un canard.

--Il me semble que Zidore aurait dû revenir avec vous, observa la femme.

--Je n'ai pas voulu le déranger. La pêche, c'est son passe-temps favori. Il est familier avec le poisson... S'il pouvait vivre dans l'eau, il serait le plus heureux des hommes.

Ils entrèrent. Lui, il alla s'asseoir près d'une fenêtre, dans une grande chaise. Elle demanda:

--Va-t-il au moins apporter de l'achigan pour le dîner?... Dans tous les cas, ajouta-t-elle, on va dîner un peu tard... Vous avez peut-être faim?... Vous venez de faire une longue marche.

--Bah! j'attendrai bien... Cependant une gorgée de lait m'irait à merveille... une gorgée avec une croûte.

Pendant qu'elle apportait du lait et du pain il demanda:

--Christine Morin est-elle encore du monde?

--Christine Morin? répéta Mme Tourteau, surprise.

--Oui, la fille du père Pierre-Michel qui demeurait dans la petite concession de la rivière.

--Est-ce que vous l'avez connue?

--Si je l'ai connue!... Oh! la! la!

--Etes-vous de la paroisse, vous?

--Moi, je suis né à l'ombre de la croix noire, là-bas... Une bonne place pour prier. Aussi, je ne viens jamais de ce côté, sans m'agenouiller sur la pierre une minute. Pourtant il y a longtemps que j'ai oublié mes prières... Je ne dis pas ça par fanfaronnade... Je sais bien que j'ai tort. Que voulez-vous? Je suis dans l'engrenage du crime... Mais la croix, la vieille croix où ma pauvre mère allait pleurer, le soir, en me traînant par la main, je l'aime toujours.

Si vous êtes parti jeune, vous ne pouvez pas avoir connu bien intimement Christine Morin, la fille du père Pierre-Michel, reprit la femme de Zidore, devenue curieuse.

--Oh! j'avais une quinzaine d'années... et, elle, une dizaine, je suppose. Des amis d'enfance... Nous étions des amis d'enfance.

-Quel est donc votre nom? mon mari dit que vous vous appelez Bancalou, tout court, mais je sais bien que vous avez un autre nom. Il n'y a pas de Bancalou dans la paroisse.

--Je pensais que vous le saviez; je n'ai jamais caché mon vrai nom, c 'est une idée de Zidore, de dire cela. C'est vrai que tout le monde m'appelle Bancalou, et je laisse faire. Ça m'est égal.

--Quand on a un bon nom, on doit le porter avec orgueil, même s'il sonne mal à l'oreille; mais le nom d'un honnête homme ne sonne jamais mal.

--C'est vrai, madame, c'est vrai... Vous avez connu Grégoire Racinot?

--Grégoire Racinot? Je crois bien, c'était notre troisième voisin et mon oncle, par-dessus le marché... le frère de ma mère.

A son tour Bancalou parut étonné. Il regardait avec une fixité inquiétante la femme de son ami, comme pour chercher dans sa figure des traits effacés.

--Seriez-vous une des filles du père Pierre-Michel?

--Je suis Christine Morin, dont vous parliez tout à l'heure...

--Non!... Ce n'est pas possible... Christine?...

Et il la regardait maintenant avec des regards presque attendris.

--Et bien! moi, reprit-il, je suis Charles Racinot...

--Mon cousin! clama la femme, le garçon de mon oncle Grégoire!...

--Ton cousin et ton petit ami d'enfance.

--Et ils se mirent à rappeler les souvenirs anciens.

--Te souviens-tu, dit-il, de nos cueillettes de fraises dans la prairie de Jacques Leblanc?... quand le bonhomme tirait du fusil pour nous effrayer.

--Une fois, ajouta-t-elle, il nous avait ôté nos fraises et il avait tout gardé, fraises et paniers.

--Mais l'automne on se dédommageait bien par nos incursions dans son verger. Si tu as mordu à la pomme, c'est un peu de ma faute... J'allais vendre les pépins au père Duquette Oh! la bonne farce!

--Y a-t-il longtemps que tu as vu ton père? N'es-tu pas venu dans la paroisse quelquefois au moins depuis ton départ?

--Je n'ai pas mis les pieds à Saint-Ixe depuis que j'en suis parti... c'est à dire que j'y suis venu au commencement de l'été, pour la première fois et je n'y ai séjourné qu'un instant.

--C'est mal cela...

--Peut-être... Mon père vit-il encore?... et ma soeur? Et mes frères?

--Tout ce monde-là est plein de vie.

--J'ai été bien oublieux, c'est vrai; j'ai honte de moi.

--Montréal, ce n'est pas loin pourtant.

--C'est vrai, ce n'est pas loin, mais si l'amitié raccourcit les distances l'indifférence les allonge.... Les miens aimaient autant ne pas me voir, et moi, il faut bien l'avouer, j'aimais mieux ne pas me montrer. Vois-tu, je n'ai pas toujours été de la croix de Saint-Louis... J'ai fait des chutes et des rechutes... Si encore j'étais tombé comme Notre Seigneur, sous le poids de la croix, acheva-t-il dans un rire sardonique.

--Il faut avoir le courage de se relever, cousin.

--C'est ce que je fais, cousine, et voilà pourquoi je retombe... Pourtant quelque chose me dit que je finirai par rester debout... Ah! si ma pauvre mère vivait encore!... Enfin, je retrouve une cousine que j'aimais bien.

En disant cela il s'était levé. Il s'approcha de madame Tourteau.

--Après tant d'années de séparation, il est bien permis de s'embrasser, fit-il... Un bon baiser au départ, un bon baiser au retour, ce n'est pas de l'abus, ça.

Et le cousin et la cousine s'embrassèrent comme de bons parents sans fausse honte et sans mauvaises intentions.

Zidore entrait. Il demeura cloué sur le seuil de la porte. Il n'en pouvait croire ses yeux. Il pâlit de colère et fut tenté de les jeter dehors l'un et l'autre par la fenêtre.

--Canailles! hurla-t-il à la fin j'arrive mal à propos, hein? Vous ne me pensiez pas si proche!...

Bancalou éclata de rire.

--Ecoute, fit-il,

C'est l'amorce qui attire le poisson,

Ce n'est pas l'hameçon...

--Zidore, reprit la femme, un peu mal à son aise, ne me juge pas mal, c'est mon cousin... Tu sais? Charles Racinot, le garçon de mon oncle Grégoire...

--Des cousins comme ça qui nous envoient pêcher pour venir embrasser leur cousine, on n'en a que faire, et plus leurs visites sont rares, plus elles sont agréables. Quant à toi, Christine, je te surveillerai, je te le promets!

Il se doutait bien comment la chose était arrivée, mais il affectait la colère pour se débarrasser de Bancalou. Ça tombait à merveille, Bancalou voulait d'une querelle pour opérer sa sortie. Comme cela, accablé d'injures, menacé de coups, il se sauverait avec la montre, tout en ayant l'air de l'emporter par mégarde. Il est toujours bon de protéger sa réputation, si avariée qu'elle soit.

--On n'outrage pas ainsi un ami éprouvé comme moi, répliqua-t-il avec emphase. Ma vertu vaut la tienne... et si je voulais... zut!... tu sais?

Il fit un geste en se touchant le cou, et s'élança dehors.


XI

LE SONGE DE BANCALOU

Bancalou s'éloignait à pas lents de la maison de Zidore Tourteau. Une blanche lumière tombait du ciel sur la terre à demi-dépouillée. Quelques champs d'avoine et de blé se berçaient encore comme des ondes diaphanes, ou tombaient en javelles pesantes sous l'instrument du faucheur. La paix douce et profonde de cette campagne superbe, la sérénité du ciel, la tiédeur de la brise qui emportait les arômes des bois, émurent un instant l'âme du misérable dévoyé, et il se plut à rappeler les premières années de sa vie si tôt écoulées, si lointaines déjà, avec leurs plaisirs sans remords et leurs larmes sans amertume. Et il les compara, dans son esprit attristé, avec les années lamentables qu'il traversait maintenant. Il regarda d'un oeil d'envie les ouvriers qui accomplissaient honnêtement et à ciel ouvert leur rude et saine tâche. Il fut tenté d'aller à eux et leur dire:

--Donnez-moi ma part d'ouvrage, je veux être un honnête homme.

Une vague de poussière montait de la route, là-bas, derrière lui et s'étendait comme un nuage gris sur les arbrisseaux voisins.

C'était des voitures qui venaient d'une noce, probablement.

La pensée chrétienne qui ranimait son courage et faisait descendre un rayon dans les ténèbres de son âme, s'envola aussitôt, et l'image du plaisir l'absorba à son tour. Il s'arrêta, s'assit au bord du chemin, sur la levée du fossé, auprès de la clôture.

Les voitures défilèrent sous ses yeux émerveillés. Il y en avait plus de trente. Une belle noce comme au temps jadis, alors qu'au lieu de s'échapper sournoisement, comme des coupables honteux, les mariés restaient à festoyer pendant toute une semaine avec leurs parents et leurs amis.

Bancalou ne reconnut pas l'heureux couple qui s'aventurait dans le dédale du mariage, mais il reconnut bien la "suivante", à son oeil noir avec des reflets d'acier, comme une épée, à son sourire franc, à sa figure ovale qui la faisait ressembler à une madone de cuivre doré. C'était Lucette Longpré. Elle était avec René Larose, le jeune forgeron, un gars superbement taillé, l'air solide comme un roc et le parler bon d'un enfant.

Il fut aperçu et tous les regards se fixèrent sur lui à mesure que défilèrent les voitures. Une des femmes lui dit par plaisanterie:

--Vous ne venez pas aux noces?

--Eh! répondit-il, je ne sais pas sur quel pied danser.

--Vous danserez sur la corde, fit un autre.

Les chevaux se mirent à trotter sous les caresse du fouet, et des refrains joyeux montèrent comme des gerbes de la longue file de charrettes et se perdirent au loin avec les chants des oiseaux.

Le dos appuyé aux perches de cèdre, dans l'ombre fraîche, sur un gazon épais, Bancalou se reprit à songer.

--Vous danserez sur la corde... que voulait-il dire, ce farceur-là?... Est-ce un avertissement, une menace, une prédiction?... Que pouvait-il connaître de son existence à lui, Bancalou?... Bah! il ne faut toujours pas se montrer poltron.

Les souvenirs joyeux se mêlèrent aux idées mauvaises; le regret des fautes fut étouffé par l'espoir des plaisirs; les lueurs du passé se perdirent dans les ombres de l'avenir. Il avait peur de la lutte. A quoi aboutiraient ses efforts? Il y a en avait tant qui traînaient dans la misère, leur inutile vertu!... Souvent les bons sont plus malheureux que les méchants... On peut revenir au bien, une fois l'heure des folies passée... Attendons une bonne occasion, et tout s'arrangera.

Il ne connaissait pas la raison de son existence, et ne se souvenait plus des leçons de catéchisme qu'il avait écoutées d'une oreille distraite autrefois. Il repoussa l'une après l'autre ces pensées troublantes, et se laissa aller à une somnolence assez agréable. Peu à peu, faucheurs, moissons, grands arbres, attelages rapides, chansons, gens des noces, tout s'éloigna, se mêla, se fondit dans une brume mystérieuse.

Il dormait.

Un des faucheurs qui coupaient l'avoine dans le clos voisin, s'avança vers lui. Il venait sans doute le chercher pour le faire travailler avec les autres. Le champ était vaste. Après l'avoine, le blé, après le blé, l'orge, et le seigle, et le sarrasin...! Oh! la besogne ne manquerait pas de sitôt.

Le faucheur paraissait, de loin, robuste et replet, mais il perdait en s'approchant ses formes vigoureuses et sa démarche assurée. Cependant, la faux qu'il tenait à la main restait longue et luisante.

Il était maintenant d'une maigreur extrême, et l'on pouvait compter les côtes de sa poitrine, car sa chemise de toile s'ouvrait déboutonnée et glissait de ses épaules.

Bancalou le regardait et commençait à croire à une apparition. Il voulut se lever. Le faucheur passa la clôture d'un bond, avec un bruit sec d'osselets, et se trouva debout sur le bord du chemin devant lui. Ce n'était plus qu'un long squelette sans chair, sans yeux, sans bouche. Des ossements liés les uns aux autres par des jointures arides. Les pieds laissaient sur le sable une empreinte qui ressemblait à la patte d'un oiseau géant. Il tenait dans ses mains longues et crayeuses, la faux toujours prête à trancher.

Mais ce n'était plus le grain mûri par le soleil, qu'elle abattait sur le sol, c'était les hommes. Et, loin derrière lui, dans les champs tout à l'heure fleuris et parfumés, Bancalou aperçut, couchés comme des javelles épaisses, des vieillards aux crânes nus, des jeunes filles aux torses blancs et moelleux, des hommes armés en guerre, des femmes enveloppées de voiles, des enfants avec des ailes aux épaules, comme les anges, et il se prit à frissonner de même que sous une haleine glaciale. Et le spectre lui dit:

--Je suis le moissonneur de Dieu, et le pré que je fauche est grand comme la terre, et ma faux est d'un acier que rien n'entame, et je n'oublie personne.

--Grâce! grâce! supplia Bancalou en joignant les mains, Encore un jour!

Et il ajouta, une seconde après, comme si la terreur l'eut rendu fou.

--Je vais aux noces ce soir... Il faut que je danse avec la mariée... Quelle heure est-il?

Il tira sa montre, la belle montre qu'il avait empruntée à Zidore, et la colla à son oreille pour l'entendre marcher, par petits pas légers, discrets, rapides. Et alors il lui sembla que des hommes élevaient une charpente avec des ossements. Les pièces s'adaptaient mal et ils éprouvaient de l'embarras.

--Il faut pourtant que tout soit fini à huit heures, dirent-ils. Nous avons encore beaucoup de clous à enfoncer. Frappons dru!

Et les coups de marteau étaient rapides comme le tic-tac de la montre.

--Que faites-vous donc, demanda-t-il?

--Un échafaud.

--Un échafaud?

--Oui, un échafaud. Voulez-vous avoir un prêtre?

--Moi? pourquoi?

--Mais pour vous confesser... Vous allez mourir.

--Mourir! je vais mourir!... Ah! mon Dieu!

Et il se mit à trembler de tous ses membres, et ses dents claquaient sinistrement. Et il entendait toujours les coups de marteau qui enfonçaient les clous, et la charpente d'ossements s'élevait vite maintenant. Il regarda l'heure de nouveau. Sept heures.

--Déjà sept heures, gémit-il!

Et il aurait voulu arrêter sa montre. Les hommes riaient en faisant leur ouvrage lugubre.

--Ils rient parce que je vais mourir, pensa-t-il, et il pleura.

Une forme humaine, avec une blessure à la tête, passa devant ses yeux et elle lui dit tristement:

--L'échafaud où tu vas monter est fait de mes ossements.

--Ce n'est pas moi! grâce!... Vous savez bien que ce n'est pas moi?...

Le revenant avait disparu.

--Quelle heure est-il demanda une voix.

Pour arrêter la marche du temps, il voulut briser sa montre. Il la lança contre une pierre, et alors, dans l'éclat sonore du métal qui s'émiettait, il entendit.

--Huit heures!

--Qui donc me sauvera? Qui donc me sauvera?

Et levant les yeux vers l'échafaud il vit, sur la planche fatale, une jeune fille délicieusement belle malgré sa pâleur extrême. Elle dénoua la corde et la jeta loin d'elle...

Lucette! s'écria-t-il...

Et il se réveilla.

--Diable! fit-il, je l'ai échappé belle... Cette maudite montre me ferait pendre, je la rendrai à Zidore.


XII

UNE GIGUE INTERROMPUE

Bancalou vit s'effacer assez vite cette impression de crainte vague causée par un rêve étrange.

Un rêve, cela ne signifie rien, se dit-il, c'est l'esprit qui trotte au hasard pendant que le corps se repose. Cela prouve seulement, que la matière et l'esprit sont deux choses différentes... il n'est ni plus extraordinaire, ni plus dangereux de voir un échafaud en songe, pendant le sommeil, que de le voir en pensée dans l'état de veille. Mais, par exemple, quand on pense volontairement, on arrange ses idées comme on veut.

Une chose l'inquiétait bien un peu cependant et mettait son raisonnement aux abois: c'est que souvent, en rêve, nous voyons des événements qui ne se sont pas encore produits et que rien ne faisait soupçonner; souvent, en rêve, nous entendons des voix absolument nouvelles, tout à fait inconnues... La musique nous apporte des symphonies merveilleusement arrangées, l'éloquence déroule à nos oreilles ou fait tomber de nos lèvres des périodes chaudes et entraînantes, des sensations toutes neuves réveillent en nous, dirait-on, de nouveaux sens. Quelle inexprimable sensation, par exemple, que celle du vol lent, doux, moelleux de notre corps, sur des ailes larges et souples dans un atmosphère de lumière! Et tout cela meurt au réveil! Nous ne pouvons plus saisir les accords qui nous ravissaient; nous ne savons plus électriser les foules; les pages que nous burinions pour la postérité ne sont plus intelligibles. Le sommeil, c'était le triomphe de l'intelligence et l'épanouissement de la félicité, le réveil c'est l'oubli, c'est le travail opiniâtre de la pensée qui recommence.

Mais Bancalou n'aimait pas à courir bien longtemps après les idées. Quand elles venaient à lui c'était bon. Il en prenait une, s'amusait à la caresser un instant, puis il la relâchait comme on fait d'un oiseau qu'on rend à la liberté. Il aimait surtout à rire.

A mesure qu'il cheminait sur la route de sable, le front dans le vent tiède qui venait des prairies, il sentait sa vieille gaieté renaître. Le souvenir de sa cousine, sa bonne amie d'enfance qu'il avait embrassée sur les deux joues; la colère de Zidore qui se croyait gravement lésé dans ses droits et son honneur; le babil de Tiquenne, la pêche avortée, la montre qu'il voulait rendre maintenant, tout cela lui déridait la figure et le prédisposait à la bonne humeur. Il songea à sa famille avec un véritable plaisir, se demandant si son père avait les cheveux blancs, si ses deux frères vivaient sans trop de misère, si sa soeur était mariée... Il n'avait pas eu le temps de s'enquérir de toutes ces choses. Zidore était entré quelques minutes trop tôt.

Pourquoi n'irait-il point passer la nuit à la maison paternelle? On ne le mettrait toujours pas à la porte. Si l'accueil était trop glaciel, il n'y retournerait jamais. Le père vivait peut-être seul... Peut-être aussi, la maison regorgeait-elle de petits neveux braillards et sales, criant la soif et la faim, comme les marmots de son récit au vieux pêcheur de l'île aux Ours.

Il allait s'y rendre, oui... Rien de pressant ne l'appelait à la ville... Ses compagnons pouvaient opérer sans lui. Il commençait à les trouver embarrassants, ses compagnons. Ils l'attendaient sans doute avec impatience, mais cela l'amusait de les entendre gronder comme des fauves.

Il arrivait à un endroit où le chemin se bifurque. D'un côté l'on traverse les champs avec leurs carreaux d'éteule dorée, de trèfle pourpre et de gazon vert, et l'on voit, là-bas devant soi, comme une vague qui se lève tout à coup, le vieux Mont-Royal qui taille dans l'horizon uniforme une large échancrure noire; de l'autre côté, l'on suit un repli de la rivière capricieuse, et l'on voit, échelonnées sur les bords, et pareilles à des voiles qui s'ouvrent au vent, les maisons et les granges d'un petit village. Bancalou tourna le dos à la ville et s'engagea dans la route qui longeait la rivière.

C'était là que demeurait son père.

A mesure qu'il approchait son coeur endormi se réveillait. Son coeur endormi dans une longue indifférence, à la suite de mille fautes qui l'avaient d'abord tourmenté, se réveillait à la vue du foyer d'où jaillissaient mille souvenirs heureux. Une larme mouilla sa paupière flétrie. Il craignait maintenant de recevoir un mauvais accueil; cela lui ferait plus de mal qu'il ne le pensait tantôt.

Il arrivait à la première maison. Il pouvait voir les fenêtres ouvertes formant des taches sombres dans la blancheur du pignon. Il pouvait distinguer les silhouettes des gens qui allaient et venaient. Elle paraissaient claires et vives, à l'intérieur, dans le noir des châssis, obscures ou pâles, dehors, vis-à-vis le lambris peint à la chaux. Des voitures étaient éparpillées autour de la maison et devant la grange comme à la porte de l'église, le dimanche.

--Oh! oh! fit-il, se parlant à lui-même, les gens des noces sont ici... Bonne affaire!... On va s'amuser un brin... Ils vont voir ce que c'est qu'une gigue au bout de mes pieds.

Et tout aussitôt, une effluve de joie glissa comme un souffle corrupteur sur son âme inconstante. Les accords d'un violon arrivèrent à ses oreilles par bribes claires ou sonores, et des ombres poussées par le rhythme, traversaient d'un pas mesuré mais rapide, le vide des fenêtres. Il hâta le pas et se mit à marcher en cadence. Plusieurs jeunes gens causaient et fumaient à la porte de la maison en attendant leur tour de battre du talon le plancher jauni par la lessive.

--Vous m'avez invité, je suis venu, dit-il sans plus de cérémonie.

--Tiens! c'est notre homme de la route, fit l'un des convives.

--Il sait donc sur quel pied danser, remarqua un autre.

--Je le sais si peu que je ne mets toujours qu'un pied à la fois sur le plancher... mais vite... j'essaie l'autre pied, et toujours comme ça... Au reste, si vous me regardez les jambes, vous verrez bien que je danse un peu croche.

Cette répartie fit rire les jeunes gens. Ils l'emmenèrent dans la salle où le cotillon battait son plein, et le présentèrent aux invités comme "l'homme de la route". Il salua en souriant et fit assez bonne contenance.

Cependant on l'examinait un peu, comme on fait d'une bête curieuse, ne sachant trop s'il fallait lui faire bon accueil, ou lui dire bonjour et bonsoir sans lui donner le temps de s'asseoir. Le cotillon compta ses dernières mesures et le "violoneux" déposa son archet.

--Pas encore, dit l'un des jeunes, voici un monsieur qui est entré en passant pour danser une gigue.

Le jour de violon regarda l'étranger, comme pour lui demander si réellement il voulait danser, et il dit, reprenant l'instrument encore vibrant:

--Mon violon a l'âme bonne et moi j'ai le bras solide, à nous deux on peut faire danser le monde.

Bancalou répondit:

--Une gigue seulement pour l'acquit de ma conscience, et le plaisir de mes jambes.

--Priez votre danseuse, crièrent plusieurs voix.

Les cordes sonnaient voluptueusement ébauchant les mesures rapides de la gigue. Bancalou, tout à coup intimidé demeurait immobile debout près de la porte.

--Priez votre danseuse, répétèrent les mêmes voix.

Les jeunes filles riaient. L'une d'elles se hâta de dire qu'elle ne danserait toujours pas. Cela piqua Bancalou. Il retrouva sa verve et son effronterie. Puis scandant ses mots, il répliqua:

Je sais bien voyager sans selle

Je saurai bien danser sans elle.

Un éclat de rire fit retentir la pièce, et le jeune fille rougit au moins autant que si elle eut fait une mauvaise action.

--En avant le violon! ordonna Bancalou, en s'élançant au milieu de la salle.

Le violon ne fut pas long à répondre. L'archet mordit les cordes, en glissant de l'une à l'autre avec une ardeur endiablée, leur faisant jeter, tour à tour, ou à la fois, une gerbe de notes rayonnantes, un flot d'accords entraînants, et le joueur, la tête penchée, l'oeil fixe, le sourire sur les lèvres, semblait écouter l'âme de son instrument docile, et suivre le vol radieux des sons.

Et Bancalou dansait.

Tous les regards étaient rivés sur lui. Il obéissait au rhythme avec une fidélité merveilleuse. La musique semblait l'unique force qui l'animait, et tous ses mouvements difficiles et variés paraissaient être indépendants de sa volonté. Il devenait beau, il devenait extraordinaire. Ses jambes n'avaient plus que des formes harmonieuses; ses pieds voltigeaient comme des ailes qui rasent une surface unie. Les applaudissements éclatèrent.

Le violon s'emporta. L'archet frémit, glissa, se tordit, donnant des baisers délirants, des morsures voluptueuses...

Et Bancalou dansait.

Des cris d'admiration firent trembler la salle. Jamais on n'avait vu un danseur pareil.

Les cordes tendues, vibrantes, chantaient, criaient, pleuraient sous les caresses folles du crin résineux. Tout à coup elles devinrent muettes. S'étaient-elles brisées?

Bancalou ne dansait plus.

Il venait d'entendre un cri, par la fenêtre:

--Le père Racinot se meurt!... le père Racinot va mourir!...

Une autre voiture avec moi!

Vite, sans dire une parole, sans saluer les gens de la noce, il s'élança dehors.

--Un drôle de corps, murmurait-on... un homme du cirque bien sûr... un...

--Le père Racinot se meurt!... Une autre voiture!...

Celui qui avait jeté ce cri était loin déjà, fouettant son cheval qui dévorait la route. Le "violoneux" mit son instrument sous son bras et sortit en courant. Tous les hommes le suivirent.

Il passa près de Bancalou qui marchait à grands pas.

--Après le plaisir, la peine, dit-il. C'est mon pauvre père!...

--Votre père! s'écria Bancalou, en prenant aussi le pas de course, es-tu donc le petit Adolphe?

Le joueur de violon se retourna surpris, pour regarder l'étranger.

--Pourvu que j'arrive assez vite pour recevoir mon pardon, murmura celui-ci en s'essuyant les yeux.

--Votre pardon?... répéta le jeune musicien rustique.

--C'est aussi mon père, à moi.

--Etes-vous donc mon frère Charles?

--Je suis Charles, ton misérable frère.

--Que le père sera heureux!

--Etait-il malade?

--Un peu chancelant depuis une semaine.

Ils couraient toujours et parlaient par phrases courtes, entre des souffles longs jaillis de leurs poitrines.

Ils arrivèrent. La maison était silencieuse. Une femme s'empressait auprès du malade, le lavant avec du vinaigre et lui faisant respirer de l'ammoniaque. Deux ou trois enfants pleuraient en étouffant tout bruit, parce qu'ils voyaient des larmes couler des yeux de leur mère. Le vieillard était couché sur un lit haut, garni de rideaux de toile. Il avait la face congestionnée et un râle léger sortait de sa gorge. C'était l'apoplexie. Allait-il mourir sans reprendre connaissance de cette première attaque du terrible mal? Personne ne le pouvait dire. Vite, bien vite, la maison s'emplit de monde.

--Mon mari s'habillait pour aller vous rejoindre à la noce, dit la jeune femme. Un quart d'heure plus tard j'aurais été seule. Il a pu l'aider à se coucher... Il court au docteur. Une autre voiture voudrait elle aller au devant?

--Il y en a deux de parties, fut-il répondu. Il nous a jeté un cri en passant...

--André Lecour et Flavien Lebel ont de bons chevaux, ils ne dormiront pas sur le chemin, observa quelqu'un.

Bancalou mit un baiser sur le front brûlant du vieillard. Il s'éleva un grand bruit dans la maison. Plusieurs se rappelèrent de lui alors.

--C'est Charles, son garçon

--Bancalou?

--Eh! oui... ses jambes...

Il paraît qu'il ne vaut pas grand-chose.

--Il passait pour un vaurien, dans le temps.

--C'est le bon Dieu qui le ramène. Il va peut-être se convertir, c'était le bourdonnement d'un immense guêpier, et les coups de dard accompagnaient les bruissements d'ailes. Adolphe, le violoneux, présenta Bancalou à la jeune femme, sa belle-soeur.

--C'est Charles, mon frère... Vous ne l'avez jamais connu, je crois.

--C'est Charles?... J'en ai bien entendu parler, fit-elle toute surprise.

--Je m'en doute, répondit Bancalou, en tendant la main à cette parente toute nouvelle pour lui.

Le malade ouvrit les yeux. Il sortait de son évanouissement. Il parut étonné d'abord, puis on vit qu'il cherchait à renouer le fil de ses idées.

--Vous sentez-vous mieux? demanda la jeune femme.

Il voulut répondre, mais sa langue embarrassée ne fit que balbutier. Il voulut porter une main à sa tête et le bras demeura immobile. L'autre main put toucher le front et faire comprendre que la souffrance était là.

--Me reconnaissez-vous? demanda Adolphe.

Il fit signe qu'il le reconnaissait.

--Reconnaissez-vous cet homme? demanda-t-il encore en montrant Bancalou.

Le vieillard fixa les yeux sur l'enfant prodigue. Une minute il parut ne rien se rappeler. Mais tout à coup ses paupières se mouillèrent et de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il essaya de parler et l'on devina qu'il disait!

--Charles... Charles!

Bancalou se pencha sur lui, l'embrassa de nouveau, puis tombant à genoux près du lit, il dit d'une voix navrée.

--Pardon!

Et la main du mourant se leva lentement pour pardonner le coupable et bénir le fils repentant.

Le prêtre et le médecin arrivèrent. Il s'empressèrent de donner tous les soins que réclamaient la maladie redoutable et l'approche du dernier moment. Cependant le vieillard ne mourut pas alors et on le vit pendant de longs mois, traîner une jambe paralysée vers la croix de bois qui marquait le milieu du village.


XIII

UNE HEURE CHEZ PIERRE LONGPRE

--Je vous ferai la lecture, ce soir, dit Lucette, souriante, en déposant sur un lit sa collerette et son chapeau.

Elle s'adressait à ses parents. A son père qui rentrait du champ, à sa mère qui venait de pousser le rouet dans un coin, à ses frères, à ses soeurs qui jouaient au cheval, à la poupée, ou aidaient à mettre tout en ordre dans la maison.

Elle venait de l'église et apportait un livre de la bibliothèque paroissiale, un livre amusant et qui plairait.

--Je suis un peu fatigué, mais j'écouterai bien pendant une heure, assura le père.

Et la mère dit:

--Pendant toute la nuit, moi, j'aime tant ça, les histoires!... je tricoterai pour ne pas faire de bruit.

On se mit à table pour le souper. Longpré paraissait un peu songeur. Il aimait à causer, pourtant... Il racontait d'ordinaire à la famille ses travaux de la journée, ses espérances et ses appréhensions. Rien ne le trouvait indifférent et il était très ouvert.

Louis Dupont entra. Dupont, son voisin, qui partait pour les États-Unis.

--Je viens passer mon dernier soir avec vous, dit-il, si ça ne vous dérange point.

--Nous en somme enchantés, mon cher Louis, lui répondit Longpré. Viens manger la soupe.

--Merci, j'ai soupé avec nièce, la veuve Duchesne, je viens de la quitter.

Madame Longpré eut un léger mouvement de dépit à cause de la lecture qui allait être remise au lendemain. Il fallait bien tenir compagnie à ce voisin que l'on ne verrait plus jamais peut-être. Il avait été un bon voisin. On s'était toujours bien accordé. Celui qui le remplacerait serait peut-être désobligeant, peu sociable. On ne savait pas.

La conversation roula sur bien des sujets. Il fallait parler de tout. Les deux homme se félicitaient de n'avoir jamais eu de chicane. Ils s'étaient entendus à merveille pour les travaux mitoyens, faisant tout ce qui était nécessaire mais n'exigeant l'un de l'autre rien de plus. Et les femmes avaient veillé sur leurs enfants, s'aidant avec charité au lieu de se regarder avec méfiance, ne se laissant pas aveugler par l'amour maternel, et petites âmes toujours prêtes à la révolte. Elles n'avaient pas à se reprocher d'avoir trop souvent écorché l'épiderme des autres mères de famille. Elles n'avaient pas colporté d'une maison à l'autre, les petites nouvelles dont on s'amuse tant à la campagne, à cause de la connaissance que l'on a des lieux et des personnes.

--Il me semble, disait Longpré que je vais avoir un voisin dangereux. C'est une idée qui me fait mal, et dont je ne puis me défaire.

--Zidore n'a pas l'intention de vendre, répondit Louis Dupont; il veut cultiver ma terre lui-même, et la défricher d'un bout à l'autre.

--Cela me ferait de grands frais de clôture et de fossoyage, reprit Longpré, toujours un peu triste.

--C'est probablement ce qu'il veut, remarqua Madame Longpré.

--Je sais qu'il vous garde un peu rancune, depuis la Saint-Pierre, parce que vous ne l'avez pas régalé d'un cousin.

--Nous ne pouvions pas en donner à tout le monde, et tout le monde aurait passé avant lui, répliqua-t-elle.

--Il a eu la visite d'un de ses anciens amis de la ville, reprit Dupont, un ami qui ne lâche pas facilement et qui s'est fait héberger huit jours durant.

--Et qui a fait des adieux touchants à Madame Tourteau, ajouta Longpré avec un grain de malice.

--Je connais Christine et je suis sûre qu'elle est blanche comme neige. On la calomnie, se hâta de dire Madame Longpré.

--C'est son mari lui-même qui a ébruité la chose; sans lui, personne n'en aurait jamais entendu parler.

--Raison de plus pour n'en rien croire. Un mari qui se déshonore pour se venger, est bien capable de mentir pour perdre sa femme.

--On n'a jamais entendu dire qu'il fût un mauvais citoyen, continua Longpré, qui avait peur de la médisance.

--Il aime bien le sien, glissa Dupont, de façon à faire comprendre qu'il aimait bien un peu aussi celui des autres.

--Il aime qu'on le paie à l'heure dite, observa Longpré, en soulignant avec un sourire... Il connaît sa table de multiplication et ses règles d'intérêt; cependant il n'est pas intraitable. Ma fille a été le voir, l'autre jour, au sujet d'un billet et il ne l'a pas découragée. Il n'a pas fait de promesses, c'est vrai, mais il y a lieu d'espérer qu'il ne se montrera pas trop dur, si je ne puis payer.

--Je te souhaite bonne chance. S'il était veuf, je dirais que c'est pour les beaux yeux de ta fille qu'il se montre accommodant. Il est très sensible aux caresses des beaux yeux... Tu connais l'histoire de la javelle qui danse?...

--Allons! Allons! intervint Madame Longpré, vous vous confesserez de cela.

--De quoi?... Je ne dis rien. Madame Longpré. Tout de même, laisseriez-vous vos jeunes filles aller faner du foin dans ses prairies ou couper du blé dans ses clos?

Une voiture s'arrêta devant la porte.

--Quand on parle de la bête elle se montre la tête, continua Dupont: c'est lui. Il m'apporte la balance du prix de ma terre.

En effet, c'était Zidore Tourteau. Il attacha son cheval à un piquet et entra. Il n'avait pas l'air de bonne humeur. Longpré lui offrit de dételer, mais il remercia: il n'avait pas le temps. On ne s'absentait pas aisément maintenant, les chemins étaient couverts de vagabonds qui guettaient l'occasion de mal faire. Les femmes n'étaient pas en sûreté dans leur cuisine... Evidemment, il faisait allusion à ce qui venait de se passer chez lui. Dupont et Longpré se mordirent les lèvres pour ne pas rire.

Il s'approcha de Dupont.

--Mon cher Louis, dit-il je ne puis pas te payer maintenant.

Dupont qui tendait déjà la main pour recevoir son dû, le regarda tout décontenancé.

--Comment, monsieur Tourteau!... Mais vous badinez... Ma famille qui m'attend là-bas!... Je sais bien que vous dites cela pour rire, l'argent, ce n'est ce qui manque chez vous.

--Chez moi tu ne trouverais pas un sou. J'ai été pillé, volé, plumé comme un serin qui tombe dans les pattes d'un chat. Ma montre d'or, mon argent, tout a été pris! Et par ce misérable à qui je donnais l'hospitalité avec plaisir!... Plus que cela, cet homme sans coeur et sans honneur était en train de me voler ma femme, sous prétexte de cousinage En voilà une raison!

--Ah! c'était votre parent, fit madame Longpré, toute contente de trouver une excuse à la conduite de son amie Christine.

--Eh mon Dieu! c'est Charles Racinot, son cousin à elle, une canaille...

--Charles Racinot? dit Longpré, étonné... il y avait bien longtemps qu'on n'avait entendu parler de lui. Il est parti jeune d'ici...

--Vous allez le faire arrêter? demanda Dupont.

--Je vais le faire arrêter, oui sans doute. Tout de même ça ne se fait pas si vite qu'on le pense et qu'on le dit... Et puis il va se cacher. Il n'est pas pour aller se jeter dans les griffes de la police...

--Cher monsieur Tourteau, reprit Dupont, vous trouverez facilement à emprunter cette petite somme que vous me devez, et vous ne retarderez pas davantage mon départ, n'est-ce pas? Tout ceux qui ont de l'argent vous prêteront avec plaisir.

--Oui, oui, et avec intérêt.

--C'est possible, mais enfin quand vous prêtez, vous, c'est avec intérêt aussi: il ne faut pas que vous reprochiez aux autres ce que vous faites vous-même. Je ne dis pas que c'est mal, remarquez bien.

--Tiens Louis, j'ai songé à une affaire. Tout va s'arranger. J'ai le billet de Longpré payable ces jours-ci, à la Saint-Michel. Ce n'est pas long. Je vais te le donner c'est de l'or. Longpré paie toujours au temps dit. C'est une parole de roi. Si tu veux partir absolument, tu négociera le billet.

Longpré sentit du froid au coeur.

--J'espérais, Zidore, que tu serais assez bon pour ne pas exiger tout le montant... Je me trouve fort à la gêne... Ma fille te l'a dit, je crois.

--C'est vrai, mon bon, c'est vrai, elle me l'a dit... Mais tu sais ce qu'il m'est arrivé depuis.

Il cherchait des yeux la jeune fille.

--Je ne la vois pas... Elle n'est pas ici ta fille? ajouta-t-il.

Lucette était dans une autre chambre avec ses petits frères et ses petites soeurs. Elle leur faisait réciter les prières du soir.

--Me voici, monsieur Tourteau, me voici! fit-elle accourant toute souriante.

Il lui serra la main avec une cordialité exagérée.

--Vous ne ferez pas de peine à mon père? demanda-t-elle.

--Non, non! Nous arrangerons cela. Tu sais, les affaires sont les affaires. Je donne le billet en paiement... c'est de l'argent comptant. Dupont est satisfait et moi, je m'acquitte. A la Saint-Michel, si ton père est dans l'embarras, il viendra me trouver... ou plutôt tu viendras, toi. Nous nous arrangerons mieux ensemble. Je verrai le porteur du billet et tout le monde sera content.

Il devenait presque joyeux. La vue de la belle enfant fondait sa morgue comme un rayon de soleil fond un flocon de neige. Il endossa le billet et le tendit à Dupont. Dupont hésitait.

--Si tu refuse, tant pis: tu pourrais bien ne pas partir avant les neiges.

Dupont eut envie de le souffleter.

Lucette prit son livre et se mit à le feuilleter, lisant quelques lignes par-ci par-là, pour en découvrir les données.

--Lis donc tout haut, demanda Zidore, j'aime beaucoup à entendre lire et chez nous on ne lit jamais.

Ce qu'il voulait, lui, c'était un prétexte pour rester là, et regarder à loisir la jolie liseuse.


XIV

PREMIER CHAPITRE D'UNE
PETITE HISTOIRE

Lucette vint s'asseoir près de la table. Zidore approcha sa chaise comme pour mieux entendre, et Madame Longpré, le tricot à la main, s'enfonça dans sa "berçante" qui chantait un peu.

Histoire d'un mauvais fils, commença la liseuse.

--Ah! ça vaut la peine d'écouter, fit Zidore, par badinage.

Les enfants étaient tout oreille. Dupont et Longpré allumèrent leur pipe. Or, voici ce que disait le premier chapitre de la petite histoire.

Dans une vaste contrée, au couchant de l'atlantique, sur des îles pittoresques, égrenées comme des perles dans ce merveilleux St-Laurent qui se taille des ports de mer à deux cents lieues de son embouchure, vivaient dans une paix inaltérable plusieurs familles de paysans. Bien que le sol fut fertile et que le soleil se plut à dorer les moissons, ces cultivateurs bons et naïfs, mais un peu chercheurs d'aventures, passaient sur l'eau tout le temps qu'il ne fallait pas donner absolument au soin de la glèbe, promenant leurs barques sveltes le long des rivages peuplés de visons, jetant la ligne au poisson friand d'appât, ou précipitant, du haut des airs où ils planaient heureux, les grands oiseaux sauvages.

Les écoles étaient rares et il n 'y avait qu'une chapelle. Les parents qui savaient lire enseignaient à leurs enfants. Des canots venaient de plus d'une lieue à la modeste église. Le prêtre allait de temps à autres, visiter les îles les plus éloignées, et parler aux candides pêcheurs du bon Dieu et de leurs devoirs de chrétiens. Ils l'écoutaient avec respect. Quand c'était la saison de la chasse, ils lui donnaient, en retour de ses conseils, quelques belles pièces de gibier. Ces jours de visite étaient des jours de fêtes religieuses. Tout le monde se confessait et communiait.

Il y avait une grande croix de bois, à peu de distance des maisons, sur la pointe nord de l'île aux Ours, l'une de ces îles charmantes, et c'était au pied de cette croix que le missionnaire réunissait son petit troupeau.

Un jour un jeune garçon...

--Tiens! l'île aux Ours!... Je connais ça, moi, interrompit Zidore... C'est vrai, donc, cette histoire-là?

--Il y a probablement du vrai, en effet, répondit Lucette.

--Pardié! fit Dupont, ceux qui sont assez savants pour écrire des choses qui nous font rire et pleurer, doivent être assez honnête pour ne pas mentir.

Lucette continue:

Un jour, un jeune garçon, un enfant encore, refusa de suivre sa mère aux exercices religieux, et s'embarquant dans un canot, il se dirigea vers une autre île. La pauvre mère versa des pleurs et confia sa peine à l'homme de Dieu.

Son enfant était d'un caractère difficile, et les bonnes paroles qu'elle lui disait ne le touchaient aucunement. Les réprimandes l'aigrissaient. Les bons traitements le laissaient indifférent. Il ne se sentait aiguillonné que par le plaisir de faire danser des pièces blanches dans sa main encore si petite. Il était avare et son coeur se desséchait déjà.

Le bon prêtre s'efforça de la consoler, et pour lui prouver son désir de reprendre cette jeune âme qui voulait échapper à Dieu, il retarda son départ. Il verrait l'enfant et lui parlerait.

Le petit garçon revint une heure plus tard, l'air joyeux, et portant un superbe héron.

--Où as-tu pris cet oiseau? demanda le père.

--Au bord de l'île Madame, dans les herbes.

--C'est un mensonge.

Le père allait le tancer vertement quand le prêtre s'avança souriant.

L'enfant qui ne l'avait pas aperçu d'abord, fit un mouvement de recul et tenta de s'enfuir. On lui barra le passage.

Le prêtre lui parla doucement, avec bonté, trouvant dans son coeur d'apôtre toutes sortes de choses touchantes.

--Ben! dit l'enfant, j'étais avec le petit Pitre Dureau. Nous canotions ensemble. Il avait le fusil, moi je tenais l'aviron... L'oiseau s'est montré, levant son grand cou, allongeant ses grandes pattes; il a tiré,, moi j'ai poussé le canot... C'est autant à moi qu'à lui, je pense.

Il ne voulut pas le rendre, et cela faillit mettre de l'inimitié entre les deux familles, la sienne et celle de Pitre.

Le curé partit. Lui, le méchant garçon, il courut se cacher à quelque distance de là, sur la grève, et lui jeta des pierres quand il passa dans son canot d'écorce. Le prêtre ne le vit point, mais il le devina. Nul autre, parmi les gamins des îles, ne se serait rendu coupable d'une pareille grossièreté, n'aurait montré un si mauvais instinct. Il pria pour lui, et, de sa main qui venait de toucher l'hostie, il lui envoya le pardon.

Il y avait dans une île voisine une famille assez nombreuse: le père, la mère, et huit enfants. Le vilain gars que jetait des pierres au missionnaire, allait souvent dans cette famille, pour jouer avec ceux de son âge, d'abord, et attiré surtout par les charmes d'une petite fille encore inconsciente de son pouvoir, et tout ignorante de l'art de séduire, mais incapable aussi de se protéger contre les assaut des sens et les ruses de l'amour. Souvent on les vit voguer, le soir, dans la même nacelle, chantant des refrains voluptueux.

Les parents voulurent les empêcher de se voir, ils ne réussirent qu'à les irriter. Alors ils se dirent qu'on les marieraient aussitôt que lui, l'amoureux, il pourrait gagner sa vie honorablement. Rien ne faisait prévoir une union prochaine.

Quelques années s'écoulèrent, toujours les mêmes, semblait-il, à cause des mêmes ennuis et des mêmes plaisirs, des mêmes labeurs et des mêmes inquiétudes qu'elles apportaient. Un jour le père et la mère du jeune homme causaient, assis sur des cailloux les pieds dans l'eau tiède du lac, à la porte de leur maison. Ils disaient leur existence humble et paisible, ils rappelaient les choses de leur jeunesse, si lointaine déjà et pourtant toute fraîche encore et toute rapprochée par le souvenir. Une seule pensée les affligeait; une seule amertume tombait goutte à goutte sur leur âme, chaque jour, et creusait une plaie qui allait devenir mortelle: leur fils. Ils auraient pu couler ensemble, eux et lui, une existence si belle, s'il les avait aimé un peu!...

Ne pas être aimée de son enfant, quelle affliction pour une mère! Aussi, l'infortunée créature sentant bien que ce bonheur domestique dont elle parlait avec son homme n'était pas réel. Il faut à la femme plus que l'amour du mari. L'amour du mari, c'est le réveil, c'est la promesse. Il en appelle un autre qui remplit à jamais le coeur, et qui grandit à mesure que les grâces se fanent et que la décrépitude arrive. C'est l'amour de l'enfant!

Enfants, cher enfants, aimez donc vos mères!

Pendant qu'ils causaient tous deux, les braves gens, à voix presque basse, les pieds dans l'eau tiède du lac, assis sur des cailloux, leur garçon survint. Ils ne l'avaient pas vu depuis la veille.

--Je me marie, annonça-t-il.

--Tu te maries? fit le père.

La mère murmura:

--Eh ben! tant mieux.

--Je vais emmener ma femme ici. Il y a de la place pour plusieurs encore.

La mère dit:

--Si la jeune femme veut être d'arrangement, nous aurons de la joie. Je ne demande pas mieux que de vous voir heureux. Nous travaillerons tous ensemble... S'il vient des marmots, j'en prendrai soin, je les aimerai bien.

--Tout ça c'est bel et bon, reprit le jeune homme, mais vous allez me donner la propriété. Je suis seul; je n'ai ni frères ni soeur; c'est toujours bien pour moi tôt ou tard.

--Oui, mon garçon, dit le père, gravement, lentement, c'est pour toi tôt ou tard... tôt, si nous mourons prochainement, ta mère et moi, tard si nous vivons vieux.

Le garçon, un peu surpris, demeura silencieux. Il se mordait les lèvres et cherchait une réplique. Il la trouva:

--La mère est maladive, vous êtes vigoureux... vous espérez vous remarier, je suppose.

--Si c'est la volonté de Dieu qu'elle parte avant moi pour le cimetière, je resterai seul mon enfant, et le peu de biens que je possède sera pour tes enfants si...

--Et si je n'ai pas d'enfants?

--Ce sera pour toi, alors, ou pour ta femme... Cela dépendra de ta conduite.

--Vous êtes prudent, le père, ben prudent...

Et il ajouta après une minute de réflexion:

--Je vais m'en aller, puisque c'est comme ça... Je vois qu'on ne s'accordera jamais.

--Fais comme tu voudras mon garçon, mais si tu pars, va droit ton chemin, sois honnête et travaille.

--Je sais ce que j'ai à faire, répliqua le vilain.

Il ne partit pas, cependant. Ce fut la jeune fille, sa fiancée qui s'en alla à la ville, se louer comme servante.

Il voulait, le malheureux faire regretter à son père, sa juste sévérité, et il vécut en maître impitoyable dans la maison où son berceau avait entendu tant de chants naïfs et vu tant de sourires pudiques.

Des jours tristes passèrent après des jours tristes et bien des larmes coulèrent dans le silence de la nuit, sous le toit solitaire du vieux pêcheur. Des prières ferventes montèrent vers le Dieu qui peut toucher les âmes, et vers la Mère-vierge dont le coeur fut percé d'un glaive de douleur. Mais le ciel est sourd parfois, et la prière se brisa sur les saints parvis, comme une aile affolée sur le verre que traversa la lumière. Pourquoi?... C'est le secret de Dieu.

La pauvre mère sentit venir sa fin. Les souffrances de l'âme tuent le corps aussi sûrement que les coups d'épée et les morsures venimeuses. Etrange phénomène! Mystérieuse union de la matière et de l'esprit!

Quand elle expira sur sa couche froide, un jour d'hiver, en regardant son crucifix il n'était pas là, l'enfant sans coeur; et quand il entra plus tard, pour lui donner un dernier baiser, il ne pleura point.

La lutte n'était plus qu'entre le père et le fils, et la partie semblait plus égale. Le premier qui disparaîtrait laisserait à l'autre la paisible possession de la petite ferme, espérait bien le gars.

Il y avait cependant le danger d'un second mariage; mais le veuf ne se consolait point et la vie lui pesait lourdement sur les épaules. Il supportait les mauvais traitements sans se plaindre, et en communion avec la sainte créature qui l'avait précédé au ciel.

Tout à coup, par ruse, et pour mieux arriver à son but, le garçon dissimula, se montra plus respectueux et moins acerbe.

Une nuit, un canot portant un chasseur et un guide vint aborder au rivage, à quelque pas de la maison. La maison était fermée. Le père était allé visiter ses lignes dormantes, pour le marché du samedi; le fils devait être à s'amuser sur l'île voisine. Il y allait souvent.

--C'est fâcheux, dit le canotier, car nous aurions ici un des meilleurs guides des îles.

Comme ils discouraient sur le parti à prendre, ils entendirent un bruit de pas. C'était lui, le guide, le garçon du vieux pêcheur. Ils entrèrent. Les deux canotiers se connaissaient déjà, mais ils ne connaissaient nullement le chasseur. Après avoir vidé un petit verre pour se réconforter un brin et nouer plus vite les relations, ils convinrent de l'heure du départ et du prix des guides. Il en fallait deux, maintenant. Parfois il était nécessaire, disaient-ils de pagayer longtemps. Parfois aussi, il y avait du courant, et s'il fallait tenir le canot arrêté, un seul ferait mal la besogne...

Le chasseur ne trouvait rien à redire, et leurs raisons lui paraissaient plausibles. Il avait de l'argent, cela ne l'embarrasserait point de payer grassement.

Après un repas de quelques heures, ils montèrent en canot, joyeux et biens munis de provisions. Ils se perdirent bientôt au détour des grèves nombreuses, dans les méandres des eaux calmes.

Quand ils revinrent, une vague brumeuse passait sur les îles, noyant à demi les rameaux verts que nul souffle n'agitait. Un autre canot s'approchait aussi, venant du côté opposé et le pêcheur qui le conduisait se mit à chanter d'une voix forte comme pour éveiller les bois endormis. Alors un coup de feu retentit et le chanteur entendit un projectile meurtrier siffler à son oreille.

Zidore qui avait écouté d'abord avec assez peu d'attention, regardant toujours Lucette devint tout à coup très attentif. Une fois il murmura:

--Maudit Bancalou?

Dès que le premier chapitre fut terminé, il se leva, s'excusant de ne pouvoir demeurer longtemps, et sortit.

--Il n'a pas l'air d'aimer ces histoires-là, remarqua Madame Longpré.

--Bancalou l'occupe plus que le vieux pêcheur, ajouta Dupont.

--Quel est le damné qui a pu raconter ça? grinçait Zidore en s'en allant...


XV

LE NOUVEAU MARGUILLIER

Noël arrivait, Noël, la grande solennité chrétienne, et les âmes dévotes se laissaient bercer au chant des anges q'elles entendaient dans leurs pieuses méditations. Il y avait un réveil de gaieté sous les toits blancs de neige, et la chanson profane fermait son aile pour laisser voltiger ces naïfs refrains à l'Enfant Jésus, que nos grand'mères nous disaient d'une voix chevrotante, en nous berçant sur leurs genoux, et que nous fredonnons à notre tour, à nos petits enfants émerveillés.

Quelques gourmets fermaient les yeux sur les beautés du grand mystère, et ne voyaient, dans leurs songes frivoles, que les plaisirs du réveillon. Le fumet des rôtis flattait mieux que l'encens des sanctuaires leur odorat grossier. Les enfants se montraient plus sages, afin d'aller à la messe de minuit, dans la carriole neuve, au tintement des clochettes, voir le petit Jésus, sur un peu de paille, dans la grotte sombre.

Alors, en effet, il n'y avait là, pour captiver les yeux et le coeur, que l'image du Messie, depuis longtemps promis par les prophètes. Aujourd'hui, dans mainte église, l'humble Sauveur du monde est relégué au dernier plan, et ce que la foule va admirer, c'est l'âne et le boeuf, c'est un village de Bethléem américain, avec des ruisseaux où coule une eau véritable, et que traversent des ponts d'une architecture toute nouvelle; ce sont des jardinets pleins de fleurs canadiennes, entourés de clôtures en triangle découpées; c'est sourtout la procession des chameaux qui part du milieu de l'église pour faire voir qu'elle vient de loin; c'est encore le bouc et le bélier qui broute sur les roches et pourrait écraser la plus grosse maison du village, s'il lui prenait fantaisie de descendre sur le toit...

Noël arrivait, et Lucette Longpré réunissait à l'église chaque soir, les chanteurs et les chanteuses du village. Il y avait de fort belles voix. René Larose, entre autres, une basse profonde, remplissait tellement la nef, quand il dégonflait ses poumons, qu'elle allait éclater, semblait-il. Lucette ne pouvait s'empêcher de sourire, en éparpillant comme une poussière, dans cette vague sonore, les riches notes de l'instrument. Et, quand il avait fini, elle le remerciait d'un regard reconnaissant. Lui, il se trouvait bien payé, et il aurait voulu chanter mieux encore pour lui plaire davantage.

Noël arrivait, et aussi l'élection d'un marguillier. Pour plusieurs, pour Tourteau surtout, l'élection d'un marguillier était le grand événement de ce jour-là. Au moment où nous sommes, il songe à se porter candidat.

Etre marguillier, s'asseoir dans le banc de l'oeuvre, alors que le banc était en bois dur verni ou sculpté, et faisait face à la chaire de vérité, comme pour en recevoir le premier les paroles de vie; alors qu'il portait un crucifix entre deux chandeliers, et que le prêtre venait à l'"Asperges" et au "Maginifcat", offrir l'eau bénite et l'encens aux marguilliers en office, c'était un honneur digne d'envie et d'avance recherché par les honnêtes ambitions.

Cependant il arrivait parfois qu'un citoyen peu affamé de gloriole se faisait ouvrir la porte du banc, afin de surveiller de plus près les affaires de la fabrique; parfois aussi, un autre se faisait élire pour susciter des embarras au curé, entraver ses projets et le forcer à rester dans son presbytère.

C'était ce dernier motif qui poussait Zidore Tourteau à se mettre sur les rangs.

Il n'était pas aimé, mais il était craint. On trompe parfois ceux que l'on aime, on sert bien ceux que l'on craint. Il passait pour riche, ce qui vaut mieux que passer pour honnête, aux yeux d'un trop grand nombre. Il prêtait à gros intérêt, mais celui qui emprunte ne compte que lorsqu'il paie.

Il avait pour concurrent Pierre Longpré. Un concurrent redoutable dans l'occasion, parce que les gens savaient comment il avait été traité, à la Saint-Michel dernier, par Zidore, à l'occasion de son billet promissoire. Je vais vous dire la chose.

Louis Dupont qui voulait rejoindre sa famille, à Fall-River, essaya de négocier le billet. Certes! il n'y avait rien à craindre, le prometteur et l'endosseur étaient solvables. Mais l'un se trouvait dans un moment de gêne et l'on ne voulait pas le maltraiter, l'autre n'ouvrait pas la main au premier mot, quant c'était pour donner de l'argent, et il fallait lui arracher sou par sou ce qu'il avait promis de donner en une fois.

Dupont retourna donc chez Tourteau. Il savait bien qu'il se jetait dans les griffes du chat, mais enfin il voulait en finir. Et puis, il perdait beaucoup en retardant ainsi son départ.

Zidore le reçut poliment, et se mit à défiler la kyrielle de lamentations dont il était coutumier. Personne ne payait... On ne pouvait se fier à personne, les grains n'étaient pas battus... les ouvriers se faisaient payer deux fois ce qu'ils ne gagnaient pas une...

L'espoir de réaliser un joli gain le poussait. Il avait hâte. Il savait bien que Dupont n'était pas venu pour rien... C'est qu'il voulait bien faire un sacrifice.

--Eh bien! proposa-t-il enfin, comme à regret et avec chagrin, mon cher Dupont, j'ai pu ramasser, depuis que je t'ai vu chez Longpré, vingt-cinq ou trente piastres au plus... et c'est pour payer mes taxes à Montréal... Tu sais que j'ai une petite propriété dans la ville... Les taxes dévorent tout. Vaudrait autant ne rien avoir... Le délai est expiré. Il faut que j'aille payer ces jours-ci, ou bien on me fera des frais. Si tu veux, cependant, pour te faire plaisir, pour te rendre service, je te donnerai ces trente piastres et tu me rendras le billet.

--Trente piastres pour cinquante, monsieur Tourteau, c'est un gros intérêt, observa Dupont. Le service est bien payé. Voyons, je suis pauvre, obligé de m'expatrier... C'est probablement le dernier service que vous me rendez. Soyez raisonnable, donnez-moi quarante piastres et c'est pour vous une affaire superbe.

--Impossible, je ne les ai point.

--Je vous aurai de la reconnaissance, monsieur Tourteau, beaucoup de reconnaissance...

--On n'achète rien avec cette monnaie-là

--Voyons! la main sur la conscience.

Zidore éclata de rire.

--La conscience, répondit-il c'est un sac à tout mettre, c'est une vessie que l'on souffle... Le confessionnal vide le sac et crève la vessie.

--Il ne suffit pas d'aller à confesse, monsieur Zidore, vous le savez bien, et vous faites du badinage.

--Je ne badine jamais. Voyons, acceptes-tu mon offre? C'est à prendre ou à laisser... Je pars pour Montréal demain. Demain il sera trop tard.

Louis Dupont consentit à lui rendre le billet pour trente piastres. Il voyait sa femme et ses enfants qui l'attendaient, là-bas, dans les pleurs et l'ennui... Le bonheur de les revoir, de les embrasser, de les presser sur son coeur, valait bien quelque chose après tout.

Le même jour Tourteau rencontra Lucette et lui dit qu'il avait de nouveau le billet redoutable entre les mains. Elle le supplia encore de ne pas exiger le paiement tout entier. Elle lui dit qu'il y avait un moment de grande gêne à la maison à cause de la mauvaise récolte et des pluies. Elle essaya d'éveiller la compassion dans le coeur de roche, en parlant de l'amour du prochain, du plaisir qu'il doit y avoir à soulager la misère des pauvres, de la nécessité de faire le bien...

Il souriait en la regardant de ses gros yeux lascifs, et n'écoutait pas le moins du monde ce qu'elle lui disait. Tout à coup, il voulut l'embrasser.

--Tiens! fit-il, en s'approchant d'un brusque mouvement, ton père passera la Saint-Michel en paix, à cette condition-là.

Lucette recula vivement, toute surprise. Elle ne savait si elle devait rire ou pleurer. Quel était donc cet homme-là? et que voulait-il?

--Tu fais la scrupuleuse... On connaît ça. Si c'était René Larose, on s'approcherait au lieu de s'éloigner... Tant pis pour ton père.

--Monsieur Tourteau, reprit la jeune fille, émue et honteuse, en sa pudeur offensée, je ne vous comprends pas... j'aime mieux ne pas vous comprendre.

Et, lui tournant le dos, elle se dirigea vers l'église. Les jeunes oiseaux s'envolent au nid et se cachent sous l'aile maternelle, quand se fait entendre la voix aiguë de l'épervier.

Lucette raconta à ses parents sa rencontre avec Zidore Tourteau, l'entretien qu'ils avaient eu ensemble, et le prix qu'il demandait pour un peu de générosité.

--Le vilain! gronda la mère effarouchée.

Longpré comprit aussitôt qu'il n'aurait aucun délai et serait traité sans merci. Il se rendit au presbytère. C'est là que vont d'ordinaire, ceux qui ont besoin d'un conseil sage ou d'une parole consolante. Les bruits et les luttes du monde expirent à la porte de cette maison de paix; la charité, y habite, attendant l'heure de se manifester; le dévouement y veille, toujours prêt à voler au secours du malheur, et l'abnégation en fait son séjour de prédilection.

Le curé se promenait, un livre à la main, dans l'allée principale de son jardin, sous les arbres à demi-nus, et ses pieds qui remuaient les feuilles mortes, laissaient, comme un sillon d'or, entre les plates-bandes sombres. Il disait, presque haut, louant Dieu dans sa retraite, et priant pour tous ses paroissiens, pour les bons et pour les mauvais.

"Deus noster refugium et virtus; adjutor in tribulationibus quoe invenerunt nos nimis."

Pierre Longpré se tint à une distance respectueuse, attendant qu'il fut aperçu, car il n'osait troubler la prière sainte. Le curé le vit en effet, au bout de quelques instants, et il vint à lui.

--J'espère qu'on se porte bien chez vous, dit-il de la voix caressante des bons vieillards et que ce n'est rien de pénible qui t'amène, mon cher Longpré.

Longpré raconta par le menu son affaire avec Zidore Tourteau, la gêne où il se trouvait dans le moment, l'écorchement de son voisin Dupont par le madré prêteur, l'injure faite à Lucette, tout. Le vieux prêtre comprit vite où il voulait en arriver. L'emprunteur dégage un fluide énervant qui le trahit sur le champ. Il n'est pas nécessaire qu'il ouvre la bouche pour qu'on l'entende.

Longpré avait exposé le cas, c'était beaucoup, mais ce n'était pas tout, et il hésitait maintenant. Le curé, c'était sa dernière planche de salut. Et il n'avait pas toujours de l'argent; il n'en avait pas souvent. Il le prêtait à ses pauvres. Il n'osait pas le leur donner, crainte de les humilier; mais il ne chargeait pas d'intérêt et ne demandait point de capital. Il était accoutumé aux épanchements de la souffrance. Il n'était ni endurci, ni même émoussé cependant, car la vraie charité ne se fatigue jamais, ne s'étonne jamais, ne refuse jamais.

Il vint à son secours.

--Laisse arriver l'échéance, dit-il, et si personne ne peut t'aider à sortir d'embarras, viens me trouver.

Longpré s'en retourna fort heureux, et bénissant le ciel de ce qu'il y avait toujours des âmes charitables qui trouvaient leurs délices à guérir les blessures des malheureux et à réparer les fautes des mauvais chrétiens.

Zidore fut sans pitié. Il espérait bien que Longpré ne trouverait pas d'argent et se verrait traîné devant les tribunaux. Ce serait une bonne saignée à sa bourse. Il éprouva une sensation de froid quand les cinquante piastres lui furent comptées, et il ne sourit pas, lui si âpre au gain. Il était anxieux de savoir quel ami venait si mal à propos au secours de son débiteur. Quand il apprit que c'était le curé, il lui décocha une retentissante malédiction, et résolut de se faire élire marguillier.

La lutte fut ardente et la cabale ne dormit point. Zidore promettait beaucoup et menaçait davantage, Longpré avait sa droiture et son honorabilité. Ceux qui ne pouvaient lui donner leur suffrage, à cause de Tourteau qui les ruinerait, venaient s'excuser et demander pardon. C'était consolant, après tout de se voir estimé ainsi par ses concitoyens.

Enfin, le jour de Noël après la messe, quand les cantiques eurent pris leur vol vers les cieux et que les cierges se furent éteints, comme des yeux aimés qui se ferment, la cloche sonna pour annoncer l'élection et un frémissement inexprimable passa dans l'âme des marguilliers anciens et nouveaux.

Le curé présidait, toujours doux, mais impassible en apparence, et ferme comme le devoir. Tourteau, l'air goguenard, un rire insolent sur la bouche, paraissait le provoquer. Il était sûr de triompher; il avait bien compté ses partisans. Longpré se tenait à l'écart, dans un petit groupe de ses dévoués.

L'élection se fit paisiblement. Le curé remercia ses bons paroissiens de leur esprit de charité et il les invita à prendre soin des choses temporelles comme des choses de l'âme, car c'est Dieu qui nous confie et les unes et les autres.

Au commencement des vêpres, quand l'officiant chanta: "Deus, in adjutorium meum intende..." le marguillier sortant de charge alla chercher Pierre Longpré et le conduisit dans le banc de l'oeuvre!

C'était l'élu.


XVI

LE CLUB DES SIX

Il neige et les rues dorment. A peine de temps à autre le pas rapide d'un mari en retard, ou le pied traînard d'un ivrogne qui zigzague, éveillent-ils l'echo de la nuit. Au coin des avenues et devant les demeures des riches la flamme du gaz scintille dans sa lanterne de verre; mais dans les carrefours, les ruelles et les culs-de-sac, elle vacille à peine et se meurt continuellement.

Un sifflement aigu se fit entendre quelque part sur le chemin Papineau, dans le voisinage de la rue Notre-Dame. Un autre coup de sifflet répondit aussitôt. Il paraissait venir de la rue Lagauchetière, d'un pâté de maisons sales qu'un rayon lointain effleurait d'une lueur triste comme la lueur des cierges sur une tombe. Un homme se mit à courir. On ne le voyait pas, mais on le suivait au retentissement du trottoir. Or, comme il courait, se hâtant d'arriver, il heurta violemment un citoyen paisible qui descendait vers la rue Notre-Dame, où il se trouverait moins perdu. Le citoyen tomba lourdement et se prit à crier au meurtre.

--Tais-toi, ou je te flambe la cervelle, misérable pochard, insinua charitablement celui qui l'avait renversé.

--Aidez-moi à me relever, au moins, le coup m'a étourdi.

--Oui, le coup de la fin...

Qui boit trop vide sa poche

Et bientôt tombe qui cloche...

Reste-là, si tu trouves le lit de ton goût. Comme on fait son lit, on se couche. Moi je me sauve, le devoir m'appelle.

Et il reprit sa course, entra dans une cour de la rue Lagauchetière, et s'enfonça dans l'ombre jusqu'à une porte massive, tout au fond. Il frappa un coup.

Une voix de l'intérieur demanda:

--Quel est celui qui veut entrer?

--L'un des six.

--Lequel?

--Le premier.

La porte s'ouvrit.

Dans une salle basse, large, enfumée, cinq individus, presque tous encore jeunes, étaient assis autour d'une table couverte d'un tapis vert et jouaient aux cartes. Une bouteille de whisky et quelques verres étaient alignés sur la tablette de la cheminée, à côté d'un paquet de clés de toute forme et de toute grandeur.

Ces individus n'avaient que des noms de guerre. Ils cachaient par un reste de pudeur, les noms de leurs familles: c'était Choucroute, gros, blond, pâteux. Un français germanisé ou un Allemand francisé qui se vantait d'avoir trahi toutes les causes et vendu des drapeaux de toutes les couleurs, pour satisfaire sa soif de bière ou de vin, et sa faim de plaisirs. C'était Fildoux, grand, un peu fluet, brun et de bonne mine. Une figure candide au repos et cruelle au moindre mouvement, un oeil en coulisse qui lançait des éclairs, une bouche qui mordait en souriant une main blanche qui avait touché toutes les choses sales...

C'était Cascapoil, un colosse qui servait de rempart dans les luttes, un mouton qui devenait féroce sur commande. Il pouvait tuer, mais il ne s'en souciait guère. Il aimait la flânerie. S'il avait quitté le travail des champs pour venir se perdre à la ville, c'est qu'il trouvait le soleil trop brûlant, l'été, le vent trop froid l'hiver, la charrue, trop lente et la journée, trop longue. C'était Pimbina, petit, rougeaud, remuant, cheveux rouges, barbiche rouge, nez rouge, lèvres rouges. Une grappe de pimbina sur un tronc plein de sève. Mais du train qu'il y allait, l'arbre se flétrirait vite, et le fruit ne mûrirait pas longtemps. Déjà le coeur était gâté et des stries blanches rayaient l'écorce.

C'était Porc-épic, un rustre, toujours l'air en diable, la menace à la bouche, la main à la gaine.

Il s'était échappé tout jeune de la maison paternelle à la suite d'une cruelle mésaventure pour éviter l'école de réforme qu'il n'avait point méritée. La malice d'un autre enfant l'avait poussé hors de la voie droite.

Et tous ces pauvres dévoyés étaient là, dans la honte et la boue, par leur faute. Ils n'avaient pas écouté les bons avis; ils ne s'étaient pas fait violence, ils voulaient des plaisirs; ils craignaient le travail, ils ne priaient point.

--Je ne joue plus, s'écria Porc-épic... j'ai une déveine maudite... Fildoux emporte tout, sans avoir l'air de s'en mêler. Il a une chance folle. Il porte de la corde de pendu sur lui, c'est sûr.

Fildoux se mit à rire, de ce rire singulièrement acerbe qui serrait ses lèvres minces au lieu de les entr'ouvrir joyeusement.

Ce n'est pas de la corde de pendu que je porte sur moi, dit-il en jetant les cartes sur la table, et en se renversant en arrières sur sa chaise, c'est un autre talisman plus précieux, mais bien plus difficile à se procurer.

Et, disant cela, il mit deux doigts dans un petit gousset de son pantalon, très étroit, très profond, et parvint à en tirer une pierre brillante qui jeta des reflets fauves sur la table.

--Montre donc cela, dit Bancalou.

C'était lui, Bancalou, qui venait d'entrer. Il prit la pierre des mains de son compagnons.

--Une topaze!... Ce n'est pas le diable à payer, remarqua-t-il.

--Il y a topaze et topaze, répliqua Fildoux, comme il y a eau et eau.

--Je ne comprends pas. Comprenez-vous, vous autres?

--Pas encore, répondit Cascapoil.

Et Fildoux continua:

--Il y a de l'eau douce, de l'eau salée, de l'eau bénite, de l'eau.

--Arrête! arrête! dit Choucroute, c'est trop d'eau à la fois.

--Il y a des topazes chez les bijoutiers, reprit Fildoux, et il y en a chez les curés... chez les bijoutiers dans les vitrines et chez les curés, dans les armoires de la sacristie.

--Quelle ennuyeuse histoire nous rabâche-t-il là! gronda Porc-épic.

--Attendez donc que je me taise pour parler, siffla Fildoux, mon histoire ne sera pas longue, et je vous écouterai à mon tour.

Et il reprit de nouveau:

--Savez-vous que les topazes volées à la couronne du Saint Sacrement protègent, contre toutes sortes de malheurs, ceux qui les portent sur leur personne?

--La tienne ne t'a toujours pas préservé de la prison, observa Bancalou.

--La prison, ce n'est pas un malheur.

--Comparée au pénitencier, fit Cascapoil en riant.

--Vous êtes décidés de ne pas m'entendre, n'importe... Je ferme l'oreille à vos interruptions grossières, et je continue. Les topazes donnent la chance au jeu...

--Ça, je le crois, se hâta de confirmer Choucroute, et je propose que chacun de nous la porte à son tour, ta belle topaze.

--Mais comment as-tu pu te procurer ce bijou sacré? demanda Bancalou.

--Voici où mon histoire commence et où je deviens intéressant, répondit Fildoux.

--Il va finir par nous forcer à l'écouter, ce farceur-là, gronda encore Porc-épic...

Fildoux regarda le plafond enfumé comme un homme qui cherche l'inspiration ou qui s'extasie devant les mouches qui courent la tête en bas, sans s'en douter le moins du monde, absolument comme nous autres-mêmes, nous courons sur la boule qui nous porte. Il dit:

--C'était en mil huit cent trente-sept, j'avais huit ans et je savais parfaitement ce que je faisais, je me souviens d'avoir entendu parler de Papineau et des patriotes. Papineau, je pensais que c'était un homme plus grand et plus gros que les autres, très fort, comme un géant, les patriotes, il me semblait que c'étaient des hommes décidés à mourir pour délivrer d'autres hommes enfermés dans une immense cage de fer, et gardée par un lion. Une drôle d'idée qui s'était fixée dans mon petit cerveau d'enfant. Papineau devait les conduire et briser le premier barreau.

Mon père était patriote. Souvent, le soir, la maison se remplissait de monde; des jeunes gens, des hommes faits, des vieillards, et tous ensemble ils lisaient les papiers, discutaient, criaient, montraient le poing à quelqu'un qui n'était pas là. Je trouvais cela drôle, et je profitais de ces moments d'enthousiasme pour courir à la laiterie, manger de la crème et des confitures. Oh! les patriotes s'ils savaient la reconnaissance que mon ventre leur garde!

--La topaze! la topaze!... pas besoin de toutes ces histoires-là, cria Porc-épic, avec son air enragé.

--Attends une minute; chaque chose à sa place, et chacun à son tour, répliqua le conteur.

--Continue, ordonna Bancalou, mais abrège un peu.

Fildoux souriant toujours et regardant avec un oeil aux reflets d'acier tranchant:

--C'est bien, j'abrège. Ma mère n'aimait pas les patriotes. Elle disait à mon père qu'il sacrifiait sa religion à la politique, que, s'il mourait ainsi, il ne serait pas enterré en terre sainte et qu'il n'irait jamais en paradis. Mon père répondait que la religion n'était pas une institution humaine que les hommes pouvaient modifier à leur gré et selon leurs caprices, qu'elle ne devait point protéger le despotisme et l'injustice; que les hommes qui s'en servaient comme d'un épouvantail, travaillaient pour eux-mêmes plus que pour les autres. C'étaient des égoïstes... Il disait aussi que si les corps des patriotes n'étaient pas mis en terre sainte, cela ne pourrait empêcher leurs âmes de monter au ciel, comme les âmes des Macchabées... Un nom que j'ai toujours gardé dans ma mémoire.

Quant les patriotes venaient à la maison, ma mère sortait, et quand mon père allait aux assemblées ailleurs, un homme venait à la maison. Il avait un air distingué. Je n'ai jamais pu me rappeler son nom. Lui et ma mère ils parlaient de l'écrasement des rebelles et de la force du lion britannique. Je ne savais pas quelle bête c'était, ce lion, mais je me le figurais capable de dévorer toutes les autres bêtes de la terre.

J'aurais bien pu, sans crainte d'être inquiété, aller faire un tour à la laiterie, mais le visiteur généreux me glissait un six sous dans la main, en me disant d'aller manger des bonbons chez le marchand le plus éloigné.

--Tiens! tiens! ta mère, fit Pimbina, elle a un point de ressemblance avec la mienne.

Il éclata de rire et ajoute:

--Je t'expliquerai ce point-là tout à l'heure.

--Je ne sais pas ce qu'a fait ta mère, reprit Fildoux, et je ne te le demande point... Je ne sais pas non plus ce qu'a pu faire la mienne, mais un jour, mon père fut heureux de deviner que le berceau de famille, au repos depuis sept ans, allait être remis à neuf et, réinstallé dans la chambre à coucher. Son patriotisme en reçut un nouvel essor.

Cependant ma mère disait maintenant:

--Si tu te faisais tuer sur le champ de bataille, que deviendraient tes enfants?... Moi, je ne m'inquiète pas de mon sort, je souffrirai... je suis capable de souffrir... Mais ces pauvres petits innocents!...

--Elle parlait de toi et de l'autre, interrompit Bancalou.

--Sans doute... J'avais huit à neuf ans et j'étais rempli d'innocence.

--Achève, achève ton histoire!... La topaze ne se montre pas vite, grommela encore Porc-épic.

--Voici. Quant ma mère fut morte...

--Comment! ta mère est morte maintenant?...

--Oui. J'oubliais. Vous ne me laissez pas tranquille, non plus...

L'heure marquée arriva. Un petit garçon entra dans le monde et une femme en sortit...

Quand elle fut morte, ma mère, le curé confia un secret à mon père. J'épiais. Je n'entendis que ces mots:

--Elle vous demande pardon... Pardonnez...

Non père pleura beaucoup. La colère prenant enfin le dessus sur le chagrin, il s'écria, fermant les poings:

--Vont-ils aller en terre sainte, ceux qui baisent les mains des despotes et trompent les femmes?

Mon dernier petit frère, je ne l'ai jamais revu. Son père se chargea de le faire élever dans un coin quelconque du pays. Seulement, plus tard des gamins qui voulaient me causer du déplaisir et m'humilier, me dirent que mon frère avait été envoyé en nourrice chez une femme du nom de Margingale à St-Eustache.

--Fildoux, commença Pimbina, qui s'était levé tout rond, tout rouge, plus rouge et plus rond que jamais, Fildoux, donne-moi la main, je suis ton frère... d'une part.

--Tu mens! nom d'une grappe de Pimbina! s'écria Fildoux, moitié riant, moitié sérieux.

--Pour la première fois de ma vie je dis la vérité, reprit Pimbina, qui ne riait plus. Mon père, je l'ai connu. Il était grand, gros, très rougeaud, portait les cheveux tombant sur l'oreille, caressait toujours un collier de barbe blonde qui lui descendait sur la poitrine...

--Le maudit! c'est bien ça! balbutia Fildoux.

Et il ne savait que faire. Il avait des envies d'étrangler ce frère de contrebande.

--Donnez-vous la main, ordonna Bancalou, vous n'êtes pas responsables des bêtises de vos parents. Que les morts dorment en paix et que les vivants profitent de l'heure qui passe! Prenons un verre à la santé des frères qui se retrouvent d'une façon si merveilleuse et dans un lieu si propice à de telles rencontres.

Les verres furent vidés. Bancalou remarqua alors que la topaze portait chance, en effet, puisque Fildoux grâce à cette pierre, venait de retrouver un frère qu'il soupçonnait à peine.

La topaze! il est temps que tu en viennes à la topaze, gronda encore Porc-épic.

--Elle va peut-être nous valoir une autre surprise, dit Cascapoil.

--Ce ne sera toujours pas un troisième frère qui apparaîtra, répliqua Choucroute.

Et Fildoux, un peu ragaillardi comme les autres, desserra de nouveau ses lèvres méprisantes.

--Mon père se remaria, dit-il. Cette fois-là il épousa une patriote de la plus belle eau, et les bureaucrates à longues barbes ne se glissèrent plus dans la cuisine paternelle.

Ma belle-mère apportait dans la corbeille de noce, un emplacement bâti et deux enfants jumeaux.

--Ça commence à être intéressant, murmura Porc-épic.

--Pas d'interruption, dit Choucroute, j'ai hâte que mon tour arrive. J'en ai une à vous conter, moi aussi.

--Toi, tu as beau nous en conter, tu viens de loin, observa Fildoux et il continua.

--J'avais donc un nouveau frère et une soeur nouvelle, car les bessons étaient, l'un du sexe paternel et l'autre du sexe maternel.

Je m'accordais mieux avec la petite fille. Nous nous sentions attirés l'un vers l'autre...

--Le patriotisme maternel qui coulait dans tes veines, murmura Bancalou.

--Probablement... Un jour que nous cueillions des framboises au bord du bois dans l'"abattis", nous nous approchâmes l'un de l'autre, et si près, si près, que nos bouches se touchèrent. Le petit frère nous vit, et, fit bonne garde. Au retour, il avertit sa mère. Nous reçûmes, la petite et moi, une semonce de première qualité. La surveillance devint sévère, et mon père me menaça de me donner un congé indéfini, si je recommençais. J'ai recommencé et il ne l'a jamais su. C'est heureux pour lui, car il aurait pu croire que l'ombre d'un bureaucrate avait aussi plané sur mon berceau.

--Arrive donc à l'objet principal, grinça Porc-épic.

--La topaze! m'y voici. C'est une plaisanterie que j'ai faite tout à l'heure quand j'ai dit que c'était un talisman. C'est une idée qui m'a passé par le tête. Je la garde, cette pierre, parce que je la trouve belle et que je veux la faire mettre sur un anneau d'or, un de ces jours. Je la porterai à mon doigt. Je dis cela, et, savez-vous bien que je n'ai jamais pu m'y décider encore. Il me semble que le sacrilège serait énorme.

--Quel sacrilège? demanda Cascapoil.

--Je vous l'ai dit, je l'ai pris à la couronne du Saint Sacrement. Je voulais me venger de mon frère d'emprunt, trop curieux, et trop babillard. Je voulais surtout lui fournir une occasion d'aller se promener loin de sa mère. Nous étions enfants de choeur tous deux.

--Oh les beaux enfants de choeur! clama Choucroute.

--On est toujours beaux quand on est des enfants de choeur, affirma Bancalou.

Et Fildoux continua.

--J'avais remarqué la couronne d'or garnie de brillants que le curé mettait au-dessus de l'ostensoir, dans les grands jours de fête. Je me souviens de ce nom-là, l'ostensoir. Il y a longtemps, pourtant, que je n'en ai pas vu. Le scintillement des pierres me captivait et je désirais en attacher une sur la gorge de ma petite soeur. C'était chose difficile. Le désir de me venger de Thanase, mon frère, me donna de l'audace. J'attendis une circonstance favorable.

Un dimanche, je servais la messe, un dimanche de l'hiver, car mes capots d'étoffe grise avaient pris sur les crochets du vestiaire la place des surplis. Je vis Thanase sortir du choeur et rentrer quelques minutes après. Sous prétexte de mettre du feu dans l'encensoir, je passai aussitôt dans la sacristie, j'ouvris l'armoire où se trouvaient les choses précieuses, je pris la couronne et la brisai. L'affaire d'un instant. Je cachai une pierre dans la doublure de mon casque et je mis les autres dans les poches du capot de Thanase. Le tour était joué. Comme je revenais avec l'encensoir fumant, je fis rencontre du bedeau. Il n'était que temps...

--J'avais laissé mourir le feu, lui murmurai-je...

--Il faut toujours agiter un peu l'encensoir, répondit-il.

J'allai m'agenouiller dévotement sur les marches de l'autel; mon encensoir fumait comme une cheminée, je riais sous cape.

Le bedeau s'aperçut que l'armoire avait été ouverte. C'était facile, à la vérité, car je ne l'avais pas refermée tout à fait. Il vint avertir le curé. Le curé pâlit et s'arrêta un moment, les mains levées au ciel. Il ne pouvait pas laisser l'autel, cependant. Il dit au bedeau de ne laisser sortir personne. C'est ce que je voulais. Vous devinez ce qu'il arriva. Ceux qui qui étaient venus dans la sacristie pendant la messe furent priés de se laisser fouiller. Je fus le premier à tourner mes poches à l'envers. Les capots suspendus à la file aux clous bénits, furent visités à leur tour. Imaginez si vous le pouvez la figure ahurie, découragée, abrutie de mon frère Thanase, quand le bedeau tira des profondeurs de son chaud vêtement une poignée de pierres brillantes... et sacrées.

--Le sacrilège! s'écria-t-on... et moi plus haut que les autres. Il eut beau protester, pleurer, crier, gémir, il fut chassé du choeur. A la porte de l'église, tout le monde le traita d'infâme. Rendu à la maison, il reçut de la part de sa mère et de mon père réunis, la plus fine raclée que jamais fesses de gamin eurent l'honneur de recevoir.

Il fut question de l'envoyer à l'école de réforme, plutôt qu'à la prison. Il y avait encore une chance de le redresser et de le remettre dans le bon chemin... Quand on vint pour le prendre, il avait disparu. Depuis lors on ne l'a jamais revu.

--Veux-tu le voir? grinça Porc-épic, qui s'était levé, regarde-le. Mais tiens-toi ferme, voilà le change de ma raclée...

Et il asséna à Fildoux un coup de poing qui le fit rouler à dix pas.

Tous les autres se précipitèrent, craignant une lutte à mort.

--Arrêtes, cria Bancalou, je vous ordonne de m'écouter.

--Je le tuerai, hurla Porc-épic: il mourra de ma main!... C'est lui qui est cause de ma perte et de mon malheur!...

--Tu le tueras si tu veux, ou si tu peux, mais pas ici. Ici nous sommes en famille; rien ne doit nous diviser... les choses d'autrefois ne nous regardent pas, affirma Bancalou d'un ton sévère.

Fildoux s'était relevé, mais il était abasourdi et le sang dégouttait d'une large meurtrissure. Il cherchait à apaiser son terrible frère de jadis. C'était probablement une lutte hypocrite pour déguiser leur ressentiment. Bancalou dit à à Porc-épic:

--Si tu veux redevenir honnête homme, il en est temps encore, nous allons témoigner de ton innocence au sujet du vol sacrilège. Le monde te prendra en pitié et te pardonnera ton désespoir et tes fautes.

--Il est trop tard, gronda la victime de Fildoux. Au reste, homme, je serai peut-être trahi, calomnié, vendu, sacrifié par les hommes, comme, enfant, je l'ai été par les enfants... Au bout le bout!... C'est la destinée!

--Voulez-vous que je vous raconte quelques-unes de mes aventures? proposa Choucroute, ça fera diversion.

--Ce ne peut être que des aventures scandaleuses, dit Pimbina, et nos oreilles ne sont pas accoutumées à cette musique-là...

--Et puis, nous avons à nous occuper un peu d'affaires sérieuses observa Bancalou.


XVII

UN SEPTIEME

Bancalou s'était assis entre Fildoux et Porc-épic. Il voulait les apaiser, faire taire leur rancune, prévenir quelque malheur irréparable. Il disait à Porc-épic:

--Assurément, Fildoux ne prévoyait pas l'énormité de sa faute. C'était un enfant comme toi-même, sans expérience, un peu vexé, un peu irrité du soin jaloux que tu prenais de ta soeur. Il faut lui pardonner cela... Ta soeur, qu'est-elle devenue?

--Est-ce que je sais moi? grogna Porc-épic.

--Le sais-tu, Fildoux?

--J'aime autant ne pas parler. Thanase ne peut plus avoir de confiance en moi.

Le coup de poing avait adouci le cruel gamin de jadis. Porc-épic en fut charmé. La vanité agissait mieux que la religion sur son âme grossière. Il aurait pu devenir généreux s'il avait vu l'autre à ses genoux. Il murmura:

--J'aime plus la justice qu'on ne le pense.

--Paix ici et guerre ailleurs! proclama Bancalou.

Et il se mit à fredonner, demi-haut, demi-bas, pour n'être pas entendu du dehors:

Nous aimons la bataille...

Qu'on dise c'qu'on voudra,

Nous sommes bien de taille

A tailler en plein drap,

Armés de la bouteille

Près d'un tonneau percé,

C'est le jus de la treille

Que nous avons versé!

Quelques-uns firent chorus.

--Pas si haut, mes enfants, dit le chanteur, les murs ont des oreilles.

--Les murs répliqua l'un de six, mais pas la police.

--Cependant, répliqua Bancalou, il s'en trouve encore qui pensent le contraire et qui s'imaginent que la police a été créée et mise au monde pour effrayer les chercheurs d'aventures et prendre au collets les honnêtes gens qui travaillent la nuit, pendant que les autres dorment paresseusement.

--Il y en a qui ont de singulières idées, en effet, approuva Fildoux.

--Je fais cette remarque, continua Bancalou, parce que tout à l'heure, en courant, je suis venu en collision, à bâbord, avec un particulier qui a fait le plongeon dans l'abîme. Je dis dans l'abîme, car, en cet endroit, la rue est une montagne de neige.

--Mais quel rapport y a-t-il?... je ne vois pas bien, gronda Porc-épic.

--Ils ont des yeux et ne verront point, comme disait notre curé... Attends et garde un silence respectueux. Le particulier que, dans ma course effrénée, j'ai frappé à tribord...

--A bâbord! c'était à bâbord, dit Choucroute.

--Peut-être, en effet. Il faisait noir, à couper la nuit avec un couteau. J'ai senti le coup, mais je n'ai rien vu... Donc, le particulier que j'ai heurté à la poupe...

--Ou à la proue, suggéra Cascapoil.

--Ou à la proue, s'est mis à crier au meurtre, à la police... Voilà le rapport.

--Comprenez-vous, vous autres! demanda Pimbina.

--Il n'est pas nécessaire de comprendre, reprit Bancalou, il suffit que tu saches que ce particulier que dans ma course vertigineuse, j'ai abordé par le flanc et renversé la quille en l'air, a de toute la puissance de ses poumons, appelé la police. Donc il croyait que la police a des oreilles et n'est pas plus sourde qu'un mur.

--Je commence à comprendre.

--Et tu ne l'as pas un peu... soulagé? fit Cascapoil.

--Le misérable! il était à lège... quelques sous pour lest, seulement.

--Pas chanceux, gronda Choucroute.

--Mais vous autres, que rapportez-vous de votre expédition? interrogea Bancalou.

Il regardait Fildoux et Pimbina. C'était à eux qu'il s'adressait.

--Moi, répondit Pimbina, je n'ai rien vu, rien entendu, rien touché. C'était à non tour de faire le guet, et comme la police quand le temps est mauvais, je me suis mis à l'abri dans une porte, tout prêt à sonner pour demander le docteur, si j'étais surpris.

Fildoux ingurgitait son troisième verre.

--Moi, je n'ai pas eu de malchance, dit-il. Je me suis introduit heureusement, par une fenêtre de la cave, jusque dans le boudoir de madame. J'ai ramassé en passant un dé d'argent,--le voici. Ce sera pour Alinéa, ma fidèle--et un binocle monté sur or. Regarde.--Il le mit à cheval sur son nez.--C'était mieux, mais pas assez. Je m'acheminai à pas de loup vers la chambre de monsieur... Monsieur ne couche pas avec madame. Quand je dis: Ne couche pas... Il y a une porte de communication entre les deux chambres. Je connaissais bien les êtres de la maison, j'ai été trois mois garçon d'écurie.

Porc-épic grogna:

--Une drôle de manière de se familiariser avec les maisons.

--Attends donc, reprit Fildoux, et tu seras convaincu, sinon édifié. Quand les bourgeois sortaient, la servante me faisait visiter les pièces de toutes sortes.

--Surtout les pièces de vin, interrompit Choucroute, qui avait dû vivre dans les caves.

--Après la chambre de monsieur continua Fildoux, je voulais toucher un peu du doigt tout ce qu'il y avait de bon dans la chambre de madame. Mon succès paraissait assuré...

--Faut pas vendre le veau

Avant d'en avoir la peau,

murmura Bancalou, en modifiant le proverbe, exprès ou involontairement, on ne sait pas.

--Je ne finirai jamais, si vous parlez à ma place, observa Fildoux, et il continua:

--J'avais un pied chez Monsieur, quand tout à coup Madame sauta en bas de son lit, un lit de duvet où il fait bon se fourrer, pourtant...

--Mon Dieu! dit-elle, je ne sais ce que j'ai, je ne puis dormir... Victor dors-tu?

Victor, c'était son mari.

--Dors-tu, Victor?

Evidemment elle voulait le réveiller. Je recule d'un pas, de deux, de trois. Elle allait bien sûr frotter une allumette et faire jaillir un éclair jusque sur mon individu. Je ne tenais pas à être illuminé. Je ne suis pas un saint comme le patron de notre paroisse. J'avais reculé prudemment jusque sur le haut de l'escalier, dans le passage, quand tout à coup le salon s'emplit de lumière. Madame entra chez Monsieur, alors car je l'entendis qui disait très haut:

--Ce cher: comme il dort bien!... Il ne faut pas l'éveiller.

Mais je suppose qu'il se réveilla car elle dit:

--Non! non!... dors, cher!... Je vais jouer une valse... Je n'ai pas sommeil... Cela va-t-il t'empêcher de dormir?

Je descendis tranquillement, sans bruit, mais sans peur, car je savais bien que je ne serais pas suivi.

--Mais pourquoi n'as-tu pas attendu? demanda Bancalou. Madame aurait fini par s'endormir. Monsieur aussi.

--C'est ce que j'ai fait; mais j'ai trouvé le temps long.

--Moi aussi, dit Pimbina toujours planté dans la porte, comme un champignon.

--Et le résultat?

Fildoux étala sur la table une poignée de joyaux.

--Bravo! brave! firent les compagnons.

--Pas si fort, les enfants, vous êtes capables de réveiller les remords, remarqua le chef.

Il devenait évident, en effet, que Bancalou était le chef des six.

--On avisera, dit-il, aux moyens de disposer de ces choses avec avantage et sans danger. Ne nous hâtons point. Pas de presse: qui va petit train va loin. ON he fait point deux pas à la fois... Passons la vieille marchandise d'abord.

--Et vous autres, demanda-t-il à ceux qui n'avaient point pris part au vol, comment avez-vous passé votre soirée? Avez-vous jeté le filet quelque part?

Cascapoil répondit:

--Le guignon nous poursuit. Nous avons filé un bon diable d'habitant qui revenait du marché Bonsecours avec un attelage de première classe: deux chevaux gras à fendre, deux harnais solides et presque neufs. Si nous avions pu le décider à partir!... Mais non, il avait un mot à dire à toutes les portes. Par exemple il acceptait un verre sans trop se faire prier. Nous comptions là-dessus. Ceux qui voient trop finissent par ne pas voir assez... Le grigou! le mesquin! il ne payait jamais.

--Excusez-moi, disait-il, je n'ai pas le sou... j'ai tout vendu à crédit... L'argent est rare à la ville comme à la campagne...

--Bois toujours, mon vieux, que nous lui disions. Et il buvait et... nous nous grisions!

Nous avons voulu le faire parler, et il s'est moqué de nous. Il nous a conté qu'il était venu par le pont Victoria, et qu'il se proposait de remonter par le canal. Finalement, nous l'avons lâché.

--Le rideau n'est pas bien tendu remarqua Bancalou, en montrant une fenêtre qui donnait sur le porche.

Au même instant on entendit quelqu'un marcher lourdement à la porte. La lampe s'éteignit et le silence se fit profond.

--J'ai pourtant vu une lumière, balbutia une voix rude, un peu avinée... C'est-il mes yeux que ont fait ça?

Une main chercha la poignée de la porte.

--Ah! ah! barrée!... Faut-il que je couche dehors!... à la belle étoile?... Si encore il y en avait une belle étoile, on pourrait s'orienter...

Il frappa. Les brigands ne voulurent pas ouvrir, soupçonnant une ruse de la police.

--Ouvrez donc, s'il vous plaît, Monsieur ou Madame... C'est un honnête homme qui a perdu son chemin... Vous ne dormez pas, j'ai vu une petite lumière, tout à l'heure... hormis que ce serait mes yeux... Pas besoin d'avoir peur, c'est moi qu'a peur.

On se mit à rire dans le bouge, et l'on crut reconnaître le son de cette voix singulière.

--Si vous ne voulez pas m'ouvrir pouvez-vous me dire où reste un nommé Bancalou?... Ce n'est pas son nom, mais ça ne fait rien, c'est comme ça qu'on l'appelle chez nous... C'est un de mes amis... Il ne me laissera pas dehors par une nuit pareille.

Et il se dit, parlant toujours à haute voix:

--Je ne sais pas quelle heure il est... Il doit être tard... Si j'avais ma montre.

--C'est notre habitant de tantôt, fit Choucroute avec un éclat de rire... Comment se fait-il qu'il te connaisse, Bancalou?

--Il ne faut pas le recevoir ici, suggéra Fildoux...

--Du moment qu'il en connaît un des six, répartit Porc-épic, il y a danger.

--Il s'est payé les verres qu'il nous a refusés, remarqua Cascapoil.

--Vous pouvez ouvrir la porte, dit Bancalou, je réponds de lui sur mon âme.

--Si tu en répondais sur ta tête, j'aimerais mieux ça, affirma Fildoux.

--Attends vieux brick, tu vas entrer dans le port, cria Pimbina.

--Ah! fit la voix du dehors, parlez-moi de ça!... On a des amis ou on n'en a pas... Ça prend des Canayens pour être polis.

On fit de la lumière. La porte fut ouverte et Zidore entra. Bancalou était demeuré seul, les autres avaient cru bon de se cacher. Il était mieux d'attendre la tournure que prendrait l'entrevue.

--C'est Bancalou, mon ami! fit Zidore titubant.

--C'est Zidore, mon cousin! s'écria Bancalou.

Et ils se donnèrent une accolade touchante.

--Comment se porte ma cousine demanda Bancalou.

--Pas mal, Dieu merci... et toi?

--Assez bien, comme tu vois...

--C'est ici que tu restes?

--C'est mon bureau. J'ai ma chambre ailleurs. Tu vas venir t'y reposer.

--Je ne te refuse pas. Je suis un peu fatigué... J'ai fait la noce. Faudra pas dire ça à ma femme. J'ai rencontré des "zigs" qui ont voulu me faire pinter avant le temps, et je les ai promenés sur les boulevards d'un hôtel à l'autre, avec mes deux chevaux... Je leur ai conseillé d'aller faire dodo dans leurs petites couchettes.... Ils sont trop jeunes pour Zidore... Dis donc, tu ne paies rien?

--Mais oui! pardon si j'ai tardé... Et tes chevaux, où sont-ils?

--Dans une bonne écurie, à l'enseigne du Poulin rouge, en arrière du marché.

--A ta santé!

--A la tienne!


XVIII

UNE ANCIENNE CONNAISSANCE

Bancalou n'avait pas résisté à l'assaut des vieilles habitudes, et les passions, un moment réprimées, avaient repris sur son âme légère, un empire tyrannique. Loin des bons exemples, privé des sages conseils, laissé à ses propres ressources, il s'était affaissé lâchement. Pour le retenir avec eux ses compagnons l'avaient décoré du titre de chef.

Il n'avait pas encore tout à fait rompu avec la société, cependant, et il se soumettait parfois à la loi du travail. Il comprenait alors qu'il ne pouvait pas, sans doute, manger le pain que d'autres gagnaient à la sueur de leur front. C'était une alternative de bons mouvements et de mauvaises actions.

Ils s'en allaient ensemble, Zidore et lui, par les rues froides et désertes. Zidore, tout abasourdi, ne s'était pas aperçu qu'il avait frappé à la porte de sa maison, et qu'il venait d'être reçu par un de ses locataires.

Fildoux, sous le nom de Jacques Laviolette, avait loué, pour les six, une des maisons de la rue Lagauchetière la plus cachée, celle qui se trouvait au fond d'une cour. Et Fildoux, il ne l'avait pas vu. Il ne connaissait ni Cascapoil, ni Porc-épic, ni Choucroute, qui s'étaient promenés avec lui, dans sa voiture à deux chevaux, pour le faire boire et le dévaliser.

Il était fort aise d'avoir rencontré Bancalou, et il lui demandait pardon du congé brutal qu'il lui avait signifié un jour de l'automne, alors qu'il embrassait sa cousine Christine. Un moment de colère. Il l'avait bien regretté. Il savait bien qu'ils ne faisaient pas de mal... un cousin, une cousine!... Ils ne s'étaient pas vus depuis tant d'années peut-être... Ah! il avait été bien mal inspiré, lui, Zidore, de se fâcher ainsi... C'était la montre... Faut tout dire, c'était un peu choquant...

--Pas vrai, Bancalou, c'était un peu choquant?...

--Oui, oui, Zidore, disait Bancalou, et j'ai bien compris que c'était à cause de cela que tu me faisais une scène. Aussi, je suis parti sur le champ; c'était mieux. Ta femme...

--Ah! Bancalou, interrompit Zidore, si tu me l'avais laissée...

--Ta femme?...

--Non, la montre; j'en ai tant besoin.

--Je te la rendrai, mon bon, je te la rendrai. Ici, à la ville, on voit l'heure de tous les côtés. Il y a partout des aiguilles qui nous la montrent. Ce qui est plaisant, c'est qu'on voit l'heure qu'on veut; chaque aiguille a la sienne.

--Comme c'est bien arrangé!... Et tu me la rendras?... tu vas me la rendre?

--Tout de suite, la voici.

Il la tira de la poche profonde de son pantalon. Personne ne l'avait vue encore. Il la gardait jalousement pour la rendre un jour... Il en avait peur.

Zidore ne pouvait pas revenir de son étonnement. Il ne le connaissait donc pas encore ce brave Bancalou! Il l'avait donc mal jugé... Quel bon coeur il portait là, dans la poitrine! Ah bien! il pouvait venir embrasser sa cousine, maintenant, on ne ferait plus semblant de se scandaliser. On les laisserait faire tant qu'ils voudraient... Un cousin, une cousine!

Il cacha soigneusement la montre au fond de son gousset, et pendant un moment, la joie le rendit silencieux. Ils arrivaient à un endroit où la neige était accumulée sur le bord du trottoir.

--Tiens! c'est ici que j'ai tombé reprit-il.

--Tu as tombé? dit Bancalou.

--Un maudit assassin ni plus ni moins, qui s'est jeté sur moi et m'a renversé brutalement dans la neige... Je ne m'y attendais pas.

--Exprès? Il l'a fait exprès?

--Oui ou non, je ne sais pas. Mais je t'assure que je lui en ai servi une gifle... Il a du aller plonger là-bas... Il est peut-être enseveli sous le banc de neige.

--Nous le chercherons demain, dit Bancalou, entrons, nous voilà rendus.

Dès que Zidore et Bancalou furent sortis, les cinq bandits qui s'étaient cachés revinrent tout à tour.

--O Providence, voilà de tes coups, s'écria Fildoux.

--Quoi donc? questionna Choucroute.

--Tu ne comprends pas? Vous autres, comprenez-vous?

--Je commence à comprendre, affirma Pimbina, mais explique quand même... pour les autres.

--N'avez vous entendu l'habitant se féliciter d'avoir trouvé une bonne et chaude écurie pour ses chevaux?... continua Fildoux.

--L'auberge du Poulin rouge?

--Alors les chevaux sont à nous. Qui vient avec moi?

--L'hôtelier refusera de nous ouvrir, et surtout de nous livrer les chevaux, grommela Porc-épic.

--Nous n'irons pas cette nuit, pas si naïf que cela, mais demain matin, en pleine lumière, à l'heure où les habitants en goguette dévalent et retournent, la tête basse, vers leurs ménagères inquiètes.

--J'en suis, dit Cascapoil.

Le matin, Tourteau était encore un peu alourdi par le vin, cependant il fut matinal, comme toujours, et sortit pour respirer l'air pur du dehors. La pensée de de son ancienne amie d'enfance ne l'avait guère laissé, depuis le jour où la lettre de Bancalou, apportée par un gamin du village, s'était ouverte sous ses yeux comme une page amusante de sa vie. Quand il entra, au bout d'une heure, il ne monta pas l'escalier pour se rendre à la chambre de Bancalou, mais il entra, comme un habitué, chez la maîtresse de la maison, au rez-de-chaussée.

Elle fut un peu surprise de cette visite matinale, et ne reconnut pas le galant des premiers jours. Lui, il souriait en la regardant d'un oeil cynique.

--Tu ne me reconnais pas, je vois, dit-il; j'ai beaucoup changé.

--Je ne vous reconnais pas, en effet, répondit la femme.

--Regarde bien dans tes souvenirs... Les îles, les cachettes du feuillage, les promenades sur l'eau...

Elle rougit tout à coup et se souvint de Tourteau qu'elle avait aimé.

--Oh! ces choses-là sont oubliées depuis longtemps, répliqua-t-elle avec une certaine fermeté.

--Je n'oublie pas, moi, je n'oublierai jamais!

--Etes-vous Zidore?

--Eh oui! Zidore, eh oui!... Allons, laisse cet air de sainte Nitouche, et rions un peu comme autrefois.

--Nous étions jeunes alors, et fous... L'expérience est venue, l'expérience, la raison, et toutes ces choses sérieuses qu'apportent les années...

--Et c'est toi qui est la femme de Michel Vallier?... Soupira Zidore... Cruelle, tu n'as pas voulu m'attendre!

--Chut! mon mari est là. Il est malade, mon mari. Il ne gagne rien depuis longtemps, et je prends des pensionnaires pour soutenir la maison.

Après un silence elle ajouta:

--Je suis bien contente de vous voir.

--Ma foi! j'hésite à le croire, dit Zidore.

--Pas pour faire des folies comme autrefois, reprit-elle avec un rire amer, mais pour vous donner une belle occasion de faire du bien... de réparer du mal.

--Ce n'est pas précisément cette occasion-là que je cherche; répliqua-t-il.

--Vous ne ferez pas vendre notre maison, demanda-t-elle en joignant les mains.

--Ça dépend... ça dépend de toi.

--De moi?... Mais moi je vous en supplie pour l'amour du bon Dieu.

--Ne mêlons pas le bon Dieu à ces choses-là, ça n'ira point.

--Il faut le mêler à tout, Zidore, si l'on veut que tout aille bien. Laissez-nous le bon Dieu, à nous du moins, les pauvres, afin que nous ne devenions pas des désespérés.

--Je verrai; ça dépendra... Si je t'avais retrouvée la même qu'autrefois...

--La même qu'autrefois, Zidore, ne la cherchez pas, vous ne la retrouverez jamais!


XIX

UN SOUPER ET DEUX CHANSONS
DE CIRCONSTANCE

Le midi de Noël, Zidore Tourteau était sorti de la sacristie, après l'élection, dans un état d'âme assez facile à comprendre. Son orgueil venait de recevoir un soufflet; sa vengeance avait avorté; son ambition tournait à sa honte. La tempête du verre d'eau menaçait de l'engloutir, il s'exagérait sa valeur et l'importance de la charge qu'il convoitait; Il s'imaginait que la paroisse s'était liguée contre lui, comme s'il eut été l'ennemi commun. Il voyait le sourire provocateur de Longpré en se rendant dans le banc de l'oeuvre. Il s'imaginait entendre tous les propos que l'on tiendrait sur son compte, le jour, en allant à l'ouvrage, le soir au coin du feu.

--Ah! il n'était pas capable de se faire élire marguillier, lui, pas plus ignorant, pas plus bête, et plus riche que les autres!... On ne voulait pas le voir renifler l'encens, comme les autres saints hommes du banc! On avait peur qu'il dérangeât les plans de Monsieur le curé, probablement... C'est bien! On allait voir. On entendrait parler de lui... D'abord, il ne remettrait pas les pieds à l'église de sitôt... Il n'était pas pour venir admirer Longpré, béatement agenouillé, les mains jointes, en face de la chaire... Il prierait à la maison, si c'était nécessaire. On peut prier à la maison. Il n'est pas nécessaire de venir s'asseoir en bande, dans des bancs qui coûtent cher, pour entendre chanter le nez du curé, et voir le bedeau parader avec sa capote bordée en rouge, dans les allées malpropres.

Il ne fournissait pas à dégoiser des sottises. Et il se parlait tout haut à lui-même. Au reste, personne n'aurait voulu l'écouter.

Quand il ne parlait pas, il songeait au moyen de se venger de tout le monde, mais surtout de Longpré. Il ne reculerait devant rien. Une chose entre autres était venue à son esprit pervers, une chose infâme. La sensualité poussait la haine; les deux se soutenaient, s'aidaient mutuellement, brûlant de se satisfaire.

En attendant une occasion favorable, qui, selon toute probabilité, ne se présenterait de longtemps, il s'ingénia à faire souffrir sa femme et son enfant; mais à les faire souffrir peu à la fois, afin de ne pas les désespérer. Il fallait les garder à la maison, sous sa main. Il fallait aussi empêcher les gens de parler, de sympathiser avec ses victimes, de se tourner davantage contre lui, de le mépriser.

C'était une méchanceté raisonnée. Et Dieu sait ce qu'un mari sans coeur et rusé peut faire de mal à une femme bonne et sensible que le devoir met à genoux.

Pour se distraire, chasser les idées noires et se consoler de sa déconvenue, il se rendit à la ville, avec sa voiture chargée de produits de la basse-cour et de la porcherie. Et ceux qui le voyaient passer, assez jeune encore, avec ses deux beaux chevaux bruns et son vaste traîneau comblé, disaient, un peu jaloux, qu'il était bien heureux, ce gaillard-là.

S'ils avaient pu descendre dans cette âme basse et cupide, ils auraient été bien étonnés. Ils auraient compris que le bonheur ne dépend ni des biens que l'on possède, ni des avantages de notre personne, ni des honneurs que l'on recueille, ni des plaisirs que l'on paie cher; mais tout simplement de la modicité des désirs et de la soumission à Dieu.

Zidore vendit ses produits et en dissipa le prix en des folies coupables. Il appelait cela retremper sa jeunesss, pourtant bien morte, et faire un pied de nez aux ennuis de la maison. La noce lui coûta cher, car pendant qu'il cuvait son vin, des voleurs de profession qui l'avaient entendu parler, allèrent demander à l'hôtellerie les chevaux et la voiture, et s'en furent les vendre dans un endroit éloigné. Il revint tout penaud à sa maison. Cependant, après de longues recherches, les chevaux furent retrouvés; mais il eut à débourser une somme assez ronde pour couvrir les frais de toutes sortes, avant de les voir revenir à son écurie.

Les voleurs, Fildoux et Cascapoil durent prendre le chemin de St-Vincent de Paul, Zidore ne sut jamais comment ils avaient pu deviner que ses chevaux étaient à l'auberge du Poulin Rouge.

Il ne s'était pas douté que des oreilles attentives l'écoutaient, pendant qu'il causait avec Bancalou, dans sa vieille maison de la rue Lagauchetière.

Il rentra dans la vie monotone des champs, et s'occupa davantage de ses affaires. Il ne fallait pas négliger les sources de revenus. Maintenant que la bête était satisfaite, que les appétits étaient repus, la réflexion venait, et il commençait à regretter l'argent perdu. Il ne rougissait pas de s'être avili, mais il s'indignait de s'être laissé flouer. Il se trouvait donc des compères plus madrés que lui et cela l'humiliait.

Le moulin à battre, avec ses quatre grandes voiles tournantes, dévorait les gerbes d'avoine, et de blé, quand le vent soufflait sur la plaine. Le grain mûr tombait comme une pluie d'or, dans les boîtes, sous la machine aux dents de fer, et la paille, brisée par le rouage puissant, roulait légère et bruissante comme l'onde écumante d'une cataracte.

Les jours se levaient et disparaissaient, les uns après les autres, toujours pareils dans leur variété, avec leurs pâles soleils du midi, leurs vives étoiles du soir; avec leurs nuages épais et leurs avalanches de neige, leurs cieux d'azur sombre et leurs horizons d'argent. La terre déroulait partout son uniforme blancheur où les bouquets de sapins mettaient des points noirs, où les pignons clairs des maisons semblaient des voiles ouvertes au vent.

Pendant le carnaval il y eut quelques veillées tapageuses, quelques soupers joyeux. Il arriva que Zidore et Longpré se rencontrèrent à la même table. C'était chez Gaspard Ouimet, dans le grand rang. Gaspard était leur cousin à tous deux. Il faisait bien les choses, Gaspard Ouimet, et il n'aurait pas voulu qu'on put lui reprocher d'avoir oublié quelqu'un. Ce n'est pas qu'il aimait beaucoup Tourteau, mais il pensait qu'il valait mieux le flatter que le froisser. Il ne savait pas, du reste, comme la haine était ancrée dans l'âme de son cousin.

Tout se passa bien, jusqu'au moment où le petit verre, trop souvent rempli eut délié les langues et légèrement embrouillé la raison. Longpré, en homme prudent, se tenait sur ses gardes. Et puis, sa femme et Lucette, sa fille aînée, se trouvaient là, à la même table. Il n'aurait pas voulu leur causer du chagrin. Il prenait bien un petit coup pour trinquer avec les autres, mais une goutte seulement. Comme cela il pouvait boire longtemps. Zidore se versait de bonnes lampées. Il portait bien cela, mais tout de même on voyait qu'il voulait se griser.

Comme c'était la coutume, vers la fin du repas, chacun à son tour dut chanter une chanson. Ça durerait un partie de la nuit. Une chanson, un coup, une bouchée... une bouchée, un coup, une chanson.

Zidore et Longpré possédaient de bonnes voix. Longpré pouvait passer pour un ténor agréable et l'autre pour un baryton fort acceptable. Ils chantèrent donc, et plus souvent qu'à leur tour. Ce fut très drôle. C'était par des couplets de chanson qu'ils se provoquaient. La lutte ne manquait ni de charme, ni de piquant. Mais comment cela finirait-il? Les convives riaient, applaudissaient de moment en moment. Pour faire diversion, et donner aux lutteurs le temps de respirer, une femme jetait dans l'arène nouvelle une note moelleuse comme une flûte. Parfois la mêlée devenait générale. Tant pis pour ceux qui n'avaient pas sous leur écorce fragile, des poumons vigoureux.

Madame Longpré et Madame Tourteau, les amies d'enfance étaient assises l'une près de l'autre, et Lucette avait à ses côtés René, le jeune forgeron. Les deux femmes suivaient avec un intérêt mêlé de crainte la lutte des chanteurs. Elles étaient liées par une longue amitié, et la froideur qui régnait entre leurs maris leur causait un profond chagrin. C'était Madame Tourteau qui souffrait le plus, car elle voyait bien que les torts venaient de son mari. C'était lui qui cherchait la querelle et l'éloignement. Il n'aimait personne et jalousait ceux qui paraissaient heureux. Madame Longpré plaignait sa malheureuse amie et tâchait de la consoler par des paroles charitables.

--Il ne faut pas se lasser de prier... Le bon Dieu finira par avoir pitié de toi. Il peut toucher le coeur le plus dur et en faire un foyer d'amour, comme disait le curé dans son sermon, dimanche dernier... Ce n'est que lorsque la vie est finie, qu'on peut dire si elle a été bonne ou mauvaise, heureuse ou misérable... Moi qui suis si contente de mon sort, aujourd'hui, je serai peut-être la plus infortunée des femmes, demain... Personne ne connaît le lendemain.

--C'est vrai, disait Madame Tourteau, mais au moins, si j'avais, comme toi, une fille belle et vertueuse pour me consoler, dans ma solitude, à la maison!... Je n'ai qu'un petit garçon, et il me cause déjà de la peine... C'est un peu le caractère impérieux de son père... J'en ai parlé au curé. Comme de raison, le curé ne voit d'espoir qu'en Dieu. Il m'a dit de prier, de ne jamais me lasser de prier, et que mon enfant ne serait point perdu... Je veux bien le croire, mais le chagrin me tue, en attendant... Parfois je songe à m'en aller à la ville pour m'y cacher. Peut-être que Zidore ferait des réflexions salutaires s'il se voyait tout à fait abandonné...

Tout à coup, Zidore frappa un coup de poing sur la table et s'écria:

--Je vais vous ne chanter une autre... une bonne!

--Tel qui chante et qui n'est pas joyeux, remarqua l'un des convives.

--Hein! qu'est-ce que tu marmottes là, toi? demanda Tourteau.

--Je me demande où vous prenez toutes ces chansons-là...

--Ici, fit emphatiquement Zidore, en se touchant le front.

Et il continua:

--C'est une chanson nouvelle.

Il toussa, se gourma, s'arma d'un couteau pour battre la mesure.

--Ecoutez bien.

--Envoie! envoie! cria Longpré.

Et Zidore chanta:

C'est la petite histoire

D'un marguillier nouveau

Qui disait à Victoire,

D'un air calme et dévot:

Ecoute donc, ma femme,

J'suis pas dénaturé,

Mais cache-moi ta flamme

Comme à Monsieur l'curé.

Les applaudissements éclatèrent. Personne ne songeait à mal, et tout le monde voulait s'amuser. Longpré lui-même riait de bon coeur. Cependant Gaspard s'écria, tremblant pour la paix de sa maison.

--Zidore, Zidore, pas de ça! pas de ça!... C'est trop à bout portant. Ce n'est pas loyal... Amusons-nous, rions, chantons, mais pas de blessures au coeur.

--Bravo! clamèrent tous les conviés... La paix universelle!... Une santé à la paix universelle!

--La guerre, vive la guerre! répliqua Zidore en brandissant le couteau qui lui servait de bâton de mesure.

Et il continua sa chanson avec une verve nouvelle:

En allant à la messe

Pour renifler d'l'encens!...

Il disait: Non, non, cesse!...

Ça n'aurait pas d'bon sens.

Ecoute donc, ma femme,

J'suis pas dénaturé,

Mais cache-moi ta flamme

Comme à Monsieur l'curé.


Il ne faut pas que j'pense

Au charme du cotillon,

Et le vin que j'dépense

Il sort du goupillon...

Ecoute donc, ma femme,

J'suis pas dénaturé.

Mais cache-moi ta flamme

Comme à Monsieur l'curé.


Pour not' salut pas d'crainte;

Nous n'serons point damnés...

Dans toute affaire sainte

Je peux mettre le nez.

Ecoute donc, ma femme

J'suis pas dénaturé,

Mais cache-moi ta flamme

Comme à Monsieur l'curé.

A chaque couplet les applaudissements recommençaient. Quand il est fini, tout glorieux de son succès, il se versa à boire. Plusieurs firent de même. D'autre appelèrent Longpré... A ton tour, Longpré... Ne te laisse pas battre!... Défends-toi!... Tu dois en savoir une, quand même elle ne serait pas nouvelle.

Longpré qui se trouvait aussi un peu échauffé, répondit qu'il essaierait bien. Il ne fallait pas se montrer lâche, ni peureux... Il ferait ce qu'il pourrait. Toute la maison trembla sous les bravos.

--Ecoute bien, Zidore! criait celui-ci.

--Monsieur Tourteau, attention! disait celui-là.

--Mettons nous d'aplomb pour recevoir les coups, répondit Zidore.

Et il s'accouda sur la table, la tête dans ses mains.

Longpré se leva, pour être plus à l'aise, et d'une voix qui vibrait comme une lame d'acier, il commença:

Je sais que cela vous amuse

D'entendre un mot de vérité

Ecoutez donc toute la ruse

De l'amour et d'la charité

Je sais que cela vous amuse

D'entendre un mot de vérité.


Afin de répandre l'aumône

Chez les pauvres à pleine main,

Un saint d'ici, riche agronome,

De la ville a pris le chemin...

Afin de répandre l'aumône

Chez les pauvres à pleine main.


A deux bons chercheurs d'aventures

Qui du Ciel lui parlaient beaucoup

Il donna chevaux et voitures

Après avoir payé un coup...

A deux bons chercheurs d'aventures

Qui du Ciel lui parlaient beaucoup.


A une belle qui grelotte

Sur le plus triste des grabats,

Il laisse aussitôt sa culotte

Et sa chemise et ses grands bas...

A une belle qui grelotte

Sur le plus triste des grabats...


Alors il dit à la cruelle:

--J'ai tout donné, c'est bien fini!

--Faites-vous donc bedeau, dit-elle,

Vous donnerez du pain bénit...

Alors il dit à la cruelle:

--J'ai tout donné, c'est bien fini!

Ce fut une explosion de rires et de clameurs joyeuses. Tous les convives s'attendaient à voir Zidore crever de colère. Il ronflait, le nez dans son assiette.


XX

INTERMEDE

Longpré n'était pas fâché d'avoir donné la réplique à Zidore. Il n'y avait guère de charité dans ce sentiment tout humain, mais il trouvait une excuse dans la provocation. Au reste, les chansons ça fait passer bien des choses qu'on n'oserait dire devant les femmes, dans le langage ordinaire. Le rhythme et les notes enveloppent le nu d'un gaze pudique.

Cependant Lucette aurait mieux aimé ne pas entendre ces couplets un peu grivois et elle en demandait pardon à Dieu, dans sa douce naïveté, comme d'une faute qui retombait sur elle. Il lui semblait que les péchés des parents devaient ternir la pureté des enfants, et que les enfants étaient solidaires des obligations paternelles.

La famille doit être tellement unie que le bien de l'un est le bien de tous, et que tous doivent expier la faute d'un seul.

Tourteau ne fut guère expansif. Encore sous l'influence des liqueurs, il sommeillait, revenant à la maison, à la monotone chanson des lisses d'acier sur la neige. Sa femme guidait le cheval. L'air était vif, un peu piquant et de grandes lueurs molles montaient de l'Orient comme des palmes de lumière.

Quand ils furent arrivés il appela son petit garçon.

--Vite Tiquenne, lève-toi! Va mettre le cheval à l'écurie.

Il n'était pas d'humeur à dételer, lui; il voulait se coucher bien chaudement, et dormir tard.

--Tu sais bien que Tiquenne n'est pas ici, observa la femme... il est allé coucher chez Jacques.

--Eh bien! va le chercher, moi j'entre.

Elle ne fut pas le chercher. Elle se rendit à la grange avec la voiture, mit le cheval à l'écurie et lui donna du foin. Quand elle revint à la maison, son mari dormait, bien enfoui sous les draps. Elle chauffa le poêle, but un peu de thé, fit une longue prière, changea de vêtements et se mit au travail.

Se croyant assez forte pour vaincre le sommeil, elle prit de soyeuses cardées de laine, dans un grand panier, et s'assit à son rouet. Le mouvement monotone et régulier de la pédale, le grondement du fuseau, le silence du dehors, la solitude de l'intérieur, les bouffées de chaleur qui s'échappaient du poêle, tout cela lui brouillait les idées comme une liqueur engourdissante. Elle ne pensait plus et se sentait envahir par une douce et paresseuse somnolence. Le rouet s'arrêtait un instant, pour recommencer aussitôt, sous l'effort inconscient du pied, son murmure interrompu, et le brin léger, perdant sa finesse et sa résistance, s'enroulait mal sur la bobine. Enfin la fatigue l'emporta sur le courage, la roue fit un dernier tour et le fuseau resta silencieux. Mais un autre ronflement commença, sonore et régulier aussi, la pauvre fileuse s'était endormie.

L'hiver s'écoula rapidement, comme toujours il s'écoule, puisque le temps est un souffle qui balaie tout, et que le moment où je le dis est déjà insaisissable; mais ceux qui souffrirent du froid dans leurs logis mal fermés, le trouvèrent long. Long il parut aussi aux âmes fraîches qui voient des soeurs dans les violettes, et sentent des baisers dans l'air parfumé.

Nul événement remarquable ne vint interrompre l'uniformité de la vie dans l'heureuse paroisse de Saint-Ixe, et quand le printemps arriva chantant comme un vainqueur, avec toutes les voix de la nature, le réveil de l'amour et de l'espérance, les chagrins des malheureux se dissipèrent comme des brumes au vent, et les heureux sentirent un redoublement de félicité.

Beaucoup d'entre les déshérités unirent, avec humilité, sur l'autel des holocaustes, comme une offrande agréable à Dieu leurs souffrances et leur résignation; beaucoup aussi refusèrent de courber la tête sous le poids des amertumes et jetèrent au ciel un insolent: Pourquoi? Beaucoup d'entre les favoris du sort firent monter vers le Seigneur, comme un encens suave, l'hymne de la reconnaissance; beaucoup aussi continuèrent à jouir des biens et des honneurs avec une indifférence froide, et sans baiser la main qui les distribue. Les uns oubliaient que la souffrance sur la terre est le premier des biens, et les autres que les richesses et les plaisirs sont presque toujours des sources de désordres et de désolations.

Dieu l'a voulu ainsi et l'homme n'y peut rien.

Tous les peuples, tour à tour, depuis les ténèbres de l'antiquité ont essayé de sortir de ce cercle fatal et d'intervertir l'ordre établi, et tous sont morts de leurs jouissances et de leurs plaisirs, au milieu de leurs richesses. Et il en sera toujours ainsi, car le Christ est venu rappeler à la terre, au faîte de sa gloire et fatiguée de ses triomphes, l'arrêt irrévocable du premier jour, et il a scellé sa parole de son sang. Et depuis le Calvaire jusqu'à nous, comme depuis Adam jusqu'au Calvaire, le Seigneur a voulu des sacrifices; et, chose admirable et qui dépasse s'entendement humain, ceux-là seuls qui acceptent la douleur avec un esprit soumis et en bénissant Dieu, trouvent ici-bas, une paix réelle, profonde inaltérable.

Pierre Longpré n'oubliait jamais de prier avant d'aller au travail, et cela ne retardait en rien la germination des grains dans les sillons, ni l'épanouissement de l'herbe dans les prairies. Le soir venu, il avait fait autant d'ouvrage que les autres, n'était pas plus fatigué, et priait encore avant de se mettre au lit.

Lucette étudiait. Elle se préparait à l'enseignement et voulait former des élèves vertueux. Les petites filles seraient pieuses, retenues, modestes, les petits garçons n'auraient point de querelles entre eux, seraient studieux, pour apprendre vite les choses nécessaires, s'accoutumeraient à vivre ensemble sans se jalouser. Elle voulait être pratique. Les petites filles seraient initiées au secret de la bonne ménagère et se rendraient aussi utiles à la cuisine qu'agréables au salon; les petits garçons ne rougiraient pas de tenir les mancherons de la charrue, mais pourraient aussi tenir un livre de compte et s'aventurer dans le champ de l'industrie. Elle avait hâte de commencer la classe, de se dévouer à cette belle enfance qui se façonne comme l'argile du potier. La pensée de faire du bien la remplissait de joie, et son coeur tressaillait comme les rameaux où courait la sève nouvelle.

Elle aidait sa mère au travail du jardin. Elle savait comment on sème, dans de petites rainures tracées sur le carré bien ameubli la graine d'oignon, fine et légère comme une poussière, et comment on plante, d'espace en espace, sur des plates-bandes longues, les tomates dont les talles superbes s'affaisseront à l'automne sous le poids de leurs fruits rouges comme la pourpre, moelleux comme la pêche et gros comme la pomme.

Mais c'était le soin des fleurs surtout qui l'occupait. On voyait partout des lis blancs comme son âme, les roses fraîches comme ses joues, des pensées larges comme ses yeux, avec des fibres d'or qui ressemblaient à des cils, des grappes de muguet qui tombaient comme des larmes douces, des narcisses dont le calice s'ouvrait gracieux comme ses lèvres et cent autres fleurs aussi belles...

Et la vue de ces fleurs enchaînait sa pensée à un ordre de choses plein de grâces et de chasteté. Elle se sentait fleur elle-même, et comprenait qu'elle devait s'épanouir pour le ciel, tout en répandant autour d'elle, sur la terre le parfum des vertus.

L'atmosphère était moins pur dans la demeure de Zidore Tourteau et s'il y avait des parfums de vertu il y avait aussi des émanations malsaines.

Zidore cherchait toujours le moyen de nuire à Longpré et de se venger de ce qu'il appelait sa défaite. Il ne savait guère comment il ferait, mais il finirait par trouver. Il allait toujours commencer d'une façon qui paraîtrait bien légitime.

La terre qu'il avait achetée de Dupont n'était guère défrichée. Je l'ai dit, je crois. Dupont et Longpré avaient, d'accord, laissé une longue lisière de bois séparée seulement par un "clos d'embarras". Cela leur évitait des frais assez grands. Zidore perça une trouée dans sa forêt, le long de la ligne, une trouée assez large pour y semer du grain. Il fallait creuser un fossé, maintenant pour pour empêcher l'eau de noyer ses sillons; il fallait faire une bonne clôture de cinq perches de hauteur, pour empêcher les troupeaux de venir manger l'avoine ou le blé. Il avait de l'argent, Zidore, il s'en moquait. Et toutefois, s'il lui était pénible de sortir ses écus de leur vieille cachette, il lui était agréable de songer que Longpré allait travailler dur, souffrir beaucoup et emprunter. Il ne rendrait jamais. Il ne pourrait pas rendre. Il ne faisait que commencer à dépenser. Il y aurait bien lieu un bon jour, de lui intenter une petite action en dommage, de lui faire un joli procès. Entre voisins, l'occasion se présente souvent de faire du mal, comme aussi, de rendre service. Les liens se fortifient chaque jour, ou chaque jour se relâchent selon que la charité ou l'égoïsme règnent dans les coeurs.


XXI

L'ECOLE DU VILLAGE

L'institutrice du village venait d'abandonner son emploi, dans un moment d'humeur et sous un prétexte futile. C'était, cette institutrice, Mademoiselle Strophina Beaucarême, une routinière qui savait cependant lire avec intelligence, écrire grammaticalement, compter les tiers et les quarts. Mais elle croyait que tous était fini quand l'élève avait récité sans les comprendre, comme un perroquet, des phrases vivement enfilées les unes à la suite des autres. En retour, elle parlait beaucoup. Elle parlait surtout des choses qui ne la regardaient pas et des personnes qu'elle connaissait.

Lucette l'avait remplacée. Quelques-uns la trouvaient jeune et murmuraient. Ils disaient qu'elle ne saurait pas se faire craindre et qu'elle irait aux veillées avec les jeunes gens. Ce serait un mauvais exemple. On aurait mieux fait de garder la première. Elle était d'âge à se conduire toute seule et on ne la payait pas cher. Pas besoin d'en savoir si long pour éduquer des petites filles destinées à filer la quenouille et des petits garçons appelés à tenir la charrue.

C'était Tourteau qui avait soufflé le vent de la discorde. Il n'habitait pas le village, mais il y possédait une propriété, et payait la taxe scolaire. Ils te trouve ainsi, partout des gens qui se plaisent à parler pour contredire et à agir pour embarrasser. C'est leur manière, à eux, d'affirmer leur pouvoir et de faire remarquer leur existence.

Quand il vit qu'il ne gagnait rien à faire de l'obstruction, il changea de front. Il feignit de reconnaître son erreur, et, pour prouver sa sincérité il demanda aux commissaires la permission d'envoyer son enfant à l'école de Lucette Longpré.

Il arriva, un matin, poussant le gars devant lui. Lucette était sur le seul de la porte.

--C'est Monsieur Tourteau, se dit-elle, que vient-il faire ici?...

Elle eut le pressentiment d'une ruse nouvelle, mais elle ne voulut pas s'arrêter à un jugement qui pouvait devenir téméraire.

--Je voulais arriver avant l'heure de la classe, fit Zidore, en s'épongeant le front. J'aurais été fâché de vous déranger.

--Voulez-vous entrer, Monsieur Tourteau?

--Ben, ce n'est peut-être pas nécessaire... Les es enfants sont à étudier leurs leçons, je suppose... Tenez!... je vais vous dire, Mademoiselle Lucette, j'ai réfléchi. Je me suis opposé à votre engagement d'abord parce qu'en vous mettant, comme cela, à la place d'une ancienne, j'avais peur de faire une chose injuste, et Dieu merci! Je hais l'injustice. Mais j'ai fini par comprendre qu'il faut que nos enfants s'instruisent, s'ils veulent tenir tête aux Anglais.... Il paraît qu'ils sont bien savants, les Anglais, et qu'ils occupent toutes les meilleures positions.

--Ils sont surtout bien protégés et bien exigeants, interrompit Lucette.

--Je vous amène donc mon petit garçon. Je ne suis pas de l'arrondissement, mais je paierai ce qu'il faudra. J'en ai parlé aux commissaires... Comme je demeure loin, il ne viendra pas dîner. Et puis, à travers les champs, par-là, voyez-vous! où la rivière fait une courbe, on traverse sur les cailloux, et c'est bien plus court... Vous n'avez jamais été de ce côté peut-être... Rien de plus beau, nulle part, que ce bouquet d'ormes au bord des eaux... Mais je vous retarde.

Il s'adressa au gars que attendait patiemment.

--Tiquenne, tu seras obéissant, studieux, sage et poli..

--Comment s'appelle-t-il? demanda l'institutrice en riant.

--Tiquenne... C'est à dire Etienne. Tiquenne, c'est un sobriquet.

--Oh! je le reconnais... Il aime à se promener en voiture...

Elle faisait allusion à la petite escapade de l'automne précédent.

--Je vais le garder, ajouta-t-elle, puisque les commissaires le permettent. Je tâcherai d'en faire un bon citoyen.

--Merci, mademoiselle Lucette.

Il salua et partit. En s'en retournant, il murmurait:

--On va la surveiller... si je peux la prendre en faute!...

Tiquenne avait des instructions en conséquence. Il entrait à l'école comme espion. Mais il était d'un caractère étrange, Tiquenne, et il accordait beaucoup à sa fantaisie.

Il fit son entrée d'une manière fort peu solennelle. Il était honteux, à cause de sa fredaine de l'autre automne, quand il avait battu le petit frère de la maîtresse, et fait courir son cheval. Il n'était pas aussi bien mis que les autres, non plus. Son humeur un peu vagabonde prit le dessus cependant, et il se promit bien de régaler de taloches le premier qui se moquerait de lui. Il fut placé sur un banc avec ceux qui lisaient couramment. A la grande surprise de la maîtresse, il se montra docile et respectueux.

Depuis un certain temps, les mères se demandaient pourquoi leurs petites filles semblaient les aimer davantage et se plaire davantage à la maison. Quand elles fermaient leurs livres c'était pour promener le balai sur les planchers, essuyer les meubles, épousseter, laver. Elles s'acquittaient de milles petits soins qui révélaient le goût du travail et la propreté. Le soir souvent, elles faisaient des lectures à haute voix. Elles étaient dans le ravissement, les mères, surtout quand après un ordre, une question, une demande, elles entendaient des voix douces et respectueuses, dire selon le cas, avec une intonation caressante: oui, maman, ou; non, maman.

Et les pères n'étaient pas moins étonnés des manières polies de leurs petits garçons et du zèle qu'ils apportaient à l'étude.

--Ils vont donc tous faire des curés, disait le père Maheux, qui ne comprenait pas qu'un enfant sage peut être destiné à faire un avocat, ou un médecin, ou un cultivateur, ou un ouvrier.

L'inspecteur devait venir visiter l'école. C'était un fonctionnaire nouveau, jeune encore et très instruit. Il avait enseigné à l'école normale, et sa nomination n'était pas entachée de politique. La jeune institutrice avait été prévenue de son arrivée prochaine, et elle s'efforçait de donner à son école une tenue irréprochable. On n'essaierait point de faire parade d'une science que l'on ne pouvait avoir encore; mais on montrerait de la bonne volonté. Il fallait mériter des louanges. Pas pour la satisfaction de la vanité, mais pour la paix de la conscience et la joie de l'esprit.

Enfin, on sut un matin, que Monsieur l'inspecteur arriverait dans la soirée, et qu'il visiterait l'école le lendemain. Une sonnette égrena dans l'air calme de la matinée ses tintements argentins. C'était l'appel à l'étude. Petits garçons et petites filles, par groupes charmants, se précipitèrent dans la porte grande ouverte aux arômes de la prairie. La maîtresse riait en les voyant entrer. Bientôt, à l'intérieur de la maison ce fut un grondement singulier, un murmure de nids en goguette, un froissement de feuilles sèches. Chacun repassait sa leçon à demi-haut, les mains sur les oreilles, la tête penchée sur le livre.

--B, a, ba, b, e, be, b, é, accent aigu, bé b, i, bi, b, o, bo, b, u, bu... disaient les petits, les tout petits.

--Les épin...gles piquent, le feu... brûle, les chats é... gra... tignent. Voici un cheval... lisaient d'autres, couramment, sans trop hésiter.

--Une fillette conjuguait: j'aime, tu aimes, il aime, nous aimons...

--Qui ça qu't'aime, toi? lui demanda sa voisine.

--C'est P'tit Paul Masson.

--Moi, c'est Arthur Papin...

Et elle continua, sans plus d'émotion:

--Nous aimons, vous aimez, ils ou elles aiment!...

--Où est Dieu?... Dieu est partout, il remplit le ciel et la terre...

--Comment qu'ça peut s'faire? demanda un curieux.

Un petit récitait les commandements de Dieu: Bien d'autrui ne désireras qu'en mariage seulement...

--Tu te trompes, il n'est jamais permis de prendre le bien d'autrui observa un sage.

Un grand se posait cette question:

--Combien y a-t-il de péchés capiteux?

--Tu lis mal, fit une voix savante, c'est: capitaux...

--Ça se ressemble joliment.

Un autre répétait:

--L'Amérique a été découverte par Christophe Colomb, Génois de naissance, en 1492...

Un autre:

--C'est Jacques Cartier qui a découvert le Canada, en 1534...

Un autre:

--Québec a été fondé en 1608, par Samuel Champlain...

--C'est Monsieur de Maisonneuve qui a fondé Montréal.

Un autre encore:

--Trois fois un font trois, trois fois deux font six, trois fois quatre font neuf, trois fois neuf font!....

Et tout cela à la fois, avec des voix claires de fillettes, des timbres sonores de garçons, en des mots lents ou cadencés, en des phrases rapides ou chantées, sans souci du voisin, avec hâte d'en finir.

La lecture à haute voix, l'écriture sur des cahiers propres, avec de l'encre noire et un bonne plume, la récitation, les règles, la dictée, un peu de tout, avec ordre et mesure, sans surcharger l'esprit de l'élève, et tout en éveillant sa curiosité. C'était le programme, pour finir une petite leçon de choses.

--De quoi sont faits vos vêtements? demanda la maîtresse.

--De laine!

--De toile!

--De coton!

--Mes bottes sont de cuir, dit Tiquenne à son voisin, en lui donnant un léger coup de pied.

Le voisin se prit à rire.

Mon tablier est de soie, annonça gravement une petite fille portée à la vanité.

--Et d'où vient la soie? lui demanda l'institutrice.

--De chez Monsieur Hudon, le marchand, dit-elle avec suffisance.

La classe éclata de rire, et la petite orgueilleuse baissa la tête.

--C'est un ver qui produit la soie, mes enfants, et à cause de cela on l'appelle le ver à soie. Ce n'est d'abord qu'un brin très délié, comme le fil de l'araignée, et il faut cinq ou six de ces brins pour faire un fil de soie, même très fin...

--Et d'où vient le coton, continua-t-elle.

Personne ne répondait.

Il vient d'une plante qu'on appelle le cotonnier, et qui se cultive dans les pays bien chauffés par le soleil, comme ici vous cultivez le lin et le chanvre pour faire de la toile, et de l'huile. Je vous expliquerai cela plus au long une autre fois, dit la jeune maîtresse. Encore une question.

--Avec de la farine! crièrent les élèves, tout fiers de leur savoir.

--Avec du blé!... de la farine de blé!... corrigea un gros garçon rougeaud.

--Avec de l'avoine, répondit une voix timide et triste.

C'était une pauvre petite fille, dont le père malade depuis longtemps, se voyait obligé de donner du pain noir à sa famille. Les enfants se mirent à rire. La maîtresse comprit cependant tout ce qu'il y avait de navrant dans cette réponse, et, des larmes roulèrent sous ses paupières.

--Les heureux, expliqua-t-elle font avec le blé, un pain délicieux, et nourrissant, mais, quelquefois, des familles que le bon Dieu éprouve sont obligées de faire du pain avec de l'avoine amère; c'est quand le blé manque qu'elles ne peuvent acheter de farine. Ayez pitié de ces infortunés, vous autres qui mangez toujours du pain blanc.--"Sub tuum"!...


XXII

OISEAUX ET FLEURS, ANGE ET DEMON

Dans l'après-midi, quand la classe fut terminée et que les écoliers eurent pris le chemin de la maison, la jeune maîtresse, pour se reposer des fatigues d'une journée laborieuse, et respirer l'air des champs, s'en alla vers la rivière, par les prairies en fleurs ou les clos de pâturage. La chaleur, un peu étouffante le long des chemin poussiéreux, devenait moins lourde ici, sur ces gais tapis de gazon, parmi es vagues blondes d'avoine ou de blé que le moindre souffle faisait frémir, loin des maisons blanches que renvoyaient la lumière comme des réflecteurs géants. Des parfums montaient de partout qui saturaient les airs. Les insectes trottaient dans l'herbe, mêlant sans cesse, comme un ruissellement de pierreries, les couleurs brillantes de leurs corselets. Des effluves passaient de temps en temps, chauds et caressants comme des souffles d'anges...

Parfois elle se retournait pour mesurer la distance qu'elle avait parcourue, et toujours le clocher lui semblait proche, avec sa croix de fer et son coq étincelant. Elle cueillait des marguerites, des renoncules, des violettes, et elle regardait avec des yeux ravis les nuances inimitables de maintes fleurs qui lui envoyaient comme un hommage leur arôme subtil et doux. Elle avait peur de mettre le pied sur ces frêles créatures de la prairie, car il lui semblait qu'elles avaient comme elle, une petite âme aimante et pure qui souffrirait d'être broyée.

Elle se rendit ainsi jusqu'au bouquet d'ormes dont lui avait parlé Tourteau, et là, un peu lasse, elle s'assit à l'ombre des grands rameaux feuillus, au bord de la rivière, regardant couler l'eau pure et fraîche comme sa vie.

Tout à coup d'un arbre voisin, un chant d'oiseau monta vers le ciel. Ce chant, qu'elle n'avait jamais entendu encore, était étrange et captivant. Nulle mélodie, dans nos bois, ne pouvait se comparer à cette mélodie, parce que sept oiseaux chantaient ensemble, en deux parties la même cantate. C'étaient des étourneaux. Noirs avec des taches d'or sous l'aile ils juchaient, orchestre merveilleux, trois sur une branche et quatre sur une autre banche, au-dessous.

Quelques-uns jetaient des notes claires, mais coulées et molles comme les soupirs d'une flûte, et les autres roulaient un accord vibrant et sonore comme les cordes d'or d'une harpe. Et tous au même instant, suspendaient, par intervalle, leur chant incomparable, pour le recommencer ensemble aussi, sans perdre une mesure, avec le même éclat et le même entrain. Et dans cette musique extraordinaire des bardes de la forêt, il y avait, comme souvent dans le chant des hommes beaucoup de mélancolie.

Lucette écouta longtemps, dans une ivresse qu'elle aurait voulu dire et faire partager à tout le monde, les chanteurs noirs, de la forêt, les chanteurs noirs trop inconnus, et les seuls au monde, peut-être, qui savent ainsi chanter en choeur.

Et comme elle oubliait l'heure, dans le plaisir d'écouter, les yeux fixés sur les longues branches de l'arbre qui servait de tribune aux musiciens ailés, un homme qui venait de traverser la rivière, sautant de caillou en caillou, à une petite distance en aval, apparut soudain devant elle. Elle eut peur d'abord et se leva précipitamment comme pour fuir. Les oiseaux eurent peur aussi et s'envolèrent loin, dans le ciel bleu, en éparpillant, comme un adieu à la jeune fille, les dernières notes de leur hymne divin.

Tiquenne s'était vite rendu à la maison pour dire à sa mère que monsieur l'inspecteur allait venir visiter l'école le lendemain.

--Et ta maîtresse, qu'a-t-elle dit? qu'a-t-elle fait? demanda Zidore.

--La maîtresse, elle a dit le "sub tuum", et elle a fait la classe, répondit le malicieux gars.

--Butor!... Elle n'a rien dit contre personne?

--Elle a dit qu'il fallait saluer poliment tout le monde, surtout les vieillards, qu'il ne fallait jamais parler mal de personne, qu'il...

--C'est bon, c'est bon! file, sacré...

Zidore sortit, et le hasard le conduisit au bord de la rivière. Non, pas le hasard; il voulait voir si les dernières pluies avaient fait monter l'eau. Les cailloux montraient leur dos grisâtre au-dessus du courant, comme un chapelet égrené d'une rive à l'autre, et l'on pouvait traverser encore. De la légère éminence où il se trouvait, la vue s'étendait loin sur les champs, de l'autre côté de la rivière, et il promena un regard d'envie sur ce grand domaine que des hommes riches pouvaient acheter, comme il achevait, lui, un jardinet de quelques perches carrées. Et il se dit qu'il n'était pas juste qu'il y eut, dans le monde des fortunes pareilles à côté des grandes misères. Et cette injustice, il souffrait de ne pouvoir s'en rendre coupable, et ces misères, il les repoussait du pied comme des choses dégoûtantes.

Il aperçut une forme gracieuse qui glissait légèrement le long des blés. C'était Lucette, la fille de Longpré. Il la reconnut tout de suite, à son galbe de jeune déesse, et ses mauvais instincts s'éveillèrent. Elle allait vers le bocage, pas bien loin du côté de l'église... Il fut pris d'un désir fou de la rejoindre sous les rameaux des ormes pour la voir, pour lui parler, pour l'entendre... Il n'avait pas de mauvaises intentions, se disait-il; il ne voulait pas l'effrayer. Oh! si... Mais ces petites filles sages, qui ont toujours les yeux sur la Vierge Marie et sur leur céleste amant Jésus, ne se laissent pas conter fleurette par le premier venu... surtout par un homme marié.

Il ne pouvait résister à l'obsession enivrante. Il descendit le cours de la rivière pour se rendre au gué qu'il franchit lestement, remonta de l'autre côté, et, sans bruit, se glissa sous les arbres marchant avec précaution sur la mousse. Il arriva tout près d'elle sans être vu.

Caché par un tronc large, il la dévorait des yeux, pendant que, ravie, elle écoutait la chanson des oiseaux. Souvent nous sentons le poids mystérieux du regard qui s'arrête sur nous, et nous cherchons aussitôt d'où il vient, mais Lucette était trop captivée par le charme du concert nouveau, pour remarquer l'effluve impur qui l'atteignait sournoisement.

A la fin, tout bouleversé, ne sachant pas ce qu'il allait dire ou faire, il s'approcha, broyant lourdement sous son pied une branche sèche que cassa.

--Vous m'avez fait peur, s'écria la jeune fille, dont le rêve s'envolait avec les oiseaux.

Et elle devint d'une pâleur extrême.

Il s'approcha davantage et voulut la soutenir comme s'il eut craint qu'elle ne tombât.

--Ne me touchez pas! dit-elle.

--Voyons, voyons, ma belle enfant, je ne vous ferai pas de mal.

--Pourquoi venez-vous ici? demanda-t-elle tremblante.

--Et pourquoi y viens-tu, toi?

Il la tutoyait maintenant.

--Je te tutoies, reprit-il parce que tu es l'enfant de mon...

Il eut voulu dire: ami, mais il n'osa pas.

--D'un homme que j'aime et que...

--Et que vous persécutez, ajouta-t-elle vivement.

Et elle voulut s'éloigner.

--Pas encore, fit-il, en lui prenant le bras dans sa grosse main.

--Laissez-moi? supplia-t-elle. Laissez-moi m'en aller!...

--Tantôt... On n'est pas si pressé que ça.

--Que dirait-on si l'on me voyait ici seule avec vous?

--On sait que tu es une honnête fille.

--Et vous, êtes-vous un honnête homme?... Prouvez-le donc, en me laissant partir.

Elle s'irritait.

--Un honnête homme, moi?... Parce que je t'aime un peu trop, peut-être, cela ne veut pas dire que je mérite la corde...

Il voulait essayer de badiner. Il continua, la tenant toujours.

--Laisse-moi te donner un baiser, un seul, et je jure que je ferai à ton père tout le bien qu'il voudra.

--Du bien à ce prix-là, mon père n'en a pas besoin.

--Un baiser, un seul!...

--Vous devriez rougir, vous qui n'avez plus la jeunesse pour excuse, et qui avez encore une femme pour vous aimer.

Elle voulut s'échapper de nouveau, mais les doigts du polisson la serraient comme un étau.

--Je vous en prie, conjura-t-elle, laissez-moi!

Il l'approchait de lui et se penchait vers elle.

--Mon Dieu! à mon secours! cria-t-elle.

Elle sentit un souffle ardent effleurer sa joue.

--Laissez-moi! je vous frappe,... je vous déchire.

Une lèvre brûlante, grossière, bêtement avide se colla sur sa bouche vierge, et de la main qu'elle avait libre encore, elle déchira cette lèvre brutale.

L'homme se fâcha et perdit toute prudence, tout respect. Comme les assassins deviennent fous à la vue du sang, il devint fou du premier baiser.


XXIII

LE RECIT DE TIQUENNE

Zidore Tourteau, assis sur un banc, à la porte de sa maison, vers l'heure où le soleil cesse d'éclairer les sottises humaines, où les oiseaux cessent de chanter l'hymne de leurs amours les génisses de brouter le trèfle rouge, et les hommes de craindre les regards curieux, Zidore Tourteau, dis-je, assis sur un banc, à la porte de sa maison, regardait dans les dernières lueurs de la journée chaude, à travers les branches d'un saule, les miroitements de l'eau qui berçait des étoiles et des lambeaux de crépuscule.

Tout près de sa maison, en effet, coulait la jolie rivière, et le long de la jolie rivière serpentait dans sa robe de poussière grise le chemin du roi.

C'est une manière de dire, car jamais tête couronnée ne passa sous les grands rameaux qui font à ce chemin un voile mouvant çà et là déchiré, sauf, cependant, au jour de la première communion, des têtes mignonnes couronnées de fleurs blanches, et au jour de l'examen des fronts candides ceints de lauriers. Mais, au temps de la fenaison, bien des chariots de foin, jetant sur leur passage le parfum de la prairie fauchée, se dirigeaient, par ce chemin, vers la ville qui chantait là-bas, au pied de sa montagne toute verte, l'hymne glorieux du progrès.

Zidore Tourteau n'avait pas coutume de se plonger bien profondément dans le rêve, cependant, ce soir-là, rien ne pouvait le distraire. On ne voyait plus rien et il regardait toujours Christine Morin, sa femme, qui tricotait un bas de laine, la tête penchée dans la fenêtre, se demandait si son maître et seigneur devenait amoureux ou poète. Elle avait entendu dire que les poètes et les amoureux pouvaient s'immobiliser comme des statues, et demeurer des heures entières les yeux fixés sur des choses qu'ils ne voyaient point.

Elle cherchait un moyen de le tirer de cet état dangereux, et les mailles soyeuses se nouaient moins vite autour des aiguilles.

C'était pourtant bien aisé de trouver, car Tiquenne n'était pas entré, lui qui aurait dû être au lit depuis une heure. Elle y pensa enfin.

--Tiquenne n'est toujours pas encore entré, dit-elle, où peut-il être?

--A sa grande surprise, Zidore ne sortit pas de son rêve. Elle pensa qu'il dormait, fatigué du travail au soleil, et caressé maintenant par une fraîcheur bienfaisante. Le tricot ne marchait plus. Voilà qu'elle allait devenir songeuse à son tour.

--Tiquenne n'arrive pas, recommença-t-elle, je ne sais pas ce que cela veut dire...

--Hein? que dis-tu? répondit Zidore, comme réveillé en sursaut.

--L'enfant est encore au large, et il devrait être dans son lit...

--Au pain et à l'eau!

Il retomba dans sa rêverie.

--Hélas! murmura-t-elle, toujours au pain et à l'eau!...

Zidore se leva de son banc et s'approcha de l'écore. Les rapides agitaient leurs aigrettes blanches avec leur même éternel murmure. Il revint vers le banc, mais ne s'assit pas. Il fit d'un pas mesuré le tour de sa maison, comme pour voir si tout était bien, puis il entra.

--Tiquenne n'arrive toujours pas, recommença la mère inquiète.

--En effet, je l'ai envoyé au village pour dire à Jacques Dalleau que son terme va échoir le quinze, et que j'ai besoin d'argent.

--Alors on ne le mettra pas au pain et à l'eau.

--Au pain et à l'eau quand même. Il devrait être de retour.

--C'est demain l'examen de l'école, l'inspecteur arrive ce soir, reprit madame Tourteau qui voulait causer un brin, tout en enfilant ses mailles.

Et elle continus:

--Je pense que la maîtresse nouvelle va faire mieux que les autres... C'est une jeune fille qui passe pour bien instruite et bien sage... Je suis contente de cela, puisque c'est la fille de ma bonne amie d'enfance.

Zidore paraissait tout ailleurs.

--Elle est belle comme un coeur, remarqua la femme, qui s'obstinait à causer.

--Belle!

C'est tout ce qu'il dit. Il enleva sa veste d'étoffe légère et la pendit à un clou. Il alla regarder l'heure à la grande horloge de bois.

--Veille si tu veux pour attendre Tiquenne, mois je me couche, dit-il.

Au même instant la porte s'ouvrit et l'enfant se précipita dans la maison, dégoûtant de sueur et tout essoufflé.

--En voilà une affaire! cria-t-il.

--Quoi donc? demandèrent en même temps le père et la mère.

--Devinez.

--Parle donc, butor! ordonna le père.

--Vous ne devineriez pas, non plus.

--Quoi donc? fit encore la mère tout anxieuse.

--Pas d'école demain!

--Tiens! cette nouvelle!...

--Ni après demain, ni peut-être jamais...

Zidore s'approcha, l'air inquiet et sans rien dire. La mère demanda encore ce que cela signifiait.

--Cela signifie qu'on n'a plus de maîtresse.

--Plus de maîtresse? hein! firent ensemble Zidore et sa femme.

--Elle s'est noyée, fut la réponse.

--Noyée! exclamèrent les époux.

--Mon Dieu! comment cela est-il arrivé? interrogea Madame Tourteau.

--On ne sait pas!

--On ne sait pas? répéta Zidore, d'une voix singulière... Personne ne l'a vue? Personne n'a parlé?

--Personne. Elle était toute seule. Ils l'ont vue s'en aller par les champs après la classe, du côté de la rivière, toute seule, pour amasser des bouquets... Elle voulait mettre des fleurs dans l'école demain, pour monsieur l'inspecteur.

--Noyée! pauvre jeune fille! exclama la mère.

--Noyée! répéta Zidore, et il entra dans sa chambre.

--Comme sa mère va avoir du chagrin! Quel malheur! quelle désolation! clamait toujours la bonne Madame Tourteau.

Et elle se mit à pleurer.

--Ils vont peut-être la faire revenir, recommença Tiquenne qui mettait de la malice dans sa naïveté.

Zidore sortit de son cabinet.

--Hein? Ils vont la faire revenir? Elle n'est pas morte?... Elle ne s'est pas noyée? ne fournissait pas à dire le misérable!

--Dieu le veuille! Dieu le veuille! s'écria sa femme en s'essuyant les yeux.

Et Tiquenne reprit, tout fier de son importance:

--Ils la tournent, et retournent. Ils la roulent comme un tonne... Ils lui font aller les bras comme des leviers... Rien de plus drôle... Quant je suis parti, elle commençait à respirer.

--En voilà du bavardage pour rien, gronda Zidore.

Il se mit au lit. Il était fort préoccupé, et deux ou trois fois, quand il parvint à oublier et à s'endormir sa femme le réveilla disant:

Zidore! Zidore! tu as un cauchemar... réveille-toi!


XXIV

DESESPOIR

J'ai rêvé... Oh! quel rêve!... Quel horrible cauchemar!... Mais où suis-je?... Qui m'a amenée ici?... Des arbres!... la rivière!... Et la nuit qui tombe!... Ai-je la fièvre?... Suis-je folle?... J'entendais chanter les oiseaux tout à l'heure, il me semble... Ah! si ce n'était pas un rêve! Cet homme!... Cet homme impitoyable!... Perdue! je suis perdue!... Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi m'avez-vous abandonnée?...

Pauvre enfant, malheureuse jeune fille, ce cri de douleur désespérée, une victime divine l'a jeté avant toi... Dieu abandonne donc parfois ceux qu'il aime?... Qui pénétrera jamais ce mystère effrayant?... Il ne les abandonne pas; il ne peut pas les abandonner, mais il les appelle à lui par le chemin du calvaire, comme il a appelé son Fils bien-aimé. Il les jette dans le creuset pour les rendre plus purs; et à chaque épreuve nouvelle, il leur demande.

--M'aimez-vous?

Et à chaque réponse:

--Oui, Seigneur, je vous aime. Vous savez bien que je vous aime! il verse une goutte d'amertume dans le calice qu'il leur présente.

--Buvez, si vous m'aimez!

Et les âmes aimantes abîmées dans l'affliction, boivent encore, boivent toujours, jusqu'à ce que le calice soit vide. Mais alors c'est la fin, et l'heure de la glorification sonne au plus haut des cieux.

Lucette s'était évanouie... Elle sortait maintenant de son horrible sommeil pareil à la mort. Ah! il eut mieux valu sans doute qu'elle ne se fut jamais réveillée. Non, pourtant, si l'on accepte comme nécessaire le dogme de la souffrance.

Elle allait titubant à travers les arbres semblable à une femme prise d'ivresse. Quand elle sortit du bosquet et que ses yeux hagards se promenèrent sur les prairies en fleurs, sur le clos de grain doré, dans cette atmosphère limpide et pure qui berçait des arômes comme une mer d'azur berce des voiles, elle fut prise d'une désespérance si grande qu'elle s'affaissa de nouveau et là, le visage sur le gazon tout chaud des rayons à peine envolés, elle versa toutes les larmes de ses paupières.

Elle était si heureuse, il y a une heure, quand elle traversait ces prés riants, belle et chaste comme les fleurs qu'elle cueillait!... Oserait-elle jamais paraître devant les jeunes filles, ses compagnes!... Ses compagnes souriraient... Sa mère éclaterait en sanglot... Son père la maudirait peut-être... Tout le monde dirait qu'une fille sage et prudente ne va pas seule dans les champs, sous les bois, le long des rivières...

Puis, elle essayait de se convaincre que tout cela n'était qu'un vilain rêve, dont elle allait sortir enfin. Le réveil ne tarderait pas. Elle se retrouverait encore toute pure, toute heureuse, comme avant le sommeil.

Mais il se prolongeait le songe diabolique et l'infortunée retombait dans une nouvelle et plus amère désolation. Elle se levait, marchait vers l'église dont elle voyait encore le clocher dans l'ombre, puis soudain s'arrêta pour s'agenouiller et prier les mains levées au ciel.

Tout à coup elle se mit à chanter un cantique:

Mon Dieu, mon coeur touché

D'avoir péché,

Demande grâce!

et elle s'avança vers la rivière.

La violence des regrets et de l'affliction faisaient éclater son cerveau Surmené!. Elle croyait entendre Dieu qui l'appelait, et elle courait à lui par la mort la plus proche. Cependant cette illusion dura peu. Une autre suivit plus cruelle. Un monstre voulait la saisir et l'entraîner sous les bois pleins d'ombres.

Laissez-moi! laissez-moi! cria-t-elle, en se sauvant vers la berge abrupte, les cheveux en désordre, les mains tendues en avant.

Elle se précipita dans l'eau profonde comme dans un refuge sacré.


XXV

UN INSPECTEUR D'ECOLES QUI
SAIT NAGER

Une voiture venait sur le chemin qui se déroule comme un ruban le long de la rivière. Elle se dirigeait vers le village, au trot régulier d'un cheval habitué au harnais et qui connaît son affaire. Deux hommes sur le siège, un vieux et un jeune. Le vieux conduisait le cheval, ou plutôt se confiait à son instinct sûr et à son honnête caractère. Le jeune était un étranger. Il regardait avec plaisir le défilé des ormes en parasol et des bouleaux drapés de blanc, qui dessinaient sur les eaux une arabesque uniformément noire.

--C'est la première fois que vous venez dans cette paroisse, monsieur l'inspecteur?

--Oui, monsieur Dupaty, c'est la première fois, mais ce n'est pas la dernière.

--Je le crois bien, si vous venez tous les ans faire la visite de nos écoles, car vous êtes jeune encore, vous.

--Vous n'êtes pas très vieux vous-même. Au reste, l'âge ne fait pas grand'chose pour mourir. Un accident est si vite arrivé.

--Si je vis aussi longtemps que mon père, reprit le vieillard, je ne suis pas encore au bout de mon chemin, et Bob qui n'est pas vieux, ne se donne pas de mal, et nous mène petit train, tombera mort avant moi.

--A quel âge est-il mort votre père?

--A quatre-vingt-dix, monsieur.

--C'est beau!... Et vous avez?...

--Soixante et cinq aux Rois.

--Vous avez le temps de fumer une pipe... et de faire votre testament. Mon père, à moi, avait à peine cinquante ans lorsqu'il est mort... et je n'ai jamais eu la consolation d'aller prier sur sa tombe.

--Comment ça?

--Il s'est noyé et son corps n'a pas été retrouvé.

--C'est triste, ça, par exemple, oui, c'est triste.

Et après un silence le père Dupaty reprit:

--Ça ne vous a toujours pas empêché d'arriver à une belle position.

--Le bon Dieu a eu pitié de moi, et il m'a donné plus que je ne méritais.

--Vous croyez, comme ça, vous, que c'est le bon Dieu qui donne la chance à celui-ci, la malchance à celui-là, et qu'il n'y a rien qu'à lui dire: Mon Dieu, donnez-moi du pain et de la viande, pour que le blé pousse et que le porc engraisse.

--Le jeune inspecteur d'écoles regarda le vieillard dans les yeux:

--Et vous, monsieur Dupaty, que pensez-vous?

--Moi, je pense que tout marche au hasard. La santé, c'est un coup de dé, la fortune, un coup de dé, la vie et la mort, un coup de dé.

--Vous êtes fort aux dés, fit l'inspecteur en riant... Mais avez vous remarqué qu'avec du travail et de la volonté, vous pouvez piper les dés, et les faire tourner comme il vous plaira?

--Pas toujours.

--Pas toujours, je le veux bien, mais assez souvent pour mettre votre hasard dans le sac.

Le vieux ne disait plus rien. L'inspecteur reprit:

--Tenez, père Dupaty, parlons en hommes et en chrétiens. Vous savez que Notre-Seigneur Jésus-Christ a prié et nous a recommandé de prier. Il nous a même laissé une prière divine qu'on doit redire sans cesse; Notre père qui êtes aux cieux... Maintenant, comme nous ne connaissons rien de l'avenir, que nous savons que la vie est un temps d'épreuves et la terre, une hôtellerie où nous ne faisons que passer, nous ne pouvons pas connaître immédiatement si nous serons exaucés et si ce que nous demandons nous serait véritablement utile. Il ne faut donc pas murmurer si la réponse se fait attendre.

--En attendant, la vie s'en va.

--Et si elle s'en va vers le ciel, précisément à cause des ennuis que nous éprouvons.

--Alors ceux qui sont heureux comme vous, monsieur l'inspecteur, sont moins en sûreté que les autres du côté du salut.

--On peut paraître heureux et souffrir beaucoup. Quand j'ai perdu mon père j'ai bien pleuré. Je croyais mon avenir à jamais brisé... Un mère malade, une soeur incapable de gagner sa vie... Tenez! avec le ciel, c'est comme avec le monde, il faut être de bon compte et se faire des amis.

La voiture passait devant la maison de Zidore Tourteau. Le cheval prit le pas comme s'il eût voulu arrêter.

--Il se souvient d'être venu ici, dit le père Dupaty.

--Qui demeure dans cette maison? Ce doit être un habitant à l'aise, si j'en juge par la grange... et c'est par la grange que l'on juge mieux de la valeur d'un cultivateur.

--On serait à l'aise à moins, gronda le vieux... Un mesquin, un avare, un usurier!

--Pourquoi pas un assassin, tout de suite?

--Il serait bien capable de l'être, si ça le payait.

--Vous êtes un peu sévère, je crois père Dupaty.

--Pas trop... Vous le connaîtrez peut-être un jour... C'est un "mal commode". Il est toujours de travers dans le chemin des autres. Il a fait l'impossible pour empêcher le village d'engager la nouvelle maîtresse d'école. Mademoiselle Longpré... une bonne enfant, paraît-il, et instruite et musicienne, et belle, ce qui ne gâte rien.

--Un joli portrait. Nous verrons demain, s'il est fidèle.

Je répète ce que j'ai entendu dire...

Le cheval avait repris son trot un peu pesant, et les arbres fuyaient plus vite avec leurs panaches sombres.

--Voyez donc, fit le jeune homme, de l'autre côté de la rivière!... On dirait une femme qui tombe, se relève et tombe encore...

--Où ça?

--Là, vis-à-vis, un peu en bas de ce bosquet.

--Oui, oui, je vois... C'est singulier, dit le père Dupaty.

Il arrêta son cheval.

La forme humaine, blanche comme un spectre dans la nuit, s'ouvrit les bras en croix.

--Une pauvre folle, sans doute, murmura l'inspecteur.

--Je viens souvent dans ces endroits, et je n'ai jamais entendu dire qu'il y en eut, répondit le vieillard.

Alors ils virent la femme se lever, courir vers la rivière et se jeter sans les flots. Ils sautèrent de voiture. L'accès à la petite grève de sable blond que l'on voyait se dessiner de place en place n'était pas partout facile, ils cherchèrent. Pendant ce temps-là la malheureuse se débattait dans les eaux, enfonçant et reparaissant tour à tour. Un sentier fut trouvé, à pic, tortueux, mais la berge n'était pas haute, l'inspecteur s'y précipita. Quand il fut auprès de l'eau, il ne fit plus rien. La rivière semblait profonde. Il ôta son habit et ses souliers, puis s'élança vers l'endroit où devait être la désespérée.

Tout à coup, un bras s'agita au-dessus de l'onde, et ce fut tout. Le nageur s'ouvrit un chemin sous la nappe liquide et disparut. Le père Dupaty tout anxieux le trouvait admirable et fou... Comme c'était long! Il ne reviendrait pas bien sûr!...

Il revint avec la victime qu'il avait arrachée au gouffre.

--O--

A la porte de l'unique auberge du village, quelques citoyens causaient des affaires municipales et des écoles, et parmi eux se glissaient des gamins qui prenaient plaisir à entendre critiquer les maîtres ou les maîtresses. Tiquenne, au premier rang, les jambes droites, les mains derrière le dos, essayait de glisser un mot au vol, pour rire, disant qu'il avait appris à compter comme son père. Deux fois un font six... deux fois dix font trente, et qu'il attendait l'inspecteur de pied ferme, pour subir son examen.

--Il devrait être à la veille d'arriver, monsieur l'inspscteur... On savait que c'était un nouveau... d'une famille bien connue... Provost. Monsieur Jean-Marcel Provost.

--Le voici, je gage, dit quelqu'un en entendant un bruit de voiture et un galop de cheval.

--Il a hâte d'arriver, à ce qu'il paraît, remarqua un autre, le cheval est lancé à toute vapeur.

--Ce n'est pas le père Dupaty, observa René Larose, il garde mieux la mesure et va toujours piano.

Le cheval essoufflé, renâclant, s'arrêta à la porte de l'hôtellerie.

--Vite! de l'aide! cria le vieux cocher... elle n'est peut-être pas morte. C'est une noyée!... Elle s'est jetée à l'eau!... Monsieur l'inspecteur a été la chercher au fond de la rivière.

Disant cela, aidé de l'inspecteur, il déposait à terre le corps inanimé de l'infortunée victime.

--C'est la maîtresse! cria Tiquenne, c'est Mademoiselle Lucette, je le reconnais bien!... C'est la robe blanche qu'elle portait aujourd'hui pour faire la classe.

Ce fut un cri de stupeur. Personne ne savait pourquoi elle s'était jetée ainsi à la rivière. Assurément c'était dans un moment de folie. Une aimable et pieuse jeune fille... Ça ne pouvait être un chagrin d'amour; on ne lui connaissait pas d'amoureux. Elle venait de quitter le couvent. La fatigue, l'étude, l'excès de travail peut-être...

Pendant qu'on faisait ces remarques des gens s'empressaient auprès de la victime, tâchant de rétablir la respiration par tous les moyens connus.

--Une arrivée de mauvais augure pour moi, remarqua l'inspecteur d'écoles.

--C'est vous qui êtes l'inspecteur nouveau? demanda l'un des habitants.

--C'est moi, Monsieur.

--Vous ne connaissiez pas notre maîtresse?

--Pas encore, excepté par des louanges.

Quelqu'un avait couru au presbytère pour avertir le curé. Le bon vieux prêtre n'en voulait rien croire. Ce n'était pas possible, cela... On devait se tromper... Et pourtant, il venait à grands pas, trottinant presque toujours.

--Pauvre enfant! pauvre enfant! fit-il en la voyant étendue sur le sol dans sa robe blanche toute souillée.

--Elle n'est pas morte. Monsieur le curé, observa le jeune forgeron.

--L'absolution! je lui donne l'absolution!...

Il pleurait en faisant le signe de la croix sur elle, et en lui pardonnant toutes ses fautes, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.

--Elle s'est précipitée d'elle-même dans la rivière? demanda-t-il. Vous l'avez vue!... Qui l'a vue?

--Moi, Monsieur le curé, répondit l'inspecteur.

--Vous?... Je n'ai pas l'honneur de vous connaître... Vous n'êtes pas de la paroisse?

--Je suis l'inspecteur d'écoles que vous attendiez, Jean Marcel Provost.

--Ah! Monsieur Provost!... vous êtes Monsieur Provost, notre nouvel inspecteur? Vous viendrez au presbytère, vous y avez votre chambre... Et vous l'avez vue se jeter à la rivière?

--Parfaitement... Elle m'a semblé prise de folie.

--Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible! murmurait le saint prêtre... Il y a du mystère là-dessous... La folie, oui, peut-être, mais pas à propos de rien... Il faut qu'elle vive.

--La voici qui revient, Monsieur le curé... On va la sauver.

--Dieu en soit loué, mes enfants.

--Celui qui l'a sauvée, d'abord, reprit le père Dupaty, c'est Monsieur l'inspecteur; il a été la chercher au fond de l'eau. Je ne comprends pas diable comment il a pu faire pour la trouver et la ramener à terre. Il paraissait épuisé, par exemple, et j'ai bien cru, un moment qu'il avait fait lui aussi son dernier plongeon.

--Alors, vous devez être joliment trempé, monsieur Provost, fit le curé en touchant l'habit de l'inspecteur, venez vous changer.

Il fut étonné de le trouver tout à fait sec cet habit.

--Pour entrer dans l'eau, et surtout pour sortir de l'eau, fit l'inspecteur en souriant, il faut ôter ses souliers comme pour entrer dans la mosquée d'Omar.

Le jeune forgeron s'approcha à son tour de Jean Marcel Provost et lui serra la main.

--Vous avez fait un acte d'héroïsme, monsieur, dit-il, et je vous remercie au nom des hommes de coeur.

La jeune fille fut transportée dans une chambre de l'auberge et entourée des soins les plus empressés.


XXVI

LA DESOLATION S'ACCROIT AU
FOYER DE LONGPRE

Il fallait avertir Longpré du malheur arrivé à sa fille. Si elle était restée dans la rivière, ou morte des suites de sa coupable tentative, la tâche aurait été difficile, délicate et peu ambitionnée. Le curé s'en serait chargé. Mais maintenant qu'elle était hors de danger on pouvait parler librement. S'il y avait des pleurs d'abord, il y aurait des rires ensuite. La joie de la retrouver ferait oublier le chagrin de l'avoir perdue.

Longpré demeurait à une lieue de l'église. Ils partirent deux pour l'aller voir, Luc Desmarais et Paul Lacourcière. Il croirait sans doute qu'elle est morte, et il faudrait affirmer le contraire. Le témoignage de l'un confirmerait celui de l'autre.

Quand ils arrivèrent Longpré rentrait une charge de foin.

--Vous faites vos journées longues, monsieur Longpré, commença Desmarais.

--Faut bien quand on n'a pas de monde à son service et qu'on ne veut rien perdre.

Et comme il ne s'arrêtait point, mais continuait à marcher vers la grange, Lacourcière lui dit qu'il voulait lui parler une minute. Il retint son cheval.

--Une heure, si vous l'aimez, répondit-il.

Et il leur offrit d'entrer. Il allait revenir tout de suite, le temps de mettre le foin à l'abri et d'ôter le cheval de la charrette.

Les deux amis se consultèrent. C'était peut-être mieux d'entrer. Cela montrerait de la déférence, de la délicatesse.

--Nous entrerons un instant, firent-ils. Prenez le temps de mettre votre cheval à l'écurie, rien ne presse maintenant.

--Vous avez l'air un peu mystérieux, ce semble... Dites donc, m'apportez-vous une mauvaise nouvelle?

--Non et oui, monsieur Longpré, reprit Desmarais... Tenez! vaut autant le dire tout de suite, sans manières, votre fille mademoiselle Lucette a tombé dans la rivière, et...

--Elle s'est noyée!... Dites! est-elle morte!... Mon Dieu! ma Lucette!

--Non, non, monsieur Longpré, elle ne s'est pas noyée... Elle a été sauvée. C'est l'inspecteur d'écoles qui l'a sauvée... Une drôle de coïncidence... Vous voyez bien qu'elle a été sauvée, nous rions...

Et ils se mirent à rire en effet, pour convaincre Longpré.

--Mais comment a-t-elle pu tomber à l'eau? Dans une promenade en canot, je suppose.

--Nous ne savons rien de ça, monsieur Longpré.

--Entrez, venez, fit le cultivateur tout ému, tout troublé, en redoutant encore, malgré le rire et les affirmations, un malheur irréparable.

Madame Longpré mettait sur la table la soupe et le lard, le lait et le pain, pour son mari attardé. Elle fut surprise de voir entrer avec deux hommes qu'elle ne connaissait point.

--Tu dois être fatigué, dit-elle, pour parler.

Elle voyait bien qu'il y avait du malaise dans les manière de ces gens...

--Il paraît, commença Longpré, que Lucette n'est pas bien.

Ce fut comme un coup de foudre. La pauvre mère comprit qu'elle devait être bien mal, sa fille, qu'elle était morte peut-être. On ne vient pas deux pour annoncer à une mère que sa fille est quelque peu souffrante, qu'elle a une migraine ou un rhume. Les deux courriers de malheur avaient beau protester, ils la trompaient c'était sûr. Il ne voulaient pas lui dire la chose tout de suite, pour la préparer au coup fatal, mais elle devinait bien. Vite, elle voulut courir auprès de sa pauvre enfant. Peut-être pourrait-elle faire plus que les autres pour la ramener à la vie. Une mère, c'est presque tout puissant, tant ça trouve de force en son amour.

Les enfants pleuraient. Ils ne verraient plus leur bonne grande soeur Lucette qui les embrassait, le matin, au lever, le soir, en les couchant... qui leur racontait des petites histoires pour les amuser... O la maison désolée!

Ils revinrent tous quatre à l'auberge, Longpré, sa femme, et les deux porteurs de mauvaises nouvelles. Lucette était étendue pâle, sur un lit blanc, dans la meilleure chambre, et ses beaux yeux noirs flottaient dans un rêve douloureux. Un souffle régulier, mais un peu sifflant soulevait sa poitrine. Elle ne reconnut pas sa mère.

La pauvre femme se penchait sur son enfant, la couvrait de baisers, lui disait toutes sortes de paroles tendres, essayait de la faire sourire, et toujours la jeune fille dans sa pâleur de mort et dans son rêve étrange, ne paraissait rien entendre, rien voir, rien comprendre.

La maison s'était remplie de curieux et les propos allaient grand train. Chacun racontait comment l'accident avait dû arriver. Les suppositions s'ajoutaient aux suppositions, personne n'était sûre de ce qu'il affirmait, nul ne pouvait deviner le secret du drame.

Le médecin était venu. Il s'était montré fort réticent et semblait n'augurer rien de bon. Il ne fallait pas désespérer cependant.

Vers les dix heures, le curé et l'inspecteur d'écoles entrèrent. Le prêtre la regarda longtemps comme pour chercher l'objet captivant qui s'était fixé au fond de son oeil, puis il s'agenouilla. Sa prière fut longue. Les gens que se trouvaient dans la maison se taisaient ou causaient à voix basse, afin de ne pas le distraire. Quand il se releva, après un dernier signe de croix, il y avait un éclat étrange dans ses yeux, et des pleurs roulaient sur ses joues émaciées, traçant comme des rayons divins.

--Pauvre martyre! prononça-t-il, à voix basse, deux fois... pauvre martyre!

Et en sortant, il se tourna vers la foule et dit:

--Mes enfants, quoiqu'il arrive, ne portez point de jugements téméraires. Les secrets de Dieu sont parfois insondables. Le salut des âmes est la seule chose nécessaire. Les corps tombent vite en poussière... Malheur à ceux qui aiment leur vie car ils la perdront!... Dieu sera glorifié par le scandale des méchants.

Il s'éloigna avec son jeune compagnon.

Il se fit à ces paroles un peu fatidiques, un mouvement prolongé dans la salle de l'auberge, et il passa devant l'esprit de chacun, un trait de feu marqué de caractères étranges, comme une page empoignante d'un livre qu'on ne peut lire encore.

Le vent s'était mis à souffler très fort, et le ciel paraissait sombre et bas, avec un amoncellement de nuages. Le curé revint aussitôt.

--Un feu qui s'allume là-bas, dit-il, quelque part dans le voisinage de Zidore tourteau.

Au nom de Zidore, qui avait sonné un peu haut, Lucette fit un mouvement. Tout à coup, elle jeta un cri et se prit à trembler.

--Qu'as-tu donc, mon enfant? ma Lucette? demanda sa mère en l'embrassant avec tendresse.

La jeune fille murmura: Zidore! et elle retomba dans une immobilité absolue. Mais cette fois, il y avait de la terreur dans son regard tristement fixe.

Une lueur commençait à s'étendre comme un éventail céleste dans le fond noir du firmament, et bientôt, dans cette lueur grandissante, on vit comme le tourbillonnement d'une aile immense.

--Pour sût que c'est un moulin à vent, affirma quelqu'un.

--C'est une grange qui brûle, alors, en conclut-on.

Larose, le forgeron, dit que ce devait être la grange de Zidore. Le moulin avait dû causer l'incendie. Il était attaché avec une mauvaise chaîne, une chaîne mangée par la rouille et trop petite... Il avait voulu lui en faire une bonne, avec du fer de six lignes, à Zidore Tourteau; mais il aurait fallu travailler pour rien. Il ne voulait pas payer, le pingre! Il recueillait le fruit de sa mesquinerie. Il était évident que la bourrasque avait rompu la chaîne rouillée et que la roue s'était mise à tourner. L'huile manquait bien un peu. On économisait l'huile comme le fer... le frottement a produit la chaleur et la flamme a jailli...

Les gens écoutaient bouche bée les paroles du forgeron, ses suppositions assez peu charitables peut-être, et sa théorie fort sensée. Plusieurs montèrent en voiture et se dirigèrent en toute hâte vers le foyer de l'incendie.

C'était, en effet la grange de Tourteau qui brûlait.

Le soir de ce jour-là, à l'heure où Zidore se mettait au lit, pour échapper par le sommeil, à l'angoisse qui l'étranglait depuis son crime atroce, depuis surtout le récit de Tiquenne, Bancalou arrivait de la ville avec l'intention de passer quelques jours chez sa cousine, Madame Tourteau. Outre le besoin d'un repas bien mérité, affirmait-il,--c'est à lui-même qu'il affirmait cela,--il voulait dépister un peu les policiers impatients qui le suivaient de trop près. Il se sentait deviné, et, en homme prudent, il voulait se faire oublier.

Quand il vit la maison de son ami Zidore, endormie, il se dit qu'il serait mal venu de troubler un premier sommeil, le meilleur toujours, et qu'on lui saurait gré de sa délicatesse, s'il ne faisait son entrée qu'au chant du coq, avec le soleil levant. Il se souvint des nuits d'antan passées sur les fenils, les pieds dans le foin tiède et la tête dans l'air saturé d'arôme. Il se dit que bien des heureux du monde couchaient parfois dans de plus mauvais draps, et il se rendit à la grange.

Il ronflait comme un orgue, sans souci du réveil, et fatigué d'une longue marche par des chemins peu fréquentés, quand il fut éveillé brusquement par le craquement de la longue bâtisse. C'était une sorcière de vent qui arrivait. Il songea à descendre d'abord, en cas d'accident. Une grange, ce n'est pas un roc. Mais il songea ensuite qu'il pouvait tout aussi bien se faire tuer à la porte, et il s'enfonça sous le foin.

Il n'entendait plus qu'un grondement formidable. Cependant, il ne pouvait plus dormir. Cela l'ennuyait. Il n'avait point peur; il était chaudement: il s'endormait... Il ne pouvait plus dormir, rien que parce qu'il voulait dormir tout de suite. Il se dit qu'il allait remonter à la surface alors, comme s'il avait été sous l'eau et repoussant le foin qui le couvrait, il reparut sur le sommet du fenil.

Il faillit pousser un cri de stupeur. Une petite lueur scintillait aux planches de la couverture, montant de l'aire en léchant les gardes-grain et les soliveaux, et le moulin tournait comme un sabot sous le fouet. Est-ce que Zidore se mêlait de battre du grain, la nuit, comme ça, pour déranger ceux qui dorment sur le foin?... Mais du grain, il n'y en avait pas encore dans la grange. Les champs étaient encore verts et les épis se courbaient de plus en plus.

Il s'avança au bord du fenil et regarda en bas. Le mécanisme rugissait dans son infernal tournoiement. Les dents de fer n'avaient rien à dévorer, et semblaient vouloir se briser toutes dans un grincement horrible. Les essieux dilatés faisaient éclater leurs appuis; le bois chauffé répandait une senteur âcre, le feu mordait partout à la fois. Ce serait bientôt un embrasement aussitôt qu'il toucherait à la paille ou au foin.

Et c'était par là, par le moulin, qu'il avait escaladé le fenil. Il s'en était servi comme d'une échelle. Il n'irait pas s'y risquer maintenant. Il se brûlerait ou se ferait déchirer. Il eut peur. Allait-il périr là, bêtement, comme un rat pris dans une ratière? Il courut à l'autre bout. Le vide l'effraya. Il pouvait se tuer. Il ne savait pas ce qu'il y avait dans cette aire. Des voitures, peut-être, des instruments d'agriculture, des herses, des charrues... Il allait se tuer.

Il revint du côté où le feu s'allumait. Là, du moins il n'y avait que la hauteur à craindre. Mais s'il allait se casser une jambe, demeurer sur le pavé, brûler tout vif?... Il pouvait bien perdre connaissance, s'il se faisait assez mal...

Et le feu s'allumait, s'allumait!...

--Triple sot!

Et prenant une brassée de foin, il la jeta en pas. Il en jeta une autre, puis une autre et il riait maintenant. Quand il jugea que le coup serait assez amorti par l'épaisseur de de la couche, il se lassai glisser du haut du fenil. Il tomba lourdement, mais se relevant aussitôt et regardant en haut, il eut un frisson, il ne croyait pas être descendu si bas.

Il courut éveiller Zidore. Cette fois il y avait urgence.


XXVII

UNE ENTENTE CRIMINELLE

Près des ruines fumantes de sa grange, debout, les pieds dans la cendre, des plis de colère au front, Zidore causait avec Bancalou. La conversation fort animée, mais à voix sourde, souvent coupée de silences menaçants, aurait piqué la curiosité des gens, mais personne ne se trouvait dans le voisinage. Ceux qui étaient venus pour voir ou pour aider s'en étaient retournés après que le feu eut accompli son oeuvre.

Bancalou ne voulait pas qu'il se fit de bruit autour de son nom. Il savait bien des choses et il n'irait pas seul sur la sellette... Une affaire en révélerait une autre. Zidore qui n'avait ni l'innocence d'un enfant, ni l'imprévoyance d'un naïf, trouvait bien embarrassante l'amitié de l'ancien, et bien dangereuse sa menace. Si l'amitié allait se changer en haine, l'embarras se changerait en danger. Ce gaillard excentrique qui venait se faire héberger sans plus de gêne que s'il eut fait un pèlerinage à la châsse d'un bienheureux, et qui dépouillait son hôte en lui disant: Au revoir, avait perdu une belle occasion de se faire rôtir comme un autre Saint-Laurent. C'était surtout ce qui chagrinait Zidore, il se serait consolé facilement de la perte de sa grange, de son foin, et de son moulin, si dans les débris fumants, il avait trouvé les ossements calcinés de son ami.

Il avait d'abord songé à l'accuser. Mais comment faire la preuve? Il y aurait eu présomption, voilà tout. On aurait dit:

--C'est un vagabond qui a mis le feu avec sa pipe...

Et le vagabond, de répondre, peut-être:

--C'est dommage pour vous, mes amis, mais... je ne fume point.

Zidore avait essayé cependant d'obtenir un aveu. Il avait même menacé. Bancalou s'était moqué, pous avait menacé à son tour.

--Pourquoi, Zidore, moi ton ami, aurais-je mis le feu à ta grange? J'aime bien à manger du pain de blé quand je viens te voir... Pourquoi griller le poil de tes vaches? Tu sais que j'aime le lait... Mais, j'y pense, tes bêtes à corne sont au clos, dans la bonne herbe fraîche... Si ta grange avait brûlé en hiver, avec toute la récolte et tous les animaux, la perte aurait été double, et ton malheur une fois plus grand. Console-toi, mon vieux, de n'être pas plus malheureux...

Zidore enrageait de se voir ainsi gouailler dans une pareille circonstance... Si au moins, Bancalou pouvait s'éloigner, disparaître, s'annihiler!...

--Je suis ruiné! ruiné à tout jamais! gémissait-il... Au moins tu vas me laisser en paix désormais, et ne plus te souvenir que j'existe. Je suis assez à plaindre comme cela... Je me relèverai comme je pourrai... Mais non, c'est bien fini... je vais mourir dans le chemin!

--Nous mourrons ensemble, alors, mon vieux, je sens que je suis né pour mourir... dans le chemin. Mais, consolons-nous, nous aurions été bien plus à plaindre si nous avions été destinés à y vivre, dans le chemin.

Zidore vit bien que Bancalou ne renoncerait pas au bénéfice de l'amitié, et qu'il prenait un malin plaisir à lui faire sentir sa caresse de fauve. Il changea de tactique. Puisqu'il ne pouvait pas l'éloigner, il fallait se l'attacher d'avantage. Il descendirent le long de la rivière, et la conversation, perdant son aigreur, devint plus intime, plus chaude. Ils parlèrent du passé, ils osèrent même porter un regard confiant vers l'avenir.

Quelques personnes venaient par les champs, de l'autre côté de la rivière. C'étaient des curieux qui refaisaient le chemin parcouru la veille par l'infortunée Lucette. Ils espéraient peut-être découvrir la cause de l'accident. Zidore comprit. Il eut peur. La jeune fille avait peut-être parlé Il prit une résolution soudaine.

--Tiens! dit-il à son compagnon, il faut que je te fasse une confidence. Hier, je me suis rendu dans le bocage, là-bas, pour me reposer des taquineries de la maison et prendre le frais. Tout à coup, une jeune fille, la maîtresse d'école, la fille de Pierre Longpré surgit comme par enchantement devant mes yeux... Nous nous connaissions bien... Son père me doit. La conversation s'engage... Pas trop farouche, la petite... Enfin, tu devines le reste.

Sans être devin

On devine la fin...

répondit Bancalou, avec un signe de tête affirmatif.

--Maintenant, reprit Zidore, il paraît que la petite s'est jetée dans la rivière, qu'elle a failli se noyer.... qu'elle est dans des transes extraordinaires.

--Et que tu pourrais bien être inquiété... Que veux-tu que je fasse pour défaire cela?

--Si jamais j'ai besoin de repousser des accusations et de me défendre tu viendras à mon secours.

--Je ne vois pas bien comment je pourrais te sauver sans courir le risque de me perdre.

--Il ne peut y avoir aucun danger pour toi.

--Il faudra que je dise au juge mon nom, mon domicile, mon genre de vie, toute mon histoire, enfin, comme si j'étais un héros de roman, et cela ne me sourit pas du tout.

--Tu parleras aux gens d'ici, à mes gens... Dans la paroisse on n'y regarde pas de si près, et celui qui peut produire un témoin a toujours raison.

--Que faudra-t-il dire alors?

--Tu diras que tu étais avec moi... Tu arrivais de Montréal pour voir un vieil ami... un cousin. Nous faisions une promenade ensemble; nous avons passé la rivière et nous sommes entrés dans le bocage... C'est facile n'est-ce pas!... La petite était là; nous ne le savions point... Nous avons ri et badiné tous les trois.... Des oiseaux chantaient plus loin. Tu t'es éloigné pour aller écouter la chanson des oiseaux... Comprends-tu?

--Parfaitement... Ensuite?

--C'est tout.

--Et en retour de cet immense service qui coûte cher à ma loyauté, tu ne m'offres rien?... Sais-tu que j'hésite? Cette enfant a passé devant mes yeux comme une vision sainte... Elle a passé dans mon rêve comme un ange gardien?... Si elle était un ange gardien!... Il y en a qui sont visibles, parmi nous autres, sur la terre, et ils ont toujours la forme d'une ravissante jeune fille.

--Ils devraient continuellement se montrer alors, dit cyniquement Zidore Tourteau.

Puis il reprit, plus anxieux:

--Que veux-tu? que demandes-tu? je serai généreux. Seulement il faut que je reçoive avant de payer. Le prix sera proportionné au service... En attendant fais de ma maison la tienne, ma table sera toujours mise pour toi.

--Alors allons déjeuner... Topons là, c'est entendu.

Zidore qui ne visitait jamais le curé, n'hésita pas cependant à venir lui raconter le malheur qui fondait sur lui, et à lui demander d'user de son influence auprès des habitants, pour faire rebâtir la grange par corvées. Le curé le reçut avec politesse, s'informa de sa femme et de son enfant, voulut savoir comment l'accident était arrivé, lui témoigna beaucoup de sympathie et promit de faire un appel à ses paroissiens. Il ne refusait jamais de rendre un service, même à quelqu'un qui ne le méritait pas. Il espérait ramener au devoir, et à Dieu, par la douceur et la bienveillance, les âmes froides, indifférentes ou même révoltées, et plus d'une fois il avait ainsi, par sa charité profonde, triomphé de l'orgueil et de l'endurcissement.

Le dimanche suivant, au prône, il parla de l'accident inexplicable dont l'institutrice du village avait été victime, et il demanda des prières pour le prompt rétablissement de la jeune infortunée. Il parla aussi de l'incendie de la grange de Zidore Tourteau et conseilla aux citoyens de ne pas manquer une belle occasion d'exercer la charité.

Il était curieux d'entendre, après la messe, les conversations des groupes qui se formaient devant l'église, ou un peu plus loin, sous les ormes, au bord de la rivière. Notre peuple est bon, nos "habitants" sont pleins de bons sens et de foi, nos femmes ne pensent qu'à sauver leur âme, et un peu celle de leurs maris; mais enfin, tout ce monde-là se plaît à faire sentir au bon Dieu qu'il est bien un peu exigeant parfois, et qu'il faut l'aimer gros pour se soumettre ainsi à toutes ses volontés. Et le bon Dieu qui veut des sacrifices doit être assez content de nous. Cela se voit, du reste, à la pluie de bénédictions qui tombe sur nos têtes. Je ne ris pas.

D'abord, nous habitons le plus beau pays de la terre. Le plus beau, le plus riche, le plus étrange, le plus grand et le plus heureux. Le plus beau, par son fleuve et ses rivières, ses montagnes, ses lacs et ses forêts, ses plaines et ses vallées. Le plus riche par ses mines d'or, par ses mines de cuivre, par ses mines de fer, par ses houillères, par ses forêts. Le plus étrange, par la variété de ses saisons qui font passer tout à tour sous nos regards éblouis, les jardins merveilleux de l'orient avec leurs arômes troublants et leurs fleurs éclatantes; les prairies du midi avec leurs gerbes de lumière et les reposantes nuances de leurs gazons, les moissons d'or du du couchant, vastes comme des mers, avec leurs flots d'épis féconds qui roulent vers le vieux monde affamé, avec les froides et blanches neiges du Nord qui font d'une terre de volupté, un sol vierge et sans souillure où l'innocence et la pureté peuvent enfin trouver une image de leur éclat et de leur beauté; avec son ciel d'azur sombre où passent, lentement, comme des regards qui ne peuvent se détacher, les constellations les plus brillantes et les étoiles les plus douces. Le plus grand, avec ses côtes plantureuses, ses caps et ses falaises sans limites, qui bercent ou déchirent, mordent ou caressent, à quinze cents lieues de distance, les vagues profondes et mystérieuses des deux plus larges océans. Le plus heureux, avec la paix inaltérable de ses campagnes, où nul n'entend jamais l'appel sinistre des clairons, où nul ne voit jamais passer l'envahisseur; avec l'épanouissement merveilleux de sa grande cité, et le réveil de l'industrie, avec surtout son amour de l'ordre et son attachement à la foi.

Mais dans le plus beau pays du monde, il se trouve des femmes laides et des hommes pervers, parmi les gens les plus résolus à suivre les conseils de la raison, il y en a qui font des sottises; dans le nombre infini de bouches chrétiennes qui murmurent de longues prières au Seigneur il en est, hélas! qui laissent la trace de leurs dents sur la réputation du prochain.

A la vérité, il n'est pas facile de parler bien de tout le monde, sans mentir un peu, et il y a des noms que l'on crache comme une bouchée amère. C'est pourquoi, après la messe, le nom de Zidore Tourteau, se promena d'une bouche à l'autre, toujours rejeté et de plus en plus déchiqueté.

--Il était riche, Tourteau, il pouvait bien supporter la perte qu'il venait de faire... Ce n'était pas son bien qui s'en était allé en fumée... La farine du diable s'en retournait en son... Il se referait vite, et les emprunteurs lui viendraient en aide... Il imposerait une taxe sur les nécessiteux...

Bien des choses malignes, vraies au fond, mais d'une forme badine. C'était le premier mouvement, le mauvais souvent. Quand la réflexion viendrait on ne dirait plus rien; puis l'habitude du bien prendrait le dessus et l'on volerait, pleins de charité, au secours d'un misérable.

Et en effet, dans le cours de la semaine, on vit un grand nombre de cultivateurs gagner le bois, la hache sur l'épaule. Ils allaient couper des épinettes ou des pruches de forte taille, pour équarrir des sablières et des poutres, des lambourdes et des chevrons, toute la charpente d'une vaste grange. Et ils pensaient, en travaillant, qu'il faut faire le bien pour le mal, et pardonner si l'on veut être pardonné.


XXVIII

OU ZIDORE TOURTEAU S'AFFUBLE
D'UN MASQUE

La maison de Longpré s'enveloppait d'un voile de tristesse. A la lutte pour les besoins de l'existence se joignait la lutte contre les chagrins et contre le déshonneur. Il semblait à la mère affligée qu'elle n'avait pas assez veillé sur son enfant, et la peur d'avoir manqué à son devoir redoublait sa torture. Le père s'imaginait voir un de fausse pitié sur le visage de ses amis. Il sentait son son courage faiblir et l'avenir l'épouvantait. Il savait maintenant comment le malheur était arrivé et il voulait poursuivre le coupable jusqu'en enfer.

Lucette, réfugiée dans sa petite chambre comme dans un nid, sous l'aile maternelle, n'osait plus se montrer aux regards des hommes. Elle se se sentait avilie malgré son innocence, et sa raison, que se réveillait d'un choc presque mortel, lui montrait chaque jour plus profond l'abîme ou l'avait jetée un infâme. Elle appelait la mort, cette suprême consolatrice de ceux qui ne peuvent plus être consolés, cependant, maintenant qu'elle possédait toute son intelligence, elle ne voulait rien faire pour hâter la fin de son martyre. Dans un moment de désespoir, alors que sa pauvre raison était noyée dans les ténèbres, elle avait douté de Dieu et repoussé le calice qu'il lui présentait. Dieu lui pardonnerait cet acte insensé, et elle le boirait, le calice... Elle le boirait jusqu'à la lie, comme avait fait son divin Maître.

L'école était fermée, l'orgue ne chantait plus. L'ancienne institutrice du couvent consentit à accompagner les chants de l'église en attendant le retour de la jeune organiste.

Le curé était aussi très désolé. Il savait bien que le crime devait être puni, mais il conseillait la prudence. Du bruit, du scandale, cela ne remédierait guère au malheur. L'homme était rusé, dangereux, effronté; il ne reculerait devant rien pour atténuer son infamie... Le silence vaudrait mieux probablement... Dans tous les cas, il allait y songer sérieusement, et donner toute son aide à la famille éprouvée.

Tourteau se doutait bien que l'attentat serait divulgué, et qu'il aurait à se défendre. Fort de l'appui de son compère Bancalou, il mit un masque d'honnêteté sur sa face canaille, et il se montra partout avec effronterie. Il faisait un accueil sympathique à tout le monde, avait un bonne parole pour chacun, serrait la main à celui-ci, s'informait des affaires de celui-là, souriait toujours et ne se fâchait jamais. Il prêtait même volontiers, sans paraître se soucier des garanties. Il accordait du délai à qui se trouvait dans la gêne. Il baissa même le taux de l'intérêt en certain cas. Et comme les gens étaient ravis de le voir en si belle humeur et en si bonnes dispositions, ils le visitaient, n'osaient plus dire du mal de lui, et s'imaginaient s'être trompés à son sujet.

Un soir, il frappa à la porte du presbytère. Le curé fut bien surpris de sa visite.

--J'aurais dû venir plus tôt, monsieur le curé, commença-t-il, après les saluts d'usage.

--Vous êtes toujours le bienvenu, monsieur Tourteau, répondit le prêtre.

Ils entrèrent dans le cabinet de travail. Tourteau reprit:

--Je veux dire, monsieur le curé, que j'ai tardé à venir vous remercier de ce que vous avez fait pour moi, quand ma grange a brûlé.

--Je n'ai fait que rappeler à mes paroissiens un devoir de charité. Ils s'en seraient peut-être souvenus tout de même si je n'avais rien dit.

--Cela m'a valu beaucoup, ma grange est debout maintenant, et couverte.

--J'en suit fort aise, assurément.

--Seulement, c'est une belle récolte de foin de perdue...

--Pour la terre, oui, répondit le vieux prêtre, mais c'est un belle moisson d'engrangée pour le ciel, si vous avez accepté l'épreuve d'un coeur soumis.

--Ah! monsieur le curé, je suis bien méchant, mais j'ai le sentiment de mes devoirs envers le bon Dieu.

--Envers le prochain aussi, sans doute, mon cher Tourteau, ajouta le curé un peu malicieusement, un peu aussi pour l'amener sur la voie où il voulait l'entraîner.

Zidore le regarda surpris. Il se croyait prêt à parer à toute éventualité pourtant. Il se remit assez vite.

--Le prochain, monsieur le curé, dit-il, il est souvent plus malaisé à contenter que le bon Dieu.

--Et puis on s'en moque pas mal... surtout quant il est impuissant et ne peut ni se défendre, ni se venger.

--Je sais où vous voulez en venir, monsieur le curé, et je suis content de vous parler à coeur ouvert comme à un père vénéré. Vous faites allusion à cette vilaine affaire de...

Le prêtre, d'une voix tremblante, émue, indigné, dit:

--Ah! monsieur Tourteau, vous avez fait à cette jeune personne un mal irréparable... Tous vos biens ne sauraient racheter une parcelle de l'honneur perdu et les larmes que vous faites couler pourraient arroser vos sillons mieux que les ondées du ciel, mais ce n'est pas la bénédiction qu'elles y feraient germer.

--Vous parlez en parabole, monsieur le curé, c'est beau, mais, tenez, je vais vous parler tout bonnement, moi, c'est mieux... je vais vous dire la vérité toute pure. Je suis un grand pécheur et je fais mon "mea culpa", mais je ne suis pas aussi coupable qu'on vous l'a dit, et qu'on veut le faire croire partout. Bien d'autres à ma place auraient aussi perdu la tête et se seraient mis un gros péché sur la conscience.

--Oh! oh! affirma le saint vieillard en hochant la tête, mes paroissiens valent mieux que cela, je les connais.

--Et je suis votre paroissien comme les autres.

--Moins que les autres, car vous venez d'ailleurs. Les autres, je les ai presque tous baptisés et mariés... j'en réponds!

Le bon prêtre s'enorgueillissait en parlant de ces enfants qu'il avait fait chrétiens, de ces jeunes gens qu'il avait bénits, et qui tous donnaient l'exemple des vertus chrétiennes et faisaient la gloire de la religion. Puis il dit brusquement:

--Je sais d'où vous venez vous.

--Je ne l'ai jamais caché, répliqua Tourteau.

--Vous souvenez-vous, demanda le vieillard, d'un petit garçon de l'île aux Ours qui jetait des pierres à un prêtre?... Vous devez vous en souvenir, car c'était vous. Moi, je m'en souviens, car le prêtre c'était moi.

--Bah! un enfantillage, murmura Zidore...

--C'est peut-être un enfantillage d'alors que vous a conduit au crime d'aujourd'hui.

Il y eut un moment de silence et de malaise. Le curé reprit:

--Qu'allez-vous faire si vous êtes traîné sur le banc des criminels?

--Je ne serai pas le premier qu'on y aura traîné injustement.

Le curé ne s'attendait pas à cette réponse.

--Vous venez d'avouer votre faute, dit-il... Vous vous reconnaissez un grand pécheur.

--Oui, ma faute, oui, un grand pécheur... j'aurais dû résister à la tentation, fuir une occasion funeste, ne pas abuser de l'étourderie de la malheureuse, faire semblant de ne pas comprendre ses irrésistibles provocations. L'esprit est fort mais la chair est faible.

--Vous osez l'accuser?... Vous, le coupable, vous devenez l'accusateur!... Je ne serai pas dupe de votre ruse et de votre audace, monsieur Tourteau... Les colombes ne dévorent pas les éperviers.

--Non, mais elles les attirent.

Le vieux prêtre était confondu de tant de perversité. Il voyait la lutte du fort contre le faible, du méchant contre le bon, de la fourberie contre l'honnêteté, de l'argent contre la pénurie. L'innocence courait grand risque de se voir salie de nouveau.

Il fut rempli de consternation quand Zidore lui déclara qu'il pouvait appuyer ses dires par le témoignage d'un homme digne de foi, qui par une permission de la Providence s'était trouvé dans le bosquet, le soir de la regrettable rencontre. Et cet homme il le nomma; c'était Racinot, le cousin germain de sa femme. Ah! le banc des criminels, il le redoutait, à cause du scandale, sans doute, mais Longpré reviendrait la tête basse s'il l'y traînait...

Alors le bon curé se souvint des deux vieillards impurs et de la chaste Suzanne, et il dit d'un ton brûlant à Zidore Tourteau:

--Vous étiez donc deux infâmes libertins!

--Zidore voulut répliquer.

--Allez, reprit le saint prêtre, vous pouvez me tromper, car je ne suis qu'un homme, mais vous ne tromperez pas Dieu!... Je suis vieux, Zidore Tourteau, mais je vivrai assez longtemps pour voir le triomphe du bien sur le mal!


XXIX

DANS LE CREUSET

Tristes, tristes furent les jours qui suivirent. Tristes il furent pour la famille Longpré, et tristes pour la famille Tourteau. Mais chez Longpré les fronts se courbaient humblement sous le bras pesant de Dieu, et chez Tourteau l'impatience grondait. Là-bas, dans la maison du cultivateur pauvre, l'amour unissait les uns aux autres, par des liens de plus en plus forts, les membres souffrants, ici, dans la maison du riche, la division régnait. D'un côté le père et les enfants accomplissaient fidèlement et sans murmurer la loi pénible du travail, et si l'on ne chantait plus en revenant du champ, on priait ensemble, au pied de la croix, quand la journée était finie; de l'autre côté, le père, la mère et l'enfant se fuyaient instinctivement, ayant peur les uns des autres, et ne comprenant pas les douceurs de l'union. L'usure remplaçait le travail et les combinaisons risquées tenaient lieu de prières.

Il y avait donc de l'affliction chez Tourteau comme chez Longpré. Aux deux foyers les pleurs coulaient. Chez Zidore, une femme, une mère se désolait. Elle se désolait à cause du mauvais caractère de son mari, à cause des paroles blessantes qu'il lui disait et des traitements indignes qu'il lui faisait subir, à elle et à son enfant. Et l'enfant grandissait malgré les soins maternels, dans l'ignorance et le désoeuvrement. L'exemple de son père lui deviendrait fatal.

Au foyer de Longpré, une femme, une mère pleurait aussi. Elle pleurait sur la honte d'une fille bien-aimée. Elle pleurait sa gloire maternelle à jamais flétrie. Et le chagrin la tuait lentement, sûrement. Sa fille infortunée gémissait avec elle sur ses désespérantes épreuves. Serrées l'une contre l'autre comme des colombes blessées mortellement, par le même trait cruel, elles mêlaient leurs sanglots en regardant la mère du divin crucifié, et elle suppliait le Seigneur de mettre fin à leur insupportable existence.

Le bon vieux curé venait souvent leur apporter les consolation de la foi. Il les aidait de ses conseils, priait pour elles à l'autel pendant le saint sacrifice. Souvent, dans ses instructions du haut de la chaire, il disait comme la charité est une chose divine et comme elle-même sûrement au ciel. Il expliquait combien les apparences sont trompeuses et comme il serait imprudent de juger d'après elles des personnes et des choses. Le vice revêt souvent la livrée de la vertu et la vertu, parfois, se voit injustement et cruellement affublée de la la livrée du vice.

Une âme que l'on croit coupable, peut avoir l'innocence de l'ange, et l'ange qui nous sourit est peut-être un abîme de mensonge. Dieu seul peut lire dans le coeurs et les pensées se manifestent à ses yeux comme des gerbes de lumière ou des orbes de fumée.

Il soutenait, l'excellent prêtre, le courage souvent faiblissant de Pierre Longpré. L'épreuve était rude, la tentation était forte, l'inconstance et la fragilité des résolutions étaient grandes, mais il ne fallait pas détourner les yeux du calvaire. Toute énergie invincible venait de cette croix noire, ou sommet de ce mont sanglant. Tout chrétien sincère doit se rendre là, pour y être crucifié comme son Maître et Sauveur; mais c'est le terme de la souffrance et le commencement de la glorification.

Et puis, le découragement n'a jamais été un remède. C'est, au contraire, une aggravation du mal. L'esprit qui se détend n'est plus traversé de rayons de clarté; l'âme qui ferme son aile ne tressaille plus aux ravissements des essors hardis; le corps qui s'affaisse sent de plus en plus le poids de l'inertie.

René Larose, le fils du forgeron, était venu quelquefois chez Longpré, dans l'espérance de voir Lucette et de lui parler. Il fut assez heureux d'abord, et il réussit à cacher, sous le prétexte de la musique et du chant, le véritable motif qui l'amenait. Mais rien ne pouvait arracher la jeune fille à sa noire mélancolie. Elle devinait bien pourquoi il revenait toujours, ce brave garçon, et elle ne pouvait plus le laisser ébaucher des rêves inutiles... Un jour il comprit qu'il ne pouvait plus la revoir, et une profonde amertume emplit son âme loyale.

Longpré ne prenait plus sa place à la table des amis, au temps des fêtes, et il n'invitait personne à son foyer. Il se penchait sur les sillons de son champ comme sur le sein d'un compagnon avec lequel il ne ferait plus qu'un bientôt. Le travail et toujours le travail, c'était là surtout qu'il trouvait la distraction et l'oubli. Il n'arriverait jamais à l'aisance à cause de la maladie et des accidents. Sa pauvre femme s'en allait à la tombe, c'était clair, et Lucette, qui était la plus âgée des filles disait qu'elle s'en irait à la ville, quand sa mère irait au cimetière. Elle vivrait inconnue, ignorée, enseignant les petits, soignant les malades, et attendant ainsi, dans le travail, les pleurs et la prière, l'heure de l'éternelle délivrance.

Peut-être aussi songeait-elle que là-bas, dans la grande cité, ou milieu de la foule énorme, elle pourrait, un jour, par un hasard inexplicable, par une permission du bon Dieu, rencontrer un petit être délaissé, beau, triste, sans père ni mère, qui lui sourirait avec des larmes, qui lui tendrait ses petits bras amaigris en murmurant: je ne suis plus orphelin!

O folie! Il ne fallait pas s'amuser à ce rêve enivrant trop plein de douceur et trop plein d'amertume!... Si le péché allait venir maintenant!... Inextricables arcanes du coeur humain! du coeur maternel plutôt!... Elle pensait encore par distraction, sans le vouloir, entraînée par le torrent d'amour qui passe sur toutes les jeunes âmes. O volupté sainte de deux êtres qui s'aiment infiniment, je ne te connaîtrai jamais!...

Non! non!... va! va!... C'est le péché avec ses séduisantes images!...

Et, d'un geste de sa main frémissante, elle était ôtait de devant ses yeux la voluptueuses suggestion.

Enfin, un soir, un beau soir d'automne, la femme de Longpré mourut. Elle mourut tout à coup, dans sa chaise berçante, devant la fenêtre toute pleine de rayons roses du soleil couchant et ses yeux de morte ne cessèrent pas de se baigner dans la lumière car le soleil de l'éternité se levait pour elle.

Son amie Christine, la femme de Zidore Tourteau sortit aussi de sa maison. Elle sortit avec son enfant; mais ce fut sans dire adieu à son mari, et pour aller continuer ailleurs son existence qui ne pouvait plus être heureuse.

Zidore, seul, délaissé, méprisé, rentrerait peut-être en lui-même et reconnaîtrait son erreur. Il verrait qu'il a fait fausse route, et qu'en rendant les autres malheureux, il s'est fait à lui-même une vie insupportable.


XXX

POUR QUI SONNE LA CLOCHE?

Zidore Tourteau, demeuré seul dans sa maison, avait d'abord éprouvé le plaisir malsain de l'égoïste qui n'est plus obligé de partager avec les autres un morceau de pain ou un sentiment d'affection. L'âtre ne s'allumait que pour lui seul, et pour lui seul le soleil envoyait, par les vitres claires ou les fenêtres ouvertes, des images lumineuses sur les murs blanchis ou les planchers nus. Il mangeait ce qu'il voulait de ce pain de blé, et il était sûr de retrouver le croûton du midi dans la corbeille, au repas du soir. Les oiseaux chantaient pour lui dans les ormes chevelus d'alentour, et s'il lui venait à l'idée qu'ils avaient des notes plaintives, à cause du départ de sa femme et de son enfant, il leur jetait des pierres pour les chasser.

Cependant, malgré son attachement à ses biens, et la satisfaction qu'il ressentait de n'être plus observé, ni jugé, il se fatigua de la solitude froide où il vivait, et il s'aperçut que ce coeur mauvais dont il avait suivi les impulsions ne lui donnait point la paix, et ne le prémunissait nullement contre les menaces de l'avenir.

Il ne regrettait pas sa femme, car il ne l'aimait point, mais il sentait le besoin de s'attacher une âme, ne serai-ce que pour la briser ensuite. Il se surprenait à désirer la mort de celle qu'il avait juré de protéger toujours, afin de reprendre cette liberté chère qu'il avait enchaînée par un serment irrévocable. Il aurait peut-être hésité à se faire assassin, mais pas à cause du crime, à cause du scandale et du châtiment. Alors, il courait au danger. Il pouvait comme beaucoup d'autres misérables se laisser griser peu à peu par l'appât du plaisir, se laisser aveugler par l'espoir de l'impunité, et, un bon jour, se réveiller de cet horrible cauchemar de l'amour criminel, les mains rouges de sang.

Les travaux de culture ne languissaient pas, et ses terres produisaient de meilleurs fruits que son âme. Il avait de bons serviteurs, et il les faisait travailler avec intelligence. Autant que possible il les prenait dans las familles d'alentour, afin de n'avoir pas à les nourrir et à les coucher.

Un soir qu'il descendait du champ, la faulx sur l'épaule, ayant fait le glanage des levées, après la fenaison il entendit la cloche sonner. Des tintons d'abord, trois comme trois cris plaintifs, lents, espacés, puis, une volée lugubre... Des glas! Il se demanda pourquoi. Il savait que Larose, le forgeron était malade, mais pas en danger. Est-ce que ce serait pour lui, par hasard?... Il laissait une veuve assez à l'aise et belle femme encore, que diable!... Un peu grosse peut-être mais fraîche, forte, pleine de santé, l'oeil encore tout brillant de promesses...

Il l'avait aimée dans sa jeunesse. Il ne l'avait jamais oubliée peut-être. Il se laissa emporter par le vol imprudent de son imagination corrompue. Et la cloche sonnait toujours ses trois tintons douloureux, comme trois cris plaintifs, comme trois appels à la pitié, et puis elle sonnait en branle, ensuite, de toute force de ses larges poumons d'airain comme pour hâter le secours.

Si c'était lui, le forgeron!... Il allongea le pas; il lui tardait de savoir. L'insensé! il ne songeait plus déjà à la chaîne qui le rivait à un amour et à un devoir... Une chaîne morale, ça ne se rompt pas comme une chaîne matérielle et la violence de l'effort n'y peut rien. Il lui semblait qu'il était libre... ou qu'il pouvait aisément le devenir. Il glissait vers l'abîme, il caressait l'infamie.

Quand il entra dans sa maison, il trouva que le silence avait quelque chose d'insupportable, et que les pièces vides s'ennuyaient. Il ne sut pas, ce soir-là, pour qui la cloche avait sonné, et il ne dormit guère. Il rêva de tombes et de fiançailles; il vit danser une femme décapitée, et se vêtir d'un linceul, une mariée couronnée de fleurs.

On chantait, le matin, une messe pour les biens de la terre.

Zidore n'avait pas coutume de se déranger pour aller à l'église, la semaine, les jours de travail. Il n'avait pas de temps à perdre, disait-il, et il prétendait que le bon Dieu ne faisait pas pousser de grain là où le semeur n'en avait pas mis. Seulement il ignorait si le grain semé ne serait point, par la prière, préservé des vers ou des mouches, de la rouille ou de la grêle, et si le bon Dieu qui veut qu'on le prie et qu'on espère en lui, ne bénirait point d'une manière spéciale, ceux qui font des sacrifices pour lui être agréables.

Cependant il attela son cheval à la charrette et partit pour la messe.

A la même heure, Longpré se dirigeait aussi vers l'église. C'était lui, Pierre Longpré, qui faisait chanter la messe. Eh bien! oui, que voulez-vous? il faut raconter les choses comme elles se sont passées... Longpré, malheureux, affligé dans son coeur, dans son esprit et dans ses biens. Longpré, descendant pas à pas, l'abîme de la misère, sous les yeux de ses concitoyens impuissants à le retenir sur la pente, dépensait ses derniers deniers pour faire un acte solennel de foi, et, la tête courbée sous le faix des chagrins, il allait avec ses enfants dans sa voiture de travail, se prosterner sur les dalles du temple et implorer la miséricorde céleste.

Toutes les pensées de Longpré étaient des prières...

Toutes les pensées de Tourteau étaient des défis à la sagesse de Dieu.

Lucette allait partir le lendemain. C'était peut-être la dernière messe qu'elle entendrait dans l'église de son village et la dernière communion qu'elle y ferait. Elle partait sous la garde de Dieu.

Zidore ne put s'empêcher de tressaillir d'un tressaillement de joie en apprenant que c'était en effet pour Larose, le forgeron, que la cloche avait sonné. Il était mort après quelques jours de maladie. Une inflammation des poumons l'avait emporté... Elle était libre la femme que Zidore convoitait tout à coup!... Mais lui!

Oh! comme il aurait payé cher celui qui, d'un coup de maître, aurait coupé les liens qui le tenaient captif!... Il savait bien que la veuve porterait un deuil convenable et respecterait la mémoire de son mari. C'était mieux. Le temps seul pouvait tout arranger. Le temps, c'est l'unique médecin qui peut se vanter de guérir tous les maux... et il ne fait pas de réclame!

Dès lors, la vie de Tourteau fut éclairée d'un reflet lointain et mystérieux, le reflet d'une espérance.


XXXI

CE QUE VAUT UNE RECOMMANDATION
DE JOHN KISLIPS

Dans la grande cité, loin de sa famille et des ses compagnons; loin des arbres amis qui tant de fois lui avaient prêté leur ombre bienfaisante, et loin des sentiers de fleurs que ses pieds d'enfant avaient gaiement parcourus; loin de l'église modeste où elle avait chanté et prié, comme font les anges et les oiseaux, et loin de presbytère où elle allait chercher des conseils et des consolations, pendant des années, Lucette vaillamment lutta contre les rigueurs de sa lamentable destinée.

Elle chercha d'abord des élèves. Elle voulait enseigner. Elle trouvait un plaisir extrême à façonner les jeunes intelligences et les jeunes coeurs.

Elle n'eut pas, tout de suite, autant d'élève qu'elle le voulait, mais elle eut toujours du pain sur sa modeste table et un lit blanc dans sa chambre immaculée.

La première porte où elle frappa n'était pas la bonne.

--On sonne, Marie, avait dit la dame.

Et la servante, grasse et rose s'était levée de la chaise où elle berçait un rêve mignon.

--On sonne, Marie... Allez ouvrir, mais, si c'est une femme, je n'y suis pas avait ajouté la dame.

Et la servante, en se rendant à la porte faisait "in petto", cette observation.

--C'est curieux comme Madame n'aime pas la couleur de son sexe.

Elle revint, se dodinant.

--Une petite pimbêche... Des grands yeux noirs et pas de visage... Elle a demandé si Madame avait des enfants à faire instruire. Elle doit en savoir long, pour en montrer aux autres... Je lui ai répondu que Madame ne faisait pas instruire ses enfants à la maison. Il y a des pensionnats... Finalement pour rire, je lui ai montré la porte voisine: Là, mademoiselle, vous aurez une chance... Allez et frappez, on vous ouvrira... Bonjour!

--C'est bien, Marie, vous pouvez vous retirer...

Et elle reprit, la dame, se parlant à elle-même:

--Je ne comprends pas qu'on fasse venir une institutrice chez soi, quand on peut envoyer ses enfants ailleurs... Aller voir ses enfants à la pension, quel joli prétexte pour montrer ses toilettes!... Et les toilettes, quelles armes invincibles!... Oh! je veux demeurer dans les limites permises... Se faire voir et se faire aimer!... Se faire désirer et ne jamais se donner! Ces pauvres hommes, comme on les floue!

Et pendant que Madame Unetelle, la maîtresse de Marie s'enivrait au souffle de la coquetterie, n'ayant nulle crainte pour sa vertu bien cadenassée au fond d'un coeur en ruine, la pauvre Lucette Longpré, en quête d'élèves, frappait à la porte voisine. Une porte qui avait l'air de se moquer d'elle avec sa plaque d'argent trop large et son nom trop original John Kislips.

C'est certain que la servante avait voulu rire; elle devait regarder par l'entre-baillement des volets. Un homme vint ouvrir. Un homme pas vieux, pas jeune, ni grand ni petit, mais rond, épanoui, pourpre, rayonnant: c'était John Kislips lui-même.

--How do you do, mis? fit-il, souriant...

--Je ne parle pas l'anglais, monsieur, répondit Lucette un peu gênée.

--Oh! vous french!... Bonne jaor, Mademoiselle!... parfaitement... Entrez... come in... Viens par là...

Elle n'osait refuser de le suivre, et cependant, elle voulait demeurer près de la porte.

--Vous besoin de moa pour quelque chose! demanda-t-il, en la priant de s'asseoir,... Moa aimer beaucoup plaire aux belles petites french.

--Je cherche des élèves, je donne des leçons...

--Oh! vous artiste!

--Je joue un peu le piano... j'enseigne le français...

--Oh! vous jouer avec le piano?... Moa aime beaucoup le piano... Sit down there... tu vas jouer une tune...

Elle se leva un peu sévère.

--Monsieur, permettez que je me retire.

--Oh! je voulai pas offenser vous, Mademoiselle... je vous demande bien pardoun... j'adore la miousique... et je souis toujours seul avec mon soeur qui est toujours sortie... pour chercher les pauvres.

--Si vous aviez des enfants, je...

Elle se souvint qu'il venait de dire qu'il était seul.

--Des enfants, répliqua-t-il, toujours épanoui, vous ne voir pas beaucoup ici, malheureusement... Je souis un vieil batchelor et ma soeur une vieille fille.

--Je regrette de vous avoir dérangé, monsieur, fit Lucette en se retirant.

--Attends, mademoiselle, je vas faire une chose pour toi. Toi connaître monsieur Wilson de la Mignonne street?

--Non, monsieur je ne le connais pas.

--Number 795... Il est marrier avec un bon petit femme qui parle le french comme toi... C'est mon best friend... Il a deusse petites filles pour faire educated par toi... Je vas écrire un mot. Excuse me... Assis encore une minute... Sit down...

Lucette, un peu rassurée, se laissa tomber sur un fauteuil, pendant qu'il allait dans une salle voisine écrire quelques lignes pour son ami Wilson. Quand il revint, il s'aperçut qu'elle avait pleuré. Il parut désolé.

--It is too bad! murmura-t-il; it is too bad!...

Il lui présenta la lettre qu'il venait d'écrire.

--Vous aller avec cette note, dit-il, et vous avoir la bonne chance. Quand vous besoin de John Kislips, vous venir, quand même que John est un vieux batchelor.

Elle sortit plus allègre qu'elle n'était entrée. On s'attache insensiblement à la vie, et l'on se prend facilement à espérer. Elle pensa que si la grosse servante de l'autre maison avait voulu s'amuser à ses dépens, le bon Dieu pouvait faire tourner cette malice à son avantage à elle.

Elle se dirigea vers la rue Mignonne. A mesure qu'elle approchait, la crainte, le doute se réveillaient. Elle se sentait oppressée. Si c'était une mauvaise plaisanterie aussi, cette lettre qu'elle portait?... Il y avait un nom sur la porte; elle allait bien vu avant d'entrer. C'était ça, Wilson, George Wilson, esqr. La lettre était adressée à madame George Wilson. Elle sonna. Son âme encouragée répercuta la note claire du timbre d'argent.

Madame était sortie et elle n'entrerait peut-être pas avant six heures. Lucette éprouva un léger désappointement. Elle avait hâte de voir ses premières élèves. Elle attendit.

Des jouets d'enfants étaient éparpillés sur le tapis de la salle. Des troupeaux de moutons, de chevaux, des traîneaux, une brouette, un tricycle, puis des poupées en grandes toilettes, des poupons dans leurs berceaux, des garde-robes pleines de linge, des carrosses de gala, tout le luxe des petits messieurs et des petites dames en herbe. L'infortunée Lucette, penchant la tête sur sa poitrine, tomba dans une rêverie profonde. De quoi songeait-elle, que voyait-elle, ainsi perdue dans ce lointain où s'enfonce parfois l'âme parfois endolorie?... Les bonheurs perdus!... les espérances évanouies!... les amours tuées à leur éclosion!... une suite longue désormais des heures de deuil!

Madame Wilson entra et les rêves de la pauvrette s'envolèrent effarouchés. Trois enfants la suivaient, un petit garçon et deux fillettes. Le petit garçon sauta sur son tricycle et fit le tour de la salle; les petites filles embrassèrent leurs poupons roses.

Lucette remit à madame Wilson la lettre de son nouveau et fort inattendu protecteur, monsieur Kislips. Madame Wilson souriait en lisant, et il semblait à Lucette qu'il y avait de la moquerie dans ce sourire. Devenait-elle un jouet? Est-ce qu'on prenait plaisir à la mystifier? Pourtant!...

--Vous enseignez, mademoiselle, fit madame Wilson en repliant le papier.

--Oui, madame, si je puis trouver des élèves. J'ai un diplôme...

--Ici, le diplôme n'est guère nécessaire. Mon petit garçon est encore loin du baccalauréat, reprit en riant la bonne dame.

Et elle ajouta:

--Monsieur Kislips, qui ne vous connaît nullement, me prie, par tous les dieux qu'il adore, le biftec, le dindon, le rosbif, la bière, le gin, et le brandy, de vous donner comme institutrice à mes enfants, à mes petites filles surtout. C'est un original très bon qui voudrait passer pour méchant. Il a du flair autant qu'il a du coeur. Je vous prends donc pour faire l'éducation de mes chères fillettes. Nous ne discuterons pas les émoluments; vous serez bien traitée. Je vous aiderai à trouver d'autres élèves, et j'espère que vous gagnerez une honnête existence.

Lucette ne put que balbutier un merci: un sanglot l'étouffait, un sanglot où il y avait du bonheur, des regrets, de l'espoir... toute sa vie.

Mme Wilson, respectant son émotion, garda le silence pendant quelques minutes, puis, ensuite, elle lui demanda son nom. Elle le trouva joli, ce nom de Lucette Longpré. Elle appela alors ses deux petites filles, Maud et Maggie, et toute deux accoururent tenant serrées contre leur poitrine leurs gentilles poupées...

Elles avaient le même âge; elles étaient bessonnes. Très blondes toutes deux, avec des yeux d'un bleu sombre, et des cheveux couleur de blé mûr, que tombaient en boucles sur leurs fraîches épaules, elles étaient vraiment belles, et si pareilles, avec cela, qu'il fallait les voir souvent pour les distinguer du premier coup d'oeil, l'une de l'autre. Elles venaient de fêter leur huitième année...

--Nous voici, mère, que veux-tu de nous? dit la première arrivée.

--Voici, mes chères, reprit madame Wilson, mademoiselle veut bien venir chaque jour vous donner des leçons de français et de piano, vous lui obéirez comme à moi-même, n'est-ce pas? et vous l'aimerez comme une grande soeur.

--Oh! oui, mère, dirent ensemble les aimables petites filles.

Lucette les attira à elle et mit un bon baiser sur leurs joues roses.

--Nous serons de bonnes amies, fit-elle.

Le ciel s'éclaircissait: un souffle nouveau passait, moins âpre, plus tiède, un reflet d'or perçait la nue.

Lucette reçut de temps en temps la visite de son père bien-aimé. Ses petits frères et ses petites soeurs lui envoyèrent des souvenirs de la prairie: bouquets de marguerites et de lilas, fraises suaves et parfumées, prunes aux reflets de pourpre, au pelures de velours, pommes tendres, juteuses, exquises... Et toujours, avec cela, des baisers plus doux encore, des paroles plus agréables, mille choses trouvées au fond de leurs bons petits coeurs.

En retour, elle leur donnait de jolis et utiles cadeaux. Elle était comme une fée qui aurait vécu au milieu d'eux, invisible et bienfaisante. Partout on voyait la trace de sa main délicate, et son esprit de charité semblait se fondre avec leur esprit. Elle leur écrivait souvent, et toujours pour dire des choses consolantes, pour les encourager au bien, pour leur parler de la beauté de la vertu, de la nécessité de se soumettre à la volonté divine, et des consolations qui se trouvent dans le renoncement à soi-même et la pratique de la charité.

Elle ne voyait que peu de personnes. Sa meilleure amie était une religieuse de l'hôpital, sa parente, son meilleur ami était un vieux confesseur qui avait vu bien des misères et adouci bien des amertumes dans sa longue vie d'apôtre.

De temps en temps venait frapper à sa porte un jeune homme qu'elle avait bien connu dans son village, et qu'elle avait peut-être aimé un peu. René Larose, le forgeron.

René Larose l'aimait en silence depuis assez longtemps, et son coeur généreux fut rempli d'une si grande compassion pour elle, qu'il résolut de la suivre à la ville pour la voir, pour la protéger, pour l'épouser, un jour, s'il avait le bonheur d'être agréé.

Elle s'était mise dans une pension d'abord, dans une fort modeste pension, et sa chambre, petite, sans soleil, avait quelque chose de la tristesse d'une tombe. Elle en fit un autel. Un crucifix, des fleurs, des images, une lampe, des rideaux blancs, tout cela donnait un petit air de gaieté chaste que valait un rayon de soleil.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE.


DEUXIEME PARTIE

LE CHEMIN DU CALVAIRE


I

BANCALOU ET TIQUENNE

Deux individus cheminaient côte à côte, sur l'une des ruelles qui descendaient sales et sombres alors, de la rue Notre-Dame au fleuve, en bas de la prison, vis à vis le courant. Ils portaient la vareuse bleue du journalier et le chapeau mou de l'homme des bois. Le plus jeune, le jeune plutôt, pouvait passer pour un beau garçon, avec ses vingt ans, ses cheveux en brosse, la noir duvet de sa lèvre, et malgré son air canaille; l'autre le vieux, un peu laid, vu ses jambes croches et son dos un peu courbé, mais avec une figure où riait la malice et des yeux où pétillait l'esprit.

Ils entrèrent dans une taverne et s'assirent à une petite table, dans un coin de la salle enfumée. Une minute plus tard, un homme de trente-cinq ans environ, rudement taillé, mais l'air très doux, entra aussi, vida une chope de bière, et se jeta sur un banc comme un mercenaire fatigué de sa journée. Les deux premiers braquèrent sur lui leurs regards inquisiteurs et firent un geste qui signifiait: ni bon, ni mauvais, ni pour ni contre.

Après un moment de silence, le plus jeune dit à son compagnon:

--Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, tu connais ma misère et mon honnêteté, eh bien! prête mois dix sous. J'ai soif et tu as soif... Dehors, il "mouille" à boire debout, mais on peut boire assis dans cette auberge superbe. Je te paie une avant-dernière traite.

--Tiquenne, mon fils par adoption, répondit le vieux, quand j'étais au séminaire on me disait: Faut couper l'arbre avant de brûler la bûche... Nous n'avons rien gagné depuis le matin; si nous dépensons en bamboche ou en aumônes le fruit encore vert de notre travail de demain, jamais nous ne pourrons amasser pour nos vieux jours.

--Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, tu connais ma misère et mon honnêteté; eh bien! quand la soif me prend, je me noierais avec plaisir, comme la maîtresse d'école de chez nous...

Le personnage couché sur un banc fit un mouvement brusque qui échappa aux autres.

--Tiquenne, mon fils par adoption, elle ne s'est noyée qu'un peu, il ne faut pas exagérer. L'inspecteur d'écoles est arrivé juste à temps pour lui fermer la bouche et lui ouvrir les yeux... comme dans la chanson:

Fermez la bouche, ouvrez les yeux

Embrassez qui vous plaît le mieux.

J'avais vu cette jeune fille dans l'église, quelque temps auparavant, et je l'avais entendu jouer, sur l'orgue, un motif encore inconnu... pour moi. Elle était si belle que je la pris pour la Madone descendue de sa niche; elle jouait si bien que l'oubliai de prier et de... voler.

Il dit ce dernier mot plus bas, afin de n'être pas entendu de l'autre, qui était couché sur le banc, au fond de la pièce.

--Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, tu connais...

--Oui, oui! ta misère et ton honnêteté...

--Non, ma mère.

--Tiquenne, mon fils...

--Moi ton fils? En voilà une bonne, je ne sais pas même si je suis le fils de mon père...

--Par adoption, Tiquenne, pas autrement!... Quand j'étais au séminaire, on me disait: On ne peur rien faire sous terre sans que ça soit connu dessus. Eh bien! Je t'apprendrai que ce proverbe n'est pas toujours vrai. Tu m'a fait perdre le fil de mes idées... Ha! ta mère, que je voulais t'expliquer encore une fois, est ma cousine germaine... Enfants des du frère et de la soeur... C'est la perle de la famille. C'est dommage qu'elle soit tombée dans les griffes de ton père...

--Bancalou, mon vieux cousin, tu connais...

--Ton père? Oh! parfaitement!...

--Non, ma misère et mon honnêteté... Eh bien! j'aurais dix pères tous plus mauvais les uns que les autres que je les respecterais tous.

--Tiquenne, dis-moi où as-tu puisé cette noble idée?

--Bancalou, tu connais...

--Oui, ta misère et...

--Non, ma soif. Mais prête-moi...

Il acheva sa phrase par un petit frottement du pouce et de l'index qui voulait en dire long, et sans attendre de réponse, il commanda deux verres. En buvant, Bancalou reprit:

--Tiquenne, mon fils...

--Par adoption!...

--Par adoption, toujours... Dis-moi où tu as trouvé cette noble pensée au sujet de ta canaille de père.

--A l'école, Bancalou, mon vieux cousin, à l'école! C'est la jeune maîtresse qui s'est noyée... quand je dis noyée, j'exagère... qui m'a mis ça dans le coeur... Et je n'ai été en classe que deux mois. Juge un peu, si j'avais fait mon année...

Bancalou demeura un instant pensif, puis, il dit lentement comme songeant à une chose lointaine.

--Si tu avais fait ton année tu ne serais pas ici, mon garçon... Elle t'aurait sauvé... Moi je ne l'ai vue qu'une minute et j'ai cru qu'il pouvait y avoir un ciel.

L'ouvrier qui était couché sur un banc, sentit une larme couler sur sa joue. Il se leva, s'approcha de la petite table des buveurs, et dit d'une voix émotionnée:

--Voulez-vous la revoir, cette jeune maîtresse d'école dont vous avez gardé un si bon souvenir?

Cette intervention d'un étranger les effaroucha un peu. Il voulait peut-être leur tendre un piège.

--Sans doute, balbutia Bancalou, mais pas aujourd'hui, nous ne sommes pas libres et elle demeure loin. C'est tout un voyage.

--Un voyage? Non. Est-ce que vous ne savez pas qu'elle demeure à la ville?

--Elle demeure ici? firent-ils étonnés. Donnez-nous son adresse, nous irons la voir dès demain, peut-être.

--Donnez moi la vôtre, messieurs, et j'irai vous prendre. Nous irons ensemble.

--C'est que, voyez-vous, nous sommes justement à chercher une pension, se hâta de dire Tiquenne.

--Voulez-vous accepter un verre de bière? demanda Bancalou, pour faire diversion.

L'ouvrier remercia. Il comprit que les deux gredins ne voulaient pas se livrer. Ils n'avaient encore qu'une légère velléité de s'amender, et s'étaient attendris une minute au souvenir d'une chose lointaine. Il les salua et sortit. Quand il fut dehors, Tiquenne s'écria:

--Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, je connais le quidam! C'est René Larose, le forgeron!... que diable! fait-il ici?

--Tiquenne, mon fils par adoption, ne multiplions pas le nombre de nos connaissances... Tenons-nous sur nos gardes. Tu es jeune et je suis vieux; je te dois protection et tu me dois le respect, l'obéissance et dix sous. Viens!

Ils s'éloignèrent de l'auberge.

--Quand j'étais au séminaire, recommença Bancalou, on me disait: "Il vaut mieux donner sans voir", et je pense que c'est vrai. Tu as failli passer pour un chenapan, et tu as passé pour un honnête garçon parce que j'ai fermé les yeux.

--Bancalou, mon vieux cousin, tu connais...

--Je connais, oui, ton...

--Alors explique-moi ta remarque et tu me la feras ensuite.

--C'est raisonnable. Si j'avais regardé au fond de ma bourse, j'aurais choisi un mauvais dix sous, et ta réputation aurait un accroc.

--Bancalou, nous retournerons dans cette auberge... Le garçon n'osera plus nous servir du mauvais whiskey et nous demander de la bonne monnaie.

--O--

Un jour, Bancalou aperçut des gamins qui maltraitaient un de leurs camarades. Ils l'avaient envoyé rouler dans la boue. L'enfant pleurait. Il s'était blessé le front sur une pierre; il avait gâté sa culotte et perdu une pièce de monnaie qu'il tenait à la main. Il allait faire une commission, le pauvre petit. Bancalou fut touché. Il pansa la blessure avec son mouchoir de poche et chercha la pièce d'argent perdue. Elle luisait comme une étoile au milieu du cloaque. L'enfant, oubliant son mal, battit des mains et remercia avec effusion.

--Comment t'appelles-t-tu? lui demanda Bancalou.

--Je m'appelle Tiquenne, Monsieur.

--Tiquenne? ce n'est pas un nom ça...

Tout à coup il se souvint d'avoir entendu ce sobriquet déjà. Où?... quand?... C'était malaisé à dire. Mais lorsqu'il vit le gamin le regarder dans les yeux, il le remit...

--Le gars de Zidore Tourteau, je parie!...

--Oui, Monsieur.

--Tu ne te souviens pas de m'avoir vu?

--Oh! oui, je m'en souviens, maintenant... C'est vous qui vouliez m'envoyer rejoindre mon père à la pêche...

--Que fais-tu ici, dans la ville?

--Je suis venu avec maman, et je me suis engagé chez un bourgeois pour faire les commissions. Ça ne paie pas... et les autres gars me battent pour m'ôter mon argent. C'est un Anglais... un drôle de nom... Kislips.

--Et ta mère?

--Je ne sais pas ce qu'elle est devenue... Elle doit être en peine de moi.

--Veux-tu demeurer avec moi?

--Oh! oui! pourquoi faire!

--Sais-tu pleurer?

--J'ai assez vu pleurer ma mère pour apprendre.

--Ah! ma pauvre cousine! soupira Bancalou; et un bon sentiment s'éveilla dans son âme gangrenée.

Il reprit:

--Exerce-toi à verser des larmes à propos de tout et à propos de rien à une minute d'avis. Tu iras par la ville implorer l'assistance publique... tu seras orphelin... Prends garde de te tromper quand on te fera des questions.

--Ne craignez pas... D'abord, je n'ai point ma mère puisque je ne sais plus où la trouver; quant à mon père, je ne l'ai point non plus, puisqu'il n'est pas ici.

Et à partir de ce jour, les deux amis, l'homme et l'enfant, ne se quittèrent plus. Il y avait environ sept ans de cela. Ils avaient roulé petit à petit jusqu'au pied de la côte élevée où se tient l'honneur. Par amour de la fainéantise, ils avaient négligé le travail, et par amour des plaisirs ils s'étaient faits voleurs. Les idées religieuses dormaient sous les cendres épaisses, au fond de leur âme. Il faudrait un souffle violent pour les y réveiller. Comment finiraient-ils? Il y en de moins corrompus qui arrivent à la potence, il y en a de plus criminels qui arrivent aux honneurs.

Un jour que Tiquenne exerçait sa petite industrie en conscience parmi la foule des promeneurs, au carré Viger, il accosta un couple d'amoureux ou de mariés, qui marchaient à pas lents, sous les ombrages, dans les allées bordées de fleurs et de gazon. Il recommença son histoire un peu triste, toujours la même et toujours mouillée de larmes. La jeune femme--c'était un couple de mariés encore amoureux--la jeune femme, pâle, maladive, avec de l'éclat dans l'azur de ses yeux, s'arrêta, curieuse, et le regarda attentivement. Il passa sa manche de blouse sur ses paupières pour les essuyer; il ne pouvait pas toujours pleurer.

--Tu dis que tu es orphelin, demanda-t-elle, d'une voix si singulière qu'il se troubla.

--C'est tout comme, balbutia-t-il. Ma mère est partie à cause des mauvais traitements, et je ne sais pas où elle est maintenant... Mon père me bat comme blé, et je ne sais pas pourquoi.

--C'est bien cela, en effet, dit la jeune femme à son mari.

--Tes parents demeurent-ils à la ville? questionna le mari à son tour.

--Non, monsieur, à la campagne... Mais ma mère a été obligée de fuir... et mois aussi.

--Serais-tu content de revoir ta mère? reprit la femme.

--Oh! oui, madame, fit-il avec un soupir profond.

Et il pleura de nouveau. Etait-ce l'attendrissement? était-ce le métier?

--Tu viendras demain, rue Craig, à la maison qui porte le numéro... Non, le numéro est illisible, presque effacé... Tu demanderas à l'épicier du coin de la rue Montcalm, s'il veut bien te montrer la demeure de monsieur Provost, l'inspecteur d'écoles.

--Je n'y manquerai pas, madame.

Et il tendit la main d'une façon suppliante.

Il reçut vingt-cinq sous et se dirigea, souriant vers un autre coin du jardin. La jeune femme dit à son mari, comme ils s'éloignaient tous deux, qu'elle pensait bien connaître la mère de ce petit malheureux... Ce devait être la femme de peine qui venait, chaque vendredi, laver le linge et nettoyer la maison. En effet, cette femme lui avait avoué de grands chagrins. Cela se voyait, du reste, qu'elle était malheureuse, à son air abattu, à son sourire triste, à son parler réticent. Elle avait un enfant, un petit garçon, et elle ne le voyait plus. Elle ne savait pas ce qu'il était devenu. Elle était de la campagne.

--Quand donc t'a-t-elle parlé de ces choses? demanda le jeune inspecteur d'écoles... Si j'avais su cela, j'aurais questionné davantage ce gamin.

--La dernière fois qu'elle est venue à la maison, vendredi... Tu étais allé à Chambly.

--Lui as-tu demandé de quelle paroisse elle venait?

--Elle me l'a dit pourtant, mais je n'ai pas compris, et je n'ai pas voulu la questionner de nouveau... C'est Saint... Un drôle de saint, il me semble... Il y en a tant, de saints dans le diocèse de Montréal...

Le lendemain, Tiquenne s'était rendu tout palpitant à l'épicerie désignée.

--Voulez-vous me dire ou demeure monsieur Provost, l'inspecteur d'écoles.

--Tiens, mon garçon, c'est là, regarde, il y a un crêpe à la porte.

--Un crêpe?...

--Oui, madame Provost vient de mourir.

Il pencha la tête, découragé, puis il continua à marcher, sans but, regrettant d'avoir perdu l'occasion de retrouver sa mère, et se proposant de revenir plus tard, quand la morte serait partie. Il revint, en effet, mais la maison était fermée. Il ne revint plus, et la piété filiale sombra dans son coeur léger, avec les autres vertus.


II

SANCTUAIRES ET CAVERNES

La grande cité canadienne attirait déjà tout à elle. Elle était le centre vers lequel tout se précipitait pour s'y perdre. Sa force d'attraction était irrésistible. On pouvait la comparer à un gouffre, mais un gouffre qui rend ses victimes, et partout, tout autour d'elle, un cercle grouillant s'élargissait sans cesse, comme le cercle que forme sur le lac une ancre qui tombe. Elle ressemblait à une mer montante. Mollement étendue sur la rive de son île enchanteresse, caressée par les eaux de son fleuve, enivrée des parfums de sa montagne, elle rêvait, l'orgueilleuse d'atteindre un jour, ces groupes florissants, éparpillés, comme des joyeux au nord et au midi, au levant ou au couchant, sur les bords ravissants de ses lacs, de ses rivières, des ses rapides.

Et les sifflets de ses locomotives, le va-et-vient de ses bateaux, le grondement de ses usines, l'encombrement de ses rues, l'érection de ses palais, la sonnerie de ses cloches, l'empressement de la foule, tout cela la faisait sourire, et elle songeait à ses grandes rivales de la république voisine.

Et, dans cette vibrante agglomération d'hommes, il y avait le ferment de toutes les passions, des passions généreuses comme des passions flétrissantes. L'envie au regard louche poursuivait le favori de la fortune; la haine et l'amour se coudoyaient sans se connaître; le chagrin passait, les yeux rougis; le plaisir égayait la mansarde; le deuil suspendait ses crêpes sombres à l'or des candélabres; l'orgueil éclaboussait l'humilité; la volupté se pâmait sur la paille des réduits sales comme sur le duvet des alcôves embaumées; l'avarice repoussait du pied les faméliques et la charité se glissait partout, à la recherche de la souffrance.

Dans les quartiers les moins fréquentés, dans les rues les plus ignorées, le clan des parias volontaires, paresseux et voleurs, meurtriers et libertins, avait son domicile, caverne de fauves avec des vitres aux fenêtres et le heurtoir à la porte. C'était là qu'on discutait les excursions nocturnes sans clair de lune, le revolver au poing, les projets de vols, les tentatives d'assassinat.

Nombreux toujours dans les grandes villes, sont les dévoyés qui ne veulent pas suivre la voie droite et vont à tous les hasards, se hâtant, semble-t-il, d'atteindre le but fatal vers lequel ils courent tous. Les sueurs du travail ne mouillent pas leurs membres fainéants, mais les transes de la peur les fait souvent trembler. Ils n'ont pas le courage de gagner le pain qu'ils mangent, mais ils affrontent des dangers sérieux pour le voler. Ils se vautrent dans les plaisirs au lieu de s'y reposer. Ils ont horreur du devoir et souffrent mille tortures pour l'avoir méprisé. Ils se grisent pour s'étourdir, dorment pour oublier ou veillent pour se garer. Ils n'aiment pas la vie et ils s'y rattachent par le meurtre. Ils nourrissent l'espoir de devenir honnêtes et ils meurent désespérés de ne l'avoir jamais été.

Mais à côté des tavernes et des tripots, des caboulots et des lupanars, pour les combattre et pour réparer le mal qu'ils font, il y a les sanctuaires; et, pendant que les vagabonds trament leurs complots, les croyants prient; pendant que les ivrognes choquent leurs verres, les pénitents vident les calices; pendant que les libertins applaudissent aux refrains impudiques, des voix chastes modulent des accords sacrés; pendant que des esprits néfastes s'ingénient à dépouiller le riche, des coeurs nobles font des prodiges pour vêtir celui qui est nu et donner du pain à celui qui a faim.

Et dans cette lutte étrange du bien contre le mal; dans cette lutte ouverte ou sourde, incessante, impitoyable, les bons sont de plus en plus nombreux, le courage est de plus en plus invincible, les moyens sont de plus en plus merveilleux. Il faut qu'il en soit ainsi pour que l'oeuvre de Dieu ne soit pas perdue; mais le mal existera toujours, à cause de la liberté humaine.

Or, parmi les sanctuaires--et j'appelle ainsi tous les lieux où les hommes se réunissent pour opérer le bien--parmi les sanctuaires, les salles où se rassemblent les membres de la Saint-Vincent de Paul, ne sont pas les moins utiles à la société, ni les moins agréables à la divinité. Ce sont les usines de la charité chrétienne. C'est de là que partent ces pains de froment qui vont nourrir un corps exténué, et ces paroles de pitié et de foi qui vont relever une âme faible ou découragée. C'est de là que viennent les vêtements chauds qui vont couvrir des membres grelottants et l'enseignement religieux qui va cacher la nudité de la croyance. C'est de là qu'on apporte le morceau de bois qui va fondre le givre de la fenêtre et faire surgir un rayon de chaleur au foyer, et le bon exemple qui va fondre la glace de la volonté et réveiller la reconnaissance.

Dans l'une des cavernes, au fond d'une cour malpropre, où flottait souvent une buée grise, la même caverne où, il y a dix ans, Zidore Tourteau s'était réfugié, après une nuit de noce, cherchant un refuge contre la neige et le froid, contre les mauvais hasards de l'existence, quatre bandits, à demi-couchés sur des bancs garnis de coussins, causaient à voix presque basse, comme des enfants autour de la dépouille d'un père. C'étaient Fildoux et Cascapoil, Choucroute et Porc-épic, le vieux club des Six.

--Ce maudit Bancalou n'arrive pas vite avec l'argent, gronda ce dernier.

Bancalou était le trésorier du club.

--Je ne vois pas pourquoi il ne l'a pas apporté tout de suite hier, répondit Cascapoil, c'était le jour de la répartition.

--Il était trop fatigué pour sortir; il a dormi toute la journée, répondit Choucroute.

--Combien y a-t-il à diviser? demanda Fildoux.

Personne ne le savait. Il y avait une jolie somme, tout ce qui était entré depuis un mois, et une montre d'un grand prix.

--Il ne se presse pas de nous rendre compte et de faire notre part reprit-il. Il nous traite comme des valets... Nous sommes tous égaux ici. S'il doit y en avoir au-dessus des autres, que ce soient ceux qui ont plus travaillé et plus souffert...

--C'est juste, approuvèrent les autres.

Porc-épic gronda:

Ce damné nous envoie tour à tour faire une promenade à la prison ou au pénitencier, et lui, il reste à se pavaner sur les places publiques ou il se cache à la campagne, chez ses amis. Il est toujours à l'abri.

--Son parapluie est grand, riposta Cascapoil, et l'orage qui nous inonde le laisse parfaitement sec.

--Il faut que ça finisse, il nous fera pendre.

--Et il tirera sur la corde.

Le ton s'élevait, la mauvaise humeur se faisait jour. Cascapoil reprit:

--La montre, il faut l'avoir... Chacun la portera à son tour; ensuite, si la disette arrive, on la vendra.

Le porc-épic proposa d'aller auparavant, dévaliser le propriétaire qui les laissait moisir dans une pareille bicoque. Il devait avoir de l'argent puisqu'il n'en dépensait point.

--C'est ce brave et obligeant pékin qui nous avait prêté ses chevaux et sa voiture pour une promenade observa Cascapoil.

--Une promenade qui a fini à Saint Vincent de Paul, grinça Fildoux.

Et sur sa figure de vierge passa un rire aigu comme une pointe de métal.

Bancalou entra. Sortons, amis lecteurs. Nous reviendrons plus tard.

--O--

Un des sanctuaires bénis d'où la charité jaillit comme d'une source inépuisable, se trouvait dans la crypte de l'une des nombreuses églises dont les clochers montrent le ciel à la foule qui passe. Quelques hommes, les uns pleins de jeunesse, les autres dans l'âge mûr ou couronnés de cheveux blancs étaient assis autour d'une longue table, dans ce sanctuaire nouveau ouvert à tous et connu dans tout le quartier.

Le président, pas encore dans la pleine maturité de l'âge, mais loin déjà de la gaie jeunesse, attendait l'heure réglementaire pour ouvrir la séance. L'assistance devenait à chaque minute plus nombreuse. Quand huit heures sonnèrent, il se mit à genoux et, tout haut, récita le "Véni sancte", et tous implorèrent les bénédictions du ciel sur leur oeuvre sainte. L'un des membres fit une lecture qui dura le temps d'une prière, puis, le secrétaire lut le procès-verbal de la dernière séance. Il dit le nombre des pains qui avaient été distribués; la viande et les pois dont les pauvres s'étaient régalés; le bois que l'on avait porté aux foyers sans feu. Il calcula les dépenses, compta les recettes et la conférence, étonnée de ses ressources imprévues, suggéra à ses membres d'aller encore à la recherche des pauvres. Et il y avait une grande satisfaction dans le coeur de ces bons chrétiens, et le sourire de leur visage était comme un reflet du Christ.

Alors, le président dit qu'il avait une personne à proposer. Il ne la connaissait pas encore, mais il savait quelque chose de son histoire. Une histoire assez douloureuse.

--L'autre jour, raconta-t-il, une jeune fille s'est présentée chez moi, qui m'a paru fort distinguée... En effet, son langage est pur, ses manières sont dignes, et sa bonté d'âme se trahit à chaque parole. Elle me parla d'une femme malade et tout à fait délaissée... J'ai compris cependant, qu'elle n'était pas veuve... Mais il y a de ces pauvres femmes pour qui les maris sont de rudes fardeaux... Elle n'est pas tout à fait délaissée, non plus, j'en suis sûr, car cette fille charitable partage certainement son pain avec elle... Je n'ai pas pu la faire parler comme j'aurais voulu; elle est très réticente... Je ne serais pas étonné si nous avions à secourir aujourd'hui, une personne qui volait au secours des autres autrefois.

Si vous mettez son nom sur la liste de nos pauvres, j'irai moi-même faire la visite préliminaire.

--Sans doute, monsieur le président, nous allons prendre le nom de cette femme, dit l'un des membres de la conférence; vous irez, vous verrez, vous jugerez...

--Le nom, s'il vous plaît, demanda le secrétaire.

--Christine, répondit le président.

--Ce n'est pas le nom de son mari.

--C'est le nom qu'on m'a donné Il paraît qu'elle n'est connue que sous ce nom-là. Peut-être ne veut-elle point porter celui de son mari. Elle peut avoir des raisons... Enfin, nous verrons.

Il ajouta:

--Est-ce bien tout, messieurs?... Oui?... Alors, allons distribuer nos aumônes.

Et les membres de la conférence se dirigèrent avec des bons pour le pain, pour le gruau, pour les pois, par les ruelles sombres comme des détrousseurs, vers les tristes foyers où pleurait l'indigence.


III

OU LA CHARITÉ PREND LES
AILES DE L'AMOUR.

Le président de la conférence St-Antoine de Padoue s'était rendu à la demeure de cette femme malade et délaissée qu'une jeune personne avait recommandée à la charité de la grande institution chrétienne. Il avait trouvé cette femme bien digne de pitié, mais il n'avait pas jugé opportun, cependant, de la mettre sur la liste des pauvres secourus par sa conférence. Il verrait lui-même à ce qu'elle ne manquât de rien, et quand elle serait assez bien pour travailler, il lui trouverait de l'ouvrage.

Elle habitait, cette femme, au dernier étage d'une maison vieille et délabrés, dans une ruelle où le soleil ne s'aventurait pas souvent. Pauvres gens qui ne peuvent seulement pas avoir leur part de ce beau soleil que le bon Dieu fait lever chaque matin pour tout le monde! Pauvres gens qui ne peuvent pas seulement respirer une bouffée de cet air pur dont le bon Dieu enveloppe la terre!... La lumière et l'air ne sont pourtant pas répandus avec parcimonie sur nos têtes, comment se fait-il donc que les malheureux en demandent en vain? Les riches s'imaginent-ils que ces créatures de Dieu sont à eux seuls, et qu'ils ne sont pas tenus de les partager avec l'indigent, comme ils sont tenus de partager le pain et le vêtement? O riches qui bâtissez des nids à la misère, mettez-les au soins dans un rayon de soleil et dans une vague d'air pur, afin que, doucement réchauffés et mollement bercés, ils chantent, ces pauvres nids!

Jean-Marcel Provost, inspecteur d'écoles et président de la St-Vincent de Paul avait monté, dans l'obscurité, près d'une malade pour la distraire en tâtonnant, les degrés vermoulus des deux escaliers étroits et tortueux comme les sentiers d'une falaise. Rendu sur le palier tout en haut, il s'arrêta pour écouter. Deux voix sortaient d'une pièce, au fond du passage, une voix fraîche et une voix larmoyante. Il reconnut le timbre harmonieux de la demoiselle qui était venu lui parler au sujet de la femme malade et sans ressources, et il ressentit une involontaire émotion. Il était content de la revoir. Elle devait posséder de précieuses qualités, près d'une malade pour la distraire et lui donner des soins. Nous la connaissons tous, c'était Lucette.

Il se rendit à la porte, qu'il devina à un petit jet de lumière que laissaient passer les ais mal jointes. Lucette vint ouvrir. Elle sourit en le voyant et il en fut charmé. Elle avait souri sans penser à rien, tout simplement parce qu'il faisait une bonne action, et qu'elle était contente. Lui, il ne put s'empêcher de la regarder un peu, un peu trop peut-être, avant de s'approcher de la malade. Elle lui avait offert un siège... une chaise de bois sans peinture; il y en avait trois et ils s'étaient assis l'un près de l'autre.

--Comment se porte votre protégée, mademoiselle?

--Toujours faible et souffrante, monsieur.

--Et dénuée toujours?

--Elle m'a dit qu'une dame l'avait secourue dès le commencement de sa maladie, mais depuis une quinzaine de jours elle n'est pas venue. Elle est absente peut-être.

Jean-Marcel pensa que cette femme pouvait être sa soeur, à lui. Elle était fort charitable sa soeur, et depuis quinze jours elle était en promenade dans la famille, à Terrebonne. Lucette reprit:

--J'ai parlé d'elle aujourd'hui dans une maison où j'enseigne et où la bienfaisance est en grand honneur...

--Vous enseignez, mademoiselle? interrompit le visiteur.

--Oui, Monsieur, à domicile.

--Le français? la musique?...

--Un peu de tout.

--Oh! c'est une belle chose que l'enseignement! et grande! et nécessaire!

Il s'approcha du lit.

--Je ne suis pas médecin, pauvre femme, dit-il à la malade, mais je vous enverrai le médecin demain. Il faut vous remettre sur pieds... Mais nous ne vous laisserons pas mourir de faim, ni de froid... Prenez courage.

--Ah! répondit la malheureuse, ce serait peut-être aussi bon, si l'on me laissait mourir!

--Il ne faut jamais désespérer, ma bonne dame... Dieu mesure à chacun le poids des chagrins qu'il lui destine, et personne n'en a plus qu'il ne peut en porter.

--J'avais, il y a quelques années, reprit la femme, d'une voix entrecoupée de soupirs, une bonne protectrice... Elle est morte! Elle est morte jeune!... Elle aurait dû vivre, elle qui était heureuse... C'est moi qui aurais dû mourir... J'allais faire le ménage chaque semaine, et elle me donnait beaucoup... Pauvre Madame Provost!

--Madame Provost?... fit Jean-Marcel, étonné.

--Oui, sur la rue Craig.

--Vous êtes Christine?

--Oui, Monsieur. Me connaissez-vous? demanda-t-elle, surprise.

--Un peu, un peu... Vous êtes changée... Et moi, ne me reconnaissez-vous pas aussi?

--Mon Dieu! oui... vous êtes Monsieur Provost... que je suis contente.

--Eh bien! ma pauvre Christine, vous ne vous coucherez pas sans souper, tant que je serai vivant. Je me charge de vous.

--Oh! comme vous êtes bon, vous aussi! s'écria-t-elle, en joignant ses mains amaigries.

Et voilà pourquoi le président de la conférence n'avait pas mis cette indigente créature, la femme de Zidore, à la charge de la St-Vincent de Paul.

Il aurait bien pu se retirer; son devoir était rempli maintenant, et l'heure avançait. Quelque chose d'irrésistible le poussait vers Lucette, et il ne raisonnait pas. Il voulait voir encore se lever sur lui son grand oeil fascinateur. Il s'en irait tout éclairé dans l'ombre de la rue, lui semblait-il. Il s'assit de nouveau.

-Y a-t-il longtemps que vous vous livrez à l'enseignement? fit-il.

--Quelques années déjà, répondit Lucette, un peu gênée par un mauvais souvenir.

--Avez-vous autant d'élèves que vous pouvez en instruire?

--Oui, monsieur... Les commencements ont été pénibles, mais aujourd'hui, je fais un triage. Je ne garde que les bons. Il y a tant de plaisir à voir se développer les jeunes intelligences.. C'est comme le cultivateur qui admire la pousse de son champ. Nous cultivons nous aussi, nous ouvrons les sillons, nous tamisons le sol, nous canalisons, nous semons acheva-t-elle en riant.

--Et du bon grain, j'en suis sûr, acheva Provost...

Du grain vanné par la science et la religion.

--Si vous n'aviez pas un nombre suffisant d'élèves, je vous offrirais un charmant petit garçon.

--Oh! pour vous être agréable... si...

Elle acheva par un de ces regards qui enivrent.

--A vous, cet enfant? demanda-t-elle ensuite.

--Non, mademoiselle, je n'ai pas d'enfants moi... Le petit ange n'a pas survécu à sa mère.

Il demeura silencieux pendant une minute, puis il reprit:

--C'est le petit garçon de ma soeur... Et encore n'est-il à elle que par adoption. Elle l'a choisi, il y a une dizaine d'années, à l'hospice des orphelins... Tout petit, mignon, joli, un vrai chérubin!

Lucette écoutait, la tête penchée, et un frisson courait sur ses membres délicats.

--Si vous le voulez, ma soeur le confiera à vos soins... Je n'ai qu'un mot à dire... Il a du talent, et vous en ferez quelque chose, reprit-il encore, laissant voir son désir.

--Je le veux bien, monsieur.

Elle dit cela d'un accent angoissé, et Jean-Marcel s'aperçut qu'elle était très pâle. Il lui demanda si cela ne la fatiguait pas un peu d'aller enseigner par la ville... Les longues marches, le mauvais temps... Il ne savait pas enfin.

Elle oui répondit que les fatigues du corps reposaient l'esprit.

Cela pouvait être vrai. Mais à son âge on ne devait guère connaître que les fatigues du corps reposaient l'esprit.

--Hélas! soupira Lucette.

--A votre âge on s'amuse a cueillir des fleurs pour la jeunesse, des fleurs mignonnes que l'on pique dans les boucles soyeuses des cheveux, des fruits pourpres que l'on mord à belles dents...

Elle fut un instant sans répondre. Il ne savait pas comme elle avait souffert, comme les fleurs qu'elle avait cueillies s'étaient vite fanées, et comme le fruit qu'elle avait goûté était amer... Elle dit à la fin.

--S'il n'y avait pas la mort qui mène à Dieu, la vie ne serait pas un bien.

--Vous êtes bien sérieuse, Mademoiselle, observa Jean-Marcel Provost, et vous n'attendez pas l'âge des pensées sévères et des réminiscences douloureuses...

--J'ai vingt-sept ans, monsieur!... Je suis vieille déjà... est-ce que vous ne vous en doutiez point?

--On vous donnerait à peine vingt printemps.

Elle le regarda un peu froidement. Il y avait du reproche dans ses yeux.

--Je ne suis pas sensible à la flatterie, ajouta-t-elle.

--Vous ne voulez donc garder de la femme que les bonnes qualités?

--Et que ferais-je de autres?

--Ce que les autres en font... Des armes pour nous détruire.

Et fatigués tous deux de cette passe d'armes nouvelle et du souffle froid qui touchait leurs paroles, ils se regardèrent en riant, et leurs coeurs se rapprochèrent.

La malade poussa une plainte, puis un cri:

--Zidore!...

--O mon Dieu! dit-elle aussitôt, comme je suis contente d'être éveillée.

--Dormiez-vous? demanda Lucette.

--Je m'étais assoupie et je rêvais... Un rêve qui me fait mal... Mon Tiquenne avait volé de l'argent, une drosse somme, et il l'avait caché sous mon oreiller. Et il disait:--Fais semblant de dormir, mère, et personne ne s'imaginera que tu dors la tête sur un sac d'écus. Et je faisais semblant de dormir; mais en même temps, j'essayais d'ôter l'argent et de le jeter à terre et je ne pouvais y réussir. Tout à coup, un homme de la police entra. Tiquenne dit:--Vous ne trouverez rien ici... je ne suis pas un voleur, ma mère n'est pas une voleuse... Le policier cherchait, bouleversait tout... Il dit:--Faites lever cette femme, elle feint de dormir!...

Je voulais fermer les yeux bien serrés et je ne pouvais point: ils s'ouvraient toujours. L'homme se pencha sur moi comme pour m'embrasser et il me mordit... Il passa la main sous mon oreiller et prit la bourse.--Voyez! fit-il... Emmenez cette femme, il faut qu'elle soit pendue... Toi, Tiquenne, emporte la corde.--Moi, jamais! ou bien ce sera pour vous pendre vous-même, s'écria Tiquenne... L'homme ôta son masque, et c'était Zidore!...

--Oh! le vilain rêve, fit Lucette en s'approchant du lit... C'est un souvenir de votre douloureuse surprise de l'autre jour...

Elle fit prendre à la malade une gorgée de thé chaud et fort pour la stimuler un peu.

Jean-Marcel Provost s'était levé à ce nom de Zidore, et il paraissait chercher dans ses souvenirs. Quand Lucette revient vers lui, il lui demanda:

--Est-ce de Zidore Tourteau qu'elle parle?

Lucette fut presque effrayée.

--Le connaissez-vous? demanda-t-elle; et cette parole avait peine à sortir de sa bouche.

--Je connais un peu son histoire... Et c'est le mari de notre bonne Christine, ce misérable-là?

Il disait cela d'une voix émue par la colère. Il eut envie de faire allusion au crime atroce dont il s'était rendu coupable, un jour, mais il eut peur de blesser les oreilles chastes de sa nouvelle amie... Il garda son secret.

Dix heures sonnaient. Sa première visite avait duré plus que le temps nécessaire pour dire une bonne parole et faire une belle aumône, mais il ne regrettait pas de s'être attardé. Il se sentait pris de compassion pour la femme malheureuse. S'il se fut bien étudié, il aurait compris que cette compassion découlait de sa grande admiration pour l'autre femme. L'amour a cela de merveilleux qu'il nous porte à secourir toutes les misères. Il alla souhaiter le bon soir à la malade, et serra dans sa main d'honnête homme la main tremblante de la pauvre Lucette.


IV

COMMENT LUCETTE ET MADAME
TOURTEAU S'ÉTAIENT
RETROUVÉES

Lucette n'avait pas manqué d'élèves. Les souhaits du rubicond Kislips s'étaient accomplis, comme s'il avait été lui-même le maître de cette jeune destinée qui lui demandait protection. Elle se plaisait à enseigner, et elle s'attachait aux petits enfants qui lui ouvraient ingénument leur âme. Une chose la chagrinait, cependant, c'est qu'elle ne pouvait parler de religion à tous indistinctement. Il ne fallait point prononcer le nom de la Vierge, si doux aux lèvres des jeunes filles dans quelques-unes des maisons où elle entrait chaque jour. Madame Wilson, la première qui lui avait tendu la main, et lui avait donné sa confiance, ne connaissait pas la foi catholique, la craignait, et voulait voir grandir ses enfants auprès d'elle dans la froide atmosphère du protestantisme.

Lucette respectait les convictions des autres et ne discutais jamais; mais elle prêchait par ses actes et sa conduite, et l'exemple de sa douceur et de ses vertus laissait après elle un parfum qui embaumait les âmes et faisait rêver à quelque chose d'inconnu.

Sa chambrette se garnissait de meubles coquets maintenant, et, tout le long de l'année, sa fenêtre ouverte au soleil ou fermée à la bise, s'étoilait de fleurs, disait aux passants qu'il y avait là une âme sensible et des doigts délicats.

Elle pouvait, de temps en temps, envoyer à son père de petites épargnes qui faisaient grand bien à ses soeurs et à ses frères, des cadeaux qui les faisaient pleurer de joie.

Levée de grand matin, alors que les paresseux s'enveloppent dans leurs tièdes couvertures pour recommencer un sommeil voluptueux, un rêve troublant, elle se rendait à l'église pour entendre la messe et prier.

Que de fois, Notre-Dame de Bonsecours lui a souri du haut de son piédestal d'or, sous la voûte pieuse et calme où les lampes allumées par la piété brûlent comme des coeurs pleins d'amour.

C'était sourtout vers cet humble sanctuaire de la Mère de Dieu, la soeur et la fille des hommes, qu'elle aimait à se diriger, et là, agenouillée dans l'humilité et les pleurs, elle demandait le courage et la résignation qui font les martyre et les saints.

Une autre femme venait aussi, chaque matin, chercher dans ce lieu béni, les consolations que le Seigneur promet aux âmes méconnues de la terre. Elle s'agenouillait toujours au même endroit, dans un banc, en avant, comme pour être plus près de Dieu. Elle devait avoir de grands chagrins, cette pauvre femme, car elle pleurait beaucoup. Elle ne la connaissait point. Elle ne croyait pas la connaître, plutôt, et ne la regardait pas avec attention.

Une fois, pourtant, elle crut se souvenir d'avoir vu déjà cette figure endolorie. Elle était bien changée, tout de même, et l'erreur était facile. Elle se mit à fouiller dans sa mémoire. Elle n'avait pas connu un grand nombre de femmes dans sa paroisse, et parmi celles qu'elle avait connues, bien peu devaient être exposées à venir, comme elle-même, dans la ville cacher ses afflictions. Madame Tourteau devait être la seule. Elle la connaissait très peu, Madame Tourteau. Elle savait bien qu'elle était l'amie de sa défunte mère, et elle l'avait vue une fois ou deux, pas plus. Les amis d'enfance, ils ne s'oublient jamais, peut-être, mais souvent aussi, une fois séparés, ils ne se revoient plus.

Un jour, après la messe, elle suivit cette femme, résolue de lui parler et de savoir si, en effet, elle était la femme Tourteau. Elle s'en allait vers le marché, à deux pas de l'église, et tenait à la main un porte-monnaie assez mince. Evidemment, elle allait acheter son maigre dîner.

Lucette se tenait à une petite distance, songeant à ce qu'elle allait dire. Il faudrait s'excuser si ce n'était pas l'amie de sa mère, et lui dire quelque bonnes paroles. Elle la laisserait foire son marché pour ne pas la gêner, et, en revenant elle l'accosterait.

Un jeune garçon, venait sur le trottoir, serrant la façade grise des vieilles maisons. Encore une figure que Lucette crut avoir déjà vue, mais quelque peu vieillie et développée maintenant; une figure de gamin avec une teinte canaille.

Il arrivait, le jeune garçon. Il tourna la tête d'un mouvement rapide, pour voir tout autour de lui, et prestement, d'une main sûre et jeune, en rencontrant la femme, il lui arracha son porte-monnaie et prit sa course. Quand il passa près de Lucette, il lui jeta un regard, le temps d'un éclair. Aussitôt une voix d'homme cria:

--Par ici, Tiquenne!

Lucette entendit cet appel d'un complice. Le jeune voleur tourna le coin et disparut.

--Mon Dieu! gémit la pauvre femme, il m'a volé mon argent!... C'est-il possible!... M'ôter mon porte-monnaie que je tenais dans ma main?... L'avez-vous vu?... Savez-vous qui, Mademoiselle? demanda-t-elle à Lucette qui la rejoignait.

Par bonheur elle n'avait pas entendu le nom de son enfant. Elle se mit à sangloter:

--Le bon Dieu m'abandonne donc!...

Lucette pleurait aussi.

--Le bon Dieu ne vous abandonne pas, Madame... le bon Dieu ne saurait abandonner ceux qui mettent en lui leur espérance... Et vous priez, car je vous vois chaque matin à l'église.

--Ah! ma chère Demoiselle, que deviendrait-on si l'on ne priait pas? Mais je suis bien malheureuse, allez!... Il n'y en a point de plus malheureuse que moi!

--Excepté moi, Madame, fit Lucette en comprimant un transport douloureux.

La femme la regarda surprise, et vit que ses grands yeux noirs étaient pleins d'eau.

--Vous, une belle fille comme vous, malheureuse?... plus malheureuse que moi!... C'est à n'y pas croire... Qu'avez-vous donc? que pouvez-vous avoir?

--Et vous-même, que pouvez-vous avoir qui vous porte à penser que le bon Dieu vous abandonne?

Elles s'étaient mises à marcher, ne sachant plus où elle allaient.

--Venez déjeuner avec moi, proposa Lucette et nous verrons si votre malheur est irréparable.

--Si j'allais chez monsieur Provost, ce bon monsieur Provost où j'étais si bien traitée!... Mais non; sa pauvre jeune femme vient de mourir. Il est plongé dans la douleur... C'est lui qui m'a donné les deux piastres que j'avais dans mon porte-monnaie... Il ne me les devait pas... il ne me devait rien... Que le Seigneur le bénisse!

--Venez avec moi, répéta Lucette, nous passerons la journée ensemble. Je ne donne pas de leçons aujourd'hui; tous les enfants vont en pique-nique à l'île Ste-Hélène.

--Vous donnez des leçons? C'est une belle chose quand les enfants sont dociles... Moi, je n'ai qu'un enfant, et il ne m'a jamais causé que de la peine. J'espérais pouvoir le garder avec moi ici, et le former au bien; mais je n'ai pas gagné de quoi manger trois fois par jour, pendant les premiers mois de mon séjour à la ville. Alors je l'ai placé chez un Anglais pour sa nourriture et son habillement. Il est venu me voir une fois ou deux. J'ai changé de logis, il a peut-être changé de maître; je ne l'ai plus revu... C'est triste de penser que nos enfants vont tourner mal.

--Pauvre madame Tourteau! prononça lentement, d'un accent ému, la pieuse Lucette, pauvre madame Tourteau! vous êtes bien durement éprouvée, en effet, et vos afflictions sont lourdes à porter, mais il y a de plus grands malheurs que les vôtres.

--Comment! vous me connaissez, mademoiselle?... Qui êtes-vous donc?

Et elle la regarda fixement, la scrutant jusqu'au fond de l'âme.

--Lucette!... c'est Lucette, la fille de ma défunte amie!... Oh! oui, tu es plus malheureuse que moi... mais tu es meilleure!

Et elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre en pleine rue Notre-Dame sans s'occuper des gens qui passaient... Et les gens qui passaient disaient qu'elles étaient folles.

--L'infortunée! pensait Lucette, si elle savait que c'est son enfant qui vient de la voler!... Et lui, le misérable, s'il savait qu'il vient d'arracher à sa mère son dernier morceau de pain! O les surprises étonnantes de la misère! O les raffinements imprévus de la vie!

Elles se rendirent, marchant à pas lents, causant de leurs fatales destinées, dans une chambre blanche, claire, ornée de fleurs, où nulle pensée mauvaise ne pouvait monter. Elles se sentirent envahies par le charme indéfinissable de ces nids chastes et parfumés où les jeunes filles attendent frileusement blotties, le moment de prendre leur essor vers le ciel bleu.

Lucette et madame Zidore avaient continué à se voir, à se visiter. Elles s'étaient fortement liées, l'une à l'autre et ne se prêtaient un mutuel secours. Elles se trouvaient moins isolées dans la grande ville, et se soutenaient par des conseils sages et des réflexions pieuses. Parfois cependant elles s'affaissaient sous le poids de la tristesse, et leurs fortes résolutions étaient ébranlées. Rien ne peut empêcher ces faiblesses de notre nature. Mais le découragement n'était que passager, et la moins désolée des deux aidait l'autre à se relever.


V

LE REVEIL DES COEURS

Jean-Marcel Provost descendit les escaliers vermoulus dans le reflet pâle et doux de la petite lampe de Lucette. Il lui semblait qu'un regard céleste se reposait sur lui, et il ne se hâtait pas, afin de faire durer le charme. Avant de sortir, il regarda en arrière, en haut, et il ne vit rien que les marches que faisaient des lignes fauves dans une ombre froide.

Déjà fini le rêve, pensait-il.

Il se trompais; il commençait, le rêve.

Il suivit la ruelle sombre, se croyant toujours enveloppé d'un nimbe lumineux, et il prit par les rues que le gaz jalonnait de ses flambeaux joyeux, et il ne s'aperçut pas qu'il marchait dans la lumière. Il songeait à la revoir; il brûlait de la revoir, et il venait de la quitter! Quel fluide merveilleux le rayon de ses beaux yeux mélancoliques avait porté doucement, jusqu'au fond de son âme? Etait-ce donc une partie de son âme, à elle, le parfum, comme le parfum de l'héliotrope est une partie de la fleur?

Il allait l'aimer; il n'essayait pas de se faire illusion. Il l'aimait déjà. Elle ne ferait pas oublier l'autre, la première, partie sitôt, et si bonne, et si aimante aussi. On n'oublie jamais ceux que l'on a profondément aimés. Mais elle la remplacerait, au foyer, dans l'oeuvre d'amour et de dévouement des femmes chrétiennes, puisque les choses de la terre n'existaient plus pour elle, la première épouse.

Il irait, dès le lendemain, proposer à sa soeur, Madame Duhamelin, de lui confier son petit garçon. Elle ne refuserait pas. Puis, le soir même il annoncerait la bonne nouvelle à l'institutrice, et il verrait en même temps Christine, la pauvre malade... Il lui apporterait un panier de toutes sortes de choses... Et le médecin! Oui, il faudrait avertir le médecin. La charité débordait, entraînée par l'amour.

Lucette referma la porte, quand il fut dehors dans la rue. Elle aurait voulu le suivre, elle se sentait entraînée sur les pas de cet homme honnête et généreux. Son coeur se réveillait soudain, son pauvre coeur si cruellement broyé un jour! Il voulait aimer; il était fait pour aimer, son coeur. Il voulait, comme le papillon, briser son enveloppe grossière, et s'élancer, ivre de liberté, lui tout petit, dans l'infini des cieux... Oh! il l'aimerait bien, lui, elle le devinait...

Mais soudain un souvenir amer monta de l'abîme, et, comme un glaive il passa à travers ce coeur épanoui. Elle se laissa tomber sur une chaise et, le visage caché dans ses mains, elle sanglota longtemps. Et, quand elle eut bien pleuré, regardant le crucifix qui pendait à la cloison, elle s'agenouilla, disant comme le Sauveur.

--Mon Dieu! que ce calice s'éloigne de moi!

Mais aussi, comme le Sauveur divin, soumise jusqu'à la mort, elle ajouta:

--Que votre volonté soit faite!

Elle passa la nuit dans un étrange état d'âme. Un moment une espérance suave l'emportait loin de la réalité, et elle se brodait une existence toute de félicités et de paix; un moment le beau rêve s'évanouissait comme une fumée légère, car elle s'imaginait que pour elle rien d'heureux n'était désormais possible... Mais Dieu ne pouvait pas permettre qu'elle souffrit toujours elle si pure et si confiante, se reprenait-elle à penser... Se trouverait-il quelqu'un d'assez généreux pour faire taire la jalousie, et pour ne jamais douter de sa vertu?... Et celui-là sera-t-il l'homme qu'elle aimera? à qui elle voudra se donner à jamais?... O les mystères du coeur! O les terreurs de l'âme vannée comme le grain!... Elle se levait, marchait comme pour échapper à l'obsession, s'arrêtait, se frottait les paupières, comme pour mieux voir dans cet avenir ténébreux qui s'ouvrait devant elle... Epuisée par les veilles, ballottée comme une épave par la tempête intérieure, elle s'endormit enfin sur le lit dur, à côté de l'autre misérable.

Jean-Marcel ne dormit pas beaucoup, non plus, cette nuit-là, mais si le sommeil fuyait ses paupières, c'est qu'il le mettait en fuite par plaisir, et pour rêver à son aise. Et quand L'assoupissement venait, il voyait un vol de colombes dessiner des arabesques blanches dans le ciel bleu. Il ne savait pas encore s'il était aimé, mais il aimait, et il se sentait déjà plus fort pour la lutte et meilleur dans la vie intime. Il finit par succomber cependant. Il s'endormit et quand il s'éveilla, le matin, un peu tard, il avait encore sur les lèvres le sourire de la veille.

Il prit son café en causant avec sa bonne de la nécessité d'être deux au foyer, de manque de gaieté d'une maison sans femme et sans enfants... La bonne se demanda pourquoi il lui parlait de ces choses un peu troublantes. Elle se montra fort empressée; voulut lui préparer un café meilleur; se risqua à déclarer qu'il n'est pas bon qu'un homme soit seul... C'est l'Ecriture qui le dit... Elle rougit en parlant de cela, fut prise d'un léger tremblement et versa le café sur la nappe. Jean-Marcel rit volontiers de cette petite gaucherie, et elle en augura quelque chose d'infiniment agréable.

Après le déjeuner il sortit. Il sortit pour marcher d'abord afin de ne pas perdre sa vigueur de jambes; pour voir la ville, les quais, la glace, la ville si riche d'ambitions légitimes, les quais si étroits déjà, le pont sillonné par les traîneaux, comme un lac d'argent par mille pirogues noires. Il était fier de sa ville, et sa ville pouvait être fière de lui, car il était un bon citoyen.

Il traversa le carré Viger, tout blanc sous un voile de rameaux gris. C'était là qu'il se trouvait, un jour, avec sa pauvre jeune femme, quand un petit mendiant était venu lui demander l'aumône en pleurant. Et ce gamin, c'était l'enfant de Christine, la femme de Tourteau, de cette malade qu'il avait vue hier soir... Qu'était-il devenu cet enfant? Ne pouvait-il pas aider sa mère? Il devait être capable de travailler maintenant; il y avait plusieurs années de cela... sa pauvre mère là-bas, dans une mansarde, clouée sur un lit de souffrances... Mais là, avec elle, toujours penchée sur son chevet, comme un ange gardien, n'y avait-il pas une adorable jeune fille?... une fille dévouée jusqu'au sacrifice de sa beauté, puisque les veilles estompaient des teintes pâles sur ses joues et des cercles noirs autour de ses beaux yeux rougis?... dévouée jusqu'au sacrifice de sa santé, puisqu'elle s'enfermait ainsi de longues nuits, dans une chambrette enfiévrée où le soleil n'envoyait jamais de joyeuses et réchauffantes gerbes?...

Et tout doucement, il se laissa entraîner par le rêve vers son idéal nouveau.

Il fut éveillé par un éclat de rire, et il entendit, il crut entendre du moins.

--Poor Lucette!

C'étaient deux jeunes anglaises qui effeuillaient leur gaieté comme on effeuille une fleur. Il prêta l'oreille, mais ne put saisir que des bouts de phrases. Elles mêlaient l'anglais et le français, prenant des mots dans l'une et l'autre langue, le premier qui se présentait. Elles parlaient de Tourteau. Il supposa qu'elles connaissaient cette campagne où vivait le rude habitant. Elles y avaient passé la dernière saison, peut-être.

L'endroit était pittoresque... une jolie rivière...

Et voilà que remonte du fond de cette jolie rivière, le corps gracieux mais insensible déjà de l'infortunée institutrice... Il la revoit comme ce soir-là, à la lueur de la lampe, dans son désespoir d'ange déchu, la figure contractée par l'horreur... s'il avait su, il l'aurait laissée sous le voile épais des eaux. Il l'a rendue à la vie pour la rendre à la souffrance, et au monde pour la rendre à la honte. Elle devait le haïr beaucoup... Elle le haïssait sans le connaître; il n'avait jamais osé la revoir dans ses tournées d'inspection. Il savait où elle était. Elle vivait retirée chez son père, homme honnête mais peu riche fermier. Personne ne la voyait. Elle portait le deuil de sa pudeur violée. O le sort lamentable! O l'insupportable destinée?... Oui, il aurait dû la laisser dans la tombe humide qu'elle avait choisie. Il avait été cruel... Cependant, on ne parlait plus d'elle; on avait fini par oublier sans doute. Lui-même, il ne s'en était plus enquis depuis des années... Et cette canaille de Zidore, c'est bien de lui qu'elles parlaient, les deux anglaises. Il n'y a pas deux Zidore Tourteau dans le pays... Mais, se demandait-il alors, est-ce bien le nom de Lucette qu'elles ont prononcé dans un éclat de rire?... J'ai dû mal comprendre... Ce nom, ce doux petit nom, je l'ai toujours là dans l'oreille. Il tintinne comme un cristal qui se casse; mais il ne se brise pas, lui; il ne se brisera jamais!... Il éveillerait en se brisant le dernier écho de mon coeur.

Les deux jeunes filles qui venaient de l'effleurer de leurs manteaux de fourrure s'en allaient devant lui maintenant, trottinant presque, tant leur allure était vive, étaient les deux premières élèves de Lucette, les demoiselles Wilson, les nièces un peu gâtées du jovial John Kislips. Elles rappelaient en effet les souvenirs de la dernière saison à la campagne et probablement quelques anecdotes dont Zidore était le héros.

Jean-Marcel entra chez sa soeur, madame Duhamelin. Un petit garçon accourut en le voyant:

--Oncle Jean-Marcel! fit-il en battant des mains.

Il aimait son oncle qui lui racontait des histoires de feux-follets et de loups-garous, des mauvais chrétiens qui passaient sept ans sans faire leurs pâques. Il se promettait bien, le petit, de ne jamais manquer ses dévotions pascales. Ce n'est pas lui qui voudrait courir le loup-garou.

Madame Duhamelin voulut garder son frère à dîner. Une institutrice devait venir sur le coup de midi, au sujet du petit Henri. Il fallait le faire étudier à la maison avant de le mettre au collège, le bambin; et c'est lui, Jean-Marcel, qui avait conseillé cela. Il fut un peu désappointé, Jean-Marcel. Il se dit tout de même, qu'il arrivait assez tôt, puisque l'autre n'était pas encore dans la place.

--C'est que je viens pour le même objet, dit-il à sa soeur. J'ai trouvé une maîtresse fort recommandable... Je l'ai vue, elle a des dehors ravissants. Je l'ai fait causer; elle a des connaissances variées. Je l'ai scrutée; elle a un âme de sensitive et des vertus d'anachorète.

--Tu ne fais pas les choses à moitié, observa Madame Duhamelin, avec un rire sonore.

Elle vit bien qu'il était sur la pente d'une rechute... dans le mariage. Cela lui fit désirer de voir cette autre institutrice si belle au dehors, et propre au dedans, qui allait probablement devenir sa belle-soeur.

--Eh bien! fit-elle, pour ne pas contrarier ce frère qu'elle aimait beaucoup, je dirai à la première qu'elle n'est que la seconde... que je ne savais pas... Je t'accuserai et tu te défendras.

--Accuse-moi, je me reconnais coupable; charge mes épaules, j'ai le coeur bon.

--Et comme se nomme-t-elle, ta nouvelle protégée?

Jean-Marcel poussa un petit cri qui en contait long. Il ne savait pas... Il avait oublié de lui demander son nom... Il n'avait pas eu le temps... La malade... la Saint Vincent de Paul... l'enchevêtrement des incidents. Et puis, qu'est-ce que cela faisait, au fond?... Un nom, ce n'est qu'un nom. C'est doux, ça sonne divinement, si la personne qu'il rappelle est aimée, à part cela, ce n'est qu'une marque pour se reconnaître...

Madame Duhamelin riait, riait...

--Il ne sonne donc pas divinement? la personne qu'il rappelle n'est donc pas aimée?

Il vit qu'il s'était empêtré. Il chercha une planche de salut.

--Lucette! s'écria-t-il radieux elle s'appelle Lucette!... Qu'ai-je besoin d'en savoir plus long?

L'autre institutrice se présenta comme il allait sortir: après le dîner... Après le dîner, car dans l'heureuse disposition d'esprit où il se trouvait, il ne pouvait rien refuser, pas même une tranche de bifteck saignant. Madame Duhamelin lui demanda pardon de l'avoir fait venir pour rien. Son frère, l'inspecteur d'écoles, sans lui en parler, avait engagé une autre personne, pas plus capable sans doute, mais enfin...

Elle voulait prévenir l'orage, Madame Duhamelin, ou, par une parole un peu mielleuse, faire rentrer les griffes de la louve, car elle prenait un air menaçant, l'institutrice éconduite, et grande, et sèche, et guindée, elle regardait dédaigneusement à travers ses cils roux, et sa lèvre mince s'arrondissait sur une rangée de dents qui devaient manger du prochain.

--Si votre frère est inspecteur d'écoles, répliqua-t-elle, en scandant ses syllabes méchantes, il sait peut-être lire et écrire, et il est en état de bien choisir. Au reste, il lui est facile de découvrir dans ses tournées à la campagne, de jolies et complaisantes maîtresses que ne demandent pas mieux que de venir se pavaner dans les rues de la ville.

Elle allait continuer, à la grande stupéfaction de Mme Duhamelin, quand Jean-Marcel, qui entendait tout, cria d'une voix émue par la colère.

--Fais-là donc entrer, qu'on la voie un peu... ou bien entre, toi, et qu'on ne l'entende plus.

La porte s'ouvrit toute grande.

--Tiens! c'est vous, Mlle Strophina Beaucarême!... reprit l'inspecteur. Je ne m'étonne plus de ce charitable coup de langue. Vous ne vous corrigerez donc jamais?

--C'est mon affaire, répliqua-t-elle sèchement, en tournant les talons.

--Dis-moi donc ce que cela signifie?... commença Mme Duhamelin...

--C'est une institutrice que j'ai fait mettre à l'index, à cause de sa manie coupable de médire et de calomnier. Elle ne manque pas de connaissances, mais elle manque de sens moral, et elle est tellement jalouse des jeunes filles belles et sages, qu'elle les met toutes en lambeaux, avec sa langue. J'ai dû faire déjà plusieurs enquêtes sur la conduite des innocentes victimes de sa malice, et chaque fois, la seule coupable, c'était elle-même.

Et il ajouta, avec un grand soupir de satisfaction:

--Maintenant je cours avertir mademoiselle Lucette.

--Il faut aussi que je voie un médecin pour la malade, Christine!... Cette pauvre madame Tourteau... madame Tourteau!... qui aurait cru cela?

Instinctivement, sans y penser, mais par l'effet d'une intention première il se rendit à la maison sombre d'où, la veille, il était sorti tout ensoleillé. Il monta, vite, et les marches craquantes lui criaient:

--Va! va! elle t'attend.

Il frappa discrètement. Une voix répondit:

--Entrez!

Il eut froid à l'âme, ce n'était pas elle. Il entra. Un homme était assis près du lit: il crut d'abord que c'était un docteur. Il le salua. L'homme rendit le salut et alla s'asseoir plus loin, auprès de la petite table.

--Etes-vous médecin? lui demanda Jean-Marcel.

--Non, monsieur, je suis forgeron...

--C'est que... il serait prudent d'avoir le docteur, pour notre malade...

--J'irai volontiers en chercher un, monsieur...

Je me charge de la note, ne vous occupez point de ce détail.

Le forgeron sortit.

--C'est un garçon de chez nous, dit la malade, un bon garçon... Il est venu me dire qu'il avait vu mon enfant, il y a quelque temps, dans une auberge, il pense bien que c'est lui, toujours... Il était avec un autre... un mauvais compagnon probablement, et trop vieux pour lui... Il n'a pu les faire parler comme il aurait voulu... ils avaient l'air de se défier... Il m'a promis de découvrir sa retraite et de me l'amener ici, mon pauvre Tiquenne. Et moi aussi, je crois bien l'avoir rencontré, l'autre jour... mais j'ai perdu connaissance tout de suite!...

Elle voyait bien maintenant que le bon Dieu ne l'avait pas abandonnée, puisqu'on s'occupait d'elle et qu'on venait la voir...

--Et mademoiselle Lucette? demanda Jean-Marcel, un peu inquiet.

--Elle est allée donner ses leçons... Elle reviendra ce soir.

Il fit semblant de ne pas entendre ce dernier mot et il dit:

--Courage, ma bonne Christine... je vous appelle toujours Christine... Je reviendrai prendre de vos nouvelles dans la soirée.


VI

RENCONTRE INATTENDUE

Quand Bancalou entra dans la maison du Club des Six, le silence se fit, et les compagnons sinistres se regardèrent furtivement, comme pour se demander lequel d'entre eux oserait ouvrir le feu.

--C'est ça, mes enfants, dit-il gardez un silence respectueux:

/* Sage est le juge qui écoute et tard juge. */

--Tu n'as pas ramené ton élève? commença Cascapoil, est-il allé suivre un cours de dissection au McGill?

--Il veut apprendre à découdre un citoyen sans casser le fil, ajouta Choucroute.

--Le fil de la vie? siffla Fildoux.

--Et c'est ce gamin-là qui a remplacé notre cher Pimbina!...

--Une tête folle qui nous fera perdre les nôtres...

--Vous devriez suivre un cours de langues mortes, pour apprendre à vous taire, vous autres, gronda Bancalou.

Il savait qu'il y avait conspiration contre lui. Il n'en fit rien voir cependant, il ne fallait pas irriter ses dangereux amis. C'est bien assez qu'ils allaient éprouver une rude déception tout à l'heure. Cependant il avait la montre pour parer le coup. Il la sacrifierait. Il croyait bien qu'il n'y avait pas de danger à la porter maintenant, ni même à la vendre, mais il ne tenait pas beaucoup à la garder. Elle ne lui disait rien de bon, depuis son rêve étrange d'il y a dix ans.

C'était Tiquenne qui avait été, cette fois, la tirer de la ouate où elle dormait, dans la maison paternelle. Une fantaisie de jeune pendard. En même temps, il avait fait main basse sur un petit sac de monnaie, enfoui dans la paille du lit. Papa Zidore était au bois avec son engagé. La ménagère qui demeurait dans le fournil, à côté, chantait pour endormir ses enfants... L'heure était propice. Il savait qu'autrefois la clé se cachait dans le tambour, sous le perron. Au reste par mesure de prudence, il avait apporté une superbe collection de clés et de passe-partout. Il avait donné la montre à Bancalou et gardé pour lui le menu fretin du petit sac.

--J'ai fait une rencontre surprenante et il m'est arrivé un accident regrettable, commença Bancalou.

--Une rencontre? tiens!

--Un accident? Allons!

--Quelle rencontre? dis...

--Quel accident? vite!

--J'ai, par un hasard inexplicable, comme tous les hasards, du reste, rencontré une cousine.

--Hourra! pour la cousine, crièrent les chenapans.

--Je ne badine pas, reprit Bancalou... Elle venait de la campagne...

--Elles viennent toujours de loin, interrompit Choucroute.

--Elle était partie de sa maison depuis huit ans... continua Bancalou, et je n'avais pas eu le bonheur de la rencontrer.

--Huit ans, fit Cascapoil, l'accolade a dû être touchante.

--Est-ce une veuve? demanda Porc-épic.

--Est-ce une vierge? roucoula Fildoux.

--Est-elle jeune?

--Est-elle belle?

--Elle n'est pas veuve, elle n'est pas vierge, elle n'est pas jeune, elle n'est pas belle, mais elle est honnête, affirma Bancalou.

Et il continua:

--C'est la femme d'un homme qui vaut moins que nous et qui aurait pu devenir le premier citoyen de sa paroisse. L'amour de l'argent l'a perdu, cet homme, et c'est un sans coeur. Il a des terres, il prête de l'argent et il refuse du pain à sa femme et il chasse son enfant, et il viole les filles!... Nous pour qui les prisons s'ouvrent et les échafauds se dressent, nous valons mieux cent fois que ces citoyens durs, avares, opulents et impudiques qui nous regardent passer de haut de leurs balcons. Et cette femme dont je vous parle, la femme de ce misérable, ma cousine germaine, elle traîne ici, dans la ville, une existence des plus misérables et je ne l'aurais pas reconnue, si Tiquenne ne m'avais dit:

--Bancalou, mon vieux cousin, j'cré qu'c'est maman!

--Sa mère?... la mère de Tiquenne? s'écrièrent les brigands.

--Oui, la mère de Tiquenne, la femme de Zidore Tourteau, notre propriétaire.

--Si vous aviez vu la scène!... J'ai pourtant le coeur dur, eh bien! je n'ai pu m'empêcher de pleurer. Elle passait sur la rue Sainte-Catherine; nous aussi. Nos venions vers la ville. Elle marchait d'un pas mal assuré, comme une personne qui a pris un coup de trop. Elle s'arrêtait de temps en temps, devant les vitrines, comme pour regarder les belles étoffes, les belles fleurs, toutes les belles choses qui ne pas pour les gueux. Nous la suivions exprès pour la voir, car elle avait une mine fort remarquable, et nous pensions que c'en était une de la haute. Enfin, nous la dépassons. Rendus à dix pas en avant, je crie:

--Tiquenne, Halte!... demi-tour à droite!... "Stand at ease!"

A ce nom de Tiquenne, elle s'arrête, nous regarde, blêmit, s'adosse à une porte... Et Tiquenne, tout ébahi:

--Bancalou, j'cré qu'c'est maman!...

--Tiquenne! qu'elle s'écrie, et elle tombe comme une masse sur le trottoir.

La police arrive, questionne. Je ne pouvais pas parler beaucoup. Tiquenne non plus. Il fallait de la prudence, au reste, je ne savais pas où elle demeurait...

--Elle vient de perdre connaissance... C'est ma mère, dit Tiquenne, en s'efforçant de pleurer.

--Allons chercher une voiture, que je dis...

Nous nous esquivons prestement, lui, de son côté, moi du mien. Me voici, il viendra.

--C'est intéressant... surtout pour Tiquenne et pour toi, remarqua Fildoux.

--L'accident??... questionna Choucroute.

--Ce que je viens de dire était nécessaire pour vous bien faire comprendre l'accident, reprit Bancalou.

--Je propose que tu divises l'argent avant d'en raconter une autre dit encore Fildoux.

--C'est ça! L'argent d'abord, l'accident ensuite, grogna Porc-épic.

--C'est que l'argent ne peut pas arriver aujourd'hui, à cause de l'accident, rétorqua Bancalou.

Il y eut un murmure menaçant:

--Comment ça?...

--Explique-toi.

--Tu nous connais, hein? pas de midi à quatorze heures...

--Vous me connaissez aussi, je suppose, pas de soupçons!... Vous allez comprendre.

Vous savez que je suis prudent...

--Oh! oui, affirma Fildoux, tu sais te mettre à l'abri, toi.

--Je m'expose autant que vous autres, pour "le travail", mais ensuite je fais le mort, on plus de chances de vivre...

--L'argent... Tout ça ne nous dit pas ce que tu en as fait, de l'argent, reprit Cascapoil.

--Voici. La police accourait, je viens de vous le dire. Elle nous voyait avec cette femme qui était étendue sur le trottoir, elle pouvait nous soupçonner, nous fouiller, nous suivre, nous arrêter... On ne sait jamais. La police, elle a des curieuses idées parfois... et des idées de curiosité. Alors j'ai vitement glissé mon porte-monnaie dans la gorge de cette femme, ma cousine, la mère de Tiquenne...

--Et si on la fouille? observa Choucroute.

--Bah! on trouvera l'argent ce sera tout.

--Elle sera accusée, emprisonnée peut-être, dit à son tour Fildoux, et nous autres nous perdrons tout.

--Accusée? emprisonnée? elle n'aura pas de peine à se justifier répliqua Bancalou. Une femme, surtout une femme faible et malade comme elle l'est va-t-elle, la nuit, enfoncer les portes et faire sauter les coffres-forts? Allons donc!

--Mais elle parlera. Elle a reconnu son garçon; elle t'a probablement reconnu aussi.

--Et que peut-elle dire? Elle n'a rien vu, rien entendu, rien senti... Elle était sans connaissance, quand je lui ai confié le porte-monnaie.

--Dans tous les cas, Bancalou, nous te tenons responsable envers le club, dit emphatiquement Fildoux, et, en attendant que tout soit réglé, tu vas nous mettre entre les mains cette montre d'or dont tu nous as parlé...

--J'étais pour vous l'offrir; la voici.

Il mit la montre sur la table. Cela eut pour effet de dissiper les nuages. Chacun la prit et l'examina à son tour avec attention. Elle valait plus qu'on ne pensait... Bancalou souriait; le tour était joué. Ils n'avaient pas deviné sa ruse. C'était une idée qui lui avait passé par le cerveau quand sa cousine s'était évanouie... Le porte-monnaie, il le retrouverait bien maintenant, mais ce ne serait pas pour eux; ils pouvaient en faire leur deuil.

--Que chacun de nous porte la montre pendant une semaine, proposa Choucroute.

--Tirons aux dés pour savoir qui la portera le premier, suggéra Porc-épic.

On apporta les dés, les bons, ceux qui n'étaient point pipés.

Ils furent brassés dans les gobelets, trois coups chacun, les trois coups additionnés. Cascapoil et Choucroute amenèrent le même nombre de points et le plus grand nombre aussi.

--"Ex aequo", fit Bancalou, comme on disait au séminaire.

Ils recommencèrent, et Cascapoil l'emporta. Il fourra la montre dans son gousset et accrocha la chaîne à sa boutonnière.

--Quelle heure est-il, demanda Fildoux.

--Il est l'heure de prendre un verre, répondit Bancalou.

Et il ajouta, de bonne humeur:

--Je n'ai pas besoin de montre pour vous dire cela.


VII

LUCETTE ET SON DERNIER ELEVE

Jean-Marcel se consolait de n'avoir pas vu Lucette, dans l'après-midi, en revenant de chez madame Duhamelin, sa soeur, par la pensée qu'il la verrait plus longtemps dans la soirée. Elle reviendrait sûrement auprès de la malade; sa compassion l'y ramènerait. Puis, elle devait avoir hâte de connaître le résultat de la démarche de son nouvel ami. Oh! la chose n'était pas fort importante au point de vue de la finance; mais elle devait soupçonner tout le plaisir qu'elle allait causer en se montrant empressée et reconnaissante. Elle avait le coeur si bien fait.

Après le thé, quand il dit à sa gouvernante qu'il allait sortit, il troubla fort une âme d'ordinaire bien calme. Il fallait de graves raisons pour sortir deux soirs consécutifs. Que voulait donc dire tout cela? Les paroles mystérieuses qu'il avait laissé tomber en buvant son café le matin, ne signifiaient donc pas ce qu'elle avait compris, elle, la pauvre naïve?

Au moment où il mettait le pied sur le seuil, un jeune garçon arrivait avec un pli cacheté.

--De la part du président général de la société St-Vincent de Paul, dit-il en présentant la lettre.

Jean-Marcel revint dans sa chambre d'étude et déchira l'enveloppe. Le président général le priait d'assister à une réunion du grand conseil, pour affaires de haute importance. L'invitation était pressante. Il eut un mouvement de dépit... Pourquoi n'était-il pas sorti une minute plus tôt?... un seule minute?... Maintenant qu'allait-il faire?... Ne pouvait-on point se passer de lui?... Il irait un peu plus tard... Ah! bien oui, un peu plus tard!... Quand il serait dans la pauvre chambrette, là, avec elle. Il se connaissait, il oublierait le grand conseil... Il l'enverrait se promener, le grand conseil. Alors, il n'irait donc pas ce soir-là, la voir, elle, l'entendre parler de sa douce voix d'ange, s'enivrer de son regard si profond et si troublant.

Il était perplexe, agacé. Si la charité comptait sur lui, là-bas... si sa présence était réellement nécessaire... S'il allait retarder une bonne oeuvre, ou perdre une occasion de faire le bien.

--A demain, dit-il poussant un soupir, et regardant du côté où elle devait l'attendre.

Et elle l'attendait, en effet, un peu oppressée par une crainte vague et par un espoir charmant. Et, à chaque instant, elle croyait ouïr le craquement de l'escalier sous ses pas empressés.

Il n'arrivait toujours point. Elle parlait à madame Tourteau pour oublier son angoisse. Elle se sentait mieux, madame Tourteau. Elle pourrait se lever demain. Le médecin avait prescrit des réconfortants. Il ne voyait rien de dangereux...

Lucette écoutait d'une oreille distraite. Quand le coeur est préoccupé, l'oreille n'entend rien, l'oeil ne voit rien. Elle disait une chose, puis une autre; il n'y avait pas de liaison dans ses idées. Sa bouche parlait, mais sa pensée était absente. Elle volait à la recherche du bonheur entrevu.

Il ne vint pas, et, en faisant sa prière avant de dormir, elle fut assaillie par les distractions. Pour mettre d'accord sa prière et sa pensée, son rêve et sa dévotion, elle pria pour lui.

Jean-Marcel s'était attardé au grand conseil! On y avait discuté des choses très importantes, entre autres l'assainissement de certains quartiers de la ville, où la voyoucratie se délectait de préférence, et l'établissement de nouvelles écoles pour les pauvres d'entre les pauvres. Il travaillait depuis longtemps à ces deux oeuvres chrétiennes, et son nom, béni par les uns, était maudit par les autres. Les pauvres l'aimaient, les vauriens le haïssaient. Les uns le saluaient avec respect, les autres lui montraient le poing.

Il était content d'avoir sacrifié son coeur à sa raison et le plaisir au devoir. Sa conscience lui rendait témoignage et il se sentait meilleur. Seulement il craignait d'avoir causé un désappointement, d'avoir frustré une attente, d'avoir froissé une tendre petite âme.

Le lendemain, il marchait tête basse, dur la rue Notre-Dame, élaborant dans son esprit tout un plan pour l'éducation de l'enfant déshérité, ne regardant personne, et se garant à peine du code osseux des grognards, quant il fut tiré soudainement de ses réflexions par une voix stridente qui disait, en l'effleurant comme d'un stylet:

--C'est lui, le maudit!

Il leva la tête et vit deux figures diaboliques tournées vers lui. Il fit un pas de leur côté, voulant essayer la douceur, la persuasion, la charité. Les deux bandits n'osèrent pas affronter l'honnête homme, et ils s'enfuirent.

--Pauvres égarés! soupira Jean-Marcel, s'ils savaient comme il est aisé et comme il est doux de vivre honnêtement!

Et il dit encore:

--Il faut pourtant que la charité chrétienne atteigne ces gens-là, et que la grâce les touche, et que le pardon descende sur leur tête!... Mais que de choses à changer auparavant dans notre état social!... que de vices à corriger! que de vertus à acquérir!...

--Vous! s'écria-t-il soudain...

Et ses pensées philanthropiques étaient déjà à cent lieues.

--Vous!...

Il disait cela, ce vous parti du coeur, à une jeune personne qui le toucha en le rencontrant et qui tout absorbée aussi ne l'avait pas vu avant de la toucher. C'était Lucette. L'heureuse rencontre! Les délicieux sourire, les regards éloquents qui s'échangèrent!... Les chenapans de la rue qu'ils aillent se faire pendre!... C'est leur affaire!... Est-ce qu'on va s'occuper d'eux à présent?... Le coeur est en vacance... Une heure de récréation... Oh! comme il va s'en donner sous ces poitrines palpitantes! Mais tant que tu voudras, pauvre coeur ému, tu me diras jamais assez ta joie et ton bonheur!

--Vous allez venir avec moi chez ma soeur, n'est-ce pas? C'est tout près, proposa Jean-Marcel.

Et il parlait, il parlait, souriant:

--Vous ferez connaissance avec votre nouvel élève... Madame Duhamelin vous attend... Elle est heureuse de vous confier l'éducation du petit Henri... Il s'appelle Henri, le petiot... Un enfant charmant... Oh! Je savais bien qu'elle suivrait mon conseil!... Et j'y tenais, moi,, j'y tenais!...

--Mais vous ne savez pas si j'enseigne comme il faut... Si vous alliez regretter votre excès de confiance. J'en serais bien désolée...

Ils se rendirent chez Madame Duhamelin. Monsieur Duhamelin sortait, et ils n'eurent que le temps de lui dire bonjour. On voudrait l'excuser, des affaires l'attendaient, des affaires sérieuses... Au reste, ce que faisait sa femme était toujours bien fait. Il endossait d'avance, en blanc sans y regarder.

On s'assit dans un boudoir fort coquet. Un petit garçon d'une dizaine d'années environ, joli, souple, souriant, mais souriant d'une façon qu faisait mal, accourut vers Madame Duhamelin et l'entoura de ses bras mignons.

--Henri, fit Madame Duhamelin, souhaite le bonjour à ta nouvelle maîtresse.

L'enfant détacha ses bras, et se tournant vers Lucette, il la regarda un moment, ouvrant tout grands ses yeux noirs veloutés.

--Bonjour, Mademoiselle, dit-il, et il baissa la tête, et les boucles brunes de ses cheveux glissèrent sur ses épaules, encadrant d'ombres sa figure d'ange.

--Quel charmant enfant! dit Lucette, en regardant Mme Duhamelin.

Puis, s'adressant au petit garçon:

--Tu aimes à lire, n'est-ce pas? lui demanda-t-elle.

--Oh oui, répondit-il, vivement... J'ai lu le conte de la Belle au bois dormant... Un beau conte!... Une belle princesse qu'un méchant avait...

--Tu lis aussi des livres plus sérieux que cela, et surtout plus utiles, se hâta de dire Madame Duhamelin.

--Je lis mon catéchisme, pour ma première communion... Quand j'aurai fait ma première communion, je serai un homme...

--Ou un ange, ajouta Lucette.

Madame Duhamelin sourit en approuvant de la tête, et Jean-Marcel dit gravement:

--Il faudra que tu sois bien obéissant, Henri, car si tu n'obéis pas, ta maîtresse éprouvera du chagrin, et puis, elle ne t'aimera point. Voudrais-tu ne pas être aimé?

--Oh! non! s'écria le marmot.

Il y eut un silence un peu embarrassant. Lucette et Jean-Marcel se regardèrent longuement. L'enfant dit, comme après une réflexion:

--Il faudra que j'obéisse comme à maman.

--Sans doute, mon cher, affirma Madame Duhamelin. Mademoiselle me remplacera auprès de toi.

--Et j'aurai deux mères?...

--Deux, l'une qui te donnera la nourriture et le vêtement, pour que tu ne souffres ni du froid ni de la faim, l'autre qui te donnera les connaissances nécessaire pour que tu remplisses bien tes devoirs envers le bon Dieu et envers le monde.

--Je vais beaucoup étudier... je suis déjà pas mal savant.

Et il jeta sur sa maîtresse un joli regard de défi.

Les deux femmes se prirent à rire en l'admirant. Il était très beau, avec quelque chose de douloureux, pourtant, dans son enfantine expression.

--Il est savant, il sait lire et écrire reprit Mme Duhamelin.

Et l'enfant naïf ajouta qu'en effet il avait écrit une lettre au petit Jésus, l'autre jour, pour lui demander un petit frère ou une petite soeur, car il s'ennuyait, tout seul.

--Il faudra qu'il écrive encore remarqua Jean-Marcel...

Lucette était devenue pâle, une angoisse lui serrait la poitrine, et elle avait peur de trahir son émotion. Elle aurait voulu sortir, aspirer une bouffée d'air froid, marcher, courir pour fuir le souvenir cruel qui revenait encore, qui revenait toujours.

--Savez-vous, reprit Jean-Marcel, savez-vous, mademoiselle Lucette, que si d'étais arrivé ici une heure plus tard, votre place aurait été prise?

--Vraiment? s'efforça de dire Lucette, levant à peine les yeux sur son protecteur.

--Ma soeur s'était adressée à une autre continua-t-il, et cette autre est venue une heure trop tard.

--Vous avez peut-être rendu un mauvais service à Mme Duhamelin. Cette autre-là enseigne peut-être mieux que moi, répliqua Lucette, qui s'efforçait de prendre possession d'elle-même.

--Singulier hasard, continua l'inspecteur d'écoles, je la connaissais cette institutrice, et elle me connaissait aussi. La rencontre n'a pas été des plus amicales. Elle me garde rancune depuis dix ans.

--Vous lui avez donc fait bien du mal?

--Sans qu'il y eut de ma faute, par devoir... Faix ce que dois, advienne que pourra.

--Le devoir est quelquefois pénible à remplir, observa Mme Duhamelin.

Et Jean-Marcel continue:

--Elle faisait l'école, une bonne école sous certains rapports...

--Mon frère est inspecteur d'écoles, interrompit Mme Duhamelin, je ne sais pas s'il vous l'a dit...

--Inspecteur d'écoles! répéta Lucette comme étourdie par cette parole.

-Oui, mademoiselle, fit Provost, je ne vous ai pas encore parlé de cela, c'est vrai, l'occasion ne s'en est point présentée. Au reste, ça ne fait pas grand'chose.

Encore une fois Lucette sentit l'émotion la gagner, et malgré elle son coeur battait terriblement. Elle demandait à Dieu et à la Vierge Mère de lui venir en aide et de lui donner le courage dont elle avait besoin.

Jean-Marcel continua d'un ton badin:

--Dans l'arrondissement où elle enseignait, l'on se plaignait depuis longtemps de la longueur de sa langue... quoi de surprenant? c'est une fille très grande. Couper un bout de cette langue, c'eût été cruel. Je n'osai même pas le lui proposer... Mais je lui conseillai, après une enquête sérieuse, de s'en aller ailleurs et de l'emporter avec elle... Pauvre Strophina Beaucarême!

Lucette se cramponnait au bras de son fauteuil pour arrêter le tremblement nerveux de tous ses membres. Elle serrait les dents comme pour empêcher une plainte de sortir de sa bouche. Il lui semblait que tout l'échafaudage de sa félicité allait s'écrouler, que la honte allait remonter du fond de sa vie, pourtant si pure!... qu'il allait falloir tout dire, tout avouer!... et le supplice!... l'affreux supplice!... elle eut pourtant un élan suprême de volonté et d'un mouvement énergique, elle se redressa sur son siège et fixa sur l'homme qu'elle aimait ses yeux pleins d'une flamme nouvelle, que tamisait un peu l'eau allumée d'une larme.

--Vous vous attendrissez sur le sort de cette fille, reprit Jean-Marcel, un peu ému à son tour, vous êtes bonne, oh! oui, vous êtes très bonne! Mais elle ne pleure pas facilement, elle, et elle ne s'amende pas vite non plus, si j'en juge par le chapelet pas du tout béni quelle était en train de réciter hier...

Et il continua, croyant intéresser fort sa jeune amie.

--Elle en veut surtout à l'infortunée qui l'avait remplacée comme institutrice un jour... Une belle et pieuse jeune fille, et bien instruite, m'a affirmé le curé. Avec cela des talents remarquables pour la musique.

Il ne voyait pas que la pauvre Lucette se tordait sur sa chaise, et tout entier à un souvenir qu'il aimait, il dit encore.

--Je ne l'ai vue qu'une fois cette jeune institutrice et dans une circonstance fort extraordinaire. Il paraît qu'elle se sauvait des bras d'un infâme.

Lucette ne put réprimer un léger sanglot. Il crut que c'était la surprise ou la curiosité.

--Oui, dit-il, elle courait à la mort plutôt que... J'allais faire l'examen des classes et j'arrivais dans la paroisse pour la première fois. C'était vers le soir, nous suivions les bords d'une charmante rivière, et nous venions de dépasser la maison de Tourteau... un misérable! le mari de cette femme malade que vous soignez avec tant de dévouement, je vis une forme blanche de jeune fille accourir par les champs, de l'autre côté, et se jeter dans la rivière. Je sautai de voiture, me précipite sur la grève, sans trop savoir si je n'allais pas me tuer, et plongeant hardiment, je la saisis par un bras que battait encore et je la sauvai!...

Je ne l'oublierai jamais, car elle s'appelait comme vous, Lucette. Pauvre jeune fille! Malheureuse Lucette Longpré! je l'ai vue, ce soir-là revenir à la vie lentement, lentement!... et depuis je ne l'ai revue...

Dans un effort surhumain de volonté, broyant toutes ses peurs, regardant en face toutes les menaces de la destinée fatale, Lucette, pâle, frémissante, les yeux toujours étincelants derrière une larme se leva tout à coup coup et dit d'une voix ferme.

--Regardez-la donc, monsieur Provost, c'est moi!

Mais c'en était trop. Elle retomba sur son siège, et, la figure dans ses mains, elle éclata en sanglots.


VIII

DEUX POLICIERS DANS L'EMBARRAS

Lorsque Mme Tourteau s'était évanouie, sur le trottoir, à la vue de Tiquenne, son enfant, et de Bancalou, son cousin, des hommes de la police avaient accouru, en effet, comme l'avait dit Bancalou à ses complices. Ils avaient relevé la femme et l'avaient portée dans l'épicerie voisine, à deux pas seulement. Il y avait là une chaise et un petit garçon. La dame fut quelque peu effrayée, croyant qu'on apportait un cadavre et le petit garçon lui demanda ce qu'elle avait cette femme-là, qu'elle ne pouvait pas marcher.

--Elle est morte lui avait répondu sa mère.

--Elle est bien malheureuse de n'avoir pas pu mourir sur son lit, dans sa chambre, observa l'enfant.

--Elle n'est pas morte, elle n'est qu'évanouie, dit un des hommes. Et il se hâtait d'enlever les vêtements qui gênaient la respiration, les mouvements.

Un porte-monnaie tomba, un porte-monnaie bien arrondi.

--Tiens! dit l'autre émissaire de la police, en le ramassa, ce n'est toujours pas une mendiante, et la faim n'est pour rien dans son évanouissement.

Il ouvrit le porte-monnaie.

--Tonnerre des îles, clama-t-il tout stupéfait, une banque!... Alors c'est probablement une avare.

--Sortie des entrailles d'Harpagon ajouta le premier, qui voulait faire parade de sa connaissance de la comédie.

Mme Tourteau reprenait connaissance. Elle ouvrit les yeux et demanda ce qu'elle avait fait, en que endroit elle se trouvait.

--On vient de vous ramasser sur le trottoir, répondit l'un des gardiens fidèles de la grande cité.

--Sur le trottoir!... Me ramasser!...

Ses yeux tombèrent sur l'enfant.

--C'est lui, mon petit garçon! mon Tiquenne!... s'écria-t-elle en tendant les bras à l'enfant qui se cacha dans le robe de sa mère.

--Il me fuit encore! il me fuit toujours! gémit la malheureuse.

--Elle est troublée, remarqua la dame, en serrant contre elle son petit garçon.

Les deux employés de la police s'étaient fait un signe et avaient manifesté une joie subite, en entendant le nom de Tiquenne. Ce nom ne leur était pas inconnu, mais ils n'avaient pas vu encore celui qui le portait, et ils tenaient à faire sa connaissance. C'était, paraissait-il, un des jeunes malfaiteurs les plus adroits et les plus rusés. L'affaire promettait de prendre du développement. Voilà comme tout arrive. On ne pouvait pas mettre le grappin sur le mécréant dangereux... Il n'était nulle part et se faufilait partout. Une femme qu'on ne connaît pas, dont personne ne parle, dont personne ne s'occupe, a, par hasard, une petite syncope sur la rue, et voilà que, sans le vouloir, par un mot, par seul mot, elle met les limiers sur la piste.

Ils se frottaient les mains de plaisir, les deux vigilants.

Madame Tourteau revint à elle tout à fait. Elle vit bien que le petit garçon n'était pas le sien.

--Comme il ressemble au mien, dit-elle, au mien quant il était jeune.

--Est-il mort, le vôtre? demanda la dame.

--Je le croyais mort... Il a passé tout à l'heure devant mes yeux... C'est comme un rêve, une vision... Il était avec mon cousin Bancalou... C'est sûr que c'est lui...

Les deux homme se poussèrent du coude, tout joyeux:

--Bancalou, se dirent-ils tout bas, encore un!... le meilleur!

La dame qui se trouvait là, dans l'épicerie, ne savait trop comment s'expliquer cette erreur de la pauvre femme, et elle cherchait dans on esprit les chose les plus inattendues arrivent, elle le savait bien, et l'on ne devrait jamais s'étonner de rien. Ce petit garçon qu'elle avait avec elle et qui l'appelait sa mère, n'était pas sorti de ses entrailles, c'était le fils d'une autre. Il avait un père et une mère quelque part... Elle l'avait élevé; elle l'aimait comme s'il eût été le fruit de son sein, et nul ne pouvait plus le lui ravir, mais enfin elle n'était pas sa vraie mère.

Cette pensée qui ne l'avait guère occupée jusque-là, venait tout à coup troubler sa quiétude, et mettre comme une pointe de jalousie dans son âme.

Les deux hommes de police tenaient conseil, à l'écart. Ils ne savaient que faire et se sentaient perplexes. Le zèle pour le bien public ou pour leur avantage particulier, les poussait, mais aussi la prudence qui est une bonne chose même pour la police, les invitait à ne rien brusquer. Il était évident que cette femme connaissait bien Tiquenne et Bancalou, puisque l'un était son fils, et l'autre, son cousin, mais savait-elle qu'ils ne valaient pas la corde pour les pendre? Il n'y avait pas de preuves contre eux cependant. Ils opéraient au bon moment, à l'heure propice, et avec une précaution infinie. On répétait leurs noms de guerre et en donnait leur signalement. Mais le signalement ne servait qu'à dérouter... Si une bonne fois l'oeil vigilant de la police pouvait se braquer sur eux, les jours de leurs triomphes seraient comtés; ils seraient enveloppés dans les mailles du filet.

Et ce porte-monnaie garni, c'était bien certainement de l'argent volé. Le savait-elle? Elle devait s'en douter au moins, elle n'était pas si naïve que cela. Et puis, une preuve, c'est qu'elle le portait sur elle. On ne traîne pas ses économies comme cela, dans sa poitrine, quand on peut les laisser sans crainte à la maison. Et sa maison devait être un bouge ou les voleurs allaient cacher le fruit de leurs rapines.

Il serait peut-être mieux de l'arrêter alors. Il ne faudrait pas lui donner le temps de s'entendre avec ses complices, de fabriquer une histoire, de cacher l'argent. Et puis, le juge de la cour de police saura bien la faire parler.

C'est un retors. Il connaît les moyens de gagner la confiance de ces gens-là, ou de déjouer leurs finesses.

Oui, mais si c'est une femme honnête, une mère malheureuse, le jouet de la fatalité... Ça se voit, et trop souvent. Et si elle a du chagrin à cause de son fils, si la peine la rend malade... la fait mourir!... Si cet argent qu'elle cache ainsi, dans sa gorge est elle... si c'est le défaut de plusieurs années de travail et d'épargne... Si elle le cache ainsi pour le soustraire à la convoitise de son mauvais garnement... Ah bien! ce serait un crime que de l'arrêter, de la jeter en prison, de la déshonorer!... Ce serait mettre le comble à sa désolation; ce serait se faire les complices du mauvais fils, et l'aider à devenir parricide...

La dame était assise sur un tabouret, pour attendre la fin de la scène Elle comprenait l'embarras des deux policiers et désirait leur venir en aide... Elle interrogea la femme soupçonnée avec une grande douceur et de façon à lui faire comprendre qu'elle avait une protectrice. La malheureuse mère répondit avec une évidente sincérité, sans hésitation et comme avec plaisir. Elle indiqua la rue où elle demeurait, la maison où elle logeait, sa petite chambre dans la mansarde.

--Mais demanda alors l'un des hommes, pourquoi habitez-vous une chambre aussi mal située? vous avez de l'argent, vous n'êtes pas pauvres du tout.

--J'en aurai peut-être un jour, mais je ne le désire point. Il faudrait que mon mari mourrait avant moi... En attendant, je suis dans la misère et je gagne mon pain par le travail quand je suis en bonne santé.

--Vous avez votre mari? fit l'autre curieux.

--Il ne demeure pas à la ville, il habite la campagne.

--Et pourquoi ne vivez-vous pas avec lui?

--Quand même je vous le dirais, vous n'y pourriez pas grand'chose. Et puis, chacun a ses secrets... ses épreuves, et elles sont bien terribles parfois.

Etait-elle sincère? jouait-elle la comédie?

--Vous vous dites pauvre, vous mentez! reprit tout à coup l'un des hommes de la force, d'une voix dure, pour la désarçonner, en lui montrant le porte-monnaie entr'ouvert. Voyez! c'est la preuve, ça, que vous mentez.

--Je ne comprends pas, répliqua la femme Tourteau, tranquillement, mais un peu abasourdie, tout de même.

--Vous ne comprenez pas?... Ce porte-monnaie, c'est à vous... Avec ça on ne se dit pas dans l'indigence.

--Ce n'est pas à moi, monsieur, vous vous trompez. Je n'ai guère besoin de porte-monnaie puisque je n'ai rien à mettre dedans.

Elle disait cela tout bonnement, sans excitation. Elle était bonne comédienne, si elle n'était pas honnête femme, pensaient les autres.

--Il est tombé de vos habits, vous l'aviez dans votre poitrine, assura l'homme toujours sévère.

--C'est impossible, monsieur, c'est impossible!

--On va vous conduire devant le magistrat de police, vous n'y gagnerez rien. Il faudra bien que vous mettiez la ruse de côté, alors, et que vous disiez d'où viens cet argent.

--Mon Dieu! fit-elle en joignant les mains, qu'est-ce que cela signifie donc? Est-ce qu'on me prend pour une voleuse?... Je n'étais donc pas assez malheureuse?...

Elle se mit à sangloter.

--Vous voyez bien que c'est une honnête femme, ne put s'empêcher de dire la dame toujours attentive à ce qui se passait.

Elle entendit cette parole de charité, et cela lui rendit un peu de courage.

--Oh! merci! s'écria-t-elle, au milieu de ses sanglots, merci!... Vous au moins, vous comprenez qu'une femme chrétienne peut bien souffrir la faim et la soif, mais ne peut pas se rendre coupable d'un vol!... Vous êtes épouse et votre mari vous aime et vous protège!... Je suis épouse aussi, mais mon mari me hait et me persécute!... Vous êtes mère, je le vois et votre enfant fait votre joie et votre espoir!... Je suis mère aussi!... et mon enfant...

Elle se cacha de nouveau le visage dans ses mains et les soupirs la secouaient tristement.

La bonne Dame conseilla aux hommes de police de laisser en liberté, de s'éloigner, elle répondait d'elle.

--On peut tromper un homme, même un homme de police, dit-elle avec un sourire un peu navré, mais on ne trompe pas le coeur d'une femme.

Un des policiers tapa sur l'épaule de l'autre: un éclair lui traversait le cerveau.

--Je l'ai! clama-t-il en même temps... Bancalou et Tiquenne viennent de nous glisser entre les doigts!... C'est leur argent qu'ils ont voulu cacher là, quand nous sommes accouru.

Il montrait la femme. C'est le commencement de la fin. Emportons le sac aux écus!

La dame charitable conduisit sa protégée, dans une bonne voiture, à sa petite chambre enfumée d'une ruelle sombre, et elle lui prodigua toutes les touchantes attentions dont elle fut capable.

Mme Tourteau, épuisée par la privation, secouée par les étonnements se tout à l'heure, désolée et presque désespérée, fut prise d'une fièvre sévère et dut se mettre au lit.


IX

UNE RESSEMBLANCE A DIX ANS
D'INTERVALLE.

Quand Lucette se fut un peu remise du trouble douloureux que lui avait causé Jean-Marcel, en racontant comment il avait arraché à la mort, autrefois, une infortunée jeune fille; quand elle se fut rendu compte de l'aveu héroïque qu'elle avait fait, et des conséquences graves qui en découleraient pour elle, elle se leva pour prendre congé. Madame Duhamelin et son frère qui, par respect pour sa douleur, avaient gardé le silence, se levèrent en même temps. Ils la couvraient d'un regard plein d'affectueuse miséricorde.

--Ma chère enfant, dit Madame Duhamelin, ce que je viens d'apprendre m'attache à vous davantage. Je n'ai pas besoin de scruter les motifs qui vous poussaient. Vous étiez menacée... vous avez souffert... Votre calme existence a été brisée... On dirait que le bon Dieu s'est alors éloigné de vous; mais non, non, ma chère amie, il n'est jamais plus près de nous que lorsque nous somme accablés par des maux de toutes sortes. Il se cache, mais sa main nous soutient. Le vase peut être profané, mais l'hostie reste pure...

--Ah! Madame, répartit Lucette d'un accent déchirant, c'est affreux de voir, dès sa jeunesse, défiler lentement dans les pleurs et la désespérance, tous les jours d'une vie qui peut être longue!

--Il n'y a pas de maux si grands que le temps ne puisse guérir, ou, du moins, les adoucir beaucoup remarqua Jean-Marcel.

--Ceux qui ne souffrent pas ou qui ne souffrent guère peuvent seuls dire cela, Monsieur.

--Et ceux qui ont vieilli aussi, Mademoiselle Lucette. Vous êtes jeune encore.

--Jeune!... Hélas! quand donc n'osera-t-on plus me dire cela?

--Vous désirez vieillir?

--Je n'ai pas assez de vertus pour m'écrier, moi... Toujours souffrir, jamais mourir!

--Vous ne souffrirez pas toujours, mademoiselle Longpré.

--Et je mourrai alors.

--Vous mourrez, puisque personne n'échappe au formidable arrêt, mais ce ne sera pas demain.

--Vous ne courez pas grand risque de passer pour mauvais prophète.

--Je veux dire que vous n'échapperez pas de longtemps à notre profonde amitié.

Lucette répondit par un regard de reconnaissance; et c'était bien la plus aimable réponse que pouvait espérer Jean-Marcel. Elle s'avança vers la porte. Le petit Henri qui s'était tenu à l'écart, assez étonné de voir pleurer une grande fille, une fille qu'on lui donnait pour l'instruire et le guider, vint alors se mêler au petit groupe, demandant comme pour s'assurer qu'on ne la renvoyait point, si elle viendrait lui donner des leçon le lendemain. Lucette regarda Mme Duhamelin, attendant sans doute qu'elle répondit elle-même.

--Oui, dit la soeur de Jean-Marcel, elle viendra... Tu sera bien sage et tu l'aimeras bien.

--Mon oncle l'aime-t-il, lui? demanda l'enfant avec un sourire un peu malicieux.

--Tout le monde l'aime, se hâta de dire l'excellente femme.

--Seulement, mon petit curieux, je n'ai pas eu la chance, moi, de commencer à dix ans... remarqua Jean-Marcel.

Lucette souriait. Toutes ces paroles étaient comme un baume sur les blessures de son âme. Elle dit à Mme Duhamelin dans quelle rue elle demeurait, afin que, si l'on avait besoin d'elle on ne perdit pas de temps à la chercher.

Elle venait souvent chez une amie de sa défunte mère, Madame... Elle hésitait à prononcer ce nom qui lui brûlait la lèvre comme un fer rouge... Madame Tourteau... C'était une femme bien à plaindre assurément et bien digne de pitié, malade au lit, depuis quelque temps et sans beaucoup de ressources.

--Madame Tourteau, répéta la soeur de Jean-Marcel, mais c'est cette femme qui s'est évanouie, l'autre jour, dans la rue, et qu'on voulait arrêter comme voleuse.

--Oui madame, c'est elle-même.

--J'ai été témoin de la scène pénible dans l'épicerie... j'était là avec mon petit garçon...

--Comment, interrompit Jean-Marcel, c'est toi qui étais là?... Tu ne m'en as rien dit.

--Je ne t'ai guère vu depuis ce jour-là. Tu sais que j'ai passé une quinzaine à Terrebonne?... J'ai conduit cette pauvre créature à sa petite chambre, et lui ai donné les secours les plus pressants. Je voulais la revoir, prendre de ses nouvelles, et je n'ai pas eu le temps de sortir. J'irai ces jours-ci... Comment est-elle?

--Elle va mieux, répondit Lucette.

--Cette infortunée, reprit Mme Duhamelin, je ne sais quel frisson elle m'a fait passer sur le corps, lorsqu'en apercevant le petit Henri, au sortir de son évanouissement, elle s'est écrié: "C'est lui, mon petit garçon! mon Tiquenne!..." Et elle tendait ses bras à l'enfant.

"Il me fuit encore! il me fuit toujours!" ajouta-t-elle avec un sanglot déchirant.

--C'est assez étrange, murmura l'inspecteur d'écoles.

Lucette paraissait bomber dans une rêverie sombre.

--Quand elle fut remise continua Mme Duhamelin, je lui parlai de ses enfants. Elle me dit qu'elle n'avait qu'un garçon. Il était parti d'avec elle depuis longtemps, et, tout à coup il venait de passer devant ses yeux. Il ne l'avait pas vue, peut-être, où il ne l'avait pas reconnue. C'est à cause de cela qu'elle avait perdu connaissance. La surprise, le choc nerveux...

Lucette rêvait toujours, et ses yeux profonds s'étaient fixés sur le petit Henri... Jean-Marcel cherchait à débrouiller quelque chose... Sa soeur reprit encore s'adressant à Lucette.

--Avez-vous connu son petit garçon quand il était jeune?

--Oui, madame,... Il est venu à mes classes.

--Est-ce que mon petit Henri lui ressemble?

--Maintenant, je ne sais pas, mais il y a dix ans, Tiquenne était presque aussi beau. La même grandeur, le même air, les mêmes cheveux, moins long, c'est vrai. Les yeux, la bouche... Oui, je me le rappelle bien, à cette heure, la ressemblance est frappante et cette bonne Mme Tourteau a bien pu se tromper. Comme de raison, si elle avait eu toute son idée, elle aurait bien vu par la différence d'âge, que le petit Henri ne pouvait pas être son Tiquenne.

Lucette se retira alors, disant qu'elle reviendrait le lendemain.

--Henri, dit Mme Duhamelin, donne un baiser à ton institutrice, puisqu'elle va être pour toi une seconde mère.

--L'enfant s'approcha de Lucette, souriant, pas trop intimidé. Comme un ange qui boit à une coupe dont il ne connaît pas encore les délices. Lucette l'embrassa et une émotion douce, inexplicable, inconnue, la remua jusqu'au fond de l'âme.

Jean-Marcel l'accompagna jusqu'à sa demeure. Ils causèrent assez peu, mais ils étaient fort occupés l'un de l'autre. Ils se sentaient aimés et se plaisaient dans l'enivrante pensée.


X

OU BANCALOU IMPROVISE UNE
PETITE HISTOIRE

-Tiquenne, mon fils par adoption, quand j'était au Séminaire, mes maîtres me disaient:

On n'abat pas un chêne du premier coup,

Et pour savoir un peu, faut apprendre beaucoup.

C'est pour te faire comprendre que je ne suis pas encore à terre, et que j'ai beaucoup étudié, que je te cite ces paroles sages. Mais nous pourrions être troublés dans notre paix et soupçonnés malgré notre probité, à cause de l'argent trouvé sur ta pauvre mère, ma cousine germaine, comme tu sais... si nous allions passer quelque temps à la campagne, dans la retraite et la pénitence, au foyer et à la table de ton père?...

--Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, j'en arrive, moi, de la campagne, et j'ai la jambe un peu raide, mais comme j'ai passé incognito chez mon père, le temps seulement de saucer une croûte dans la crème, de boire une lampée de whiskey, de tirer le sac d'écus de sa cachette et de décrocher la montre, pour voir l'heure... en m'en revenant, j'y retournerai volontiers. C'est peut-être le meilleur moyen de détourner les soupçons, me montrer...

--Tiquenne, tu as raison. Quand j'étais au séminaire, mon maître de salle me disait:

En affaire douteuse,

Audace est avantageuse.

Nous voyagerons à pied, comme des pèlerins, acceptant ce que la charité nous offrira, et prenant ce qu'elle oubliera de nous donner, d'abord parce que:

Charité oint, péché point.

et ensuite, parce que Charité bien ordonnée commence par soi-même.

--Bancalou, mon vieux cousin, tu connais ma misère et mon honnêteté...

--Tiquenne, je t'avouerai que je n'ai pas eu l'honneur de faire connaissance avec cette dernière, mais je te crois sur parole, et pour te prouver mon extrême confiance, je vais te faire une surprise...

--Bancalou, mon...

--Je devine...

--Tu connais...

--Les mauvaises dispositions du club des six à notre égard....

--Non, ma pénurie... Si la surprise que tu vas me faire pouvait remplir ma bourse, comme elle... Je n'ai pas de comparaison. Je n'ai pas été au séminaire, moi.

--Tiquenne, mon fils par ta... Allons! quelle bêtise j'allais dire là!... Tu as toute l'effervescence de la jeunesse, et les lenteurs de l'âge mûr et pondéré t'agacent quelque peu. C'est comme moi quand j'étais au séminaire... Mais je me hâte de conclure. Ecoute, et ne m'interromps que lorsque j'aurai fini.

--Bancalou, mon vieux, je suis attendri.

--Tiquenne, j'ai des remords!

--Hein?

--Des remords, non peut-être, mais des regrets...

--Hein?

--Des regrets non peut-être, mais des réveils...

--Hein?

--Et j'ai envie de quitter les compagnons.

--Bancalou, mon vieux, tu connais...

--Ta misère, mais pas l'autre...

--Non, ce que tu as à faire.

--Je m'aperçois qu'ils me jalousent.

--Ils voudraient te voir entre les griffes de la police, à ton tour...

--Parce que je suis moins bête qu'eux tous...

--Moins scélérat, surtout.

--Tiquenne cette parole t'honore et me grandit.

--Bancalou, mon vieux cousin, je suis attendri...

--Tiquenne, j'ai mon secret... j'avise.

--Et nous allons renoncer à la profession?...

--Je ne dis pas, quand l'occasion se présentera de souffler un porte-monnaie dans un état intéressant, de souper d'un dindon qui aimera tout autant se faire déchirer par les dents d'un voleur pauvre, que par le couteau d'argent d'un voleur riche, de se fourrer dans un pantalon destiné aux jambes alertes d'un caissier de banque, de se coiffer d'un chapeau neuf, aussi bien campé sur une tête nue que sur un front accidenté, je ne dis pas, Tiquenne, mon fils par adoption, ce que nous ferons ou ce que nous ne ferons pas, car l'avenir est un livre fermé, comme disait notre maître d'études, quand j'étais au séminaire. En attendant la solution de ce problème, il faut que je retrouve l'argent que j'ai glissé dans le sein de ta mère, et, pour cela, je vais mettre à profit l'audace admirable de ton père.

--Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, je m'attendris encore...

--Tiquenne, tu es une belle âme au fond, et si tu n'avais pas eu de père...

--Bancalou, mon vieux, tu viens de...

--Je viens de lâcher une belle sottise, je m'en aperçois.

--Non, tu viens de me rappeler une vérité que j'oubliais.

Et ils partirent gaîment.

Zidore Tourteau paraissait supporter son veuvage accidentel assez patiemment. Il n'était pas resté longtemps seul. Il avait pris avec lui un jeune ménage, Antoine Brosseau et sa femme. La femme s'occupait de la maison et le mari vaquait aux choses du dehors. Il logeait, ce ménage, dans le fournil, en arrière.

L'été pendant la belle saison, Zidore prenait des pensionnaires, et la petite rivière, dans les soirées chaudes et claires, était sillonnée de canots légers, et les chansons des canotiers se perdaient au loin, par bribes rhythmées, dans le calme des prés.

Tiquenne et Bancalou arrivèrent sans encombre. C'était le soir, et quelques voisins étaient venus fumer la pipe avec Tourteau.

Zidore ne parut pas fort touché de l'empressement affectueux de son ancien ami, et il regarda à peine le jeune homme qui l'accompagnait. Il ne le reconnut pas. Il avait grandi, le petit souffre-douleur, depuis sept ans au moins qu'il était parti avec sa mère. Bancalou lui dit:

--Tu ne le connais pas?... C'est un monsieur de la ville...

--Vaut-il mieux qu'un Monsieur de la campagne? demanda Zidore, moitié sérieux, moitié badin.

Un des habitants observa:

--Les messieurs, ils valent partout la même choses, la place n'y fait rien.

--Ou pas mieux à une place qu'à une autre, reprit Zidore.

Bancalou poussa du coude son jeune compagnon.

--La réception n'est pas chaude, Tiquenne...

Zidore, surpris, regarda le jeune homme dans les yeux.

--Tiquenne, dis-tu?... Est-ce que ce serait?... Hein? C'est-il mon garçon?

--Oui, père, fit le jeune homme, le même que dînait souvent par coeur à la maison et se bourrait d'oeufs au poulailler.

Et il tendit la main à son père.

--Les enfants, faut que ça s'élève, affirma Zidore, serrant la main de son héritier.

--Vous auriez peut-être mieux fait, père de me servir moins de jeûnes et plus d'ouvrage.

Les voisins ne purent s'empêcher de rire, et Zidore qui voulait avoir le dernier mot ajouta:

--Le paresseux ne mérite pas de manger.

--Et celui qui ne mange pas n'est pas capable de travailler, rétorqua Tiquenne, qui ne voulait pas se faire calomnier.

--Comme ça, dit un des voisins, c'est ton garçon, Zidore?

--Il paraît, mais je n'en sais rien, répondit Tourteau.

--Et moi, je suis son vieil ami et son petit cousin... par sa femme commença Bancalou.

Zidore fit une grimace et regarda de travers l'importun cousin.

--Vous! questionna Marion, l'un des fumeurs, qui êtes-vous donc?

--Le garçon de Grégoire Racinot.

--Tiens! tiens! tiens! j'ai bien connu votre père, vous savez... Je savais qu'il avait un garçon quelque part, à la ville ou dans les hauts. Ah! c'est vous?... tiens! tiens! tiens!

--J'ai beaucoup voyagé, continua Bancalou et je rapporte un gros bagage d'aventures, mais pas beaucoup d'écus.

--Pierre qui roule ne ramasse pas de mousse, rappela Zidore.

--Ah! ben! vous allez nous raconter quelque chose, proposa Pierre Toupin, un autre ami de Zidore.

--Je veux bien, mais j'ai l'estomac dans les talons... Tiquenne aussi... c'est comme quand j'était au séminaire... On raconte mal si on a le ventre vide, c'est comme pour travailler..

Zidore leur donna du pain et du lait, puis un morceau de lard froid. Tiquenne fit un grand signe de croix et Bancalou en fit deux. Un des fumeurs leur dit:

--C'est beau ça... Vous n'avez toujours pas perdu la foi dans vos voyages, ni la bonne habitude de faire "Au nom du Père".

--C'est la saule chose que nous n'avons pas perdue, répondit Tiquenne.

--Moi, je l'ai perdue, un jour, commença Bancalou, la bouche pleine de lait et de pain, je l'ai perdue en traversant une rivière, et je l'ai retrouvée sur le quai, en accostant.

Les habitants le regardèrent tout ébahis, tout anxieux de savoir. Ils supposaient une plaisanterie cependant.

--Voici, continua Bancalou, c'était dans un pays chaud, où les femmes s'éventaient avec de grandes plumes, en se rejetant en arrière, sans s'occuper de l'indiscrétion de nos regards. Un prêtre, un saint prêtre, disait-on, se trouvait sur le pont du bateau. Nous traversions en bateau. Tu t'en rappelles Tiquenne?

--Je ne l'oublierai jamais, Bancalou, mon vieux... Tu connais...

--Oh! oui, ton honnêteté!... En ce moment-là elle a suivi ma foi. Qu'est-ce que je disais donc?

--Tu parlais des femmes, rappela Zidore, des belles femmes, la tête en arrière, avec des plumes pour...

--Oui, oui, des femmes couleur de bronze, avec des yeux de feu, des bouches de rose, des épaules... hein? Tiquenne, tu t'en souviens?

--Je ne l'oublierai jamais!... Tu connais, Bancalou, mon vieux...

--Je connais, maintenant, mais je ne connaissais pas alors, la femme incomparable, ange déchu, hélas! qui s'éventait plus largement avec des plumes plus longues et soupirait après un souffle froid quelconque.

Elle avait un coup de soleil dans le coeur. Le prêtre vint s'asseoir auprès d'elle sans plus de cérémonie que si elle avait été la servante du Seigneur. Il prit son éventail et se mit à faire courir sur sa peau chaude et veloutée des petites bouffées canailles. Et ils riaient ensemble de l'étonnement des passagers jaloux. Car, faut le dire, Tiquenne, tout le monde était jaloux.

--Bancalou, mon vieux, tu connais...

--Oui, oui, ton horreur de l'eau et cependant tu voulais te jeter à la mer pour te rafraîchir.

--C'est amusant, ça, les voyages de même, remarqua Zidore...

--Et c'est vrai, affirma Bancalou, qui avait le soin de ponctuer ses phrases avec des bouchées.

--Dans quel pays que ça s'est passé? demanda Marion.

--Dans un pays chaud, répondit Bancalou, et il poursuivit.

--Eh bien! que je me dis, l'âme attristée, voilà donc comment les prêtres pratiquent leurs enseignements dans les pays chauds!... S'ils se damnent si gaîment, l'enfer ne doit pas être si insupportable qu'ils nous l'affirment... Nous sommes des simples alors, et nous avons les plumes plus longues que l'éventail de cette belle créature... Tu t'en souviens, Tiquenne que je t'ai dit ça?

--Je ne l'oublierai jamais!

--La traversée fut orageuse, continua le narrateur en verve--orageuse pour nos âmes, et je me promettais bien de prendre ma revanche avec le premier éventail qui me tomberait sous la main. Enfin voici le quai. Il s'allonge sur l'eau comme un grand bras pour nous saisir. Nous accostons. Tous les passagers suivaient des yeux le prêtre et sa compagne longtemps éventée. Elle osa lui prendre le bras. Il y eut des murmures à bord et sur le quai, et un coup de sifflet partit du milieu de la foule. Une voiture toute luisante vint s'offrir. Ils allaient y monter, quand un monsieur en grand costume leur dit:

--Par ici, s'il vous plaît, voilà une autre voiture qui vous attend. Pas vrai, Tiquenne?

--Je ne l'oublierai jamais! C'est comme si je les voyais, là, devant mes yeux.

--La foule se massait; la curiosité poussait tout le monde. J'étais resté sur le pont, moi, pour mieux voir... Le prêtre et la femme voulurent refuser l'offre de l'homme tout chamarré, mais il insistait si fort qu'ils durent céder. Au reste, il était bien armé, et il avait des aides avec lui. Le prêtre n'était pas prêtre du tout... c'était un brigand recherché depuis longtemps. Il prenait des habits sacrés pour habiller ses vices... Il voulait rendre la religion ridicule et le prêtre, odieux... Quand j'ai vu ça, qu'il était pris et démasqué, j'étais si content que j'ai battu des mais, et que je me suis écrié: "V'la ma foi revenue!"

Pas vrai, Tiquenne?

--Bancalou, mon vieux tu ne m'avais jamais...

Bancalou toussa fort, pour empêcher les veilleux d'entendre la bêtise que Tiquenne allait dire.


XI

OU ZIDORE, BANCALOU ET
TIQUENNE TOMBENT
D'ACCORD

Les voisins s'étaient retirés vers les neuf heures. A la campagne l'on est matineux et l'on ne se couche pas tard.

Zidore ne trouvait pas mauvaise apparence à son garçon, et il n'aurait pas été fâché de le voir revenir à la maison pour y demeurer. Mais il faudrait travailler, comme de raison, et ne pas atteler, les dimanches et les jeudis, pour aller voir les filles, comme d'autres jeunes gens se plaisaient à faire. Ce n'était pas le mal qu'il y avait. Une petite danse au son du violon, quelques petits jeux anodins, pour le plaisir de changer de place ou de se toucher le bout des doigts, ce n'était pas pour fournir des tisons à l'enfer... Mais il ne fallait pas fatiguer les chevaux ni salir les voitures.

Il aurait bien voulu, par exemple, voir Bancalou se diriger plus vite vers un monde meilleur. Il en avait toujours peur de Bancalou. Pourquoi? Il ne le disait pas. Il était évident qu'ils étaient liés par un secret. Bancalou ne serait pas venu comme cela se faire héberger et parler en égal dans la maison.

Il songeait parfois, dans le silence des nuits noires, aux accidents qui pourraient arriver. Quand on dépend de la langue d'un homme on a raison d'être sur le qui-vive. Une distraction, un badinage, un accès de colère, un souffle de jalousie, et voilà un coup de langue mortel... C'est une dague qui ne rentre plus dans sa gaine; elle reste dans la plaie.

Il faudrait le faire disparaître, mais comment?... Ce n'est pas tout de supprimer un individu nuisible, quelquefois, il faut supprimer la preuve, rester dans l'ombre, dérouter les soupçons... Il espérait qu'une occasion se présenterait. Jusqu'à présent, la chance était pour lui.

Et pour regagner plus sûrement la confiance et l'estime de ses concitoyens, et se préparer un abri inviolable, il songeait à une autre chose. Il songeait à retrouver sa femme, à la reprendre... Il la traiterait bien, sortirait avec elle, ferait parade de belle humeur et de bonnes dispositions. Au fond, il y avait une mauvaise pensée que personne ne pouvait découvrir. Ils étaient en communauté de biens. Pour elle, c'était trop, mais pour lui pas assez. Ils feraient des testaments, se donnant tout l'un à l'autre: Au dernier vivant les biens, comme dit la loi.

Il avait un ferme espoir de survivre. Elle était d'un tempérament faible, d'une constitution délicate. Elle n'avait pas dû retrouver un supplément de forces dans les déboires de sa vie nouvelle. Depuis huit ans peut-être, qu'elle était partie, elle avait certainement essuyé de la misère. Il n'en savait rien, mais il le supposait. Quant à lui, ni les ans ni les chagrins ne l'avaient entamé. Il se sentait fort, souple, vigoureux, comme à vingt-cinq ans. Son torse était dur à secouer. Il avait le pied solide et l'oeil bon. Ses épaules n'étaient pas prêtes à se plier sous le faix. Ses cheveux roux, un peu frisés, sa barbe en broussaille laissaient à peine apercevoir un fil blanc. Un homme d'énergie ne se laisse pas écraser par la maladie ou les contretemps... S'il devenait veuf, les veuves se le disputeraient. Oui, mais prendre femme est un jeu qui dure longtemps, une chanson dont le refrain monotone nous corne longtemps aux oreilles. C'est lui qui pensait cette sottise.

Bancalou expliqua à son ami qu'il était venu dans un but honnête et dans l'intérêt de la morale. Il ne serait pas fâché de devenir honnête homme avant la période de la décadence et du ramollissement. Zidore l'approuva mais n'en crut rien. Il soupçonna une ruse, se sentit moins en sûreté et se tint sur ses gardes.

Mon conseil est sage, affirmait Bancalou... C'est le temps de faire peau neuve; l'éveil est donné. Sauve ta réputation; la réputation est un manteau qui couvre tout.

Le conseil qu'il glissait ainsi à l'oreille de l'usurier, c'était de ne plus louer ses maisons à des Mandrins et à des Cartouches. Et comme les familles un peu à l'aise ne se logeraient pas dans ces taudis, il conseillait aussi de tout remettre à neuf, le dedans et le dehors. Ce qu'il voulait Bancalou, c'était de déloger ses complices. Il voulait les éloigner sans qu'ils pussent soupçonner la main qui les reculait. Il savait que l'autorité avait braqué sa lunette sur le quartier qu'il habitait, et cette surveillance de haut devenait très gênante.

Zidore ne se souciait guère de renoncer à un gros profit. Personne ne paie mieux que les voleurs, quand il ont intérêt à payer. Faire réparer des maisons pour les louer à bas prix, lui paraissait absurde. Elles se louaient cher précisément à cause de leur aspect délabré.

Il ne fallait rien moins que la peur de voir Bancalou entre les mains de la justice pour le déterminer à agir. Si Bancalou était pris, qu'arriverait-il en effet?... Il aimait à parler, Bancalou, et pour amuser son public, il pouvait faire pendre son père. Il finit donc par consentir à tout ce que demandait l'ancien. Il promit d'aller à la ville le plus tôt possible, et de faire donner à ses locataires compromettants avis que leur bail ne serait pas renouvelé.

Il aurait peut-être la chance de rencontrer sa femme. Au reste, le curé lui donnerait son adresse. Il la connaissait, le curé, il la lui avait donnée, déjà; mais dans ce temps-là, il n'en avait que faire; l'épreuve n'était pas finie.

La bonne humeur régnait. Tourteau, Tiquenne et Bancalou s'accordaient à merveille et semblaient heureux de se voir maintenant. C'est que chacun d'eux entrevoyait la réussite de ses projets. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit à causer, puis s'étaient endormis tour à tour sur leurs bons lits de paille, sans s'inquiéter du réveil. Le réveil, du reste, ne leur apporta rien de désagréable. Zidore propose un tour de voiture. Décidément il s'émancipait, Zidore. Ils iraient jusqu'à la terre de Dupont qu'il avait achetée, dix ans passés, tout à côté de Longpré, de Pierre Longpré qui avait voulu le faire passer pour un sacré voleur de virginité. Elle était bonne, cette vieille histoire-là... c'était la plus belle vengeance possible à tirer de ce rongeur de balustre. Il ne le regrettait pas... et il s'en était bien moqué de l'accusation...

Ils partent tous trois causant, le long de la route de toutes sortes de choses. Quand ils arrivèrent, Zidore demanda:

--Reconnaissez-vous la maison de Longpré?... C'est cette vieille baraque qui tombe en ruine, ici tout près.

--Les affaires ne vont pas comme sur des roulettes, à ce qu'il paraît, observa Tiquenne.

--Ça ressemble à tes logements de la veille, dit Bancalou.

--Il est fini, reprit Tourteau avec un sentiment de joie. Cette propriété-là sera à moi avant deux ans... Il a voulu se prendre avec Zidore, et il a vu que Zidore avait les reins solides. Je lui avais dit qu'il se souviendrait de moi, et je pense qu'il ne m'a pas oublié... Je l'avais juré, d'abord une première fois, à la Saint-Pierre, à cause de son pain bénit insolent.

--Je m'en souviens, fit vivement Tiquenne... il ne t'avait pas donné de cousin.

--Une injure, une malice qu'il me paie depuis dix ans, et qu'il me paiera tant qu'il aura un sou... Ensuite, je l'ai juré une deuxième fois, dans l'hiver, à Noël, quand il a été élu marguillier... Monsieur avait cabalé toute la paroisse, offrant son ours, parce qu'un certain nombre de mes concitoyens parlaient de me faire entrer dans le banc.

--Je m'en souviens, dit Tiquenne, riant aux éclats, tu étais d'une belle colère, ce jour-là... j'en porte encore les marques.

--Peu importe, reprit Zidore, il est fini, bien fini.

--Qu'est devenue sa fille? demanda Bancalou.

Elle est à Montréal... c'est la place!... Tu la rencontres probablement sans le savoir, sans la connaître... C'est dommage, car tu pourrais lui parler de moi. Je gage qu'elle aimerait ça.

--Il faudra que je la trouve.

--Oui, il faudra la trouver, dit Tiquenne.

Zidore avait, sur sa terre, une maison assez proprette, tout près du chemin, à deux arpents de chez Longpré. Elle était louée à une veuve d'un certain âge, qui faisait du jardinage et tirait l'horoscope pour gagner sa vie. Deux filles demeuraient avec elle, issues toutes deux d'un lointain mariage, pas belles, mais d'assez bonne réputation.

Les promeneurs entrèrent. Zidore fit remarquer à ses compagnons que tout était propre, net et bien rangé. Ils allèrent visiter la grange. Elle était remplie de grain et de foin.

--Voyez, dit Tourteau, se rengorgeant, voyez ce que c'est que le travail et la bonne conduite. Dupont crevait de faim ici, avec sa femme et ses enfants, moi j'y fais pousser l'avoine et le blé. Je sème du mil et du trèfle, et j'ai des prairies et des pacages superbes... Je vends du grain, du foin, des animaux... Je ne donnerais cette terre pour deux fois le prix que je l'ai payée... Et mon cher voisin Longpré a beau faire chanter des messe et réciter des prières en latin, il ne récolte plus rien... Quand il grêle sur mon champs, il grêle sur le sien, et quand les vers ne mangent pas son blé, ils ne goûtent pas davantage au mien.

Ils revinrent à la maison, et la fille aînée leur offrit un peu de thé. Pendant qu'ils dégustaient la boisson réconfortante et cassaient une croûte, la bonne vieille s'amusait à mêler ou à démêler un jeu de cartes.

--Vous allez tirer notre horoscope, la mère, dit Zidore, qui était un peu superstitieux, comme presque tous les hommes sans scrupules.

Elle se fit prier un peu, disant qu'elle ne battait les cartes que pour s'amuser, qu'elle ne connaissait rien... qu'on ne pouvait pas connaître...

--Essayons toujours...

La vieille jardinière battit les cartes, les fit couper, et les divisa en trois paquets d'égale grosseur. Elle prit le premier paquet et l'étendit en forme d'éventail, pour mieux lire les signes mystérieux.

--Vous allez faire un voyage, commença-t-elle... et il sera question d'argent.... Vous rencontrerez certaines difficultés, mais vous réussirez... tout vous réussit... Une surprise, une grosse surprise vous attend. Vous rencontrerez une femme qui ne vous est pas indifférente... Elle n'est pas seule, elle a une amie... Ces personnes pensent à vous.

Deuxième paquet, voyons ce qu'il dit:

--Défiez-vous d'un homme brun, il vous causera du trouble...

--C'est-il toi, Bancalou? demanda Zidore, en s'efforçant de rire.

--Tu vois bien que je ne suis pas brun, répartit Bancalou; je suis à poil blond un peu cendré. Le poil fait la bête comme l'habit fait le moine.

--C'est Longpré, alors... Il m'en a déjà causé, mais ça n'a pas tourné à son avantage.

La tireuse d'horoscope continua:

--Vous avez perdu quelque chose... cela vous cause des regrets... Tâchez de retrouver cet objet-là, c'est comme un malheur qui vous menace... On dirait que tout le monde veut l'avoir... Tenez! regardez, c'est cette carte... Voyez toutes ces figures qui l'entourent... Ce doit être une chose bien précieuse.

--Tonnerre de Varenne! s'écria Zidore, en frappant sur la table, vous lisez dans les cartes comme dans un livre!... C'est ma montre!... Oui, Bancalou, ma montre m'a été volée l'autre jour, ma montre et de l'argent aussi... Je ne voulais pas en parler, pour ne pas donner l'éveil au voleur, que doit être dans mon voisinage... Il savait où prendre la clé... Il connaissait mon intérieur comme mon dehors... Oh! je finirai bien par le trouver... Une montre comme la mienne, ça ne se perd jamais!...

--C'est bien tant pis, murmura Bancalou.

--Le troisième paquet, maintenant, fit la vieille en ramassant les dernières cartes. Une noce!... qu'est-ce que c'est que tout ça?... Ma parole! vous allez fêter en grand!

--C'est ma femme qui va revenir, je suppose, ne put s'empêcher de dire Tourteau.

Et il était content; son plan se réalisait. Bancalou et Tiquenne ne jugèrent pas prudent de consulter les cartes, elle paraissaient en savoir trop long.


XII

LES DERNIERES NOUVELLES

Quand Tiquenne et Bancalou jugèrent le temps venu de s'en retourner, ils firent comprendre à Zidore combine ils priseraient sa politesse, s'il daignait les conduire dans sa voiture, une petite moitié du chemin, et Zidore, dans un moment de générosité inexplicable, consentit à les mener jusqu'à une auberge célèbre, pas bien loin de la ville.

C'était peut-être le plaisir de les éloigner plus vite; peut-être aussi prévoyait-il qu'il pourrait avoir besoin d'eux. Une pareille politesse n'était pas naturelle, et ne pouvait s'expliquer que par un motif d'intérêt. Mais cela importait peu aux deux compagnons de vagabondage. Ils ne sondaient pas les coeurs, ils ne tenaient compte que du fait.

Ils s'arrêtèrent donc à l'auberge renommée, pour prendre le petit verre d'amitié avant de se séparer. La course valait bien cela. Pendant qu'ils dégustaient le vrai DeKuyper, comme des raffinés ou des dyspeptiques, une voiture s'arrêta à la porte et deux hommes en descendirent. Les auberges pour quelques-uns, c'est comme les églises pour d'autres, un point de repère, une halte. On s'y repose, on s'y donne rendez-vous. Seulement, dans les unes, on parle haut et tout le monde entend, on verse un verre et tout le monde boit, on tend la nappe, et tout le monde mange, dans les autres, on parle bas et Dieu seul entend; il y a du vin, et ce vin en peut être touché que par des lèvres pures; il y a du pain, mais il ne fortifie que l'âme des justes. Il y a des voyageurs qui entrent dans toutes les auberges, il y en a d'autres qui vont dans toutes les églises.

Les nouveaux arrivés se firent donner un grog chaud. Il faisait froid, et le grog réchauffe mieux et plus vite. Ils vidaient leurs verres à petite gorgées.

--Quelles sont les nouvelles à la ville? demanda l'aubergiste.

--Pas grand'chose, dit l'un.

--On se croit sur la piste de deux fameux voleurs, dit l'autre.

Tiquenne et Bancalou dressèrent les oreilles.

--Ouidà! fit l'aubergiste... Ce serait heureux, car la ville est au pillage.

--Ce sont les plus dangereux qui échappent toujours, remarqua l'un des voyageurs.

--Parce qu'ils sont plus fins que les autres et plus audacieux aussi.

--Et comme cela, reprit l'aubergiste, on aurait fait lever le gibier?

--Un hasard, Monsieur, un véritable hasard!... Au reste, c'est presque toujours ainsi.

Et l'autre voyageur coupant la parole à son ami, se hâta de continuer.

--Voici l'histoire!... pas longue, pas émouvante mais assez intéressante tout de même, puisqu'elle peut conduire à la capture des deux copains jusqu'ici introuvables.

--Une femme assez bien mise est tombée à la porte d'un magasin se hâta de reprendre le premier; elle a perdu connaissance, on l'a entrée.

--Elle s'était blessée en tombant? demanda l'aubergiste.

--Non reprit le deuxième, elle s'était évanouie... Une surprise probablement, ou la faiblesse, ou la maladie... Il paraît qu'elle était souffrante, et dans le besoin... Elle mendiait peut-être... quelques-uns on dit qu'elle mendiait... mais par exception, par accident.

--Elle avait un porte-monnaie plein d'or, se hâta de dire le premier.

--Elle a prétendu que ce n'était pas à elle, qu'il ne lui appartenait pas, qu'elle ne l'avait jamais vu, continua le second.

--Diable! qui aurait osé aller le cacher là sans sa permission? remarqua l'aubergiste avec un gros rire finaud.

--Le plus drôle de l'affaire, répartit le premier voyageur, c'est qu'elle a probablement dit la vérité.

--Et que sans le vouloir, elle a nommé Tiquenne et Bancalou...

--Comme ceux qui avaient pris sa gorge pour une caisse? demanda l'aubergiste, avec un rire de plus en plus sonore.

--Oui et non!

--Non et oui, répondirent ensemble les deux voyageurs.

--Faut dire, reprit le premier, que lorsque cette femme s'est évanouie, il y avait deux individus avec elle...

--La police est accourue, dit vivement l'autre, et les deux individus se sont sauvés lui laissant le femme entre les mains.

--Et vous dites que l'on est sur la piste des deux fameux voleurs!... Est-ce tout ce que l'on connaît ça? demanda encore le maître de la maison.

--Ah! non, voici, j'oubliais, voulut expliquer le premier...

--Ah! oui, le cri de la femme, se hâta de dire le second...

--J'oubliais de vous dire qu'il y avait, dans le magasin où la femme évanouie fut déposée, une dame, une grosse dame et son enfant, un petit garçon. Lorsqu'elle est revenue à elle, la femme qui avait perdu connaissance, elle aperçut le petit garçon et s'écria:

--Tiquenne! mon enfant!

Elle croyait que c'était son enfant, Tiquenne... Elle était encore dans l'égarement, mais enfin il devenait évident qu'elle était la mère de Tiquenne et que Tiquenne, le voleur était son garçon.

Le plus amusant, fit l'autre voyageur, à son tour, c'est qu'elle a aussi parlé de Bancalou... son cousin!... Une belle famille! C'est une piste, ça, pas vrai?... On la surveille, la femme. Il faudra bien qu'elle parle encore.

Les deux voyageurs, satisfaits d'avoir pu se rendre intéressants pendant une demi-heure, se firent préparer une nouvelle ponce au gin et continuèrent leur route.

Bancalou dit à Zidore, parlant presque bas:

--Le nuage monte; il faut de la prudence et de l'audace, peut-être. Tu vas te rendre à Montréal, et c'est moi qui conduirai la voiture dans les rues de la ville.

Zidore ne voyait pas la nécessité d'arriver en si grande compagnie, et il hésitait à se rendre plus loin. Il alléguait toutes sortes de raisons. Il ne pouvait pas s'absenter comme ça sans avertir son "homme"... Il n'était pas accoutumé au train de la grange, il ne le faisait jamais; il pouvait l'oublier; il n'y penserait pas bien sûr; il attendrait. Les bêtes à cornes resteraient peut-être deux jours sans manger et sans boire... Non, il ne pouvait pas. Il irait le lendemain à Montréal... Il ferait diligence.

Tiquenne était plongé dans une réflexion inaccoutumée. Il avait le pressentiment de quelqu'événement redoutable. Il pensait à sa mère, aux tourments qu'elle avait dû souffrit, et, pour la première fois depuis des années, il s'aperçut qu'il l'aimait encore.

--Père, dit-il, il faut que vous veniez chercher ma mère... Elle vaut cent fois mieux que nous trois... Elle a assez souffert pour racheter toutes nos fautes... Si nous l'abandonnons plus longtemps le bon Dieu nous punira, et nous l'aurons bien mérité.

Bancalou fit un signe de tête affirmatif, puis, d'un ton toujours bas, mais presque solennel cependant, il ajouta:

--Zidore, il faut que tu viennes. Je caresse une idée depuis quelque temps...

Et Zidore se rendit à Montréal.


XIII

UNE IDEE DE BANCALOU

Zidore, son fils Tiquenne et Bancalou, assis tous trois autour d'une petite table, causaient, en dégustant à petites gorgées un punch au whisky. Ils étaient dans la chambre de Bancalou, à sa pension, comme il se plaisait à dire, lui Bancalou, pour imiter les étudiants qu'il avait coudoyés aux jours d'antan. Le cheval avait été mis à l'écurie, dans la stalle qu'il occupait d'ordinaire quand il venait à la ville. Et il était bien compris que le propriétaire seul lui mettrait le harnais sur le dos. Zidore n'avait pas oublié la leçon d'autrefois, et sa prudence s'était grandement accrue avec les années.

La chambre de Bancalou ne manquait pas d'un certain air de respectabilité, et l'on n'y voyait pas trop les enseignes de la débauche. Comme certaines gens, elle gardait des dehors bienséants, et sauvait les apparences. Au reste, il fallait user de circonspection, la propriétaire étant une femme respectable et tout à fait considérée dans les alentours. Bancalou n'aurait pas voulu se réfugier dans un bouge et se vautrer au grand jour dans la boue.

--Voyons ton idée, demanda Zidore à son vieil ami; explique-moi ça.

--C'est une idée lumineuse, répondit le filou, tu vas juger toi-même.

--Si elle est si claire que ça, ton idée, il sera bien aisé de la comprendre...

Nous allons faire un coup de maître, reprit Bancalou.

--Ça me va, dit Tiquenne.

--Ça ne sera pas mon premier, affirma Tourteau.

--La police continua Bancalou, n'a pas arrêté ta femme, mais elle a arrêté mon porte-monnaie.

--Avec beaucoup d'argent?

--Avec plus de deux cents belles piastres...

--Deux cents piastres! clama Zidore étonné.

--Deux cent vingt-deux.

--Deux cent vingt-deux!

--Et quelques sous. Deux cent vingt-deux et quelques sous!

--C'était l'argent du Club des Six, repartit Bancalou... Je suis trésorier du Club des Six et je fais le partage des revenus le premier lundi de chaque mois.

--C'est le Club des Six qui va perdre alors... Tu ne perds toujours que ta part... C'est encore beaucoup, c'est vrai.

--Je ne suis pas du tout résigné à faire ce sacrifice... quand j'étais au Séminaire, mon maître me disait: A quelque chose malheur est bon. Je crois qu'il avait raison. Si mon idée est juste et si mon plan est exécuté avec habileté, au lieu de n'avoir qu'un sixième du magot, j'en aurai le tiers.

--Et les autres? demanda Zidore.

--Les autres associés, ou les autres tiers?

--Les autres tiers.

--Pour Tiquenne et pour toi.

--Comment cela pourrait-il se faire?

--Nous allons réclamer.

--Réclamer!

--Sans doute. Ecoutez bien. Tous des billets de dix, excepté quatre, excepté cinq.

--Tu m'embrouilles avec tes "excepté". Combien de billets de dix?

--Vingt... Deux cents piastres, compta Bancalou.

--Ça, c'est clair, fit Zidore.

--Quatre de cinq et un de deux...

--Quatre de cinq et un de deux, c'est encore clair... Vingt-deux, deux cent vingt-deux.

--Et quelques sous, quinze, vingt, trente; on ne sait pas au juste.

--Aller réclamer, murmura Zidore, ce n'est pas une mince affaire et c'est rudement s'exposer à des ennuis.

--Pas autant que ça, Zidore, tu vas voir... Avec des hommes comme nous trois, c'est le "nec plus ultra" de la facilité. Approchez-vous et reversons une larme... dans nos verres.

Ils se versèrent à boire, et Zidore et son fils, accoudés sur la table, le menton dans les mains, écoutèrent la proposition audacieuse de Bancalou. Bancalou dit:

--Tiquenne, tu vas aller trouver le magistrat de police...

--Est-ce que je ne pourrais pas tout aussi bien lui envoyer ma carte?

--Je ne badine pas. Tu lui diras que ton père un riche habitant de Saint-Ixe,--et c'est vrai ça, personne ne peut te démentir,--tu diras que ton père t'avait envoyé cet argent, pour toi, un peu pour ta mère qui vit séparée de lui, aussi, et pour faire exécuter des travaux de réparations à ses maisons. Tu comprends cela, Tiquenne.

--Je comprends cela, oui, mais ce que je ne comprends pas, c'est que vous n'allez pas vous-même arranger cette affaire-là.

--C'est vrai, dit Zidore, tu saurais bien mieux que lui fabriquer une bonne petite histoire... Il nous ferait pincer, lui.

--Il y a place pour trois, assura Bancalou, et il faut que chacun se montre à son tour; le premier ou le dernier, ça m'est égal... Hormis que nous allions ensemble tous trois. Pourtant, non, ce serait jouer trop gros jeu. Il ne faut pas sans nécessité se mettre en évidence. C'est Zidore qui ira. Il ira seul. Il n'a rien à craindre, lui, et il est avantageusement connu. Personne n'osera le soupçonner.

--Ça vaut la peine d'essayer, fit l'avare habitant.

--Je ne vois pas quel danger il y a pour vous, en effet, observa Tiquenne, cet argent-là n'est pas marqué et personne ne peut le réclamer. Il vient de dix sources différentes... C'est l'argent du Club, et le Club se donnera bien garde d'intervenir.

--Au reste, ça se fera à son insu, dit Bancalou, il n'en aura pas connaissance. Une fois le tour joué, bernique!

Ils causèrent ainsi jusqu'à une heure avancée de la nuit, prenant un verre, fumant une pipe, roulant, en esprit, la police et son chef. L'entreprise allait marcher; elle n'était pas au-dessus de leurs forces. Ils iraient dans la matinée à la recherche de Christine, la femme de Zidore. Ils ne savaient pas où elle logeait, mais ils finiraient bien par la trouver. Elle ne se déciderait peut-être pas tout de suite à suivre son mari, et s'en retourner avec lui à ses foyers. On la déciderait.

Il vint une objection à l'esprit de Tiquenne. Comment expliquerait-on la présence du porte-monnaie dans la robe de sa mère?

Il parait qu'elle a affirmé n'avoir jamais eu connaissance de cet argent auparavant.

--Bah! arrangea Bancalou, on dira que le plaisir de revoir son garçon et d'être rappelée par son mari, lui avait causé un choc trop violent... Elle délirait... Et, c'est dans un moment d'exaltation qu'elle était sortie. Elle avait tant de chose à acheter, disait-elle, pour aller rejoindre son mari... On l'accompagnait... On la suivait en cas d'accident... Te mère à toi!... ma cousine, à moi!... C'était tout naturel.

--Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, tu connais... ton métier...

--Tiquenne, mon fils par adoption, je te remets entre les mains de ton père...

--Compte sur ma reconnaissance, l'ancien, si tu peux me remettre surtout, la part d'argent qui me revient, ajouta Zidore avec cynisme.


XIV

DELICES ET TORTURES

Cultiver, comme un champ fécond, l'âme des enfants confiés à ses soins, semer dans leur esprit naïf les germes des pensées fortes et honnêtes; embellir des agréments d'une science facile leur intelligence en éclosion; éveiller leur curiosité par des récits instructifs et amusants; incliner leurs coeurs vers la pitié, ce fut pour Lucette un plaisir constant et une heureuse distraction. Cela devenait le but de sa vie et la reposait de ses chagrins. Elle se dégageait peu à peu des nuages épais qui l'avaient enveloppés et montait vers la sérénité des hauteurs célestes. Le travail est un remède à la souffrance, et le meilleur, surtout quand il occupe l'esprit, surtout quand il réchauffe le coeur, surtout quand il élève l'âme.

Parmi ses élèves, le plus intelligent, le plus aimé était bien le petit Henri de madame Duhamelin. Aussi, il fallait voir comme il souhaitait cordialement le bonjour à sa bonne maîtresse, quand elle entrait souriante, et comme il la voyait partir avec regret, quand la leçon était finie. C'était plaisir de le voir chercher le sens d'une phrase, ou de l'entendre faire une question. Il alignait les chiffres avec une facilité surprenante, additionnait, divisait, multipliait, mais ne voulait pas soustraire. Il disait que c'était mal. Son écriture, très lisible, ne passerait plus bientôt pour du griffonnage. Il commençait à faire sortir du clavecin quelques accords assez parfaits. Il voulait devenir musicien et faire un jour chanter les orgues pour le bon Dieu, dans les grandes églises. Lucette trouvait que l'heure passait vite, l'heure de la leçon, et souvent elle entamait l'heure suivante. Elle marchait plus vite après cela, elle se hâtait davantage pour reprendre les minutes perdues.

Elle ne marchait pas toujours plus vite. Quelquefois, elle ne se hâtait pas du tout. C'était quand Jean-Marcel marchait à son côté. Depuis qu'elle donnait des leçons chez sa soeur, il s'était pris, lui aussi d'une singulière amitié pour le petit Henri, et il se plaisait à suivre ses développements et à signaler ses progrès. Il était en état de juger. Tout de même, si l'autre institutrice avait été chargée d'enseigner l'enfant, la longue, sèche et revêche institutrice d'autrefois, il y a cent contre un à parier qu'il ne se serait pas si fréquemment dérangé.

De quoi se parlaient-ils, Jean-Marcel et Lucette, en cheminant comme cela parmi la foule qu'ils ne voyaient point? Ils se redisaient toujours la douce chanson du coeur, la chanson du coeur qui s'ouvre pour épancher l'amour, comme le lis s'ouvre pour verser le parfum... Si la bise soufflait, il leur semblait sentir l'effluve du printemps; si la neige étoilait les rues de ses flocons blancs, ils croyaient marcher sur des fleurs; si des orbes de fumée roulaient noirs au-dessus des toits c'étaient les mauvais songes d'antan qui se hâtaient de fuir; si les machines sifflaient, si les grelots sonnaient, si les cloches tintaient, tout cela, c'était l'hymne de la joie universelle, l'exaltation des coeurs dans la fête de l'amour!

Ils s'aimaient. Ils le savaient, et pourtant ne se l'était pas avoué encore. Pourquoi? Ils se comprenaient bien aussi. Et qu'il est suave le mystère de l'attente! Qu'il est délicieux le secret des âmes qui se cherchent!

Mais après l'heure d'ivresse, après la rencontre désirée, quant il rentrait lui, sous son toit encore assombri par un deuil lointain, elle, dans sa chambre déserte, ils regardaient au fond de leurs âmes ravies, et se demandaient où ils allaient ainsi sur les ailes hardies mais fragiles du rêve... Il faudrait en finir... Pouvaient-ils s'oublier désormais? Devaient-ils hâter une union que leurs coeurs demandaient?

Jean-Marcel ne voyait pas comment jamais femme plus digne pourrait venir s'asseoir à son foyer. Il ne voulait pas chercher ailleurs, et il étouffait impitoyablement les objections qui tentaient de surgir.

Elle, ah! elle, Lucette, c'était bien autre chose. L'isolement pesait sur sa tête, les souvenirs remontaient du passé, et son imagination un moment envolée, reployait ses ailes fatiguées. Aimer, le pouvait-elle bien? Le pouvait-elle encore?... En secret, oui, peut-être, mais pas ouvertement et avec orgueil, comme les autres... N'était-elle pas imprudente alors en agissant comme elle le faisait?... Oserait-elle jamais reposer son front sur l'épaule d'un honnête homme?... Oserait-elle jamais lui demander de l'aimer de tout son coeur?... Oserait-elle jamais lui jurer qu'elle était bien digne de lui? O amertume! ô désespérance! il fallait donc l'oublier, lui, le seul homme qu'elle eut jamais aimé!... son premier et son dernier amour?...

Elle ne pouvait pas, non, elle ne pouvait pas être à lui... Il la mépriserait, il la rejetterait cette chose souillée!... Horreur! horreur!

Et elle cachait dans ses mains crispées sa figure pâlissante, son coeur se gonflait, ses lèvres se serraient douloureusement, ses yeux se mouillaient, et saisie d'une angoisse nouvelle, elle se jetait sur son lit, cherchant inutilement à tout oublier.

Parfois l'image de René, le forgeron, passait devant ses yeux. Pourquoi ne l'aimait-elle pas, lui? Il était bon comme l'autre; elle l'avait connu toute jeune... c'était un garçon de sa paroisse, un bon ouvrier... Il l'aimait de toute son âme, puisqu'il était venu demeurer à la ville pour elle, pour la voir, pour la protéger.

Et puis, il savait tout... Il savait qu'elle n'avait jamais péché... Pourquoi ne l'aimait-elle pas?

Et voilà le mystère de tous les jours et de bien des coeurs. Personne n'y répondra jamais.

Mais elle se faisait illusion, l'infortunée, et si elle eut aimé René le forgeron, comme elle aimait Jean-Marcel, l'inspecteur d'écoles, elle eut senti se réveiller dans sa conscience les mêmes scrupules, et dans son coeur, la même délicatesse, car c'est parce qu'elle aimait beaucoup qu'elle ne voulait offrir à son dieu qu'une victime sans tache.


XV

ISIDORE TOURTEAU CHEZ SA FEMME

Avant d'aller réclamer, comme sien, le porte-monnaie plein du fruit des rapines du Club des Six, Zidore qui avait aussi le flair des prédestinés, comprit qu'il devait se rapprocher de sa femme. Il allait se montrer repentant, ennuyé de sa vie d'isolement, désireux de mieux employer les années qui lui restaient à vivre. C'est dommage qu'il n'ait pas prévu cela. Il se serait muni, pour le voyage, d'une lettre de son curé, comme d'un sacrement. Devant la lettre de son vieux curé Christine aurait vite baissé pavillon. Elle serait accourue vers la chambre nuptiale comme la première fois, mieux que la première fois.

Ils partirent ensemble, Zidore, Tiquenne et Bancalou. Ils ne savaient même point de quel côté aller, par quelles rues passer; mais peu leur importait de faire des pas inutiles, ils n'étaient point pressés d'arriver et sentaient le besoin de se dégourdir un peu la jambe. D'abord, il était naturel de se diriger vers un quartier pauvre. Ils s'y trouvaient déjà; ils n'avaient donc qu'à tourner par ici ou par là... Zidore demanda à la première femme qu'ils rencontrèrent, si elle connaissait Mme Tourteau. La femme se mit à rire:

--Tourteau vous-même, répondit-elle.

--Elle me connaît! fit Zidore étonné.

Et il se retourna pour la regarder; mais elle continuait son chemin, sans s'occuper de lui.

--C'est drôle! murmura-t-il.

Un homme venait, un vieillard:

--Connaissez-vous, Mme Tourteau? demanda Tiquenne.

--Pas dans ce monde-ci, répondit le vieillard.

Il voulait dire qu'il ne connaissait pas de Mme Tourteau parmi le monde du quartier, car il continua:

--Je demeure ici depuis soixante-et-dix ans... j'y suis né, j'y ai été élevé, j'y ai grandi, je m'y suis marié, j'y ai élevé ma famille, j'y ai vieilli, et je vais y mourir...

--En a-t-il fait des bêtises ici! observa Bancalou.

--Et je n'y ai jamais connu de Tourteau... ni homme, ni femme... quand j'étais petit...

--Je n'étais pas grand, continua Tiquenne.

Et ils s'enfuirent tous trois pour ne pas en entendre plus long.

--Pas un petit merci, seulement, grogna le vieux. Morfondez-vous à cette heure, pour faire plaisir aux messieurs.

L'intéressant trio tourna un coin de se heurta à un individu rondelet, rougeaud, rasé de frais, enveloppé dans son manteau comme un oignon dans sa pelure. Il ne les connaissait pas, ces trois mousquetaires, lui, l'individu rougeaud, cependant, il leur sourit de toutes ses dents blanche.

--Pardon, monsieur, ne connaîtriez-vous pas, par hasard, Mme Tourteau?

--Oh, yes! very well... c'est moa connaître a little...

--Qu'est-ce qu'il dit? demanda Zidore.

--Il dit qu'il en connaît une petite traduisit Bancalou...

--Il n'y a pas deux Mme Tourteau, répliqua Zidore emphatiquement.

--Pouvez-vous nous dire où elle demeure? reprit Bancalou.

--No... Elle volé pas dire à moa, jamais... Moa trop de l'amour por les tour... tour... tourterelles! Excuse me...

Il s'éloigna toujours riant.

--C'est dans les épiceries qu'il faut chercher, dit Bancalou, tout le monde vient chez l'épicier, même celui qui n'a rien pour payer.

Et ils entrèrent dans plusieurs épiceries, demandant madame Tourteau, comme ils auraient demandé une chopine de bière. Enfin dans une boutique de la rue Ste-Catherine, un commis leur dit:

--Attendez donc, il me semble... Pourtant ce nom ne m'est pas inconnu... Un nom assez drôle pour qu'on le remarque.

Zidore allait protester. Un garçon entra; c'était le porteur de paquets, l'homme de voiture, comme on dit. Le commis lui demanda:

--Une dame Tourteau, la connais-tu?... As-tu porté quelque chose à ce nom-là?... Tu dois t'en souvenir, c'est assez cocasse.

Zidore fit un pas vers le commis qui se permettait de plaisanter sur son nom.

--Oui, oui, que diable! vous ne devez pas l'avoir oublié, c'est hier... pas plus tard qu'hier.

--Ah! firent les trois compères.

--Mais je ne l'ai pas trouvée, reprit le porteur du magasin; elle était partie. Il y a un écriteau sur la porte: Chambre à louer. J'ai trouvé le "nique" du "liève", mais le "liève" n'y était pas.

Les trois amis se regardèrent découragés.

--Et les marchandises? demanda le commis.

--Je les ai délivrées à madame Duhamelin; C'est elle qui les avait achetées pour madame Tourteau.

--Et vous ne savez pas où elle est allée demeurer? questionna Zidore.

--Des gens de la même maison m'ont dit qu'elle demeurait avec une amie. Une chambre à deux c'est plus économique et moins ennuyant.

--Et cette dame Duhamelin, où reste-t-elle, s'il vous plaît?

Le garçon donna l'adresse et Zidore, Tiquenne et Bancalou sortirent aussitôt, contents d'être sur la trace enfin. Ils se rendirent chez madame Duhamelin. Madame Duhamelin ne savait pas où sa protégée s'était réfugiée. Cependant, elle se doutait bien que ce devait être chez mademoiselle Longpré, l'institutrice de son fils, puisqu'elle était avec une amie. Alors elle donna l'adresse de Lucette, rue de La Visitation.

Le petit Henri accourut pour voir ces étrangers qui parlaient avec sa mère.

--Un beau garçon, remarqua Zidore, en caressant les boucles soyeuses de ses cheveux.

Madame Duhamelin sourit, en enveloppant l'enfant d'un regard plein d'affection.

--Et, ce qui vaut mieux, ajouta-t-elle, il est bon.

--Le bon Dieu en fait des bons et des mauvais, reprit Tourteau, comme pour dire qu'il y avait prédestination au ciel ou à l'enfer, et qu'on aurait beau faire, on n'y changerait rien.

--Il faut bien s'aider un peu, protesta Madame Duhamelin, puis aussi aider aux autres.

Les trois compères reprirent assez gaîment leur course, orientés qu'ils étaient maintenant. Ils plaisantaient. Zidore disait:

--Je cherche Christine, et je trouve Lucette. Il riait cyniquement. Pourtant, il avait peur d'être reçu froidement; mais il ne pensait pas, tout de même, qu'elle lui ferait des grossièretés. Dix ans devaient avoir apaisé la colère... Ces bonnes âmes-là, ça ne meurt pas dans la rancune...

--Ce doit être ici, fit Bancalou.

Il montrait une maison haute, sans prétention, fort vieille, avec plusieurs portes doubles sur la rue. Ils montèrent jusqu'à la mansarde et frappèrent à une porte nouvellement peinte en blanc.

--L'enseigne de la virginité, dit Tiquenne.

--Pour nous attirer mieux, répondit l'infâme Tourteau.

Une voix douce, pénétrante, fraîche, leur dit d'entrer, et la porte s'ouvrit.

Tiquenne entra le premier, souriant, Bancalou suivit, plus grave; enfin Zidore s'avança, inquiet malgré sa forfanterie. Lucette se leva. C'était elle qui avait dit d'entrer. Elle ne remit pas Tiquenne, bien qu'il sourit d'abord, et parut une connaissance. Elle ne reconnut pas Bancalou, non plus, car elle ne l'avait vu qu'une fois ou deux, il y avait dix ans; mais elle reconnut Zidore Tourteau, et elle recula stupéfaite. Elle ne dit rien d'abord; elle ne put rien dire, tant elle était épouvantée; mais vite, sa force d'âme rebondit sous l'oppression, une indignation superbe jaillit, et s'avançant vers lui, le bras tendu, l'oeil ardent.

--Sortez! dit-elle.

Zidore ne l'avait pas reconnue. Il ne la reconnaissait pas encore... Elle était belle toujours, mais ce n'était plus la douce, rose et souriante enfant de dix-sept ans qu'il n'avait cessé de revoir dans ses souvenirs, c'était une fille magnifique dans sa tristesse et sa colère, un galbe d'ange vengeur. Madame Tourteau s'était écrié:

--Mon Dieu! c'est mon mari!...

Et, joignant ses mains amaigries, elle attendait, dans la terreur et l'espoir de qui allait arriver.

--Pourquoi me chassez-vous, balbutia Tourteau, je ne vous ai rien fait... je ne vous connais seulement pas?...

--Misérable! Vous ne m'avez rien fait?... Vous m'avez tuée!... Vous avez fait pis que me tuer!... J'étais jeune, heureuse remplie d'espérances, et vous avez flétri ma jeunesse! Vous avez piétiné sur mon âme!... Vous avez arraché de mon coeur le bonheur d'aimer et d'espérer!... Vous ne reconnaissez donc pas votre infortunée victime?... J'ai bien changé, c'est vrai!... Les larmes ont creusé des sillons sur mes jours!... le désespoir a mis un voile sombre sur mes traits!... Vous avez oublié, vous, le mal que vous m'avez fait, moi, je ne puis l'oublier!... Qu'est-ce que cela peut vous faire de déshonorer des jeunes filles, et de couvrir de honte des familles honnêtes?... Vous êtes satisfait, et vous avez de l'argent pour acheter les apparences du respect, cela vous suffit!... Au moins, laissez en paix dans leur infortune, les coeurs que vous avez broyés!... Ne venez pas troubler notre solitude sacrés. La haine se réveille à votre vue et nous ne pourrions jamais pardonner si vous restiez là!

--Pardon, fit Zidore, en joignant les mains.

--Sortez!

--Je sais que je suis un grand coupable... je regrette ma faute... je ferai tout en mon pouvoir pour la réparer... Je vais m'en aller, oui, je sais que ma présence vous est insupportable. Mais, tenez je l'avoue, j'ai deux victimes ici et je demande pardon à mes deux victimes, à vous et à ma femme... Je vais tout réparer. Je viens avec de bonnes intentions; demandez à Bancalou, demandez à Tiquenne mon garçon!...

--Tiquenne! s'écria la mère Tourteau, en ouvrant les bras... C'est-il Dieu possible!... Mon enfant!

Et Tiquenne se jeta dans ses bras, et l'embrassa tendrement à plusieurs reprises. Jusque-là, il n'avait pas osé remuer, tout entier à l'invective de Lucette...

--Oui, continuait Zidore, demandez-leur si je ne viens pas pour chercher ma femme, pour la ramener dans sa maison... Je veux qu'elle oublie le mal que je lui ai fait!... Je veux qu'elle soit témoin du changement qui s'est opéré en moi... Elle saura vous le dire, car elle viendra vous voir quand elle voudra... Elle sera maîtresse à la maison!... Pas vrai, Bancalou, pas vrai Tiquenne, que j'ai dit cela? que je l'ai promis? que je suis venu exprès?...

Bancalou affirma gravement.

--On se convertit quand la grâce du Seigneur agit.

Lucette était un peu adoucie. D'abord, les mouvements violents ne sont jamais de longue durée, c'est comme les grands plaisirs, comme les grandes douleurs. Et puis elle pensait que sa vieille amie, si bonne, si résignée, allait peut-être retrouver enfin la paix et le bonheur, avec son époux et son enfant, dans sa demeure, à la campagne, parmi les siens, à l'ombre du clocher natal. Cette pensée rafraîchissait son âme comme un ondée rafraîchit l'herbe brûlée par le soleil. Elle commençait à s'oublier elle-même; la charité l'enlevait au-dessus de ses misères, dans la sérénité des élus.

Mais elle ne pouvait pas toujours demeurer en la présence de cet homme odieux. Sa pudeur se révoltait. Elle ne savait pas s'il était sincère en parlant de sa femme, mais elle ne pouvait pas aisément intervenir. Au reste, Mme Tourteau avait plus d'expérience qu'elle, elle se déciderait qu'après avoir bien réfléchi. Elle s'enveloppa dans un chaud vêtement et sortit. Elle dit à Mme Tourteau qu'elle allait donner ses leçons. Elle espérait que le bon Dieu l'inspirerait et lui ferait prendre une décision sage.

Zidore ne fut pas fâché de la voir s'éloigner. Malgré son effronterie et son cynisme, il ne se sentait pas à l'aise sous ce regard foudroyant et cette avalanche de reproches. Maintenant qu'ils étaient seule avec sa femme, Bancalou, Tiquenne et lui, l'affaire marcherait mieux. Elle ne résisterait pas, elle; sa colère ne le ferait pas trembler. Elle ne l'avait jamais effrayé. Il s'approcha d'elle et doucement l'entourant de ses bras, il l'embrassa.

--Oui, Christine, tu vas t'en revenir chez nous, et tu seras reine et maîtresse dans la maison... Plus de troubles, plus de mots durs, plus de mauvais traitements... Tiens! j'avais envoyé de l'argent à Tiquenne, pour toi... pour toi et pour les maisons... Tu sais que j'ai des maisons ici. Elles ont besoins de réparations: elles sont vieilles.... Deux cents piastres, plus que cela, deux cent vingt-deux piastres que j'avais mises entre les mains de Tiquenne.

--Et quelques sous, remarqua Bancalou, qui éprouvait le besoin de dire quelque chose.

--C'est vrai, reprit Zidore, nous avons compté l'argent ensemble... Eh bien! ma chère Christine, le bon Dieu m'éprouve, et il a raison. Il veut voir si je suis bien résolu à changer de vie et à te reprendre, et il m'a fait perdre, je ne sais comment ces deux cent vingt-deux piastres...

--Et quelques sous, murmura Bancalou, souriant...

--Que je t'envoyais pour toi, pour Tiquenne, et pour les maisons... J'avais mis cet argent dans un porte-monnaie et j'avais confié le porte-monnaie à Tiquenne... Pas vrai Tiquenne?

--Oui, papa, c'est vrai... et je l'ai perdu il y a quelque temps sur la rue Sainte-Catherine, en voulant secourir une femme qui s'évanouissait à la porte d'un magasin, sur le trottoir.

--Hein? que dis-tu? fit Madame Tourteau dans l'ébahissement... Toi!... c'était donc toi!... Mon coeur de mère ne me trompait pas!... Cette femme, Tiquenne, c'était moi! Je t'avais reconnu... La surprise, le plaisir... je suis tombée comme une masse... C'était trop pour une pauvre âme... Ah! Dieu est bon!... Ton porte-monnaie, Zidore, je sais où il est... C'est lui bien sûr.. La police l'a trouvé à terre près de moi... Je dis à terre, je n'en sais rien. Les deux hommes qu'il y avait là, disaient qu'il était tombé de mes habits, et voulaient me faire passer pour une voleuse... J'avais beau affirmer que ce n'était pas à moi, que j'était pauvre, que je ne l'avais jamais vu, ils ne voulaient rien entendre, et me menaçaient de la prison... Sans une bonne et charitable dame qui se trouvait là et qui me prit sous sa protection, je serais peut-être en prison aujourd'hui... Comme de raison, s'ils ont trouvé cet argent-là sur moi, deux cents piastres...

--Deux cent vingt-deux, rectifia Zidore.

--Et quelques sous, termina Bancalou, qui riait sans gêne aucune...

--Quelle étonnante rencontre! clama Tiquenne.

--Quelle chance pour toi, Zidore, fit Bancalou.

--Le bon Dieu me récompense déjà, soupira l'astucieux Tourteau.

Et la femme reprit toute radieuse:

--Il faut aller sans perdre de temps réclamer cet argent.

--Aujourd'hui même, approuva Bancalou.

--Tu vas venir avec nous, suggéra Zidore à sa femme.

--Je le veux bien, mais je ne pourrai pas dire grand'chose.

--Tu diras ce que tu sais, pas plus.

--Vous n'aurez pas besoin de moi, remarqua Bancalou, un troisième gâte tout.

--Ni de moi, dit Tiquenne, un quatrième peut amener des complications.

Pendant que Madame Tourteau s'habillait, Bancalou et Tiquenne sortirent. Zidore les suivit un instant après. Il dit à Bancalou:

--Tu crois que c'est mieux comme ça?

--Oui, beaucoup mieux; ça simplifie le rouage... Tu te souviens? deux cent vingt-deux, vingt de dix, quatre de cinq, un de deux, et quelques menues monnaies... Pas de porte-monnaie, c'est mieux. Le porte-monnaie, tu ne le connais point... c'est à Tiquenne ton garçon. A Etienne: il faudra dire Etienne... Il l'a perdu. Tu lui as laissé l'argent dans la dernière semaine de février... un jeudi. Voilà. Tu te feras identifier; c'est facile. Ça va marcher... A tantôt.

Bancalou et Tiquenne revinrent à leur chambre. Zidore et sa femme se dirigèrent vers le bureau du magistrat de police.


XVI

ZIDORE ET SA FEMME RECLAMENT
LE PORTE-MONNAIE

Zidore Tourteau et Christine, sa femme, s'en allaient côte à côte sur les trottoirs glissants, causant avec intimité, malgré les morsures du vent qui soufflait tout à coup. Ils ne savaient pas trop s'ils réussiraient à mettre la main sur l'intéressant porte-monnaie. Elle, pourtant, dans son honnête naïveté, elle l'espérait, ne voyant pas comment on peut refuser de rendre aux autres ce qui leur appartient. Ne suffit-il point de dire: C'est mon bien, pour qu'on s'empresse de répondre: Prenez-le donc. Lui, il soupçonnait les autres de lui ressembler. Il lisait ses pensées mauvaises et craignait de paraître un livre ouvert; il connaissait sa fourberie et n'était pas sûr de la dissimuler complètement; il éprouvait donc une secrète terreur, et à mesure qu'il approchait du palais de justice; il voyait grandir le danger.

Pour s'étourdir et ne pas paraître inquiet, il se mit à parler de ses projets d'avenir. Il allait faire des améliorations importantes à sa maison. On ne la reconnaîtrait plus. Les gens qui venaient de la ville, en été, jugeaient l'endroit des plus charmants et s'y plaisaient beaucoup. La rivière coulait si belle tout auprès, et les arbres étaient si grands et si peuplés d'oiseaux... Il y avait l'argent à faire avec les pensionnaires, dans la belle saison... Il annoncerait la nouvelle hôtellerie, une hôtellerie de bonne marque, ouverte à l'éclosion des fleurs, et fermée à la chute des feuilles... Rien comme la réclame pour amorcer le public... Le public est un gros oiseau bénin qui s'englue volontiers. Il croit tout ce qui s'écrit, et, par contre, il doute toujours un peu de ce qu'il entend.

Et Christine, encore dans l'éblouissement, malgré sa longue expérience, approuvait d'un: Oui, mon homme, oui, Zidore, toutes les paroles de son coquin de mari. Cette fois, il était sincère; il raisonnait comme un homme de bien; il faisait preuve de générosité... Le bon Dieu avait touché son coeur; la réflexion donnait une pente nouvelle à ses passions, et les tournait vers la justice... Elle allait donc avoir des jours de paix désormais, et les années de peine seraient vite oubliées. Elles se fondraient dans les années de bonheur qui se levaient...

--C'est ici, fit Zidore, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme.

--Comme c'est grand et comme c'est beau! clama Christine, sa femme.

--Ce n'est pas encore ni assez grand ni assez beau pour une ville comme Montréal, affirma-t-il, en montant les larges marches de pierre.

--Il y a donc bien des gens malhonnêtes, observa-t-elle, sans malice aucune... et, pourtant, on le les connaît pas tous, ajouta-t-elle aussitôt.

Un messager les conduisit devant le magistrat de police.

En passant dans les corridors sombres, Tourteau comptait:

--Deux cent vingt-deux piastre et quelques menue monnaie. Vingt billets de dix, quatre de cinq, un de deux...

Le magistral, affable, jovial et poli avec le citoyen libre se montrait sévère devant le coquin. Par respect pour lui-même, et par galanterie pour Madame la Justice qui lui confiait son honneur, il était austère jusqu'à la porte. Tant pis pour les délinquants que la mauvaise fortune amenait là. Une fois dehors, il ôtait le masque, et sa belle figure d'homme heureux souriait à tout le monde.

--Quel est l'objet de votre visite? demanda-t-il aux époux Tourteau.

Ils ne savaient pas trop comment s'exprimer, et ce n'était pas à qui dirait le premier mot. Lui, Zidore, il espérait qu'elle parlerait, elle, si contente, et puis, en sa qualité de femme, ça devait lui coûter moins. Elle, de son côté, elle pensait qu'il était plus convenable de laisser la parole à son mari. Un homme, ça doit parler mieux à un juge, c'est toujours bien du même sexe.

--Allons! reprit le juge, dites-moi ce qui vous amène... Que voulez-vous? Je n'ai pas de temps à perdre.

--Eh bien! Votre Honneur, voici l'histoire, commença Zidore. Mon nom est Zidore tourteau, je n'ai pas honte d le dire, Zidore Tourteau, de Saint-Ixe. Je suis habitant pas riche, pas pauvre non plus, et je n'ai besoin de personne pour m'enculotter ou mettre mon pain au four.

--Parfait, dit le juge, continuez.

Et Zidore continua, un peu plus à l'aise:

--J'ai aussi des maisons dans la ville. Trois. Des vieilles, qui ont besoin de réparations.

--Pas de détails inutiles, s'il vous plaît.

--Ce n'est pas inutile, ce que je dis là, monsieur le juge... Votre Honneur! Votre Honneur!... C'est même nécessaire: vous allez voir... J'ai aussi ma femme qui...

Le magistrat sourit. Il pensait aux réparations probablement, mais il ne dit rien, par bienséance, et pour garder sa dignité, et Zidore continuait toujours:

--Ma femme qui, à cause de certaines petites misères de famille et de mon humeur maussade... Oui, il faut bien l'avouer, j'ai l'humeur maussade... C'est-à-dire que je l'avais. Je ne l'ai plus. Dieu merci! et c'est pourquoi vous me voyez devant vous avec ma légitime; je viens la chercher.

--Vous êtes séparés? demanda le juge.

--Franchement, Votre Honneur, elle ne pouvait plus m'endurer, et un bon jour, elle m'a planté là. Je ne la blâme point; non, je ne la blâme point. L'absence a été longue. Une séparation de neuf à dix ans, je crois bien, hein! Christine?

--Huit ans.

--Il a trouvé le temps long, c'est un bon signe, remarqua le juge.

--Eh bien! reprit Zidore, je lui envoyais quelquefois de l'argent; il ne fallait pas la laisser mourir de faim...

Il s'aperçut qu'il faisait fausse route, et s'arrêta de peur d'être démenti.

--J'envoyais de l'argent pour l'entretien de mes maisons surtout... des vieilles maisons avec des locataires qui paient mal... J'ai aussi un garçon ici, à Montréal... Il a fait comme sa mère, il m'a quitté.

--Vous n'êtes pas un ange, à ce qu'il paraît, observa le juge.

--Pas un ange, non, pas un démon non plus, un homme tout ainsi.

Pour revenir à mon histoire, poursuivit-il aussitôt, l'autre jour j'ai envoyé...

Il eut peur. Il tombait encore à côté du chemin tracé. Il se reprit:

--C'est-à-dire que j'étais pour envoyer... Il est venu à la maison.

--Qui ça? demanda le magistrat.

--Mon garçon, pardine, mon garçon!

--Tiquenne a été à la maison? fit madame Tourteau.

--Oui, oui, chère, Etienne est venu... Etienne!... Est-ce que je ne te l'ai pas dit? Non, en effet... Au reste, Votre Honneur, on vient de se retrouver, je n'ai pas eu le temps de tout lui dire... Et je crois que je la chercherais encore, sans madame Du... Du...

--Duhamelin, finit Christine.

--Madame Duhamelin! justement.

--Que demeure rue Sainte-Catherine? demanda le magistrat.

--Oui, Monsieur répondit la femme Tourteau. Une dame charitable qui m'a bien secourue... Elle n'a qu'un petit garçon et c'est Mademoiselle Longpré, ma jeune amie, une enfant de notre paroisse, qui lui fait la classe maintenant.

--C'est bien cela, en effet, pensa le juge, et il se sentit mieux disposé à entendre les explications un peu longues de Zidore.

--Continuez, ordonna-t-il, et vite, il faut que je sorte.

--Donc, Monsieur le juge, j'ai remis entre les mains de mon garçon deux cent vingt-deux piastres et quelques sous...

--Certes, vous n'êtes pas à la besace, observa le juge.

--Il y a encore du pain sur la planche... et je ramène Christine, ma légitime... Et si mon garçon veut revenir aussi... Mais entre nous, Monsieur le juge, il est un peu... vous savez?... et c'est la ville qu'il aime... pauvre Etienne!

--Etienne... Tiquenne... il me semble que je n'entends pas ce nom-là pour la première fois.

Zidore, un peu enferré, paya d'audace.

--Et j'ai bien peur que ce ne soit pas le dernière!... Ah! les enfants, quant ils ne veulent pas écouter leurs parents, le bon Dieu les abandonne, et alors c'est fini.

--Et votre garçon vous a volé, je suppose!... Il a gardé l'argent!

--Je ne dis pas cela, Votre Honneur, je ne dis pas cela!... Cet argent-là, voyez-vous, c'était un peu pour lui, un peu pour sa mère, et le reste pour les maisons... Il a tout perdu!

--C'est lui qui vous dit cela?

--L'argent a été retrouvé, reprit Madame Tourteau à son tour. Il paraît qu'on l'a trouvé sur moi, dans un porte-monnaie... Je m'était évanouie sur le trottoir, en apercevant mon enfant que je n'avais vu depuis des années, et quand je suis revenue à moi, un homme de police a voulu me remettre le porte-monnaie. Je n'ai pas voulu le prendre; je ne savais pas... Je ne me souvenais de rien...

--La surprise, suggéra Zidore la joie... Elle avait perdu la mémoire; elle était troublée comme de raison...

Il se toucha le front pour mieux faire comprendre au magistrat une chose qu'il n'osait dire trop clairement, de peur de chagriner la douce créature. Madame Tourteau continua:

--J'aurais été arrêtée comme voleuse, si madame Duhamelin, qui se trouvait là, dans le magasin, ne m'avait prise sous sa protection.

--Maintenant, dit Zidore d'un ton assuré, nous venons réclamer les deux cent vingt-deux piastres.

Et de peur qu'il n'eut pas l'occasion de faire sa preuve comme il avait été réglé, il ajouta lentement:

--Vingt billets de dix piastres, quatre de cinq, un de deux, et quelque monnaie, je ne sais pas au juste.

Le magistrat trouvait l'histoire assez plausible et les figures suffisamment respectables. Une chose certaine, c'est qu'un porte-monnaie, contenant le montant déclaré par Tourteau, avait été trouvé sur une femme évanouie, et que personne ne s'était présenté pour le réclamer. Mais il fallait tout de même agir avec circonspection. Rien ne ressemble plus à un filou qu'un honnête homme, et rien n'a plus l'air d'un honnête homme qu'un filou. Il verrait.

--Vous devez connaître, dit-il, bon nombre de gens d'affaires, ici, Monsieur Tourteau, puisque vous possédez plusieurs maisons... Vous venez à la ville souvent, vous fréquentez les marchés, puisque vous êtes un cultivateur à l'aise, riche probablement. Je vous crois un brave et honnête citoyen, mais enfin, je ne vous connais point, moi, et vous comprenez ma responsabilité.

--Si ce n'est que cela, Votre Honneur, tout de suite, je suis à votre disposition, répartit gaiement Zidore. Tenez, mon cheval est dans l'écurie du Poulin Rouge, à deux pas d'ici... Vous connaissez le propriétaire des grandes écuries du Poulin rouge?... Je cours le chercher. Ou bien, si vous voulez me faire l'honneur d'accepter un verre de vin au Richelieu... Durocher me connaît comme son chapelet. Et si ça ne fait pas, nous irons chez Riendeau. Je connais les bonnes maisons, et j'y suis connu.

Décidément, pensa le magistrat, cet homme est franc. On ne s'expose pas ainsi à un démenti.

--Vous pouvez venir, reprit Zidore. Zidore Tourteau est dur à cuire en affaires, mais il sait payer quand il le faut, et il ne vous fera pas honte... Tenez, si votre famille veut passer la belle saison dans un paysage enchanteur, elle n'a qu'à venir chez moi. Plusieurs familles anglaises s'y rendent chaque été, maintenant.

--Fort bien, Monsieur Tourteau, allons au Richelieu, je veux bien accepter un verre de vin.


XVII

PART A TROIS

On ne pouvait pas raisonnablement douter de la franchise de Zidore Tourteau. Il passait depuis longtemps pour un des plus riches habitants de Saint-Ixe, un peu chiche, certainement avare même, si l'on veut, et n'aimant pas à payer pour tout le monde, mais se versant plein verre et vidant son assiette sans souci de la note. Les gens de sa paroisse disaient qu'il se refaisait amplement au retour, et qu'il avait mille moyens de réparer les brèches. Qu'importe? A la ville, il avait des façons de bourgeois et son nom valait de l'or.

Il n'eut pas de peine, en conséquence, à se faire remettre le porte-monnaie précieux. Il compta héroïquement les billets de dix et les billets de cinq, trouva le montant intact, et déclara que la ville de Montréal avait une police habile et scrupuleuse. Il fut tenté de laisser un dix piastres pour les deux employés fidèles qui avaient ramassé l'argent et ne s'étaient pas même approprié un dix sous pour boire à l'heureuse trouvaille. Il résista cependant, et pour ne pas succomber à la tentation, il se hâta de fuir.

Madame Tourteau était allée rejoindre Lucette, à sa chambre. Elle était anxieuse de lui dire comme le magistrat les avait bien reçus, son mari et elle, et l'espérance qu'ils avaient de recouvrer cette grosse somme si étrangement perdue. Lucette trouvait bien étrange cette soudaine largesse de Tourteau, et ne pouvait s'empêcher de soupçonner une machination nouvelle, mais elle n'en laissait rien voir, de peur de chagriner sa vieille amie. Le désenchantement arrive toujours assez tôt, laissons durer l'illusion. Surtout, prenons garde d'abréger la paix des autres. Etouffons les mauvaises nouvelles avant qu'elles étouffent elles-mêmes les pauvres âmes trahies.

Tourteau se rendit chez son ami Bancalou. Il savait que Tiquenne et Bancalou l'attendaient dans une mortelle anxiété. Comme ils allaient être contents de lui! C'est que lui, Zidore, il pouvait leur faire la leçon encore. Il aurait été leur maître à tous, s'il avait voulu suivre l'émouvante et dangereuse carrière de brigandage organisé. Or, pendant qu'il s'enivrait d'une criminelle vanité, il se sentit touché au bras, et se retourna vivement.

--Tiens! fit-il, visiblement vexé, c'est toi!

--Vous marchez bien vite, monsieur Tourteau, vous êtes bien pressé...

--Allez-vous loin?

--Oui, je suis pressé... Je voudrais partir ce soir. Je suis venu chercher ma femme... Nous allons nous remettre ensemble; la séparation ne doit pas durer toujours. Nous sommes mariés par l'Eglise; il faut sauver notre âme.

--Je vous félicite de cette démarche, Monsieur Tourteau, elle est d'un bon citoyen.

--Il faut réparer le temps perdu, mon garçon... Bonsoir! Excuse, ma femme m'attend, je me hâte.

--Mais permettez, vous vous trompez de rue Monsieur Zidore, votre femme ne demeure pas de ce côté.

Zidore ne s'attendait pas à cette remarque et il s'arrêta. Il eut la présence d'esprit de dire:

--Est-ce assez bête?... Vite, mon garçon, mets-moi sur le bon chemin.

--Vous savez où elle demeure votre femme, je suppose?

--Oui, dans une chambre, rue de la Visitation...

--Eh bien! prenez pas la rue de la Visitation; vous l'avez dépassée. Guidez-vous sur le grand clocher là-bas.

--Merci, mon garçon, je m'y reconnais maintenant.

Ce garçon, c'était René Larose, le forgeron. Il se rendait à l'extrémité de la rue Lagauchetière, pour voir un compagnon de forge, malade depuis quelques jours. Comme il allait entrer, il vit un homme passer en courant au bout de la rue, sur le Chemin Papineau. Il reconnut Zidore.

--Voilà que est drôle, pensa-t-il.

Et sans perdre une seconde, il s'élança vers le chemin Papineau. Zidore l'aperçut et d'un brusque mouvement changeant de direction., il vint à lui.

--Je courais après toi, mon garçon, fit-il tout essoufflé. J'ai pensé que tu me rendrais un petit service, en payant. Mes locataires demandent des réparations, et je veux bien mettre toute chose en bon ordre... Tu sais, j'aime ça, l'ordre, moi... Veux-tu pendant que tu te trouves ici, venir examiner les targettes, les clenches, les serrures, et tu remplaceras ce qui ne vaut plus rien... Tu seras bien payé...

--Oh! je ne crains pas, dit René, qui savait bien le contraire.

--C'est à deux pas d'ici, reprit Zidore... Tiens, vois-tu là, à droite, ce pâté de maisons grises à deux étages?... Je vais t'y conduire.

Il emmena le jeune forgeron. Il le fit entrer dans le club des Six d'abord. Fildoux et Cascapoil causaient ensemble comme des gens qui veulent se dévorer, mais c'en était un autre qu'ils voulaient rejoindre pour l'étriper. Ils ne se gênaient pas pour parler, car ils savaient que leur propriétaire n'était pas de ceux qui vendent ou trahissent. Il n'aurait pas amené un espion avec lui. Au reste, ils ne nommaient personne.

Zidore donna ses instructions à René et s'esquiva aussitôt. Il avait hâte de revoir Bancalou. Il ne voulait pas que René connut la demeure de Bancalou et de Tiquenne. On se savait pas ce que pouvait amener le lendemain. Puis, quand on rançonne tout le monde pour nourrir ses appétits dépravés, il est mieux de ne pas dire où l'on dresse sa table.

Il monta l'escalier à pas lents, et comme à regret. Il voulait faire croire à un échec. Bancalou, anxieux, entr'ouvrit la porte.

--Arrive donc!... Quelle nouvelle?... L'as-tu roulé?... parle.

Tourteau riait malgré lui. Pour toute réponse, il montra le porte-monnaie. Ce fut un cri de joie. Ils s'enfermèrent pour parler et rire à leur aise. Roulé, le magistrat! Oui, il était roulé!...

--Tu es notre maître à tous, avoua Bancalou, et si tu avais passé par le séminaire pour apprendre les ruses des Grecs et des Latins, ta renommée serait aussi grande que celle du cheval qui prit la ville de Troie...

--Les chevaux, riposta Zidore, de joyeuse humeur, ils se font prendre dans les villes maintenant.

Ils partagèrent l'argent et vidèrent chopine. Ne fallait-il pas boire au succès. Tiquenne fut chargé d'aller porter la nouvelle à sa mère. L'argent était trouvé; pas un sou ne manquait... Elle n'avait qu'à mettre son linge dans une valise et à se tenir prête, son mari la viendrait prendre de bonne heure, le matin.

Lucette ressentit une grande peine de la voir partir. Elle allait encore se trouver seule, et sa chambre lui paraîtrait encore plus solitaire et plus désolée qu'auparavant. Elle s'était habituée à voir et à entendre cette malheureuse comme elle, et comme elle toujours soumise à la volonté de Dieu. Heureusement, tout le long du jour, elle avait le soin des enfants dont l'instruction lui était confiée; mais les soirées seraient longues et les nuits souvent sans sommeil.

Tiquenne entra chez sa mère à l'heure du souper. Il était rayonnant. Madame Tourteau et Lucette buvaient ensemble, dans un tête à tête mouillé de larmes leur dernière tasse de thé. Tiquenne embrassa sa mère et salua poliment l'ancienne institutrice.

--Bonne nouvelle, mère, annonça-t-il d'une voix vibrante, l'argent est trouvé!... Vous partirez demain matin. Bouclez vos malles, habillez-vous chaudement, le père sera à la porte avec sa voiture, à sept heures.

--Viens prendre une tasse de thé avec nous, dit la mère, souriant à travers ses larmes.

--Venez, dit aussi Lucette.

Il accepta, se mit à table et mangea de bon appétit sans se laisser émotionner plus que de raison par les yeux en pleurs de les paroles affectueuses de ses deux voisines.

--Est-ce que tu ne reviens pas à la maison avec nous? lui demanda sa mère.

--Le père est dur à l'ouvrage et paie chichement... Je verrai. Je gagne plus ici et je travaille moins.

--Le travail est un bien, mon enfant, et c'est par lui que la force du corps se développe et que le coeur reste bon, observa la mère soucieuse de l'avenir de son fils.

--Vous savez bien que papa n'est point un homme comme un autre, fit-il un peu amèrement.

--Il peut changer, il peut s'amender... L'âge, la réflexion, puis la conscience que ne cesse de parler au-dedans de nous...

Lucette éprouvait un certain malaise. Elle n'entendait jamais parler de cet homme, sans ressentir au coeur une douleur aiguë comme un coup de poignard. Madame Tourteau s'en aperçut et ramena la conversation sur un autre sujet.

Le souper était terminé, la table fut desservie.

Quelqu'un frappa, et sur l'invitation ordinaire d'entrer, la porte s'ouvrit. C'était René Larose qui venait passer une heure avec les deux femmes, ses bonnes amies. Il fut surpris de voir en leur compagnie, Tiquenne, le jeune vaurien de la cantine du bord de l'eau... Enfin, il pouvait bien venir voir sa mère. Il n'aurait plus la peine de le chercher, puisqu'il s'offrait.

--Vous savez, Monsieur René, que ma chère vieille amie s'en retourne vivre à la campagne, lui dit Lucette...

Elle ajouta avec un profond soupir:

--Je vais rester bien seule!

--Vous ne serez pas délaissée, répondit le brave forgeron, d'un accent qui dut porter la conviction dans l'esprit inquiet de la dolente fille.

Et répondant à ses premières paroles, il ajouta:

--J'ai rencontré, par hasard M. Tourteau, cette après-midi, et il m'a dit la chose. Il accourait ici, mais par un chemin qui le menait ailleurs. Je l'ai remis sur la bonne voie.

--Il n'est pas venu, affirma Lucette et il ne viendra pas.

Elle disait ces mots d'un air de défi.

Mme Tourteau s'était assise dans un coin de la chambre, sur un canapé avec son fils Tiquenne. Lucette continua, tout en faisant asseoir René près d'elle.

--Il a dépêché son fils unique pour prévenir sa femme.

Elle dit cela d'une drôle de façon, sans penser à rien. Elle savait qu'il n'avait de son mariage que ce garçon-là de vivant. Tout de même, elle rougit subitement, et ne put cacher un peu de confusion. René feignit n'avoir rien remarqué, et se hâta d'ajouter:

--Il me semblait, en effet, que c'était Tiquenne, ce gaillard-là... Il n'est pas de la Croix de Saint-Louis, lui non plus.

Il le regardait, assis avec sa mère sur le canapé. Lucette dit:

--Il a bien changé depuis dix ans...

--Je me rappelle de l'avoir vu à la boutique quelquefois. Il paraissait intelligent, mais gouailleur, espiègle, un peu mauvais même.

Il disait cela d'un accent voilé, pour n'être pas entendu des autres. Il ajouta:

--J'ai peur qu'il ne soit sur une mauvaise pente; il ferait mieux de s'en retourner chez son père.

Tiquenne demandait à sa mère comment elle avait vécu pendant les longues années de leur séparation. Elle avait enduré bien des privations et bien des souffrances sans doute... Il regrettait maintenant de ne pas l'avoir cherchée mieux... Il l'aurait trouvée enfin, bien sûr, et il aurait pu l'aider un peu... Oui, il le regrettait...

Et elle lui racontait les chagrins de toutes sortes dont, en effet, elle avait été abreuvée... L'ennui de son enfant, surtout, de son seul enfant!... Il pouvait se perdre, loin d'elle, dans une grande ville comme Montréal... Il y a tant de mauvais chrétiens...

Elle lui dit qu'un jour, alors qu'elle était dans une grande misère, et qu'elle venait de perdre une protectrice bien charitable, comme elle se rendait au marché pour acheter de quoi dîner, un malheureux jeune homme sans conscience et sans pitié, lui avait arraché des mains son porte-monnaie, en passant contre elle, et s'était sauvé si vite qu'elle avait à peine eu le temps de le voir... Cela l'avait bien affectée, car elle pensait que cet enfant n'avait pas de mère pour veiller sur lui... et que son Tiquenne... On ne savait pas... Elle espérait bien que non... Elle se mit à pleurer et Tiquenne courba la tête.

Un autre visiteur monta l'escalier et s'annonça par trois coups légers dans la porte.

C'était Jean-Marcel. Lui aussi il fut un peu décontenancé à la vue de Tiquenne et de René. Il espérait ne trouver dans la modeste chambre que Lucette et sa vieille compagne. Personne n'interromprait le doux entretien. Ils rêveraient, à deux des choses impossibles peut-être, comme cela arrive souvent, mais c'est déjà une si délicieuse chose que de pouvoir rêver! Et la félicité voulue, quand elle est épuisée, elle est moins que le rêve, elle n'est que le souvenir!... Le souvenir n'a pas l'auréole chatoyante du rêve, et son éclat plus doux semble tamisé par le regret.

Jean-Marcel fut accueilli avec une satisfaction visible. René Larose s'en aperçut bien, et il fut attristé. Non pas qu'il eut des sentiments de basse jalousie, mais à cause de cet amour dont il brûlait lui-même. Il ne serait pas le préféré; il avait un rival qui ne se laisserait pas vaincre, c'était un homme plus haut que lui dans l'échelle sociale, un citoyen plus riche, plus connu, plus respecté, la lutte ne serait pas égale. Jean-Marcel lui tendit la main:

--Merci mille fois, mon ami, lui dit-il, je vais être prudent. Rien ne m'étonne de la part de ces individus. J'ai vu leurs menaces déjà; mais ils ne m'empêcheront pas de faire mon devoir.

--Vous êtes menacé? demanda Lucette, évidemment impressionnée.

--Oh! le danger n'est pas grand, sans doute... Tout de même, il y a de ces brigands pour qui la vie d'un homme ne compte guère.

--Tu es distrait, tu ne m'écoutes plus, disait Madame Tourteau à son garçon qui regardait curieusement Jean-Marcel et prêtait l'oreille à ce qu'il disait.

--Faites bien attention à vous, recommanda Lucette à l'inspecteur d'écoles, et ne sortez pas seul le soir.

Jean-Marcel se prit à rire.

--Je ne me croyais pas entouré de tant de sollicitude, fit-il: Faites attention! me crie votre bon petit coeur!... faites attention! me dit le bon gros coeur de monsieur Larose, dans un petit billet que j'ai reçu tantôt.

En effet, René Larose avait écrit Jean-Marcel pour l'avertir que des misérables voulaient le raccourcir. Une expression qui en disait long paraissait-il,--à cause de la guerre qu'il menait aux bouges et aux repaires de la ville, en sa qualité de membre de la Saint-Vincent de Paul... C'était justement en examinant les ferrures des portes et des fenêtres des maisons de monsieur Tourteau, qu'il avait entendu ces menaces. On allait le suivre, guetter une occasion... Il fallait se défendre. A bas les calotins!... Ce serait plaisir de se faire pendre après cela... Et il n'avait pas tout entendu, car il fallait examiner comme il faut, faire jouer les targettes des fenêtres, tourner les poignées des portes, éprouver les serrures...

La soirée se passa en des causeries aimables. Jean-Marcel parla des écoles qu'il visitait, et raconta des anecdotes recueillies au passage. René Larose glissa de temps en temps, une observation sage, afin de ne point [.................................] mais il se tint surtout sur la réserve, pensant qu'il vaut mieux ne pas dire assez que parler trop. Tiquenne s'était retiré de bonne heure.

Jean-Marcel et René sortirent ensemble. Ils firent quelques pas en silence.

--Mademoiselle Lucette va bien regretter Madame Tourteau, commença le forgeron pour entamer la conversation.

--Et Madame Tourteau pourrait bien regretter Mademoiselle Lucette, répondit l'inspecteur d'écoles.

--Pauvre Lucette! reprit René, le bon Dieu devrait la combler de félicités, maintenant, elle a bien assez souffert...

--Il y a des millions de saints dans le ciel qui n'ont pas payé aussi cher leur très heureuse éternité, répondit Jean-Marcel.

Et après un silence, il demanda doucement, presque timidement:

--Vous l'aimez, n'est-ce pas?

Le jeune forgeron, tout surpris, ne dit rien d'abord.

--- Pourquoi me demander cela? pensait-il... veut-il donc me la laisser?... Les amoureux n'ont pas coutume de se faire de ces politesses.

--Et vous, Monsieur Provost, balbutia-t-il enfin, ne l'aimez-vous pas un peu aussi?

--Moi? Je l'aime de tout mon coeur!...

--Mois aussi.

Et Jean-Marcel ajouta, souriant avec un peu de tristesse:

--Bien sûr que nous ne sommes pas les seuls, Monsieur Larose... tous ceux qui la connaissent doivent l'aimer.

--Elle ne peut être qu'à un seul cependant.

--Je l'ai sauvée de la mort, reprit Jean-Marcel.

--Je vous en ai remercié de grand coeur, alors, Monsieur Provost, et je ne le regretta pas.

--L'aimiez-vous déjà?

--Je l'aimais, mais elle ne le savait point.

--Une jeune fille sait toujours si elle est aimée.

--Et nous, pouvons-nous savoir si une jeune fille nous aime?

--Non, Monsieur René; la jeune fille est souvent arrêtée par un excès de pudeur; il en est même qui sacrifient leur bonheur à la délicatesse de leur vertu.

--Elles sont meilleures que nous!

--Et plus dignes de pitié.

Ils arrivaient à la rue Craig, où ils devaient se séparer. Le forgeron descendait à sa pension, au bord de l'eau.

--Monsieur Larose, reprit Jean Marcel, après un silence de quelques instants, voulez-vous me dire si vous avez des espérances sérieuses?

--Il y a toujours un peu d'incertitude dans l'espérance, Monsieur Provost.

--Si elle vous aime, Monsieur René, je n'essaierai pas de vous enlever son amour... Vous êtes un homme de coeur et de conscience, et ces hommes-là sont rares, il ne faut pas les désespérer. Il ne faut pas non plus, les empêcher de continuer la race des vaillants chrétiens.

--A ce compte-là, Monsieur Provost, c'est à moi à céder la place... Je n'ai pas besoin de vous demander si elle vous aime, je le sais maintenant... Je le sais depuis une heure!... J'espère au moins, que je mériterait toujours son amitié et la vôtre... et la vôtre!

Sa voix eut comme un sanglot en disant cela, et il tendit la main à son heureux rival.

Jean-Marcel serra fort, serra bien fort, cette honnête main d'ouvrier, toute noire de charbon de la forge, mais toute blanche de la pureté de la vie.

--Mon ami! Mon frère! cria-t-il du fond de l'âme.

Et lui aussi, il eut un sanglot. Joie ou douleur, il faut pleurer.

René Larose marchait lentement, la tête baissée, songeant au sacrifice qu'il venait de faire; Jean-Marcel s'en allait allègrement le front haut, souriant aux étoiles qui rayonnaient comme son âme. Il savait bien qu'il était aimé. Il n'avait guère peur d'être supplanté par un rival; mais il ne voulait pas voir les autres souffrir par sa faute, et la loyauté et les dévouements le touchaient toujours profondément.

René n'avait pas cheminé pendant cinq minutes qu'un grand cri retentit du côté où se dirigeait Jean-Marcel.


XVIII

UNE VEILLEE AU CLUB DES SIX

Zidore et Bancalou prirent leur souper en tête à tête, fumèrent une pipe et se rendirent au Club des Six. Cependant, avant d'entrer, Tourteau voulut aller dans une pharmacie. Il avait besoin de quelque chose. Il dormait un peu mal et sentait des tiraillements dans la poitrine, disait-il. Il demanda de la morphine. Oh! pas beaucoup, il n'avait pas envie de s'endormir du grand sommeil... Deux ou trois prises suffiraient peut-être. Il visita ainsi plusieurs apothicaires et se fit un provision de morphine suffisante pour tuer les plus grandes douleurs. Et il riait d'un rire sardonique et disait à Bancalou.

--Il faut tout prévoir. Si demain nous menace, il faut pouvoir lui faire un pied de nez.

--Zidore, l'ancien, murmurait Bancalou, quand j'étais au Séminaire, mon maître me disait: Il faut avoir du serpent, tu l'as, toi, et tu as aussi sa morsure.

Il était joliment grisé, Zidore, grisé par sa bonne fortune et grisé par l'eau-de-vie, et il se sentait disposé à tout faire et à tout dire; il n'avait peur de rien. Il savait qu'il allait passer la soirée avec des repris de justice, mais il feignait de l'ignorer. On lui avait dit que c'était un club de cartes, et il n'en voulait pas connaître davantage.

Les bandits étaient attablés et ils maudissaient Bancalou et Tiquenne qui n'arrivaient pas. Ils avaient été absents assez longtemps. Ils pouvaient bien se dépêcher un peu plus. Ils n'avaient donc pas hâte de se mettre au courant des affaires ou de raconter ce qu'ils avaient machiné là-bas. Bancalou portait une clé; il ouvrit sans faire de bruit et entendit blasphémer son nom.

--Mille millions de damnés, que vous êtes, s'écria-t-il, faut-il pas tenir compagnie aux gens!... Et quand c'est notre propriétaire qui vient me rendre visite, dois-je le mettre à la porte pour venir plus vite me faire plumer ici?

Ils ne répondirent rien, surpris qu'ils étaient, et sans se lever de table, ils saluèrent leur propriétaire et l'invitèrent à jouer.

--Je n'ai point d'argent à perdre, mes amis, leur répondit-il, j'ai trop de misère à le gagner, pour le risquer sur une carte.

--Tu prends un jeu. Bancalou?

--Je joue une heure ou deux.

--Ou trois ou quatre, continua Fildoux.

--J'ai promis à notre propriétaire de l'accompagner, et je n'ai qu'une parole.

Les quatre joueurs étaient Fildoux, Cascapoil, Choucroute et Porc-épic. Zidore se mit à examiner l'intérieur de la pièce, regardant aux fenêtres, faisant glisser les targuettes, tournant les poignées des serrures, agrandissant les déchirures de la tapisserie sur les murs humides:

--Gâté, gâté! tout s'en va!... la ruine... Des réparations, il faut des réparations... grommelait-il.

--Pourvu que vous n'augmentiez pas le prix du loyer, remarqua Choucroute, vous ferez bien toutes les réparations que vous voudrez.

Et Cascapoil ajouta.

--On n'est pas exigeant, nous autres; on est des bons enfants.

--C'est que la propriété monte, mes amis, fit observer Zidore, la propriété a doublé de valeur depuis trois ou quatre ans, et elle va continuer ainsi...

--Dites-vous ça pour nous chatouiller, M. Tourteau? demanda Fildoux, de son timbre clair et en dressant sa fine tête de serpent.

--Je ne sais pas chatouiller, répondit Zidore, j'ai la main trop dure, j'écorche.

--Il y a des mains dures qui chatouillent et des mains douces qui écorchent observa Bancalou.

La partie de cartes se continua avec des alternatives de hausses et de baisses, de gains et de pertes pour chacun des joueurs. Zidore oublié s'endormit sur un banc. Il fut réveillé au bout d'une heure par Tiquenne qui entrait. Choucroute s'écria:

--Arrive, toi, enfant de...

Il pensa au père qui était là sur le banc, et il n'acheva pas.

--Quand on a un père et une mère, repartit Tiquenne, on est bien exposé...

Il ne savait plus quoi dire, et regardait son père qui se levait.

--Exposé à quoi? questionna Porc-épic.

--A devenir orphelin, trouva-t-il.

Il s'approcha de la table, disant qu'il s'était trouvé en la compagnie d'un gros monsieur tout à l'heure, un monsieur qu'il avait vu pour la première fois, il y avait dix ans; un inspecteur d'écoles, un brave!... Il arrivait alors du fond de la rivière où il avait pêché une jeune fille, une maîtresse d'école...

--Elle n'était pas morte? demanda Fildoux...

--Non, mais elle était bien mouillée...

--Sacré farceur, dit Choucroute, tu n'es pas sérieux.

--Depuis ce temps-là, reprit Tiquenne, le gros monsieur est devenu président de la Saint-Vincent de Paul, et il veut jeter à l'eau certaines jeunes filles qu'il trouve un peu malpropres et certains jeunes gens qu'il trouve propres... à rien, comme vous et moi, par exemple.

Fildoux laissa tomber ses cartes et dit fiévreusement:

--Où est-il?

--Je l'ai laissé avec sa belle et avec ma mère, dans une maison de la rue de la Visitation, plus haut que l'église. Il demeure quelque part sur la rue Craig...

--Continuez sans moi, je sors une minute, dit encore Fildoux.

Il se leva. Ses compagnons ne se dérangèrent point. Cependant Bancalou lui dit qu'il ferait mieux de ne pas laisser le jeu. Il répondit qu'il avait une autre parie à jouer, et il sortit.

Une heure s'écoula; une heure et demie peut-être. Zidore s'était rendormi et ronflait sur le banc, comme un tuyau d'orgue quand de nouveau la porte s'ouvrit. Toutes les figures se tournèrent vers Fildoux qui entrait. On savait bien que c'était lui. Il n'avait pas son air insolent de coutume, et ne paraissait pas avoir remporté un grand triomphe. Porc-épic savait pourquoi Fildoux était sorti.

--Eh bien! qu'a-t-il répondu à l'injonction? demanda-t-il.

--L'animal, il m'a glissé entre les mains comme une couleuvre. Tout de même il a dû trouver que je lui caressais les côtes un peu rudement, répondit Fildoux de son timbre d'acier.

Il montrait ses poings de fer, espèces de petits gantelets qui pouvaient assommer un boeuf.

--Il a poussé un cri formidable, reprit Fildoux, et il a eu le courage de se jeter sur moi pour m'étrangler... m'étrangler, moi!

Et il eut un éclat de rire sinistre.

Il continua:

--La colère me montait au cerveau et je l'aurais assommé, si des pas rapides et pesants ne m'eussent tout à coup suggéré de revenir au plus vite. Et il n'était que temps... Un animal grand comme un poteau à gaz, que courait comme un chevreuil, allait m'empoigner. Sauvons-nous que je me dis à l'oreille... A une autre fois!

--Et tu n'es pas blessé?

--Pas une égratignure.

--Et l'autre non plus, remarqua Bancalou... c'est ce qu'on peut appeler une bataille... rangée.

--Si tu n'as pas perdu de sang, dit Tiquenne, tu as perdu autre chose.

--Quoi donc?

--Ta breloque... ton beau cachet

Tiquenne parlait haut, afin d'attirer l'attention de son père et de mettre Fildoux dans l'embarras. Fildoux portait la montre, cette semaine-là.

--C'est pourtant vrai, murmura celui-ci, en regardant à la chaîne de sa montre.

Et il ajoute, d'un air consolé, et à demi-voix, pour ne pas éveiller Tourteau:

--N'importe, je n'ai pas perdu la montre, c'est le principal.

Et il sortit la montre de son gousset pour l'admirer.

--Tu n'as plus longtemps à la porter, fit Bancalou, très haut aussi, comme Tiquenne, pour avertir Zidore.

--Le reste de la semaine... et à mon tour encore, comme les autres, répondit-il.

Il parlait toujours à voix basse, lui... Zidore s'était réveillé cependant. Il écoutait. Tout à coup il se leva et s'approcha de la table.

--Montrez-la moi donc, s'il vous plaît, demanda-t-il à Fildoux.

Fildoux, tout surpris, n'osa pas refuser. Zidore la mit dans son gousset.

--On prend son bien où on le trouve, dit-il d'un ton menaçant. C'est ma montre, je la garde... Que celui qui me l'a volée la réclame s'il l'ose!...


XIX

AU DERNIER VIVANT LES BIENS

--Savez vous la nouvelle? se demandait-on en manière de bonjour, à Saint-Ixe, dans le village et les concessions. Savez-vous la nouvelle?

On répondait: oui, on répondait: non; les uns la connaissaient, les autres ne la connaissaient point. Il y a des gens à qui vous n'apprendrez jamais rien. Ils le savent toujours. Ils seraient humiliés de s'avouer devancés. Il en est d'autres qui ont toujours l'air étonné quand vous leur rapporte un incident quelconque. Ils ne le savent jamais. Ils auraient peur de vous causer un désappointement en vous disant qu'ils sont au courant de l'affaire.

A ceux qui répondaient: non, on se hâtait de dire:

--La femme de Zidore est revenue!... Imaginez donc, après des années!... Il paraît qu'il a été la chercher lui-même à Montréal, oz elle vivait dans la misère... Il faut espérer que l'accord va régner dans le ménage, le scandale a suffisamment duré.

A ceux qui répondaient: oui, on demandait:

--Que pensez-vous de cela?... Tourteau s'améliore ou s'ennuie... ça durera ce que ça durera.

Les uns doutaient de la bonne foi de Tourteau, et cherchaient dans un motif d'égoïsme la raison de ce rapprochement tardif; les autres croyaient au regret du passé, au désir de faire mieux, au besoin d'être pardonné. Ils s'attendaient de voir un ange sortir peu à peu de la peau de ce damné, et ils se proposaient de l'élire marguillier à la première occasion. Il aurait sa revanche; il verrait qu'on sait oublier.

Madame Tourteau n'avait pu s'empêcher de verser des pleurs, en revoyant sa maison, en pénétrant dans sa chambre. Son coeur s'était gonflé à l'aspect des objets, témoins muets de ses souffrances. Elles les avait couverts de baisers, car ils avaient, lui semblait-il gémi avec elle, et maintenant ils paraissaient lui sourire, et fêter son retour. Pourtant rien n'était changé. C'est nous qui prêtons aux objets inanimés nos airs riants et nos apparences mélancoliques. Ils deviennent ce que nous sommes, en quelque sorte, ils sont comme l'eau qui se moule sur le vase qu'elle emplit.

La maison regardait la rivière avec ses fenêtres garnies de courts rideaux de point. Elle avait été blanchie pour attirer mieux l'attention des visiteurs ou des passants, et son pignon élancé décrivait comme un triangle d'argent dans le ciel bleu, un triangle d'argent strié de noir par les branches des ormes nus. La chambre avait gardé son même lit où ses rêves d'amour n'avaient guère voltigé, les mêmes chaises adossées à la cloison, la même armoire noire avec ses panneaux antiques, le même crucifix de plâtre vers lequel bien des regards suppliants et des prières résignées avaient monté.

La femme si longtemps délaissée, si cruellement éprouvée, allait-elle désormais trouver en ce lieu la paix que jadis elle y avait inutilement attendue?

Tourteau se disait fort heureux du retour de sa femme, et cela paraissait vrai, tant son humeur sombre avait de clartés maintenant, et tant sa dureté à l'égard des pauvres perdait de sa crudité. Il était presque gai, presque charitable. On disait qu'il avait remis à un citoyen dans la gêne, une dette de dix piastre. A un autre, il avait prêté vingt piastres pour six mois, sans intérêt. Il voulait même se rapprocher de Longpré, devenu encore son débiteur par un concours de circonstances fatales, et il lui fit offrir une forte remise sur le paiement immédiat du capital. Longpré trouva de l'argent et paya en homme qui entend son affaire; mais quand Zidore voulut nouer des relations, il lui ferma la porte au nez. Il y a des outrages qu'on n'oublie point. On laisse à Dieu le soin de tout arranger. C'est la dignité qui s'affirme. La dignité n'empêche pas la charité d'agir à l'heure convenable.

Afin de mieux capter l'estime de ses concitoyens, Zidore parut à l'église chaque dimanche avec sa femme toute ragaillardie, et poussa le zèle religieux jusqu'à ne retourner à la maison qu'après le chant des vêpres. Il se tenait à genoux dans l'attitude d'un grand croyant, ne tournait pas la tête de côtés et d'autres pour voir ceux qui entraient, ne dormait pas durant le sermon. Sa femme paraissait heureuse. Elle remerciait le Seigneur de sa miséricorde, et songeait maintenant aux années lamentables qu'elle avait passées dans la ville, et à la bonne petite amie tant souffrante aussi, qu'elle y avait laissée. Elle se félicitait cependant du sacrifice accompli; c'était ce sacrifice qui lui valait la félicité nouvelle. Elle se flattait que ça durerait, puisque son mari s'était rapproché de Dieu et qu'il priait comme un bon chrétien.

Elle sortait et ses amies venaient la voir. Une seule ne venait plus, cette pauvre Madame Longpré! Le chagrin l'avait tuée... Elle n'avait pu supporter l'épreuve. Aussi, le mal était sans remède. Il valait mieux aller chercher des consolations à ce séjour mystérieux où la vie se continue dans une clarté plus grande et plus près du Créateur et du Sauveur.

Zidore sortait souvent avec elle et réparait ainsi le scandale d'autrefois, alors qu'il se vantait de la délaisser. Il eut l'idée, pour couronner son oeuvre de réhabilitation, de réunir, dans une agape fraternelle, ses parents et ses amis. Tous accoururent. Les uns vinrent pour s'amuser, pour boire, pour manger, les autres, pour ne pas lui être désagréables, les autres encore, pour l'encourager à persévérer dans la vie honnête où il venait d'entrer. C'était le premier festin qui se donnait sous ces lambris moroses. Il fit grand bruit et l'on en parla longtemps. Peut-être quelques joyeux compères de cette époque un peu lointaine déjà, s'en souviennent-ils encore, et se racontent-ils la figure tout à coup découragée de Tourteau quand un plaisant s'avisa de faire le compte de la dépense et qu'un autre farceur proposa de donner les restes aux pauvres.

Cependant Zidore ne s'en était pas mal tiré, en disant que Notre Seigneur avait recommandé de donner à manger à ceux qui ont faim et à boire à ceux qui ont soif... C'était bien ce qu'il faisait alors.

--Si vous laissez quelque chose, avait-il ajouté, je le donnerai aux pauvres, mais j'ai bien peur qu'ils se couchent le ventre vide, les pauvres, s'il comptent là-dessus.

Zidore Tourteau ruminait une affaire. Il n'avait pas de contrat de mariage et la communauté de biens existait. Si sa femme mourait, il n'aurait qu'une partie de l'héritage, Tiquenne interviendrait. Il faudrait faire un inventaire et le notaire empocherait une grosse somme. Il serait mieux, beaucoup mieux, de tester l'un en faveur de l'autre. Au dernier vivant les biens. Comme cela, pas de frais inutiles, pas de dérangements et Tiquenne ne viendrait pas créer des ennuis.

Il mourrait probablement avant sa femme, lui, Zidore, il était plus âgé qu'elle... Oui, mais il avait encore bon pied, bon oeil, et sa vigueur ne semblait pas prête de diminuer. Sa santé, à elle, n'était pas des plus florissantes... Elle reprenait un peu d'embonpoint, c'est vrai; elle se relevait au soleil de la félicité, après un long orage comme la tige de blé se redresse après la grêle, mais toujours un peu brisée et affaiblie. Il ne serait pas besoin d'une grosse secousse pour l'abattre.

Un soir, il parla à sa femme de ces testaments par lesquels on se donne tout l'un à l'autre... Il fut habile, insinuant. Rien ne pressait cependant. Ils étaient jeunes encore... Tout de même, on ne sait jamais qui vit, qui meurt, et la prudence est la plus belle vertu humaine. Il ne voudrait pas mourir sans avoir pris toutes les précautions raisonnables pour lui assurer le repos. Elle avait bien gagné cela. Quant à lui, un homme robuste et courageux, et capable de travailler, il pourrait toujours se tirer d'affaire. C'était pour elle surtout. Il voulait lui prouver la sincérité de son retour à des sentiments chrétiens.

Elle lui jeta ses bras autour du cou et l'attirant contre son coeur ému, elle l'embrassa bien tendrement.

Le lendemain, ils se rendirent chez le notaire. Le tabellion se promenait dans son jardin, sans cravate blanche, en manches de chemise, échenillant les pommiers en attendant la clientèle.

--Monsieur la notaire, cria Tourteau, votre plume est d'humeur à marcher?

--Elle se rouille, monsieur Tourteau, elle se rouille. Les transactions sont rares. Pas de contrats de de mariage, pas d'actes de vente, pas d'inventaires.

Zidore poussa sa femme du coude:

--Pas d'inventaires, entends-tu?... C'est ça qu'il regrette... Ça paie tant. Je te le disais bien.

--Nous sommes venus pour faire notre testament, reprit-il. Au dernier vivant les biens. A elle, à moi, je ne le sais pas, et vous non plus... Le bon Dieu arrange ça comme il l'entend.

--Tout de suite, monsieur Tourteau, entrez, c'est une bonne précaution. On reconnaît toujours l'homme prudent.

--Hein! Christine, je te le disais bien que c'était pour te protéger.


XX

FAITS DIVERS

En entendant ce cri formidable qui s'élevait tout à coup comme un appel désespéré, René Larose tourna sur ses talons et s'élança dans la direction qu'avait prise Jean-Marcel. Il avait écouté son coeur, sa conscience, sa loyauté. Un égoïste aurait dit: Qu'il s'arrange! Il me barre le chemin, ce n'est pas ma faute s'il tombe; que Dieu le sauve. Il fut bientôt sur la rue Craig, et il vit dans la pâle lumière d'un réverbère, deux ombres qui luttaient. Il poussa une clameur à son tour, une clameur que la colère rendait terrible, et l'assaillant eut peur. Il aurait pu arriver à l'improviste et surprendre le misérable, mais, dans l'intervalle, Jean-Marcel pouvait être frappé mortellement. Il fallait d'abord protéger l'ami de Lucette; le châtiment du brigand ne devait venir qu'après cela. En effet, Fildoux qui avait rencontré chez Provost une vigueur et une résistance qu'il ne soupçonnait point, cherchait déjà à porter un coup fatal, afin de se débarrasser des étreintes de sa victime. Il se dégagea par un brusque effort et s'enfuit à toutes jambes au moment où René allait l'empoigner.

Jean-Marcel, abasourdi par un coup violent que Fildoux lui avait porté sur l'oreille, cherchait à se remettre.

--Etes-vous blessé? lui demanda René.

--Ah! c'est vous, Monsieur Larose!... Vous avez entendu mon appel.

--Et je suis accouru.

--Comme vous êtes généreux! Je crois que vous m'avez sauvé la vie. Je commençais à faiblir... Je n'ai pas d'armes, moi. Il était armé, lui, le misérable... Ce n'est pas avec son son poing qu'il m'aurait meurtri l'oreille ainsi...

Un objet luisait comme une étincelle sur la glace du trottoir. René le ramassa.

--Un bijou, un cachet, fit-il... Est-ce vous qui avez perdu cela?

--Moi? non, je n'en porte point.

--C'est lui, alors. Vous avez dû l'arracher à sa chaîne de montre. Cela peut aider à le faire reconnaître.

--Je crois que je le reconnaîtrais, fit Jean-Marcel, c'est je pense bien, le polisson qui m'a montré le poing, l'autre jour, en me rencontrant sur la rue... Mais venez, s'il vous plaît, me conduire à ma maison; nous examinerons ce bijou. Il semble beau, et c'est bien certainement un objet volé.

Jean-Marcel avait l'oreille déchirée et très enflée. Il appliqua des compresses d'eau froide pour chasser la fièvre qui le brûlait. Ce n'était qu'une taloche après tout, mais une taloche consciencieusement appliquée. Ils se mirent à examiner le cachet, René et lui. Il était pesant, vieux, curieusement fouillé, avec une agate onyx où le burin avait dessiné deux lettres un V. et un P. entrelacées comme les plantes grimpantes. Et Jean-Marcel, devenu pâle, s'écria soudain:

--Mon Dieu! serait-il possible!

--Quoi donc? qu'avez-vous, monsieur Provost? disait René.

Et l'inspecteur d'écoles regardait toujours l'enchaînement ingénieux des deux lettres, et sa pensée semblait chercher dans le lointain.

--Quelle trouvaille étrange! fit-il encore.

Et il demanda au jeune forgeron de lui laisser le cachet. Il saurait pourquoi bientôt. Et René lui dit d'en faire ce qu'il voudrait. Il ne voulait pas le garder, lui; il n'en prétendait rien.

Les deux amis se séparèrent.

Le lendemain, les journaux annonçaient, sur leur deuxième page, avec des titres alléchants, parmi les événements de la nuit qui venait de finir, au dessus des scènes d'ivrognes et des escapades de libertins, un abominable tentative de meurtre.

Monsieur Jean-Marcel Provost, l'inspecteur d'écoles tant apprécié, et le président d'une conférence de la Saint-Vincent de Paul, avait été suivi secrètement par un bandit, alors qu'il rentrait chez lui, vers les dix heures du soir. Rendu dans un endroit de la rue Craig, où la lumière du gaz s'éteint souvent avant la bougie de la cuisinière, où la solitude règne d'ordinaire à toute heure de la soirée, l'assassin se précipita sur l'éminent citoyen, sans défense, le frappa d'un gantelet sur l'oreille et se préparait à le poignarder sans pitié, quand, Providence admirable, un jeune homme accourut, attiré par l'appel suprême, et mettant en fuite le lâche criminel, sauva sa victime.

Chose merveilleuse, et qui pourrait bien être dans les desseins de la Providence, l'assassin a perdu, dans la lutte corps à corps avec celui qu'il voulait tuer, un objet précieux, un bijou marqué d'initiales, qui pourrait bien expliquer une disparition mystérieuse d'autrefois.

PLUS RECENT

L'attentat d'hier aura probablement des conséquences que l'on ne soupçonne pas toutes encore.

Un riche propriétaire.--Nous ne garantissons pas l'exactitude de tous les détails que nous donnons; nous recueillons tous les bruits de la rue et les jetons à nos abonnés qui ont, comme nous, intérêt à les connaître.--Un riche propriétaire se serait rendu hier soir dans l'un de ses logements, pour dire à ses locataires qu'il ne pouvait renouveler leur bail, le mois de mai venu. Il s'était aperçu qu'on faisait un repaire de sa maison. En effet, il se trouva dans un cercle de joueurs. Il y en avait des jeunes et des vieux, des petits et des grands. On se contenait devant lui, car on voulait cacher les moyens d'existence; mais les figures cruelles ou cyniques, les rires sinistres ou mordants, les paroles mystérieuses, les gestes hardis, la nudité des pièces, les outils singuliers, tout lui fit comprendre qu'il n'avait pas pour locataires des membres du Tiers-Ordre, et qu'il avait trop tardé déjà à leur signifier leur congé.

Or, pendant qu'il déclarait hardiment à ces gens-là qu'ils devaient chercher un refuge ailleurs, un homme entra, une figure de pucelle possédée du démon... C'était le brigand qui venait d'assaillir l'inspecteur d'écoles. Il tira de son gousset une magnifique montre d'or pour regarder l'heure qu'il était.

--Tu as perdu ton cachet, lui fit remarquer le plus jeune de la bande.

Il regarda à sa chaîne.

--Tiens! c'est vrai, dit-il, pas trop découragé... Que le diable l'emporte. J'ai encore la montre c'est l'essentiel...

Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette intéressante affaire.


XXI

UN COUP DE FILET

Jean-Marcel avait reconnu le cachet précieux que portait à sa chaîne de montre son malheureux père, quand il était parti, un jour, pour aller faire la chasse dans les îles de Sorel. Il se tenait près de lui sur l'avant du bateau. Il se souvint qu'il regarda l'heure et lui dit qu'il n'y avait plus que cinq ou six minutes avant le départ. Et aussitôt en effet, le sifflet à vapeur jeta son cri sonore. Il avait quinze ans, alors, lui Jean-Marcel. Son père lui serra la main et le reconduisit jusqu'à la passerelle. Il n'oubliera jamais ce départ quine fut pas suivi d'un retour. Vingt ans s'étaient écoulés depuis cette fatale époque.

Il se hâta de faire part au chef de la police de sa surprenante trouvaille et tout de suite, des limiers furent chargés de dénicher le bandit. Il devait faire partie d'une "gang" qui avait son refuge dans le faubourg Québec, car souvent le soir, on remarquait à certains coins de rues sombres des types étranges qui ne se laissaient guère approcher et semblaient redouter la lumière.

Cependant l'attente publique était chaque jour trompée. Les sensations promises par les gazettes se faisaient attendre, et la curiosité s'émoussait. On voulait donc vendre le journal et se moquer des gens... La police n'avait donc plus de flair... Elle se laissait jouer. La bande escamotait ses affiliés comme on fait des muscades... et quand les policiers découvraient le nid, les oiseaux s'étaient envolés... Faudrait-il donc renouveler la farce municipale, de la tête à la queue?...

On était à se demander cela quand un matin, la nouvelle courut comme une vague électrique sur la cité, que six formidables brigands avaient été pincés dans leur repaire durant la nuit. Ils rêvaient maintenant, sur la paille de leur cachot, aux inconstances de la fortune. Ils auraient à répondre de leurs méfaits à la justice humaine, en attendant le jugement de là-haut. Aucun de ces bandits n'avait voulu décliner son vrai nom, et l'on soupçonnait qu'il se trouvait parmi eux, des jeunes gens de bonne famille. La paresse, l'amour des plaisirs, les affolements de la volupté, les avaient poussés dans l'abîme.

C'était René, le forgeron, qui avait pointé du doigt la caverne. Il s'était bien douté que la maison de Zidore, sale retirée, bardée de fer, n'était pas peuplée d'habitants honnêtes, puisque c'était de là que sortait Fildoux. Il fallut attendre cependant. Il fallait observer, épier, guetter, pour les connaître tous, pour n'en laisser échapper aucun.

Les compagnons venaient d'avoir une séance orageuse. Il avait été question de Tourteau, du bail qu'il refusait de renouveler, au dire de Bancalou, de la montre qu'il avait mise sans cérémonie dans son gousset et qui ne lui appartenait peut-être point... On soupçonnait de plus en plus Bancalou de jouer double jeu, pour et contre les camarades. On ne voulait plus de Tiquenne, c'était un danger. Un jour ou l'autre il les sacrifierait à son père. Il aurait de l'argent et il lâcherait tout alors. Il trahirait peut-être... Ce n'était pas une vocation... Dehors!

Il fut décidé de dissoudre la société; chacun irait à sa guise. Dès que la chose fut réglée, la concorde se rétablit et la gaieté apparut. Fildoux, Cascapoil, Porc-épic et Choucroute venaient de donner un fameux coup d'épaule à Bancalou en voulant lui donner un coup de pied. Ils se serrèrent la main et jurèrent de ne jamais se trahir. Puis, pour sceller l'amitié, ils trinquèrent bruyamment, n'ayant plus souci de la sûreté d'un lieu qu'ils n'habiteraient pas demain. Ils devinrent expansifs et bavards; ils perdirent, dans cette dernière agape, leur prudence habituelle. Une longue sécurité les rendait téméraires. A la vérité, ils ne portaient pas souvent sur eux des pièces à conviction, et la salle du club n'était pas un dépôt. Il faudrait chercher ailleurs.

Ils remémoraient donc leurs exploits, en les agrémentant d'incidents douteux et d'épisodes inédits,; Choucroute affirmait qu'il avait plumé les bourgeois de Strasbourg et de Nancy, du Havre et de Rouen, de New-York et de Boston, et que bien loin de faire comme les anguilles de Melun qui crient avant qu'on les écorche, ils n'avaient pas crié après; seuls le vieux hères de Montréal jetaient les hauts cris et troublaient le profond sommeil de la police. Cascapoil vantait la beauté des nymphes de Québec, Fildoux rappelait la dernière taloche dont il avait régalé un président de la Saint-Vincent de Paul; l'arrivée intempestive d'un intrus qui était entré en danse sans en avoir été prié, les regrets qu'il ressentait de la perte de la montre d'or du club, et le projet, qu'il avait formé pour la reconquérir. Un autre se proposait d'offrir ses services au maire. Il ferait un excellent limier, protégerait les amis et partagerait avec eux. Tiquenne allait retourner au foyer paternel!... Il se sentait pris d'un goût pour la vie des champs. Il cultiverait les fleurs et ferait la cour aux fillettes, en attendant l'héritage paternel. Bancalou les approuvait tour à tour et versait une goutte pour arroser le succès.

--Allons! les amis, il faut boire à tire larigot!...

--Buvons! jamais nous boirons plus jeunes!...

--A boire et à manger "exultamus"... Mais au débourser "suspiramus". Comme on disait au séminaire de mon temps...

Les hommes de la police étaient plantés comme des jalons devant la maison noire, écoutant de toutes leurs oreilles, afin de saisir quelques bribes de ces discours insensés. Quand ils virent que les compagnons se disposaient à sortir, ils se divisèrent en deux groupes, afin de les enfermer. Les uns se mirent en faction à l'entrée du porche sur la rue, les autres se dissimulèrent le long de la maison, au fond de la cour.

--Je propose qu'on aille passer le reste de la nuit au bal chez Boulet, dit Fildoux en mettant le pied sur le seuil.

--Les pieds me démangent, je danserais même sur une corde, répondit Cascapoil.

--Attends un peu, tu danseras au bout, fit Bancalou, en relevant le collet de son capot.

--On n'est pas pour se laisser comme ça, déclara Choucroute, allons faire maison nette chez la Grosse... J'aime le tapage, le tapage, le tapage!

Dix coups de pistolet retentirent dans la nuit calme comme une salve rapide et les brigands s'arrêtèrent stupéfaits.

--Vous êtes pris, mes bons pas de résistance inutile, clama le chef du peloton. C'est au "violon" que vous allez passer le reste de la nuit.

Plusieurs voulurent protester. Ils n'avaient rien dit, ils n'avaient rien fait de mal... Ils étaient blancs comme neige... Pourquoi les arrêter?... Est-ce qu'on ne peut pas rire et chanter dans les clubs?

--Si vous n'êtes coupables d'aucun méfait, mes agneaux, ne craigne rien, vous serez renvoyés à l'herbe.

--Bah! répondit Bancalou, c'est à peine si j'ai tondu le pré la largeur de ma langue...

Défilez deux par deux, ordonna le cher.

--C'est ça, comme à la procession, dit Tiquenne.

--Faudrait chanter, pourtant, proposa Cascapoil.

--Chante donc "Brigadier" pendard de Choucroute, toi qui as une voix de canon, gronda Porc-épic.

Fildoux était furieux. Il pensait bien maintenant, que l'inspecteur d'écoles l'avait reconnu, et il aurait du mal à se tirer d'affaire. On serait sans pitié pour lui, car son dossier grossissait vite.

Ils furent enfermés sous clé, dans une chambre noire du poste. Bancalou demanda à Choucroute si c'était ça qu'il appelait faire maison nette. En effet, il ne s'était pas trompé, seulement, c'était la maison du club qui avait été vidée.

Cascapoil et Porc-épic voulaient dépenser en cris et en hurlements les heures qui les séparaient du matin. Il ne fallait pas faire les moutons. Tiquenne préférait dormir sur un banc, il était en état de grâce et ne voulait pas s'exposer...

Ils chantèrent à plein gosier, imitèrent les cris de tous les animaux connus et en inventèrent d'autres, promirent de scalper tous les policiers du monde, à commencer par ceux de Montréal qui n'avaient point de cheveux, jurèrent de s'aider à confondre la justice qui les persécutait et à faire triompher les principes égalitaires trop méconnus des gens riches et des dévots.

Ils comparurent ensemble devant le magistrat de police, et ce fut un spectacle amusant que de voir ces six figures insolentes ou originales, fixer le juge pour deviner ce qu'il allait trouver afin de les confondre. Leur refuge avait été fouillé et mis à nu. Rien. Ils devaient se ménager des cachettes aux endroits les moins soupçonnés. Ce club n'était alors qu'un trompe-l'oeil. C'était leur bureau d'affaires, mais ce n'était pas leur entrepôt.

Ils auraient tous été relâchés avec les honneurs de la journée, si Jean-Marcel et René ne fussent tout à coup survenus. Fildoux pâlit en les apercevant, et il ne put retenir un grognement de colère. Les autres se penchèrent plus curieux, et plus anxieux aussi, pour voir ce qui allait se passer. Fildoux avait été reconnu. Plus d'espoir pour lui d'échapper. Son cas était grave; une attaque nocturne... Il avait frappé avec une main de fer.

Il voulut nier d'abord; mais ce fut peine perdue. Alors il s'irrita et voulut en envelopper d'autres dans sa défaite. Quand on lui montra le cachet d'or, il avoua sans sourciller que c'était lui qui l'avait perdu. Mais il ne l'avait pas volé. C'est un ami qui le lui avait prêté, avec une montre et une chaîne. Cet ami-là, il pouvait le nommer. C'était son voisin de droite, Bancalou.

--Pas vrai, Bancalou? eut-il l'audace de demander.

--Oui, lâche! répondit Bancalou, tout étonné, et perdant un peu son sang-froid. Mais je ne l'avais pas volé, moi non plus...

Il s'arrêta, ne voulant pas trahir comme l'autre venait de le faire.

--Et de qui aviez-vous eu ce cachet, cette montre, cette chaîne? demanda juge.

--D'un ami que je ne vendrai pas.

--Alors la loi vous tient responsable.

--J'aime être la victime que le bourreau.

--Ce sentiment vous honore, reprit le juge, mais comme il y a un crime au fond de cette affaire, vous devez mettre la justice au-dessus de ces dévouements. C'est la volonté de Dieu que la justice règne sur la terre, et tout ce que vous faites pour l'empêcher d'y régner, est un mal, même si vous sacrifiez tous vos biens, même si vous sacrifiez votre vie.

Bancalou courba la tête. Fildoux, honteux de sa lâcheté, voulut la racheter aussitôt.

--La montre, la chaîne, le cachet, dit-il, tout ça c'est à monsieur Zidore Tourteau, de Saint-Ixe... Il l'a, sa montre, il l'a sa chaîne, et vous vous n'avez qu'à lui remettre le cachet. Faites-le venir, monsieur le juge, et vous verrez que je dis vrai.

--Zidore Tourteau! clama Jean-Marcel, Zidore Tourteau!... serait-il possible.

Et sa figure prit une étrange expression d'amertume; et il ajouta, après un moment de silence profond, et en branlant la tête:

--Le misérable! serait-ce donc lui?...

Et le magistrat, ne sachant plus quelle tournure allait prendre l'affaire, demanda à l'inspecteur d'écoles s'il avait l'intention de faire venir M. Tourteau.

--J'ai l'intention de le faire arrêter, répondit Jean-Marcel Provost.

Et le magistrat, tout ébahi, se souvint des deux cent vingt-deux piastres qu'il avait remises à ce monsieur Tourteau, un jour de l'hiver, il n'y avait pas très longtemps encore, et il commença à croire qu'il s'était fait jouer d'une belle façon par cet habitant-là.

Quand Bancalou entendit Jean-Marcel il eut peur. Si Zidore se décidait à parler tout à coup; s'il allait trahir à son tour. Le porte-monnaie, personne ne savait d'où il venait, personne ne s'en occupait, pourquoi ne tiendrait-il pas à sa première affirmation? Il serait bien sot d'avouer. Mais la montre, le cachet, oh! c'était bien dangereux cela!... Il faudrait dire quelque chose, expliquer d'où cela vient... S'il allait perdre la tête, se contredire, s'accuser!... Pourtant il n'était pas facile à désarçonner. Et puis, il avait pour lui le temps reculé, vingt années!... c'est un [...] appel. On enterre bien des témoins et des preuves dans une fosse large de vingt années!

En attendant de nouveaux éclaircissement au sujet de la montre et du cachet de Tourteau, le magistrat condamna Fildoux à douze mois d'emprisonnement, pour avoir attaqué et frappé de nuit, monsieur Jean-Marcel Provost. Les autres prisonniers furent mis en liberté.


XXII

UN SOMMEIL SANS REVEIL

Zidore Tourteau lisait les journaux, mais ne les payait point. Son nom n'avait jamais figuré sur une liste d'abonnés. Ses voisins ne lui ressemblaient point sous ce rapport; ils ne lui ressemblaient sous aucun rapport, entre autres, Noé Marcil, un dévot de la presse, qui offrait à tous, comme un mets fortifiant, la lecture de ses papiers-nouvelles. C'était là, chez cet intelligent cultivateur, que Zidore allait le plus souvent se renseigner.

Il ne manqua pas de lire "le coup de filet" dont se vantait la police de la cité. Ses locataires étaient pincés, et, parmi eux, son ami Bancalou, son garçon Tiquenne. Tout cela était palpitant d'intérêt. Il souriait en dégustant cette colonne amusante. Cependant il ne voyait pas arriver le noir forfait que faisaient soupçonner les premières lignes... La plupart était des repris de justice, mais cette fois, ils ne paraissaient coupables que d'avoir joué aux cartes. Un crime fort cultivé sous tous les climats et qui fleurit partout.

Ah! voilà!... Fildoux!... Une attaque à main armée... une tentative de meurtre!... Il dévorait les lignes maintenant... Jean Marcel Provost, l'inspecteur d'écoles, à deux doigts de sa mort... Un cachet précieux perdu dans la lutte... Une montre d'or qui a peut-être son histoire, la montre de Monsieur Tourteau, un riche habitant de Saint-Ixe...

Zidore ne souriait plus. Il ne le trouvait plus si drôle, le coup de filet. Il ne pouvait se défendre d'une vague inquiétude, et des pensées noires montaient d'un lointain coupable, comme les nuages d'un horizon désolé. Il laissa tombe la feuille indiscrète et alluma sa pipe.

--Quoi de nouveau? demanda Marcil, qui recousait avec du ligneul les portefaix d'un harnais de travail.

--Pas grand chose... Est-ce que tu ne l'as pas lu encore?

--Non, je n'en ai pas eu le temps, mais ça viendra. Mon journal et ma prière, ça se suit, et ça s'enchaîne, tous les soirs avant le coucher.

--On parle de moi, reprit Zidore...

--On parle de toi?... A quel propos?

--A propos de ma montre. Celui qui l'avait a été pris... Il paraît qu'il y a une histoire au sujet de cette montre-là... Je vais aller à Montréal, pour en connaître le court et le long.

Il souhaita le bonsoir à son voisin, faisant un effort sérieux pour cacher son trouble, puis il dit en s'éloignant.

--Je n'aime pas à voir mon nom accolé à des noms de bandits.

--Bah! répondit Marcil, quand c'est comme victime, il n'y a pas de déshonneur.

En s'en revenant, Zidore le casque enfoncé sur les yeux, les mains dans les poches de sa blouse, se parlait à lui-même, afin de mieux secouer les soucis qui pesaient comme un poids lourd sur son âme.

--Mille tonnerres! grommelait-il, cette affaire-là va-t-elle se réveiller maintenant?... C'est dommage que ce maudit Bancalou ne soit pas rendu chez le diable... Il n'y aurait plus rien à craindre.

Je vais payer d'audace... Il faut prendre le taureau par les cornes... Ils vont voir que Zidore Tourteau n'est pas un manchot... Il ne se laissera pas rouler comme une barrique.

Quand il entra, sa femme venait de se mettre au lit. Elle était un peu souffrante. Une fièvre passagère, sans doute, peut-être une migraine. Ça se passerait si elle pouvait dormir, disait-elle.

--Dormir, ma bonne Christine, fit-il d'un ton câlin... Oui, c'est vrai, dormir, cela remet tout à fait. Moi aussi j'ai besoin de sommeil, et je sens que je ne dormirai guère. Heureusement que j'ai ici, quelques petites doses de morphine... Rien comme cela pour tuer les douleurs et amener le repos. Je vais en prendre... Nous allons en prendre. Elles sont ici, ces prises... Si une ne suffit pas, tu pourras en prendre deux. Deux, en une nuit, ce n'est pas trop... Et puis, tu boiras du thé bien fort, c'est bon aussi.

Et il ouvrit l'armoire, et il montra, sur l'une des tablettes un petit paquet délicatement fait, disant:

--Elles sont telles que l'apothicaire me les a données, je n'en ai pas eu besoin encore.

Il s'approcha du lit:

--Tu vois, il y en a des grosses et des petites. Les grosses sont pour moi, car je suis plus fort.

Et il fit glisser sur sa langue le contenu d'un petit papier, puis il but une gorgée d'eau.

--C'est amer, remarqua-t-il. Mais ça se prend tout de même.

Christine, sa femme en avala à son tour, une petite.

--Ce n'est pas bien mauvais, dit-elle

Au bout d'une heure, lui, il ronflait, mais il ne dormait pas. Il voulait voir l'effet du remède sur sa femme. Elle dormait, elle, mais paraissait souffrir. Il se leva, prépara du thé, qu'il sucra beaucoup, après l'avoir mélangé de morphine, mit dans le poêle une attisée de bois franc, et se recoucha sans faire de bruit.

--Il faut en finir, pensait-il. Qui veut la fin veut les moyens. Il est trop tard pour reculer.

Sa femme se réveilla. Le mal de tête persistait.

--Si tu veux du thé, du thé bien fort, je vais t'en donner... Ce sera peut-être aussi bon, après tout.

Elle répondit qu'elle allait se lever. Elle ne voulait pas le déranger. Il était fatigué, lui aussi... Mais il était déjà debout.

--Le poêle chauffe bien, ça ne sera pas long, dit-il.

Et il ajouta en se rendant à la cuisine:

--Au reste, la théière est sur le poêle... Tu mets du sucre? c'est meilleur, un peu de sucre... Et puis si ça te faisait rendre, ce ne serait pas un mal, quand l'estomac est libre, la tête est bonne.

Il apporta une demi-tasse et la malade but avec confiance. Elle éprouva d'abord une surexcitation nerveuse et son mal de tête disparut.

--Je me sens mieux, murmura-t-elle. Comme tu es bon de prendre soin de moi ainsi!... Je suis toute ragaillardie... c'est un plaisir que de se soigner avec un si bon médicament...

Elle parla longtemps, tout à fait remise, et formant des projets charmants. Elle se sentait emportée par un souffle mystérieux vers des régions étranges. Peu à peu, l'exaltation tomba, la pensée ploya son aile, et s'enivrant du sommeil où elle se noyait, elle dit d'une voix molle, coupée par de petits silences.

--Viens!... Un baiser!...

Et sa tête alourdie retomba sur la poitrine haletante de son mari.

--Le lendemain matin, une voiture passait au galop du cheval, sur le chemin qui conduisait à l'église.

--Savez-vous qui c'est? se demandait-on.

--Non... Peut-être Zidore... Ça ressemble à son cheval...

C'était Zidore lui-même. Il allait chercher le curé et le médecin. Il revint bientôt.

--C'est ma femme!... Ma pauvre femme! criait-il en passant, à ceux qui se tenaient au bord du chemin pour savoir.

La maison s'emplit vite, car les gens accouraient de partout. Le sommeil de sa femme ressemblait à la mort.

--Elle aura trop pris de morphine! criait-il, désolé... Voici le reste des doses... Elle savait pourtant bien que c'était dangereux.

Et il montrait les petits paquets blancs, cachant mignonnement dans leurs plis réguliers, le poison mortel.

Sur le plancher de la chambre, il y avait plusieurs de ces petits papiers, mais ils étaient dépliés et ne laissaient plus rien voir de leur secret. Le docteur les ramassa. Il examina ceux qui restaient dans l'armoire.

--Vous ne savez pas combien de doses elle a prises? demanda-t-il.

--Une chacun, en nous mettant au lit. Moi j'ai l'habitude d'en prendre. Je ne sais ni quand ni comment elle a pris les autres... Seulement elle m'en a demandé une fois, dans l'après-midi, à cause d'un gros mal de tête.

--Et elle a bu du thé?

--Je lui ai donné du thé bien fort.

Le docteur s'approcha du poêle, versa du thé dans un bol, et but une gorgée, le savourant avec lenteur.

--Il est fort en effet... mais il est bon, dit-il.

Et, de ce moment, il crut que Zidore racontait tout de la meilleure foi du monde.

Tourteau vit bien qu'il gagnait son point, que la chose allait tourner comme il le désirait. Aussi il avait agi avec la prudence d'un démon. Il avait vidé, lavé, essuyé la théière, puis infusé un thé nouveau. C'est par de petites précautions que l'on cache de grands crimes.

Le vieux prêtre, fort ému, des pleurs sous ses paupières ridées, donna à la mourante, l'absolution de toutes ses fautes, puis il se mit en prière, et tout le monde tomba à genoux.


XXIII

AUDACES FORTUNA JUVAS, OU QUI
RISQUE RIEN N'A RIEN

Tiquenne et Bancalou, assis tous deux à une petite table, dans leur chambre du chemin Papineau, se félicitaient d'être enfin débarrassé de leurs compagnons. La bande était désorganisée et le repaire n'ouvrait plus ses portes. Ils opéreraient seuls, à l'avenir. Ils se connaissaient intimement; ils avaient de l'estime l'un pour l'autre, ils ne se trahiraient jamais. Ils allaient aussi chercher de l'emploi, afin de travailler de temps en temps. Il ne fallait pas donner tout entier dans la paresse et la rapine. Ils n'étaient pas nés pour cette vie-là... ils y avaient été poussés. Ils espéraient bien que la chance leur sourirait un jour, et qu'ils puiseraient à pleines mains dans un trésor de provenance honnête, comme font, du reste, beaucoup de gens ni plus habiles ni plus scrupuleux. Où et comment? la question était inutile, et le hasard qui est parfois bien intelligent, se chargerait de régler ce détail.

Pendant qu'ils causaient ainsi, glissant petit à petit vers les résolutions viriles, le facteur jeta une lettre dans la maison.

--Pour monsieur Etienne Tourteau.

--Une lettre pour vous, monsieur Etienne, répéta la propriétaire en montant l'escalier.

--Entends-tu? fit Bancalou, une lettre pour toi. Ce doit être de ta mère, ma pauvre cousine. Elle doit trouver sa maison bonne aujourd'hui, sa maison bonne et sa vie agréable.

--Une lettre de deuil! remarqua Tiquenne, surpris et inquiet.

--En deuil! clama Bancalou. Est-ce que... elle serait morte?

Tiquenne déchira l'enveloppe et lut assez péniblement. Bancalou le regardait avec anxiété.

--Est-ce elle? questionna-t-il.

--Oui, c'est ma pauvre mère, répondit Tiquenne, et il se mit à pleurer.

--Une sainte au ciel!... assura Bancalou, ma cousine, ma pauvre cousine! Je l'aimais bien... qui c'est qui t'écrit?

--C'est monsieur le curé... Elle est morte endormie... Ils n'ont pas pu la réveiller.

--Quand cela?... Il pensa alors à la morphine que Zidore avait achetée.

--Attends. La lettre est datée du dix avril. C'est aujourd'hui le onze... hier! c'est hier, dans la nuit... Elle sera enterrée demain.

--Tiquenne, mon fils par adoption, nous assisterons aux funérailles en corps... et en âme.

--Bancalou, mon vieux cousin, tu connais ma misère et mon honnêteté... eh bien! je ferai le chemin à pied, s'il le faut, aller et retour.

--Et pour nous punir l'un et l'autre d'avoir causé du chagrin à la défunte, nous n'arrêterons pas aux auberges le long de la route.

--Et nous n'emporterons qu'une bouteille d'eau pour mouiller notre croûton.

--Tiquenne, mon fils par adoption, nous passerons une, deux ou trois semaines chez ton père, afin de le consoler ou de partager sa douleur et son pain.

Ils s'habillèrent et partirent aussitôt.

Zidore fit à sa femme des funérailles très dignes. Quelques-uns disaient que c'était à cause du grand attachement qu'il lui portait depuis son retour au foyer conjugal; d'autres y voyaient un signe de réjouissance. On ne peut pas empêcher les gens de penser ce qu'ils veulent, on ne peut même pas les empêcher de dire ce qu'ils devraient taire. Il est sûr que les avares ont des échappées de prodigalité quand il leur arrive un bonheur inattendu, mais le coeur n'y est pour rien, et au fond de la sensation nouvelle il y a un calcul.

Il parut fort chagrin, et resta agenouillé, la tête dans ses mains, depuis le "Deus in adjuterum" jusqu'après le "libera". En sortant de l'église quand tout fut fini, il passa à côté de Longpré et lui dit, d'une voix pleureuse:

--Mon pauvre Longpré, j'ai des épreuves à mon tour... Moi, je les mérite.

Longpré, ému par les souvenirs amers que venaient de réveiller les chants funèbres, répondit avec douceur.

--Ils sont rares ceux qui n'ont rien à expier.

Zidore continua:

--Il y en a qui souffrent et qui ne l'ont pas mérité.

Et Longpré ajouta:

--Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.

Et ceux qui les virent marcher côte à côte se dirent que les deuils et les larmes font tomber les ressentiments et rapprochent les coeurs.

Bancalou et Tiquenne s'étaient rendus aux funérailles comme ils l'avaient dit, et s'ils n'avaient pas prié à genoux pendant le saint office, ils s'étaient au moins tenus d'une manière fort convenable. Bravement ils avaient passé devant la porte de la première auberge, détournant la tête pour éviter la tentation. A la seconde, ils avaient ralenti le pas et glissé un regard curieux à travers les vitres où se dessinaient d'élégants carafons d'or et d'ambre, d'argent ou de vermillon. Quand ils arrivèrent à la troisième, Bancalou dit tendrement:

--Tiquenne, mon fils par adoption, tu me sembles un peu fatigué... Je ne voudrais pas te rendre fourbu, encore moins semer tes os le long de la route, il n'est pas contre nos principes nouveaux, d'entrer dans un hôtel pour se reposer et boire un verre d'eau minérale.

--Bancalou, mon vieux cousin, tu connais ma misère et mon honnêteté, si tu parles ainsi pour me tenter, retire-toi, je me sens inébranlable... Mais si réellement tu veux ménager ma carcasse et rendre un peu de vigueur à mes jambes, je suis bien sensible à ton affection et j'admire ta prévoyance.

--Et puis Tiquenne, il n'est pas permis de négliger le soin de sa santé.

--Et puis, Bancalou, quand on voyage, il faut continuellement réparer ses forces, sinon le retour n'est jamais certain.

--Tiquenne, je crois que tu marcherais mieux et plus vite, si seulement, nous prenions de l'eau coupée.

--De l'eau coupée, Bancalou, c'est cela... Ça remet tout aussi bien et ça court dans les membres comme des petits frissons chauds.

Ils venaient de dépasser l'hôtel. Heureux des sacrifices accomplis déjà, fiers de leurs excellentes intentions, ils revinrent sur leurs pas et entrèrent. Quand ils arrivèrent chez Tourteau, quelques heures plus tard, ils étaient très émus... Ils se précipitèrent sur la défunte et la couvrirent de leurs baisers. Ensuite ils l'arrosèrent avec de l'eau bénite, prenant dans une soucoupe blanche la petite branche de cèdre qui servait de goupillon, et la secouant en forme de croix, sue le blanc linceul.

Zidore les attendait. Il leur pressa la main, ne disant toujours qu'une parole:

--Quel coup! Mes amis, quel coup!

Et Bancalou répondit, sans se gêner:

--La morphine, mon cher, c'est dangereux; faut pas mettre ça à la portée de toutes les bouches.

Après les funérailles, quand le cheval fut à l'écurie, ils burent une tasse de thé pour se réchauffer un peu, et pour restaurer l'estomac un peu négligé par convenance. Ils parlèrent des qualités de la défunte si vite disparue. Maintenant qu'elle était morte, son beau caractère, ses vertus avaient laissé un parfum suave dans la maison en deuil.

La femme du serviteur qui versait le thé et coupait le pain, mêlait quelquefois son timbre clair et déchirant aux notes graves des hommes, et les compliments qu'elle adressait à la morte rejaillissaient sur l'époux, en apparence fort désolé.

--Elle avait été bonne, c'était vrai, mais entourée de soins comme elle l'était toujours, pouvait-elle ne pas se montrer toujours reconnaissante?...

Sa maison était bien tenue, oui, mais ce n'était pas une tâche bien difficile, l'oeil du maître voyait tout, et les bons conseils ne manquaient pas. Elle était charitable, donnait aux pauvres, visitait les malades, consolait les affligés, mais enfin rien ne se faisait sans le consentement du mari.

Et Zidore acceptait ces louanges indiscrètes sans rougir, sans se troubler, avec l'apparente simplicité des coeurs droits. Il prévoyait dans le dévouement de cette femme un appui qu'il ne faudrait pas négliger en temps opportun. Il aurait bien voulu que tout le monde de la paroisse put entendre ce témoignage flatteur.

Quand la femme se fut retirée chez elle, dans le fournil, la conversation des trois hommes devint un peu plus leste, un peu plus variée. Zidore avait hâte de connaître par le menu l'histoire du coup de filet, et surtout ce qu'on disait de la montre et du cachet, du cachet surtout, qui avait été perdu par Fildoux et trouvé par l'inspecteur d'écoles.

--L'inspecteur, dit Tiquenne, il doit une belle chandelle à René Larose...

S'il n'a pas été mis en charpie ce soir-là, c'est que Larose est arrivé juste à point pour le sauver.

A ce nom de Larose, Zidore oublia le cachet, Fildoux et l'inspecteur, et il évoqua devant son esprit une image enchanteresse.

--Tu parais inquiet, remarqua Bancalou.

--Non, fit Zidore, éveillé de son rêve aimé... Je me demande si je ne ferais pas mieux de prévenir les soupçons et les coups.

--C'est ce que j'allais te conseiller. Va tout de suite à Montréal.

--Et pourquoi aller à Montréal? demanda Tiquenne qui ne comprenait pas bien.

--Pour chercher le propriétaire de la montre, répondit Zidore.

--Tiens! elle a un propriétaire, la montre à papa?...

Et Zidore se hâta d'expliquer:

--Voici, en deux mots, mon garçon pourquoi je pourrais être troublé à ce sujet, c'est tout simple. C'est parce qu'elle est entre mes mains.

--Ma foi d'honneur! il faudrait être difficile pour ne pas se contenter d'une explication si claire, répliqua Tiquenne d'un air moqueur.

--Tu ne comprends pas que c'est un dépôt? suggéra Bancalou.

--Un dépôt oui, se hâta d'ajouter Zidore... J'avais prêté dix piastres sur cette montre, à un individu qui a oublié de la réclamer.

--Il trouvait les dix piastres plus utiles et moins compromettantes que la montre, faut croire, riposta Tiquenne.

--S'il fallait traiter comme voleurs tous ceux qui ont en leur possession le menu bien d'autrui, observa Bancalou, il faudrait inventer une nouvelle lumière pour découvrir les honnêtes gens, le gaz ne suffirait plus.

Zidore comprenait. Il n'y avait pas à balancer: il fallait à tout prix sauver sa réputation, maintenant surtout qu'il entrevoyait la possibilité d'atteindre le dernier bonheur caressé. Il irait, comme un honnête homme sûr de son droit et fort du témoignage de sa conscience, déclarer tout ce qu'il connaissait en rapport avec la montre. Si on ne voulait pas le croire, on n'aurait qu'à chercher des témoins pour le démentir.

Il allait encore une fois se rendre auprès du magistrat de police. C'était un magnifique garçon, ce magistrat, et il n'avait qu'à se louer de son affabilité. Il mettrait aussi ses maisons en vente... Il ne retournerait que rarement à la ville. La ville ne nui disait rien de bon. Il vivrait tranquille dans son petit domaine, loin du bruit, loin des dangers.

Il partit le lendemain matin, après avoir taillé de l'ouvrage pour son "engagé", et un peu aussi pour Tiquenne et Bancalou, qui devaient, comme tous les bons chrétiens, gagner le pain de chaque jour. Il se doutait bien qu'ils ne mourraient pas sous le harnais, mais il était habitué à compter les miettes et à additionner les sous; il savait que plusieurs petits poissons dans la balance peuvent l'emporter sur un gros.

Il allait dans sa charrette aux ressorts d'acier, cahoté par les ornières du chemin que les eaux du printemps avaient amolli, et il arrangeait, dans son esprit, tout ce qu'il voulait dire au magistrat de police et à l'inspecteur d'écoles. Et quand il était fatigué de se creuser la tête pour trouver des raisons ou des excuses, sur le couvercle bien cloué de la tombe de sa femme, il enlaçait en rêve, dans ses bras sanglants, une autre femme criminellement aimée. Passant ainsi tour à tour, de la terreur à l'espérance, des ennuis à la délectation, il arriva, sans avoir remarqué la longueur de la route, à la métropole grandissante.

Il se rendit à son hôtel accoutumé, remit son cheval au garçon d'écurie, se fit verser un whisky blanc aromatisé de citron, puis se dirigea vers le palais de justice. Il avait hâte d'en avoir fini. L'incertitude lui devenait insupportable.

Le magistrat était dans sa chambre. Il le salua avec un sourire de mendiant. Le magistrat demeura froid, impassible, comme un homme qui ne veut pas s'en laisser imposer, ou qui veut prendre une revanche...

Zidore vit bien qu'il était prévenu. Il s'attendait un peu à ce souffle glacé, il fit appel à toute son audace:

--Vous ne me reconnaissez pas, je crois, monsieur le juge commença-t-il.

--Pardon, monsieur Tourteau, je vous reconnais, mais je ne vous attendais pas aujourd'hui.

--C'est vrai que je suis dans un grand deuil, ma pauvre femme vient d'être portée en terre; c'est vrai que j'aurais dû rester à ma maison, peut-être, pour pleurer, mais il y a une chose que je place au-dessus de toutes choses, c'est le soin de ma réputation... La bonne réputation c'est plus que la fortune...

--Elle me paraît un peu éclaboussée votre bonne réputation, et j'allais justement donner des ordres pour vous prier de venir m'expliquer un petite affaire.

--La montre, vous voulez parler de la montre d'or? répliqua vivement le madré cultivateur. C'est pour cela que vous me voyez devant vous, Monsieur le juge... Je n'ai pas peur. Dieu merci! Cette montre, je l'ai toujours gardée depuis vingt ans, dans l'espoir que celui qui me l'avait donnée en garantie la réclamerait. S'il n'est pas venu ce n'est point ma faute... Je lui avais prêté dix piastre, en bel argent, et il devait m'en remettre quinze au bout d'un mois.

--D'où venait-il donc, ce sot emprunteur? demanda le juge.

--De Sorel, Monsieur le juge... Un nommé Davignon... Un grand, mince avec une tarte blonde... je ne le connaissais pas, moi, je ne l'avais jamais vu. Mais si je le rencontrais... Pourtant, il y a vingt ans de cela; il doit avoir vieilli lui aussi... C'est lui qui m'a dit son nom.

--Vous faites donc de l'usure?

--Moi Dieu! Votre Honneur, chacun en fait à sa manière, et il n'y a peut-être pas plus de mal pour moi, de prêter à cent pour cent à des gens qui y trouvent leur compte, que pour d'autres à ne point payer les ouvriers qu'ils emploient, où à laisser mourir de faim les pauvres à leur porte.

--Ou demeuriez-vous en ce temps-là?

--A l'île aux Ours, Votre Honneur, je n'ai pas peur de le dire. Je faisais la pêche, je vendais du poisson et du gibier. Ça payait alors!

Devant une pareille assurance, le magistrat perdait encore son flegme et sa sévérité, et quand Zidore lui remit la montre, disant qu'après tout, il n'avait pas payé trop cher le plaisir de la porter pendant vingt ans, il fut tout à fait convaincu, qu'il avait affaire à un usurier, mais pas à un vulgaire voleur...

--Savez-vous, monsieur Tourteau, que cette montre a été volée, demanda le magistrat.

--Non, monsieur le juge. Et comment le savoir?... quand même j'aurais posé cette question-là à celui qui me l'a remise, je n'en aurais pas été plus avancé; il ne me l'aurait pas dit... Au reste, il y a des riches qui tombent dans la misère quelquefois. Il ne faut pas être indiscret.

--Monsieur Tourteau, savez-vous que le propriétaire de cette montre a été assassiné?

--Assassiné! monsieur le juge, assassiné!... Ça, par exemple, c'est affreux!... Pourtant celui qui m'a apporté cette montre n'avait pas l'air d'un meurtrier!... Un bel homme, grand et blond... Il avait plutôt l'air d'un gentilhomme; et j'ai cru que c'était un bourgeois tombé dans la gêne.

--Il faudra nous aider à retrouver cet homme, monsieur Tourteau, vous voulez bien n'est-ce pas?

--Je veux bien, Votre Honneur! mais, ma foi! quand votre police ne peut pas déterrer des cambrioleurs et des meurtriers qui ont volé ou tué la veille, comment voulez-vous qu'elle découvre un criminel qui se cache peut-être sous vingt années de vie honnête ou sous quatre pieds de terre, dans le cimetière?

Et il jeta un éclat de rire.

--Tans tout les cas, comptez sur moi, ajouta-t-il, si je rencontre mon homme, je vous le direz.

Il sortit en riant, il s'était fait encore une fois rouler, le jeune magistrat.


XXIV

UN DOULOUREUX ACCIDENT.

Le petit Henri, l'enfant adoptif de Madame Duhamelin, se préparait à sa première communion. C'était plaisir de le voir prier, seul, dans sa chambre, devant ses statuettes de saints et les images bénites. Certes! Le bon Dieu faisait pleuvoir la grâce en son coeur naïf, et les anges le couvraient de leurs ailes.

Madame Duhamelin le voyait déjà dans le saint habit de prêtre, chantant la messe d'une voix émue, et prêchant avec une éloquence suave à la foule recueillie. Lucette s'attachait chaque jour de plus en plus à cette intelligence précoce et mettait son orgueil à la développer, en la tournant vers le ciel. La musique exerçait sur cette âme sensible, un empire singulier. Il comprenait aussi bien, cet enfant, les mélodies du clavier que les discours du livre.

Souvent, Lucette pour mieux jouir de sa présence et cultiver ses talents avec plus de soin venait passer ses soirées chez Madame Duhamelin. Presque toujours, Jean-Marcel l'accompagnait ou venait la rencontrer dans le salon de sa soeur, et, ensemble, ils entendaient ainsi sonner des heures délicieuses.

Chaque jour l'enfant se rendait à l'église voisine. Il allait d'abord se prosterner devant le très saint Sacrement, la plus haute expression de l'amour de Dieu pour l'homme, puis, après une adoration touchante, il s'agenouillait au pied de la statue de Saint Joseph, le père dévoué des enfants qui ont besoin d'un protecteur, et, enfin, il courait en quelque sorte à l'autel de Marie, cette mère si bonne qui lui souriait toujours et le regardait doucement avec ses beaux yeux d'azur. Et là il s'attardait longtemps. Il comprenait mieux l'amour d'une mère que l'affection toujours un peu rigide d'un père, ou que les appels mystérieux d'un Dieu caché.

Quand Madame Duhamelin avait demandé cet enfant aux bonnes soeurs de l'hospice des orphelins, le trouvant beau, bien fait, intelligent, elle ne s'était nullement occupée de connaître le nom de ses parents. Elle aimait mieux n'en rien savoir. Au reste, les bonnes soeurs n'auraient peut-être pas été capables de satisfaire sa curiosité. Cependant aujourd'hui, un peu orgueilleuse des talents et des vertus de son fils adoptif, elle n'aurait pas été fâchée de savoir de quelle source il descendait. Si l'éclat et la pureté de cette source avaient été troublés, ce n'avait été sans doute qu'un moment.

C'était tout occupée de cette pensée bien naturelle après toue, qu'elle s'était dirigée vers l'hospice des enfants trouvés, à l'heure où Zidore sortait du palais de justice, et elle s'en revenait profondément bouleversée, un peu désenchantée peut-être, se hâtant, afin de rencontrer le petit Henri à l'église de Notre-Dame où il devait être allé prier en attendant l'heure de sa classe du soir. Quand elle arriva à la rue Craig, elle vit un attroupement d'hommes et d'enfants, elle entendit un grognement sauvage et des longs éclats de rire. Un homme chantait et un ours dansait. L'ours, debout sur ses pieds larges et velus, essayait un pas de valse, valse lourde et lente accompagnée d'un râle affreux, et du balancement pesamment mesuré de ses deux mains d'occasion. L'homme criait:

-Faites le tour de l'ivrogne!

Et le gros fauve, content de toucher le sol autrement que du bout de ses griffes, courbait volontiers sa forte échine, et roulait, masse énorme, avec un grognement de satisfaction, dans la poussière de la rue, comme l'ivrogne, sous les yeux de la foule enthousiasmée.

Madame Duhamelin vit son petit garçon que descendait la Côte St-Lambert, revenant de l'église, de la grande église, comme on disait autrefois. Au même instant un cheval attelé à une charrette et conduit par un habitant, déboucha de la rue Notre-Dame et s'engagea dans la côte. Il allait au trot, mais pas à une vitesse excessive. A la vue de l'ours qui gambadait, "un bâton à la main", le cheval, pris de peur se cabra, puis s'élança comme un trait, tout droit vers la rue St-Laurent. L'enfant traversait la rue, courant à sa mère qu'il venait d'apercevoir. Il fut renversé et la voiture lui passa sur les reins. Madame Duhamelin poussa un cri terrible. Un homme qui venait sur la rue Saint Laurent, sauta à la tête du cheval et réussit à le maîtriser.

--Comment! c'est vous, Monsieur Tourteau! dit-il... Vous l'avez échappé belle.

--Tiens! c'est René Larose... Tu m'as rendu un fier service, mon garçon... tu m'as peut-être sauvé la vie...

--Peut-être à vous, peut-être à votre cheval, peut-être à l'un et à l'autre.

--Holà! criaient les gens attroupés, venez donc par ici, l'habitant!... Vous avez écrasé un enfant.

--Vous avez écrasé un enfant? lui demanda Larose.

--Je n'en sais rien... je n'ai rien vu... Mon cheval a eu peur d'un ours. Ça s'est fait si vite... je vais y aller voir. Je ne vux pas me sauver: ce n'est pas de ma faute.

Le petit Henri avait perdu connaissance. Un médecin arriva. Il l'examina à la hâte, le palpa, tâta le poulx, scruta le coeur, puis commanda l'ambulance.

-Va-t-il mourir, demanda Madame Duhamelin tout en pleurs?

--C'est votre enfant, Madame? répondit le docteur.

--Oui monsieur.

--Vous désirez qu'il soit transporté chez vous plutôt qu'à l'hôpital, je suppose.

--Chez moi, mon Dieu! oui! chez moi!... Il va mourir, n'est-ce pas? Nous n'osez pas me le dire... Ah! je le vois bien!

--Tout espoir n'est pas encore perdu... Soyez courageuse. Madame, et comptez sur le bon Dieu.

Elle se jeta sur l'enfant.

--Pauvre petit ange! A! si tu pouvais au moins me regarder une fois encore! me sourire! m'embrasser!

--Si vous voulez le mettre dans ma voiture, dit Zidore Tourteau, je ferai mon possible pour ne pas...

--C'est vous qui l'avez tué! fit Madame Duhamelin, presque folle de douleur...

--Ce n'est pas moi, ma chère dame; c'est cette bête-là qu'on laisse parader dans les rues de la ville... c'est la foule des curieux qui riaient et criaient... Mon cheval a eu peur; je ne m'attendais pas à cela... Je n'ai pas eu le temps de voir ni de comprendre le danger... J'aurais pu me faire tuer aussi moi, si ce brave garçon de Larose N'avait sauté à la bride de mon cheval pour l'arrêter.

L'ambulance tardait. On mit des coussins dans la charrette et Zidore conduisit le malheureux petit blessé chez Madame Duhamelin, sa mère adoptive.

Et pour que son cheval marchât d'un pas régulier et ne fit point d'écart, et pour que le malade ne sentit aucune secousse, il mena son cheval par la bride.

Lucette et Jean-Marcel se promenaient sur la rue Ste-Catherine, en attendant le retour de Mme Duhamelin et du petit Henri. Ils virent venir au petit pas, la charrette de Zidore escortée d'une foule de curieux et suivie d'un carrosse.

--Une ambulance d'une espèce nouvelle, remarqua l'inspecteur d'écoles qu'est-ce que cela signifie?

--Lucette ne répondit rien. Elle avait eu un sinistre pressentiment.

Il y a des organisations de sensitive qui devinent tout se qui doir les faire souffrir. La voiture s'arrêta devant la maison de M. Duhamelin.

--Mon Dieu! un malheur! s'écria Jean-Marcel..

--C'est le petit Henri!... gémit la pauvre Lucette.

On descendit avec de grandes précautions l'enfant toujours évanoui.

Madame Duhamelin sauta promptement de voiture. Lucette et Jean-Marcel arrivaient en courant. Lucette était navrée.

--Est-il mort? fit-elle en ouvrant ses bras à Mme Duhamelin.

--Pleurez avec moi, ma bonne amie, répondit la mère adoptive, il va mourir!

Zidore Tourteau tenait les rênes de son cheval et n'osait entrer. Il reconnaissait la maison où il était venu, un jour de l'hiver dernier, il voyait Lucette et Jean-Marcel Provost, et il éprouvait un grand malaise. Il aurait pourtant voulu revoir l'enfant. Il aurait été content d'apprendre qu'il n'était pas mortellement blessé. Lucette l'aperçut. Elle ressentit un choc douloureux et se raprocha de Jean-Marcel, comme pour lui demander protection.

--Encore cet homme, murmura-t-elle!

L'enfant fut déposé sur le lit. Il était d'une pâleur extrême, et ses traits angéliques se contractaient, de temps en temps, comme dans les affres de l'agonie. Il ouvrit les yeux cependant et regarda, vaguement d'abord et sans rien voir peut-être. Au bout d'un instant, il aperçut sa mère et Lucette qui se tenaient à son chevet, et il s'efforça de leur sourire. Les deux femmes le couvrirent de baisers et de pleurs.

--Oh! que je souffre! dit-il tout à coup, et il poussa un cri aigu.

Les gens parlaient haut, dans une salle à côté. Madame Duhamelin entendit qu'on disait:

--C'est cet habitant-là qui l'a écrasé...

--Il est bien connu... C'est un mommé Tourteau, de Saint-Ixe... Un usurier!...

Elle se dressa vivement toute pâle, et, comme hors d'elle-même, entourant Lucette de ses deux bras, elle dit:

--C'est Tourteau qui l'a tué!

Et Lucette, secouée comme par une crise nerveuse, l'esprit à la torture, l'âme de nouveau broyée par ce misérable, ne put retenir une malédiction.

--L'enfer n'est pas trop pour lui!

Et comme honteuse de cet oubli de la charité chrétienne elle pencha la tête et se mit à pleurer.

Une idée singulière de Madame Duhamelin surprit un peu les curieux qui remplissaient la maison. Elle s'avança sur le seuil de la porte. Zidore se disposait enfin à partir. Il était déjà su rle siège de sa voiture.

--Monsieur Tourteau, fit-elle, entrez; venez voir, une dernière fois, votre pauvre petite victime.

Les gens pensaient que le chagrin lui troublait un peu la tête, et ils trouvaient cela bien triste.

--Venez vite, répéta-t-elle.

Elle prenait un ton impérieux

--Mon Dieu! ma chère dame, je le veux bien, répondit Zidore.

Et il répétait, en entrant dans la maison:

--Ce n'est pas ma faute... Non, le bon Dieu le sait... J'aimerais autant que ce serait moi...

Il entra dans la chambre du blessé.

--Pauvre petit ange du bon Dieu! fit-il, et regardant l'enfant qui se plaignait comme un agneau qu'on égorge, à demi-perdu dans les coussins de son lit blanc.

--Le bon Dieu sait bien que ce n'est pas ma faute, répéta-t-il... Je donnerais ma vie pour te rendre la tienne...

Les personnes qui le voyaient et l'entendaient ne pouvaient s'empêcher de le prendre en pitié.

--Embrassez-le, dit Madame Duhamelin... embrassez-le et retirez-vous.

Elle n'en pouvait plus, la pauvre femme, et elle se prit à sangloter.

Zidore se pencha sur l'enfant et lui mit un long baiser sur le front.

Quand il se releva, deux grosses larmes roulaient sur ses joues hâlées.

Il sortit, la tête basse, essuyant du revers de sa main, ces larmes que le Seigneur lui a sans doute comptées.

Le prêtre arriva, et, en même temps, Monsieur Duhamelin, que l'on avait fait avertir aussitôt. Le prêtre portait la Sainte Eucharistie. Sur un signe de sa main tout le monde tomba à genoux. Il connaissait l'enfant. Il savait qu'il était sur le point de faire sa première communion, et qu'il en était bien digne. Il ne voulait pas le priver de ce divin bonheur. Le cher petit, il sourit en voyant entrer le prêtre, et cessa un moment de se plaindre. Tout le monde se retira, les laissant seuls, le confesseur et le jeune pénitent. Au bout de quelques minutes la porte se rouvrit, et l'on put voir rayonner le front du pieux communiant. Il ne portait pas à son bras le ruban blanc frangé d'or que son oncle Jean-Marcel lui avait promis, il n'était pas vêtu de noir, avec des bas d'une blancheur immaculée et des souliers vernis; hélas! Mais son âme était toute belle, et le bon Dieu en prenait pour jamais possession.

Et, quand il eut communié, Madame Duhamelin l'embrassa longuement, longuement... Lucette, longuement aussi... Et Jean-Marcel,--qui pleurait comme une femme--et Monsieur Duhamelin, et plusieurs autres aussi, l'embrassèrent à leur tour.

Et Madame Duhamelin paraissait toute préoccupée, malgré sa tristesse et ses regrets. Il était évident qu'une chose la tourmentait... Allait-elle devenir folle réellement?... Elle regardait le mourant, elle regardait Lucette, se penchait, se relevait, semblait se parler à elle-même, mais bien bas, les lèvres seules remuaient.

Le petit Henri s'affaiblissait vite maintenant, et les médecins n'avaient plus d'espoir. Le lit était entouré. Des visages anxieux se penchaient sur le chérubin qui allait prendre son vol. Madame Duhamelin, prenant Lucette par le cou, l'approcha de sa bouche, et l'embrassant avec tendresse, lui dit un mot que personne n'entendit. Alors toute transportée, oubliant tout respect humain, dans un élan irrésistible d'amour maternel, Lucette se précipita sur le petit mourant...

Une voix douce comme une lyre divine murmura deux fois:

--Mère!... Mère!...

Et plus bas, et plus doucement encore:

--Deux mères!

Lucette s'était évanouie sur la couche douloureuse où le petit Henri expirait.


XXV

OU ZIDORE SE CONSOLE ET
S'ETONNE

Zidore, de retour à la maison depuis deux jours, commençait à se remettre des fortes émotions qu'il avait éprouvées dans son voyage à la ville. Il se persuadait de plus en plus de l'inutilité des recherches de la police au sujet de la montre. C'était une affaire enterrée. Il l'avait bien vu à l'adoucissement subit du magistrat. Il saurait faire taire Bancalou. Et puis Bancalou, il n'était pas plus digne de foi que lui, Zidore; moins encore. Beaucoup moins au yeux du monde, puisqu'il avait dormi sur le sommier dur de la prison, et mangé le gruau salé des forçats. Il n'était pas à craindre. La mort de sa femme, de cette malheureuse Christine qui s'était endormie dans le Seigneur, en avalant du thé fortement opiacé, ne paraissait pas, non plus, devoir lui causer beaucoup de trouble. Il était en fort bons termes avec le docteur, et le docteur qui lui devait des arrérages n'avait aucune raison de soupçonner d'un crime odieux un citoyen paisible qui prêtait de l'argent sur parole quelquefois, bien qu'à gros intérêt. Tout le monde savait qu'il vivait en très bons termes avec la défunte, et qu'elle ne manquait de rien. Puis la femme de "l'engagé" jurerait qu'elle était souvent malade, la défunte, et qu'elle se médicamentait fort. Paix profonde de ce côté-là encore.

Alors on n'avait qu'à se féliciter soi-même et à ne rien dire aux autres.

Le triste accident de la rue Craig pouvait bien la chagriner, mais ne devait nullement l'inquiéter. Des enfants qui se font écraser par les voitures, ça se voit que trop souvent. Et puis, c'était la faute au montreur d'ours. Si la ville ne permettait pas aux ours d'aller comme cela faire le tour de l'ivrogne ou le pas de valse de rue en rue, bien des enfants peut-être échapperaient à la mort ou aux blessures.

Il se rendit, le soir, avec Tiquenne et Bancalou, chez Marcil, son troisième voisin, pour jeter un coup d'oeil sur les gazettes. Marcil, assis près de la table où brûlait une lampe, paraissait captivé par les nouvelles diverses qui, ce jour-là, remplissaient les colonnes.

--Tiens! Zidore, fit-il je suis justement après lire le récit du double malheur dont tu as été la cause involontaire... Ce pauvre petit garçon...

--C'est ce damné d'ours!... interrompit Tourteau... Mon cheval a pris l'épouvante, avant que j'aie seulement pensé à le retenir... L'enfant traversait la rue.

--Oui, reprit Marcil, c'est rapporté tout au long. Quelle coïncidence extraordinaire tout de même!

Zidore ne comprenait pas trop de quelle coïncidence il voulait parler. Il pensa que c'était de sa rencontre avec Lucette, chez Monsieur Duhamelin, où il avait conduit l'enfant.

--L'aviez-vous déjà vu, le petit garçon? demanda Marcil.

--Jamais. Ça me fait de la peine parce que c'était le plus bel enfant du monde.

--Vous saviez qu'il était élevé par madame Duhamelin, et que Lucette faisait son éducation?

Tiquenne et Bancalou se regardaient ne voyant pas trop où Marcil voulait en venir avec ces questions. Zidore répondit qu'il ne savait rien de cela.

--Ah! fit-il, je comprends maintenant pourquoi Lucette Longpré se montrait si désolée... C'était son élève; elle l'avait préparé à sa première communion... Il paraît qu'il était bien intelligent et bien dévot... Les gens parlaient de cela autour de moi.

Marcil vit bien qu'il ne savait pas le secret.

--Et vous l'avez embrassé avant de partir, ce pauvre ange?

--Oui, madame Duhamelin m'a demandé de l'embrasser... pour me faire voir qu'elle me pardonnait, je suppose... Eh bien! ma parole d'honneur! je n'ai pas été capable de m'empêcher de pleurer... et pourtant...

--Et vous êtes sorti ensuite, et madame Duhamelin ne vous a rien dit?

--Pas un mot... Et je n'étais pas fâché de m'en revenir... Malgré ça, j'ai fait un assez bon voyage.

Marcil lui donna le journal.

--Lisez donc cela, dit-il.

Zidore s'assit auprès de la lampe, et la lampe, au même instant, jeta une bouffée de lueur, comme pour l'éclairer mieux. Il se mit à lire. Toutes les personnes de la maison avaient les yeux sur lui.

--C'est bien ça, c'est bien ça, faisait-il de temps en temps.

Ou encore:

--Oui, oui... Ils racontent bien les choses dans ce journal-là.

Tout à coup on le vit pâlir et le journal trembla dans sa main.

--Non, râla-t-il, non, ce n'est point possible!

Il s'essuya les paupières et relut encore, puis il s'écria:

--Mon enfant! c'était mon enfant!... et je l'ai tué!

Il se leva, frappa du poing sur la table:

--Mille malédictions! C'est-il Dieu, possible?

Il fut un moment tout angoissé, lui que venait d'empoisonner sa femme, et il regardait les autres d'un oeil ardent, où l'on ne savait ce qui brillait le plus de l'amour ou de la colère...

--Je l'ai tué! gronda-t-il... Et il était si beau, si bon, si plein d'intelligence!... Non, Dieu n'est pas juste!

--Zidore, taisez-vous, ordonna Marcil, pas de blasphème ici!

Et madame Marcil que ce blasphème avait choquée lui dit:

--Monsieur Tourteau, vous devriez plutôt bénir le Seigneur qui a fait tourner à sa gloire votre crime odieux.

Et, Bancalou, un peu ému, ajouta;

--Ne faut-il pas que tu sois puni?

Tiquenne, à son tour, voulut placer un mot, et moitié sérieux, moitié badin, il demanda:

--J'avais donc un frère?... pourquoi ne me l'avez-vous pas montré?... Il va falloir que je monte au ciel maintenant pour faire sa connaissance.

--Un frère, oui, repartit Zidore, qui retrouvait son aplomb, un frère qui valait mieux que toi, et qui aurait été la gloire de mes vieux jours.

--Ce n'est pas vous qui l'avez élevé, celui-là, et vous ne l'auriez jamais connu, sans l'ours de la rue Craig, riposta grossièrement Tiquenne.

--Allons! allons! fit Marcil, jamais ici un enfant n'a manqué de respect à son père.

--J'ai tort, avoua Tiquenne, excusez-moi. Tout de même, j'aurais bien voulu le connaître, ce petit frère-là.

Tourteau ne veilla pas tard chez son voisin Marcil. De retour à sa maison avec Tiquenne et Bancalou, il se mit à genoux et fit un bout de prière, comme s'il eut été poussé par un invincible besoin de se rapprocher un instant de Dieu. C'était la pensée de l'enfant pieux et doux qui réchauffait son âme froide. L'ange que son crime avait donné au ciel intercédait sans doute pour lui. Il sentit les suggestions de la grâce et il se délecta dans une rêverie chaste. L'honnêteté, la pudeur, la charité lui paraissaient des plaisirs réels et plus durables que les plus coupables satisfactions. Allait-il donc rompre définitivement avec son vilain passé? Allait-il, repentant, humilié, suivre désormais la route difficile de la vertu? Cette horreur des choses accomplies, ce charme d'une vie nouvelle, c'était peut-être la peur d'un châtiment d'autant plus terrible qu'il serait tardif, c'était peut-être l'espoir de la tranquillité dans la jouissance d'un bonheur cherché longtemps et payé cher.

Il se laissait bercer par la première fois peut-être, le sommeil le surprit dans un ébauche de louables projets.

Bancalou et Tiquenne s'étaient retirés dans leur chambre et s'occupaient du grave problème de leur avenir. Ils ne voyaient pas pourquoi Zidore refuserait de les garder chez lui. Il avait besoin d'hommes pour ses champs et ses étables, ils l'aideraient. Ils voulaient bien travailler. La vie d'aventures commençait à perdre de ses attraits à leurs yeux, et ils devinaient le charme du foyer. Ils s'étaient fourvoyés l'un et l'autre, Bancalou, d'abord, et Tiquenne ensuite, par la faute de Bancalou. Qu'est-ce que cela leur avait rapporté, ces pillages et ces débauches? ces jeux et ces fainéantises? Des ennuis, des persécutions, de la honte, des châtiments... Ils allaient essayer de vivre tranquilles à la campagne désormais.

--Tiquenne, mon fils par adoption, disait Bancalou, quand j'étais au séminaire, mon maître me rappelait souvent cette vérité que les enfants sont aux parents et les parents aux enfants, donc, j'ai envie de te rendre à ton père selon la nature...

Et Tiquenne répondait:

--Bancalou, mon vieux cousin par ma défunte mère, tu connais...

--Tes antécédents scabreux...

--Non ma position nouvelle dans la maison, depuis que mon frère est mort....

--Tiquenne, je ne badine pas, quand j'étais au séminaire, mon maître me disait:

Sol plein de roches,

Cheval qui cloche,

Ami de la bouche,

Tout ça, ça ne faut pas la patte d'une mouche.

Je te le répète à mon tour, parce que le sol que nous foulons ici n'a point de roches, le cheval paternel ne boite pas, et l'ami qui te parle est un ami de coeur. Donc, attachons-nous à la propriété, donnons-nous à ton père, en attendant qu'il se donne à nous... à toi, je veux dire, car moi je n'ai aucun titre à recevoir un pareil don.

--Bancalou, mon vieux cousin, vrai comme le ciel est rond et que je ne le suis pas, je n'avais pas encore pensé à cet immense avantage que j'ai sur toi.

--Tiquenne, mon ex-fils par adoption, s'il n'y a ni contrat de mariage, ni testament, tu hérites de la moitié des biens.

--Bancalou, mon vieux cousin... je m'attendris...

--Mais ton père a peut-être songé au testament avant de... se séparer pour toujours de ta pauvre mère...

--Bancalou, je ne m'attendris plus...

Tiquenne, il serait important d'empêcher ton père de se remarier.

--Bancalou, tu m'ouvres les yeux. Il pourrait survenir des petits frères et des petites soeurs...

--Et qui ne seraient pas des anges malgré la régularité de leurs passe-ports.


XXVI

BISBILLE ET ROUCOULEMENTS

Toujours rapide, le temps se précipite au néant, emportant les hommes et les choses. Et ceux qui arrivent, et ceux qui passent, et ceux qui disparaissent élèvent ensemble, vers le ciel, un concert ineffable de plaintes et d'alléluias, de blasphèmes et de bénédictions, de louanges et de reproches, de rires et de larmes. Heureux et misérables se pressent et se coudoient; jeunes et vieux mêlent leurs espérances et leurs déceptions; hommes et femmes se cherchent pour s'aimer ou se haïr, riches et pauvres regardent le même ciel et descendent dans la même fosse.

Et toujours depuis des milliers d'années, la terre promène dans l'infini sa magnifique exubérance de vie et son épouvantable germe de mort. Et ceux qui la voient passer se demandent peut-être quel est le mystère de ce chaos éternel d'où sortent tant d'harmonies et tant d'incohérence, tant de joies et tant de douleurs, tant de gloires et tant de hontes. Ils ignorent peut-être que c'est le mystère de la liberté.

Et dans cet immense arène où luttent toutes les forces et toutes les énergies, toutes les passions mauvaises et toutes les vertus célestes, chacun, du fond de sa retraite sacrée ou de son bureau d'affaire, sur l'eau qui le berce ou dans le champ qu'il laboure, au milieu de la forêt séculaire ou des villes populeuses, chacun, dis-je, joue sans presque s'en apercevoir parfois, le rôle que la Providence lui a confié ou qu'il s'est choisi. Et les acteurs changent sans cesse, mais le drame ne finit jamais.

Il finira pourtant, ne serait-ce que dans des millions d'années. Et alors on verra que tout était parfaitement coordonné, que tout était nécessaire, ou, du moins concourait à la beauté de l'oeuvre, et le dénouement sera la gloire de Dieu.

Le temps de la fenaison était venu avec ses douces senteurs et ses brûlants effluves, et il avait passé. La moisson s'était levée sur le sol fécond, semblable à une foule serrée sorte de tombes anciennes; elle avait roulé comme des vagues d'or ses épis mûrs, et maintenant elle attendait, sous les chevrons solides la dent de la machine ou le fléau des batteurs.

Les feuilles s'étaient changées en fleurs brillantes sur les arbres touchés par le givre, et, se détachant des rameaux comme des papillons de pourpre ou d'ambre, elles voltigeaient un instant au caprice du vent, puis tombaient comme des ailes blessées sur le sol déjà flétri.

Rien n'avait troublé, durant la dernière saison, la sécurité de Zidore Tourteau, dans son existence monotone de laboureur. Tiquenne demeurait encore avec lui. Il avait trouvé dur de se rendre au champ dès le lever du soleil, pour n'en revenir qu'à la nuit tombante. Le réveil des oiseaux n'était pour lui, d'ordinaire, ni l'appel du travail, ni le signal de la prière, et leurs chants du soir ne le retenaient pas captif à la lisière du bois. Il était tout à coup obsédé par la pensée de devenir riche, et cette pensée, c'était Bancalou qui l'avait fait sourdre. Il trouvait maintenant que pour s'enrichir, on pouvait bien donner quelques longs jours de travail et prendre quelques courtes nuits de sommeil.

Son père n'était pas mécontent de lui, et lui fournissait pleinement l'occasion d'acheter son aisance future. Bancalou était revenu à la ville à la suite d'un échange de paroles aigres-douces avec son vieil ami Zidore. Il aurait aimé demeurer à Saint-Ixe. Tous les trois, Zidore, Tiquenne et lui, économes et travailleurs, ils auraient grossi l'avoir et agrandi le domaine. Personne ne se serait avisé de troubler leur quiétude. Ils auraient rendu de petits services et on les aurait aimés. Une belle existence, après tout, qu'ils auraient pu s'arranger. Un peu plus tard Tiquenne se serait marié. Longpré avait une jolie fille encore, et justement bonne à épouser dans deux ou trois ans, quand le gars aurait prouvé qu'il était honnête et bon travailleur. Un heureux moyen de réparer un peu le mal causé à cette brave famille.

Mais Zidore n'entendait pas de cette oreille-là. Il n'avait pas besoin d'un homme, à l'année, dans sa maison, pour l'aider à fumer sa pipe. Antoine Brousseau, l'ancien serviteur n'habitait-il pas le fournil avec Vénérande Latulippe, sa femme? Un bourreau de travail, et qui savait par quel bout prendre l'ouvrage.

Il ne pouvait pas le renvoyer. Non, il ne le pouvait pas. Et puis, c'était sa femme qui prenait soin de la laiterie et de la basse-cour... On ne peut point se passer de femme chez un cultivateur. Non, Tiquenne et lui, c'était assez; ils suffiraient à la tâche, avec le serviteur...

Mais parfois il pourrait venir, lui, Bancalou, dans le temps des foins et des récoltes. Il y avait plus à faire alors, et il fallait louer des bras. Il ne serait pas à charge ainsi, et il gagnerait son pain.

Bancalou avait vu son beau rêve s'envoler. C'était fâcheux, car il se sentait devenir meilleur.

--Je ne te dis pas adieu, avait-il murmuré en sortant.

--Ni moi à toi, avait répondu Tourteau.

Cependant Tiquenne remarquait bien que son père se rendait souvent à la forge de la veuve Larose, sous le moindre prétexte il attelait, et hue. Il n'avait pas coutume de se promener ainsi. Evidemment ce n'était pas le bourdonnement du gros soufflet de cuir qui l'attirait. Des coups de marteau sur du fer rouge, des parcelles qui volent comme une pluie de feu, il connaissait cela. Au reste, pas plus tard que le dernier dimanche, le petit Marcil lui avait demandé s'il était vrai que son père allait se marier avec la veuve Larose. Il se rendaient à l'église ensemble, à pied, en parlant de différentes choses.

Cela inquiéta beaucoup l'héritier présomptif. Il répondit qu'il n'en savait rien; que rien ne pressait dans tous les cas, puisque sa mère n'était morte que depuis six mois à peine. Il N'osa point en parler à son père, sachant bien que c'était peine perdue, et qu'il encourrait certainement sa disgrâce s'il se permettait de lui faire des représentations.

C'était vrai, Zidore songeait à se remarier, et Madame Larose, son ancienne amie, ne l'avait pas accueilli de façon à le décourager. Seulement, elle se montrait un peu moins pressée que lui, et plus respectueuse des convenances. Elle voulait attendre que le service anniversaire de la défunte fut chanté. Lui, il avait mille raisons pour ne pas tarder davantage, mais pas une sérieuse probablement.

René Larose, le fils aîné de la veuve, avait entendu parler de cela. Un habitant de sa paroisse qu'il avait rencontré, par hasard sur le marché, s'était fait le malin plaisir de lui annoncer comme vraie cette nouvelle encore tout à fait incertaine.

Il se disait que le mariage ne se ferait toujours pas, sans qu'on l'en avertisse, lui, l'aîné de la famille. Cependant, il était inquiet, et ne voulait pas laisser l'engagement se prendre définitivement. Il songeait à faire une course au village natal, quand il aperçut à deux pas de lui, sur la rue, Jean-Marcel et Bancalou que causaient sous le rayon d'une lampe. Il les aborda. Il savait que Bancalou venait de chez Tourteau. Il devait être bien renseigné. Bancalou n'en connaissait pas long de cette affaire, mais il n'en affirma pas moins que ça se ferait. Il connaissait Zidore, c'était assez.

--Je ne veux pas croire que ma mère se déciderait à épouser ce misérable, dit le jeune forgeron, d'une voix sombre.

--Si vous avez encore sur elle quelque pouvoir, essayez de l'en dissuader, conseilla Jean-Marcel. Elle ne pourra demeurer inébranlable devant vos arguments; et puis, comme dernière ressource, il y a l'appel des enfants à la sollicitude maternelle. Le coeur d'une mère comprend mieux que son esprit, et son amour a plus de clairvoyance que son jugement.

--Zidore Tourteau devenir le mari de ma mère, mon second père!... Ça ne peut pas se faire, ça ne se fera pas! gronda encore le forgeron qui paraissait obsédé par cette pensée écoeurante.

--Zidore Tourteau est un adroit coquin, reprit l'inspecteur d'écoles, et il a plus d'un tour dans son sac.

--Il sait se mettre à l'abri, murmura Bancalou, et quand il est en sûreté, il se moque joliment de l'inquiétude des autres.

--Vous le connaissez depuis longtemps? questionna Jean-Marcel.

Bancalou répondit, évitant le piège qu'il découvrait:

--Depuis longtemps, oui. Nous sommes de la même paroisse, voyez-vous, et sa femme était ma cousine germaine.

Cousin, cousine, cousine et cousin,

Voisin, voisine, voisine et voisin,

Tout ça, ça s'habille

Du gilet de la famille.

Jean-Marcel rit un peu de cette tirade et il continua:

--Il me semble qu'il vient des îles de Sorel, pourtant.

--Oui, sa famille était de l'île aux Ours. Il m'en a parlé souvent de l'île aux Ours.

--Est-ce qu'il ne vous a jamais dit comment la montre de mon père était venue entre ses mains?... Je vous assure que je ne crois guère à son histoire de prêt et de garantie.

--Je n'y crois guère, non plus. Ça peut être vrai, cependant, les plus grands menteurs disent parfois la vérité.

Le jeune garçon allait s'éloigner, Bancalou lui dit:

--Si vous trouvez votre mère décidée à faire la folie de convoler avec Zidore Tourteau, et inébranlable dans sa fatale résolution, faites-le moi savoir, je pourrai peut-être vous être utile.

--Je n'y manquerai pas, répondit René Larose.

Bancalou avait eu l'idée d'aller voir le vieux curé de sa paroisse avant de revenir à Montréal. Le curé ne le connaissait pas ou ne le connaissait plus. Il ne l'avait guère vu depuis vingt ans. Il sentait, le malheureux Bancalou, un besoin vague de se rapprocher de Dieu... Vague, parce que son âme était encore dans l'engourdissement. Le vide de son existence commençait à l'effrayer. Il voulait aussi venir au secours d'une longue infortune. Il y avait peut-être, au fond, tout au fond, un reste de ferment mauvais, le ferment de la vengeance... Les sensations se mêlaient dans son âme enténébrée.

Il avait passé plus d'une heure avec le saint prêtre, parlant de son enfance, de sa jeunesse, de toute sa vilaine carrière, avec crainte et honte d'abord, puis moins à regret, et enfin avec l'abandon du pénitent qui cherche miséricorde. Et quand il fut sur le point de révéler un crime atroce, dont il portait sa part de responsabilité, le curé lui dit avec une douceur d'apôtre:

--Mon enfant, regrettez-vous bien toute cette vie passée loin de Dieu, dans l'oubli de vos devoirs et dans le mépris des choses de la religion?

--Oh! monsieur le curé, si c'était à recommencer!...

C'est bien, mon pauvre ami, mettez-vous à genoux et continuez votre confession. Dites tout maintenant; mes lèvres ne s'ouvriront jamais pour révéler un seul mot de vos aveux. C'est entre Dieu et vous. Moi, je vous pardonnerai au nom de Jésus-Christ, puisque vous vous repentez.

Et Bancalou acheva sa confession.

Il n'était pas venu pour se confesser cependant. Il ne soupçonnait pas que la confession était chose si aisée, même pour les grands coupables. Il sentait qu'il avait agi librement, avec sincérité, dans toute la plénitude de sa volonté, et quand il se releva, il fut tenté de se jeter au cou du vieillard et de l'embrasser. Il ne pouvait s'expliquer pourquoi il éprouvait une si profonde satisfaction, pourquoi il voyait tout à coup son âme s'élever comme un oiseau qui a brisé le lacet du chasseur.

Le curé lui donna une lettre, pour Jean-Marcel Provost, et une autre pour Lucette Longpré. Il n'avait pas cessé de consoler du fond de sa retraite, l'âme souffrante de l'infortunée jeune fille. C'était son conseil qui l'avait guidée. De l'autel où il montait chaque matin, s'élevait une prière ardente qui retombait en grâce ineffable sur la tête de la martyre.

Avant de se séparer de Tiquenne Bancalou lui avait demandé pardon de ses scandales.

--Tiquenne, mon ex-fils par adoption, avait-il dit, quant j'étais au séminaire, un vieux prêtre de salle me disait souvent que mes péchés capitaux sont bien plus malaisés à porter que les vertus théologales, et qu'il faudrait être diablement sot pour les traîner loin.


XXVII

L'ANGELUS.

C'est l'été. Parties les neiges épaisses qui enveloppaient la terre d'un linceul, et partie le fine poudrerie argentée qui tourbillonnait sur les champs comme les orbes d'une blanche fumée... Parties les glaces étincelantes que le fleuve promenait comme des épaves sur ses flots sombres, entre les lignes dentelées de ses bords, et parties les sonneries éveillées des attelages dans le croisement des routes... partis les soucis amers des gueux et des déshérités qui grelottaient à leurs foyers souvent éteints... Partis aussi les enivrements des danses capiteuses, sous la flamme des candélabres, les angoisses de la tragédie si recherchée de ceux qui ne souffrent point les ricanements de la comédie, si chers à ceux qui veulent se fuir!... Parti l'hymne des grandes passions que l'orchestre chantait avec ses voix divines!

C'est l'été. La campagne se déroule à l'infini avec ses nappes verdoyantes émaillées de fleurs, tachetées d'ombres, striées de clôtures grises. Les ruisseaux murmurent leur éternelle chanson aux glaïeuls et aux nénuphars qui se penchent sur leurs eaux; les arbres frissonnent de plaisir en voyant se repeupler les nids qu'ils bercent amoureusement; les oiseaux voltigent comme des feuilles que le vent emporte, saluent l'aurore, saluent le soir, éparpillant comme une ondée leurs notes suaves.

C'est l'été. Les sillons se sont couronnés d'une moisson d'or, les prairies épanchent l'arôme de leur foin, les arbres fruitiers ont secoué leurs fleurs odorantes sur l'aile des vents et montrent maintenant dans le fouillis nuancé de leur feuillage, des fruits qui réjouissent les yeux et font sourire les lèvres...

C'est l'été. Les mousses sont chaudes et molles, les rameaux sont discrets, les pierres luisent comme des diamants, les génisses ruminent, les pieds dans une mare et le yeux dans un rêve, les insectes trottinent sous les herbes.

C'est l'été. Les voiles s'enflent à la brise, la vapeur rugit en sortant de son étroite prison, les bateaux sillonnent les ondes, la foule des travailleurs se précipite.

Lucette Longpré s'est assise, rêveuse, sur un banc, à l'ombre, dans le carré Viger. Son père vient de la quitter, son père et l'une de ses soeurs. Elle va se marier, cette soeur bien-aimée, et elle est venue acheter à la ville, sa toilette de noce. Elle ne lui a pas coûté cher, la jolie toilette. Lucette a tout payé.

Elle pense, Lucette, au bonheur de la jeune promise qui épouse l'homme de son choix et qui est aimée... Ils vont désormais vivre ensemble au même foyer, dans une retraite sacrée, loin des regards curieux. Ils travailleront ensemble et ensemble ils prieront. Ne sera-t-il pas à elle, à elle seule, et ne sera-t-elle pas à lui jusqu'à la mort?... O la belle, la divine existence!

Jean-Marcel survint. Il survint comme pour jeter dans le calice une nouvelle goutte d'amertume. N'eut-il pas mieux fait de passer sans la voir? Pourquoi cette éternelle caresse d'une espérance irréalisable?

Allaient-ils donc toujours s'aimer ainsi? Oh! ce serait encore une douce consolation! Elle serait sa soeur, il serait son frère. Un frère et une soeur peuvent s'aimer bien tendrement... Mais il ne voudrait pas.

--J'ai peur de ne pas réussir... Il y a si longtemps que je cherche!... les preuves manquent... je vais tout abandonner!... Pauvre père! pauvre père!

Et il tira de son gousset une superbe montre d'or, et l'examina longtemps, cherchant le secret des heures depuis longtemps perdues. C'était toujours la montre de Zidore Tourteau... Il reprit:

--Je remets toute chose entre les mains de Dieu; lui seul sait où est le coupable. Peut-être l'attend-il encore dans sa miséricorde, peut-être l'a-t-il jugé dans sa justice...

Et il répéta encore:

--Pauvre père! pauvre père!... Assassiné!

Et un instant après:

--Une voix que je ne puis faire taire me dit que Tourteau connaît le meurtrier...

--Et pourquoi ne le serait-il pas lui-même, le meurtrier? murmura Lucette.

--Il vient de l'île aux Ours... il y était alors... c'est vrai...

--Et c'est un grand misérable.

Elle demanda.

--Vous n'avez pas trouvé le nom du canotier qui l'avait conduit dans les îles?

--Une étrange fatalité, je vous l'ai dit, le seul journal qui donna son nom, ne donna pas le vrai. Il fut mal renseigné ou le compositeur lut mal; jamais canotier de ce nom n'exista à Sorel. Il n'y a jamais connu de famille Rinotac. Au reste, ce canotier, bien que buveur ne passait pas pour malhonnête. Il revint au bout de quelques jours, seul et l'air fort désolé. Un coup de fusil tiré debout avait fait chavirer l'embarcation...

Comment la montre est-elle venue entre les mains de Tourteau, c'est là le point difficile à éclaircir. A-t-il volé mon père avant de le tuer? A-t-il dépouillé son cadavre, trouvé par hasard? Ou bien encore, comme il l'affirme, reçu la montre d'une autre personne? On peut s'arrêter à chacune de ces conjectures, sa mauvaise réputation d'aujourd'hui le permet.

Les noyades dans les îles étaient fréquentes, et les enquêtes se faisaient alors d'une façon peu sérieuse. L'amour du prochain aveuglait peut-être les jurés et les empêchait de soupçonner le crime!

Lucette, la tête penchée, l'écoutait religieusement. Il continua:

--Oui, une voix intérieure me dit que c'est lui qui m'a pris mon père et qui a fait mourir de chagrin ma mère adorée!... que c'est lui qui nous a jetés, ma mère, ma soeur et moi, dans la misère, sur le pavé!... Grâce au ciel, la charité nous a réchauffés dans ses entrailles divines.

Le malheur nous rapproche, Lucette... Une affliction commune est une chaîne plus forte qu'une commune joie... Ne nous quittons plus... Voulez-vous, Lucette?

Lucette, toujours silencieuse, éprouvait une sensation ravissante, et pourtant elle souffrait. L'amour seul a cela de merveilleux qu'il enivre en tuant. C'est le mystère de l'union intime de la douleur et de la félicité. Le coeur ne saurait rien connaître, ni savoir ce qu'il est, ni savoir ce qu'il peut, s'il n'a brûlé d'amour et s'il n'a été percé d'un glaive.

--Vous ne répondez pas, Lucette, dit mollement, dans un soupir, Jean-Marcel tout ému.

--Vous savez tout, pourtant, murmura la pauvre fille.

--Je ne sais qu'une chose, vous êtes un ange!... une ange du ciel qui a touché la terre!...

--Et la terre a souillé mes ailes blanches, fit-elle, en essuyant des pleurs qui glissaient sur ses joues.

--Le nuage qui passe devant le soleil n'en ternit point l'éclat.

--Oubliez-moi, Jean-Marcel, c'est mieux.

--Jamais, Lucette, jamais!

--Un jour peut-être, vous regretteriez d'avoir été trop généreux.

--Je ne saurais payer trop cher la beauté de votre âme.

--Vous me connaissez mal, peut-être... Si vous alliez, un jour, voir votre idéal s'envoler!... Il y a tant de rêves que ne se réalisent jamais, il y a tant d'espoirs qui sont tristement déçus!

--Je vous connais Lucette, je ne suis plus à l'âge des folies adorables qui nous font mourir de regrets; j'ai réfléchi... je vois l'avenir tel que vous me le ferez, tel que nous le ferons ensemble.

--Oh! Monsieur Provost ne parlez donc pas ainsi!... Vous me faites trop sentir ce que je perds en...

Elle acheva, mordant, pour étouffer un sanglot, son joli mouchoir de dentelle.

--Vous êtes toujours pure, toujours belle, toujours sainte à mes yeux, comme aux yeux de Dieu, que pourrais-je exiger de plus? continua Jean-Marcel, qui voulait lui faire comprendre comme il l'aimait et comment il voulait ne souvenir de rien.

Elle repartit lentement, doucement, avec une légère hésitation.

--Le vase sacré qu'une main profane a souillé ne doit plus servir au sacrifice...

Et lui, il répondit, tout enthousiasmé:

--Le prêtre le porte à ses lèvres avec plus d'amour afin de réparer le sacrilège.

Ils se levèrent. L'heure avançait, le jour baissait. Le soleil disparu faisait à la montagne une auréole de pourpre et d'or, qui se fondait par d'insensibles atténuations d'éclat avec l'azur pâle du zénith. Ensemble ils se rendirent à la porte de madame Duhamelin. Lucette avait sa chambre maintenant dans la maison en deuil, avec l'autre mère désolée. Elle s'assit à sa fenêtre pour regarder Jean-Marcel qui s'en retournait à pas lents dans la foule empressée.

L'angélus sonna, plus solennel sembla-t-il, et plus dolent aussi que l'angélus du matin. Tous les clochers, les campanilles et les tours de nos églises et de nos chapelles eurent un tressaillement mystérieux, et après trois tintements semblables à des ternaires rhythmés, ils se mirent à chanter, réveillant de leurs bouches d'airain, les échos dix-neuf fois séculaire de l'évangélique salutation.

"Ave Maria gratia plena, Dominus tecum".

Et Lucette, se levant murmura pieusement les divines paroles:

"Angelus Domini nuntiavit Mariae".

Et quand elle prononça:

"Et concepit de Spiritu sancto", elle comprit tout à coup la profondeur et la magnificence du mystère que rappelait l'hymne des clochers, et dans une vision soudaine elle contempla la jeune et douce vierge d'Israël, tressaillant d'une ivresse inénarrable sous le baiser de son Dieu, et elle se souvient que ses entrailles de vierge à elle, avaient frémi sous le baiser d'un démon. Et à cette comparaison involontaire de la destinée de deux âmes chastes, jeunes, aimantes, elle eut comme une idée de révolte. Elle ne voyait plus bien où étaient la justice et la bonté de Dieu. Le mystère de la maternité qui ne blesse en aucune façon la candeur et la beauté virginale, la jette dans le ravissement, mais éveille une sorte de jalousie douloureuse et noble.

"Et conepit de spiritu sancto!"

Oui, elle a conçu du Saint-Esprit, la fille de Juda et toutes les générations l'appelleront bienheureuse!... Elle est le salut du monde et la gloire de l'humanité! Elle est l'ineffable grandeur de la mère et l'ineffable beauté de la vierge unies amoureusement dans un même chair!... Et le bon Dieu qui a fait un miracle pour que Marie demeurât vierge en devenant mère, le bon Dieu ne s'est pas soucié de ses chastes ardeurs et ne l'a point protégée contre les complots du méchant!...

--Mon Dieu, j'adore vos décrets insondables! s'écria-t-elle tout à coup craignant d'avoir péché en raisonnant ainsi, en voulant scruter les motifs que notre faible raison ne saurait toujours distinguer. Et elle revoyait, comme un fantôme le mal qui surgissait partout, et partout s'efforçait d'arrêter le bien dans sa marche. Mais elle voyait aussi que tout ce qui ne peut entamer la vertu ni blesser l'âme, n'est pas un mal réel. Les hontes imméritées, les avanies injustes, les persécutions, les deuils, la pertes des biens, ce sont des choses accidentelles qui peuvent et qui doivent nous attrister, faire couler nos larmes, nous arracher des sanglots, mais elles passent avec nos jours et finissent dans la tombe.

L'âme alors s'envole à son juge suprême et lui dit: Seigneur, mon corps a été soumis à la torture, il a été profané, il été crucifié, et je l'ai laissé à la terre; mon âme est restée belle et pure comme vous l'avez faite au premier jour de ma vie, je l'apporte au ciel.

Et Lucette, consolée par ces réflexions chrétiennes retrouva le force de souffrir et la souveraine résignation. Puisque le bon Dieu avait permis cela, qu'elle fut la plus malheureuse des jeunes filles, c'est qu'il voulait l'appeler à lui par le chemin du calvaire.


XXVIII

ZIDORE VA-T-IL CONVOLER?

Il est fort malaisé de comprendre tout ce que renferme d'étrange le coeur humain. Sa puissance peut renverser les plus formidables obstacles, s'il veut lutter, et, s'il veut se résigner, sa douceur trouve sans cesse de nouvelles manifestations. S'il aime, il revêt de charmes l'objet aimé, s'il hait, il fait un monstre de l'objet haï... S'il est bon, il devient une source fraîche où chacun peut se désaltérer, s'il est mauvais, il devient dangereux comme le fauve qui gronde en sa tanière. Puis, il a des faiblesse qui désespèrent et des élans qui ravissent, il regarde, comme l'aigle, le soleil qui le brûle et il s'enfonce dans l'ombre comme le hibou taciturne. C'est un abîme d'où montent des chants et des plaintes, des éclairs et des ténèbres.

Une seule chose peut le dominer pleinement et le préserver des écarts et des excès, c'est la foi. Pas la foi qui court les rues pour chercher des distractions et rentre dans les églises pour se reposer, mais la foi qui cherche l'immolation et la trouve à chaque pas et à chaque jour.

Madame Larose portait, sous le manteau des ses cinquante années, un coeur jeune encore et, comme autrefois, souvent enclin à la rébellion. Les avances galantes de Tourteau, son ami de jeunesse, l'avaient profondément troublée. Elle avait essayé de mettre d'accord avec la raison, ce vieux coeur récalcitrant, et ce vieux coeur s'était mis à parler si haut, à battre si fort, qu'il avait tout embrouillé. Selon lui, la raison avait toujours tort. Elle gâtait la vie, et la rendait insupportable. Madame Larose savait bien que Zidore était avare et dur; mais il ne l'empêcherait toujours point de faire sa sa cuisine et de goûter au potage. Il avait une tache au front. Quelques personnes disaient cela; mais d'autres jugeaient la faute oubliée. Et puis, qui pouvait connaître la grandeur de son crime? Dieu seul, assurément. Au reste, depuis dix ans sa conduite était irréprochable... On disait aussi qu'il avait maltraité sa femme... S'il fallait croire tout ce qui se dit. Pourquoi une femme bonne, soumise, honnête, aimante, dévouée, serait-elle maltraitée par son mari?...

Mais le coeur est avec la raison alors!... Qui parle d'une brouille entre ces deux puissances.

Elle vivait dans la paix et le contentement avec ses enfants, mais les enfants s'éloignent tout à tour, et la solitude se fait au foyer... C'est quand on vieillit que l'on a surtout besoin d'un compagnon qui se rapproche de plus en plus, pour nous soutenir et nous réchauffer à la douce chaleur de l'amitié. Ce n'est plus le coeur qui parle, c'est la raison. Le coeur, il ne fait que suivre et se soumettre. Il est vaincu. Le coeur c'est un rusé, il feint de dormir... et s'il dort, prenez garde à son réveil.

René était venu. Il avait raisonné comme un garçon sage; il avait supplié comme un enfant désolé; il avait menacé comme un homme désespéré... Il n'avait pas menacé sa mère. Oh! non, au contraire, il n'avait eu pour elle que des paroles affectueuses et des baisers respectueux, mais il avait menacé Zidore Tourteau, l'indigne mari qu'elle voulait épouser. Il ne s'était pas gêné pour le peindre tel qu'il le connaissait, cet homme de malheur, et, il le connaissait bien... Seulement tout s'écroulait faute de preuves.

--Faut-il s'arrêter aux calomnies des méchants? dit enfin sa mère... Il y a des calomniateurs et des jaloux, il y en avait du temps de Notre-Seigneur et il y en aura toujours... Il peut s'être trompé, cet homme, où sont les hommes qui n'ont jamais tombé?... Il est respecté dans la paroisse, le curé le reçoit et le visite...

--Pour tâcher de l'arracher au diable, interrompit René, qui sortit pour ne point se laisser emporter par la colère.

Il revint à la ville, après avoir conseillé à son frère et à ses soeurs de détourner, par leurs supplications et leurs pleurs, le malheur qui les menaçait. Il raconta son échec à Jean-Marcel et à Bancalou. Jean-Marcel le conseilla de ne point désespérer, mais de mettre en Dieu sa confiance. Il lui fit comprendre que l'homme n'est pas indépendant de son auteur, et que le Dieu puissant qui n'a pas jugé indigne de lui de le créer, ne saurait non plus trouver indigne de lui de le conserver. Il se mêle donc nécessairement à notre vie, et tout en nous laissant agir à notre gré, il se tient prêt à intervenir, si nous l'en prions.

Bancalou ne savait pas faire de longs discours, mais son esprit naturel le servait bien. Il était devenu très pensif depuis quelque temps, et ses lèvres de bon juron ne savaient plus railler. Il demanda à René si le mariage aurait lieu bientôt, et René lui répondit que ce ne serait pas avant le printemps, alors que le service anniversaire aurait été chanté.

--Et cela vous cause un grand chagrin? demanda-t-il.

--J'aimerais autant mourir que de voir ma mère entre les bras de cet homme, affirma René.

--Vous ne mourrez pas... et vous ne la verrez jamais dans ses bras, prononça solennellement Bancalou.

Et il était sombre, un peu pâle, et sa voix tremblait comme dans une grande émotion. René branla la tête en signe de doute.

--Je ne vois qu'un miracle pour empêcher ce mariage, dit-il.

--Le miracle est fait, repartit Bancalou

Il faisait allusion à sa conversion récente. Les deux hommes se serrèrent la main. René entra dans une boutique de forge et se mit à frapper de grand coeur et gaiement sur l'enclume sonore qui semblait chanter un cantique de joie. Bancalou entra dans l'admirable petite église de Notre Dame de Bon Secours, et s'agenouillant, dans un coin sombre il se cacha le visage dans ses mains et se prit à pleurer.


XXIX

LE BAISER DES FIANÇAILLES

--Allons! je ne sais pas si je vais réussir à les trouver, ces pauvres enfants... Je commence à sentir un peu de fatigue dans mes vieilles jambes... C'est si grand Montréal! Et dire que j'ai vu cela pas plus large qu'un damier! La montagne, c'était loin... Il fallait du loisir et du temps pour s'y rendre, et du sommet on comptait les clochers... Et les prairies poussaient des pointes de verdure jusqu'à la rue Ontario!... Aujourd'hui, la montagne s'avance avec son bouquet de forêt primitive, et ceux qui viendront après moi la verront s'élever comme un trône de gloire au milieu de la cité toujours grandissante... Aujourd'hui, les clochers sont nombreux comme les troncs de la forêt où le feu a passé, et des rues bordées de palais ont reculé les champs jusqu'à l'horizon!...

C'était le bon vieux curé de Saint-Ixe que faisait sa visite annuelle à la florissante cité, avant les froids et les neiges de l'hiver. Oh! il n'allait pas chercher une distraction à sa monotone existence, il allait chercher la bénédiction de son évêque. Il allait aussi voir cette pauvre Lucette, une des plus suaves fleurs de sa paroisse, qu'un souffle mauvais avait un jour flétrie.

Lucette, comme je l'ai dit, avait sa chambre désormais dans la maison de Madame Duhamelin, et les deux mères du petit Henri étaient devenues inséparables. Une commune affliction les enchaînait pour toujours l'une à l'autre. Ensemble elles évoquaient le souvenir du pieux enfants, rappelaient ses paroles graves ou ses réparties fines, louaient ses heureuses dispositions.

Leur foi éclairée les invitait à se soumettre sans murmurer à la volonté de Dieu. Elles voyaient même dans les étranges circonstances qui avaient entouré sa mort, un dessein secret de Dieu. L'ange avait pris son essor avant de souiller ses ailes à la boue de la terre. Il n'avait pas connu les hontes de son berceau. Rien n'avait pu ternir la pureté d'âme qu'il devait à sa mère, et il ne serait plus exposé à maudire l'auteur de ses jours.

Jean-Marcel venait d'entrer. Il arrivait de la campagne après une absence assez longue. Il avait parcouru une grande partie de son district d'inspection et visité un grand nombre d'écoles. La pensée de sa jolie Lucette l'avait fidèlement accompagnée dans ses pérégrinations, et s'il était heureux de revoir sa bonne amie. Il savait que cette délicieuse entrevue pouvait bien être la goutte suprême qui allait faire déborder la coupe.

Et tous deux, devant l'âtre qui flambait, les pieds dur les chenets de cuivre ciselé, ils regardaient, le coeur gonflé et les lèvres muettes, les flèches ardentes qui se mêlaient aux orbes de la fumée... Et ils songeaient à la fragilité des félicités terrestres et à la vaine fumée de tous les plaisirs.

--Je n'aurai plus d'ambition, si vous n'êtes point là pour m'aiguillonner par votre sourire, disait Jean-Marcel.

--Je suis sûre que la pensée de Dieu qui vous regarde, sera un puissant aiguillon, répondait Lucette.

--L'homme est ainsi fait qu'il a besoin pour faire le bien, d'être encouragé comme un enfant.

--L'homme qui travaille pour la terre, peut-être, mais pas celui qui travaille pour le ciel.

--Vous croyez donc que je ne vous aimerais pas toujours?

--Je souffrirais tant, si un jour, je m'apercevais que vous m'aimez moins!... j'aurais peur de voir un soupçon surgir du fond de votre souvenir.

--Oh! jamais! jamais! Lucette!... Pour l'amour de Dieu, chassez cette horrible pensée!... Je vous verrais m'oublier, me haïr même, et je dirais encore que vous étiez toute pure à l'heure de notre union.

--Vous êtes généreux comme tous les vrais chrétiens... Mais comme tous les chrétiens aussi, vous croyez aux ruses de l'enfer, aux tentations extraordinaires, à l'inconstance de la nature humaine, au besoin de sensations nouvelles, à la fatigue de l'intelligence, à l'épuisement des forces, à la fin de l'amour, hélas!... Et à cette heure pénible où le courage tombe où les yeux se dessillent, il fait, pour remplacer les charmes qui s'en vont, des vertus qui n'ont cessé de grandir.

--Et c'est parce que vous les possédez, ces vertus, que je n'aurais point peur des désenchantements de l'âge.

--Jean-Marcel, les quelques vertus que je possède ont germé et fleuri dans la souffrance... N'essayez pas de les transporter dans le champ de la félicité, elles y périraient peut-être.

Lucette dit cela d'une façon si calme, et en même temps si touchante, que Jean-Marcel sentit un frisson de [......] courir au fond de son coeur.

--O mon ange! s'écria-t-il, je suis jaloux de Dieu!

Lucette lui ferma la bouche avec sa main blanche. Il saisit la petite main brûlante et la tint collée sur ses lèvres...

Lucette ajouta:

--Après Dieu, c'est vous, soyez donc content... Dieu seul et vous seul.

Le feu pétillait allégrement, jetant de fantasques lueurs dans les ombres de la chambre, mais ils ne regardaient plus le bon foyer qui agitait pour les égayer ses panaches de flammes, il se regardaient... Ils se regardaient avec douceur sans trouver une parole, sans chercher à sortir de la suprême fascination.

Enfin leurs yeux se mouillèrent et ils comprirent combien fort ils s'aimaient. Lucette dit, la première:

--Le bonheur me tuerait plus vite que le mal... Le bon Dieu a permis que ma jeunesse fut détruite avant l'heure, il me soutiendra toujours et j'irai à lui par le chemin du Calvaire.

--Eh bien! moi aussi, fit Jean-Marcel... Nous nous retrouverons au pied de la croix.

--Alors, Jean-Marcel, rien ne nous séparera plus.

Le vieux curé de Saint-Ixe était entré et ils ne s'en étaient pas aperçus, ils ne l'avaient pas entendu. Il les écoutait, tout ému, tout ravi. Ce n'est pas souvent que les amoureux se parlent ainsi: et ceux qui racontent au confessionnal, leurs doux épanchements, n'ont pas mis d'ordinaire leurs voluptés au pied de la croix.

--Eh bien! mes chers enfants, dit le bon prêtre, donnez-vous le baiser des fiançailles alors...

Jean-Marcel et Lucette se levèrent soudain, tout troublés comme des coupables et ne sachant quoi répondre.

--Oui, oui, mes chers enfants, le baiser des fiançailles, je suis votre témoin, répéta-t-il en souriant avec bonté sous ses longs cheveux d'argent.

Et Jean-Marcel et Lucette s'embrassèrent comme on s'embrasse au ciel toujours, et sur la terre, jamais.


XXX

MANE, THECEL, PHARES.

Bancalou s'était mis au travail de tout coeur et grâce à la protection de Jean-Marcel, il ne chômait pas souvent. Un jour, un compagnon maladroit l'avait blessé à la jambe avec une hache, et il dut aller à l'hôpital. Il y passa un mois. Pendant qu'il était cloué sur sa couche, il repassait dans sa mémoire, son existence inutile, et se raffermissait de plus en plus dans les résolutions honnêtes.

Les bonnes religieuses venaient tour à tour visiter les malades, panser les blessures, consoler les âmes délaissées. Un jour, une novice s'approcha de lui, le regard baissé, la lèvre souriante. Elle portait des bandes de toile blanche pour envelopper la plaie et un potin que fleurait bon, pour nourrir l'estomac vigoureux. Il pensa comme elles étaient dévouées ces femmes... et tout cela pour l'amour de Dieu, afin de gagner le ciel.

--Comment vous portez-vous, ce matin, pauvre affligé? demanda-t-elle de son timbre onctueux, levant sur lui ses yeux chastes.

--Vous? répondit-il, vous ici?

--Pour tâcher d'adoucir les souffrances des malheureux, répondit-elle toujours souriante.

--Vous aimez donc bien le bon Dieu Mademoiselle Lucette?

--Et les hommes aussi, comme vous voyez, fit-elle dans sa gaieté de véritable sainte.

--Penser qu'il y a des gens qui n'aiment pas les religieuses, et qui se moquent des couvents!... Il faudrait qu'ils viendraient tous, ici sur des civières... Ils verraient!

Et quand elle se fut éloignée, l'humble novice, il se prit à penser à Zidore Tourteau et aux promesse qu'il lui avait faites, en libertin, pour l'engager à calomnier cette innocente et belle jeune fille, et sa lâcheté d'alors le brûla comme un fer rouge...

--Oh! le misérable que j'étais! s'écria-t-il tout haut.

Et il continua à penser:

--Voici que celle que j'ai persécutée de concert avec mon mauvais ami, m'entoure de soins et me donne toute sa pitié!... J'ai déchiré son âme chaste et elle panse les blessures de mon corps infâme!... J'ai parlé d'elle comme on parle d'une prostituée, et elle me dit des choses douces comme une soeur ou une mère peuvent seules en dire!... J'ai ri de son abaissement et elle m'aide à sortir de la boue... Ah! pourquoi tout le monde ne sait-il pas ces choses-là?...

Un soir, il quitta la salle des malades et descendit dans la rue, alerte et dispos comme en ses meilleurs jours. A peine était-il dans sa petite chambre du chemin Papineau, toujours la même, elle, que la porte s'ouvrit et Tiquenne se précipita montant quatre à quatre l'escalier bien connu. Il entra.

--Bancalou, mon vieux cousin, c'est moi!... Tu connais...

--Je ne connais rien encore, dépêche-toi de m'apprendre.

--Bancalou, mon vieux cousin, je viens de recevoir mon congé...

--Tiquenne, tu redeviendras mon fils par adoption... J'arrive de l'hôpital, nous entrons ensemble.

Procès, taverne et urinal

Chassent l'homme à l'hôpital.

--Bancalou, papa Zidore se marie.

--Je le savais, Tiquenne, je le savais... Quand fait-il cette bêtise-là?

--Dans huit jours, juste d'aujourd'hui en huit. Il veut demeurer seul dans sa maison.

--Il en a le droit.

--Je lui ai demandé la terre voisine de Longpré.

--Et il a refusé?

--Il m'a dit que s'il laissait quelque chose à sa mort, j'aurais ma part, si je n'avais pas été pendu. Tout lui appartient; ma défunte mère lui a tout donné ce qu'elle aurait pu me laisser. C'est le notaire qui m'a dit cela.

--Tiquenne, je m'en doutais... Tiquenne, mon fils par réadoption, je te dois protection car tu es l'enfant de ma cousine germaine... Ton père me fait mal en te fouettant... Il devrait le savoir... Il va voir que je suis bon père de famille, moi... et faut pas qu'on me pile sur le p'tit pied.

--Bancalou, mon vieux cousin, je m'attendris... J'ai voulu faire comprendre à papa Zidore qu'il avait tort de me jeter sur le pavé, maintenant que je sais travailler à la terre et que je désire l'aider. Il m'a répondu que personne ne l'avait aidé à gagner son bien.

--A le voler, plutôt gronda Bancalou.

Tiquenne continua:

--J'ai voulu le servir comme journalier. Il m'aurait payé ma journée comme aux autres, selon le mérite, et il m'a dit qu'un père de famille était toujours mieux servi par les étrangers. Enfin, je me suis emporté et lui ai crié rudement:

--Vous donnez ma place aux petits de la Larose, bonsoir!

--Les petits de la Larose valent mieux que toi, grinça-t-il, va rejoindre ta mère encore une fois!

--Ma cousine germaine, Tiquenne, ma cousine Germaine! une bonne et sainte créature!... Ah! il a dit ça?... Va rejoindre ta mère!... Elle est morte, elle, et c'est heureux... Mais toi tu ne mourras pas, et c'est heureux aussi!... Faut pas qu'on m'pile sur le p'tit pied, Tiquenne, faut pas! Et c'est mardi prochain qu'il se marie papa Zidore?

--Mardi prochain. Jeudi, il donne à souper à ses amis, et ce jour-là, il en aura beaucoup.

--Tiens! tiens! jeudi il fête les fiançailles?

--Pas tout à fait, car elle n'y sera pas, elle, la fiancée... C'est une fête d'hommes.

--Tiquenne, nous irons.

En effet, ils s'y rendirent, mais seul Tiquenne se mêla aux convives. A l'heure du souper il entra. Il fut chaudement accueilli par les invités qui ne savaient pas que son père l'avait chassé. Zidore eut un mouvement de colère, mais si vite réprimé, que personne ne s'en aperçut. Pendant qu'on versait l'apéritif, le jeune garçon entra dans la chambre où sa mère était morte, un an auparavant, et fit glisser les targuettes de la fenêtre afin qu'on put ouvrir du dehors. La grande armoire noire offrait aux regards son large panneau quand la porte s'ouvrait.

La table était bonne, bonne pour les estomacs blindés, s'entend. Des rôtis de porc frais et du ragoût, des côtés à la viande et des tartines à demi-cuites. Le rhum aiguisait l'appétit et faisait passer sur les têtes, une vague de gaieté qui les berçait en tous sens.

A une heure avancée du soir, quand l'allégresse battit son plein, au milieu des rires et des chants, entre les rasades joyeuses, la porte de la chambre à coucher s'ouvrit lentement, et les convives aperçurent devant l'armoire sombre, un spectre qui écrivait en caractères blancs sur le noir panneau:

Mané, Thécel, Pharès.

Avant qu'ils furent revenus de leur stupeur, la fantôme avait disparu, et la fenêtre s'était refermée.


XXXI

LE COMMENCEMENT DE LA FIN

Zidore Tourteau avait mal dormi. Le spectre noir l'avait hanté toute la nuit, et il devinait une menace dans les trois mots mystérieux de la Bible, écrits sur le panneau de la grande armoire noire comme le spectre. Il ne croyait pas à un revenant de l'autre monde. Au premier moment, il y avait pensé, mais la réflexion était venue. Et puis, la présence de Tiquenne au banquet aidait à débrouiller la mystification. Ce qui l'inquiétait, c'était que la mystificateur pouvait devenir dangereux. Il soupçonnait bien ce damné Bancalou, qu'il aurait pu si facilement faire disparaître pourtant. Peut-être aussi n'était-ce qu'une plaisanterie; il aimait à rire et à taquiner, Bancalou.

De grand matin il se rendit au bois, la hache sur l'épaule. Il était bien un peu fatigué du festin de la veille et de l'insomnie, mais la pensée d'avoir triomphé des obstacles de toutes sortes, qui encombraient le chemin dangereux où il marchait depuis si longtemps, c'était comme une liqueur généreuse qui le ranimait en l'étourdissant. Il allait couper trois ou quatre pièces de bois pour refaire un petit pont jeté sur une coulée en travers de la route, à quelques pas de sa maison.

Il n'avait pas envie de se casser le cou le jour de son mariage. Les oiseaux arrivaient à tire-d'aile dans les prés encore un peu fanés, et des ramages joyeux sortaient de tous les bouquets de saules, les bourgeons luisants mettaient des colliers d'émeraude aux rameaux; des flaques d'eau qui dormaient au fond des sillons de l'automne ressemblaient à des miroirs d'argent encastrés de noir. Les grenouilles croassaient à l'envi dans les mares froides où flottaient leurs oeufs gluants et verdâtres.

Il se hâtait. L'angélus sonna. Il n'éleva pas son coeur vers Dieu, il ne pensa pas à la Vierge immaculée, au lever du jour, en commençant son travail, non, mais il pensa à ses noces prochaines.

--Sonne, vieille cloche, dit-il parlant à la cloche sainte qui sonnait depuis tant d'années, dans son haut clocher, le matin, le midi et le soir, en l'honneur de l'auguste mère de Dieu, sonne pour les saintes nitouches, et pour les saints bigots; mardi prochain, tu sonneras pour elle et pour moi!... et j'espère que ton marteau frappera fort que ta voix portera loin le triomphe et la félicité de Zidore Tourteau!

A l'orée du bois, il s'accrocha le pied dans une racine tendue comme un lacet, et il faillit tomber sur sa hache.

--Damnation! fit-il... Maudite racine, je te coupe comme je couperais la tête à tous ceux qui m'embêtent.

Et d'un coup il trancha la racine dont les bouts se dressèrent pareils à des tronçons de serpent.

Il suivit un petit sentier à travers le bois serré, parmi les sapins sombres et les bouleaux blancs, les sapins avec leur écorce grise et leurs gouttes brillantes comme une joue ridée pleine de larmes, les bouleaux, avec leur écorce de neige, comme un voile de vierge, il savait où trouver l'arbre dont il avait besoin. C'était une pruche de taille moyenne, pas loin sur la droite, avec son feuillage vert doux à l'oeil et moelleux au toucher comme un duvet.

Comme il arrivait, il vit un vol noir d'étourneaux s'abattre sur la cime de l'arbre condamné. Il s'arrêta. Les oiseaux se prirent à chanter dans le ciel pur du matin, comme autrefois, dans l'air embaumé du soir. Et c'était la même mélodie ravissante, avec le même ensemble et la même fièvre d'amour, mais nulle âme vierge ne les écoutait, sinon l'âme des autres oiseaux, l'âme des fauves de la forêt, l'âme de toutes les choses que le bon Dieu a faites pour lui.

Zidore se souvint et il pencha la tête. Que se passa-t-il alors au fond de sa conscience, nul ne le sait. Il sortit tout à coup de son rêve.

--Allons! vous avez assez chanté, cria-t-il.

Il frappa un premier coup, et une entaille, comme une plaie béante apparut dans l'écorce grise, et les étourneaux effrayés, s'élancèrent d'une aile rapide au-dessus de la forêt, cherchant pour leurs hymnes suaves un feuillage plus hospitalier.

Les coups de hache se succédaient rapidement, et l'entaille s'ouvrait large, laissant voir le coeur de la pruche, tout à l'heure si fière de sa force et de sa beauté... Elle tombe à l'heure de la floraison, elle va mourir alors qu'autour d'elle tout se réveille et fleurit!

Voilà qu'elle penche!... Voilà qu'elle penche sa tête ensoleillée une dernière fois! Elle gémit. Comme tout ce que se brise et meurs, elle gémit! Elle touche en tombant un jeune frêne voisin qui plie, se courbe, résiste et la fait dévier dans sa chute. Zidore qui n'avait pas prévu cela, se hâte de fuir. Il s'embarrasse et tombe en poussant une malédiction. Une branche l'atteint et lui broie une jambe. Il reste cloué sur le sol souffrant une torture inouïe.

Quand l'Angélus du midi sonna, il était encore étendu sur la mousse froide, pressé par l'énorme poids de l'arbre. En entendant la cloche, il eut un cri de rage, car il lui sembla qu'elle se moquait de lui.

Et personne ne venait! Est-ce qu'on ne s'apercevait pas de son absence? On savait qu'il était au bois cependant... il l'avait dit, qu'il irait couper une pruche... Cela ne prend pas du temps, couper un arbre... On devrait soupçonner un accident... Allait-il donc mourir comme cela, tout seul, sans secours?... Les gens n'avaient point de coeur!... Ils venaient pour boire et pour manger... Mais quand il s'agissait de faire une bonne action.

Le souvenir des trois mots bibliques: Mané, Thécel, Pharès, lui revint tout à coup.

--Est-ce donc que ce n'était pas Bancalou! se dit-il, effrayé de nouveau... Une menace de Dieu!... Un avertissement!... C'était un avertissement!... Oui, mais pourquoi m'avertir, moi, plus que les autres?... Le doute surgissait encore. Il faiblit peu à peu, ses pensées devinrent confuses, vagues, incohérentes, et il perdit connaissance.

Quelques jours auparavant, à l'heure de la veillée, Bancalou frappait à la porte de Jean-Marcel. On le fit entrer. Jean-Marcel était avec René, le jeune forgeron, devenu son ami, et tous deux perdu dans un nuage de fumée, un peu tristes, causaient tranquillement. Ils parlaient de Lucette. Elle avait cherché contre le monde tant cruel un abri sûr.

Elle voulait se rapprocher de plus en plus chaque jour, du Dieu qui l'avait consolée dans ses afflictions. Elle s'était détournée de ceux qui l'aimaient ici-bas, trop fière ou trop noble pour accepter un culte dont elle ne se croyait plus digne. Elle emportait sous les lambris du cloître, dans sa retraite inviolable un coeur aimant, une âme chaste, Dieu seul désormais la verrait pleurer.

Et lui, Jean-Marcel, il songeait à quitter le monde où déjà il avait aimé beaucoup et beaucoup souffert.

René Larose se désolait à la pensée que dans quelques jours, sa mère quitterait un nom respecté pour prendre le triste nom de Tourteau. Il ne comptait guère sur Bancalou, malgré l'évidente bonne volonté de cet homme régénéré par le repentir. Il voyait en lui le zèle outré et la facile illusion du converti. Quand il l'aperçut qui s'avançait grave, presque sombre, il crut bien qu'il apportait une mauvaise nouvelle et venait avouer son impuissance. Il le regarda d'un air inquiet, sans oser le questionner. Jean-Marcel le pria de s'asseoir.

--Je viens vous faire mes adieux, commença Bancalou, qui ne savait comment entrer en matière.

--Vos adieux? fit Jean-Marcel étonné.

René avait donc deviné vrai, et le pauvre diable se sauvait pour ne plus rencontrer ceux qu'il ne pouvait servir comme il l'avait promis.

--Vous me reverrez encore, reprit Bancalou, mais pas comme je suis maintenant... Je ne serai plus un citoyen libre auquel vous pourrez serrer la main...

Jean-Marcel et René le regardaient tout surpris.

--Ecoutez bien, monsieur Provost continua Bancalou, et vous ferez ensuite ce que vous jugerez bon...

--Un jour, il y a de cela vingt et un ans, je conduisais à la chasse, dans les îles de Sorel, un homme que vous pleurez encore...

--Mon père!... Vous!... c'était vous qui le meniez dans votre canot? s'écria Jean-Marcel.

--De Sorel jusqu'à l'île aux Ours, oui, monsieur Provost.

L'inspecteur d'écoles était suspendu aux lèvres de Bancalou, il frémissait à cette pensée qu'il allait après vingt ans, assister à la mort de son malheureux père, Bancalou reprit:

--J'avais un ami à l'île aux Ours où je me rendais souvent. Je savais bien qu'il avait de vilains défauts, cet ami, mais cela ne me regardait nullement, et je ne restais jamais longtemps avec lui. Cette fois-là, j'eus l'idée de tirer quelques coups de fusil, et de passer un jour ou deux à l'île.

Nous partîmes de grand matin, votre père, Zidore et moi...

--Zidore Tourteau! clama Jean-Marcel, j'en étais sûr...

Et Bancalou continua, et à mesure qu'il parlait, l'émotion le gagnait et sa voix devenait toute tremblante, comme celle d'un vieillard qui raconte des souvenirs touchants ou douloureux:

--Il y avait de la brume, mais nous espérions que le soleil ou le vent la ferait disparaître... Votre père portait une magnifique montre qu'il nous fit admirer alors qu'il regardait l'heure du départ. Il s'assit à l'avant du canot. Zidore se plaça vers le milieu, et moi, à l'arrière. Je tenais l'aviron et les autres avaient leurs fusils. Je nageais lentement, car rien ne pressait encore. Nous entendîmes crier des outardes, mais elles paraissaient hautes. Les canards s'appelaient dans les joncs, mais nous ne pouvions pas les voir.

Zidore se tourna vers moi à plusieurs reprises et me fit des signes que je ne compris point d'abord. Ensuite il parut songer; il avait la tête basse. Tout à coup, sans se lever, il dit:

--Tiens! un canard en avant... là... regardez!... je tire.

Nous regardions, votre père et moi, cherchant à percer la brume, mais nous ne pouvions rien voir, et il n'y en avait certainement pas. Il tira... Il tira sur votre père.

--Mon Dieu! Mon Dieu! clama Jean-Marcel... pauvre père! pauvre père!...

--Zidore, qu'as-tu fait? m'écriai-je...

--Mon fusil a dévié un peu, répondit-il... Tu as donné un mauvais coup d'aviron...

C'était faux, je n'avais pas donné de mauvais coup d'aviron.

--Maintenant que c'est fait, dit-il, ça ne sert de rien de se torturer l'esprit. Jetons-le à la rivière.

Je lui répliquai que s'il était repêché on verrait bien qu'il avait été tué.

--Allons le mener au bas des îles, alors... une fois dans le lac, il s'en ira bien.

Et pendant que je nageais à l'arrière du canot, il dépouilla le cadavre. Il prit la montre et l'argent. Il portait une assez jolie somme. Il m'offrit une part de l'argent, et je fus assez lâche pour l'accepter, me faisant ainsi son complice... Il me dit aussi de porter la montre jusqu'à mon départ, alors je la lui rendrais, pour tromper son père, un honnête vieillard.

Bancalou se cacha le visage dans ses mains, et, au mouvement de ses épaules, on vit qu'il pleurait.

--J'avais peur, reprit-il d'une voix étranglée, j'avais peur qu'il me tuât aussi... Depuis nous sommes restés enchaînés, comme des forçats, par les liens du crime... Mais c'est fini, et je suis content que le bon Dieu m'ait donné le courage de l'aveu. Maintenant que justice soit faite!... J'offre ma vie en réparation de mes fautes.

Jean-Marcel pleurait. René Larose avait des éclairs de joie dans les yeux.

--Non, le mariage ne se fera pas! jurait-il, non, il ne se fera pas!

Bancalou ajouta:

--Encore un mot et j'ai fini. Au retour, comme nous approchions de la maison du bonhomme Tourteau, Zidore entendit le vieux qui chantait en revenant de la pêche. Les deux canots ne se voyaient pas, mais étaient assez rapprochés l'un de l'autre... Il arma son fusil et tira sur le canot invisible. Son vieux père ne fut pas atteint. S'il a été parricide, le misérable Zidore, ce ne fut pas ce jour-là.


XXXII

UNE EFFRAYANTE ALTERNATIVE

Zidore Tourteau revint à lui au bout d'une heure environ. Il n'eut pas immédiatement une perception claire de son état. Il crut d'abord qu'il sortait d'un long sommeil et qu'il avait rêvé d'affreuses choses. Il voyait bien le fouillis des branches autour de lui, la cime des sapins, les rudes troncs des érables, mais il se disait qu'il s'était trouvé indisposé sans doute, et qu'il avait dormi sur la mousse et la jonchée. Il voulut se lever. Alors les élancements d'une douleur brûlante comme le feu recommencèrent, et il sentit toute la pesanteur de l'arbre maudit qui le tenait comme dans un pressoir infernal.

Il entendit des voix d'hommes du côté de la lisière, et il eut un tressaillement de joie. L'espérance revenait; il allait enfin être sauvé. Les broussailles s'agitaient, les rameaux secs craquaient sous les pieds. Ce devait être l'engagé... Il avait bien tardé tout de même... Il poussa un grand cri:

--Ah! ah! ah!

--Tiens! dit une voix dans le bois il nous appelle. Il s'imagine que nous venons l'aider à sortir ses lambourdes.

Ils étaient trois qui marchaient à la file, dans le petit sentier sauvage, guidés par l'engagé un peu récalcitrant. Quand ils furent près de Zidore, ils l'entendirent pousser un long gémissement et s'arrêtèrent pour écouter.

La plainte recommença.

--Voilà qui est singulier, dit le fidèle serviteur... Un accident peut-être.

Ils se hâtèrent et tout à coup se trouvèrent en face du malheureux.

--Etes-vous blessé? demanda l'engagé.

--Ah! mon Dieu! je suis pris comme dans un étau!... J'ai la jambe cassée, broyée, c'est sûr! Oh! que je souffre!... Et comme cela depuis le matin!

L'un des étrangers prit la hache sur l'herbe et frappa sur une branche de l'arbre pour la couper. Zidore poussa une clameur terrible.

Arrêtez, arrêtez! cria-t-il, c'est comme si vous me bûchiez la jambe.

Alors Antoine, le serviteur, coupa un jeune érable et fit un levier. Un autre apporta un caillou pour faire un point d'appui, la branche fut soulevée et Zidore tiré de sa lamentable position. Il avait une jambe affreusement mutilée. C'était l'amputation, bien sûr... Ils le couchèrent sur un brancard de frêne et se mirent en frais de le porter à la maison. La tâche était pénible. L'un des étrangers dit par manière de plaisanterie:

--S'il faut le porter ainsi jusqu'à Montréal, les bras vont s'allonger et les jambes vont se raccourcir.

Ils arrivèrent enfin à la maison et le déposèrent sur son lit.

Le médecin fut aussitôt mandé. Il jugea le cas très grave. Il fallait des chirurgiens habiles, et le plus tôt serait le mieux.

Le curé, dans son zèle pour le salut des âmes, n'attendit pas d'être appelé auprès du blessé, pour s'y rendre et lui donner les conseils salutaires et les consolations suprêmes que la religion seule peut offrir.

Zidore se plaignait beaucoup du malheur qui le frappait... Il était irrité de se voir ainsi cloué sur une couche de tortures, à la veille du bonheur promis... La souffrance l'avait affaibli, mais quand elle lui donnait un moment de répit, il entrait dans une colère sourde ou se laissait aller à un sombre désespoir.

Le curé fut mal reçu d'abord.

--Quand je serai guéri je vous écouterai, fit le malade que le bon Dieu me rende la force et la vigueur qu'il m'a ôtée, et j'irai comme les autres le prier à l'église...

--N'oubliez pas, mon cher ami disait le vieux prêtre, que le bonheur n'est dû à personne sur la terre, et que tous les hommes doivent s'attendre à des épreuves nombreuses pendant leur courte vie...

--Il y en a qui n'ont jamais de peines, jamais d'accidents... non, jamais répondit Zidore; et moi, demain peut-être, je n'aurai plus qu'une jambe, je serai infirme pour le reste de mes jours...

--Mon cher Tourteau, reprit le curé gravement, demandez au bon Dieu qu'il ne vous rende jamais cette vigueur et cette santé que vous regrettes; demandez au bon Dieu que, demain, vous ne soyez pas seulement infirme mais mort, bien mort!...

Tourteau eut un rire cynique.

--C'est bien comme ça, vous autres, les curés, on souffre, tant mieux! on est pauvre, c'est parfait! on éprouve des accidents, Dieu soit loué! on se fait tuer à moitié, prenez l'autre moitié, Seigneur!

--Zidore, reprit le curé d'un accent presque lugubre, remerciez le bon Dieu qui va peut-être vous permettre de mourir dans votre maison, sur votre lit, car si vous ne mourez pas ici, hélas! ce sera sur l'échafaud.

Zidore fit un bond et jeta un cri.

--Quoi!... l'échafaud?...

Il s'était assis, ne sentant plus le mal qui le torturait. Sa figure cynique avait pris un air d'épouvante et ses yeux jetaient des rayons rouges comme du sang. Le curé continua:

--Ces hommes qui ont été vous chercher dans le bois, sont des émissaires de la justice. Vous êtes accusé d'avoir tué, il y a vingt et un ans, d'un coup de fusil, un homme que vous conduisiez à la chasse. Cet homme, c'était le père de l'inspecteur de nos écoles, monsieur Provost. Vous l'avez dépouillé et jusqu'à ces derniers temps, vous portiez dans votre gousset, sa montre d'or honteusement volée.

Zidore Tourteau retomba sur son lit, en murmurant:

--C'est faux!

Et un tremblement nerveux l'agita brusquement, comme le frisson d'une grande fièvre.

--J'ai froid, murmura-t-il encore.

On le couvrit de draps épais. Le curé se pencha sur lui.

--Zidore, fit-il, mon pauvre Zidore, n'oubliez pas que le Seigneur est venu sur la terre pour sauver les hommes... pour sauver sourtout ceux qui se perdaient... Quand le monde nous échappe, que les amis s'éloignent, que la justice humaine est sans pitié, le Bon Dieu s'approche et dans son ineffable charité, il nous offre encore le pardon.

Zidore ne répondit rien; il était atterré. Le curé dit à ceux qui prenaient soin de lui:

--Vous m'avertirez au moindre danger; ce serait désolant de le voir mourir comme cela.

Les hommes de la police durent s'en retourner sans leur prisonnier. Ce serait pour plus tard, s'il faisait la sottise de ne pas mourir.

La nouvelle de l'accident se répandit comme une traînée de poudre. Il était, cet accident entouré de circonstances tellement étranges, qu'on ne pouvait pas refuser d'y voir une intervention presque directe de la Providence.

Tiquenne accourut auprès de son père. Comme il tâchait de lui rendre le courage par des paroles remplies de filiale piété, l'avare habitant lui dit:

--Pas besoin de tes balivernes... Tu te réjouis au fond du coeur, je le sais bien, parce que tu as l'espoir d'hériter.

--Papa, répartit le jeune garçon, sans s'émouvoir trop, donnez-moi la terre que vous avez eue de Dupont et je ne vous demanderai jamais autre chose.

--Pourquoi cette terre-là plutôt qu'une autre?

--Pour la donner en votre nom à Longpré, le voisin... Il me semble que vous lui devez bien quelque chose... Cela, du reste, pourrait toucher la miséricorde du bon Dieu, et peut-être aussi celle des hommes.

--Va, va, pauvre fou!... Qui ça donc, qui t'a appris cette belle leçon-là?... Que le bon Dieu me rende la santé et j'arrangerai bien mon affaire...

Aussitôt il vit l'échafaud se dresser. La terrible alternative l'empoignait comme une serre implacable. Il poussa un rugissement prolongé et se voila la figure. La mort, la mort était là devant lui, menaçante, épouvantable... La mort sous la scie mordante et ensanglantée du chirurgien, à cause d'une petite imprudence, d'une maudite racine qui l'avait fait tomber, ou la mort dans les affres de l'échafaud, à cause d'une affaire vieille de plus de vingt ans. La peine serait commuée peut-être. Il y avait si longtemps que le crime avait été commis. Mais le pénitencier pour la vie, ça ne vaut guère mieux que la mort.

Et il se demanda comment le meurtre avait été découvert. Et toua à coup aussi il comprit l'imprudence qu'il avait faite en gardant la montre. On ne croyait donc pas à son histoire de prêt sur gages... Mais qui pouvait dire le contraire? Un homme, un seul, Bancalou... Bancalou avait donc parlé, Bancalou avait donc trahi!... Ah! s'il avait su!... Puis ne parlera-t-il pas aussi de l'achat de morphine, dans plusieurs pharmacies, le même soir?... Pourquoi dans plusieurs pharmacies?... se demanderait-on... Les soupçons seraient graves... On ne prouverait rien peut-être, mais les apparences le condamnerait. Il perdrait les sympathies... On rirait de le voir monter sur la potence... On s'amuserait de son agonie...

Toutes ces pensées noires l'obsédaient et torturaient son âme comme la blessure torturait sa jambe. Et, quand il s'assoupissait, oubliant une minute l'inéluctable arrêt, il retrouvait dans les rêves étranges du sommeil, les mêmes terreurs après les mêmes iniquités.

Des chirurgiens arrivèrent avec leurs outils aigus et luisants comme des langues de flamme. On se hâta d'aller quérir le prêtre. Il était prudent d'amputer l'âme d'abord. La gangrène la rongeait.

--Mon cher Zidore, supplia le curé tout anxieux, tout alarmé, l'opération va réussir, je l'espère bien, mais enfin il y a toujours un danger sérieux, sauvant l'âme d'abord, puisqu'elle peut être sûrement sauvée, demain il serait peut-être trop tard.

--Je me sens fort, monsieur le curé, je suis capable de supporter l'amputation. Je ne suis pas le premier à qui on enlève une jambe, je ne serai pas le dernier non plus... Attendez, si vous me voyez faiblir, vous me donnerez une bonne absolution... et dire que je devais me marier demain ou après-demain, je ne sais plus... Restes-là, monsieur le curé et au lieu de bénir mon lit nuptial, vous allez bénir ma tombe.

Sa raison s'égarait. La peur, les regrets, l'aspect de l'échafaud, tout, supplices de l'esprit et supplices du corps se réunissait pour le torturer.

Les Chirurgiens enlevèrent le membre broyé. L'opération fut longue.

--Vous êtes sauvé, dirent les chirurgiens, s'il ne survient pas de complications inattendues.

--Sauvé! répéta dans un cri de joie, le malheureux encore sous l'influence de l'opium. Mais tout à coup il vit se dresser un échafaud sombre dans un ciel sanglant. Il fit un brusque mouvement, un geste d'horreur, et le sang se mit à couler à travers les linges de toile de la large plaie. Il coula longtemps. Le blessé faiblissait vite.

--Zidore, supplia une dernière fois, le saint vieillard, demandez donc pardon à Dieu, vous allez mourir!

Et il lui donna l'absolution.

Zidore Tourteau mourut. Avait-il demandé pardon?... Dieu seul le sait.

Jean-Marcel ne permit pas que Bancalou fut inquiété.

--O--

Quelques jours après les funérailles de Tourteau, Bancalou et Tiquenne étaient assis sur le bord de la jolie rivière qui coulait, gonflée par les eaux printanières, avec un grand murmure plein de mélancolie.

--Tiquenne, orphelin de père et de mère, commença Bancalou, quand j'étais au séminaire, mon maître de classe me disait:

Qui n'a qu'un âne le bâte;

Qui n'a qu'un fils le gâte.

Tu étais mon fils, par adoption c'est vrai, mais enfin tu étais mon fils, et je t'ai gâté, mais pas profondément, grâce à ta sainte mère qui a prié pour toi. Donc je veux te dire ceci. Tu vs devenir un bon citoyen. Jure-moi que tu seras toujours un honnête homme.

Et Tiquenne répondit:

--Bancalou, mon vieux cousin, je m'attendris et je jure... Tu connais ma...

--Pas ta misère, toujours! te voilà riche aujourd'hui... Use de tes biens en bon chrétien. Sois charitable, sois religieux... Quand j'étais au séminaire, mon maître d'étude disait souvent:

"Il est bon de savoir lire, écrire et compter, pour se tirer d'affaire en ce monde, mais pour se tirer d'affaire en l'autre, il faut savoir aimer, souffrir et pardonner."

--Bancalou, mon vieux cousin, tu vas demeurer avec moi.

--Non, Tiquenne... non... J'aurais l'air d'avoir acheté mon bonheur au prix du sang de mon ami... Et puis, j'ai une expiation à faire... Je suis un grand coupable moi aussi.

--Bancalou, mon...

--Tiquenne, écoute, j'achève. Encore un mot et j'ai fini. Répare autant que possible le mal que ton père a fait à Longpré.

--J'y songe Bancalou, j'y songe... Je vais lui donner, à Longpré, la terre de Dupont, voisine de la sienne...

--Et puis, si ce bon citoyen veut un jour, te donner une des ses jolies et vertueuses jeunes filles, tu ne resteras pas toujours seul, et la bénédiction redescendra sur ta race...

--Bancalou, mon vieux cousin, les anges peuvent-ils s'allier aux démons?

--Oui, Tiquenne, pour les sauver.

PAMPHILE LEMAY.





[Fin de Bataille d'âmes par Pamphile Le May]