* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: La Cour du Grand-Duc Auteur: Guinot, Eugène (1812-1861) Illustrateur: Anonyme Illustrateur: J. L. Date de la première publication: 1843 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: L'Illustration, No. 14, 15 et 16 (les 3, 10 et l7 juin 1843) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 28 août 2011 Date de la dernière mise à jour: 28 août 2011 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 844 Ce livre électronique a été créé par Rénald Lévesque Extrait du journal hebdomadaire L'Illustration, numéros 14, 15 et 16. (Juin 1843) La Cour du Grand-Duc NOUVELLE. De Eugène Guinot. La fin de l'année dramatique avait ramené à Paris les troupes licenciées des théâtres de province. Tout un peuple, toute une Bohême d'acteurs cosmopolites, s'étaient repliés vers le centre commun, dans ce vaste bazar parisien où les directeurs des départements viennent se pourvoir chaque année et organiser l'assortiment de comédiens qu'ils offrent à leur public. Quand le temps est mauvais, le marché se tient dans un obscur café du quartier Saint-Honoré; quand il fait beau, les acheteurs et la marchandise se rencontrent sous les tilleuls du Palais-Royal. Ce chapitre de la traite des blancs fournit de singuliers détails, de piquants épisodes, qui pourraient nous entraîner bien loin hors de notre sujet, se nous nous amusions à peindre ces curieuses figures comiques, tragiques, lyriques, hommes et femmes, jeunes et vieux, cherchant fortune, dissimulant leur misère, et se drapant à l'espagnole dans la plus ample de toutes les vanités. Écoutez-les parler de leurs succès récents: que de bravos! quel enthousiasme! Ils ont plus de laurier que de chapeau. Le midi les pleure; s'ils vont à l'ouest, le nord ne se consolera pas. Du reste, peu leur importe; pourvu que l'engagement leur donne de quoi vivre, ces artistes nomades changent de garnison avec une insouciance toute militaire..... C'était donc par une belle journée d'avril: le soleil brillait, et parmi les promeneurs qui affluaient dans le jardin du Palais-Royal, on remarquait plusieurs groupes de comédiens. Il était facile de les reconnaître à leur physionomie, à leur costume, et à un je ne sais quoi dramatique qui se révélait dans toute leur personne. La saison était déjà fort avancée; toutes les troupes étaient formées, et ceux qui restaient n'avaient plus qu'une bien faible chance d'engagement; leur anxiété se lisait sur leur visage. Un homme d'une cinquantaine d'années passa devant ces groupes, et les comédiens le saluèrent profondément, avec respect, avec espoir; il jeta sur eux un rapide regard, puis ses yeux se reportèrent avec une feinte application sur le journal qu'il tenait à la main. Quand il fut loin, les artistes qui avaient pris de belles attitudes pour captiver son attention, voyant que leurs peines étaient perdues, laissèrent éclater leur mauvaise humeur: «Balthazard est bien fier, dit l'un d'eux; il ne daigne pus nous adresser un mot en passant. --Peut-être n'a-t-il besoin de personne, reprit un autre; je crois qu'il n'a pas de théâtre cette année. --Ce serait étonnant; car il passe pour un habile directeur. --S'abstenir est quelquefois une preuve d'habileté, quand les conditions ne sont pas avantageuses. Aujourd'hui la province devient si difficile! les départements lésinent d'une façon si choquante sur le chapitre des subventions!...... Ah! mes pauvres amis, l'art est bien bas!» Pendant que les comédiens mécontents continuaient cette conversation, Balthazard abordait avec empressement un jeune homme qui venait d'entrer dans le jardin par le passage du Perron. Ils allèrent s'asseoir ensemble à une des tables que le café de Foy place sous les arbres aussitôt que les premières feuilles le permettent. [Illustration: Balthazard au palais du Grand-Duc.] --Eh bien! mon cher Florival, demanda le directeur, ma proposition vous convient-elle? serez-vous des nôtres? Quand j'ai appris que vous aviez rompu avec mon confrère Ricardin, j'en ai été enchanté; car vous êtes un sujet précieux, un jeune-premier comme il y en a peu, joli garçon, bien tourné, portant également bien le frac et l'uniforme; et puis du talent, de la chaleur, de l'âme et une voix charmante.... Oh! je ne ménagerai pas votre modestie, et je ne vous épargnerai pas tout le bien que je pense de vous. Avec de pareilles qualités vous devriez être engagé à Paris, ou du moins sur une des premières scènes de la province; mais vous êtes encore jeune, et quoique ce soit un beau défaut pour un amoureux et un ténor léger, vous savez que la routine préfère les réputations faites et consacrées par le temps. Votre emploi est généralement tenu par des Céladons de quarante-cinq ans, amplement fournis de rides, de cheveux gris et de bonnes traditions, chantant d'une voix éraillée, mais avec une excellente méthode. Mes confrères veulent avant tout présenter des noms au public; vous êtes nouveau, vous n'avez encore que du talent, je m'en contente; de votre côté, contentez-vous de ce que je vous offre; les temps sont durs, la saison est avancée, les places soit rares; beaucoup de vos camarades ont pris le parti d'aller chercher fortune au delà des mers. Nous n'irons pas si loin; à peine franchirons-nous les frontières, de notre ingrate patrie. L'Allemagne nous tend les bras; c'est une nourrice féconde, et le vin du Rhin n'est pas à dédaigner. Voici comment l'affaire s'est arrangée: j'ai dirigé longtemps et jusqu'à présent plusieurs entreprises dramatiques dans les départements de l'est, en Alsace, en Lorraine. L'année dernière; l'été me permettant quelques loisirs, je me suis passé la fantaisie d'une excursion aux eaux de Bade. Il y avait là, comme à l'ordinaire, tout le beau monde de l'Europe. On combinait les princes, on marchait sur les altesses; on ne pouvait faire quatre pas sans se trouver nez à nez avec un souverain. Ces têtes couronnées, rois, grands-ducs, électeurs, se mêlaient de la meilleure grâce du monde avec les gens de rien. L'étiquette est bannie des eaux de Bade; dans cette aimable résidence, les grands personnages, tout en gardant leurs titres, se donnent la liberté et les agréments de l'incognito. Parmi les plaisirs qui embellissaient ce séjour, on comptait pour fort peu de chose un petit théâtre où de mauvais comédiens allemands jouaient deux ou trois fois par semaine devant des banquettes. Ces pauvres diables d'artistes et leur infortuné directeur seraient morts de faim sans la subvention que leur accordait la banque des jeux. J'allais souvent assister à leurs représentations si dédaignées, et parmi les rares spectateurs disséminés dans la salle, je remarquai que je n'étais pas le seul habitué. Je retrouvai toujours, à la même place de l'orchestre, un monsieur d'une figure distinguée, modestement vêtu et paraissant prendre un assez vif plaisir au spectacle; ce qui prouvait qu'il n'était pas très difficile. Un soir il m'adressa la parole au sujet de la pièce qu'on représentait; la conversation s'engagea sur l'art dramatique; il reconnut que j'avais des connaissances spéciales, et après le spectacle il m'invita à prendre avec lut quelques rafraîchissements. J'acceptai. Nous nous quittâmes à minuit. En rentrant chez moi, je rencontrai un joueur de mes amis, qui me dit:--Je vous fais mon compliment! vous avez de belles connaissances!» C'était une allusion à la société dans laquelle je me trouvais tout à l'heure au café, et j'appris que mon compagnon n'était rien moins que son altesse sérénissime le prince Léopold, souverain du grand-duché de Noeristhein. «Oui, mon cher Florival, continua Balthazard, j'avais eu l'insigne honneur de passer une soirée tout entière dans la familiarité d'une tête couronnée. Le lendemain matin, en me promenant dans le parc, je rencontrai Son Altesse, et comme, après avoir salué profondément, je me tenais à une distance respectueuse, le prince vint à moi et me proposa de faire un tour de promenade avec lui. Avant d'accepter cet honneur, la délicatesse me faisait un devoir d'apprendre au grand-duc qui j'étais, et je le fis d'un air à la fois modeste et digne.--Eh bien! répliqua le prince, je l'avais deviné; oui, d'après votre manière d'envisager les questions dramatiques, et surtout d'après quelques mots assez significatifs qui vous sont échappés dans notre conversation d'hier, je me doutais bien que j'avais affaire à un directeur de théâtre. --Cela dit, le prince m'invita du geste à l'accompagner, et dans un long entretien il me manifesta l'intention de posséder dans sa capitale une troupe d'artistes français jouant la comédie, le drame, le vaudeville et chantant l'opéra comique. Il faisait construire à grands frais une magnifique salle qui devait être achevée à la fin de l'hiver, et il m'offrit le privilège de ce théâtre à des conditions avantageuses. Jamais proposition n'arriva mieux. Précisément je venais de rompre avec le conseil municipal de la ville de M, dont j'avais exploité le théâtre pendant cinq ans, et qui voulait diminuer ma subvention. Je ne voyais aucune ressource en France pour l'année qui s'ouvre, et je me trouvais réellement dans l'embarras. Le Grand-Duc de Noeristhein me faisait beau jeu: mes frais assurés, une gratification et de superbes chances de bénéfices. Je n'hésitai pas un seul instant, et nous échangeâmes nos paroles. C'était un marché conclu. «D'après nos conventions, je dois être rendu à Carlstadt, capitale des États du grand-duc Léopold, dans les premiers jours de mai. Nous n'avons pas de temps à perdre. Déjà ma troupe est à peu près formée; mais il me manque encore plusieurs sujets importants, et entre autres un jeune premier de comédie et un ténor d'opéra comique. Vous pouvez remplir ce double emploi, et je compte sur vous. --Ce que vous me proposez, répondit le jeune artiste, me conviendrait parfaitement; mais il y a un obstacle, une affaire de coeur. Oui, mon cher Balthazard, je suis pris sérieusement, et tout autre intérêt s'efface devant le sentiment qui me domine. Si j'ai rompu avec votre confrère Ricardin, c'est qu'il n'a pas voulu engager celle que j'aime..... --Ah! c'est une actrice? --Au théâtre depuis deux ans; belle, charmante, adorable; de l'esprit, de la grâce, du talent et une voix ravissante; c'est une première chanteuse comme il n'y en a pas à l'Opéra-Comique. --Elle est sans engagement? --Oui, mon cher, oui, la ravissante Délia est disponible par une suite de hasards qu'il serait trop long de vous énumérer. Sachez seulement que désormais je m'attache à ses pas. Où elle ira, j'irai; je veux que le même théâtre nous réunisse, qu'elle me voie dans mes beaux rôles, qu'elle m'écoute lorsque je lui adresserai les tendres vers de nos poètes et la prose brûlante du drame moderne. Alors peut-être j'obtiendrai d'elle un regard de sympathie, et, réalisant le plus cher de mes voeux, nous unirons nos destinées par le lien sacré du mariage. --Très bien! s'écria Balthazard en se levant; indiquez-moi vite la demeure de cette merveille; j'y cours, j'y vole, je fais les plus grands sacrifices, je vous engage tous les deux et nous partons demain.» On avait raison de dire que Balthazard était un habile directeur. Nul mieux que lui ne s'entendait à composer lestement une troupe; il avait du goût et de l'adresse; il possédait l'art de décider les indifférents et de séduire les rebelles. Une heure après l'entretien du Palais-Royal, il avait obtenu la signature de mademoiselle Délia et du jeune premier Florival, deux acquisitions excellentes et qui devaient lui faire le plus grand honneur en Allemagne. Le soir du même jour sa petite troupe se trouvait complète, et le lendemain, après un diner substantiel, elle se rendait avec armes et bagages à la diligence de Strasbourg. Dix places avaient été retenues; personne ne manquait à l'appel, et chacun emportait les plus brillantes espérances dans cette campagne dramatique qui promettait gloire, plaisir et profit. Voici comment se composait la troupe: Balthazard, directeur, tenant l'emploi des pères nobles, première rôles marqués, financiers, raisonneurs; Florival, jeune-premier, amoureux, premier ténor; Rigolet, comique, jouant les Arnal, les Boussé, les Alcide Tousez, etc. Similor, les valets dans la haute comédie et les Martin dans l'opéra comique; Anselme, deuxième et troisième rôles, grande utilité; Lebel, chef d'orchestre; Mademoiselle Délia, première chanteuse et jeunes premiers rôles en tous genres, dans l'opéra et la comédie, emplois de madame Damoreau et de mademoiselle Plessy: Mademoiselle Foligny, Dugazon, les seconds rôles dans la comédie, soubrettes, travestis, Déjazet; Mademoiselle Alice, ingénue; Madame Pastourelle, premiers rôles marqués, duègnes, emplois de mademoiselle Mante, de madame Boulanger et de madame Guillemin. Ce personnel devait suffire, si l'on considère que ces artistes étaient pleins de zèle et prêts à sacrifier leurs prétentions à toutes les exigences du répertoire. On devait aisément trouver dans la capitale du grand-duché des sujets capables de remplir les fonctions de comparses: au besoin, d'ailleurs, la plupart des pièces pouvaient subir la suppression de quelques rôles peu importants. Aucun incident remarquable, aucune aventure digne d'être citée ne signala le voyage. A Strasbourg, Balthazard accorda trente-six heures de repos à ses pensionnaires, et il profita de cette halte pour écrire au grand-duc Léopold et le prévenir de sa prochaine arrivée; puis la troupe se remit en marche, passa le Rhin sur le pont de Kehl et posa le pied sur le territoire allemand. Au bout de trois jours, et après avoir traversé plusieurs petits États, les voyageurs arrivèrent à la frontière du grand-duché de Noeristhein, et s'arrêtèrent dans un petit village nommé Krusthal. Il n'y avait que quatre lieues de la frontière à la capitale, mais les moyens de transports manquaient. Une seule voiture faisait le service du grand-duché, mais son départ de Krusthal ne devait avoir lieu que le surlendemain, et d'ailleurs cette voiture ne pouvait contenir que six personnes. L'endroit n'offrait aucune autre ressource, il fallait absolument attendre, et c'était la une assez triste nécessité. Nos pauvres artistes faisaient mauvaise mine à ce mauvais gîte. La patience n'était pas leur passion dominante, et ils avaient quelque peine à prendre leur parti bravement. Seuls entre tous, le jeune premier et la première chanteuse ne se montraient nullement émus de cette mésaventure. A Krusthal, comme ailleurs, ne se trouvaient-ils pas l'un près de l'autre? et pouvaient-ils redouter l'ennui en pareille compagnie?--Car il faut dire que mademoiselle Délia, tout en conservant pour sa défense les dehors d'une extrême réserve, n'était pas insensible aux soins délicats et aux tendres empressements de son aimable camarade. Cependant Balthazard, plus impatient que les autres, et moins prompt à se décourager, après avoir parcouru le village pendant deux heures, reparut aux yeux des siens en véritable triomphateur, monté sur un char léger que traînait résolument un vigoureux cheval du Mecklembourg. Malheureusement ce char n'avait que les proportions d'un étroit cabriolet. «Je vais partir seul, dit Balthazard. Aussitôt arrivé, j'irai trouver le grand-duc, je lui ferai part de votre position, et je ne doute pas qu'il n'envoie tout de suite ici deux ou trois de ses carrosses pour vous transporter honorablement à Carlstadt.» Ces paroles rassurantes furent accueillies par de vives acclamations. Le conducteur, qui était un petit paysan de quatorze ou quinze ans, fit claquer son fouet, et le vigoureux Mecklemhourgeois partit au petit trot. Chemin faisant, Balthazard interrogea son guide sur l'étendue, la richesse et la prospérité du grand-duché; mais il ne put obtenir aucune réponse satisfaisante; le jeune paysan était d'une ignorance profonde sur toutes ces questions. Les quatre lieues furent faites en trois petites heures, ce qui est le train de la poste et des estafettes allemandes. Déjà le jour commençait à s'éteindre, lorsque Balthazard fit son entrée dans Carlstadt. Les rues étaient à peu près désertes et les magasins fermés; car dans ces heureux pays situés sur la rive droite du Rhin, on se repose de bonne heure. Le voyageur ne pouvait donc pas juger de l'importance d'une ville entrevue dans cet état de calme et d'obscurité. Bientôt la voiture s'arrêta devant une maison d'assez, belle apparence. «Vous m'avez demandé de vous conduire au palais de notre prince, nous y voici, dit le conducteur en mettant pied à terre. Balthazard descendit, paya la course, en franchit le seuil de la porte cochère, sans être le moins du monde inquiété par le fantassin qui faisait nonchalamment sa faction en comptant les étoiles. Dans le vestibule, maître Balthazard rencontra un suisse qui le salua gravement; il passa outre, et inversa une antichambre entièrement vide. Dans une première salle, où devaient se tenir les gentilshommes ordinaires, aides-de-camp, écuyers et autres dignitaires grands et moyens, il ne vit personne; dans un second salon, éclairé par un seul quinquet maigre et fumeux, il aperçut, demi-couché sur une banquette, un monsieur entièrement vêtu de noir, vieux et poudré, qui se leva lentement é son entrée, le regarda avec un air de surprise, et lui demanda ce qu'il y avait pour son service. «Je désirerais voir Son Altesse Sérénissime le grand-duc Léopold, répondit Balthazard. --Mais on n'entre pas ainsi chez le prince, surtout à pareille heure. --Je suis attendu, reprit maître Balthazard avec un certain aplomb. --Ah! c'est différent. Je vais voir si Son Altesse peut vous recevoir. Qui faut-il annoncer? --Le directeur privilégié du théâtre de la cour. --Vous dites?» Maître Balthazard répéta sa phrase d'une voix claire et en détaillant nettement les syllabes. On le laissa seul un instant; et déjà il commençait à douter du succès de son audace et de son mensonge, lorsqu'il reconnut la voix du prince qui disait: «Faites entrer!» Il entra. Le prince était assis dans un vaste fauteuil à la Voltaire, devant une table couverte d'un tapis vert, sur laquelle se trouvaient pêle-mêle des papiers, des journaux, une écritoire, un sac à tabac, deux flambeaux, un sucrier, une épée, une assiette, des gants, une bouteille, des livres et un verre en cristal de Bohême artistement gravé. Son Altesse se livrait à une occupation toute nationale; elle avait aux lèvres une de ces longues pipes que les Allemands ne quittent que pour manger et pour dormir. Le directeur privilégié du théâtre de la cour s'inclina trois fois, comme s'il se fût préparé à faire une annonce au public; puis il garda le silence, attendant le bon plaisir du prince, Mais, à défaut de paroles, le visage de Balthazard était si expressif, que le prince lui répondit. «Eh bien! oui, vous voilà... Certainement je vous reconnais, et je me souviens de ce dont nous sommes convenus dans notre rencontre à Bade. Mais vous arrivez dans un bien mauvais moment, mon cher monsieur! --Je demande pardon à Votre Altesse si je me suis présenté à une heure indue, répondit Balthazard en s'inclinant de nouveau. --Il ne s'agit pas de l'heure, reprit vivement le prince. Ah! si ce n'était que cela! Tenez, voici votre lettre, je la lisais tout à l'heure, et je regrettais qu'au lieu de m'écrire il y a trois jours, à moitié chemin de votre voyage, vous ne m'eussiez pas averti deux ou trois semaines avant de vous mettre en route. --J'ai eu tort. --Plus que vous ne le pensez; car si vous m'aviez prévenu d'avance, je vous aurais épargné un voyage inutile. --Inutile! s'écria Balthazard avec effroi... Est-ce que Votre Altesse aurait changé d'idée? --Non, j'aime toujours le spectacle et je serais enchanté d'avoir ici un théâtre français; sous ce rapport, mes idées et mes goûts n'ont pas varié depuis l'été dernier; mais, par malheur, je ne puis plus les satisfaire. Tenez, venez voir, continua le prince en se levant.» Il prit Balthazard par le bras, et le conduisit devant une fenêtre qu'il ouvrit. «Je vous avais dit l'année dernière que je faisais construire dans ma capitale un magnifique théâtre. --Oui, monseigneur. --Eh bien! regardez, de l'autre côté de la place, en face de mon palais: le voilà! --Mais, monseigneur, je ne vois qu'un emplacement vide, des constructions commencées et à peine sorties de terre. --Précisément, c'est le théâtre. --Votre Altesse m'avait dit que ce monument serait terminé avant la fin de l'hiver! --Alors je ne prévoyais pas que je serais forcé de suspendre les travaux faute d'argent pour payer les ouvriers, car telle est ma situation aujourd'hui. Si je n'ai pas de salle à vous offrir, si je ne puis vous prendre à ma solde vous et votre troupe, c'est que mes moyens ne me le permettent pas. Les coffres de l'État et ma cassette particulière sont vides,... Vous me regardez d'un air consterné! Que voulez-vous? l'adversité ne respecte personne, pas même les grands-ducs; mais je supporte ses atteintes avec philosophie; tâchez de faire comme moi. Et d'abord, pour vous remettre, fermons cette croisée, asseyez-vous dans ce fauteuil, prenez une pipe, versez-vous un verre de cette liqueur, et buvez avec moi au retour de ma prospérité. Vous savez que je ne suis pas fier, maintenant moins que jamais; d'ailleurs, je vous dois des explications, et vous qui recevez le contre-coup de ma mauvaise fortune, et je vous les donnerai franchement... Je n'ai jamais eu beaucoup d'ordre dans mes dépenses; cependant, à l'époque où je vous ai rencontré, j'avais toutes sortes de raisons pour croire mes affaires dans une bonne situation. Le déficit ne s'est déclaré que plus tard, vers le mois de janvier dernier. L'année avait été mauvaise; la grêle avait ravagé nos récoltes, les rentrées s'opéraient difficilement. Un arriéré assez considérable était dû aux officiers de ma maison, et leurs murmures arrivèrent jusqu'à moi. Pour la première fois je me fis rendre des comptes détaillés, et j'appris que depuis mon avènement au trône j'avais continuellement dépensé au delà de mes revenus. Mon premier acte de souveraineté avait été une forte diminution sur les impôts payés à mes prédécesseurs. Le mal datait de là; chaque année l'avait empiré, et aujourd'hui je suis ruiné, chargé de dettes, et ne sachant trop comment réparer ce désastre. Mes conseillers intimes m'avaient bien proposé un moyen: c'était de doubler les impôts, de frapper de nouvelles contributions, en un mot de pressurer mes sujets. Joli moyen! faire payer à de pauvres diables les fautes de mon imprévoyance et de mon désordre! Il se peut que cela se pratique ainsi en d'autres pays, mais ce ne sera jamais moi qui aurai recours à un procédé aussi peu délicat. Je veux être juste avant tout, et j'aime mieux rester dans l'embarras que de faire souffrir mon peuple. --Excellent prince! s'écria Balthazard, touché de ces bons sentiments, si rares chez les souverains. --Eh bien! reprit le grand-duc Léopold en souriant, n'allez-vous pas maintenant remplir auprès de moi l'office de flatteur? Prenez garde! La tâche serait rude. Car vous ne trouveriez ici personne pour vous aider. Je n'ai plus de quoi payer la flatterie: les courtisans sont partis. En entrant chez moi, vous avez traversé des salles désertes, vous n'avez rencontré ni chambellan ni écuyers sur votre passage. Ces messieurs ont donne leur démission; ma maison civile et ma maison militaire, mes gentilshommes, secrétaires, aides-de-camp et autres m'ont quitté sous prétexte que je ne pouvais pas payer leurs appointements et leurs gages. Me voilà seul; je n'ai plus que quelques domestiques fidèles et patients, et le plus grand personnage de ma cour, aujourd'hui, est le brave et honnête Wilfrid, mon vieux valet de chambre. Il y avait dans les dernières paroles du prince abandonné un accent de douce tristesse qui toucha Balthazard; deux larmes brillèrent aux yeux du directeur, qui savait mal contenir ses émotions. Le grand-duc reprit en souriant: «Oh! ne me plaignez pas; Je ne me trouve nullement malheureux de ne plus avoir autour de moi ces visages menteurs; au contraire, je me sens fort aise d'être affranchi d'un cérémonial pesant, d'être débarrassé de quelques sots et d'autant d'espions qui m'entouraient du matin jusqu'au soir.» Le prince prononça ces mots de l'air le plus dégagé, et avec un ton de franchise qui excluait le doute. Balthazard ne put s'empêcher de le féliciter sur son courage. «Il m'en faut plus que vous ne le pensez, continua Léopold, et je ne répondrais pas d'en avoir assez pour supporter les nouveaux coups qui me menacent. L'abandon de mes courtisans ne serait rien, si je ne le devais qu'au mauvais état de mes finances; dès que je serais en fonds, si l'envie m'en prenait j'en achèterais d'autres, ou bien je me donnerais le plaisir de reprendre les anciens pour les tenir sous ma botte et me venger d'eux tout à mon aise; mais leur insolente défection me fait entrevoir des orages à l'horizon politique, comme disent nos diplomates. La disette seule n'aurait pas suffi pour chasser du palais ces hommes affamés d'honneurs autant que d'argent; ils auraient attendu des jours meilleurs, et leur vanité aurait fait prendre patience à leur avarice. S'ils sont partis, c'est qu'ils ont senti le terrain trembler sous leurs pieds, c'est qu'ils sont d'accord avec mes ennemis. Je ne saurais me dissimuler le danger qui me menace, je suis mal avec l'Autriche; Metternich me regarde de travers; à Vienne on me trouve trop libéral, trop populaire: on dit que je donne un fâcheux exemple: on me reproche de gouverner à bon marche et de ne pas faire sentir le joug à mes sujets. Ce sont là de mauvaises raisons qu'on amasse pour me jouer un mauvais tour. Un de mes cousins, colonel au service de l'Autriche, convoite mon grand-duché;--quand je dis grand, il n'a que dix lieues de long sur huit de large, mais tel qu'il est, je le trouve à ma convenance; j'y suis fait, j'ai l'habitude de le gérer, et si je le perdait, il me manquerait quelque chose. Le cousin qui veut me remplacer s'est avisé de me chicaner sur mes droits incontestables; il a ouvert le procès devant le conseil antique, et, quoique ma cause soit excellente, je pourrais bien la perdre, car je n'ai pas d'argent pour éclairer mes juges; mes ennemis sont puissants, la trahison m'environne, on cherche à profiter de mes embarras financiers, afin de me conduire à la déchéance par la banqueroute. Dans ces circonstances critiques je ne demanderais pas mieux que d'avoir des comédiens pour me distraire de mes ennuis, mais je n'ai ni salle de spectacle, ni argent. Il m'est donc impossible de vous garder, vous et les vôtres, mon cher directeur, et j'en suis vraiment aussi contrarié que vous. Tout ce que je pourrai faire sera de vous donner sur le peu qui me reste une légère indemnité pour couvrir vos frais de voyage et faciliter votre retour en France. Revenez me voir demain matin; nous réglerons cette affaire, et je recevrai vos adieux.» Les malheurs du prince avaient tellement absorbé l'attention et la sensibilité de Balthazard, que le souvenir de ses propres embarras s'était complètement effacé pendant cette soirée où le grand-duc lui avait révélé les secrets de sa position politique et financière. Ce ne fut qu'après être sorti du palais, qu'il fit un retour sur lui-même. Comment se tirer d'affaire avec les acteurs engagé et amenés à deux cent lieues de Paris sur la foi des traités? que leur dire, et comment leur faire entendre raison? Le malheureux directeur passa une mauvaise nuit. Aussitôt que parut le jour, il se leva, demandant à la fraîcheur du matin de calmer ses esprits agités, et de lui inspirer quelque bonne et habile manoeuvre pour sortir de ce mauvais pas. Dans une promenade de deux heures, il eut tout le loisir de parcourir Carlstadt et d'admirer les agréments de cette capitale. Carlstadt était une ville élégante, coquette, oisive, avec des rues larges et droites qui la perçaient de part en part, de jolies maisons bien alignées, dont les fenêtres étaient armées de petits miroirs indiscrets qui reflétaient les passants et transportaient dans les appartements les scènes de la voie publique; de sorte que les habitants pouvaient, grâce à ce daguerréotype animé, satisfaire leur curiosité sans se déranger. C'est là une innocente récréation que se donnent volontiers les bourgeois allemands. Du reste, la capitale du Grand-Duché de Noeristhein paraissait ne s'occuper que fort peu d'industrie et de commerce; le mouvement y était modéré, le luxe en était banni, et sa prospérité tenait surtout aux goûts modestes, à la philosophie flegmatique de ses citoyens. Une troupe de comédiens, ne pouvait pas faire fortune dans un pareil pays.--Il faudrait absolument reprendre le chemin de la France, pensa Balthazard après avoir fait le tour de la ville; puis il consulta sa montre, et, jugeant que l'heure était convenable, il se dirigea vers le palais, où il entra sans plus de façon que la veille. Le fidèle Wilfrid, remplissant les fonctions de gentilhomme ordinaire le reçut comme une vieille connaissance, et s'empressa de l'introduire dans le cabinet du grand-duc. Son Altesse lui parut plus soucieuse que la veille. Le prince marchait à grands pas, le front baissé, les bras croisés, et tenant à la main des papiers dont la lecture l'avait évidemment contrarié. Pendant quelques instants il garda le silence; puis, s'arrêtant devant Balthazard, il lui du tristement: «Vous me trouvez ce matin moins calme qu'hier soir; c'est que je viens de recevoir d'assez mauvaises nouvelles, et je ne sais pas me défendre contre une première impression... Ah! vraiment, tout cela me pèse, et je leur abandonnerais de grand coeur cette pauvre souveraineté, cette couronne d'épines qu'ils me disputent, si l'honneur ne me commandait de soutenir jusqu'au bout mes droits légitimes... Oui, en ce moment je n'ambitionne qu'un sort paisible, et je donnerais volontiers mon grand-duché, mon titre, ma couronne, pour aller vivre tranquillement à Paris en simple particulier, avec trente mille livres de rentes. --Je le crois bien!» s'écria Balthazard qui, dans ses plus beaux rêves, n'avait jamais élevé si haut ses voeux téméraires. Cette naïve exclamation fit sourire le prince. Il ne fallait que peu de chose pour chasser ses ennuis et lui rendre cette légère dose de bonne humeur qui flottait habituellement à la surface de son caractère. --Je comprends, reprit-il gaîment; vous trouver, que je ne suis pas dégoûté! Dépenser trente mille francs de revenu dans l'indépendance et les plaisirs de la vie parisienne est un sort plus digne d'envie que gouverner tous les grands-duchés du monde. Vous avez, raison, et je le sais par expérience, car il y a une dizaine d'années, lorsque je n'étais encore que prince héréditaire, j'ai passé six mois à Paris, libre, riche, insouciant, et mes souvenirs me disent que ces jours là ont été les plus beaux de ma vie. --Eh bien! est-ce qu'en liquidant tout ce que vous avez ici vous ne pourriez pas réaliser cette fortune? D'ailleurs, ce cousin dont vous me faisiez l'honneur de me parler hier vous assurerait avec plaisir vos trente mille francs de rente, si vous lui cédiez votre place qu'il envie... Mais, monseigneur, voulez-vous que je vous parle franchement? --Je ne demande pas mieux. --Une existence paisible et modeste aurait sans doute beaucoup de charme pour vous, et vous le dites dans la sincérité de votre âme; mais d'un autre côté vous tenez essentiellement à votre couronne, et ce n'est pas seulement par ces raisons d'honneur que vous invoquiez tout à l'heure. On a beau dire et s'exagérer les douceurs du calme et de la retraite dans un moment de fatigue et d'orage, un trône, tout boiteux qu'il soit, est un siège que l'on ne saurait quitter sans regrets... Voilà mon opinion, formée à l'école dramatique; c'est peut-être une réminiscence de quelque ancien rôle, mais on trouve parfois la vérité au théâtre. Or donc, puisque, à tout prendre, ce qui vous convient le mieux est de rester en place, vous devriez... Mais pardon, mes paroles sont peut-être trop libres... --Parlez en toute liberté, mon cher directeur, je vous le permets et je vous en prie. Je devrais donc, disiez-vous?... --Vous devriez, au lieu de vous livrer au découragement et aux idées poétiques, ne pas attendre le coup qui vous frappera, ne pas vous contenter de tomber noblement. Les circonstances sont favorables, vous n'avez plus de ministres ni conseillers d'État pour vous induire en erreur et vous embrouiller dans vos projets. Fort de votre bon droit et de l'amour de vos sujets, il est impossible que vous ne trouviez pas un moyen d'assurer votre position et de rétablir vos finances. --Il n'y en a qu'un seul. --Cela suffit. --Un bon mariage. --Au fait, c'est vrai, je n'y pensais pas, vous êtes garçon!... Eh bien! vous voilà sauvé, un bon mariage!... C'est comme cela que les grandes maisons se consolident quand elles sont menacées de tomber en ruines. Épousez-moi une grosse héritière, la fille unique de quelque riche banquier. --Vous n'y pensez pas! une mésalliance! --Ah! si vous faites le fier!... --Ce n'est pas moi, je n'ai pas de préjugés; mais que dirait l'Autriche si je me permettais de déroger? Ce serait un nouveau grief dont on ne manquerait pas de se servir contre moi. Et puis, les millions d'un banquier ne me suffiraient pas; il me faut une alliance avec une famille puissante sur laquelle je puisse m'affermir. Cette alliance, telle que je la souhaite, s'offrait à mes voeux; il y a quelques jours encore je pouvais prétendre à ce moyen de salut. Un de mes voisins, le prince Maximilien de Hanau, qui est très bien en cour de Vienne, a une soeur à marier: la princesse Edwige est jeune, belle, aimable et riche; c'est un excellent parti, et j'avais déjà entamé les préliminaires d'une demande en mariage; mais deux dépêches que j'ai reçues ce matin renversent toutes mes espérances. Voilà le motif de l'abattement dans lequel vous m'avez trouvé tout-à-l'heure. --Voyons reprit Balthazard. Votre Altesse est peut-être trop prompte à se décourager. --Jugez-en vous-même. J'ai un rival, l'électeur Biberick; ses États sont moins considérables que les miens, mais il est plus solidement établi dans sont petit électorat que je ne le suis dans mon grand-duché. --Permettes, monseigneur, j'ai vu l'année dernière à Bade l'électeur de Biberick, qui s'y trouvait en même temps que nous; sans flatterie, ce prince ne saurait soutenir aucune comparaison avec Votre Altesse: vous avez à peine trente ans et il en a plus de quarante; vous êtes bien fait de votre personne, il est lourd, épais et mal bâti; vous avez le visage agréable et noble, sa figure est commune et disgracieuse; vos cheveux sont du blond le plus pur et les siens d'un rouge flamboyant. La princesse Edwige ne peut manquer de vous donner la préférence. --Fort bien, mais on ne lui laissera pas le choix; elle dépend de son auguste frère, qui la mariera sans la consulter. --Voilà ce qu'il faut empêcher. --Comment? --En inspirant de l'amour à la jeune personne. Il y a tant de ressources dans le sentiment! On voit tous les jours des mariages de convenances détruits et rompus au profit d'un mariage d'inclination. --Oui, cela se voit dans les comédies... --Qui fournissent d'excellentes leçons... --Aux gens d'un certain monde; mais nous autres princes, nous n'avons pas le bénéfice de ces suites de combats où l'accord de deux coeurs bien épris fait plier tous les obstacles. --Sur ce point-là, monseigneur, j'ose ne pas être entièrement de votre avis. Les maîtres de l'art que j'étudie et que je pratique depuis trente ans m'ont appris que ces sortes d'affaires se traitent dans les palais à peu près comme ailleurs; toute la différence est dans la forme, plus pompeuse chez vous. Du reste, pourquoi ne feriez-vous pas une tentative? Si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de vous mettre en route dès demain, et d'aller faire une visite au prince de Hanau. --C'est inutile. Pour voir le prince et sa soeur je n'ai pas besoin de me déranger; une de ces dépêches m'annonce leur prochaine arrivée à Carlstadt. Comprenez-vous maintenant tout le malheur de ma position? Ils arrivent! Au retour d'un voyage qu'ils viennent de faire en Prusse, ils traversent mes États et s'arrêtent dans ma capitale, où ils me demandent l'hospitalité pour deux ou trois jours. Vous voyez bien que je vais être perdu dans leur esprit. Que penseront-ils de moi quand ils me trouveront seul, abandonné, dans mon palais désert? Croyez-vous après cela que la princesse soit tentée de partager mon sort et de passer sa vie dans ma triste solitude? L'année dernière elle est allée à Biberick; l'électeur l'a dignement reçue. Il avait du moins à lui offrir les plaisirs d'une cour animée; il pouvait mettre à ses ordres des gentilshommes, des chambellans; il pouvait lui donner des concerts, des fêtes, des bals. Et moi, rien! Suis-je assez malheureux! assez humilié! Et pour qu'aucun affront ne me soit épargné, mon rival veut que son mariage soit négocié ici même; oui vraiment! l'électeur me brave à ce point! Il vient de m'expédier un ambassadeur, le baron Pépinster, chargé, dit-il, de conclure un traité de commerce qui serait fort avantageux pour moi; mais cette affaire n'est qu'un vain prétexte. Le baron n'a d'autre mission que de s'entendre avec le prince de Hanau; cette rencontre est habilement ménagée, pour que la négociation conjugale s'accomplisse secrètement et sans appareil. Voilà ce qu'il me faudra voir! Je serai contraint de subir cet outrage, de dévorer l'injure, de donner au prince et à sa soeur le spectacle de ma misère, de mon abaissement!... Ah! que ne ferais-je pas pour me soustraire à cette honte! --Il y aurait peut-être un moyen! s'écria Balthazard après un instant de réflexion. --Un moyen? Parlez, quel qu'il soit, je l'adopte. --Un moyen bizarre et hardi! continua Balthazard. --N'importe! je suis prêt à tout risquer. --Il vous faut dissimuler votre abandon, repeupler ce palais, avoir une cour? --Oui. --Pensez-vous que les courtisans qui vous ont délaissé répondraient à votre appel, consentiraient à revenir? --Jamais. Ne vous ai-je pas dit qu'ils étaient gagnés par mes ennemis? --Pourriez-vous en trouver d'autres parmi vos sujets les plus distingués? --Impossible! Il n'y a que très peu de gentilshommes parmi mes sujets Ah! si une cour pouvait s'improviser! dussé-je prendre les derniers bourgeois de Carlstadt... --J'ai mieux que cela à vous offrir. --Quoi donc? --Mes comédiens. --Comment? vous voulez que je me compose une cour avec vos acteurs? --Oui, monseigneur, et vous ne sauriez trouver mieux. Remarquez que mes comédiens sont habitués à jouer tous les rôles, et qu'ils seront tout de suite à leur aise dans l'emploi de grands seigneurs. Je vous réponds de leur talent comme de leur discrétion et de leur probité. Dès que vos illustres visiteurs seront partis, dès que vous n'aurez plus besoin d'eux, ils donneront leur démission Songez d'ailleurs que vous n'avez pas à choisir. Le temps presse, le danger est à vos portes, il ne vous est pas permis d'hésiter. --Mais, cependant, si une pareille ruse venait à se découvrir!... --Ceci n'est qu'une supposition, une crainte chimérique. Si, au contraire, vous ne voulez pas risquer la partie que je vous propose, votre malheur est certain.» Le grand-duc se laissa aisément persuader. Sous une apparence insouciante et molle, son caractère ne manquait ni de résolution, ni d'un certain penchant vers les entreprises étranges et hasardeuses. Il n'ignorait pas que la fortune favorise ceux qui osent, et il avait toute l'audace que donne une situation désespérée.--L'expédient de Balthazard fut donc adopté avec une joyeuse intrépidité. «A merveille! s'écria le directeur; vous ne vous repentirez pas de votre détermination. Vous voyez en ma personne un échantillon de vos futurs courtisans, et puisqu'il s'agit ici de se partager les honneurs et les grandes charges de l'État, nous allons, si vous voulez, bien, commencer par moi. Je crois être déjà dans l'esprit de mon rôle en vous adressant cette requête. Un homme de coeur doit toujours demander, toujours se hâter, et profiter de l'absence de ses rivaux pour obtenir ce qu'il y a de mieux. Que votre altesse soit donc assez bonne pour me nommer premier ministre. --Accordé! répondit gaîment le prince. Votre excellence peut entrer immédiatement en fonctions. C'est ce que mon excellence ne manquera pas de faire, en vous demandant votre signature au bas de quelques actes dont je vais m'occuper tout de suite. Mais d'abord, souffrez, monseigneur, que je vous adresse deux ou trois questions, afin de me mettre au courant. Quand on est nouveau venu dans un pays et novice au ministère, on a besoin de s'instruire.... S'il vous fallait déployer l'appareil de la force pour faire exécuter vos ordres, le pourriez-vous? --Mais, sans aucun doute. --Votre altesse a des soldats? --Un régiment. --Combien d'homme? --Cent vingt environ, sans compter la musique. --Sont-ils obéissants, dévoués? --Obéissance passive, dévouement sans bornes; soldats et officiers se feraient tuer pour moi. --C'est leur devoir. Maintenant autre chose: Avez-vous une prison dans vos huis? --Certainement. --Mais, je veux dire, une bonne prison, forte et bien gardée, des murs épais, de solides barreaux, des geôliers incorruptibles et farouches? --J'ai tout lieu de croire que le château de Ranfrang possède toutes ces qualités. Le fait est que je m'en suis très peu servi: mais il a été bâti par un homme qui s'y entendait, mon aïeul, le grand-duc Rodolphe l'Inflexible. --Beau surnom pour un souverain! Celui-là, j'en suis sûr, n'a jamais manqué d'argent ni de courtisans. Vous, monseigneur (souffrez que votre ministre vous parle le langage de la vérité), vous avez peut-être eu tort délaisser sans locataires ce domaine de la couronne, une prison a besoin d'être entretenue par l'habitation. Aussi le premier acte de l'autorité que vous avez bien voulu me confier sera consacré à une salutaire mesure d'incarcération. Je pense que le château de Ranfrang peut contenir une vingtaine de prisonniers? --Quoi! vous voulez, faire enfermer vingt personnes? --Peut-être plus, peut-être moins; car je ne sais pas au juste Combien votre ancienne cour contenait de grands dignitaires. Ce sont ces déserteurs que je veux mettre à l'ombre des hautes murailles construites: par Rodolphe l'Inflexible C'est indispensable. --Mais c'est illégal! --Vous dites?... Pardon, monseigneur; vous vous êtes servi d'un mot que je ne comprends pas bien. Il me semble que, dans un bon gouvernement allemand, ce qui est absolument nécessaire est nécessairement légal; voilà ma politique. D'ailleurs, en qualité de premier ministre, je suis responsable. Que vous faut-il de plus? Vous sentez bien que si nous laissions libres vos courtisans, il n'y aurait pas moyen de jouer la comédie que nous préparons; ils nous trahiraient. Le salut de l'État exige donc que ces messieurs soient emprisonnés, et ce sera justice; car enfin ils remplissent leur office depuis douze ou quinze ans, terme moyen; et quel est, je vous prie, le courtisan qui en douze ou quinze ans n'a pas mérité quelques jours de prison? D'ailleurs, vous l'avez dit vous-même, ce sont des traîtres, ne les ménagez donc pas; et pour votre Sûreté, pour le succès de vos projets qui doivent assurer le bonheur de votre peuple, écrivez les noms des coupables, signez l'ordre, et infligez sans remords à ces déserteurs le trop doux châtiment d'une semaine de captivité.» Le grand-duc écrivit les noms et signa plusieurs ordres qui furent aussitôt remis aux officiers les plus alertes du régiment, avec injonction d'exécuter sur l'heure leur mission, et de conduire les prisonniers au château de Ranfrang situé à trois quarts de lieue de Carlstadt. «Il ne reste plus à présent qu'à faire venir votre cour, dit Balthazard. Votre altesse a-t-elle des carrosses? --Oui, certes! une berline, une calèche et un cabriolet. --Et des chevaux? --Six de trait et deux de selle. --Je prends la berline, la calèche et quatre chevaux; je vais à Krusthal, je ramène ce soir nos acteurs que je mets au fait de leur rôle; nous arrivons à la nuit et nous nous installons au palais, pour vous servir, monseigneur. --Très bien; mais, avant de partir, répondez, je vous prie, au baron Pépinster qui me demande une audience. --Deux lignes bien sèches, bien ministérielles, qui l'ajourneront à demain. Il faut qu'il nous trouve sous les armes... Voilà le billet écrit, mais comment signer? Le nom de Balthazard ne convient guère à une excellence allemande. --Vous avez raison; il vous faut un autre nom, accompagné d'un titre; Je vous fais comte de Lipandorf. --Merci monseigneur. Je porterai noblement ce titre, et je tous le rendrai fidèlement, avec mon portefeuille, lorsque la comédie sera finie.» Le comte de Lipandorf signa le billet que Wilfrid fut chargé de remettre au baron de Pépinster; puis aussitôt que les voitures furent attelées, il partit pour Krusthal. [Illustration.] Le lendemain matin, le prince Léopold eut son grand lever, auquel assistèrent tous les seigneurs de sa nouvelle cour. Dès qu'il fut habillé, il reçut les dames avec une grâce parfaite. Dames et seigneurs s'étaient revêtus de leurs plus beaux costumes de théâtre; le grand-duc se montra très satisfait de leur tenue et de leurs manières. Après les premiers compliments, on passa à la distribution générale des titres et des emplois. Le jeune-premier, Florival, fut nommé aide-de-camp du grand-duc, colonel de hussards et comte ne Reinsberg. Le premier, comique, Rigolet,--chambellan et baron de Fierbach. Similor, le valet de comédie,--grand écuyer et baron de Kockembourg. Anselme, deuxième rôle et grande utilité,--gentilhomme ordinaire et chevalier de Grillemsell. Lebel, chef d'orchestre, passa tout naturellement à l'emploi de maître de chapelle, et surintendant de la musique et des menus-plaisirs de la cour, avec le titre de chevalier d'Arpégaz. Mademoiselle Délia, première chanteuse, fut créée comtesse de Rosenthal, intéressante orpheline qui devait avoir pour dot la charge héréditaire de première dame d'honneur de la future grande-duchesse. Mademoiselle Foligny, dugazon, fut nommée veuve d'un général, et baronne d'Allenzau. Mademoiselle Alice, ingénue, devint mademoiselle de Fierbach, fille du chambellan de ce nom, riche héritière. Enfin, la duègne, madame Pastourelle, fut intitulée Grande maréchale du palais gouvernante des demoiselles d'honneur, et baronne de Bichelizkops. Chacun des nouveaux dignitaires reçut un nombre de décorations proportionné à son rang. Le comte Balthazard de Lipandorf, premier ministre, eut pour sa part deux plaques et trois grands cordons; l'aide-de-camp, Florival de Reinsberg, attacha cinq croix sur sa poitrine de colonel. Les rôles étant distribués et appris, on fit une répétition qui marcha parfaitement bien. Le grand-duc daigna s'occuper de la mise en scène, et donner quelques indications relatives au cérémonial. Le prince Maximilien de Hanau et son auguste soeur devaient arriver le soir même, Les moments étaient précieux. En attendant, et pour exercer sa cour, le grand-duc donna audience à l'ambassadeur de Biberick. Le baron Pépinster fut introduit dans la salle du Trône; il avait demandé la permission de présenter sa femme en même temps que ses lettres de créances; on lui avait accordé cette faveur. A l'aspect du diplomate, les nouveaux courtisans, peu familiers encore avec le décorum, eurent beaucoup de peine à conserver leur gravité. Le baron était un homme de cinquante ans, démesurément grand, curieusement maigre, abondamment poudré, portant bravement la culotte et le bas de soie blanc sur ses jambes de cerf, Une queue longue et mince se balançait sur son dos flexible. Il avait le visage d'un oiseau de proie, de petits yeux ronds, un menton fuyant, et un immense nez en bec de corbin. Il était difficile de le regarder sans rire, surtout lorsqu'on le voyait pour la première fois. Une profusion de broderies étincelait sur son habit vert-pomme. Sa poitrine étant trop étroite pour contenir ses décorations en ligne horizontale, il les avait placées verticalement sur deux colonnes qui descendaient de son cou jusqu'à sa ceinture. Rien ne manquait à cette caricature vivante, qui se dandinait agréablement, le tricorne sous le bras et l'épée au côté. Mais en revanche, l'épouse de ce singulier personnage, madame la baronne Pépinster, était une jolie petite femme de vingt-cinq ans, toute ronde, à la mine éveillée, à la tournure engageante. Elle avait l'oeil vif, le nez retroussé, le sourire émaillé de perles; les fraîches couleurs de la rose fleurissaient son teint. Sa toilette seule prêtait au ridicule. Pour venir à la cour, la petite baronne avait revêtu ses plus riches atours; elle était pavoisée de rubans, couverte de pierreries et de plumes; mais elle avait beau faire, son plus haut panache s'élevait à peine jusqu'à l'épaule de son sublime mari. L'entrée du baron et de la baronne, se donnant la main, tous deux fiers, superbes, et marchant à pas comptés, produisit un effet que la description ne saurait rendre. Un sévère coup d'oeil de Balthazard, placé à la droite du grand-duc, arrêta le rire qui allait éclater de toutes parts. Les comédiens se rappelèrent qu'ils étaient gens de cour, et que leur visage devait rester impassible. Tout entier à son rôle de premier ministre, qu'il prenait au sérieux, Balthazard dressa sur-le-champ ses batteries. Sa pénétration naturelle lui montra le défaut de la cuirasse du diplomate. Il comprit que le baron, vieux et laid, devait être jaloux de sa femme, jeune et vive. Il ne se trempait pas. Pépinster était jaloux comme un chat-tigre. Marié depuis peu de temps, le long et maigre diplomate n'avait pas osé laisser sa femme seule à Biberick, de peur d'un accident; il ne voulait pas la perdre de vue, comptant sur sa vigilance plus que sur toute autre chose, et il l'avait amenée avec lui à Carlestadt, dans cette orgueilleuse pensée qu'en sa présence le danger disparaîtrait. Après avoir échangé avec l'ambassadeur quelques paroles de haute politique, Balthazard alla trouver l'aide-de-camp Florival, l'entraîna dans une embrasure de croisée, et lui donna de secrètes instructions. Le brillant jeune-premier passa la main dans ses cheveux, rajusta son splendide dolman de hussard, et s'approcha de la baronne Pépinster. L'ambassadrice répondit gracieusement à son salut, et l'accueillit avec distinction; elle avait déjà remarqué la taille élégante et la figure avantageuse du beau colonel; elle fut bientôt charmée de son esprit et de sa galanterie. Florival ne manquait pas d'imagination, et, de plus, il possédait une foule de mots séduisants et de tirades sentimentales empruntés à son répertoire. Il parla moitié d'inspiration, moitié de mémoire, et il fut favorablement écouté. La conversation s'était engagée en français, et pour cause. --Tel est l'usage à ma cour, avait dit le grand-duc à l'ambassadeur; la langue française est seule admise dans en palais; c'est une règle que j'ai eu quelque peine à introduire, et, pour en venir à bout, il m'a fallu décréter qu'une forte amende serait payée pour chaque mot allemand prononcé par une des personnes attachées à mon service. Aussi, ces messieurs et ces dames observent maintenant, et vous ne les prendrez pas en faute. Mon premier ministre, le comte Balthazard de Lipandorf, a seul une dispense qui lui permet de s'oublier quelquefois et de se servir de sa langue maternelle. Balthazard, qui avait longtemps exercé ses fonctions de directeur en Alsace et en Lorraine, parlait allemand comme un brasseur de Francfort. Cependant le baron Pépinster était plongé dans la plus vive inquiétude. Tandis que sa femme causait tout bas avec le jeune et bel aide-de-camp, l'impitoyable premier ministre le tenait par le bras et lui déroulait tout son système à propos du fameux traité de commerce. Pris à ce piège, le malheureux diplomate se démenait de la façon la plus grotesque; ses traits bouleversés exprimaient de douloureuses angoisses; un mouvement convulsif agitait ses jambes grêles; il faisait de vains efforts pour abréger son supplice; mais le cruel Balthazard ne lâchait pas sa proie. Wilfrid, transformé en premier maître d'hôtel, vint annoncer que son altesse était servie. L'ambassadeur et sa femme avaient été invités à dîner, ainsi que tous les courtisans. L'aide-de-camp fut placé à côté de la baronne, et le baron à l'autre bout de la table. Le supplice se prolongeait. Florival continua le doux entretien qui plaisait fort à madame Pépinster. Le diplomate ne mangea pas. Il y avait une autre personne à qui la conduite de Florival donnait de l'ombrage; c'était mademoiselle Délia, comtesse de Rosenthal. Après le dîner, Balthazard, à qui rien n'échappait, la prit à part et lui dit:--Vous voyez bien que c'est un rôle qu'il joue dans la pièce que nous représentons depuis ce matin. Seriez-vous troublée s'il faisait en scène une déclaration d'amour à une de vos camarades? Ici, c'est la même chose; tout cela n'est qu'un jeu de théâtre; le rideau baissé, il vous reviendra.» Un courrier annonça que les augustes voyageurs étaient au dernier relais, à une lieue de Carlestadt. Le grand-duc s'empressa d'aller à leur rencontre, suivi du comte de Reinsberg et de quelques officiers. Il étaient nuit lorsque le prince Maximilien de Hanau et sa charmante soeur arrivèrent au palais; ils ne firent que traverser la grande salle, où toute la cour était réunie sur leur passage, et ils se retirèrent dans leurs appartements. «Allons! dit le grand-duc à son premier ministre, la partie est engagée maintenant; que le ciel nous soit en aide! --Ayez confiance! répondit Balthazard. Il m'a suffi d'entrevoir la figure du prince Maximilien pour juger que les choses se passeront parfaitement bien, et sans éveiller le moindre soupçon. Nous tenons déjà le baron Pépinster par la jalousie, et mon petit amoureux lui donnera trop de tracas pour qu'il ait le loisir de songer aux intérêts de son maître. Vos affaires sont en bon chemin.» A leur réveil, le prince et la princesse furent salués par une aubade que leur donna la musique militaire. Le temps était superbe; le grand-duc proposa une promenade dans les environs de Carlestadt; il était bien aise de montrer à ses hôtes ce qu'il avait de mieux dans ses états: une campagne délicieuse, des sites pittoresques qui faisaient l'admiration des paysagistes allemands. Cette partie de plaisir étant acceptée, les dames montèrent en voiture et les hommes à cheval. Le but de la promenade était le vieux château de Fuderzell, magnifiques ruines du moyen-âge. Lorsque la brillante caravane fut arrivée à une petite distance du château, qu'on apercevait au sommet d'une colline boisée, la princesse Edwige voulut descendre de voiture et faire le reste du chemin à pied. Tout le monde l'imita. Le grand-duc lui offrit son bras; le prince donna le sien à mademoiselle la comtesse Délia de Rosenthal, et, sur un signe de Balthazard, madame la baronne Pastourelle de Bichelizkops s'empara du baron Pépinster, pendant que la sémillante baronne acceptait Florival pour cavalier. Tout était pour le mieux. Les jeunes gens marchaient d'un pas leste et rapide. L'infortuné baron aurait bien voulu les suivre avec ses longues jambes et se tenir près de sa légère moitié; mais la duègne, chargée d'un majestueux embonpoint, mettait un frein pesant à son ardeur et le forçait à former avec elle l'arrière-garde. Par respect pour la grande maréchale, le baron n'osait ni se révolter ni se plaindre. Dans les ruines du vieux château, l'illustre société trouva une table servie avec abondance et délicatesse. C'était une agréable surprise, et le grand-duc eut tout l'honneur d'une idée qui lui avait été fournie par son premier ministre. La journée se passa tout entière à parcourir la belle forêt de Ruderzell; la princesse se montra d'une humeur charmante; les seigneurs furent parfaits, les dames déployèrent la plus grande amabilité, et le prince Maximilien félicita sincèrement le grand-duc d'avoir une cour composée de personnes aussi distinguées et aussi accomplies. La baronne Pépinster, dans un moment d'enthousiasme, déclara que la cour de Biberick était bien moins agréable que celle de Noeristhein; elle ne pouvait rien dire de plus contraire à la mission de son mari. En entendant ces désastreuses paroles, le baron fut sur le point de tomber en défaillance. Pleine de goût et d'élégance, la princesse Edwige avait une prédilection marquée pour les modes parisiennes. Tout ce qui venait de France lui semblait ravissant; elle parlait admirablement bien français, et elle approuva fort le grand-duc de ce qu'il avait décrété cette langue obligatoire à sa cour. Du reste, ce n'était pas là une chose extraordinaire; on parle français dans toutes les cours du Nord. Seulement la princesse trouva très originale la défense de prononcer le moindre mot allemand sous peine d'amende. Elle essaya, par pure plaisanterie, de mettre en faute un des seigneurs ou une des dames de la société, mais elle y perdit ses peines. Au retour de la promenade, les princes et la cour se réunirent dans les petits appartements du palais. Une piquante conversation fit les premiers frais de la soirée; puis le surintendant de la musique s'étant placé au piano, mademoiselle Délia chanta un grand air de l'opéra nouveau. Ce fut un véritable triomphe. Le prince Maximilien avait été très attentif pour la comtesse de Rosenthal pendant la promenade; les grâces et l'esprit de la jeune comédienne avaient ébauché une séduction que le charme pénétrant d'une belle voix devait achever. Passionné pour la musique, le prince était dans le ravissement; les accents de Délia lui allaient à l'âme. Quand elle eut achevé son premier morceau, il lui en demanda un second, et l'aimable cantatrice chanta un duo avec;'aide-de-camp ténor Florival de Reinsberg, et puis, sur de nouvelles instances, un trio d'opéra-comique auquel prit part le grand écuyer Similor, baron et baryton de Kockembourg. Nos artistes étaient là sur leur véritable terrain; leur triomphe fut complet. Malgré sa réserve, le prince Maximilien daigna manifester son émotion, et la baronne Pépinster, toujours imprudente dans ses propos, déclara qu'avec une pareille voix de ténor, un aide-de-camp était fait pour arriver à tout. Vous jugez quelle figure fit le baron! Le jour suivant, le grand-duc offrit à ses hôtes le plaisir de la chasse. Le soir, on dansa, il avait été question d'inviter les familles les plus considérables de la bourgeoisie pour peupler les salons du palais, mais le prince et la princesse avaient demandé de rester en petit comité. --Nous sommes quatre dames, avait dit la princesse en montrant la première chanteuse, la dugazon et l'ingénue, c'est autant qu'il en faut pour former une contredanse. Les cavaliers ne manquaient pas:--Le grand-duc, le jeune-premier, le valet, le comique, la grande utilité et l'aide-de-camp du prince Maximilien, le comte Darius de Mobrieux, qui n'était pas insensible aux attraits de la Dugazon. Je regrette de n'avoir pas une cour plus nombreuse, dit le grand-duc; mais j'ai été obligé de la diminuer de moitié il y a trois jours. --Pourquoi cela? demanda le prince Maximilien. --Imaginez-vous, prince, reprit le grand-duc Léopold, qu'une douzaine de courtisans, comblés de mes bontés, avaient osé tramer un complot contre moi, au bénéfice d'un mien cousin qui habite Vienne. Dès que j'ai eu découvert cette trame, j'ai fait jeter mes conspirateurs dans les cachots de ma bonne citadelle de Ranfrang. --C'est très bien! de l'énergie, de la vigueur, j'aime cela, moi!... Et l'on disait pourtant que vous étiez d'un caractère faible! Comme on nous trompe! comme on nous calomnie!» Le grand-duc adressa un regard de reconnaissance à Balthazard. Le premier ministre se trouvait aussi à son aise dans ses nouvelles fonctions que s'il les avait pratiquées toute sa vie; il commençait même à soupçonner que le gouvernement d'un grand-duché est beaucoup plus facile que la direction d'une troupe de comédiens. Toujours actif et toujours occupé de la fortune de son maître, il manoeuvrait pour amener la conclusion du mariage qui devait donner au grand-duc bonheur, richesse et sécurité; mais malgré toute son habileté, malgré les tourments qu'il avait jetés dans l'âme jalouse du baron Pépinster, l'ambassadeur employait au succès de sa mission les courts instante de repos que lui laissait sa femme. L'alliance de Biberick plaisait au prince Maximilien; il y trouvait de grands avantages: l'extinction d'un vieux procès entre les deux états, la cession d'un vaste territoire, enfin le traité de commerce que le perfide baron avait apporté à la cour de Noeristhein pour le conclure au profit de la principauté de Hanau. Muni de pleins pouvoirs, le diplomate était prêt à orner le contrat de toutes ses clauses que le prince Maximilien aurait la fantaisie de lui dicter.--Il faut dire ici que l'électeur de Biberick était passionnément épris de la princesse Edwige. Le baron devait donc triompher par la force des choses et par la volonté décisive du prince de Hanau, si le premier ministre ne parvenait à organiser de nouvelles machinations pour détruire le crédit de l'ambassadeur ou le forcer à la retraite. Déjà Balthazard était à l'oeuvre et faisait la leçon à Florival, lorsque le prince Maximilien, le rencontrant dans le jardin du palais, lui demanda un moment d'entretien particulier. «Je suis aux ordres de Votre Altesse, répondit respectueusement le ministre. --J'irai droit au but. M le comte de Lipandorf, reprit le prince. Je suis veuf d'une princesse de Hesse-Darmstadt que j'avais épousée pour satisfaire à des exigences politiques. Trois fils sont nés de cette union. Aujourd'hui je veux contracter de nouveaux liens; mais cette fois je n'ai plus besoin de me sacrifier à des raisons d'état; c'est un mariage d'inclination que je médite. --Si Votre Altesse me faisait l'honneur de me demander un conseil, je lui dirais qu'elle est parfaitement dans son droit. Après s'être immolé au bonheur de son peuple, un prince doit être libre de songer un peu au sien. --N'est-ce pas?... Maintenant, M. le comte, je vais vous révéler le secret de mon choix. J'aime mademoiselle de Rosenthal. --Mademoiselle Délia?... --Oui, Monsieur; mademoiselle Délia, comtesse de Rosenthal; et j'ajouterai que je sais tout. --Que savez-vous donc. Monseigneur? --Je sais qui elle est. --Ah! --C'était un grand secret! --Et comment Votre Altesse est-elle parvenue à le découvrir? --C'est bien simple, le grand-duc me l'a révélé. --J'aurais dû m'en douter! --Lui seul, en effet, le pouvait, et je m'applaudis de m'être adressé directement à lui. D'abord, quand je lui ai demandé tout à l'heure quelle était la famille de la jeune comtesse, le grand-duc a mal dissimulé son embarras; alors, la position de mademoiselle de Rosenthal m'a donné à réfléchir; jeune, belle et isolée dans le monde, sans parents, sans appui, sans guide, cela m'a paru suspect. J'ai frémi en songeant à la possibilité d'une intrigue.. mais, pour détruire un injuste soupçon, le grand-duc m'a tout avoué. --Et que décide Votre Altesse?.... Après une telle confidence... --Je ne change rien à mes projets: j'épouse. --Comment! vous épousez?... Mais non, Votre Altesse plaisante. --Apprenez, M. de Lipandorf, que je ne plaisante jamais. Que trouvez-vous de si étrange dans ma détermination? Feu le père du grand-duc Léopold était galant, romanesque; il a contracté dans sa vie plusieurs alliances de la main gauche; mademoiselle de Rosenthal est née d'une de ces unions. Peu m'importe l'illégitimité de sa naissance; elle est d'un sang noble, d'une race princière, voilà tout ce qu' il me faut. --Oui, reprit Balthazard qui avait déguisé sa surprise et composé son visage avec le talent d'un homme d'état et d'un comédien consommé..., oui, je comprends à présent, et je pense comme vous: Votre Altesse a le don de ramener tout de suite les gens à son avis. --Pour comble du bonheur, continua le prince, la mère est restée inconnue: elle n'existe plus aujourd'hui, et, de ce côté, il n'y a pas de trace de famille. --Comme le dit Votre Altesse, c'est fort heureux. Et sans doute le grand-duc est informé de vos augustes intentions au sujet de ce mariage? --Non; je ne lui en ai encore rien dit, non plus qu'à mademoiselle de Rosenthal. C'est vous, mon cher comte, que je charge de faire ma demande, qui, je l'espère, ne saurait rencontrer le moindre obstacle. Je vous donne le reste de la journée pour tout arranger. J'écrirai à mademoiselle de Rosenthal; je veux tenir d'elle-même l'assurance de mon bonheur, et je la prierai de venir m'apporter sa réponse ce soir, dans le pavillon du parc. Vous voyez que je me conduis en véritable amant; un rendez-vous, un entretien mystérieux..... Mais, allez, M. de Lipandorf, ne perdez pas de temps; je veux qu'un double lien m'unisse à votre maître. Nous signerons en même temps mon contrat et le sien. À cette seule condition, je lui accorde la main de ma soeur; sinon je traiterai ce soir même avec l'envoyé de Biberick. Un quart-d'heure après cette ouverture du prince Maximilien, Balthazard et mademoiselle Délia étaient en conférence avec le grand-duc. Que faire? quel parti prendre? Le prince de Hanau était entêté, opiniâtre. Il ne manquerait pas de bonnes raisons pour renverser les objections et aplanir les difficultés. Lui avouer qu'on l'avait trompé, c'était rompre pour jamais avec lui. Mais, d'un autre coté, le laisser dans son erreur, lui faire épouser une comédienne!... c'était grave!--Et si un jour il découvrait la vérité, il y avait de quoi soulever toute la confédération germanique contre le grand-duc de Noeristhein. «Quel est l'avis de mon premier ministre? demanda le grand-duc. --La retraite, la fuite. Que Délia parte à l'instant; nous trouverons une explication à ce brusque départ. --Oui, et ce soir même, comme il l'a dit, le prince Maximilien signera le contrat de mariage de sa soeur avec l'électeur de Biberick... Mon opinion, à moi, est que nous nous sommes trop avancés pour reculer. Si le prince découvre un jour la vérité, il sera le premier intéressé à la cacher. D'ailleurs, mademoiselle Délia est orpheline, elle n'a ni parents ni famille, je l'adopte, je la reconnais pour ma soeur. --Ah! Monseigneur, que de bonté! s'écria la jeune cantatrice. --Vous êtes de mon avis, n'est-ce pas, mademoiselle? continua le grand-duc; vous êtes décidée à saisir la fortune qui se présente et à braver les conséquences d'une telle audace? --Oui, Monseigneur. Les femmes comprendront aisément la résolution de mademoiselle Délia. Une tête peut bien tourner devant une couronne. Le coeur se tait quelquefois en présence de ces coups du sort inattendus, splendides, enivrants. D'ailleurs, Florival, de son côté, n'était-il pas infidèle? Qui sait où pouvaient le mener les tendres scènes qu'il jouait avec la baronne Pépinster? Le prince Maximilien n'était ni jeune, ni beau, mais il offrait un trône. Sans parler des comédiennes, combien trouveriez-vous de grandes dames qui, en pareille circonstance, seraient rebelles à l'entraînement de l'ambition, et refendraient par un refus? Balthazard s'arma vainement de toute son éloquence. Soutenue par le grand-duc, Délia accepta le rendez-vous du prince Maximilien. --J'accepterai, dit-elle résolument; je serai princesse souveraine de Hanau. C'est un beau rêve! --Et moi, reprit le grand-duc, j'épouserai la princesse Edwige; et ce soir même, le pauvre Pépinster, honteux et confus, repartira pour Biberick. --Il serait bien parti sans cela, dit Balthazard... Oui, parti ce soir même, honteux, confus, désespéré; Florival enlevait sa femme. --C'était pousser les choses un peu loin, remarqua Délia. --Mais nous n'avons pas besoin de ce scandale, ajouta le grand-duc. En attendant l'heure du rendez-vous, Délia, émue, rêveuse, se promenait dans les allées du parc, lorsqu'elle aperçut Florival, non moins ému, non moins rêveur, en dépit de ses idées de grandeur, elle sentit son coeur se serrer, et ce fut avec un sourire forcé qu'elle adressa au jeune homme ces paroles pleines de reproche et d'ironie: --Bon voyage, monsieur l'aide-de-camp! --Je vous ferai le même compliment, répondit Florival; car bientôt, sans doute, vous partirez pour la principauté de Hanau! --Mais, oui, et comme vous le dites, ce sera bientôt. --Vous en convenez? --Où est le mal; L'épouse doit suivre son époux; une princesse doit régner dans ses États. --Princesse!... comment l'entendez-vous?... Épouse!... Vous laisseriez-vous abuser par d'extravagantes promesses?.... Le doute injurieux de Florival s'effaça devant la formelle explication que Délia se plut à lui donner. Il y eut alors une scène touchante, où le jeune homme, un instant égaré, sentit renaître tout son amour, et trouva, pour exprimer ses regrets et sa passion, des paroles qui allèrent à l'âme de Délia. Les jeunes coeurs ont de ses retours soudains et puissants qui dissipent les vaines fumées de l'ambition, et qui se jouent des plus grands sacrifices. «Vous allez voir si je vous aime, dit Florival à Délia. J'aperçois le baron Pépinster; je vais l'amener dans ce pavillon; il y a un cabinet où vous vous cacherez pour m'entendre, et puis vous déciderez, de mon sort.» Délia entra dans le pavillon et se cacha dans le cabinet. Voici ce qu'elle entendit: «Que me voulez-vous? monsieur le colonel, demanda le baron. --Je veux vous parler d'une affaire qui vous intéresse, monsieur l'ambassadeur. --Je vous écoute; mais soyez bref, je vous prie; on m'attend ailleurs. --Moi aussi. --Il faut que j'aille rendre au premier ministre ce projet de traité de commerce qu'il m'a remis et que je ne puis accepter. --Et moi, il faut que j'aille au rendez-vous que me donne cette lettre. --L'écriture de la baronne! --Oui, baron. C'est votre femme qui a bien voulu m'écrire. Nous partons ensemble ce soir; la baronne doit m'attendre en chaise de poste à l'endroit indiqué dans cet écrit, tracé par sa blanche main. --Et vous osez me révéler cet abominable projet de rapt? --C'est moins généreux à moi que vous ne le pensez. Nos mesures sont prises, et j'enlève la baronne en tout bien tout honneur. Vous n'ignorez pas qu'il y a dans votre acte de mariage un vice de forme entraînant la nullité. Nous ferons casser le contrat; nous obtiendrons le divorce, et j'épouserai la baronne... Par exemple, vous aurez la bonté de me restituer sa dot, un million de florins, qui compose, je crois, toute votre fortune. Le baron, anéanti, tomba sur un fauteuil. Il n'avait pas la force de répondre. «Après cela, baron, continua Florival, il y aurait peut-être moyen de s'arranger. Je ne tiens pas absolument à épouser votre femme en secondes noces. --Ah! monsieur, reprit l'ambassadeur, vous me rendez la vie! --Oui, mais je ne vous rendrai pas la baronne sans conditions. --Parlez, que vous faut-il? --D abord ce traité de commerce, que vous signerez tel que le comte de Lipandorf l'a rédigé. --J'y consens. --Ce n'est pas tout: vous irez au rendez-vous à ma place, vous monterez dans la chaise de poste et vous partirez avec votre femme; mais d'abord, pour ne pas manquer aux convenances diplomatiques, vous écrirez la, sur cette table, une lettre au prince Maximilien; vous lui direz que, ne pouvant accepter les conditions qu'il vous propose, vous renoncez, au nom de votre maître, à son auguste alliance. --Mais, Monsieur songez que mes instructions... --Soit, remplissez-les exactement; soyez bon ambassadeur et mari malheureux, ruiné, mari sans femme et sans dot... Vous ne retrouverez jamais le double trésor que vous perdez la, baron! Une jolie femme et un million de florins, on n'a pas deux fois en sa vie pareille chance. Faut-il vous faire mes adieux? Songez que la baronne attend! --J'y vais... Donnez ce papier, cette plume, et veuillez dicter, car je suis si troublé!... La lettre écrite et le traité signé, Florival indiqua au baron le lieu du rendez-vous. «J'exige de vous une promesse, ajouta le jeune homme: c'est que vous vous conduirez en gentilhomme avec votre femme et que vous lui épargnerez de trop vifs reproches. Songez au vice de forme! Elle peut faire casser l'acte au profit d'un autre que moi. Les amateurs ne manquent pas. --Qu'ai-je besoin de vous promettre? répondit le baron... Ne savez-vous pas que ma femme fait de moi tout ce qu'elle veut! Ce sera sans doute encore moi qui aurai besoin de me justifier et de lui demander pardon.» Pépinster sortit. Délia se montra et tendit la main à Florival. --Je suis contente de vous, dit-elle. --La baronne n'en dira pas autant... --Mais elle méritait bien cette leçon. A votre tour d'entrer dans ce cabinet et de m'écouter: le prince va venir. --Je l'entends, et je me sauve. --Charmante comtesse, dit le prince en entrant, je viens chercher mon arrêt. --Que voulez-vous dire. Monseigneur? reprit Délia en affectant de ne pas comprendre ces paroles. --Vous me le demandez? Le grand-duc ne vous a-t-il donc fait aucune communication de ma part. --Non, Monseigneur. --Ni le premier ministre? --Non, Monseigneur. --Est-il possible! --Quand j'ai reçu votre lettre, j'allais moi-même vous demander un entretien secret... oui, une grâce que je voulais solliciter de vous. --Serais-je assez heureux!... Ah! disposez de moi! toute ma puissance est à vos pieds. --Je vous remercie, Monseigneur. Vous m'avez déjà témoigné tant de bonté, que je me suis sentie encouragée à vous prier de faire au grand-duc... à mon frère... une révélation que je n'ose lui faire moi-même... Il s'agit de lui apprendre qu'un mariage secret m'unit depuis trois mois au comte de Reinsberg. --Grand Dieu! s'écria Maximilien en tombant sur le fauteuil où venait de siéger le baron Pépinster. Dès qu'il eut retrouvé ses esprits et ses force», le prince se leva et répondit d'une voix faible: «C'est bien, Madame, c'est bien!...» Puis il quitta le pavillon. Après avoir lu la lettre du baron Pépinster, le prince fit de sages réflexions. Ce n'était pas la faute du grand-duc si la comtesse de Rosenthal ne montait pas sur le trône de Hanau.--Il y avait empêchement de force majeure, obstacle invincible.--Le départ précipité de l'ambassadeur de Biderick était une insolence dont il fallait se venger promptement.--Du reste, le grand-duc Léopold était un homme rempli de bonne volonté, habile, énergique, parfaitement conseillé.--La princesse Edwige le trouvant de son goût et n'imaginant pas de séjour plus agréable que cette cour si bien composée d'aimable» seigneurs et de femmes charmantes.--Toutes ces raisons déterminèrent le prince, et le lendemain fut signé le contrat de mariage du grand-duc de Noeristhein avec la princesse Edwige de Hanau. La célébration du mariage eut lieu trois jours après. La comédie était jouée. Les acteurs avaient rempli leurs rôles avec intelligence, avec esprit, avec un noble désintéressement. Ils prirent congé du grand-duc, lui laissant une grande alliance, une femme belle et riche, un beau-frère puisant, et un traité de commerce qui devait remplir les coffres de l'État. Leur départ fut expliqué à la grande-duchesse par des missions, des ambassades et des disgrâces. Ensuite les portes de la citadelle de Ranfrang s'ouvrirent, et les anciens courtisans, amnistiés à l'occasion du mariage, vinrent reprendre leurs emplois. La nouvelle fortune du grand-duc était une garantie de leur dévouement. Eugène Guinot. [Fin de La Cour du Grand-Duc, par Eugène Guinot]