* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. Dans le cas où le livre est couvert par le droit d'auteur dans votre pays, ne le téléchargez pas et ne redistribuez pas ce fichier. Titre: Le moulin Frappier (tome second) Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1880 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1880 (troisième édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 8 septembre 2008 Date de la dernière mise à jour: 8 septembre 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 170 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) LE MOULIN FRAPPIER PAR HENRY GRÉVILLE TOME SECOND ----------------- Troisième Édition ----------------- [Illustration: blason.] PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10. ----- Tous droits réservés L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en décembre 1880. _________________________________________________________________ PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. LE MOULIN FRAPPIER I Geneviève lisait auprès de la fenêtre. Ses cheveux avaient blanchi, mais elle était toujours belle. Un violent coup de sonnette retentit dans l'antichambre, la bonne y courut, et presque au même instant la porte de la chambre de madame Beauquesne s'onvrit toute grande. --Mère, s'écria Jean en paraissant sur le seuil, mère, je suis reçu! Geneviève leva les yeux d'un air à la fois joyeux et étonné. --Reçu? où donc! Je croyais que tu avais passé tes examens depuis longtemps! dit-elle avec un sourire. --Reçu, ma bonne mère... c'est un secret, on plutôt c'en était un. Rassure-toi, c'est un bon secret, de ceux qui servent à faire les surprises... Je suis reçu au salon de peinture. Et il mit sous les yeux de Geneviève la lettre du ministère des beaux-arts qui annonçait l'admission de ses deux tableaux; puis il s'assit sur son siège bas, et se blottit contre sa mère, comme au temps où il était petit garçon; elle posa une main sur les boucles brunes de son fils, et resta absorbée dans ses pensées. --Eh bien, mère, tu n'es pas contente? fit Jean, un peu surpris de son silence. --Je suis heureuse, mon fils, heureuse d'un succès si rapide... Es-tu sûr de le mériter? --Oh! mère, écoute, après la quantité de croûtes qui se fait remarquer tous les ans au Salon, je n'ai vraiment pas de quoi me pavaner que de me savoir accroché à un mur, tout là-haut, là-haut, au-dessus des toiles de sept mètres sur neuf! Tu vois que je ne me fais pas d'illusions sur mon succès, comme tu dis. Je mérite toujours bien cela, mère sévère et prudente, qui ne m'as jamais gâté, tu en conviendras la première! Geneviève ne put s'empêcher de rire, tant son fils avait l'air modeste. Jean était maintenant un beau garçon, dans la fleur de la vie et de la santé. Grand et mince, tout en ressemblant à sa mère, il commençait à montrer le sang paternel dans sa démarche aisée et surtout dans sa manière de porter haut la tête, les cheveux rejetés en arrière. C'était un de ceux à qui tout semble facile et pour qui les petits obstacles de la vie n'existent pas; tout leur est facile en effet, car la moitié des difficultés en ce monde provient du manque d'énergie et de décision. --Je souhaitais que cette lettre arrivât pour l'anniversaire de ma naissance, reprit Jean, et, tu le vois, mère, le destin m'a favorisé; je viens de la recevoir en rentrant. --Et si tu avais été refusé, monsieur le présomptueux? dit madame Beauquesne. --Tu n'en aurais rien su! N'est-ce pas assez d'être refusé, sans être encore grondé par sa mère! --Cela ne t'aurait pas manqué! riposta Geneviève. Mais ses yeux souriaient, malgré son ton sévère, et son fils savait lire sur ce visage aimé. Il l'embrassa tendrement et reprit son chapeau. --Tu sors encore? Ne t'attarde pas pour le dîner; tu sais que nous avons du monde... Jean rougit un peu. --Je serai exact, ma mère chérie, dit-il; je ne te demande qu'un quart d'heure. Il sortit en courant, et Geneviève alla inspecter les préparatifs du diner qu'elle donnait à ses amis en l'honneur du vingt et unième anniversaire de son fils. Tout avait changé autour de l'ancienne paysanne; un mobilier de bon goût, décelant l'aisance, un service de porcelaine blanche avec un chiffre d'or, une argenterie simple, mais irréprochable, des fleurs sur la table, des tapis partout, tout enfin annonçait un bien-être complet et intelligent. En effet, Geneviève, sachant qu'une fortune considérable appartenait à son fils, n'avait pas à redouter pour lui les surprises de l'avenir. Elle s'était efforcée de lui donner tout ce que l'or seul ne peut procurer: le goût des belles choses, et surtout le plaisir de les acheter au prix de son travail. Pas un des objets d'art ou de luxe de cet appartement qui n'eût été l'occasion d'une leçon pour le jeune homme, et l'argent qu'il voyait sortir d'une vieille petite bourse, à lui bien connue, pour payer les factures des marchands, y avait été mis en sa présence, produit des journées de travail de sa mère, ou des ventes de M. Moisson. Le résultat avait dépassé leurs espérances; la condition, stipulée par Geneviève, d'une part dans les bénéfices, avait été le principal élément de leur bien-être. Aussi bénissait-elle tous les jours madame Nanteuil, qui lui en avait donné la pensée. La bonne dame était morte depuis quelques années, laissant sa fille bien seule; au milieu de tout son luxe et pendant sa longue maladie, elle l'avait confiée à Geneviève. --Aimez-la bien, avait-elle dit, car je ne sais trop qui l'aimera. La fille me parait ressembler beaucoup au père, et pour celui-là, je n'en parle pas. Après la mort de madame Nanteuil, la famille Reynold s'était soudainement accrue d'un membre inattendu. Un beau jour, au retour d'un de ses fréquents voyages, car c'était l'être le plus instable de l'univers, M. Reynold avait ramené une grande fillette d'environ quatorze ans. --C'est ma nièce, avait-il dit en la présentant à sa femme. C'est une orpheline; je vous prie de la traiter comme votre enfant. Un peu surprise de ce surcroît de maternité qui lui tombait du ciel, Marguerite avait fait de son mieux, supposant que le séjour de mademoiselle Clotilde ne serait que provisoire; mais l'installation paraissait au contraire définitive, car M. Reynold choisit des cours pour elle, désigna une femme de chambre pour l'y accompagner, et lui fit arranger une chambre dans l'habitation de Paris. --Cette enfant n'a que nous, elle porte mon nom, dit-il à Marguerite, un jour qu'elle s'était décidée à l'interroger; je veux qu'elle habite sous notre toit; vous me ferez plaisir en la traitant comme votre fille, et quand le moment sera venu de la produire, elle sortira avec Renée, dont on pourra avancer les débuts dans le monde, afin de ne pas trop faire attendre Clotilde. Madame Reynold n'essaya ni de lutter ni d'obtenir des éclaircissements; elle connaissait assez son mari pour savoir que c'était inutile; mais dans ses conversations avec Geneviève, le sujet fut épuisé jusqu'à la dernière goutte, et les deux amies conclurent que, selon toute vraisemblance, cette enfant, de trois ans plus Agée que Renée, devait appartenir à M. Reynold par des liens plus rapprochés qu'il ne voulait le dire. --Mon Dieu, conclut madame Reynold, ce n'est pas sa faute, à cette enfant! Je ne lui en veux pas, et me sens toute disposée à lui tenir lieu de la mère qu'elle a perdue; mais je la voudrais plus expansive! Mademoiselle Clotilde, en effet, ne parlait guère, mais deux yeux noirs magnifiques, ombragés par des cils épais, se chargeaient volontiers de faire la conversation à défaut de sa langue. On ne peut dire qu'elle inspirât la confiance, mais un intérêt bizarre causé par l'étrangeté de sa discrète personne s'attachait à elle, quoi qu'on en eût. Elle connaissait son pouvoir, et ne se faisait pas faute d'en user. En grandissant, cette espèce de coquetterie s'était voilée sous la modestie de son âge; elle y avait beaucoup gagné, et nombre des amis que M. Reynold attirait chez lui faisaient une cour assidue à la jeune fille, bien qu'elle eût à peine dix-sept ans. Ces hommages ne plaisaient guère à Marguerite; son mari répondit à quelques observations timides, qu'ayant l'intention de marier Clotilde de bonne heure, il ne pouvait trouver mauvais qu'elle fût en mesure de faire son choix; dès lors, madame Reynold ne dit plus rien, et se borna à tenir Renée autant que possible à l'écart lors de ces occasions, malheureusement fréquentes. II Jean rentra comme il avait dit, au bout d'un quart d'heure, et trouva sa mère dans la salle à manger, en train de donner aux objets du couvert ce dernier rangement de la maîtresse de maison qui leur communique un aspect si différent des tables d'hôte, somptueusement garnies, cependant. --L'anniversaire de ton fils doit être une fête pour toi, mère, dit le jeune homme en présentant à Geneviève un bouquet de roses épanouies. L'heureuse mère sourit et embrassa son garçon. --Que caches-tu là? dit-elle en voyant qu'il tenait quelque chose dans la main qui pendait le long de son corps. --C'est un bouquet pour madame Reynold et un autre pour Renée... et un pour Clotilde... pour mademoiselle Clotilde, reprit-il avec un peu d'embarras; tu devrais les mettre à la place que tu leur destines... --Choisis toi-même ces places, dit madame Beauquesne, après une courte hésitation. Ce jour doit être pour toi un jour de joie sans mélange. Jean feignit d'être très-occupé dans la lecture des cartes qui indiquaient la place des invités; cet examen dura si longtemps, que sa mère se retira, pensant qu'en sa présence, il n'en finirait pas. A peine était-elle au salon qu'il l'y rejoignit en effet. --Tu as terminé tes arrangements? dit Geneviève. --Oui; je me suis mis entre les deux demoiselles... je pense que ce sera plus gai... --Soit. Aujourd'hui, tout le monde te gâte; j'espère que M. Reynold n'y mettra pas d'opposition. --Oh! pour cela j'en suis sûr! dit inconsidérément le jeune homme. Il baissa la tête un instant, puis il la releva avec l'ancien geste de son père, et ses yeux rieurs plongèrent dans ceux de sa mère. --Maman, ne me taquine pas, dit-il en la menaçant du doigt. --Je ne te dis rien, fit observer Geneviève. Mais je n'ai pas intention de te taquiner. Pour une fois dans notre vie, nous pouvons dire, sans manquer à nos devoirs: A demain les affaires sérieuses. Le diner eut lieu dans toutes les formes. L'assistance était choisie: quelques anciens professeurs de Jean, deux jeunes peintres de ses amis, un peu plus âgés que lui, madame Reynold avec les deux jeunes filles et M. Reynold dans sa gravité de propriétaire et d'homme influent. Influent près de qui? influent en quoi? Nul n'a jamais pu le dire, mais chacun s'accordait à reconnaître que c'était un homme influent. M. Reynold, le père Rabat-Joie, ainsi rappelait irrévérencieusement Jean aux beaux jours du collège, était devenu si aimable avec le jeune homme, depuis quelque temps, que celui-ci s'en montrait tout ébahi. --Ça ne peut pas être parce qu'il m'aime? disait-il à sa mère un soir après le départ de l'homme influent, et ça ne peut pas être non plus parce que je l'aime! Alors, pourquoi? Geneviève mieux avisée eut peut-être pu dire la raison de cette soudaine sympathie, qui avait attendu pour se montrer le moment où Clotilde allait finir ses études. Clotilde était évidemment dans la pensée de M. Reynold la fiancée d'élection destinée à Jean Beauquesne. Si celui-ci n'eut eu pour toute fortune que sa belle éducation et son talent de peintre, il est douteux que l'homme influent lui eût permis de vivre dans une si douce intimité avec les deux jeunes filles. Mais, sans connaître exactement la fortune des Frappier, il avait acquis la certitude que Jean était un excellent parti pour une fille sans dot, telle que Clotilde. S'il se fût agi de Renée, il eût été plus prudent, car Renée était une héritière; mais Clotilde... le brave homme ne voyait aucune objection à un mariage entre ces deux jeunes gens. Quand le repas fut terminé, les invités se dispersent dans le salon, heureux de se dégourdir un peu les jambes; après avoir fait le tour des fauteuils et des canapés, avec une parole aimable pour chacun, ainsi qu'il sied à un jeune homme extrêmement bien élevé, en l'honneur duquel se donne une fête, Jean se faufila sournoisement entre deux chaises massives, et tomba assis, comme par mégarde, sur un pouf, frauduleusement placé là, on ne sait par quels soins. --Tu ne vas plus t'en aller, j'espère, lui dit Renée en étalant sur lui sa jupe bouffante, afin de le cacher aux yeux peu clairvoyants. --N'oubliez pas, mademoiselle, qu'il nous est ordonné de nous vouvoyer, dit Jean d'un ton doctoral. --Bah! personne n'écoute, et puis aujourd'hui, toutes les consignes sont levées! dit la gamine en haussant les épaules avec un joli geste de mutinerie. Dis-le toi aussi, Clotilde, pour désobéir! Les beaux yeux de la jeune fille jetèrent un éclair velouté du côté de Jean, et elle répondit à voix basse: --Je ne suis pas désobéissante. --Ah! par exemple! s'écria Renée. Le bruit de sa voix avait fait retourner son père, qui fronçait déjà les sourcils; mais en apercevant la tête de Jean qui émergeait au-dessus des jupes empesées des fillettes, il sourit et retourna à sa discussion entamée, dans sa pose favorite, adossé à la cheminée, comme font tous les gens vaniteux qui aiment à tenir les auditeurs occupés de leur personnalité. Les trois jeunes têtes furent bientôt en conciliabule secret, avec des chuchotements à voix basse, qui faisaient pâmer Renée dans des petits rires étouffés. Évidemment elle trouvait un plaisir infini à bavarder tout bas, avec l'apparence du mystère, pendant que les parents parlaient de choses sérieuses à l'autre bout du salon. A quatorze ans, les petites filles adorent tout ce qui semble mystérieux; la présence d'un jeune homme, bien que pour Renée ce fut presque un frère, ajoutait encore au plaisir ordinairement dépendu. Jean, lui, se grisait de cette intimité si douce et si dangereuse. De temps en temps, en parlant, il se trompait, disait vous à Renée, toi à Clotilde, et celle-ci se reculait à demi, avec un air réservé si drôle qu'ils éclataient de rire tous les trois. Ils ne disaient que des niaiseries, et l'on se fut étonné à bon droit, en les entendant, de voir un garçon sérieux et instruit comme Jean prendre tant de plaisir à de telles fadaises. Mais ce n'étaient pas les paroles qu'il écoutait, c'était la voix de Clotilde, c'était le frôlement de ces vêtements de jeunes filles, c'étaient les regards magnétiques et voilés de la jeune grande coquette, qui le jetaient dans une sorte d'extase. Avec cela ils se taquinaient abominablement tous les trois. Renée avait une langue bien affilée de jeune Parisienne qui va aux cours de M. X... apprendre part du bien dire que lui enseigne son professeur et Fart de dire des méchancetés que lui enseignent ses compagnes. Renée excellait à ce genre de torture qui consiste à mettre les gens au pied du mur, en contradiction avec eux-mêmes, à tout moment; à propos de tout, qui prend acte d'une confidence faite dans un moment d'expansion, pour démolir tout un échafaudage d'apparences, le tout sans trahir la foi jurée, à mots couverts, faisant consister tout le supplice dans la crainte, toujours superflue, de voir le secret ébruité à la face de tous. Ces sortes de mystifications sont l'apanage des très jeunes filles dans une classe de la société fort nombreuse et tout à fait distinguée... Quelques-uns, témoins de ces escarmouches, ont souvent regretté que la victime de ces plaisanteries, soudain exaspérée, n'ait jamais eu l'idée d'appliquer publiquement une belle paire de soufflets à son joli bourreau, si spirituel et si fin! Mais peut-être une leçon isolée n'eût-elle pas suffi. Renée taquinait donc Clotilde, et bellement. --Enfin, disait-elle, me l'as-tu dit, ou ne me l'as-tu pas dit? --Quoi? fit Jean. --Ça ne te regarde pas! riposta prestement Renée. Clotilde! l'as-tu dit? --Je ne sais pas de quoi tu parles. --Ce que tu m'as dit l'autre jour, dimanche, en revenant de la messe. --Je ne m'en souviens pas. --Veux-tu que je te le répète pour te le rappeler? --Non! s'écria vivement Clotilde. --Alors tu t'en souviens! Et Renée battit des mains. Jean écoutait un peu ému, sentant qu'il était question de lui sous ce verbiage. --Alors tu me l'as dit? --Peut-être... fit Clotilde inquiète, et énervée de ce long persiflage. --Puisque tu me l'as dit, je peux le répéter, car bien sûr tu ne peux rien me dire de mal, n'est-ce pas? --Je ne veux pas! cria la jeune fille prête à pleurer. --Qu'est-ce que tu ne veux pas? --Que tu dises à Jean... --Quoi? fit Jean en prenant la main de Clotilde, qui résistait faiblement. --Qu'elle te préfère à tout le monde; voilà! dit Renée, en détournant la tête d'un air moqueur. Clotilde rejeta sa main et la mit devant ses yeux. Peut-être était-ce une vraie larme qu'elle voulait cacher. --Est-ce vrai? fit Jean à voix basse. --Non, dit Clotilde qui s'était remise; c'est une plaisanterie. Je voulais voir si Renée était capable de garder un secret, et pour m'en assurer, je lui ai dit la première chose qui me passait par la tête... Elle l'a crue, ce n'était pas très-spirituel de sa part. Jean se sentit vexé. Il aurait mieux aimé savoir que Clotilde le préférait à tous. Cependant ce qu'il ressentit n'était pas une douleur intense, c'était plutôt l'aiguillon de la vanité déçue. Ce fut au tour de Renée à baisser la tête d'un air confus. Mais sa malice reprit le dessus aussitôt. --Si c'était une attrape, tu y as été prise, car, vrai ou non, tu as eu joliment peur de me voir répéter ta confidence. Quand on veut attraper les autres, il faut avant tout tâcher de ne pas y être pris soi-même. Voilà. Et sachant bien, avec son instinct de fillette qui grandit, que Jean et Clotilde ne pourraient rester seuls près l'un de l'autre, elle s'envola à l'autre bout du salon, et s'assit sur le tabouret du piano. --Jean, dit-elle de sa voix claire, je vous ai appris un morceau, absolument comme au jour de l'an pour tes parents! Si vous n'êtes pas content, vous pouvez le dire! --C'est trop de bonté, dit le jeune homme en se levant. Il en voulait un peu à cette gamine de troubler ainsi un entretien qui lui paraissait très doux; mais il ne pouvait garder sa place plus longtemps. Renée joua son morceau avec un aplomb, un brio, bien faits pour surprendre. Elle était douée de cette assurance naturelle qui permet à quelques-uns de paraître en public sans la moindre gêne, tandis que d'autres, moins heureux, ne peuvent affronter les regards de dix personnes réunies. Elle termina au milieu des applaudissements, et alla discrètement s'asseoir à l'abri de la robe maternelle. L'entretien de Clotilde et de Jean était fini pour ce jour-là. Au moment du départ, cependant, celle-ci s'aperçut qu'elle avait oublié son bouquet. Jean courut le lui chercher, et le lui remit. Elle était déjà dans l'antichambre, habillée pour le départ; en lui donnant les roses, il effleura les doigts de la jeune fille; elle feignit de ne pas l'avoir senti; mais pendant l'échange du dernier bonsoir, elle plongea son visage au milieu des boutons de roses blanches, et en retira deux pétales qu'elle mordillait entre ses dents... Jean la regarda comme il ne l'avait jamais fait encore. Les paupières de Clotilde battirent deux ou trois fois, et elle se détourna lentement, suivant les invités dans l'escalier. Jean restait immobile, les yeux fixés sur la porte: sa mère lui toucha doucement l'épaule. --Il n'est pas minuit, lui dit-elle, et j'ai à te parler; viens dans ma chambre. Il la suivit docilement dans la grande chambre fraîche, où brûlait une lampe. III Jean s'assit en face de sa mère, les yeux dans ses yeux, afin de ne rien perdre de ce qu'elle allait lui dire. Il n'avait pas peur, et cependant une sorte d'inquiétude lui donnait un peu de fièvre. --Tu as vingt et un ans accomplis ce matin, mon enfant, dit Geneviève d'une voix grave, et je dois te rendre compte de ma tutelle, pendant les seize années qui se sont écoulées depuis la mort de ton père. Jean fit un geste; elle l'interrompit avant qu'il eût parlé. --Je sais que tu as confiance en moi, mon fils; aussi n'est-ce pas un compte d'argent que je veux te donner, c'est l'explication de l'éducation que tu as reçue et de la fortune à laquelle tu peux prétendre. Elle s'arrêta un instant et reprit: --Tes grands parents, qui vivent encore au moulin Frappier, sont de simples paysans qui savent à peine lire et pas du tout écrire. Ton père était devenu par un héritage, qui était à la fois une bonne action et une sorte de justice, le propriétaire du moulin et du domaine. Moi, je n'avais rien. Quand ton père m'a épousée, j'étais servante chez l'aubergiste d'un hameau nommé Délasse, sur la commune de Haville. Jean prit la main de sa mère et la serra tendrement. --Tes grands parents ne m'aimaient pas; ils avaient plusieurs raisons pour cela. D'abord, j'étais pauvre; ensuite... mais tu trouveras l'explication de la seconde raison dans le testament de ton vieux cousin Frappier, que, suivant ses intentions dernières, le notaire m'a envoyé ce matin. De plus, j'étais leur belle-fille, et ton père m'aimait. Ta grand'mère était jalouse de cette affection, et je crois que plus j'avance en âge, plus je suis disposée à l'en excuser. Jean rougit un peu et sourit d'un air embarrassé. Geneviève continua. --Enfin, ils ne me rendaient pas heureuse, mais je supportais beaucoup de choses sans rien dire, à cause de ton père que je craignais d'affliger. Un grand malheur nous arriva: je t'ai raconté comment ton père fut tué par l'explosion d'une meule. Après sa mort, la vie me devint intolérable au moulin. Moi, ce n'était rien, mais toi! on te rendait menteur, méchant, paresseux, ingrat. Je ne pouvais le souffrir plus longtemps, et un beau soir, poussée à bout, provoquée par les plus méchants procédés, je m'enfuis t'emportant dans mes bras. Jean vint s'asseoir sur le canapé auprès de sa mère qu'il serra contre lui. --Tu m'appartenais, tu étais mon bien, c'était clair, et cependant, aujourd'hui que ma raison s'est mûrie, et que je connais les lois du monde, je me demande comment j'ai pu concevoir et exécuter cet acte inouï. Heureusement pour nous deux, tes grands parents s'étaient mis dans leur tort d'une façon si évidente qu'il leur était impossible de réclamer. Ils essayèrent de te faire revenir, mais il leur fallut y renoncer, et tu me restas, mon cher trésor. Je n'avais que toi, mais je t'avais bien à moi. --Et le moulin? demanda Jean, intéressé au plus haut degré, et se demandant comment jusqu'alors il ne s'était pas informé davantage de choses qui le touchaient directement. --Le moulin était resté à tes grands parents. Je leur en avais laissé la gestion, comme une sorte de compensation pour l'ennui que je leur causais en leur enlevant leur petit-fils. Mais par un point d'honneur à moi, je m'étais promis de t'élever avec mes propres ressources. Si j'avais échoué dans mes tentatives pour subvenir à nos besoins, tu comprends bien que je n'aurais pas laissé souffrir ton éducation morale ou physique par un amour-propre mal entendu; mais la chance m'a permis de trouver l'emploi de mes travaux avant que la somme d'argent que j'avais emportée, et qui était un présent de ton père, fût épuisée. Donc, je puis te le dire aujourd'hui avec un peu d'orgueil, tu es le fils de mon travail et de ma volonté: ton éducation n'appartient qu'à moi seule; je suis deux fois ta mère. Jean S'était laissé glisser à terre, et il baisait avec reconnaissance les mains de sa mère. Il posa sa tête sur le sein maternel et resta à terre, les genoux pliés comme au temps où il était tout petit. --Tu comprends, reprit Geneviève, que pendant les seize années que nous avons passées loin du moulin, tes revenus, dont nulle partie n'était distraite, car tes grands parents ne dépensent presque rien, et les menus produits du manoir leur suffisent amplement, pendant seize ans, tes revenus accumulés ont plus que doublé ta fortune. --Nous sommes donc bien riches? dit Jean en ouvrant de grands yeux. --Je n'ai rien à revendiquer dans ta fortune, mon fils, tout est à toi. Tu possèdes aujourd'hui le moulin Frappier et les fermes qui en dépendent. Grâce à une ligne de chemin de fer qui passe à peu de distance, et aussi grâce à des améliorations introduites dans le système des eaux, par mes ordres, ces biens valent cent vingt mille francs, et vaudront davantage avec le temps. Le moulin rapporte cinq mille francs; les fermes, trois mille. Ces revenus capitalisés, défalcation faite des sommes qu'a nécessitées l'entretien des biens, donnent environ cent mille francs placés en valeurs diverses. De plus, le vieux cousin Frappier, qui nous aimait tous deux, t'a légué une fortune composée d'une cinquantaine de mille francs en terres. Il ne plaçait pas d'argent, il achetait sans cesse un clos par-ci, un pré par-là, et toujours à proximité des biens que t'a laissés ton père, de sorte qu'avec un peu de patience et d'habileté tu pourras acquérir les bandes de terrain qui séparent les pièces, et ta propriété sera une des plus étendues du canton. Te voilà donc en possession, à partir de ce jour, d'un revenu qui, bon an, mal an, atteindra quinze mille francs. C'est à toi de voir si tu veux mener l'existence d'un oisif ou celle d'un homme de travail. Jean écoutait et ne pouvait en croire ses oreilles. --Mère, dit-il après un moment de réflexion, comment se fait-il que je n'aie rien su de tout cela? --Je craignais que la pensée de la fortune ne te détournât du travail, et je crois que j'ai bien fait de ne pas t'en parler. --Tu as bien fait, mère, sans doute. Mais crois-tu prudent de me le dire aujourd'hui? Il me semble que je suis encore bien peu raisonnable, pour me savoir à la tête de tant d'argent. --Il faudra pourtant que tu m'en donnes une décharge par-devant notaire, dit Geneviève en souriant d'un air grave. Je n'ai plus le droit de te le cacher, mon fils. A dater d'aujourd'hui, tu es un homme. Jean ne put s'empêcher de rire. --Va pour un homme, dit-il, quoique je me sente bien gamin! Ainsi, mère aimée, c'est toi qui as subvenu à tous les frais de mon éducation? --Oui, et c'est mon orgueil, c'est ma joie! dit fièrement Geneviève. Ne me parle jamais de me les rembourser, je ne te le pardonnerais pas! Mais il y a autre chose. J'ai promis à tes grands parents de te ramener au moulin quand tu aurais atteint ta majorité. Il faut aller au moulin. --Tout de suite? fit Jean avec un effroi comique. --Non, après l'ouverture du Salon, répondit Geneviève. Elle ne put s'empêcher de regarder avec orgueil le beau garçon qui restait assis à ses pieds. Jean méditait. --Quand j'écrivais par tes ordres des lettres de bonne année à mes grands parents, j'étais loin de me douter que c'étaient des paysans très-riches. Je me figurais de vieilles gens, des sortes d'anciens employés, qui vivaient dans une petite ville, comme on en voit quand on passe en chemin de fer... Et pourquoi ne sommes-nous jamais retournés au moulin Frappier?... --Ils auraient voulu t'y garder, dit jalousement Geneviève. Jean embrassa encore une fois sa mère, et se retira dans sa chambre. Longtemps, le mirage de cette fortune inattendue le tint éveillé. Il voyait aussi ses deux petits panneaux suspendus à des hauteurs incalculables au-dessus de la cimaise, au salon de peinture; puis le dernier regard de Clotilde lui revenait de temps en temps, submergé, il faut bien le dire, par des quantités de questions diverses qu'il se posait à lui-même. Qu'était le moulin? comment était-il fait? Et ses revenus, que pourrait-il bien en faire? Et ses grands parents, que leur dirait-il? Enfin il s'endormit en essayant de se représenter le notaire, qui avait si bien aménagé cette belle fortune. IV --Papa, papa, c'est ici! au troisième rang! C'est moi qui t'ai trouvé! dit Renée en tirant son père si, fort qu'elle faillit renverser un monsieur très-chauve qui regardait en l'air. C'est moi qui l'ai trouvé, répéta-t-elle à l'oreille de Clotilde, oui, moi, et pas toi! Elle lui fit une grimace expressive, derrière sa main, en cachette, et toute la famille se planta devant les deux paysages de Jean Beauquesne, accrochés non loin l'un de l'autre, à une hauteur très-raisonnable, qui permettait de les voir sans lunette d'approche. --Un peu plus loin, et un peu moins en rang, je vous en prie, dit M. Reynold avec une bonhomie touchante; nous avons l'air d'une famille de province. Une bande de provincial qui passait justement le long de la cimaise jeta à l'homme influent autant de regards indignés qu'elle comptait de membres; mais il avait bien autre chose en tête. --Ça, c'est un paysage de Brives-la-Gaillarde, dit à un camarade un peintre méconnu, en lui montrant un des panneaux de Jean, et l'autre, c'est une vue de Pouilly-les-Oies, et tous les deux, ça fait de jolis devants de cheminée; les devants de cheminée de l'avenir! Plus solide et moins coûteux que le papier peint, mesdames et messieurs! Si ce n'est pas écoeurant! Il y a rue de Laval un marchand de peintures qui en a des douzaines qu'il vend cent sous ou six francs, suivant la figure du bourgeois, et ça vaut mieux que ces machines-là! Ils passèrent, laissant M. Reynold plongé dans l'effarement le plus complet, Clotilde rouge et honteuse, et Renée dans une indicible colère. Ne sachant comment venger la peinture de son ami, elle tira démesurément la langue au peintre, qui ne pouvait la voir. Jean arriva en ce moment. --Je vous cherche depuis une heure, dit-il, tout hors d'haleine. --Connaissez-vous cet homme? dit majestueusement M. Reynold en indiquant l'orateur, pâmé devant une nature morte, et qui expliquait à son ami combien ce tableau était supérieur à ceux des «anciens». Jean tourna autour de l'individu désigné, et revint en riant. --Oui, je l'ai vu quelquefois; il faudrait l'entendre, il est assez drôle. --Drôle? Il arrange bien votre peinture! Nous l'avons entendu. --Ah! ça ne m'étonne pas, dit Jean, c'est un refusé. Les deux fillettes tournèrent le dos au refusé avec accord parfait, et M. Reynold opéra le même mouvement de dédain avec une lenteur pleine de dignité. --Dis donc, Jean, fit Renée, profitant pour tutoyer son ami de ce qu'on m'oserait pas la gronder en public, il dit que ta peinture ressemble à des devants de cheminée! --Eh! il y a du vrai là dedans, fit Jean d'un ton mélancolique. Je n'ai pas assez regardé la nature. Clotilde ne cessait d'observer le jeune homme avec une curiosité discrète; elle s'était figuré qu'un peintre reçu au Salon se trouvait au-dessus de toutes les critiques; c'était en quelque sorte un brevet de talent que conférait l'admission. L'amour-propre de la jeune fille souffrait vaguement de voir Jean traité par les autres et par lui-même avec tant de sans gêne. Elle fit le tour de l'Exposition avec l'air d'une jeune martyre qui se résigne, et rentra au logis dans un état d'esprit peu satisfaisant. Jean dînait ce jour-là chez M. Reynold avec sa mère. On lui fit les honneurs du repas, et le chef de la famille ordonna même de servir du vin de Champagne pour fêter le début de leur jeune ami sur la grande scène de l'art! Après le diner, on causa joyeusement de tout le monde, de tout ce que pouvaient entendre les oreilles des deux jeunes filles naturellement. Mais M. Reynold semblait ce soir-là piqué par une mouche spéciale. Il se tenait si près de la limite qui sépare ce qu'on peut entendre de ce qui doit se taire, que Marguerite le regarda plus d'une fois avec étonnement, se demandant où voulait en venir cet homme ordinairement si prudent. --Il faut se marier de bonne heure, je ne sors pas de là, conclut l'homme influent après avoir cité plusieurs exemples de mariages malheureux. Se marier de bonne heure, et voir grandir ses enfants autour de soi, quelle joie serait plus douce au coeur du père de famille? N'est-ce pas, mesdames? Les dames tombèrent d'accord. Les demoiselles m'auraient pas demandé mieux que de donner aussi leur opinion, mais on ne la leur demandait point. Renée hocha sagement la tête en guise d'approbation. Clotilde baissa les yeux et ne dit rien. --Et vous, jeune homme, votre avis? demanda soudainement M. Reynold. C'était un coup droit; Jean n'y songeait pas. Avec la candeur d'un agneau poursuivi qui se réfugie chez le boucher, il répondit: --Pourvu qu'on aime sa femme, il me semble, monsieur, qu'on peut se marier à n'importe quel âge. L'essentiel, c'est d'être sûr qu'on sera heureux. --Bien répondu! fit M. Reynold. Et de plus je me permettrai d'ajouter qu'à mon avis la fortune ne fait pas le bonheur! Pourvu qu'il sache joindre les deux bouts, un jeune homme qui a du talent peut épouser une fille sans dot. L'avenir ne leur en réserve que plus de jouissances. N'êtes-vous pas de mon avis, madame? dit-il en se tournant vers Geneviève, vous qui avez été l'artisan de votre propre fortune? --Pour moi, répondit Geneviève, c'est très-différent. Je voulais élever dignement mon fils, et je tenais à honneur de doubler l'héritage que son père lui avait laissé. Sans cela, je ne sais si j'aurais eu le courage de travailler comme je l'ai fait. Les yeux de M. Reynold brillèrent. -Vous avez doublé son héritage, chère madame, et comment cela, je vous prie? --En capitalisant les revenus pendant une période de seize années, répondit Geneviève. Le moyen est bien simple, comme vous le voyez. --Admirable! s'écria M. Reynold enthousiasmé; sublime! Ah! madame, vous êtes une mère comme il y en a peu! Permettez-moi de vous serrer la main. Les yeux de Renée allaient malicieusement de Clotilde à Jean, qui évitaient de se regarder pendant cet entretien. Tout à coup la fillette se pencha vers son ami. --Es-tu riche? lui dit-elle à voix basse. --Non, répondit-il. J'ai à peu près quinze mille francs de rente. Ce n'est pas de quoi rouler carrosse, mais pour un paysan comme moi... Clotilde détourna la tête avec une moue. Rien ne lui était plus désagréable que d'entendre Jean rappeler son origine. Le lendemain, tes deux mères se trouvaient ensemble; la conversation tomba tout à coup entre elles, comme si elles eussent en quelque secret à se cacher mutuellement. Enfin madame Reynold fit un effort. --Ma bonne et vraie amie, dit-elle à Geneviève, il me semble que depuis quelque temps on vous engage, à votre insu probablement, dans une voie qui pourrait ne pas vous plaire... Bien qu'en vous en parlant je contrecarre peut-être les projets de mon mari, je me crois obligée de vous dire qu'il me semble avoir jeté son dévolu sur votre fils, comme mari de Clotilde, malgré leur extrême jeunesse à tous deux. Il voudrait ne plus avoir à s'occuper d'elle, et Jean lui parait juste assez naïf pour se laisser prendre sans difficulté. Geneviève déposa son ouvrage sur la table. --Je m'en suis aperçue depuis bien longtemps, dit-elle, mais maintenant il n'y a plus à en douter; hier M. Reynold a parlé assez franchement pour nous mettre à l'aise. --Eh bien? fit Marguerite, étonnée de ce calme. --Eh bien! je suis d'avis de laisser aller les choses. --Vous accepteriez Clotilde pour belle-fille? fit madame Reynold de plus en plus surprise et tant soit peu mécontente. --Écoutez, mon amie, dit Geneviève en lui prenant la main, je crois aussi inutile que dangereux de s'opposer aux mariages qui déplaisent. Non, Clotilde ne me plaît pas pour belle-fille; mais si mon fils l'aime véritablement, j'aurai beau lui résister, je n'obtiendrai pour tout résultat que de leur inspirer à tous deux de mauvais sentiments, car le mariage se ferait tout de même... --Jean ne se marierait pas contre votre gré! dit madame Reynold. --Je n'en sais rien, et crois plus sage de ne pas en faire l'expérience, répondit la prudente mère. Mais la question est de savoir s'il l'aime véritablement, ou s'il éprouve seulement pour elle un sentiment passager. Clotilde, sans s'en douter, nous aidera elle-même à le reconnaître. Elle est mondaine et vaniteuse; sous ses dehors légers, mon fils est plein de sentiments graves, et de nombreuses impressions nouvelles lui sont réservées d'ici peu... Je suis persuadée qu'il ne tardera pas à voir clair dans son coeur. S'il aime Clotilde, eh bien, il l'épousera! Que voulez-vous, ma chère, nous élevons nos enfants non pour nous, mais pour eux-mêmes. --J'avais pensé qu'il épouserait Renée, dit tristement madame Reynold. Avec quelle joie j'aurais remis ma fille aux mains de ce brave garçon dans quelques années d'ici! Geneviève sourit. --Oui, dit-elle, on fait de ces rêves, et puis la réalité n'y ressemble guère. Ils se sont connus trop jeunes pour s'aimer autrement que d'une affection fraternelle. Croyez-moi, mon amie, laissons nos enfants chercher leur voie, contentons-nous de les diriger de loin, d'une façon indirecte, jusqu'au jour où ils voudraient faire quelque action déshonorante ou périlleuse... C'est alors seulement qu'il faut faire acte d'autorité... Nous ne leur apprendrons pas à aimer ce que nous aimons... soyons heureux s'ils nous aiment! C'est déjà beaucoup. Cette sagesse mélancolique n'était pour Marguerite qu'une demi-consolation. --A quoi vous décidez-vous? dit-elle enfin. Mon mari a l'intention de vous inviter à passer l'été chez nous, à Rosigneule, comme de coutume; viendrez-vous? --Non, dit Geneviève; il faut que mon fils aille voir ses grands-parents au moulin Frappier. C'est une dette que je dois acquitter sans délai. Voulez-vous me faire plaisir? Venez avec nous, amenez les jeunes filles, et votre mari lui-même. --Mais... objectait Marguerite. --Il n'y a pas de mais; faites ce que je vous dis. Votre mari sera enchanté d'inspecter les propriétés de Jean. --Pour cela, je n'en doute pas! fit Marguerite en riant malgré elle; mais ne craignez-vous pas de laisser les jeunes gens si près l'un de l'autre, dans la liberté de la campagne? --A Rosigneule, ce serait la même chose, fit observer Geneviève, et d'ailleurs j'ai mon idée. Consentez-vous? --Soit! dit madame Reynold avec un reste d'hésitation, qui fut bientôt vaincu par les assurances de son amie. Il fut convenu que Geneviève et son fils partiraient la semaine suivante, et que toute la famille Reynold les rejoindrait quinze jours après. --Tu es bonne, ma mère! dit Jean quand cet arrangement lui fut communiqué. --Tu crois? fit Geneviève avec un sourire moitié tendre, moitié railleur. Mais elle ne lui demanda pas d'explications. V Le feu du soir brillait dans la grande salle du manoir, au moulin Frappier, éclairant de ses lueurs capricieuses la figure ridée du vieux Simon, qui s'y chauffait les jambes, suivant son habitude. Victoire, vieillie, blanchie, courbée, mais toujours alerte et grognon, allait et venait, préparant le repas du soir. Ils n'avaient guère changé, ces habitants du moulin, car leur vie uniforme ne prêtait pas aux émotions vives, qui rongent et détruisent les visages comme les coeurs. Sur le seuil, une petite servante, en tout semblable à la Mélie d'autrefois, récurait une cruche de cuivre, à la lueur du jour décroissant. Quand elle eut fini, elle rinça avec de l'eau fraîche le vase aux flancs rebondis, puis elle le leva sur son épaule avec un geste aisé et charmant, et l'y maintint en équilibre au moyen d'une courroie qu'elle tint serrée dans sa main droite. Ainsi faisaient sans doute, il y a trois cents ans, les trayeuses des vieux Frappier. La tête un peu de côté, la fillette partit d'un pas égal et rapide. Au milieu de la cour, elle croisa un grand jeune homme, qui marchait lentement en regardant à droite et à gauche; il était un peu pâle, et cherchait à rassembler des souvenirs diffus ensevelis au plus profond de sa mémoire. --Simon Beauquesne? demanda-t-il à la petite servante. Elle indiqua la porte ouverte, et resta muette devant un si beau monsieur. Il souleva son chapeau et passa. Elle le regarda jusqu'au moment où il disparut dans l'ombre du seuil, et courut tout d'un trait au pré où paissaient les vaches. --Bonsoir, dit le jeune homme en restant sur la porte. Il avait ôté son chapeau, et recevait en pleine figure la lueur du feu, alimenté par des ajoncs secs, qui font une grande flamme. --François! cria Simon en se levant, mon François! Il retomba assis, les yeux fixés sur cette image vivante de son fils perdu. --C'est Jean! s'écria Victoire en courant à son petit-fils. C'est notre Jean! Il fut aussitôt serré dans les bras de la vieille paysanne, qui l'accablait de questions, puis il s'approcha respectueusement du fauteuil du grand-père et lui donna l'accolade. --Eh bien, et ta mère? demanda Victoire. --Elle vient. Elle a voulu que j'eusse votre premier mot de bienvenue, dit Jean en s'asseyant sur le banc de châtaignier, noirci par l'usage. --Qu'il est beau, notre Jean! faisait Victoire en tournant autour de lui. Elle avait allumé deux bougies dans de grands chandeliers de cuivre, et elle contemplait curieusement le petit-fils si longtemps éloigné du domaine paternel. --Il est grand comme était son père, n'est-ce pas, Simon? --Un peu moins grand, je crois, répondit le vieillard, à peine remis de son émotion. Et pourquoi m'avez-vous pas écrit le jour exact de votre arrivée! Vous vouliez donc me faire une surprise, ta mère et toi? --Ce n'est pas cela, répondit Jean, nous craignions au contraire de ne pouvoir arriver au jour fixé, et nous ne voulions pas vous donner l'ennui d'une vaine attente. Quand avez-vous reçu notre lettre! --Hier matin! Et ta chambre est prête, mon garçon. Une belle chambre! Celle qu'habitait ton père avant d'être marié. Geneviève entra à son tour et fut cordialement reçue par, les grands parents. Ils ne lui en voulaient plus, car à la longue tout s'apaise, même la haine. A vrai dire, ils lui savaient gré d'avoir tenu sa promesse en amenant leur petit-fils au moulin. De questions en réponses, le temps passe vite; on en était à peine au quart de ce que l'on avait à s'apprendre, quand un pas léger comme celui d'une souris se fit entendre derrière eux. Jean se retourna vivement, et, par suite de ce mouvement, la clarté des deux bougies tomba sur le visage enfantin, sur les yeux bleus étonnes, sur les cheveux d'or frisés de la petite servante qui rentrait avec sa cruche de cuivre sur l'épaule. Jean se précipita instinctivement pour l'aider à s'en débarrasser; mais cette politesse citadine ne fut point acceptée par la fillette. Sans trouver de mots pour expliquer sa pensée, elle fit glisser à terre le lourd fardeau, et resta rouge et confuse sous les yeux qui la regardaient. --Laisse-la, Jean, dit Victoire, ces jeunesses-là, ce n'est pas accoutumé à ce qu'on les aide; ça se tire bien d'affaire tout seul. Le jeune peintre ne pouvait détacher ses yeux de la mignonne figure. Le buste étroitement serré dans un corsage de droguet noir, les bras et le cou recouverts par la grosse chemise de toile, la jeune fille avait l'air d'une nymphe de Jean Goujon, vêtue à la mode campagnarde. Le petit bonnet blanc insuffisant pour contenir les cheveux rebelles, lui donnait un air d'enfant mise en pénitence, qui la rendait plus touchante. A regret, Jean retourna vers ses parents. Sa mère causait avec Simon, et n'avait rien remarqué. Un ordre de Victoire amena la fillette dans la partie éclairée de la salle, et Geneviève à son tour s'arrêta surprise. --Mélie! dit-elle. L'enfant leva sur elle ses yeux bleus que remplit soudain un flot de larmes contenues. --C'est la fille de Mélie, dit Victoire. Après votre départ elle avait épousé Saurin; mais elle n'avait guère de force, elle est morte il y a quatre ans, et nous avons pris la petite pour nous servir, quoiqu'elle ne soit pas bonne à grand'chose. A ce reproche immérité, une vive rougeur couvrit les joues de la fillette; mais elle ne dit rien, et continua sans bruit son service. Quand le repas fut prêt, Victoire appela ses hôtes. --Allons, dit-elle, vite à table. Toi là, Jean près du père. Vous ici, ma fille; et toi, ajouta-t-elle à Simplicie, va-t-en là-bas. Elle indiquait un coin, près de la porte. Geneviève s'interposa. --Elle ne mange donc pas avec vous, suivant l'usage du pays? --Si, mais pas avec de belles gens de la ville comme vous! répliqua Victoire d'un ton à demi moqueur. --Si c'est cela, je vous en prie, ne faites pas de différence à cause de nous, dit Geneviève en regardant la fillette avec bonté. --Allons, fit Victoire, puisque tes maîtres le permettent, Simplicie, viens rasseoir à table. La jeune fille, les yeux toujours baissés, avec une indicible expression de modestie et de souffrance, s'assit au bout de la table, devant sa petite soupière, et mangea sans oser regarder une seule fois ces nouveaux hôtes du moulin, que Victoire appelait ses maîtres. Bientôt après, les voyageurs fatigués demandèrent leurs chambres. Montant dans la sienne, Jean poussa un cri de joie. La fenêtre ouverte, décorée à l'extérieur de festons de vigne, laissait entrer la clarté magique de la pleine lune. Il souffla sa bougie pour mieux jouir de cette lumière. --Oh! mère, dit-il, c'est trop beau! C'est comme un conte de fées. Que nous allons être heureux ici! Au moment de s'endormir, il s'aperçut que depuis son arrivée il n'avait pas pensé une seule fois à Clotilde. Il voulut réparer cette négligence; mais, par un inexplicable caprice de son imagination, ce fut la fillette aux cheveux d'or qui se présenta à son souvenir. VI --Parle-moi de ta mère, dit Geneviève à Simplicie, venue le lendemain matin pour lui demander si elle n'avait besoin de rien, d'après les ordres de Victoire, qui mettait son amour-propre à flatter les goûts citadins qu'elle supposait à sa belle-fille. La mignonne créature rougit, sourit, et tout à coup deux larmes coulèrent sur ses joues veloutées. --Tu te souviens de ta mère, n'est-ce pas? insista Geneviève avec bonté. --Oh! oui! Elle vous aimait bien! Elle a dit bien des fois que si vous aviez été là, la vie eût été meilleure pour tout le monde au moulin. La fillette avait parlé tout d'une haleine. Elle s'arrêta court, hésita, regarda le coin de son tablier qu'elle roulait dans ses doigts, et fit un mouvement pour s'en aller. --Attends, fit Geneviève. Alors, Mélie pensait encore à moi? Elle t'a parlé de moi? --Je vous connais bien, sans vous connaître; répondit Simplicie en prenant courage. Ma mère ne laissait pas passer de jour sans parler de vous et de petit maître Jean. Si elle avait vécu pour vous voir arriver hier, elle aurait été trop contente. Geneviève soupira. Les batailles de la vie brisent presque toujours ainsi quelque coeur aimant qu'on est obligé de laisser derrière soi. Mélie avait souffert au départ de sa maîtresse malgré son nouveau bonheur, malgré son mariage, et son mari avait été sans doute impuissant à la défendre contre les colères de Victoire. --Ton père est bon pour toi? demanda madame Beauquesne. --Il est bien bon, mais je ne le vois guère depuis que je suis ici... Il travaille tout le jour, et le soir venu, il est las, il dort. Un air de fatigue inexprimable passa sur les traits de Simplicie. C'était déjà la vie qui s'appesantissait sur elle, bien qu'elle eût à peine quinze ans. Geneviève en eut pitié. --Tu resteras à mon service pendant que je resterai ici, dit-elle. Il y a d'autres servantes? --Oui, à la ferme. --Eh bien, on leur fera faire ton ouvrage. Tu es à moi, maintenant. --Dites-le vous-même à madame Victoire, fit craintivement la petite. --Sois tranquille, tu n'as qu'à obéir, et à ne t'inquiéter de rien. Simplicie se retira le coeur plus joyeux qu'elle ne se l'était senti depuis la mort de sa mère, et Geneviève alla voir si son fils était éveillé. Sa chambre était vide, il était sorti depuis longtemps. Les premiers rayons du soleil, pénétrant à travers le rideau de pampres de sa croisée, l'avaient invité à parcourir son domaine. Depuis deux heures, il marchait sur les talus plantés d'une double rangée d'arbres séculaires, qui font de si belles promenades autour des pièces de terre dans cette partie de la Normandie. Il allait au hasard, au travers des buées blanches que la chaleur du soleil matinal faisait lever dee prés humides, et qui s'enroulaient en flocons laineux autour des buissons d'osier. Les champs succédaient aux champs, les prés aux prés; la jolie petite rivière miroitait par places, au milieu des iris en fleurs, épais sur ses bords comme une forêt vierge. Les vaches paresseuses broutaient lentement l'herbe haute; au penchant de la vallée, dans la lande encore dorée par la fleur jaune des ajoncs, les agneaux de l'année grimpaient déjà hardiment derrière les brebis blanches. Jean marchait comme dans un rêve; tout cela était à lui! Saurin lui avait dit: Jusqu'au rocher noir qui se trouve au tournant de la vallée, tout est à vous. Il arriva enfin au rocher noir et se retourna pour contempler sa richesse. Le soleil emplissait la vallée d'une lumière si douce qu'elle semblait tamisée à travers une mousseline; les feuilles des arbres brillaient comme si elles étaient franchement vernies, l'herbe ressemblait à du velours, les fleurs à des pierres précieuses, l'air qu'o; respirait était une ivresse, toutes ces merveilles étaient à lui, et il avait vingt et un ans! Jean se croisa les bras sur la poitrine, leva la tête vers le ciel bleu, et bénit la mémoire de son père. C'est son père qui possédait tous ces biens;--mais, sans sa mère, que fut-il devenu? Un garçon meunier qui venait du moulin, chassant devant lui un mulet chargé de farine, attira son attention sur le chemin qui gravissait le coteau. Sans sa mère, Jean eût été semblable à ce meunier, un peu plus riche, mais aussi peu capable de savourer les exquises jouissances de ce jour... Par un élan de sa pensée, le jeune homme envoya tout son amour à la mère incomparable qui l'avait fait ce qu'il était. Il retournait à pas lents au manoir, quand il vit Geneviève venir à lui. Il pressa le pas pour la rejoindre, et lui prit le bras, qu'il passa sous le sien: --Que c'est beau! lui dit-il, et que de richesses! Non pour l'argent qu'elles représentent, mais pour tous les sens à la fois, que de joies nouvelles... Je crois, ma mère, que tu as agi sagement en ne me laissant venir ici qu'au moment où j'étais en état de goûter toutes ces belles choses. Plus jeune, je n'aurais pas apprécié mon bonheur. --J'ai toujours tâché de faire pour le mieux, répondit simplement sa mère. En, rentrant au manoir, ils rencontrèrent Simplicie dépêchée à leur recherche. Le bonjour de Jean fit rougir la fillette. Elle n'était pas accoutumée à la politesse; modestement, comme un chien fidèle, elle les suivit en marchant sur leurs talons. Être si près de ces bonnes gens, c'était en soi une joie. VII Saurin, absent la veille, attendait ses maîtres dans la salle basse. A la vue de Geneviève, il se tint immobile, le coeur plein de larmes. Cette femme aux cheveux blanchissant, aux traits sévères, vêtue simplement, mais à la mode des villes, était-elle bien la même que seize ans auparavant il avait vue dans la fleur de sa jeunesse, couchée à terre sur les débris de la meule qui avait tué François! Ce grand désespoir, dont lui seul avait été le témoin silencieux, le remuait encore au fond de l'âme, quand il y songeait; mais elle, madame Geneviève, avec le souvenir de ses peines avait-elle gardé celui de son fidèle serviteur? Elle s'avança les mains étendues, et sa joue frôla la barbe grise du vieux meunier. --Ah! maîtresse! dit-il ému... Jean lui serrait la main; il se laissa faire, ébloui, ne comprenant pas bien comment le petit garçon qu'il avait amusé tant de fois était devenu ce beau monsieur, si bien vêtu; il craignait que les coeurs ne fussent changés comme les apparences, et il essaya de réciter une phrase de bienvenue qu'il mûrissait dans son cerveau depuis longtemps, mais la mémoire lui manqua soudainement. --Ah! Dieu du ciel! s'écria-t-il, seize ans, c'est long, madame Geneviève! Et quand on pense que c'est moi qui vous ai fait partir! --Vous? gronda Victoire qui tricotait activement un bas de laine auprès de la fenêtre. --Eh oui, moi! Je peux bien le dire; à présent que voilà la maîtresse revenue; c'est moi qui lui ai répété les vilains bruits que vous faisiez courir sur son compte, madame Victoire. Je me suis repenti bien des fois, en voyant combien la maison était devenue triste; mais aujourd'hui j'en suis content... Bien sûr qu'un jour ou l'autre il y aurait eu ici quelque mauvais coup de fait... Je m'étais juré de ne jamais en rien dire, mais c'est plus fort que moi, il faut que ça sorte! Victoire se levait, avec la rage maussade qui était le trait distinctif de son caractère; Geneviève l'arrêta du geste. --Écoutez-moi, ma mère, dit-elle d'une voix grave. Mon fils Jean, que voici, n'a jamais été au courant de nos dissentiments. Je n'ai pas jugé convenable de lui en faire part quand il était petit, de peur de lui inspirer des sentiments qu'il aurait dû chasser ensuite de son coeur. Je vous ai amené un petit-fils respectueux et affectionné. Mais il convient que Jean sache maintenant pourquoi je l'ai élevé loin de la maison paternelle. Il faut que mon fils soit convaincu que les torts n'étaient pas de mon côté; il faut qu'il le sache de votre bouche, ma mère, et vous, mon père, ajouta-t-elle en se retournant vers Simon qui écoutait sans mot dire. J'ai été une épouse sans reproche: je me suis efforcée d'être une bonne mère; à présent que les années ont passé sur votre colère, vous devez bien le savoir, Victoire, j'ai eu raison de partir puisque je n'étais pas aimée ici, puisque mon fils ne pouvait apprendre à m'y respecter! Simon se leva. --Vous avez bien parlé, ma fille, dit-il; nous avons eu des torts envers vous, ma femme le sait dans son coeur, et moi, je n'étais pas sans reproche. Que voulez-vous! Nous ne vous aimions pas, c'était assez naturel, car nous voulions notre petit-fils pour nous seuls. Vous nous avez bien punis en nous enlevant l'enfant, mais vous nous l'avez ramené, c'est bien. Et puis, Geneviève, c'est seulement à la mort du cousin Frappier que son testament nous a fait connaître le droit du sang que vous aviez sur ce domaine... Nous sommes vieux, ma fille, et nous voulons mourir en paix; si vous y consentez, on ne rappellera pas le passé, et nous vous aimerons comme nous aurions toujours dû le faire. --Jean, dit simplement Geneviève; remercie tes grands parents de leur amitié pour ta mère. Les vieillards très-émus embrassèrent leur petit-fils qui, troublé, ne savait que dire. Il comprenait seulement qu'une grande réparation était faite à sa mère, et son coeur s'en réjouit pour elle. Saurin, sur le seuil de la porte, avait assisté à cette scène. --Voilà un beau jour, dit-il; il est beau pour tout le monde, et pour moi de même, puisque je vois la maîtresse accueillie comme elle doit l'être. --Il n'y a plus de maîtresse, dit Geneviève en souriant, il n'y a qu'un maître, et le voilà. Elle indiquait Jean; Saurin se mit à rire. --Un beau maître, dit-il; je suis sûr qu'il ne sait pas distinguer l'avoine du froment. --Ah! Saurin, fit le jeune homme, vous me calomniez; je connais l'avoine, mais vous m'apprendrez le reste de mon métier de meunerie. --Vous! répéta Saurin; quand vous étiez petit, maître Jean, vous me disiez toi! --Il y a bien longtemps! reprit le jeune homme, mais je tâcherai. Dans la soirée, Geneviève prit son fils à part. --Nous avons, lui dit-elle, de grandes obligations à Saurin. Il aurait pu quitter le moulin cent fois pour une, obtenir de plus gros gages, ou s'établir à son compte. Il n'a jamais voulu en entendre parler par amour pour la famille, pour toi, devrais-je dire, car il n'était guère l'ami de tes grands parents. Ne crois-tu pas qu'il faudrait faire quelque chose pour lui? Jean ne demandait pas mieux; ils cherchèrent un moyen de faire au brave homme une position honorable, sans l'écarter du lieu où il avait passé sa vie, et, d'un commun accord, ils résolurent de lui affermer le moulin pour une rente qui lui permit de réaliser de beaux bénéfices. Le lendemain, de grand matin, Geneviève et son fils allèrent au moulin. Depuis le jour des funérailles de son mari, la veuve n'y était pas rentrée. Elle tremblait un peu, et fut obligée de prendre le bras de son fils pour entrer sous la grande porte. Le moulin était tel qu'autrefois; les années n'avaient rien apporté ni emporté dans cette haute cage de pierre, où les meules tournaient toujours. Les yeux de Geneviève se portèrent sur une place du sol, où invisibles pour tous, elle voyait les débris de la meule qui avait fait de son fils un orphelin... La douleur amère, sans pitié, l'étreignit comme alors... On ne se console jamais de la mort de ceux qu'on a vraiment aimés. On peut oublier son chagrin pour un temps; mais quand la mémoire se réveille, la souffrance est la même après vingt années. Geneviève ne voulait pas assombrir l'esprit de Jean en lui racontant l'horrible scène; il aurait un jour, lui aussi, ses deuils et ses désespoirs, car la vie ne fait grâce à personne; elle se détourna de l'endroit fatal. Saurin avait suivi son regard; leurs yeux se rencontrèrent, et ils échangèrent un signe de tête plein de pensées graves et affectueuses. --Saurin, dit Geneviève, mon fils a une proposition à vous faire. --Voulez-vous prendre le moulin à votre compte? dit Jean sans préambule. Le vieux meunier s'assit sur un sac de grain, qui se trouvait là fort à propos. --Moi? et comment, mon Dieu! On lui expliqua le moyen concerté la veille. Il resta muet, les yeux fixes sur l'endroit où était tombé jadis François Beauquesne. --Ah! mon maître, dit-il, votre fils a hérité de votre coeur, et c'est là son plus bel héritage; mais c'est sa mère Geneviève qui le lui a conservé comme le reste. --Eh bien, mon vieux Saurin, voulez-vous? dit Jean. --J'accepte, mon maître; mais c'est à condition que vous ne me direz plus vous, comme à un étranger, et que s'il m'arrive de vous tutoyer, vous n'en prendrez pas d'ombrage, car ça me semble drôle, quand je pense à vous, de vous traiter comme si je ne vous avais pas tenu dans mes bras... La forme élégante de Simplicie se montra sur le eeuil. --Et celle-là, dit Saurin, qui cachait son émotion sous une apparence plaisante, qu'est-ce que nous allons en faire? Elle ne voudra plus être servante, à présent que je ne suis plus domestique. La fillette ouvrait de grands yeux, sans comprendre. --Eh oui, c'est comme ça! ton père est maître meunier, à présent. Tu vas venir demeurer avec moi, n'est-ce pas, petite? Tu vivras de tes rentes. Simplicie regarda son père avec hésitation, puis dit de sa voix douce: --Qui est-ce qui servira madame Geneviève? Saurin éclata de rire, et s'essuya les yeux du revers de sa manche. --Elle a raison! Elle a plus d'esprit que moi! Allons, reste avec madame Geneviève, si elle le veut bien, et tâche de lui prouver à toute heure du jour qu'il y a du bon dans le sang des Saurin. Il se détourna, voulut faire le brave, et tout d'un coup alla se cacher le visage entre les sacs de farine en criant: --Ah! ma pauvre Mélie, quel jour c'eut été pour elle! Et il pleura à chaudes larmes; mais c'était de joie plus encore que de chagrin. VIII Quinze jours s'écoulèrent bien vite en préparatifs de toute espèce; le manoir avait besoin de nombreux embellissements pour devenir digne des hôtes qu'il attendait. Jean, en vrai Parisien, avait été frappé dès le premier abord de l'air de négligence de la cour et du jardin. Il ne comprenait pas une cour autrement que sablée ou pavée; l'herbe poussait partout en touffes irrégulières dans celle du manoir; les chemins étaient raboteux et pleins d'ornières; le jardin, autrefois bien tenu, n'était plus qu'un potager informe. Pourvu qu'il y poussât des choux, Victoire et Simon n'en demandaient pas davantage. Un jardinier fut mandé de la ville voisine avec ses aides, et pendant une semaine entière, au grand ébahissement des hameaux environnants, d'énormes charrettes transportèrent sans cesse du sable de rivière et de la terre végétale. Un beau matin, le parterre dessiné par Jean dans le style des anciens jardins de Versailles, en accord avec la maison elle-même, se montra sous les fenêtres comme un tapis de Perse aux couleurs harmonieuses. Des plantes déjà grandes furent repiquées par centaines, et l'eau ne manquant pas, tout reprit à merveille en peu de jours. Ces embellissements inutiles ne manquèrent pas d'ennuyer fort les vieux Beauquesne. On eût dit qu'on leur prenait quelque chose en leur ôtant les cailloux contre lesquels leurs pieds avaient pris l'habitude de butter matin et soir. Ils préféraient au beau chemin sablé qui contournait la pelouse nouvellement gazonnée, le sentier capricieusement tracé en zigzag au milieu des touffes d'ivraie par les pieds des allants et venants. Mais Geneviève avec sa voix calme, et Jean avec son beau rire, tinrent bon contre leurs résistances, et, bon gré, mal gré, la cour fut transformée en un parterre parfumé. Les vieux Beauquesne se consolèrent en obtenant grâce pour le potager, qui leur fut laissé, et où Victoire eut la consolation d'aller couper elle-même ses choux à chaque repas. Toute la vieille maison avait pris un aspect hospitalier. La grande porte longtemps condamnée s'était rouverte, et laissait voir tout le jour l'escalier de granit à rampe de fer forgé, qui montait jusqu'aux combles, éclairé par de larges fenêtres à petits carreaux. Les chambres; bien aérées, débarrassées de la poussière et des araignées que Victoire, devenue négligente avec l'âge, avait laissées s'y accumuler, reprirent leur aspect seigneurial, grâce aux hautes cheminées de pierre ouvrée, et aux lits drapés, chers à nos aïeux. Jean ne voulut rien acheter de neuf; des meubles modernes auraient fait un étrange contraste avec le cadre qui devait les contenir; mais, guidé par sa mère, il fit des découvertes de tout genre dans les énormes greniers, et les anciens meubles prirent leur place sous les lambris sculptés dont les plus jeunes dataient de Louis XV. La maison ainsi restaurée prit un grand air, et le jeune homme s'en émerveilla plus d'une fois. --Es-tu content de ton oeuvre? lui dit un soir sa mère. Ils avaient passé la journée à répartir dans les diverses pièces les objets que Simplicie ne cessait d'apporter avec un goût et une intelligence remarquables. --C'est superbe, ma mère chérie! répondit-il en s'asseyant dans une grande bergère en tapisserie. Tout cela me parait un conte de fée, et je n'ai qu'un souci: quand l'histoire sera finie, je me réveillerai, et je ne trouverai plus qu'une citrouille à la place de mon carrosse. --Tout est bien réel cependant, dit Geneviève, y compris la poussière que nous avons avalée en travaillant. Penses-tu que les Reynold trouveront la maison à leur goût. --Je l'espère, répondit Jean, toujours un peu troublé quand sa mère faisait allusion à la visite attendue. Pendant un grand silence, il prit son courage à deux mains, puis se confessa tout à coup. --Mère, dit-il, je me reproche de manquer de franchise envers toi, et cela depuis longtemps. Il me semble que M. Reynold se montre très-bienveillant pour moi, et que... Enfin je suis bien jeune pour me marier, mais cependant, te déplairait-il d'avoir Clotilde pour fille. Geneviève réfléchissait, la tête penchée sur la poitrine; Simplicie, voyant qu'on n'avait plus besoin d'elle, sortit discrètement. Elle n'écoutait jamais les discours de ses maîtres, autant par esprit de devoir que par indifférence pour ce qu'ils avaient à se dire. Ils appartenaient à un monde si peu semblable au sien! --Ne déplaçons pas la question, dit enfin madame Beauquesne. Parlons de toi, et de toi seulement. Tu désires épouser Clotilde? Ce fut au tour de Jean d'être pris au dépourvu. Cette question si simple l'embarrassait beaucoup. --Le désirer? Je crois que oui... Vraiment, je ne sais pas si je le désire... M. Reynold le verrait sans déplaisir, à ce que je crois... --Je le crois aussi, fit Geneviève. Mais parlons de toi, te dis-je. Es-tu sûr de le désirer? Le mariage est une chose si importante, qu'on ne peut trop prendre de précautions pour s'assurer de son bonheur futur. Crois-tu être heureux avec Clotilde? Considérerais-tu comme le plus grand de tous les malheurs la pensée de vivre sans elle ou de lui survivre, si elle venait à mourir? --Je ne sais, dit Jean devenu soudain très-grave. Elle me plaît, je crois que je l'aime... mais je n'ai pas réfléchi à tant de choses. --Eh bien, mon fils, répondit Geneviève en se levant, tu as le temps d'y penser. Puisque tu n'es pas sûr de préférer Clotilde au reste de l'univers, tâche de voir clair dans ton coeur avant de faire une démarche décisive. Pour ma part, je ne désire en ce monde que ton bonheur. Quelle que soit la femme que tu choisiras, je l'accueillerai comme ma fille, pourvu qu'elle le mérite; mais il faudra que tu l'aimes... je ne suis pas pour les mariages de raison, surtout quand pour les motiver il ne se trouve ni alliances brillantes ni fortune. Sache bien que M. Reynold, qui t'offre sa nièce, te refuserait sa fille... --Pourquoi? fit Jean surpris. --Parce que tu n'es pas assez riche. Jean fit un mouvement. -C'est impossible s'écria-t-il, un homme comme M. Reynold, un ami de quinze ans, ne se laisserait pas influencer par une semblable vétille! J'ai de quoi vivre honorablement, que faut-il de plus? Si j'aimais Renée, il n'aurait pas le courage de rendre sa fille malheureuse pour une simple question d'argent. Geneviève sourit. --Tu parles comme il sied à ton âge, et je regretterais de te voir penser autrement; mais sois assuré de ce que je te dis. D'ailleurs la question n'est pas là, c'est de Clotilde qu'il s'agit. Sois prudent, je n'ai pas d'autre, recommandations à te faire. Jean resta plus perplexe que jamais. A Paris, il lui avait bien semblé être amoureux de Clotilde; en son absence, il se sentait calme, presque jusqu'à l'indifférence. Que signifiait ce changement? A force d'y penser, il se donna une sorte de fièvre, et devint si impatient de revoir la jeune fille que les jours lui semblaient durer des semaines. Non que sa passion fut très-vive, mais il désirait le retour de ses émotions passées. Tout finit en ce monde, même les jours d'attente, et le terme fixé arriva enfin. IX Il était environ cinq heures quand le breack, acheté tout exprès par Jean Beauquesne, amena la famille Reynold dans la cour du manoir. Renée sauta à bas la première, et fut enlevée dans les bras de Jean, qui la déposa à terre pour recevoir Clotilde. Celle-ci avança sur le marchepied un pied mignon chaussa de petits souliers décolletés, descendit sans presque s'appuyer sur le bras du jeune homme, qui cherchait en vain ses yeux. Elle daigna cependant mettre dans celle qu'il lui tendait, une main finement gantée de suède, mais elle la retira aussitôt de l'air le plus réservé. --Ah! la drôle de maison! s'écria Renée en regardant autour d'elle, et les drôles de chemins! Et les drôles de chevaux! Dis donc, Jean, tu as un joli breack, mais tes chevaux, quelles rosses! --Renée! fit sévèrement madame Reynold. --Je ne sais pas où elle apprend à se servir de telles expressions! dit M. Reynold en fronçant le sourcil. --Papa! fit l'enfant terrible, c'est toi qui l'as dit: à la gare! au premier coup d'oeil! Jean riait; il n'était pas sensible à de semblables coups. --C'est vrai, dit-il, ce sont des bêtes impossibles, des chevaux de travail accoutumés à la charrette. Que voulez-vous, on n'achète pas une paire de chevaux comme on achète une voiture, cela demande plus de soins. L'année prochaine, si vous me faites l'honneur de répéter votre visite, vous serez mieux servis. On entrait dans la maison, et instinctivement, M. Reynold, qui ouvrait la marche, tourna à droite dans la première pièce où il vit du monde. C'était la salle basse où depuis plus de vingt années vivaient Simon et Victoire. Les deux vieillards s'étaient levés pour recevoir les hôtes de leur petit-fils. Simon tira son chapeau qu'il remit aussitôt, et Victoire fit une courte révérence, à la mode du vieux temps. M. et madame Reynold répondirent avec politesse à ce salut, mais Renée pouffa de rire dans le dos de Clotilde, qui esquissa un sourire dédaigneux, aussitôt réprimé. --Mon grand-père et ma grand'mère, dit Jean du ton le plus respectueux. Mes chers parents, voici nos amis, qui ont été bons pour nous, dès le commencement. Je vous prie de les aimer pour l'amour de moi. --Soyez les bienvenus chez nous, monsieur et mesdames, dit le vieux Simon en redressant sa haute taille courbée. Nous sommes heureux de voir ceux qui aiment notre Jean. M. Reynold répondit quelques paroles polies, et Jean pria les nouveaux venus de monter au premier où les attendait une petite collation. --Quelles caricatures! murmura Renée à l'oreille de sa compagne. Je ne me figurais pas que Jean eût de si drôles de parents. --Tais-toi donc! fit la prudente Clotilde, ils nous regardent! Renée prit un air grave; mais les deux vieillards furent pendant toute la soirée l'objet de sa curiosité maligne. Tout lui semblait fort laid dans cette demeure antique, et lorsqu'elle fut seule avec Clotilde, son humeur sarcastique se fit jour. --Les vilains lits, dit-elle, avec ces étoffes à ramages, on ne sait trop à quoi cela ressemble! Et les fauteuils en bois dépeint, et les glaces qui vous font le nez de travers! --C'est ancien, tout cela, ma chère; et cela a de la valeur! --De la valeur, de la valeur! Ça m'est bien égal, si c'est laid! répliqua la jeune rebelle. --Cette question n'est pourtant pas à dédaigner fit Clotilde en bâillant. Renée s'assit en face d'elle et la regarda avec une attention moqueuse. --Sais-tu, toi, de quoi je te soupçonne? --Non! fit Clotilde d'un air maussade. --D'être intéressée, et très-intéressée! --Moi! s'écria la jeune fille. Ah certes non! Si j'avais de l'argent, je t'assure qu'il ne resterait pas dans ma bourse. Il y a tant de manières de le dépenser agréablement; les jolis meubles, les toilettes; les voitures et les chevaux, l'été à Trouville, l'hiver à Nice... Ah! si j'étais riche! --Je n'ai pas dit que tu fusses avare, rétorqua sévèrement Renée. J'ai dit que tu étais intéressée. Clotilde feignant de ne pas entendre, la fillette lui mit la main sur l'épaule. --Il m'est venu des doutes, lui dit-elle; c'est très-sérieux, tu sais, Clotilde. Je t'aime bien, mais j'aime mieux Jean que toi. --Si ta mère t'entendait! dit railleusement la jolie coquette. --Du tout! maman le sait très-bien, et ne m'en blâme pas! Je ne suis pas d'âge à ce qu'on me blâme pour penser et dire une chose si simple. Clotilde se mordit les lèvres, décontenancée. --Il m'est venu à l'esprit, continua Renée, que tu aimes mieux Jean riche que Jean pauvre; que tu ne l'aurais pas épousé s'il n'avait pas le sou. Est-ce vrai, dis? --Quand on aime quelqu'un, on l'aime toujours, fit Clotilde, en essayant de détourner la conversation. --Oui, oui, je te connais, tu ne m'y prendras pas. Tu sais, ma chère, je te l'ai déjà dit, nous sommes camarades, mais pas amies, ce n'est pas la même chose. Si je pensais que tu épouses Jean parce qu'il est riche... --Eh bien fit Clotilde dont les yeux brillèrent comme l'acier. --Je le lui dirais tout simplement, ma belle demoiselle! Te voilà avertie. La jeune fille tourna le dos à Renée et se mit au lit sans dire un mot. --C'est égal, pensa la fillette, je crois que je ferai bien d'en parler à mon ami Jean. Mais, au grand jour, quand il fallut mettre ce projet à exécution, jamais Renée ne se sentit l'audace nécessaire, et Clotilde garda cette attitude réservée qui rendait Jean si inquiet. X --Tu n'as donc pas de voisins? dit Renée au bout de deux ou trois jours; on ne voit jamais un chat ici! Jean se mit à rire. --Les voisins, dit-il, sont un objet de première nécessité que je n'ai pas encore pensé à me procurer; mais sois tranquille; la prochaine fois que je me ferai envoyer quelque chose de Paris, je donnerai ordre d'enjoindre quelques-uns, de qualité supérieure. M. Reynold daigna sourire, sans cesser de lire son journal financier, qui le suivait jusque dans ses pérégrinations les plus lointaines. --Vous devez cependant vous trouver bien seuls, dit-il, pendant le temps nécessaire pour tourner la feuille. --Non, monsieur, répondit le jeune homme, je pourrais vous répondre comme la dame de la légende à son cavalier, je ne m'ennuie jamais seul! Mais ce ne serait pas poli; la vérité est que j'ai beaucoup trop d'occupation pour trouver le temps de faire aux environs les visites que nécessite l'entretien des relations sociales. La phrase obtint l'approbation de M. Reynold. --Et où s'amuse-t-on? demanda Renée. --On ne s'amuse pas, on travaille, mademoiselle! répliqua Jean d'un air sévère. Renée lui tira la langue, et il lui fit les gros yeux. --On a Paris pour s'amuser, conclut M. Reynold. --Si on peut dire! s'écria Renée. A Paris, maman me dit: Travaille, tu t'amuseras à la campagne; maintenant papa dit: Travaille à la campagne, tu t'amuseras à Paris! Il n'y aura plus moyen de s'entendre! --Vous connaissez-vous en agriculture? demanda M. Reynold, sans relever le discours de sa fille. --Pas du tout! fit Jean avec assurance. --Et en meunerie? --Moins encore! --Mais alors, que faites-vous ici? demanda M. Reynold ébahi. --J'ai le plaisir et l'honneur de vous recevoir chez moi, fit Jean avec un beau salut. --C'est fort bien, dit l'homme grave, mais cela ne durera pas toujours, et ne saurait suffire à charmer vos loisirs. --Saurin me donne des leçons, reprit Jean, et il n'y va pas de main morte, je vous le certifie. Avec un tel professeur, je ne puis manquer de faire les plus rapides progrès. Clotilde écoutait cet entretien d'un air ennuyé, bien fait pour attirer l'attention du jeune homme. Plus d'une fois déjà il avait cherché l'occasion de causer avec elle, mais elle semblait l'éviter, si bien que, depuis son arrivée, elle n'avait pas échange avec lui d'autres paroles que les banalités d'usage. Voyant que M. Reynold retournait à son journal, et que les deux dames s'étaient assises dans le parterre, à l'abri de la haute maison qui les protégeait contre ie soleil, elle s'écarta sans affectation, et prit le chemin de la rivière. Renée, au lieu de la suivre comme elle le faisait toujours, se dirigea du côté des deux dames, ce qui surprit un peu Clotilde; mais, connaissant le caractère fantasque de sa compagne, elle ne s'en tourmenta guère. Un coup d'oeil à la dérobée lui apprit que Jean, resté seul, se disposait à la suivre, et elle se pressa afin d'être hors de vue quand il la rejoindrait. A peine engagée dans l'allée de frênes, elle entendit derrière elle le pas alerte du jeune homme. Elle ne fit pas mine de le remarquer, et il se mit à marcher prés d'elle, sans qu'elle donnât le moindre signe de reproche ou d'approbation. --Vous êtes fâchée contre moi? dit Jean, après l'avoir regardée un long moment. Sa voix était tendre, car les yeux baissés de la jeune fille réveillaient en lui le trouble qu'il avait ressenti tout l'hiver. Il voulait voir se lever sur lui ces beaux yeux si doux, mais il n'eut pas cette satisfaction. --Non, répondit-elle; d'où vous vient cette idée singulière? --Je ne sais; je tous trouve si changée! Autrefois, nous étions amis, nous causions en toute confiance, nous avions mille choses à nous dire... Maintenant, vous m'évitez, vous avez cessé de me parler, vous ne voulez même pas me regarder... Les yeux de Clotilde se levèrent avec un regard doux et résigné, si plein de reproches que le jeune homme en fut ému. --Bien sûr! vous n'êtes pas fâchée? reprit Jean en se penchant vers elle, pour lire sur son visage. Elle le regarda encore une fois et sourit. Ce sourire énigmatique était un de ses principaux charmes; il s'y joignait ce jour-là une mélancolie mystérieuse, bien faite pour piquer au vif un jeune homme déjà amoureux. --Alors, continua-t-il, pourquoi vous montrer si différente de ce que vous étiez à Paris? Elle secoua la tête sans mot dire. Ce silence acheva de provoquer Jean au delà des limites de la raison. --Allons par ici, lui dit-il, en lui faisant escalader quelques marches à peine dégrossies dans les racines d'un hêtre, et qui menaient à une de ces belles avenues élevées autour des champs en guise de clôture. Nous y causerons sans risque d'être interrompus. Ils pouvaient marcher tous deux de front, parfois obligés par l'étroitesse du chemin de se rapprocher l'un de l'autre. Dans les champs, le bétail était leur seul témoin; mais ces murs, élevés d'un mètre et demi au-dessus du sol, étaient exposés aux regards de tous côtés. Madame Reynold elle-même n'eût rien pu dire sur le choix de ce lieu de promenade. --Dites, répéta le jeune homme, pourquoi semblez-vous me fuir! M'avez-vous pris en grippe? Ai-je commis sans le savoir quelque horrible forfait? Dites-le-moi, au moins, afin que je m'en excuse, car je vous assure que, depuis mon départ de Paris, je n'ai pensé qu'à vous. Je suis peut-être coupable, mais c'est sans le savoir, je vous le jure! Jean s'était grisé de ses propres paroles: il se croyait véritablement méconnu, et tout son être palpitait d'impatience dans l'attente d'une réponse. Clotilde soupira. --Pourquoi m'interrogez-vous? dit-elle enfin, sans lever les yeux. Il serait plus charitable à vous de ne rien demander. On m'a amenée ici, j'y suis venue, à regret, je dois le dire... mais... --A regret? interrompit Jean, vous me détestez donc bien? --Pouvez-vous le demander? fit la jeune fille en levant sur lui ses yeux humides. Elle les laissa retomber aussitôt, mais le coup avait porté. --Eh bien, alors, chère Clotilde, commença Jean, je ne comprends plus... Elle se détourna avec un mouvement d'impatience tout à fait charmant. --Vous ne voulez pas comprendre, dit-elle d'une voix tremblante. Mon oncle m'a appris que je n'ai aucune fortune; il aurait peut-être dû me le dire plus tôt, et me donner une éducation mieux en rapport avec mes ressources, mais il a cru bien faire, et je ne puis lui en vouloir. Je sais maintenant que je n'ai rien, que je serais obligée de travailler pour vivre, si ses bienfaits venaient à me manquer... Comprenez-vous maintenant? --Non! fit Jean en toute sincérité, je ne comprends pas du tout. --Eh bien, dit Clotilde avec un violent effort sur elle-même, autrefois je vous croyais peu fortuné; je pensais bien que vous vous feriez plus tard une fortune avec votre pinceau, mais en attendant vous n'aviez rien, je me croyais riche, aussi riche que Renée, par exemple... et dans ce temps-là... Ah! vous ne me comprendrez jamais! ajouta-t-elle en se détournant. --Chère Clotilde, s'écria Jean en lui prenant la main, vous vouliez m'enrichir! Ah! que je vous aime, pour votre coeur généreux, pour... Il baisa furtivement la main qu'il tenait, et qui cherchait à s'en défendre. --Eh bien, reprit-il, rien n'est changé, à ce qu'il me semble. C'est moi maintenant qui suis à votre place, vous êtes à celle que j'occupais, les distances ne sont-elles pas les mêmes entre nous? Tout cela était bel et bon, mais le mot mariage n'avait pas été prononcé, et Clotilde était trop habile pour ne pas finir par l'amener d'une façon quelconque. --Non, dit-elle, je n'ai pas de talent; vous êtes riche deux fois, vous, par votre mérite et par votre fortune. Je ne serai jamais la femme d'un homme à qui je devrais tout. Ma fierté s'y oppose, quand même mon coeur devrait en souffrir. Vous avez voulu me faire parler, Jean, vous avez eu tort. Nous pouvions rester amis, maintenant ce n'est plus possible. Je vais prier mon oncle de me ramener à Paris dès demain, et j'entrerai dans une institution comme sous-maîtresse, pour y gagner mon pain... Elle voulait reprendre le chemin de la maison, Jean lui barra le passage. --Vous êtes trop fière, Clotilde, lui dit-il, on peut tout accepter d'un mari qui vous aime et qu'on aime... Si vous partez, c'est que vous ne m'aimez pas. Partirez-vous? Clotilde ne répondit pas; Jean, profitant d'un buisson touffu qui les cachait pour un moment à tous les regards, se pencha sur elle, et mit un baiser sur la joue qu'elle détournait. Ils revinrent lentement au manoir, en silence. Elle triomphait, et lui se sentait penaud comme un renard qu'une poule aurait pris. Mais il avait oublié toutes les fables de la Fontaine. Quand il se trouva seul avec lui-même. Jean fut fort embarrassé de la décision qu'il avait si soudainement prise. A vrai dire, ce n'était pas une décision, pas plus que le plongeon dans le vide qu'on fait quand un malin camarade vous pousse vigoureusement par derrière n'est un saut gymnastique. Il était bel et bien le fiancé de Clotilde. L'avait-il voulu? A s'interroger, il reconnaissait que non; cependant il ne pouvait s'en prendre qu'à lui seul d'un acte pour lequel il n'avait demandé de conseils à personne, et malgré l'évidence de ce raisonnement. Jean se sentait mécontent de tout le monde: de lui-même, d'abord, de Clotilde, de M. Reynold et même de sa mère. C'est à celle-ci qu'il courut d'abord, avec une grande envie de lui demander pourquoi elle ne lui avait pas bellement défendu ce mariage, qui, c'était facile à voir, ne lui plaisait guère; mais quand il arriva près d'elle, son assurance avait disparu, et il se sentait très-petit garçon. I! prit le parti de ne rien dire à personne, et d'attendre que ses sentiments se fussent un peu débrouillés. Il aimait Clotilde quand elle était là, c'était certain; mais, elle absente, il se sentait presque en colère à la pensée de ce qu'il lui avait dit. Peu à peu sa colère se tourna contre lui-même. N'était-ce pas ridicule qu'un grand garçon comme lui se fût laissé prendre... Ici, il s'avoua qu'il avait été pris, et toute sa mauvaise humeur se changea en une stupeur profonde. Pris, par qui? Par cette jeune fille coquette, qui lui montait au cerveau comme un vin trop capiteux? Cette fois, son amour-propre disparut, et il courut à sa mère pour lui raconter son aventure. Madame Beauquesne écouta ce récit non sans inquiétude, mais sans marques extérieures de désapprobation. Elle savait qu'un homme, à vrai dire, ne se marie que s'il le veut bien. Entre la coupe que Jean venait de se verser et les lèvres des deux jeunes gens, il y avait place pour une foule de choses. --C'est tout! demanda Geneviève quand son fils eut terminé sa confession. --Certainement! Tu trouves que ce n'est pas assez? dit Jean d'un ton tragique. --Je trouve que c'est trop. Mais si réellement Clotilde t'aimait, si elle te croyait pauvre, ou à peu près, n'aurais-tu rien à te reprocher? N'as-tu pas fait de ton mieux pour en arriver là? Jean réfléchit un instant, puis répondit avec toute sa franchise: --Non, ma mère, je me suis laissé entraîner; j'ai fait la cour à Clotilde comme on fait aux jeunes filles aimables et coquettes, mais je n'y ai mis ni toutes mes forces ni toute ma volonté! Si ce n'était pas horriblement ridicule, je dirais que c'est elle qui m'a séduit. Geneviève ne put s'empêcher de rire, tant son fils avait l'air malheureux. --Tu ris? C'est tout l'effet que te fait l'idée que je serai d'ici peu marié avec une femme que je ne suis pas sûr d'aimer? --Tu mériterais que le monde entier fit ses gorges chaudes de ta sottise, mon cher enfant, mais nous tâcherons de te tirer d'un si mauvais pas. Nous en reparlerons à loisir. D'ici là, tâche de ne pas te trouver seul avec Clotilde, car, en vérité, elle me semble plus dangereuse pour toi que toi pour elle... J'ai une proposition à te taire. Si tu veux, nous resterons ici jusqu'à l'époque des grands froids. Il y a tant de travaux pour lesquels notre surveillance est nécessaire. --Certes! s'écria Jean. Ce pays me charme, j'y voudrais vivre toujours. Je ne rêve rien de mieux que d'y passer le plus clair de mon temps. C'est plein d'études intéressantes, et je suis sûr qu'un paysagiste y trouverait de quoi travailler cent ans! --C'est ton idée? fit Geneviève en l'observant. Eh bien, parles-en ce soir à dîner. -Pourquoi? --Eh, mon Dieu! fais ce que je te dis. Tu es venu me demander des conseils, suis-les! Si Clotilde accepte de passer ici sa vie entre nous deux, j'en fais ma belle-fille avec joie. Mais ne lui en fais pas la proposition, car elle dirait peut-être oui. Jean resta rêveur. --Mère, dit-il, nous doutons d'elle, et c'est peut-être la meilleure et la plus honnête enfant du monde!... --Je le souhaite, mon fils, autant pour elle que pour toi. Mais l'or passe par le creuset; ne trouve donc pas mauvais qu'une créature, plus précieuse que l'or, soit exposée aux mêmes épreuves. Le jour s'acheva cependant sans que Jean eût eu le courage de parler de ses plans. Le regard humide et voilé qu'il avait reçu de Clotilde en la rencontrant sur le seuil de la salle à manger lui avait peut-être ôté le courage. Peut-être aussi le sens du chevaleresque, si fort dans la jeunesse, lui faisait-il repousser l'idée d'un piège. Après le dîner, il resta avec les dames, au lieu d'aller fumer son cigare en compagnie de M. Reynold, comme il le faisait souvent. Une vague crainte d'être entrepris à propos de mariage par l'homme influent, l'engageait à se tenir coi. Une sorte de nuage planait sur la maison, et faisait tomber aussitôt les conversations commencées; la soirée fut courte, et chacun se retira de bonne heure. Le lendemain, Jean se leva de grand matin, comme de coutume. C'est à cette heure matinale qu'il aimait surtout son domaine, dans la fraîcheur de l'aube, dans la douceur transparente des premiers rayons du jour. Comme il descendait l'escalier avec précaution pour ne troubler le sommeil de personne, il entendit la voix de Simon qui se disputait avec sa femme. --Je te répète, moi, qu'une Parisienne n'est point son fait, disait le vieillard. Notre Jean a du sang de cultivateur dans les veines, ça se voit à la façon dont il regarde la terre. C'est comme ça que doit la regarder tout homme qui la possède. Ce grand imbécile de monsieur qu'ils ont amené, ça ne sait pas seulement distinguer l'orge du seigle... et tu veux me faire croire que notre garçon épouserait une femme de cet acabit? J'aimerais mieux lui voir prendre une servante, comme a fait notre François, qui au bout du compte s'en est bien trouvé! --Mais si elle était riche, la Parisienne? fit Victoire d'un ton acerbe. --Bonjour, mes grands, dit Jean suivant la mode familière du pays, en se montrant sur le seuil. --Eh! c'est toi, notre fils? Bonjour, garçon. C'est bien à toi de venir voir les vieux pendant que les jeunes dorment. Tu nous négliges, mon Jean, sans reproche. --C'est vrai, dit-il avec cette bonne humeur qui le faisait aimer de tous. Mais aussi pourquoi ne voulez vous pas manger avec nous? --Nous ne savons pas nous servir d'un couteau rond et d'une fourchette comme vous autres, et une demi-douzaine de plats ne nous va guère. Va, mon fils, laisse-nous vivre à notre guise, tout en ira mieux... --A votre volonté, dit Jean. Je m'en vais voir la luzerne. Il sortit, et l'air frais du matin entra dans sa poitrine, qui se dilata largement. --Ah! il fait bon vivre! dit-il à demi-voix. --Bonjour, monsieur Jean! dit une douce voix près de lui. Simplicie venait à sa rencontre, un grand pot de terre plein de lait dans ses deux mains brunes et mignonnes. Elle lui sourit en passant, car elle s'était enhardie, le connaissant mieux. Il lui répondit par un bonjour amical, et elle entra dans la maison. Jean la suivit des yeux. --Il fendra que je fasse son portrait, pensa-t-il; elle est adorablement jolie; puis elle a tant de bonté, tant de candeur dans le regard. Il descendit le cours de la rivière, préoccupé d'abord de son destin si brusquement changé depuis la vieille; puis ce qui l'entourait, les prés, les arbres, le ciel, plein de nuages blancs qui couraient rapidement dans un azur merveilleusement pur, détournèrent le cours de ses idées. Il se mit à marcher vite, suivant les nuages, qui semblaient le couvrir; la route se déroulait devant lui, avec de petits détours qui lui donnaient l'attrait de l'imprévu. Jamais il n'avait encore été si loin de ce côté. Une odeur saline le frappa tout à coup. --Est-il possible, se dit-il, que je sois si près de la mer? Il marcha plus vite, et franchit deux collines, croyant toujours arriver à un point élevé d'où il dominerait les environs. Son attente déçue ne fit que redoubler son impatience. La route descendait maintenant, il se mit à courir sur la pente, et tout à coup, à un brusque détour, il s'arrêta, saisi d'un sentiment étrange et nouveau: dans une échancrure de terrain, bleue, et pailletée de points d'argent, tranquille et brillante au soleil, la mer était devant lui, immense, jusqu'aux confins de l'immense horizon. Il l'avait vue, la mer, comme on la voit à Trouville avec la côte en face, et le panache de fumée d'un bateau à vapeur au fond, un joli décor d'opéra-comique. Mais ce qu'il avait sous les yeux ne ressemblait guère à ses souvenirs. C'était l'Océan paisible, inviolé, que les peintres n'ont pas exposé au Salon, que les touristes n'ont pas croqué sur leur album, entre la charge d'un petit monsieur et la silhouette d'une petite dame. La falaise le dominait, les croupes couvertes de bruyères s'abaissaient comme des bras amis pour enserrer ce triangle d'azur mouvant, si doux à l'oeil et pourtant si solennel. Jean eut envie de l'embrasser, et en même temps de se mettre à genoux pour l'adorer. Il sentit dès cet instant qu'il appartenait à la mer, qu'il appartenait à ce pays, et que, forcé de vivre au loin, son coeur languirait toujours dans l'attente du retour. Il resta là des heures, oubliant la faim, oubliant ses hôtes et le manoir, et quand il lui fallut s'en revenir, il revint à pas lents, se retournant à chaque détour, s'imaginant qu'il allait voir encore une échappée, un rayon de l'enchanteresse qui l'avait conquis. Midi sonnait quand il rentra dans la cour du moulin. --On est en peine de vous, lui dit Saurin, qu'il rencontra. --J'ai été jusqu'à la mer, répondit Jean d'un ton qui expliquait tout. --Ah! il y a un bon bout de chemin, mais on dit que c'est beau! fit le meunier. --Vous n'y avez jamais été? --Jamais; je n'en ai pas eu la curiosité, répondit bonnement le brave homme. Jean regarda avec surprise cet homme étrange qui vivait si près et qui n'avait jamais eu la curiosité d'aller voir la mer; puis il entra au manoir, où il fut assailli de questions par la société réunie dans la salle à manger. --J'ai été un peu loin, dit-il; je vous demande pardon de m'être fait attendre. Geneviève le regarda attentivement, et vit que quelque chose d'insolite se passait dans l'âme de son fils. --Tu as remonté la rivière? lui dit-elle. --Non, je l'ai descendue. J'ai été jusqu'à la mer. --Ah! fit M. Reynold, c'est un beau spectacle. --Magnifique, s'écria Jean enthousiasmé, Voulez-vous y aller cette après-midi? je vais faire atteler le breack... --Avec tes deux superbes chevaux? fit malicieusement Renée. --Précisément. Ils sont laids et ne vont pas très-vite, mais ils ont le pied sûr, et ne courent pas risque de nous faire rouler dans quelque vallon tapissé d'épines. Une heure après, le breack s'arrêta devant la porte. Saurin servait de cocher; malgré la dignité de ses nouvelles fonctions, il ne voulait céder à personne l'honneur de conduire ses maîtres. Ce n'était pas un cocher bien élégant, quoiqu'il eût mis sa blouse des dimanches et un superbe chapeau de paille flambant neuf. Son costume et sa tournure prêtèrent à rire aux jeunes filles, mais un regard sévère de madame Reynold leur imposa silence. Marguerite, avec toute sa douceur patiente, était d'une extrême clairvoyance. Rien de ce qui s'était passé depuis quelques jours ne lui avait échappé. L'air sournoisement triomphant de Clotilde, pas plus que l'embarras de Jean. Elle n'osait intervenir directement, car son mari détestait toute ingérence dans ses projets, et lui avait défendu une fois pour toutes de contrecarrer ses plans. Mais sa non-intervention dans tas affaires de la famille ne l'obligeait pas à laisser les jeunes filles agir à leur guise. Il est vrai que les remarques adressées à Clotilde avaient généralement un assez fâcheux résultat; mais elle gardait la haute main sur Renée, et une bonne part des reproches faits à celle-ci tombait sur sa compagne. Renée, d'ailleurs, ne s'y trompait pas. --Ce n'est pas pour moi, disait-elle souvent à Clotilde; ça, c'est pour toi, ma chère: fais-en ton profit. --Madame Reynold se mit donc à observer sa nièce, et elle s'aperçut, pendant la promenade, des efforts discrets auxquels celle-ci se livrait pour obtenir un regard de Jean qui se montrait imperturbable. A les voir, on ne se fut jamais douté de ce qui s'était passé entre eux la veille; ils avaient plutôt l'air de deux ennemis qui se craignent que de deux fiancés qui ont échangé leurs promesses. En sentant combien cette attitude du jeune homme lui causait de déplaisir. Clotilde se rendit compte de l'effet produit sur lui par son manège des jours précédents, et s'en applaudit. Mais que s'était-il passé depuis leur conversation de la veille, pour motiver tant de froideur? Comme elle ne pouvait espérer d'éclaircissement tant que durerait la promenade, elle finit par se laisser entraîner à partager la gaieté de Renée, qui trouvait tout très-amusant, depuis l'allure des chevaux jusqu'aux paysans rencontrés sur la route, jusqu'aux rares maisons qui marquaient la limite des diverses propriétés, et sur le seuil desquelles elle voyait jouer des enfants joufflus, roses et peu débarbouillés. Enfin ils arrivèrent à l'endroit où Jean s'était arrêté le matin. --Voilà! dit-il en étendant le bras. Tous les yeux se tournèrent vers l'échancrure de la colline, où apparaissait la mer, telle qu'il l'avait vue, peut-être plus brillante et plus bleue encore. --Ça? fit Clotilde d'un ton désappointé; mais il il n'y a pas seulement de plage! Geneviève se tourna brusquement vers son fils, et surprit le regard qu'il attacha sur la jeune imprudente. Ce regard était plein de doute, de blâme, de regret, de pitié aussi... Clotilde ne s'en aperçut pas. On était descendu de voiture, et elle essaya, avec peu de succès, de marcher sans heurter aux cailloux du chemin ses petits pieds finement chaussés. Elle pensait certainement plus à ses petites bottines mordorées qu'au spectacle qu'elle avait sous les yeux. --Non, il n'y a pas de plage, dit Jean avec une certaine amertume, pas de casino, pas de baigneurs non plus. Avec le temps, il y aura de tout cela, sans doute en quantité suffisante; mais quand ce temps viendra, s'il doit venir de mon vivant, je quitterai le pays que les Parisiens auront gâté, et qui est beau surtout par son aspect sauvage. Marguerite et Geneviève échangèrent un coup d'oeil. Clotilde venait de porter un coup fatal à ses ambitions; ce coup, madame Beauquesne l'avait prévu, mais elle n'aurait osé espérer à son épreuve un résultat si prompt. M. Reynold avait emmené sa fille en avant; les deux dames fermaient la marche. Jean se trouva contraint de cheminer auprès de Clotilde, mais ce hasard, qui la veille lui eût semblé une bonne fortune, lui causait maintenant quelque ennui. I! ne pouvait raisonnablement faire de reproches à la jeune fille pour avoir librement exprimé sa pensée, et pourtant il aurait voulu lui dire combien ses désirs à lui étaient différente. Il se contenta de garder le silence, jusqu'au moment où M. Reynold, lassé de descendre par un chemin qui avait plutôt l'air d'un torrent desséché, s'arrêta en disant à sa fille: --Vois, mon enfant, quelle immensité! Les beautés de la nature font toujours une impression forte sur les âmes sensibles. Renée n'ajouta rien à cette phrase, qui termina l'excursion. On s'en retourna du côté du breack, dans le même ordre, et dans un silence à peu près complet. --Dis donc, Jean, fit Renée tout bas au moment où il la mettait en voiture, m'est avis que tu as fait un joli four avec ta promenade! Jean ne répondit rien; ce n'était que trop vrai, il avait manqué son but, mais en même temps il en avait peut-être atteint un autre auquel il ne voulait pas. Au dîner, chacun apporta son tribut de bonne humeur, pour effacer la fâcheuse impression de l'après-midi; Clotilde se montra particulièrement brillante. Elle parlait rarement à table; mais quand elle le faisait, c'était toujours pour elle l'occasion d'un succès. Son esprit et sa gaieté ne parvinrent pas à dérider Jean, qui semblait lui tenir rigueur. Désireuse d'en finir avec une situation qui contrastait si vivement avec les attentions passées du jeune homme, elle l'interpella directement, dans l'espoir qu'il lui répondrait comme il le faisait d'ordinaire. --Il y a quelque part dans les environs les ruines d'un château, n'est-ce pas, Jean? Ne nous mènerez-vous pas les voir quelque jour? La question semblait banale, le ton ne l'était pas, le regard en disait long... Marguerite regarda la jeune fille. --L'imprudente, elle brûle ses vaisseaux! pensa-t-elle. Jean tint bon. Cette attaque directe, qui la veille lui eût semblé une faveur, lui parut dans l'état actuel de son esprit dépasser les limites de la modestie. --Quand vous voudrez, répondit-il sans la regarder. --Le pays n'est-il pas peuplé de ruines imposantes? demanda M. Reynold. --Des ruines, oui; imposantes, non! répliqua Jean de la meilleure grâce du monde. Ces ruines sont presque toutes celles de manoirs, dans le genre de celui-ci; quelques-uns avaient des pigeonniers ronds, ce qui leur donne une petite tournure féodale, dont en réalité ils sont fort innocents. Les propriétaires d'autrefois, mieux avisés que ceux d'aujourd'hui, vivaient sur leurs terres et entretenaient leurs demeures en bon état. --C'était fort sage, opina M. Reynold. --C'est aussi mon avis, reprit Jean. Sa voix, plus vibrante et plus claire que de coutume, résonna sous le lambris de bois sonore ainsi qu'une trompette. Tous les yeux se tournèrent vers lui. Il continua: --C'était fort sage, car un vrai propriétaire, celui qui aime son bien, doit vivre dans ses terres, et ne s'absenter que pour peu de temps à la fois. Aussi ai-je pris la résolution de faire comme ont fait mes aïeux, et de vivre ici le plus clair de mon temps. L'écho de sa voix s'éteignit; il promena son regard autour de la salle, et sa bravoure reçut en récompense un sourire approbateur de sa mère. M. Reynold restait tant soit peu déconcerté. Clotilde paya d'audace. --C'est une résolution bien soudaine, dit-elle; rien jusqu'ici ne l'avait fait prévoir. --C'est que je la mûrissais en silence, répliqua Jean qui la regardait en face, cette fois. Les yeux de la jeune fille retombèrent sur son assiette. --Tu viendras bien nous voir quelquefois à Paris? fit Renée d'un ton moqueur. Elle ne croyait pas beaucoup à ce séjour à la campagne; mais, sentant que Clotilde était mécontente, elle s'en trouvait charmée. --Certainement! dit Jean; est-ce que je pourrais vivre sans une Renée pour me taquiner? --A la santé du Robinson normand! fit Renée en levant son verre. Nous viendrons tous te voir, en guise de Vendredis. Les parents ne purent s'empêcher de rire; Clotilde rit plus fort que les autre, mais elle était pâle, et sa gaieté avait disparu. Quand Geneviève se trouva seule avec son fils, elle lui mit la main sur l'épaule. --Eh bien? dit-elle. --Oh! ma mère, répondit-il, je ne sais ce que j'éprouve. Il me semble avoir fait une mauvaise action! Je souffre pour elle et pour moi... N'eût-il pas mieux valu l'aimer simplement, sans chercher à pénétrer le fond de son coeur? --Mon fils, dit Geneviève de sa voix grave, si imposante, on dit cela d'une femme que l'on n'estime pas; mais quand c'est de la compagne de sa vie qu'il s'agit, le devoir est de sonder son âme. Si elle t'aimait, elle vivrait heureuse à tes côtés, n'importe où! Jean resta pensif. Il sentait combien sa mère avait raison. --Où la trouver, dit-il enfin, cette femme d'élite qui n'aura d'autres voeux que les miens, qui aura tes goûts simples, qui acceptera la vie telle que je la sens, modeste et cachée, avec l'art et la nature pour amis... Existe-t-elle seulement? --Tu as le temps de la chercher, dit Geneviève; tu entres à peine dans les années de jeunesse. Je suis la première à te dire: Marie-toi jeune! Mais avant de douter de l'existence d'une femme faite pour te plaire, il faudra probablement tenter encore d'autres épreuves! Jean se leva, moins découragé. --Que lui dire maintenant? dit-il d'un ton d'ennui. --Bien. C'est elle qui te rendra ta parole, avec seulement un peu de patience. Jean soupira. A vingt ans, avoir de la patience est le conseil qu'on vous donne le plus souvent, et de tous, c'est à tous les âges le plus difficile à suivre. XI Deux jours s'écoulèrent sans rien modifier au moulin. Geneviève et Marguerite, presque toujours ensemble, jouissaient du plaisir de causer à coeur ouvert et de se communiquer leurs craintes maternelles, cet inépuisable sujet de conversation entre mères. M. Reynold, de plus en plus majestueux et condescendant, jouait volontiers au volant avec les deux jeunes filles, sans rien perdre pour cela de sa dignité, malgré les fréquentes atteintes que tentait d'y porter Renée. Jean, soucieux et préoccupé, navré de la visible tristesse de Clotilde, se laissait prendre malgré lui de temps en temps à lui témoigner quelque tendresse, à chercher le regard de ces beaux yeux, voilés d'une impénétrable mélancolie. Le matin du troisième jour, Renée, toujours un peu paresseuse, ouvrit ses yeux en entendant sonner huit heures, et s'assit sur son lit avec un sursaut. --Comment! huit heures? s'écria-t-elle. Puis, se rappelant qu'elle n'était plus à Paris, elle ajouta en s'étirant les bras: --Heureusement il n'y a pas de cours au moulin Frappier, sans quoi nous serions joliment en retard! Elle cherchait partout des yeux Clotilde, qui semblait avoir disparu. Celle-ci émergea d'un coin de rideau, qui abritait l'énorme embrasure de la fenêtre. --Clotilde! s'écria l'espiègle, ce n'est pas toi! avoue que ce n'est pas toi qui t'offres à mes regards consternés. Ce ne peut pas être toi! Tu étais jolie, coquette et coiffée en boucles: l'être modeste et peigné à la chinoise qui se montre à contre-jour ne peut être ma Clotilde ordinaire. -C'est pourtant moi, dit la jeune fille avec quelque dépit, en venant s'accouder au pied du lit de Renée. --Quel changement! J'ajouterai: quel changement douloureux! Et une robe de laine grise; une robe pour faire les devoirs, comme dit maman, la malheureuse robe dévouée par avance aux taches d'encre, qu'on nous offre tous les ans au retour des vacances! La robe des jours de pluie quand on nous fait mettre des caoutchoucs pour traverser le jardin... Tu as quelque chose! Clotilde, ne me fais pas languir, dis-moi ce qui t'est arrivé. --Rien du tout! dit avec humeur la nièce de M. Reynold. Est-ce que je ne puis plus mettre une robe sans te rendre des comptes? --Oh! ma chère, toutes les robes, et jamais de comptes! répliqua Renée en s'appliquant avec ferveur à sa toilette. Mais ces cheveux plats, ces yeux tristes, cette robe modeste, pas de rubans, pas de bijoux, une simple broche en acier, d'environ ceux francs cinquante, tout ceci trahit des projets... Une conversion... Clotilde! Tu pars pour les Carmélites, comme ton illustre modèle, Louise de la Vallière? Es-tu sûre que le beau Louis coure après toi? Clotilde retourna à son coin de rideau, et, au bout d'un instant, un bruit étouffé dans un mouchoir apprit à son impitoyable compagne que la jeune fille pleurait. Renée n'avait pas l'âme méchante, elle courut vers la fenêtre. --Des larmes, dit-elle, de vraies larmes! Voyons, parlons sérieusement, ce ne sont pas mes taquineries qui t'émeuvent à ce point? Je t'en ai fait bien d'autres! Tu as un vrai chagrin? Clotilde leva vers la fillette son visage baigné de larmes. --Oui, dit-elle, j'ai du chagrin; c'est Jean qui en est la cause, et toi, méchante, tu ne fais que l'irriter contre moi. Renée devint très-grave. --J'aime Jean, dit-elle, autant qu'un frère; je suppose du moins que si j'avais un frère, je l'aimerais autant que lui; je l'aime plus que tout, après ma mère... --Plus que moi? fit Clotilde indignée. --Ah! je crois bien! s'écria naïvement la gamine, qui resta tout étonnée de sa propre exclamation. Elle rougit et reprit d'un ton posé: J'aime Jean... extraordinairement; je serais heureuse de le voir heureux, de le voir... elle hésita... de le voir marié... mais à condition que sa femme soit bonne et digne de lui... Si elle le rend malheureux, je la détesterai... oh! je la détesterai tellement que je le vengerai, lui, ce pauvre Jean! --Qu'est-ce que tu ferais? dit Clotilde d'un air de dépit. --Je n'en sais rien! Ce n'est pas à quinze ans que je puis savoir cela, dit assez raisonnablement la fillette; mais je trouverais bien quelque chose! Ainsi, Clotilde, tu te le tiens pour dit, n'est-ce pas? Ne t'attaque pas à Jean, à moins d'être décidée à lui céder en tout! Au lieu de répondre à cette menace par une impertinence, selon son habitude,--la jeune fille entoura Renée de ses bras et continua de pleurer, la tête sur la poitrine. --Vois-tu, dit-elle à travers ses larmes, j'ai été folle et imprudente. Je n'ai pas compris son caractère! et maintenant, je l'ai froissé, j'ai peur qu'il ne m'aime plus... Renée se dégagea doucement, et garda le silence. --Si c'est comme cela que tu me consoles! reprit Clotilde avec un redoublement de sanglots. --Il t'aimait donc? demanda la fillette d'un ton soucieux. Tout son visage avait pris une apparence rigide; elle paraissait ainsi beaucoup plus vieille que son âge. --Oui! soupira Clotilde. --Il te l'avait dit? --Oui, répéta-t-elle, non sans hésitation, car, à vrai dire, elle l'avait plutôt arraché au jeune homme. Renée étouffa un léger soupir, et laissa retomber le long de son corps ses mains rouges, d'un air découragé. --C'était écrit! dit-elle. S'il te l'a dit, c'est que c'est vrai; Jean Frappier n'a jamais menti. C'est égal, je ne m'étais pas figuré que c'est toi qui serais sa femme! --Toi, peut-être? fit Clotilde avec aigreur. --Moi? Oh! non! je ne suis pas assez bonne pour lui! s'écria l'enfant avec une explosion de colère et de confusion. Moi! Voilà une idée! Il faut quelque chose de mieux que moi à Jean Beauquesne. Je m'étais figuré un visage de madone idéale, un être angélique... On frappa à la porte, et la voix douce de Simplicie pria «les demoiselles» de descendre pour le café. --J'y vais! cria Renée. Elle s'appliqua rapidement à sa toilette, fort négligée durant cet entretien.--Oui, reprit-elle, tout en se dépêchant, une figure angélique, un être supérieur, une créature douce et simple, presque humble, car Jean est un si grand artiste, que sa femme ne sera jamais son égale! Une femme qui lui laisserait faire toutes ses volontés, afin de ne pas le déranger dans son travail ou dans ses idées de travail... voilà ce qu'il lui faut, à Jean Beauquesne. Mais, tu sais, Clotilde, cette femme-là, ce n'est pas toi!... ni moi, ajouta-t-elle avec un sourire railleur qui lui contracta si singulièrement la bouche qu'il avait presque l'air d'un sanglot. Clotilde la regarda en dessous. Ses larmes s'étaient séchées. C'était pourtant de vraies larmes, mais les pleurs de dépit sèchent vite. --C'est cette femme que je veux être, dit-elle avec une feinte humilité. J'ai vécu jusqu'ici trop frivole et trop personnelle; mais je suis jeune, et je puis me corriger; je veux me corriger, et tu verras... --En attendant, reprit la moqueuse Renée, vite remise de son trouble, tu corriges ton extérieur, en mettant une robe grise et en te coiffant à la chinoise. C'est un sacrifice, Clotilde, j'en conviens, et d'autant plus méritoire qu'il t'enlaidit... --N'est-ce pas? fit la jeune coquette d'un ton dolent. --Positivement; mais c'est plus facile que de corriger ton intérieur, ma belle amie! Tiens, laisse-moi te faire des petites boucles sur le front, avec tes cheveux follets... là... tu seras plus jolie, et tes bonnes résolutions n'en souffriront point le moindre dommage. Clotilde se laissa faire avec une résignation touchante, bassina ses yeux avec de l'eau fraîche, et descendit la première. Restée seule. Renée regarda longtemps la porte qu'elle venait de refermer: --C'est drôle, se dit-elle enfin, autrefois, l'idée qu'il l'épouserait me paraissait toute naturelle; et ici, au moulin, cela me parait absurde! Jean en meunier, cela se comprend encore... il est superbe, sous le grand chapeau de feutre, et puis il connaît tout; mais Clotilde en meunière... Elle aurait au moins de la poudre de riz à discrétion! Cette idée fit éclater de rire la fantasque fillette, qui descendit l'escalier en courant. XII Jean avait pris une grande résolution, pendant ces trois jours d'incertitude. Toute contrainte, tout mensonge pesait à son esprit honnête; la position fausse où il s'était laissé mettre lui était devenue odieuse, et il était décidé à en sortir à tout prix. Sa promenade quotidienne à travers les prés baignés de rosée lui avait inspiré les meilleures résolutions; aussi, c'est avec un air de franchise et de décision qu'il aborda sa mère ce jour-là. Sans lui faire de questions, Geneviève s'aperçut bien que l'esprit de son fils avait travaillé. Pleine de confiance, elle attendit qu'il parlât. Mais Jean n'était pas de ceux qui s'évaporent en paroles: il avait résolu d'agir le jour même, et c'est seulement par le sourire et par le regard que ces deux êtres s'entendirent. Après le premier déjeuner, qui était toujours court et décousu, chacun venant à gré, Jean se rapprocha de Clotilde, et sans affectation, tout en causant de tout avec tout le monde, il la dirigea vers le parterre, alors baigné, de la lumière matinale qui filtrait à travers le feuillage. Saurin, qui passait, adressa un sourire d'intelligence à son jeune maître. Il ne lui déplaisait pas de voir Jean Frappier courtiser les belles; un peu d'amour sied à la jeunesse, disait-il. --Eh! Saurin, lui cria Jean, voilà que tu t'en vas encore au moulin la pipe à la bouche; quelque jour tu mettras le feu à toute la machine! Saurin tira sa pipe et rit à belles dent. --N'ayez pas peur, dit-il de sa voix franche qui résonna comme un clairon dans l'air sonore, voilà tantôt trente ans que je me promène la pipe à la bouche, et le feu me craint... il sait que c'est moi qui mène l'eau! Ce n'est pas pour quelques méchantes bottes de paille qu'on a mises dans le moulin avant-hier, que vous allez gronder votre vieux Saurin, Jean Beauquesne. --Je ne te gronde pas, mon brave ami, répondit Jean, en se rapprochant de lui, toujours accompagné de Clotilde, qu'il invitait du regard à le suivre; tu es d'ailleurs fermier de ton moulin; s'il brûlait, tu y perdrais autant que moi. --C'est bien ça! répondit le meunier en souriant; d'ailleurs, cette belle pipe-là, c'est un cadeau de défunt votre père François; elle ne voudrait pas nuire à son maître, n'est-ce pas? Cependant il l'éteignit et la mit dans sa poche. Jean le suivit des yeux et le vit disparaître sous la grande porte du moulin, et involontairement, par un mystérieux courant d'idées, il se souvint de la meule qui avait tué son maître... Il fronça le sourcil, ému par cette pensée douloureuse, et se retourna vers Clotilde. Elle le suivait, les yeux baissés, les mains à peine enlacées par le bout des doigts, sur le devant de sa robe de pensionnaire. Elle avait l'air soumis d'un agneau qui suit son propriétaire. Il eut pitié d'elle et faillit lui proposer de rentrer à la maison; mais sa droiture reprit le dessus, et il tourna à gauche, le long du ruisseau, sous les grands frênes dont les feuilles ailées dessinaient sur le gazon un capricieux lacis d'ombres flottantes. Ils marchèrent quelques instants. --Clotilde, dit enfin Jean, le coeur serré, la gorge sèche, j'ai à vous parler... Elle leva les yeux sur lui, les lèvres entr'ouvertes, mais elle ne dit rien. Jean aurait voulu être au bout du monde, en face de cent ennemis féroces, et les combattre tous à la fois; cette dépense d'énergie lui eût fait grand bien. Devant cette jeune fille muette, il se faisait horreur; il avait l'air d'un bourreau. --J'ai réfléchi, dit-il sans la regarder, aux suites de notre entretien de l'autre jour, et je me suis dit... --N'achevez pas, dit Clotilde, devenue d'une pâleur mortelle; j'ai compris... je ne suis pas digne de vous. Elle fit un geste de renoncement, puis essaya de se retenir au tronc d'un frêne, et se laissa glisser sur le gazon, la tête cachée dans ses mains, à demi agenouillée, dans une posture indiciblement désolée. --Ce n'est pas cela que je veux dire, s'écria le jeune homme. --Ah! épargnez-vous au moins la peine de mentir, s'écria Clotilde avec véhémence, ne chargez pas ma conscience de cette nouvelle honte. Je vous comprends, allez! Qu'y a-t-il de commun entre vous, simple, noble, grand, vous qui aimez l'art et qui vivez pour lui, et une pauvre fille comme moi, frivole et vaine, sans talents et sans fortune... A ce mot, Jean fit un brusque mouvement. Clotilde le regarda de ses yeux noirs pleins de larmes, de prières et d'amour. --Oui! j'étais frivole, indigne de vous; mais cela, Jean, je l'avais senti. Jusqu'au jour où j'ai vu clair dans mon coeur, j'ai vécu comme un oiseau, insoucieuse de mes propres débuts... mais depuis que j'avais fait ce beau rêve d'être votre femme, un horizon nouveau s'était ouvert à mes yeux; pour vous plaire, j'avais renoncé à ces goûts mondains qui vous choquent... Ah! Jean, je ne veux pas vous faire de reproches, je me résigne à mon destin, mais vous n'auriez pas dû parler alors! Il valait mieux me laisser telle que j'étais!... Elle fit un geste désespéré, et le peigne qui retenait l'unique torsade de ses beaux cheveux coiffés à la chinoise tomba en arrière, entraînant le flot soyeux. Elle n'y prit pas garde. Machinalement, Jean voulut l'aider à rétablir sa coiffure; mais sa main, après avoir plongé dans ces ondes noires, plus douces que le satin, aussi ténues que les fils d'un cocon, sa main téméraire se trouva sans force; il la retira et resta rêveur. --Ah! reprit Clotilde en s'essuyant les yeux, j'étais folle de penser que je pourrais être votre femme... mais je ne l'aurais pas cru si vous ne l'aviez dit vous-même... --J'ai en tort, en effet... commença Jean. Elle l'interrompit, et toujours affaissée au pied d'un saule, aussi poétique que celui de Desdémone, elle continua sa lamentation passionnée. --Certainement, je me sais pleine de défauts: je suis frivole, vaniteuse, inutile; mais le désir de devenir digne de vous m'avait déjà sauvée de tout cela! Ici, dans cette solitude, j'aurais appris ce qui me manque, j'aurais perdu ce qui me dépare à vos yeux... Mais, pardon, Jean, je vous afflige, et je ne vois pas que vous obéissiez ici aux ordres de votre mère... --Je n'obéis à personne, dit Jean en s'asseyant auprès d'elle. Voyons, Clotilde, renouez vos cheveux, car il serait regrettable qu'on vous vit ainsi. Avec une soumission passive, presque machinale, elle renoua sa torsade et planta son peigne au beau milieu, d'un geste résolu; puis elle tourna vers le jeune homme ses yeux mornes, pleins d'une flamme sombre. --Soyons amis, Clotilde, dit-il, cédant à un irrésistible besoin de lui prendre la main, cette main si souvent abandonnée aux siennes l'hiver précèdent. Elle ne fit pas mine de le sentir et le laissa faire. Je crois, ma chère Clotilde, qu'en effet nos caractères ne se conviennent pas... Elle fit un triste geste négatif. --Mais ce n'est pas une raison pour nous détester réciproquement. Vous avez de l'amitié pour moi. Cette amitié, d'ancienne date, ne peut s'éteindre en un jour; oublions le rêve que nous avons fait inconsidérément, et nous serons encore très-heureux par notre amitié, notre confiance réciproque. La petite main, glacée tout à l'heure, s'était réchauffée et brûlait maintenant celle de maître Jean, qui, on ne sait pourquoi, pour l'éteindre peut-être, eut l'idée de la porter à ses lèvres... Les yeux noirs le regardaient avec une expression si étrange, si pénétrante, qu'il se sentait pris de vertige comme un homme qui se noie... Il voulait détourner la tête, pour ne plus voir ces yeux pleins de danger, mais Clotilde laissa tomber sa tête sur la poitrine de notre ami, le peigne, mal planté, s'en retourna à terre avec les cheveux, et la jeune fille fondit en larmes en murmurant: --Ah! mon Dieu! Si vous saviez combien je vous aimais... Pardon, Jean, pardon et adieu. Elle défaillait... Il passa un bras autour de sa taille, et sans qu'il sut comment, ces yeux noirs, plus passionnés que jamais, se trouvèrent sous ses lèvres, qui ne cherchèrent point à fuir. Il ferma les yeux et sentit que maître Jean n'était qu'un bien petit garçon, près de cette admirable Clotilde qui oubliait tout dans sa folle tendresse. Ce ne fut qu'un éclair, bien qu'il crût avoir laissé s'écouler un siècle. Il rouvrit les yeux et s'aperçut avec une indicible joie qu'à peine une demi-seconde s'était écoulée depuis que son bon sens l'avait si cruellement abandonné. Clotilde continuait ees phrases entrecoupées... Il se leva, non sans que quelques cheveux emmêlés dans les boutons de son paletot se fussent rompus dans ce brusque mouvement. --Clotilde, dit-il d'un ton sévère, il ne faut jamais céder à la passion qui nous entraîne; ce n'est pas ainsi qu'on assume le bonheur de sa vie. Comme maître Jean se souvenait de ses professeurs, à cette heure solennelle de sa vie! Et combien la lecture de Télémaque, Télémaque jadis si cher à sa mère, devait avoir laissé en lui de profondes traces! Clotilde, les yeux ardents, le visage couvert de la rougeur de la colère autant que de la honte, l'écoutait immobile. --Vous dites que vous ne pouvez changer, Clotilde, reprit Jean, pénétré de son rôle d'apôtre; je vous crois, mais ne précipitons pas une décision irrévocable... Dans un an, à pareille époque, nous prendrons un engagement définitif. D'ici là, nous nous montrerons l'un à l'autre tels que nous sommes, chacun s'efforçant de faire pour le mieux, mais sans hypocrisie; si dans un an nos sentiments sont encore tels qu'aujourd'hui, alors, chère Clotilde, nous... nous nous marierons tout de suite, car, chère Clotilde, je vous aime... vous me... C'est Clotilde qui recula un peu et mit quelque distance entre elle et son fiancé conditionnel. Jean, satisfait de son empire sur lui-même, estimant qu'il avait déployé une grandeur d'âme peu commune et une sagesse digne d'un héros, avait grande envie de redevenir un simple mortel, et de retourner un peu à ces mains tièdes, à ces cheveux de soie... Mais Clotilde trouvait sa victoire suffisante pour ce jour-là, et ne voulait point d'ailleurs payer les frais de la guerre. Elle rattacha sa torsade avec un air de reine, refusa à Jean, qui l'implorait, le moindre baiser de fiançailles, et reprit seule le chemin du manoir, sans témoigner de trouble. Le jeune homme, resté seul, s'assit à la place où ils étaient l'instant d'auparavant; un cheveu long comme ses deux bras s'étant trouvé sous sa main, il le déroula et l'enroula lentement sur ses doigts, perdu dans de profondes méditations. Peu à peu, le cheveu perdit tout son charme, et finalement, roulé en boule, fut irrévérencieusement jeté de côté. Clotilde partie n'avait plus de pouvoir... La méditation de Jean se termina par une phrase qui n'exprimait pas la passion la plus absolue. --D'ici un an, elle et moi, nous saurons à quoi nous en tenir... Au même instant, Clotilde, avant de tourner le coin du moulin, s'était arrêtée et secouait le doigt d'un air menaçant dans la direction du vieux saule. --Avant un an, je serai mariée, disait-elle, et vous en pleurerez toutes vos larmes, maître Jean, car d'ici là vous m'aimerez follement... Moi, je ne veux pas que l'on me quitte! Et elle retourna dans sa chambre, sous le prétexte d'un mal de tête. Par bonheur pour elle, Renée ne s'y trouvait pas, et elle put se recoiffer à loisir. XIII --Bonsoir, mon fils, dit Geneviève. Jean resta sur le seuil, tenant le battant de la porte dans sa main indécise. --Qu'attends-tu? lui demanda-t-elle, venant en aide à la perplexité du jeune homme. Il rentra et vint s'asseoir sur la chaise basse où il passait d'ordinaire une heure le soir à causer des choses du jour. --Je ne suis pas content de moi, dit-il; je suis un imbécile, qui ne sait prendre aucun parti. --Voyons, dit simplement Geneviève, en levant ses grands yeux profonds sur le visage de son fils. Il fit sa confession tout entière, non sans maudire l'étrange faiblesse où il tombait toutes les fois que Clotilde faisait appel à ses sentiments. Quand il eut fini, Geneviève le regarda d'un air de douce raillerie. --C'est la fable _le Renard et le Corbeau_, qui se joue à tes dépens, dit-elle, et tu t'y laisseras prendre indéfiniment, à moins que quelque événement ne vienne à ton secours. Cependant tu as fait preuve d'une grande prudence en ajournant à un an ce fameux mariage... --Ah! s'écria inconsidérément le jeune homme, si ce n'était pas pour toute la vie!... Madame Beauquesne fronça le sourcil. --Tu viens, dit-elle, de condamner les sentiments que t'inspire Clotilde, avec plus de rigueur que je n'aurais osé le faire moi-même, mon fils. Comment qualifier un amour qui ne doit pas durer toute la vie? Est-ce de l'amour? Jean baissa la tête. Geneviève lui mit doucement la main sur l'épaule. --Va, dit-elle, avant un an, vous serez libre tous deux: elle, mariée à un autre... --Elle! Avec les sentiments qu'elle me porte mariée à on autre! Ah! ma mère! tu la juges bien sévèrement. Geneviève sourit. --Toujours le Renard et le Corbeau! Toujours la vanité flattée! Elle t'adore, et te pleurerait toute sa vie, n'est-ce pas? Jean hésitait à répondre. --Elle te l'a dit, ou te l'a fait entendre. Eh bien, nous verrons si c'est elle qui ment, ou moi qui me trompe. Toi, de ton côté, tu verras un jour la différence qui existe entre l'attrait que t'inspire cette fille coquette et un sentiment profond, éternel, qui survit à la mort... Ses lèvres tremblaient légèrement; elle se tut, et tourna ses regards vers le grand lit ou était mort François Beauquesne. --Un tel amour, vois-tu, ne trouble pas nos sens, n'agite point notre cervelle; il entre en maître dans notre âme, et l'on ne sait quand ni comment on a aimé; mais on sait qu'on aimerait mieux mourir que de cesser d'aimer. De près ou de loin, à travers la vie et les misères, et les joies, une seule pensée, un seul souvenir, une seule présence... C'est ainsi qu'on aime, et quand c'est ainsi, il faut se marier, sous peine de devenir méchant ou malheureux; d'ailleurs, c'est la même chose. Jean s'inclina respectueusement sur la main de sa mère. --Je ne suis qu'un enfant, dit-il; je te demande pardon, ma sainte mère, de te troubler de ces choses frivoles... --Le bonheur de ta vie est ce que j'ai de plus cher, dit-elle en lui caressant les cheveux. --Sois ma sauvegarde, défends-moi de moi-même! dit-il plus bas. --Ah! soupira la veuve, c'est ton père qu'il te faudrait... Je ne suis qu'une femme, et il y a tant de choses que j'ignore... Nous ferons de notre mieux pour les apprendre, n'est-ce pas, mon fils? Jean pressa sa mère sur son coeur, plein de pensées graves. Avec un tel guide, il ne redoutait rien de la vie. Il rentra dans sa chambre, éteignit sa bougie et ouvrit la fenêtre. Comme le jour de son arrivée, la lune éclairait doucement la vallée, et dessinait sur le parquet les couleurs délicates des pampres qui tapissaient le mur. Une brume légère donnait aux objets, et à la clarté même, une mollesse délicieuse; l'air était odorant, chargé des senteurs des grandes reines des prés qui bordaient le ruisseau sur son parcours dans les prairies... Le jeune homme s'appuya à la fenêtre, et regarda au dehors toutes ces choses simples, journalières et pourtant merveilleuses. Qu'y avait-il là de si extraordinaire? Le parterre, le moulin, les frênes, la vigne contre le mur, la lune, la brume elle-même, n'avaient rien d'insolite ou de nouveau. Alors pourquoi cette indicible émotion à ce spectacle qu'il voyait tous les jours? Jean comprit pour la première fois qu'une bonne moitié de nos joies et de nos enthousiasmes est en nous-mêmes. Son entretien avec sa mère avait ouvert son âme aux sentiments élevés; la vue de ce paysage tranquille, éclaira par une lumière sereine, continua le courant de ses idées. --C'est merveilleusement beau, se dit-il, et cependant un être prosaïque le trouverait vulgaire... La vie aussi est vulgaire, le mariage comme tout le reste est une succession de menues circonstances, dont bien peu sont de nature à emporter l'âme vers le ciel. D'où vient alors que du mariage se dégage parfois cet idéal de noblesse et de grandeur que ma mère connait si bien, un amour tel que mon père eut pour elle, et qu'elle a encore pour lui? Jean continuait à regarder la vallée, où s'élevaient de légers brouillards, flottant au-dessus de la rivière. Rappelant le souvenir des récita de Saurin, il lui sembla voir marcher Geneviève et François, appuyés l'un à l'autre, au lendemain de leur mariage, avec la tranquille tendresse de ceux qui ont l'avenir devant eux... --C'est la durée qui fait la beauté du mariage, se dit-il... Il est grand, parce qu'il est éternel... Heureux ceux qui ont la vie entière pour s'aimer... Il se jeta sur son lit, fatigué de toutes ces pensées nouvelles, et, avant de s'endormir, il crut voir passer dans une blanche vision de vapeurs sa propre image, si semblable à celle de son père, aux côtés d'une autre, une femme douce et belle, qui l'aimait, pour laquelle il sentait son coeur se dilater, plein d'une indicible tendresse... mais cette femme n'était pas Clotilde. XIV La lune allait se coucher, car la nuit était déjà avancée, et sa clarté laiteuse rasait le sol, d'où s'élevait partout une légère buée; immense et noir à l'ombre des hauts frênes, le grand moulin dormait, l'eau montait furtivement à travers les vannes fermées, en un filet d'argent qui glissait dans la rigole moussue, et tombait de très-haut avec un bruit cristallin jusqu'au fond du ravin plein de vieux cailloux noirs. Les coqs s'étaient rendormis, après leur premier chant, et tout était tranquille, si tranquille qu'un passant attentif eût marché doucement, de peur de troubler ce grand repos. Tout était blanc; le sol couvert de brouillard, l'air, les arbres, entourés de vapeurs, le moulin lui-même, venaient de disparaître sous un voile délicat de brume flottante; l'air semblait de ouate mince... Soudain, cette blancheur se teinta de rose... un rien, un soupçon, un éclair... et tout redevint blanc. Une teinte rose, plus vive, perça la brume, et un grand vol de pigeons s'échappa avec fracas de la toiture du moulin, qui leur servait d'asile. Avec de lourds battements d'ailes, mais sans un cri, ils s'abattirent sur la maison qu'habitait Saurin. Dans leur trouble ils se groupèrent sur le chaume, sur les fenêtres, partout où une saillie leur offrait un asile. Simplicie, qui dormait dans une petite chambra enclavée dans le grenier au-dessus de celle de son père, se leva, réveillée par les coups d'ailes qui frappaient les vitres, et resta interdite en voyant ces hôtes inattendus. L'horloge à l'étage au-dessous sonna trois heures. La jeune fille émue, presque inquiète, ne comprenant rien à cette invasion, ouvrit la fenêtre, et deux ou trois pigeons effarés se précipitèrent au dedans. Les autres s'envolèrent pour aller se poser plus loin. Simplicie se pencha au dehors et regarda le manoir, objet de sa constante préoccupation. Il était tranquille, les fenêtres plus noires se détachaient comme des trous sur la façade; la brume se levait lentement au-dessus du parterre... Elle se tourna de l'autre côté, et regarda le moulin... l'air était rose. Elle frissonna de tout son corps fluet; les mains appuyées sur le rebord de granit, elle se pencha au dehors, autant qu'elle le put, au risque de tomber... Une lueur cerise lui passa devant les yeux, et soudain une large bande noire sépara le moulin de sa toiture. Simplicie s'accrocha au mur, et cria: --Père, père... le feu! Sa voix s'éteignit dans sa gorge: elle avait trop peur, et ne pouvait crier. Elle voulut courir, ses pieds restèrent immobiles, lourds comme des morceaux de marbre. Elle se laissa retomber sur l'appui de la fenêtre, s'accrochant au mur, sans sentir qu'elle se blessait, criant de sa voix éteinte, qui n'avait plus de son: Le moulin! le moulin...! Elle crut qu'elle allait mourir à cette place, sans pouvoir appeler de secours, et se tint immobile, écrasée sur la pierre, en pensant à Jean Beauquesne, qui allait être ruiné... Une grande lueur déchira le voile de brume, un grand tourbillon de fumée sortit en tournoyant par la toiture, des langues de flammes s'élancèrent des trous ménagés dans les murailles pour donner de l'air, et les oiseaux, réveillés dans les arbres, s'envolèrent avec des cris aigus dans l'air d'un rouge vif, cruel comme l'aspect du sang... Simplicie retrouva sa voix et ses forces. --Père, père, le moulin brûle! cria-t-elle en nouant à la hâte un jupon. Elle descendit en courant le petit escalier et trouva Saurin debout. --Tu rêves, dit-il en la voyant apparaître, les tresses battant ses épaules, ses mains fiévreuses ajustant ses vêtements. Au lieu de répondre, Simplicie ouvrit la porte; Saurin la suivait de si près qu'ils furent dehors ensemble. Le moulin brûlait tranquillement, laissant les flammes sortir par toutes les ouvertures; seule la grande porte noire restait fermée, comme pour mieux protéger l'incendie contre les secours du dehors. --Misérable! s'écria Saurin en se prenant aux cheveux, misérable! j'ai laissé ma pipe dans mon pantalon de travail. C'est moi qui ai mis le feu au moulin! misérable! Il s'arrachait des poignées de cheveux gria et les jetait à terre avec fureur. Simplicie, le coeur gros de larmes, tremblant de froid et de peur, dans cet air humide du matin, lui dit de sa voix douce: --Père, que faut-il faire pour l'éteindre? Rappelé à lui-même, le meunier reprit son sang-froid. --Va réveiller Jean Frappier; il sait faire marcher la grande pompe. Moi, je vais aux hommes. Simplicie courut légèrement sur ses pieds nus jusqu'au manoir, ouvrit la porte, fermée d'un simple loquet, passa devant la chambre des vieux Beauquesne sans les réveiller, et arriva d'une traite au haut de l'escalier. Le corridor était sombre, elle compta les portes: Une, deux, trois, quatre... elle connaissait bien la chambre de Jean, car elle seule la mettait en ordre tous les matins. Elle frappa. --Monsieur Jean, dit-elle d'une voix timide. Elle était venue là sans autre pensée que celle du feu qui dévorait le moulin, et tout à coup elle se sentit prise de peur devant cette porte fermée, d'une peur terrible. --Jean-Frappier! dit-elle un peu plus haut, se servant inconsciemment de l'appellation familière... Rien ne répondit au dedans. Elle hésita; crier, au risque de réveiller les dames, d'épouvanter madame Geneviève, sa protectrice, son ange gardien... Elle tourna le bouton de la porte, et entra résolument dans la chambre du jeune maître. --Jean-Frappier, dit-elle avec une voix devenue claire et nette, il faut vous lever vite. Jean se souleva, éveillé en sursaut, et resta pétrifié en voyant au pied de son lit cette mince figure, semblable à une apparition. --Ma mère? dit-il, courant droit à sa plus chère pensée. --Non! Dieu en soit loué! fit Simplicie avec élan. Mais il y a un malheur, maître Jean, le moulin brûle. Une grande lueur remplit la chambre d'un flamboiement sinistre. --J'y vais, fit Jean. Simplicie sortit et referma la porte, puis s'arrêta dehors, tremblante, apeurée, se demandant ce que madame Geneviève dirait; quand elle saurait que le moulin avait brûlé! Il brûlait vite; les sacs de blé, les bottes de paille, les trémies, les blutoirs, tous ces instruments de meunerie en beau bois de chêne vieux et sec flambaient joyeusement en se dépêchant, comme pour avoir plus vite fini; tes grands tourbillons d'étincelles s'enlevaient jusque dans la toiture, et là-haut, tout là-haut, les poutres chauffées commençaient à brûler avec une sage lenteur, ainsi qu'on fait quand on a du temps devant soi; elles se charbonnaient peu à peu, noires d'abord, rouges ensuite, puis tout d'un coup flambaient activement pour réparer le temps perdu. Saurin était monté à la muraille avec une grande échelle, de celles qu'utilisent les couvreurs campagnards pour réparer les toits de chaume; il voulait voir à l'intérieur, s'assurer de l'étendue du sinistre. Les garçons meuniers, les fermiers, les paysans, accourus à la lueur, le dissuadaient vainement de sa folle entreprise. --Laissez faire, disait-il, j'ai dans l'idée qu'il n'y a qu'un côté qui brûle, et je sais bien que le feu n'a pas pris ici. Il se hissa jusqu'à une petite fenêtre sous le toit que le feu avait en effet respectée et regarda à l'intérieur. La fumée remplissait tout, mais par instants, manquant d'air, le feu se rabattait sur lui-même; le mur auquel s'appuyait l'échelle n'était pas encore attaqué. Saurin, ne se trompait pas. Les sacs de blé empilés formaient une muraille intacte. --Hardi, garçons, cria-t-il en redescendant avec l'agilité d'un jeune homme. Donnez ici le tuyau de la pompe, et nous allons faire de rude besogne. Jean arriva, suivi de la pompe, que quatre gars vigoureux traînaient au pas de course; il donna le signal, et l'eau afflua dans les tuyaux. --Bénie soit madame Geneviève qui a pensé à nous envoyer ça, voilà tantôt six ans, dit Saurin en l'abordant. S'est-on assez moqué d'elle ici, quand on a vu arriver cette machine! Elle avait pourtant raison, cette âme du bon Dieu! Il prit la lance des mains de Jean, et remonta l'échelle d'un pas alourdi. La fièvre qui l'animait l'instant d'avant était tombée à la vue de son jeune maître. --Saurin, cria Jean, ne t'expose pas, mon ami, je t'en prie; laisse-moi monter à ta place. --Il n'y a pas de danger, Jean-Frappier, répondit le meunier: c'est moi qui ai fait le mal, c'est à moi de le réparer. Il acheva péniblement l'escalade: l'échelle tremblait sous son pas lourd, et dans la vague lueur de l'aube sa silhouette robuste chancelait sur les échelons fragiles. D'un coup d'épaule, il brisa une vitre; le verre tomba en éclats autour de lui, et la pompe en mouvement envoya un jet puissant dans l'intérieur embrasé du moulin. --Laisse la lance en place, descends, Saurin, cria Jean. Une grande bouffée de flammes et de fumée sortit par la nouvelle ouverture, montant jusqu'au toit, qu'elle parcourut extérieurement. Saurin atteint en plein visage se rejeta en arrière; son corps tournoya dans l'air et s'abattit au pied de l'échelle. Jean, sans pousser un cri, courut à lui. Quittant la manoeuvre de la pompe, les gars s'empressèrent. On essaya de le relever, mais un gémissement d'une inexprimable angoisse sortit de la poitrine du meunier, au premier mouvement. --J'ai les reins cassés, dit-il, laissez-moi là, je n'en ai pas pour longtemps. Jean-Frappier, c'est moi qui ai brûlé le moulin, c'est juste, il n'y a rien à dire. Cédant aux supplications de Jean, il permit pourtant qu'on le transportât plus loin, à l'abri des flammèches qui commençaient à tomber autour d'eux. Bientôt il fut près de lui Geneviève et Marguerite, réveillées par le bruit. Les autres habitants du manoir regardaient de loin. --Madame Geneviève, dit le meunier d'une voix saccadée, j'ai eu tort, je vous prie de me pardonner. Jean me l'avait dit, je n'ai pas voulu le croire... j'avais laissé ma pipe dans la poche de ma culotte de toile... je la croyais éteinte, il parait qu'elle ne l'était pas. Je ne l'ai pas fait exprès... Je m'en vais retrouver ma femme... Ce qui me gêne, c'est la petite... vous ne la laisserez pas aller servante chez les autres, n'est-ce pas, madame Geneviève? Elle restera chez vous? --Je vous le promets, dit Geneviève. --Ça me met l'esprit en repos, savez-vous, maîtresse. Il s'affaiblissait rapidement; sa main errait cherchant celle de Jean. --Dis, Jean-Frappier, te souviens-tu, quand tu étais petit, je te faisais des «musiques»?... Il y a longtemps, garçon, le temps en est passé!... Où est ma fille? Simplicie s'approcha tout contre lui: son respect l'empêchait de pleurer, sa soumission lui ordonnait d'attendre que son père la demandât. Ces filles de Cotentin, silencieuses et réservées, dépensent en dedans leurs douleurs et leurs joies. --Simplicie, ta serviras bien madame Geneviève tu lui obéiras toujours... et au jeune maître... --Oui, mon père, dit la jeune Bile à genoux. --Comme à moi-même, Simplicie; ce sont eux qui remplacent ton père et ta mère, ma pauvre fillette... Ses mains cherchaient toujours dans le vide. Jean en prit une, Simplicie tenait l'autre; les flammes montaient haut par-dessus les arbres, éclairant tout d'une belle clarté rouge. Un grand fracas se fit entendre. --Le moulin, le voilà qui s'en va... cria Saurin; j'étais sûr qu'il lui arriverait malheur, pour avoir tué François Beauquesne... C'était un méchant moulin qui n'aimait pas son maître... Les flammes montèrent jusqu'au zénith, la charpente venait de tomber à l'intérieur. L'obscurité sembla se faire, l'aube blanchissait de plus en plus l'horizon. --C'est fini, soupira Saurin, comme un souffle. Sa tête retomba en arrière, sans que Jean ni Simplicie eussent quitté ses mains. --Il est mort? dit la jeune fille, de sa voix douce, qui tremblait. Geneviève, sans répondre, l'entoura maternellement de ses bras; elle se laissa faire; les larmes coulaient lentement sur ses joues blanches, sans cris ni secousses. On voulut remmener, elle fit un léger mouvement de résistance. --Laissez-moi avec lui jusqu'à la fin, dit-elle sur le ton de la plus touchante supplication. Cela ne peut rien faire, n'est-ce pas? Je voudrais rester avec lui... --Comme tu voudras, dit Geneviève. La veuve de François pouvait comprendre ce besoin profond de ne pas se séparer d'un mort aimé. Saurin fut placé sur une civière, et le convoi prit le chemin du manoir. Les gars étaient retournés à la pompe, Jean les invita à le suivre. --Que le feu finisse son ouvrage, dit-il, nous n'avons plus rien à perdre. Il regarda tristement le corps inerte de son vieil ami. --J'aurais donné mille fois le moulin pour conserver la vie de celui-là! dit-il avec amertume. Simplicie leva les yeux sur lui, quels yeux! des yeux pleins de larmes de reconnaissance et de dévouement, des yeux d'enfant qui donne son âme. Jean reçut ce regard comme une bénédiction. --Ma pauvre enfant, dit-il, nous vous aimerons! --Je le sais, répondit-elle. Et elle continua de marcher en tenant la main du cadavre. XV --Tu es à nous, maintenant, dit Geneviève à sa protégée, lorsque le cortège funèbre, au retour du cimetière, eut reçu les remercîments de Jean, qui avait conduit le deuil. Tu es à nous, ma pauvre fillette; nous tâcherons de te rendre la vie douce. Simplicie ne répondit point; elle ne parlait guère, et dans son esprit encore enfantin, les sentiments ne savaient pas se développer en paroles. Ses yeux parlaient pour elle, et ceux qui l'aimaient en rencontraient à tout moment le regard bleu, tendre et franc, qui faisait songer à une fleur. --Simon Beauquesne est malade, dit la jeune fille, pour toute réponse. Geneviève comprit, et accorda la permission tacitement demandée par ces mots. Simplicie alla s'asseoir auprès du lit du bonhomme, son tricot à la main, à cette place qu'elle devait occuper plusieurs longues semaines, sans que sa patience et sa douceur fussent lassées un seul jour. Simon était tombé malade de saisissement; l'incendie, la mort de son fidèle Saurin qu'il querellait souvent, mais qu'il estimait fort, et même qu'il aimait, autant qu'il pouvait aimer ce qui n'était pas quelque part de lui-même: tous ces événements pénibles, tombant à la fois dans cette existence jusqu'alors si paisible, lui avaient donné une de ces longues fièvres tenaces, que la médecine ne sait trop comment classer. Victoire s'était dès l'abord déclarée incapable de le soigner. Rester auprès d'un lit, écouter les doléances du malade, contenter ses caprices, supporter son humeur, c'était une tâche au-dessus de ses forces. Elle eut du moins le bon esprit de le reconnaître. A qui alors confier la garde du malade, sinon à la bonne et discrète Simplicie? Celle-ci, d'ailleurs, ne demandait qu'à remplir ces fonctions délicates et fatigantes. Dans les fantaisies du malade, dans les soins qu'il réclamait, elle trouverait une distraction à ses tristes pensées, en même temps qu'un moyen de prouver à ses maîtres l'inexprimable gratitude qu'elle ressentait pour eux, depuis qu'ils l'avaient acceptée des mains de son père mourant. Simplicie ne cherchait point à percer l'avenir. Elle ne se demandait pas à quel titre elle recevrait le pain quotidien dans cette maison, la sienne depuis sa naissance. Madame Geneviève avait promis de la garder auprès d'elle, c'en était assez. On lui avait fait des habits de deuil, elle ne demandait point qui les payerait. Elle avait mis la robe noire et le bonnet de crépe noir, comme elle eût revêtu un cilice si Geneviève le lui avait apporté. Elle ne vivait plus qu'en deux idées: le culte de ses parents morts, et l'amour profond, sans bornes, qu'elle portait à ses bienfaiteurs; ces deux dévouements suffisaient à remplir sa vie. Le lendemain matin, vers la fin du déjeuner, M. Reynold, dans un petit speech fort bien tourné, annonça son intention de rentrer à Paris avec sa famille. En de si douloureuses circonstances, il comprenait fort bien que la présence d'étrangers, malgré toute l'urbanité des maîtres du lieu, ne pouvait être qu'une gêne. Son coeur restait avec ses amis, si cruellement éprouvés dans leur fortune et dans leurs affections; mais le devoir même de l'amitié lui faisait une loi... Bref, il tourna un peu court, au risque de verser, et pria madame Beauquesne de lui procurer des chevaux pour gagner la station et prendre le train de nuit. Avant que Geneviève eut ouvert la bouche, Jean avait répondu: --Très-bien, je vais donner des ordres,--et avait disparu dans l'escalier. Geneviève resta un peu surprise de cette courte réponse; mais après tout, M. Reynold, avec toutes ses précautions oratoires, n'en méritait pas d'autre. Un silence gêné régna autour de la table, puis Marguerite échangea un coup d'oeil avec madame Beauquesne et se leva pour procéder aux préparatifs du départ. Renée boudait franchement, et Clotilde, les yeux baissés, l'air grave, paraissait totalement indifférente à la décision qui venait d'être prise. Jean ne reparaissant pas, elle se décida à rentrer dans sa chambre, suivie de sa compagne. --Tu trouves ça convenable, toi? Et Renée dans une explosion de colère, dès qu'elles furent chez elles. --Quoi? la conduite de M. Beauquesne? fit Clotilde d'un air précieux. --Qui ça, M. Beauquesne? Jean? Non, la sienne est ce qu'elle doit être; c'est de mon père que je parle. --Il ne m'appartient pas de juger mon oncle! répondit gravement Clotilde. Exaspérée, Renée lui tira la langue, lui montra le poing et lui tourna le dos, le tout avec une prestesse extraordinaire; puis revenant vers elle, la gamine reprit: --C'est très-bien; moi non plus, il ne m'appartient pas de juger mon père, et tu peux même lui dire, si ça te fait plaisir, que je l'ai blâmé, ce qui me fera attraper un bon gros sermon; mais ce n'est pas moi qui abandonnerais ainsi nos amis dans le malheur! Sais-tu ce que l'incendie du moulin va coûter à Jean? Il en parlait ce matin à maman. --Non, fit Clotilde d'un air indifférent. --Ça va lui coûter au moins quarante-cinq mille francs. Les murailles étaient vieilles; il faut rebâtir de fond en comble; le matériel est perdu, les meules, tout... Et ce pauvre Saurin qui l'aimait tant... Renée se détourna et fondit en larmes; Clotilde la regardait d'un air embarrassé, ne sachant que dira, et craignant de paraître indifférente. Sa cousine se rapprocha d'elle: --Toi, ça ne te fait rien que Saurin soit mort, tu ne regrettes que l'argent... Est-ce que Jean te plaît toujours autant avec quarante-cinq mille francs de moins? --Ce sont mes affaires, dit posément Clotilde, en pliant une robe. Renée resta muette, suffoquée d'indignation. --Ah! dit-elle enfin, ce sont tes affaires? Eh bien, moi, je m'occuperai des miennes. Elle sortit en courant, non sans faire grand bruit avec le battant de la porte, et descendit jusqu'au bas de l'escalier, cherchant son ami d'enfance. En passant devant la chambre des époux Beauquesne, elle aperçut la haute silhouette de Jean, qui se détachait sur le fond sombre des rideaux du lit, et elle s'arréta. --Ayez, confiance, grand-père, et patience aussi, disait Jean. Plaie d'argent n'est pas mortelle! Grâce à la prévoyance de ma chère mère Geneviève, nous pouvons réparer le mal avant les pluies d'automne; à la Toussaint, le moulin moudra comme devant! Ce qu'il faut maintenant, c'est vous guérir bien vite, pour mettre vous-même le bouquet au faite du nouveau toit! --Tu jases, garçon! dit le vieux visiblement ragaillardi. Un pauvre bonhomme comme moi, qui s'en va faire son dernier voyage... --Vous vivrez cent ans! fit Jean d'un air gai. On vous soignera bien, n'est-ce pas, Simplicie? La fillette lui répondit par ce regard plein de choses indicibles, qui était son meilleur langage, et, d'une main délicate, elle lissa la couverture du lit. Renée resta interdite. Ces paroles affectueuses et consolantes, ce grand-père malade, cette blonde figure de madone, si douce et si triste sous son crêpe, ce geste muet, plein de tendresse, faisaient un étrange contraste avec tes sentiments mauvais qui l'avaient amenée là. Elle avait beau se dire que son amitié pour Jean lui ordonnait de démasquer Clotilde, elle sentait, au fond de son coeur, que la rancune et le dépit causés par les mauvaises paroles de sa compagne étaient le véritable motif qui la faisait agir. Elle hésitait, ne sachant trop à quoi se décider; Jean, sortant de la salle, la trouva sur le seuil. --Je te cherchais, Jean, lui dit-elle, se sentant tout à coup soulagée d'un grand poids. Je voulais te, dire que nous partons, c'est vrai, mais malgré moi; je t'assure... --Je présume, en effet, dit le jeune homme sans pouvoir s'empêcher de rire, que si ton père t'avait consultée, tu n'aurais pas demandé les chevaux... Elle se mit à rire comme lui, et tous deux, sans savoir comment cela se faisait, passèrent la main sur leurs yeux pour essuyer une larme, tant Jean avait été blessé du procédé de M. Reynold. Cette coïncidence les fit rire derechef, et ils se prirent les mains dans une bonne et forte étreinte; après quoi, ils remontèrent silencieusement l'escalier. Au moment de se séparer, Jean ne put s'empêcher de demander à demi-voix: --Et Clotilde, qu'en dit-elle? --Elle n'aime qu'elle-même, répondit Renée. Ce n'était pas une réponse, et cependant, rien ne pouvait mieux expliquer les sentiments confus de Renée à l'endroit de sa cousine. Jean fronça le sourcil, surpris un peu, et tout à coup se pencha sur le front de sa petite amie, où il mit un baiser fraternel. --Jean, j'ai peur que tu ne sois malheureux, murmura Renée, incapable de se contenir. --Je ne serai pas malheureux, ma chère Renée, dit-il d'un air grave. Ma mère et ceux qui m'aiment vraiment sauront m'en défendre. Renée rentra dans sa chambre le coeur allégé de plus d'un souci. --Eh bien, tes affaires sont finies? demanda Clotilde d'un air railleur. --A mon entière satisfaction, ma chère, répondit sa compagne. Elles ne se parlèrent plus de tout le jour, mais Renée n'y prit pas garde; malgré l'ennui du départ, elle était revenue presque joyeuse. XVI Le manoir était devenu bien triste et bien solitaire depuis que ses hôtes momentanés l'avaient quitté. Saurin était un de ces êtres qu'on aime pour ainsi dire sans le savoir, et dont la présence n'est guère appréciée, mais qui, une fois partis, laissent dans le coeur un vide dont on ne peut se consoler. Tout le monde éprouvait cette impression, et la venue de nombreux ouvriers pour la reconstruction du moulin fut une distraction utile, qui attira l'esprit des Beauquesne sur une foule de soins matériels. Victoire se trouvait dans son élément; nourrir et loger une trentaine d'ouvriers, c'était précisément ce qu'il fallait pour tenir l'alerte vieille en haleine et donner de l'occupation à ses loisirs, trop souvent maussades. Les filles de ferme eurent parfois occasion de la maudire, mais Simon put respirer en paix en son absence, et faire de bons petits sommes sous la surveillance de Simplicie, qui lisait ou tricotait près de son lit. Elle lisait de simples livres d'enfant, appropriés à son ignorance, mais elle avait enfin pris le goût de la lecture, qui ne vient qu'à la longue dans les esprits peu cultivés; elle était bientôt fatiguée de lire, mais pendant les longues heures de silence et d'ouvrage à l'aiguille, elle repassait dans son esprit les lectures de la veille, et elle arrivait peu à peu à saisir l'idée d'un monde plus vaste que le manoir, cet horizon de son âme, que jusqu'alors elle ne croyait pas possible de dépasser. Simon allait de mieux en mieux; il se leva un jour, puis une autre fois sortit à la tiède douceur d'un premier jour d'automne, appuyé sur le bras de Simplicie, et enfin put faire de petites promenades dans le parterre avec le secours d'un bâton. Un beau matin, s'étant éveillé plein de courage, à petits pas, avec de longs repos, il arriva jusqu'au moulin. Le soin de la marche, dont il était déshabitué, l'avait obligé de regarder à ses pieds, et d'ailleurs sa vue s'était fort affaiblie. Quand il fut sorti du parterre, et qu'après s'être assis sur une pierre, il leva les yeux, il resta ébahi, la bouche ouverte, ne comprenant plus ce qu'il voyait. Il avait entendu dire qu'on reconstruisait le moulin, il avait vu parfois l'ingénieur, qui venait visiter les travaux; mais, dans son esprit, le moulin n'en était pas moins resté l'ancienne bâtisse haute et noire, à la toiture aiguë, le vieux moulin Frappier, en un mot. Il voyait devant lui une construction moderne, où pas un pouce de terrain n'était perdu, où pas une pierre n'était sans emploi, une maison de moitié moins haute que l'ancienne, où pourtant huit paires de meules trouvaient de la place pour fonctionner. --Eh, garçon, ne put-il l'empêcher de dire dans sa surprise, ce n'est point là un moulin! Il lui fallut pourtant se rendre à l'évidence, le jour où l'eau, coulant dans les vannes neuves, mit en mouvement les roues superbes, et ou devant ses yeux ravis la première poignée de farine tiède tomba dans le coffre de chêne luisant. Jean se tenait debout, la tête découverte, et pensait à la meule qui avait tué son père. Le méchant moulin n'existait plus; celui-ci aurait-il une longue et heureuse existence? Geneviève, qui regardait à ses côtés, se tourna vers la foule des domestiques, ouvriers, voisins, qui se pressait à la grande porte, et chercha des yeux la fille de Saurin, la dernière victime du moulin cruel. Ne la voyant pas, elle la nomma tout bas à son fils qui courut au manoir. Elle ne s'y trouvait nulle part; il parcourut la vaste demeure, l'appelant par son nom; rien ne lui répondit. Il revenait triste et même inquiet, lorsqu'en passant devant l'ancienne maisonnette de Saurin, que personne n'habitait plus, il vit la clef sur la porte. Il entra discrètement et vit agenouillée devant le lit, la tête dans ses deux mains, Simplicie, qui pleurait silencieusement. Il s'approcha d'elle, et la releva en passant un bras autour de sa taille; elle tressaillit et le regarda d'un air effrayé; mais, en le reconnaissant, elle cessa toute résistance. --On inaugure le moulin, dit-il, venez avec nous... --Je ne peux pas, dit-elle faiblement. Il la soutenait toujours un peu; soudain, elle lui glissa entre les mains et tomba à terre. Ce fut une faiblesse d'un instant. Il la releva, étonné de la sentir si légère, et l'emporta au dehors. Elle ouvrit les yeux, et sentant sa tête reposer sur l'épaule de Jean, elle les referma avec une expression de confiance et de repos. --Je n'ai plus que vous, dit-elle. La foule s'écartait en ce moment pour laisser passer Geneviève. Elle s'approcha des jeunes gens et se pencha, pleine de pitié, sur le visage décoloré de la pauvre enfant. --Tu es de la famille, lui dit-elle, en lui prenant un bras pour la soutenir. Suivie d'un murmure de compassion respectueuse, Simplicie rentra au manoir entre Jean Beauquesne et sa mère. XVII Geneviève, étendue sur une chaise longue, les pieds enveloppés d'une couverture, écoutait la lecture que toi faisait Simplicie d'un journal du soir. Un écran protégeait contre la clarté trop vive de la lampe ces yeux fatigués, ces pauvres beaux yeux noirs, qui avaient tant regardé de fins réseaux, tant compté de fils dans la dentelle. Geneviève avait les yeux malades, et c'était un gros chagrin pour elle que de ne plus pouvoir lire et coudre; toujours active, sans hâte fébrile, elle avait su, pendant son existence entière, employer les heures sans un instant de paresse ou d'ennui... l'ennui, ce terrible ennemi, menaçait d'entrer dans son existence, désormais condamnée à l'oisiveté, et la peur de devenir aveugle, qui la forçait d'obéir au docteur, la rendait malade d'inquiétude. Plus de travail, plus de lecture... quelles longues journées que celles qui s'écoulent ainsi, depuis le lever du jour jusqu'aux heures tardives de la soirée, dans le désoeuvrement des mains jadis actives, des pieds qui ne savent où porter le corps découragé, de la tête qui pense, et qui ne peut exécuter sans le secours des yeux, fatalement condamnés, s'ils travaillent! L'écran vert de la lampe, voilà tout l'horizon de Geneviève; l'éclat des lumières, le théâtre, la rue, les passants, les magasins, ces spectacles des yeux, tout cela lui était interdit, pour quelque temps au moins. Quand les feuilles reviendraient aux arbres, elle pourrait reposer ses regards sur le vert naissant de la tendre verdure; mais jusque-là, le repos et l'oisiveté, tel était l'arrêt de la science, pendant ce long hiver parisien, qui commençait à peine. Jean avait ramené sa mère à Paris, espérant que les visites, les causeries, les livres nouveaux arracheraient Geneviève aux tristes préoccupations où la jetait la crainte terrible et constante d'une cécité prochaine; mais quoique Paris présentât certainement plus de ressources que le moulin Frappier, la pauvre femme, un instant distraite, avait senti son ennui plus profond que jamais, au bout de quelques jours. Les visiteuses n'étaient pas revenues... Que dire à cette malade attristée? Geneviève ne pouvait pas lire, sortir à peine, et le roulement lointain des voitures ne faisait que rendre plus pénible le silence des longues nuits d'insomnie, présage douloureux de cette éternelle nuit de la cécité, qu'elle redoutait presque plus que la mort. Que faire? Pendant une semaine entière, Jean s'astreignit à rester auprès de sa Mère, ne sortant pas, lui faisant la lecture, travaillant à ses côtés, en un mot lui consacrant toutes ses heures... Ce sacrifice ne réussit pas mieux que le reste. Geneviève ne put supporter l'odeur de la peinture. Jean, réduit au dessin, trouvait les journées longues, allait et venait d'un air inquiet, s'arrêtant brusquement près de la porte au moment de sortir, et souriait d'un sourire forcé quand ses yeux rencontraient le regard de la malade... --Va, mon pauvre enfant, lui dit un jour Geneviève, tu m'as donné la meilleure preuve de tendresse, en essayant de te consacrer uniquement à moi: je te remercie de l'avoir fait, mais je serais une méchante égoïste si j'acceptais le sacrifice. Va, et reviens de temps en temps, quand tu le pourras, mais il faut bien que je m'accoutume à vivre seule... Que ferais-je quand tu seras marié? Ce fut la première et la dernière fois que madame Beauquesne fit allusion à l'avenir qui l'attendait lorsque Jean aurait un intérieur à lui. Jusqu'alors il avait été tacitement convenu que son fils ne la quitterait jamais... Mais l'expérience de la vie était venue détruire ce rêve de toutes les mères. Jamais Geneviève, elle le reconnaissait elle-même, n'aurait pu vivre avec Clotilde... Clotilde ou une autre... Il viendrait donc un jour on Geneviève vivrait seule. C'est alors que la pensée de la veuve s'arrêta sur l'orpheline, avec une douceur nouvelle. Quand Jean serait marié, Simplicie lui resterait, cette douce et modeste compagne, toujours silencieuse, moins qu'une pupille, plus qu'une femme de chambre, quelque chose dans le genre d'une demoiselle de compagnie; un peu trop rustique pour des gens de la ville, mais cette rusticité même était un charme de plus pour Geneviève, restée meunière au fond de l'âme, malgré sa transformation en Parisienne comme il faut. C'est ainsi que Simplicie apprit à lire tout haut, pour faire la lecture à madame Geneviève pendant les longues après-midi et les longues soirées, pendant que Jean peignait à son atelier, ou bien allait dans le monde, ce qui pour réussir en peinture est peut-être encore plus nécessaire que d'avoir du talent. Elle lisait bien, un peu trop lentement, mais avec goût, dirigée en ceci par Marguerite Reynold, qui s'était enthousiasmée de cette idée, et qui lui donnait de temps en temps d'excellentes leçons. Simplicie ne comprenait pas tout ce qu'elle lisait, il s'en fallait de beaucoup, mais qu'importe? Les filles de Milton, qui faisaient à leur père aveugle la lecture de l'Iliade, ne savaient pas un mot de grec, et n'en lisaient pas moins cette langue de façon à l'intéresser. Et d'ailleurs, il y a des grâces d'état; ceux qui lisent beaucoup à haute voix lisent souvent d'une façon machinale, sans même se fendre compte des sons qu'ils profèrent. Ce n'était pas le cas pour Simplicie; elle s'efforçait de comprendre, relisant seule les passages qui lui avaient paru obscurs, s'enhardissant jusqu'à demander à Geneviève l'explication des mots nouveaux, et son esprit enfantin, développé soudain par la bonté de son âme et son désir de se rendre utile, prit un essor nouveau. Le petit visage doux et mutin n'était plus encadré du mignon bonnet blanc, aux petites ailes relevées. Geneviève n'avait pas voulu qu'elle gardât à Paris ce costume, qui semble aux étrangers un signe de domesticité. Simplicie portait pour toute coiffure ses beaux cheveux blonds, nattés en couronne sur sa petite tête bien faite, et quand elle sortait, ce qui était bien rare; c'était avec un petit chapeau de deuil, comme une demoiselle de la bourgeoisie. Geneviève l'avait ordonné, Simplicie avait obéi, mais sans en tirer vanité; n'était-elle pas destinée à obéir toute sa vie? Ce soir-là Geneviève écoutait la lecture que lui faisait la jeune fille, mais son esprit était ailleurs, et les mots frappaient son oreille sans arriver jusqu'à son esprit: d'ailleurs la voix de Simplicie était une musique en elle-même. Madame Beauquesne s'apercevait depuis quelque temps que son fils avait quelque ennui secret, et le silence qu'il gardait à cet égard l'affligeait un peu. Elle eût voulu qu'il lui dit tout, et c'est précisément ce qui est impossible; sûre, d'ailleurs, qu'un jour elle saurait ce qui l'inquiétait, quand le sujet d'inquiétude serait relégué dans tes choses passées, elle attendait... avec un peu de surexcitation nerveuse. Jean entra, après avoir frappé, et vint s'asseoir en pleine lumière, en face de Geneviève, qui le regarda avec orgueil. --Suis-je beau? lui demanda-t-il d'un ton enjoué. --Superbe! répondit la mère avec cette gravité souriante qui était son caractère distinctif. Simplicie leva les yeux sur le beau jeune homme, le regarda un instant avec une admiration tranquille, comme un tableau ou une belle fleur, puis baissa les yeux sur son livre. Jean était superbe, en effet. Le costume moderne n'est favorable qu'aux jeunes gens dans la fleur de leur jeunesse et de leur grâce naturelle; à cet âge, d'ailleurs, pour peu que la nature ne se soit point montrée marâtre, tout sied. Les cheveux de Jean, bouclés en dépit de ses efforts pour les rendre plus sages, les yeux brillants, le teint mat et ombré de sa mère, la belle barbe châtaine frisée et soyeuse, les membres agiles et souples, la haute stature, tout faisait de Jean Beauquesne le plus beau spécimen de sa génération, bien qu'il eût cet inappréciable bonheur d'être au premier coup d'oeil assez semblable à tout le monde pour passer inaperçu. --Je vais faire un tas de conquêtes, dit-il en s'allongeant paresseusement dans le fauteuil. D'ailleurs, pour ce soir, j'ai un carnet bien rempli. Il faut gagner à ma cause, d'abord, un membre de l'Institut, section des beaux-arts; un chef de bureau au ministère, ça c'est pour les commandes et achats de tableaux, un avenir encore lointain, mais tu sais, ma mère, que je vois les choses de loin; ensuite un peintre célèbre, dont je voudrais être admis à visiter l'atelier. Il doit y avoir là dedans des choses merveilleuses, mais c'est un ours, et je ne sais trop comment le prendre, et puis... --Et puis? demanda Geneviève. --Et puis une quantité de gens plus ou moins décorés, illustres, célèbres tout au moins... --Une soirée d'hommes, alors? --Précisément. Geneviève garda le silence. Elle ne craignait que les femmes, sûre que Jean, avec son honnêteté, sa droiture et son vaillant courage, serait toujours apprécié des hommes de bien. --Bonsoir, mère, dit le jeune homme en se penchant sur elle pour l'embrasser. Bonsoir, Simplicie. Il sortit avec un geste affectueux, et la porte se referma. Geneviève poussa un soupir. La jeune lectrice leva les yeux, et de sa voix douce: --Faut-il continuer? --Non, dit madame Beauquesne, va te coucher, mon enfant. Tu dois être fatiguée. Simplicie fit un signe négatif et sourit avec sa bonne grâce habituelle. Elle ferma le livre, le rangea dans la bibliothèque, puis fit le tour de la chambre pour s'assurer que tout y était préparé pour la nuit. Sa main diligente et soigneuse répara par-ci par-là un peu de désordre, puis elle s'approcha de la porte et dit: --Bonsoir, madame Geneviève. Madame Beauquesne lui répondit un mot amical, et la jeune fille se trouva seule dans le grand corridor. La bonne était couchée, Jean avait sa clef pour rentrer, une veilleuse brûlait dans l'antichambre avec un air mélancolique. Simplicie pensa que la nuit serait longue, cette nuit d'hiver qui commence sitôt et finit si tard. Elle n'avait pas envie de dormir, puis un autre sentiment contus la poussait encore: elle ouvrit d'une main timide une porte qui craqua terriblement, et, honteuse, hésitante, elle entra dans la chambre de Jean. --Elle y était venue mille fois le jour, en l'absence et en la présence du jeune homme, porteuse de messages de Geneviève, et elle y était entrée bravement, comme partout ailleurs. Le soir, pendant que Jean était sorti, cette chambre avait un autre aspect. Elle était mystérieuse, avec ses tentures foncées, et des objets d'art, aux formes étranges, placés sur tous les meubles au hasard. Simplicie leva un peu la bougie qu'elle tenait à la main, et ta lueur se refléta vivement dans les facettes d'une carafe de verre de Bohème, taillée comme un diamant. Ce miroitement dans l'ombre fit tressaillir la jeune fille, mais elle se remit bien vite, et sourit de sa frayeur. Prenant courage, elle traversa la vaste chambre et ouvrit la porte d'une autre pièce qui était pour Jean une sorte d'atelier. L'atelier était plus sombre et plus mystérieux encore, mais Simplicie marcha droit à un chevalet, souleva la toile grise qui le recouvrait, et faisant un réflecteur de sa main fluette, elle resta immobile devant le tableau. C'était son cher moulin Frappier, qu'elle venait voir furtivement, comme une coupable. Le moulin était vivant sur la grande toile, non pas le moulin nouveau, bas et peu pittoresque, mais le moulin brûlé, celui qui avait été fatal à la famille. Jean avait voulu en perpétuer le souvenir, moins peut-être par sentiment romanesque qu'à cause de la beauté du vieil édifice, qui était véritablement magnifique dans sa robuste vétusté. Simplicie resta longtemps devant ie moulin Frappier. Mille souvenirs lui montaient du coeur aux yeux, pendant qu'elle contemplait cette image. Les grands frênes avaient abrité son enfance; elle avait aimé le moulin d'une de ces tendresses bizarres qui croissent au coeur des enfants sans qu'on sache pourquoi. Dans une nuit d'horreur, le moulin et son père avaient disparu en même temps, lui laissant l'impression d'un malheur immérité, d'une catastrophe inexpliquée; tout à la fois!... sa pauvre âme écrasée sous le coup avait lutté longtemps avant de revenir à la vie, à la santé de l'esprit. Comme elle ne disait rien, on n'avait pas pris garde à cet état étrange ou elle vivait comme dans une sorte de somnambulisme. Elle vaquait à ses occupations avec sa douceur habituelle, mais le ressort de son intelligence était faussé; elle ne pouvait pas comprendre pourquoi tout ce qu'elle aimait lui avait été enlevé en même temps, sans qu'elle eût rien fait pour le mériter. C'est le jour de l'inauguration du moulin neuf, que Jean avec ses bonnes paroles, Geneviève avec sa tendresse compatissante, en rompant ce charme douloureux, l'avaient ramenée aux réalités de la vie. Elle les aimait, ces protecteurs de son abandon! Elle les aimait comme elle avait aimé le moulin et son père, avec toute la confiance, tout l'élan de son âme. Ils avaient remplacé son père et le moulin. Mais Jean avait parlé de cette esquisse, un jour en déjeunant, et depuis lors, Simplicie brûlait du désir de revoir son moulin. Elle fut morte plutôt que de le demander; mais Jean absent, quel mal y avait-il à venir regarder en cachette? Elle ne dérangerait rien, elle refermerait soigneusement la porte... Elle était venue. C'était bien son moulin; en effet, elle reconnut même à l'ombre des frênes une pierre noire ou elle avait l'habitude, quand elle était petite et quand sa mère vivait, de passer les journées d'été, en compagnie d'une petite poupée de chiffons. Pleine d'un indicible attendrissement, elle posa sa bougie sur un meuble qui se trouvait tout près, de façon à voir le tableau, et elle resta en extase les mains jointes devant elle. Qu'elle l'aimait, ce vieux moulin, cet ami de toute sa vie! Le moulin n'était plus, mais les grands arbres, le manoir, la maisonnette où elle avait vécu avec son père, tout cela existait... Elle éprouva une sensation douloureuse en pensant que tout cela était si loin, ai loin... Paris l'entourait, avec ses grandes rues longues, ses maisons hautes, ses fenêtres qui vous regardent comme des yeux curieux de l'autre côté de la rue; puis le pavé, et toujours le pavé! plus de cette bonne terre battue, souple et élastique sous le pied, qui le renvoie et vous convie à la marche... --Oh! mon moulin! soupira Simplicie. Un craquement dans la boiserie la fit sursauter comme si elle avait commis un crime. Elle se hâta de recouvrir l'esquisse de sa toile grise, puis elle reprit sa bougie, et sortit de l'atelier, le coeur encore gros de son émotion récente. Le feu s'éteignait dans la cheminée de la chambre; elle rapprocha les tisons, mit une nouvelle bûche qu'elle enterra dans la cendre, puis se releva sur ses talons, et resta un instant accroupie devant le bois qui s'enflammait rapidement. Cette vue lui fit mal tout à coup. Elle se leva brusquement et rentra dans sa chambre sans faire de bruit. Le lendemain matin, au déjeuner, Jean remercia la bonne d'avoir pensé à lui arranger son feu. Comme c'était une brave fille, un peu bête et assez négligente, elle répondit évasivement, pensant que monsieur se moquait d'elle. Simplicie ne dit rien, mais un sourire et une rougeur fugitive passèrent sur son visage. Jean la regardait par hasard et fut ébloui. --J'avais dit que je ferais votre portrait, lui dit-il, je ne sais à quoi je pense de ne pas l'avoir commencé. Mais il faudrait poser avec le costume du pays et une cane de cuivre sur l'épaule... --Quand vous voudrez, dit Simplicie, dont les discours n'étaient jamais longs. --Vous n'avez pas d'habits? --J'ai apporté les miens, dit-elle en rougissant encore. Je n'avais que ceux-là avant de venir. --Parfait! J'ai une cane de cuivre superbe, énorme, avec sa longe pour la tenir en équilibre. Quand voulez-vous commencer? --Quand vous voudrez, répéta la jeune fille, les yeux baissés. --Après déjeuner, alors; c'est très-bien, je vous mettrai sous les arbres du moulin Frappier. Simplicie leva sur lui ses yeux calmes, et Jean se sentit comme si elle lui avait jeté au visage un bouquet de pervenches, frais, délicat et bleu. XVIII L'étude de Simplicie en trayeuse était finie; elle avait renoncé au petit bonnet et à la jupe courte. Elle posait maintenant pour la tête, Jean ayant découvert qu'il n'existait pas de meilleur modèle, plus docile, plus patient ni plus apte à saisir et à garder le mouvement. Geneviève n'avait garde de se plaindre de ces séances, qui retenaient son fils à la maison. Le grand atelier était négligé pendant ce temps-là, mais qu'importe, puisque Jean ne cessait de travailler, et qu'il se montrait content de ses travaux? Les yeux de madame Beauquesne allaient mieux, d'ailleurs: elle pouvait se permettre de regarder de temps en temps ce que faisait son fils; elle causait avec lui pendant qu'il peignait, et les après-midi, si longues autrefois, se passaient maintenant sans trop d'ennui pour elle. Simplicie posait sans fatigue apparente, pendant des heures entières, la tête tournée à droite ou à gauche, suivant les besoins de la pose. Elle aimait cette espèce d'oisiveté, qui lui rappelait ses anciennes rêveries d'enfant à l'ombre du grand moulin, ou dans les oseraies, le long de la petite rivière où le père Simon péchait des truites. Il l'emmenait avec lui volontiers, pour lui porter son panier, car elle était silencieuse et n'effarouchait pas le poisson. Elle s'asseyait sur le tronc penché d'un saule à quelques pas du bonhomme, et restait des heures à regarder le reflet aveuglant du soleil dans l'eau. A quoi pensait-elle alors? Elle n'eut pu le dire. A sa mère Mélie, qui l'avait laissée orpheline; à son père Saurin, qui faisait au moulin de rudes journées de garçon meunier; à dame Quesnelle, qui la tarabusterait dès sa rentrée au logis, et souvent, le plus souvent, à cette mystérieuse madame Geneviève, dont on parlait avec une sourde colère, mais aussi avec un certain respect. Son père lui avait appris qu'il ne fallait pas croire un mot du mal qu'on pourrait dire de madame Geneviève, et elle avait cru son père. Dès lors l'image de madame Beauquesne s'était dressée dans son esprit comme celle d'une sainte persécutée, d'une martyre, qu'il fallait adorer à genoux et de loin. Maître Jean, c'était le maître, celui qui avait tout, qui savait tout; sa mère et lui apparaissaient à Simplicie à travers les saules comme une vision de la Madone portant l'Enfant sacré. Quand maître Jean reviendrait; Saurin parlait de ce temps avec ferveur, avec emphase. Rabroué le long du jour par Victoire, il rentrait chez lui, et après avoir mangé sa pauvre soupe, préparée par Simplicie qui avait remplacé sa mère dans ces fonctions domestiques, il expliquait à sa fille ce que deviendrait le moulin quand maître Jean serait revenu. C'est à ces choses que pensait la jeune fille pendant les heures de pose, et c'est le charme de ces souvenirs qui la maintenait immobile, la tête un peu penchée, sérieuse, mais pas triste, malgré le flot de mélancolie qui noyait parfois la fin de ses pensées. Et maître Jean était revenu! Quel retour! Le fils du roi n'eut pas plus saisi Simplicie que la rencontre de Jean dans la cour le jour qu'il était enfin rentré dans ses domaines. Maître Jean était resté, dans la pensée de la fillette, l'enfant que sa mère avait emporté endormi dans ses bras. Elle s'était parfois dit depuis qu'il devait avoir grandi, mais c'est sous les traits d'un garçonnet de son âge qu'elle le voyait alors... Cette idée la troublait, elle aimait mieux se reporter à une très-ancienne image du paroissien de sa mère qui représentait la fuite en Égypte. Telle avait dû être la fuite de Geneviève. Maître Jean! On lui disait «monsieur» maintenant; dans son coeur, elle l'appelait maître: à présent comme alors, il était le maître de tout. Saurin était mort dans ses bras, c'était naturel, cela devait être; il était mort trop tôt, trop vite, mais il était mort comme il convient à un fidèle serviteur, sous les yeux et au service de son maître. Les yeux de la fillette cherchèrent involontairement le visage de Jean. -Vous êtes fatiguée, Simplicie, reposez-vous, dit-il en quittant ses pinceaux. Elle obéit, et vint ramasser le peloton de madame Geneviève, qui, depuis qu'elle avait la vue mauvaise, tricotait avec acharnement, «pour se désennuyer les doigts», disait-elle. Deux coups précipités retentirent à la porte, qui s'ouvrit en même temps, et Renée bondit dans l'atelier. --Voilà où il faut venir vous chercher! dit-elle en embrassant Geneviève. Vous avez des chambres à double fond, avec des cachettes! C'est très-ingénieux, on a la ressource de s'y retirer quand il vient des importuns; mais moi, j'ouvre toutes les boîtes à secret, c'est un fait connu. Qu'est-ce que vous faites tous ici? Jean indiqua du bout de son appui-main l'étude commencée. --C'est gentil, dit mademoiselle Reynold, cela ressemble. Et moi, quand feras-tu mon portrait, mon ami Jean! --Quand vous serez sage, mademoiselle! répondit d'un air imposant. Tout le monde se mit à rire, excepté Simplicie, qui en avait grande envie, mais qui n'osa pas. Elle avait un peu peur de Renée, qu'elle ne comprenait pas toujours, et dont les allures absolument parisiennes bouleversaient sa candeur de paysanne. --Impertinent! fit Renée. Elle poursuivit Jean au travers de l'atelier, jusqu'au moment où, essoufflés tous deux, ils vinrent se jeter par terre aux pieds de Geneviève, sur la peau d'ours qui lui servait de tapis. --Mon Dieu! que vous êtes enfants! dit complaisamment madame Beauquesne. Comme toutes les mères, elle aimait à rajeunir son fils, pour le sentir plus près d'elle. Tout ce qui le ramenait aux impressions de l'enfance flattait doucement ce coeur maternel. --Ce n'est pas pour que vous me disiez des choses désagréables que je suis venue toute seule, dit Renée. Oui, toute seule, madame Geneviève, vous n'avez pas besoin de me faire de grands beaux yeux comme ça! J'ai laissé notre institutrice dans l'escalier, j'ai traversé la cour, et pendant qu'elle monte avec Clotilde, je suis venue; je me figure qu'on me cherche. --Et ta mère? qu'en dira-t-elle? fit madame Beauquesne sans pouvoir s'empêcher de rire. Renée fit un petit mouvement d'épaules qui signifiait: Elle ne dira rien du tout. --Comprenez-moi bien, maman Geneviève chérie, ce n'est pas pour tourmenter maman que je l'ai fait, je serais désolée de tourmenter ma chère maman que j'aime de tout mon coeur, et même que j'aime de plus en plus! Oui, je ne sais comment cela se fait, depuis quelque temps, je l'aime tous les jours davantage! Elle resta pensive un instant, puis repartit, avec sa vivacité d'enfant gâtée: --C'est pour taquiner miss Blunt, et puis pour faire enrager Clotilde. Alors, ça ne peut pas tourmenter maman, vous comprenez!... --Ce n'est pas si clair... commençait Geneviève. --Et puis elle n'est pas à la maison, conclut l'étourdie en lui coupant la parole. Pardon, maman Geneviève, je suis très-impolie, et vous m'en voyez pleine de remords, mais c'est plus fort que moi! Elle se leva du pouf où elle était assise, saisit un fez tunisien, en coiffa la Niobé de plâtre qui tournait dans un coin ses yeux blancs vers une toile d'araignée, dressa les bras d'un mannequin de bois de façon à lui faire faire un pied de nez, sauta par-dessus la tête de la peau d'ours et revint s'asseoir à sa place d'un air content au milieu de l'hilarité générale. Cette fois, Simplicie ne se retint pas de rire. --Ah! vous vous moquez de moi, petite madone? dit tout à coup Renée en se tournant vers elle, ce qui la fit rougir comme une fraise. --Pardon, mademoiselle, je ne me moque pas, répondit la jeune fille sans élever la voix; mais c'est gai de vous voir. --N'est-ce pas, petite fleur des bois? dit Renée en lui plantant un baiser sur la joue; vous n'êtes pas gais ici. Oh! mais pas du tout! Jean était gai, autrefois; maintenant, il est sérieux comme un catafalque. C'est même à ce propos que je suis venue... Elle jeta un regard autour d'elle, hésita un peu, et reprit: --C'est très-mal, ce que je vais faire, vous savez! --Alors il ne faut pas le faire, dit Geneviève avec une gravité bienveillante. --Pardon, maman Geneviève, je crois qu'il faut le faire; c'est très-mal pour moi seulement; c'est un vrai cas de conscience. Dois-je charger mon âme d'un péché pour le bien d'autrui, ou bien faut-il laisser périr autrui et garder mon âme immaculée comme une blanche colombe! Vous hésitez, maman Geneviève? C'est malin, n'est-ce pas? Eh bien, je me dévoue; je vais charger mon âme d'un horrible potin... pardon, potin n'est pas français, je crois. Jean, veux-tu me passer un dictionnaire? Non? tu n'en as pas? Alors disons cancan, c'est un mot français, j'en suis certaine. Elle bavardait à tort et à travers; mais pour qui la connaissait bien, ce verbiage était le signe évident d'une grande lutte intérieure. Elle se décida enfin, et dit d'un ton décidé: --Clotilde n'ira plus aux cours, à partir d'aujourd'hui. Son éducation est finie! --Eh bien? fit Geneviève qui ne comprenait pas. --Eh bien, son éducation est finie. On m'a défendu de le dire; mais comme ce n'est que papa... Oh! pardon! Elle se mordit les lèvres. Madame Beauquesne interdite cherchait sans le trouver ce que la révélation de ce fait pouvait avoir de si terrible. Jean mieux au fait des coutumes parisiennes, devint pâle et dit à Renée: --Pourquoi vous a-t-on défendu d'en parler? --Ah! voilà! reprit-elle, ça doit être un mystère Son éducation est finie, à partir d'aujourd'hui. Jean, est-ce toi que cela regarde? Si ce n'est pas toi... --Ce n'est pas moi, dit-il lentement, sans lever les yeux. Renée le regardait avec une curiosité mêlée d'angoisse. Elle avait désiré vivement de voir l'effet que produirait sur lui cette nouvelle, et elle avait peur d'avoir parlé avec trop peu de ménagements. --Je ne comprends toujours pas, fit Geneviève avec un peu d'humeur. --Maman, dit Jean du ton le plus respectueux, les jeunes filles cessent le plus souvent leurs leçons au moment de leur mariage. --Ah! fit Geneviève, saisie. Elle éprouvait un serrement de coeur semblable à celui qu'on ressent en tombant sans se faire de mal d'un endroit élevé. Cela lui faisait du mal et du bien à la fois. Les quatre amis demeurèrent silencieux un moment. Jean était resté pâle; il se tourna vers Renée et lui dit d'une voix un peu étouffée: --Sais-tu qui? --Non, répondit-elle. Mais il y en a une douzaine au moins. Ah! mon pauvre Jean, tu as bien fait de ne pas venir aux après-midi de maman, pendant tout l'hiver! Tu aurais vu des choses bien extraordinaires! --Les après-midi? fit Jean interdit. --Oui, de cinq à six. C'est papa qui avait arrangé cela. Les messieurs venaient faire leurs grâces, et Clotilde leur offrait du thé avec des petits gâteaux et «un peu de crème»! Si tu l'avais entendue! On eût dit que c'est elle qui était la crème! --Mais, fit Jean stupéfait, comment cela a-t-il pu arriver sans que je... sans que moi... Enfin je ne comprends pas. --Voilà! dit Renée avec plus de sérieux qu'elle n'en avait encore montré. Tu venais le jeudi et le dimanche. C'était le vieux jeu. Alors on a inventé les avant-dîner. Ça a beaucoup ennuyé ma pauvre maman, mais ça ne fait rien que ça l'ennuie, au contraire, on dirait que quand ça l'ennuie, ça n'en vaut que mieux. Donc, à cinq heures, tous les jours, Clotilde rentrée du cours avec moi, j'avais une leçon supplémentaire d'anglais avec miss Blunt.--C'est vrai que je ne sais pas bien l'anglais, mais cette leçon supplémentaire... enfin, passons. Clotilde n'avait pas de leçon supplémentaire. Il parait qu'elle, elle sait assez l'anglais! Tant mieux, mon Dieu! tact mieux pour elle! Alors, naturellement, n'est-ce pas? Clotilde allait aider à offrir du thé avec de la crème aux messieurs qui revenaient de la Bourse, car je ne sais pas ce qu'ils ont, ils viennent tous de la Bourse, à cette heure-là! Elle fit un geste de dédain tout à fait indescriptible à cette idée, puis reprit du même ton dégoûté: --Hier, miss Blunt a eu la migraine, et, en rentrant, elle m'a demandé la permission de ne pas me donner ma leçon supplémentaire. Vous comprenez avec quelle urbanité parfaite je lui ai immédiatement accordé cette permission. Si elle avait voulu, je la lui aurais même donnée à perpétuité. Alors moi, qu'est-ce que j'ai fait? Vous devez vous en douter! J'ai laissé s'écouler un quart d'heure. Dieu! que c'est long, un quart d'heure! Et puis je suis entrée droit dans le salon, afin d'expliquer à maman pourquoi je n'étais pas à piocher ce malheureux anglais. J'ai fait un effet!... Ah! mes amis, jamais je ne ferai plus autant d'effet que cela! On n'a pas cette chance-là deux fois dans sa vie! J'étais en robe grise, la robe pour faire les devoirs, avec pas mal de taches d'encre un peu partout; je suis entrée tranquillement et je suis allée droit à maman; elle était toute seule au coin de la cheminée et elle avait l'air de ne pas s'amuser du tout. Papa, Clotilde et une demi-douzaine de messieurs causaient autour de la théière. Clotilde riait, elle avait l'air de s'amuser, elle. Alors j'ai dit tout haut: --Maman, miss Blunt vous prie de l'excuser, elle a la migraine. Les messieurs se sont retournés; papa m'a fait une grimace épouvantable; maman m'a dit tout bas: -Va-t'en, Renée, tu vas te faire gronder. Pauvre chère maman! Un des messieurs a mis ses moustaches dans l'oreille de Clotilde pour lui demander à quelle espèce du règne animal je pouvais appartenir, et je suis partie. C'est égal, si c'est ce monsieur-là, il est vilain, vilain, vilain! Alors, hier soir, papa m'a administré un galop... est-ce que c'est français, Jean, galop dans ce sens-là? Maman m'a dit d'avoir un peu de prudence, et de ne plus faire de semblables espiègleries, parce que c'est sur elle que cela retombait... Ah! si j'avais sut... Mais on ne peut pas se douter de cela, n'est-ce pas? Et ce matin, à déjeuner, papa a dit que Clotilde irait encore au cours aujourd'hui, mais que c'était pour la dernière fois. Demain il y a un grand dîner, on a envoyé chez Chevet, et vous n'êtes pas invités. Voilà tout. Elle se tut, tordit nerveusement le bout de ses doigts, et resta immobile. Un grand silence régna dans l'atelier. --Et Clotilde, que dit-elle demanda madame Beauquesne, après avoir longtemps réfléchi. Renée se leva avec colère et se mit à marcher fiévreusement, poussant du pied avec violence les menus meubles qui se trouvaient sur son passage, poufs, tabourets, petits tapis. --Elle ne dit rien! fit la jeune fille avec l'accent de l'indignation. Depuis deux jours, impossible de lui tirer une parole. Elle sourit d'un air méchant en pinçant ses lèvres minces qui deviennent blanches. Je la déteste, oui! je la déteste! conclut-elle d'un air de défi en s'arrêtant devant son ami Jean. Il baissa la tête et demeura muet. --Vous ne dites rien? fit Renée, dont la colère croissait toujours. Vous n'avez donc pas de sang dans les veines! Qu'est-ce qu'il faut pour vous faire parler? Attendrez-vous qu'elle vienne ici pour vous annoncer son mariage, avec ses yeux méchants et ses lèvres minces? Voyons, Jean! tu n'as pas envie de la battre, de la déchirer en morceaux, de je ne sais quoi?... Elle frémissait de rage, et ses yeux lançaient des éclairs. Jean lui prit la main et, passant un bras autour de sa taille maigre et fluette, lui posa la tête sur son épaule. --Je te remercie, Renée, dit-il en la serrant contre lui, tu parles et tu penses comme ferait une soeur dévouée... Je comprends ton indignation, mais ce qui arrive ne m'étonne guère... Vous me l'aviez dit, ma mère, ajouta-t-il en se tournant vers Geneviève, votre sagesse ne s'est point trompée... J'ai encore à vous remercier de m'avoir empêché de brusquer les événements. C'est à vos conseils que je dois de n'être pas le mari d'une femme sans coeur. Il quitta Renée pour se pencher sur le front de sa mère, où il déposa le plus tendre baiser. Elle lui prit la tête dans ses deux mains et l'embrassa passionnément, comme au temps où, tout petit, il lui demandait pardon de ses fautes. Renée se détourna et fondit en larmes. On frappa à la porte, la bonne se montra et dit: --On demande mademoiselle Reynold. La jeune fille sécha ses larmes en un clin d'oeil, embrassa Geneviève, sauta au cou de Jean, fit un signe en passant à Simplicie et sortit en courant sans avoir ajouté un mot. Simplicie, témoin de toute cette scène, n'avait rien dit; les yeux grands ouverts, comprenant-vaguement, elle avait regardé Renée avec une pitié sympathique. L'apostrophe véhémente à maître Jean l'avait fait tressaillir, mais le calme du jeune homme l'avait rassurée. Elle restait immobile, ne sachant si elle devait rester ou s'en aller... --Mon fils, dit Geneviève, je voudrais être sûre que tu n'éprouves plus de chagrin. Jean secoua la tête. --Je ne puis te l'assurer, ma mère, dit-il revenant au tutoiement familier. Je voudrais pouvoir le dire... mais ce que je souffre, ce n'est pas pour moi, c'est pour elle... C'est bien dur d'avoir à mépriser... Il s'interrompit et détourna son visage. --Vous ne travaillez plus aujourd'hui? fit près de lui Simplicie. Elle avait dans la voix, avec une vibration de cristal, quelque chose d'ému, de mouillé, pour ainsi dire, qui forçait à la regarder, dans la crainte qu'elle n'eût pleuré. Jean la regarda: les yeux bleus étaient pleins de douceur, mais ils ne contenaient pas de larmes; c'était l'émotion intérieure qui faisait vibrer cet adorable instrument. Un sourire craintif entr'ouvrait les lèvres; l'humble enfant apportait à l'amant blessé ce qu'elle avait en elle de consolations; sa grâce et sa pitié. Il la regarda une seconde fois, et, retournant à sa palette: --Si fait, dit-il, nous travaillerons encore, si vous n'êtes pas fatiguée. --Je ne suis jamais fatiguée, fit-elle. Je serai bien aise de poser pour vous, monsieur Jean. --O candeur! pensa-t-il, âme d'ange qui ne connaît pas le mal! Reprenez la pose, dit-il à haute voix. Simplicie tourna la tête un peu à droite, et, par la fenêtre sans rideaux, regarda un petit coin de ciel bleu. XIX Le lendemain matin, M. Reynold sortit après son déjeuner, car on a beau être un homme au-dessus de tout, on a des affaires qui vous forcent à sortir l'après-midi. Jean, qui s'était informé chez le concierge, sonna tranquillement, demanda madame Reynold, apprit qu'elle était chez elle, fut annoncé par la bonne, et entra dans le petit salon, juste à temps pour entendre ces mots de la bouche de Marguerite, adressés à Clotilde: --Enfin, mon enfant, c'est votre affaire. Souvenez-vous que, malgré les instances de votre oncle, j'ai toujours refusé de me mêler de votre établissement. Vous avez fait votre choix, c'est fort bien, je n'ai rien à vous dire là-dessus. Jean referma la porte derrière lui. Le léger bruit du bouton qui retombait fit retourner les deux femmes; il fit un pas en avant, et se trouva en face de Clotilde. Elle ne manquait pas d'assurance; depuis six mois, elle préparait cette minute comme celle de son triomphe, et cependant elle baissa les yeux sous le regard du jeune homme. --Jean! fit madame Reynold, craignant quelque scène violente. Il la rassura du geste et du regard. --Mademoiselle, dit-il d'un ton calme, j'ai pensé que, dans la circonstance présente, tous me sauriez quelque gré de vous épargner une démarche ennuyeuse. Je viens donc vous rendre la parole que vous m'aviez donnée au moulin Frappier. Clotilde avait pâli. Ses yeux lancèrent à son ex amoureux un regard de vipère prise au nid. --S'il vous en souvient, reprit-il, cette parole était un serment réciproque d'attendre un an pour voir clair dans votre coeur, comme moi dans le mien, avant de nous unir en mariage. Je suis heureux de voir que ce délai ne vous a pas été nécessaire pour vous expliquer vos sentiments à vous-même. Vous êtes libre de disposer de votre main, qui, à ce que j'ai appris, est fort recherchée. --Je l'ai accordée, monsieur! répondit-elle en levant la tête d'un air de défi. J'épouse un homme riche, aimable, intelligent, qui n'a pas eu besoin de délais pour voir dans son coeur. Elle souligna ces mots d'une intention ironique. --Je suis charmé, répondit Jean en s'inclinant. Je souhaite que dans un an il se trouve avoir conservé les mêmes sentiments. Ne pouvant rien répondre, Clotilde sortit brusquement, sans même regarder l'homme qui avait failli être son mari. --Mon pauvre Jean! fit Marguerite tout émue, je t'assure que je ne suis pour rien dans ceci. C'est bien malgré moi... --Vous n'avez pas besoin de me le dire, interrompit en portant l'une après l'autre à ses lèvres les mains de sa plus ancienne amie. Je sais d'avance que vous n'avez rien tramé contre moi! --Ce n'est pas ce que je voulais dire, reprit-elle. C'est bien malgré moi que tu t'étais attaché à cette personne vaniteuse et sans coeur! Tu aurais pu voir que je n'avais pas pour elle une affection sans bornes... --Eh oui! je m'en suis aperçu! répondit-il; mais, voyez l'aveuglement d'un jeune homme sans malice, elle m'a fait entendre que vous n'aviez pas d'affection pour elle à cause de sa parenté avec M. Reynold, qui vous l'avait imposée un peu malgré vous... --Et tu l'as cru! fit Marguerite avec un soupir. Une amitié de seize ans n'a pu te mettre en garde contre les calomnies de cette méchante petite fille. --Ah! je sens tous mes torts, et j'en suis puni! s'écria Jean en se laissant tomber sur un siège. --Et moi, je te les pardonne, dit madame Reynold avec un demi-sourire. Que vas-tu faire, à présent? Vas-tu rester ici pour assister au mariage? --Quand a-t-il lieu --Dans trois semaines; les délais légaux. Jean haussa les épaules. --Elle le connaît depuis longtemps? --Depuis un mois. I! lui a été présenté tout exprès pour la circonstance. Il soupira. --Quel avenir! Est-ce un homme comme il faut? Quelle espèce d'homme est-ce? --Un brasseur d'affaires, assez vulgaire au fond, mais correct dans la forme. --Riche? --Oui. --Pourquoi l'épouse-t-il alors, elle qui n'a pas de dot? --Parce qu'elle est jolie. Elle lui servira à amadouer les actionnaires. Ils vont tenir maison et donner des fêtes. Le luxe de madame sera le garant de la fortune de monsieur. Il y a encore des gens qui croient à cela. --Allons! cela est parfait, dit Jean en se levant. Me voilà fixé. Je leur souhaite beaucoup de prospérités. --Pas moi! répliqua Marguerite, car il n'y aurait plus de justice en ce monde. Eh bien, tu ne m'as pas répondu; faudra-t-il t'envoyer une lettre de faire part? --Non, répondit-il d'un ton distrait... j'ai presque envie d'aller faire un tour en Italie. --Ce serait une excellente idée. Je ne sais pourquoi je crains tout de cette fille-là; j'ai peur pour toi si tu restais ici. --Elle ne m'empoisonnerait pas? fit Jean avec un effroi comique. --Non, mais elle pourrait pousser son mari à te chercher quelque sotte querelle... --Grand merci! ce n'est pas moi qui la rendrai veuve! dit-il en riant. --Tu prends bien ton malheur! ne put s'empêcher de lui dire madame Reynold. --C'est peut-être parce que ce n'est pas un malheur, répondit le jeune homme plus sérieux; mais au fond, ça me fait mal tout de même. N'en parlons plus, voulez-vous, ma bonne amie? Jean fit, un petit tour au grand air; il en avait besoin, car son chapeau lui paraissait de fer rougi. Il y a des victoires qui vous laissent aussi brisé qu'une défaite; celle qu'il venait de remporter était du nombre. Comme il se préparait à rentrer, au coin d'une rue, il rencontra M. Reynold, qui lui adressa le salut le plus affable. --On ne vous voit plus! lui dit-il en passant. Venez donc un dimanche soir! --Merci, répondit Jean d'un ton ironique, le dimanche, je dîne en ville. D'ailleurs, vous êtes trop bon, je ne mérite pas cette faveur. Avant que M. Reynold fût revenu de sa stupéfaction, Jean était déjà au troisième étage de son escalier. --Mère, dit-il en entrant, qu'est-ce que tu dirais d'un voyage en Italie? --Pour toi ou pour moi? demanda-t-elle. Il s'assit, songeur. Il n'avait pensé qu'à lui... Pouvait-il la laisser seule, à demi aveugle, derrière lui? --Pour nous deux, répondit-il. --J'aimerais beaucoup cela, dit-elle avec vivacité. J'ai toujours eu envie d'aller dans le Midi! Mais qu'est-ce que tu feras d'une infirme comme moi? Tu serais obligé de me laisser seule dans les hôtels. --Nous emmènerons Simplicie, déclara Jean d'un air royal. Il aurait emmené tout Paris pour peu que sa mère en eût témoigne le désir. --C'est une idée, cela! et puis la pauvre enfant, ce serait bien dur en effet pour elle de rester seule au moulin, à présent qu'elle a pris l'habitude de vivre avec nous!... Mais dis-moi d'où te vient cette fantaisie de voyage. En quelques mots, son fils la mit au courant de ce qui s'était passé chez madame Reynold. Sous une apparence de calme, le coeur de Geneviève battait bien fort pendant ce récit. Elle avait eu vaguement peur de quelque querelle, d'une provocation inspirée par Clotilde à son futur époux dans un but de vengeance. Le voyage arrangeait tout; il fut bientôt combiné jusque dans ses moindres détails. Simplicie entrait avec une lampe qu'elle rosa sur la table. --Petite fille, lui dit Jean, avec un reste de cette joyeuseté fébrile qui provenait de la tension de ses nerfs, nous allons faire un grand voyage! Les yeux de Simplicie s'arrondirent comme deux coupes de porcelaine de Sèvres, mais elle ne dit rien. --Nous allons en Italie! continua le jeune homme en se frottant les mains. L'Italie ou la Chine, ou même tout autre pays, qu'importait à la fille du meunier! Ses joues pâlirent légèrement. --Alors je vais retourner au moulin, dit-elle de sa voix argentine, un peu tremblante. --Mais, non! Vous venez avec nous! Que ferait ma mère sans vos yeux de quinze ans? Le rose reparut sur les joues délicates de la fillette. --Comme vous voudrez, monsieur Jean, dit-elle d'un ton soumis; mais les coins de sa bouche légèrement relevés trahissaient sa joie, et ses yeux baissés brillaient sous ses longs cils. Du moment où ses chers bienfaiteurs voulaient bien la garder avec eux, elle irait au bout du monde. --C'est loin, l'Italie? demanda-t-elle un peu après le dîner. --Passablement, mais n'ayez pas peur, nous n'irons pas à pied, répondit Jean. --Oh! cela m'est égal! fit Simplicie avec élan. C'était seulement pour savoir. Trois jours après ils avaient quitté Paris. XX Le voyage en Italie s'accomplit dans toutes les règles et sans que rien d'extraordinaire en vint troubler le cours. Geneviève avait mis des lunettes bleues, afin de jouir des beaux sites qu'elle traversait, et se plaignait parfois de voir la vie par trop en bleu. Pour lui épargner la peine de demander vainement à Jean des renseignements historiques ou géographiques dont celui-ci n'avait pas la moindre idée, préoccupé qu'il était de questions purement artistiques, Simplicie se mit à lire le Guide avec une telle ardeur qu'elle y passait parfois une partie de la nuit. --Mais voilà Simplicie qui sait le Guide par coeur! s'écria un jour Jean, émerveillé de lui entendre réciter une page que, par le plus grand des hasards, il venait de lire à l'instant. --C'est pour ménager les yeux de madame Geneviève, dit en rougissant la jeune fille. Elle était aussi honteuse que si elle avait commis quelque méfait. Geneviève, très-touchée, l'attira à elle et l'embrassa. Elle n'était pas prodigue de caresses, et Jean, qui les regardait en souriant, fut frappé de l'expression étrange qui passa sur les traits de Simplicie: juste orgueil, regret, mélancolie, et surtout un éclair de tendresse comprimée, si vif que le jeune homme en resta pensif. Souvent, dans le silence de ses méditations ou de ses belles paresses, à l'aube, en face des coteaux noyés dans le soleil, ce regard de jeune fille, débordant pour Geneviève d'affection muette, soigneusement cachée, lui revint à l'esprit, ramenant sa pensée vers l'humble enfant qui grandissait à ses côtés, et se transformait peu à peu en une femme sérieuse et douce. Grâce à Simplicie, tout allait à souhait, les auberges italiennes mêmes prenaient un air de demeure stable; elle installait une petite table à côté d'un fauteuil, y posait son panier à ouvrage toujours en fonction, tirait d'un petit sac mystérieux qui ne la quittait guère un abat-jour pour la bougie le soir, un petit vase pour mettre un bouquet le jour, et aussitôt la vulgaire chambre d'hôtel prenait un aspect hospitalier, comme si la famille Beauquesne y était fixée depuis de longs mois. Où avait-elle appris le secret de rendre aimable ce qui l'entourait? Qui lui avait inspiré ces recherches de sollicitude? Son coeur, sans doute, son grand amour pour la mère de Jean... Jean lui-même participait à ces prévenances, mais de plus loin, d'une façon plus réservée, pour ainsi dire plus discrète. A Florence, sur leur chemin de retour, nos voyageurs reçurent une lettre, la première depuis leur départ, la seule à vrai dire pendant toute leur absence. C'était Renée qui leur adressait en quatorze pages de son écriture la plus mince le récit du mariage de Clotilde, agrémenté de ses propres réflexions. Elle est entrée à l'église, disait-elle en parlant de sa compagne, comme dans un wagon de chemin de fer, avec cet air tranquille et indifférent qu'elle a pris depuis quelque temps et pour lequel je la battrais. On aurait dit qu'elle partait pour Trouville avec un petit sac de voyage à la main au lieu de son bouquet de mariée. Elle avait des diamants gros comme mon poing aux oreilles, mais ils ne luisaient pas si fort que ses deux méchants yeux de vipère. Par moments il me semblait que je voyais une langue fourchue sortir de ses lèvres minces. Il y a eu un déjeuner magnifique, et puis on est allé se promener au bois de Boulogne. Maman disait que c'était mauvais genre, mais il a fallu y aller tout de même. Moi, je n'y ai pas été. J'ai dit que j'avais mal à la tête, et je suis allée m'enfermer dans ma chambre. J'avais envie de pleurer, de mordre, de déchirer la belle toilette de la mariée, et puis cela m'a passé, et, tout d'un coup, j'ai trouvé que c'était bien drôle. A partir de ce moment-là j'ai eu envie de rire tout le temps, et même j'ai ri, car c'était plus fort que moi. Papa m'a appelée petite effrontée, et maman m'a fait les gros yeux; mais ça m'était égal. Enfin elle est partie, la méchante, et la maison est dix fois plus agréable depuis qu'elle n'y est plus. Maman et moi nous passons la moitié de nos journée ensemble, et je fais mes devoirs dans sa chambre. Mais j'ai pourtant bien envie de vous voir tous revenir, maman Geneviève et la petite Simplicie. J'envoie mon coeur à mon ami Jean. Maman m'a dit de vous écrire, mais je ne lui montrerai pas ma lettre, car, bien sûr, elle ne me permettrait pas de l'envoyer. «J'ai oublié de vous dire que le mari de Clotilde a l'air d'une de ces têtes qu'on voit chez les coiffeurs, avec un côté des cheveux et une moustache grise, et l'autre d'un noir de jais. Lui, il a tout noir, mais je suis sûr qu'il se teint. Il est exactement du même noir que la moustache chez le coiffeur. Je voudrais qu'il lui arrivât un accident, à ce beau monsieur-là, et à Clotilde aussi. Ils sont partis pour la Belgique. Vous leur avez pris l'Italie. C'est bien dommage, n'est-ce pas? Quand reviendrez-vous? Le temps me dure sans vous, comme on disait là-bas au moulin Frappier!» --Quel joli morceau de style! dit Geneviève en repliant la lettre. Si Marguerite lisait cela, elle ne ferait pas compliment au professeur de sa fille. --Le moulin Frappier, dit Jean, sans répondre à sa mère. Le moulin! Dis, mère, veux-tu que nous retournions en France? J'ai le mal du pays. --Cela te prend comme cela, subitement? fit madame Beauquesne stupéfaite. --Oui et non... il y a déjà longtemps que cela me travaillait en dedans; mais ce nom, jeté brusquement par Renée au bas de sa lettre, m'a fait bondir le coeur. Veux-tu que nous partions? --Quand tu voudras, dit Geneviève. Je me sens beaucoup plus forte, et j'ai assez des hôtels. --Demain alors? Simplicie, faisons les malles! Les malles furent tirées au milieu de la chambre, et les deux jeunes gens se mirent à y empiler tout ce qui leur tomba sous la main. Parfois Jean combinait au fond d'un coffre des rencontres par trop bizarres; alors Simplicie avec un sourire lui prenait l'objet des mains sans mot dire, et le mettait de côté pour un moment plus favorable. Il se laissait faire, et bientôt revenait avec une nouvelle brassée d'effets qu'il casait le moins méthodiquement du monde, mais avec tant de gaieté et de bonne humeur, que Geneviève ne pouvait s'empêcher d'en rire. Quand toutes leurs emplettes italiennes, tous leurs effets de voyage furent casés, quand les malles fermées, cadenassées et cordées firent un groupe imposant, Jean en mit deux l'une sur l'autre, se percha sur la plus haute avec une pose de statue antique et exprima son triomphe en soufflant un air de trompe de chasse dans son poing fermé. --Eh bien, Simplicie, dit-il en sautant à terre après cet exploit, ça ne vous fait donc pas plaisir de retourner là-bas? --Oh! si! dit-elle. Et ses yeux bleus brillèrent si doucement que Jean songea aux fleurs bleues qui croissaient le long des ruisseaux là-bas, au moulin Frappier. Geneviève fit à part elle la réflexion que la nouvelle du mariage de Clotilde, au lieu d'affliger Jean comme elle avait craint, semblait au contraire lui causer la plus vive satisfaction. --C'est qu'il ne l'aimait pas, se dit-elle; ce qu'il a ressenti pour elle était une simple illusion des sens ou de l'imagination; maintenant qui va-t-il aimer? Quelle belle-fille me donnera-t-il? Sur cette interrogation, grosse d'angoisses, Geneviève quitta Florence le lendemain. Pour elle, plus que pour toute autre, c'était une question vitale, car ses yeux affaiblis la mettaient à la merci de ceux qui l'entouraient. --Enfin, soupira-t-elle à part soi, j'aurai toujours la ressource de cette pauvre mignonne Simplicie! XXI De retour en France, Geneviève n'avait pas poussé plus loin que Paris. La saison n'était pas encore assez belle pour qu'on pût aller s'installer au moulin Frappier, et Jean s'était repris d'une belle ardeur pour la peinture. Il passait désormais sa vie à l'atelier, sur que sa mère ne se sentirait pas isolée dans la société de Simplicie, qui était devenue une véritable consolation. Le voyage lui avait étonnamment développé l'esprit et le corps; maintenant elle était à peu près semblable à tout le monde, bien que sous cette écorce civilisée se cachât un fonds de nature neuve, encore mal pliée aux exigences mondaines. Quand la vie autour d'elle lui semblait par trop bizarre, elle se taisait, baissait les yeux, et tombait dans une sorte de contemplation intérieure, dont le désir de se rendre utile pouvait seul la faire sortir. --Voilà Simplicie qui ferme ses fenêtres, disait alors Jean, qui la taquinait parfois. Il s'était tout à coup intéressé à cette fillette silencieuse, qui d'abord lui avait semblé plutôt bonne qu'intelligente. Peu à peu il avait découvert de grandes qualités de tout ordre dans ce silence modeste et fier; maintenant, il l'étudiait avec un soin presque jaloux, s'acharnant à lui arracher ses pensées; il y parvenait parfois, mais le plus souvent la victoire restait à la jeune fille, qui se taisait avec un sourire énigmatique, presque malicieux, et pourtant si tendre! Depuis quelques jours, ce sourire irritait Jean; il aurait voulu savoir tout ce qu'elle pensait, et n'y pouvait parvenir. Entre lui et sa mère, la place s'était faite pour la fille du brave Saurin, telle que dans ses rêves les plus ambitieux, le meunier ne l'aurait jamais imaginée. Il n'était plus question de domesticité; les services qu'elle rendait, elle les rendait par amour, et ils étaient acceptés de même. En parlant d'elle à la bonne, Jean avait dit un jour: mademoiselle Simplicie. C'est ainsi dorénavant qu'elle fut désignée dans la maison. Renée venait souvent, le soir, passer une heure ou deux près de Geneviève. Jean restait volontiers alors à la maison, dessinant à la lueur adoucie de la lampe la tête blonde de Simplicie qui posait toujours avec la même inaltérable patience. Bientôt, à moins d'une nécessité particulière, il prit l'habitude de rester le soir au logis, que Renée vint ou ne vint pas. Cette étrange fillette avait beaucoup changé depuis le mariage de Clotilde; mais on ne saurait dire que le changement lui fût favorable. Par moments elle était douce, calme, soumise, se faisait le petit chien de Geneviève, trouvait des paroles affectueuses pour Simplicie et cessait même de taquiner son ami Jean. D'autres fois, elle venait les sourcils froncés, les yeux brillants, le verbe haut, mettait tout sens dessus dessous dans le paisible appartement, harcelait Jean de ses épigrammes, ne parlait pas à la fille de Saurin, répondait vertement à Geneviève qui la tançait, puis disparaissait comme un ouragan, en laissant pour traces de son passage une sorte de mécontentement général. C'était une heure après seulement, quand Simplicie avait ramassé les objets épars, rétabli l'ordre dans les meubles, et repris son ouvrage près de la table, que nos trois amis, s'entre-regardant, se sentaient à l'aise et reposés. C'est alors que Jean sentit s'infiltrer en lui un besoin extrême de cette paix du soir. Il le promenait tout le jour dans les mille endroits divers où la vie l'envoyait, et revenait au logis un peu plus tôt que jadis, pour recommencer ces heures paisibles qui étaient devenue! l'essence même de son existence. Aux premiers jours du printemps, Geneviève, se trouvant mieux, fit de fréquentes promenades avec son fils. Elle aimait à s'appuyer sur son bras, et, par une sorte de crainte jalouse, elle voulait être seule avec lui. Quand le temps le permettait, ils sortaient ensemble vers quatre heures, et ne rentraient que pour le dîner. Dans les commencements, Simplicie avait été contente de ces deux heures de solitude. Elle rangeait la chambre et l'atelier de Jean, elle mettait en ordre ce qui appartenait à madame Beauquesne, puis s'asseyait à la fenêtre pour les attendre, et l'attente lui semblait fort agréable. Mais, avec les beaux jours, les promenades s'étaient prolongées, et la jeune fille trouvait le temps long. Un jour Renée vint vers quatre heures, au moment où Jean venait de sortir avec sa mère; elle demanda Simplicie et la trouva au milieu de l'atelier, mettant tout en ordre avec cette activité silencieuse qui était son apanage. --Seule? dit mademoiselle Reynold. --Toute seule, répondit la fillette. Renée jeta un coup d'oeil autour d'elle et s'en alla dans un coin fouiller un tas de cartons et d'esquisses. C'était plein de Simplicie, dans toutes les poses, à toutes les heures du jour; elle avait posé debout, assise, de dos, de face, si bien que son image, plus ou moins distincte, se retrouvait à chaque instant dans l'oeuvre du jeune peintre. Renée repoussa brusquement les esquisses qui tombèrent pêle-mêle, et revint s'asseoir sur le pied de la chaise longue où se reposait ordinairement Geneviève. --Laissez cela, dit-elle à Simplicie qui voulait réparer le désordre, laissez donc! Il ne faut pas qu'un atelier soit trop bien rangé; ça sent les bourgeois ici! Tout est en ordre comme une batterie de cuisine! Elle se leva pour bouleverser les meubles; mais changeant de fantaisie, elle se rassit et appela Simplicie près d'elle. --Quand irez-vous à la campagne? dit-elle. Maman vient de me permettre d'y aller aussi. Il paraît que je suis malade et que j'ai besoin d'air. Comme papa ne veut pas se priver de la société de maman, on me laissera aller au moulin Frappier avec madame Beauquesne. Ce sera gentil, hein? Nous ferons de bonnes parties ensemble. --Oui, dit Simplicie en souriant. --Ce sera bien plus gentil que l'année dernière! reprit Renée en frappant les coussins de la chaise longue avec le bout d'un appui-main. Nous n'aurons pas cette ennuyeuse Clotilde! A propos, je crois qu'ils vont acheter un hôtel, et qu'ils donneront une matinée dansante pour pendre leur bête de crémaillère... Nous n'irons pas, n'est-ce pas, Simplicie? La jeune fille tourna lentement la tête de gauche à droite avec un faible sourire. Renée continua sans la regarder, en tiraillant les glands des coussins: --Quand on pense que ce grand nigaud de Jean aurait pu épouser Clotilde! Si c'est permis! il y a vraiment des gens qui sont trop bêtes! Mon ami Jean est du nombre. Mais la Providence veillait sur lui. N'est-ce pas, Simplicie, que la Providence veillait sur lui, puisqu'elle a permis que Clotilde aimât mieux épouser un monsieur qui a une tête de cire et des moustaches de coiffeur? Voyons, petite, vous n'avez pas l'air convaincue de l'intervention de la Providence? Vous ne croyez pas à la Providence, vous? --Oh! si! fit la jeune fille avec un gros soupir. Renée tirait si fort sur le coussin que le gland lui resta dans la main. Sans se déconcerter, elle se mit à le faire sauter, comme une pelote, tout en continuant son discours. --La Providence, et puis moi, dit-elle, à nous deux nous avons arrangé ça. Nous lui réservons bien d'autres surprises, à notre ami Jean! Mais ce sera pour son mariage. --Monsieur Jean va se marier? fit innocemment Simplicie en regardant Renée de tous ses yeux. --Mais, certainement! répliqua mademoiselle Reynold avec une gravité malicieuse. Je l'espère bien! Simplicie baissa la tête. L'idée qu'on pouvait la mystifier ne lui était jamais venue. --Est-ce que vous savez à qui? demanda-t-elle après un long silence. --Oui, mademoiselle, mais c'est un secret, répondit Renée en envoyant le gland jusqu'au plafond. Simplicie ne dit rien. Sa malicieuse compagne la regarda du coin de l'oeil, et une question se formula tout à coup dans son esprit gamin de Parisienne éveillée. --Est-ce que, par hasard, cette fillette aurait regardé mon ami Jean? La réponse à cette question fut une révolte de l'orgueil de Renée. --Elle, cette paysanne, oser lever les yeux sur Jean! Jean que je trouve supérieur à moi, Jean que j'aime depuis l'enfance comme... Elle n'osa achever la banale comparaison: comme un frère, et d'ailleurs peu lui importait en ce moment. L'orgueil bourgeois de son père se retrouva tout entier dans la phrase cruelle qu'elle accentua d'un ton acerbe: --Il épousera une jeune fille de son monde, riche et bien élevée, qui lui fera le plus grand honneur. Ils iront demeurer dans un hôtel, comme Clotilde, et vous resterez avec madame Geneviève. --Ah! fit Simplicie sans témoigner d'étonnement; Et ce sera bientôt? --Mais... je le suppose! répondit dédaigneusement Renée. Elle fit un geste pour lancer le gland au bout de l'atelier, puis, se ravisant, elle le tendit à Simplicie. --Tenez, vous recoudrez ça, fit-elle d'un air indifférent. Et puis vous direz à mes amis que je regrette bien de ne pas les avoir trouvés. --Oui, mademoiselle, répondit la fille du meunier. Sa voix, toujours si claire et si doucement vibrante, semblait s'être étouffée tout à coup. Renée la regarda, et éprouva quelque chose qui ressemblait à un remords. Les yeux de Simplicie rencontrèrent les siens avec franchise. Dans ce regard héroïque, il y avait tant de noblesse et de dignité que mademoiselle Reynold, piquée, descendit l'escalier en courant, le coeur plein de dépit. Si cette petite fille avait eu du chagrin, Renée aurait pu se repentir d'un mensonge gratuit, peut-être d'une méchante action; mais si elle se mêlait de faire de la dignité!... Le sang de Marguerite n'était pas seul à couler dans les veines de sa fille; malheureusement l'élément paternel comptait pour beaucoup dans sa nature. Simplicie, restée seule, répara machinalement le désordre causé par Renée, puis elle alla chercher une aiguille enfilée et recousit solidement le gland arraché, après quoi elle resta les mains inertes, assise sur un pouf bas, livrée à des sensations étranges qu'elle ne parvenait pas à formuler en pensées. Elle souffrait, c'était bien certain. Au delà, elle ne savait plus rien. Où souffrait-elle? pourquoi? Elle l'ignorait de même. Elle resta ainsi longtemps perdue dans un océan d'émotions douloureuses. Le coup de sonnette qui annonçait la rentrée de madame Beauquesne la fit relever en sursaut; elle courut à sa chambre, pour s'y laver les yeux, et pourtant elle n'avait pas pleuré. Elle répéta fidèlement le message de Renée, qui d'ailleurs vint elle-même dans la soirée; rien d'insolite ne marqua la fin de ce jour; mais quand Simplicie rentra dans sa chambre, et qu'elle s'étendit sur son lit pour dormir, elle s'étonna de se trouver si lasse sans avoir travaillé. C'était une lassitude extrême, comme celle qui suit les grandes luttes, les crises décisives. La jeune fille n'essaya pas de résister et s'engourdit dans un sommeil fiévreux, qui rassemblait à la veille, et qui faisait passer dans son cerveau des images bizarres. XXII Sans la plaisanterie maligne de Renée, la pauvre Simplicie eût pu vivre longtemps dans la tranquille extase qui l'enveloppait comme d'une atmosphère. Jusque-là, elle n'avait jamais essayé de se rendre compte ni de la place qu'elle occupait dans la maison de Geneviève, ni de l'avenir qui pouvait l'attendre, ni des changements qui se produiraient un jour dans l'asile qui l'avait accueillie lorsqu'elle était restée orpheline. Tout cela existait sans doute, mais ne la touchait pas; elle y restait en quelque sorte étrangère. Il y aurait donc un jour quelque chose de changé à cette douce vie à trois? Jean se marierait, s'en irait. Simplicie sentit la tête lui tourner à cette idée, comme si la terre manquait sous ses pieds, et si elle tombait dans l'infini. Seule avec Geneviève! Elle aimait bien madame Geneviève, elle s'était bien promis de rester toujours avec elle, surtout quand elle serait devenue tout à fait aveugle; mais dans ce rêve de dévouement, Jean était là, près de sa mère, et quand elle la soutiendrait d'un côté, il serait de l'autre: c'est entre eux deux qu'elle arriverait à l'extrême vieillesse, où les gens paraissent n'avoir plus d'âge, surtout quand on a seize ans. Jean s'en irait... Ah! qu'importait que ce fut avec sa femme ou tout seul, s'il devait s'en aller! L'âme de Simplicie, faite pour la douleur, n'était pas accessible à la jalousie, et d'ailleurs savait-elle seulement ce que c'est que la jalousie? Elle ne pouvait vivre sans la présence de maître Jean, voilà tout! Elle avait passé sa jeune vie à l'attendre là-bas, jadis, au moulin, sans le connaître... «Quand maître Jean viendrait», disait Saurin; et maintenant encore elle l'attendait tous les jours, à toute heure, et il venait. Mais que serait-ce, mon Dieu! quand il ne reviendrait plus? Simplicie se ressouvint tout à coup que tous ceux qu'elle avait aimés étaient partis un jour, lui laissant l'impression d'un abandon cruel, immérité. Sa mère! elle revit sa mère si jolie, si pâle, blonde comme elle, avec des cheveux d'or frisés, qui frisaient encore sous le linceul. Son père ensuite!--celui-là était parti d'une façon si tragique qu'en y pensant elle cacha son visage dans ses deux mains pour ne pas revoir le moulin embrasé, l'échelle tombant à la renverse... Toutes les fois qu'elle y songeait, un frisson de fièvre parcourait son corps svelte. Jean s'en irait aussi, lui, non plus porté au cimetière par les mains compatissantes de ses proches, mais dans le triomphe des noces... Simplicie avait vu passer des noces parisiennes se rendant au Bois dans les grands landaus tout de glaces, et son imagination naïve lui représenta Jean aux côtes de sa femme, partant dans un grand landau pour on ne sait où, la Belgique peut-être... pour toujours... Cette nuit-là, Simplicie entendit Jean rentrer à pas de loup, et un serrement de coeur douloureux lui vint en songeant au temps prochain, sans doute, où il ne rentrerait plus... Après trois ou quatre journées semblables, elle avait si rapidement changé, que le jeune homme en fut frappé. Profitant d'un moment ou elle était seule dans le salon, il s'approcha d'elle avec douceur. --Simplicie, dit-il en lui mettant une main sur l'épaule, comme à un enfant qu'on aime, vous avez quelque chose qui tous tourmente: dites-moi ce que c'est. Elle détourna les yeux et fit un léger mouvement pour se dégager, mais elle n'osa. --Quelqu'un vous a fait de la peine? Elle fit signe que non. --Vous ai-je manqué en quelque chose, reprit Jean avec un peu d'inquiétude: je vous ai souvent taquinée, j'espère que ce ne sont pas mes innocentes taquineries qui vous ont attristée? Rien, je vous le jure, n'était plus loin de ma pensée. --Vous ne m'avez jamais fait de chagrin, monsieur Jean, répondit Simplicie dont le coeur se gonflait à mesure qu'il parlait. --Alors dites-moi ce que tous voulez... Désirez-vous quelque chose que nous puissions vous donner! Vous êtes si bonne pour ma mère, si bonne pour nous deux, que je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance. Il s'échauffait en parlant, à mesure qu'il sentait combien, en effet, elle avait apporté jusqu'alors de dévouement dans leur maison. Penché sur elle, il essayait de lire dans ses yeux bleus, mais elle les tenait obstinément baissés. Une singulière émotion traversa le coeur du jeune homme quand elle parla de sa voix cristalline et comme mouillée de larmes. --En vous aimant tous deux, je ne fais que mon devoir, dit-elle. Il ne faut pas me remercier pour cela. Cette voix vibrait de sentiments muets, de tendresses inexprimées, de sanglots retenus, de tout ce qui fait la passion dans un coeur innocent et sans détour. Jean la sentit vibrer jusqu'au plus profond de son âme. --Simplicie, dit-il en lui prenant les deux mains, qu'il serrait avec force, dites-moi votre chagrin, nous vous aimons, nous voulons vous voir heureuse; parlez, ma chère enfant, ma chère... Elle fit un mouvement pour dégager ses deux mains, les tordit faiblement dans celles de Jean, et dit avec l'expression de la prière la plus ardente: --Je voudrais retourner au moulin Frappier. Jean resta pétrifié et ouvrit les mains. Celles de Simplicie retombèrent sur ses genoux; le corps tout entier de la jeune fille s'affaissa sur le dos de sa chaise, et elle répéta faiblement: --Je voudrais aller au moulin... Ses yeux se levèrent sur Jean avec une inexprimable angoisse. Ils disaient tant de choses, ces beaux yeux fatigués par les larmes des nuits sans sommeil! Le jeune homme y vit passer une lueur singulière, une expression étrange, presque égarée, et au moment où il saisissait les mains de Simplicie qu'elle semblait tendre vers lui, elle se pencha doucement à gauche et roula sur le sol. Il n'eut que le temps de la retenir et de la porter sur un canapé. Elle venait de perdre connaissance. Jean appela, sonna, cria;--on accourut, croyant à quelque catastrophe. Simplicie ouvrit bientôt les yeux, et vit le visage aimé de Geneviève penché sur elle avec inquiétude; un air de lassitude douloureuse passa sur ses traits, et elle pensa:--Je ne suis donc pas encore morte! Le médecin fut mandé; il interrogea, médita, et finit par dire: --C'est de l'anémie,--changement de vie trop brusque, développement tardif, tout à coup précipité. Elle a raison, il faut l'envoyer au moulin; c'est le mal du pays. Un demi-sourire passa sur les lèvres de la jeune fille en entendant cet arrêt. Mais, qu'il se trompât ou non, le docteur se mettait de son côté, elle était sûre de gagner la partie. --Quelle drôle de petite fille! dit Geneviève, quand le départ immédiat de Simplicie fut décide. Tu ne pouvais pas attendre six semaines? Nous serions partis tous ensemble... --J'attendrai tant que vous voudrez, dit la fillette avec douceur. --Oui, et tu tomberas malade pendant ce temps-là... J'aime encore mieux te voir partir tout de suite. Le voyage résolu, la grande question fut de savoir comment on enverrait la jeune fille au moulin. --J'irai seule, disait-elle. Geneviève était assez d'avis de la laisser faire. Jean s'y opposa tout à fait, Jean, devenu soudain quinteux et difficile à contenter: --Voyons, mère, dit-il un jour avec quelque emportement, jolie comme elle l'est, tu ne peux pas penser à lui faire faire un si grand voyage! --Je l'ai bien fait seule avec toi! riposta Geneviève un peu piquée. --Avec moi, répondit Jean ramené à la douceur par le mécontement de sa mère. Si elle avait un enfant à conduire, je serais le premier à l'abandonner à elle-même. Et si en route elle a un évanouissement comme celui de l'autre jour? Ce dernier argument était le meilleur de tous; aussi ne rencontra-t-il pas d'opposition. Madame Reynold trouva une duègne, et le départ fut fixé au jour le plus rapproché. Jean conduisit lui même les voyageuses à la gare et les installa dans ou coupé de première classe, au grand étonnement de la duègne, à qui Geneviève n'avait parlé que des secondes; puis il tira de sa poche une petite boîte de chocolat et un livre. --Pour la route, dit-il en souriant à Simplicie. Elle lui jeta un regard si triste qu'il se sentit navré. --Merci et adieu, monsieur Jean! dit-elle. --Au revoir! répondit-il gaiement. --Adieu! répéta la jeune fille. Le train s'ébranla, Jean fit un dernier geste amical, et la pâle figure de Simplicie s'effaça derrière la vitre. Le jeune homme secoua la tête et reprit le chemin du logis avec l'impression qu'il venait de quitter un convoi funèbre. --Singulière enfant! se dit-il. Si c'est le mal du pays, elle va guérir en quelques jours; mais si c'était un chagrin? Si elle nous avait trompés?... Si elle aimait quelqu'un.... Il ne vient personne chez nous, elle ne sort jamais... Maître Jean-Frappier reçut tout à coup une commotion intérieure si violente qu'il s'arrêta sur le trottoir. Puis il se remit en marche sans pouvoir et sans vouloir analyser ce qu'il venait d'éprouver. --La maison va être bien triste sans elle, conclut-il. XXIII Simplicie fut bien accueillie par les vieux Beauquesne lors de son arrivée au manoir. Ils s'ennuyaient seuls, après le mouvement qu'avaient apporté l'année précédente Jean et sa mère. Saurin leur manquait plus qu'ils n'auraient voulu l'avouer, et la fillette elle-même, si douce et si alerte, n'était remplacée qu'au point de vue matériel par la grosse fille de ferme lourdaude qui avait repris ses fonctions. Simon d'ailleurs nourrissait depuis sa maladie une tendresse de grand-père à l'égard de celle qui l'avait si bien et si patiemment soigné. Quand la voiture envoyée pour la chercher à la gare s'arrêta devant la porte, et que Simplicie en descendit, non plus en sautant légèrement comme il convient à son âge, mais avec des mouvements craintifs et alanguis, les deux vieux poussant un cri: --Mon Dieu! que la voilà chétive! Si c'est comme ça que les Parisiens vous renvoient au pays, ce n'est pas la peine d'aller chez eux! --Qu'est-ce qui t'est donc arrivé, ma pauvre fille? demanda Victoire en la bousculant amicalement dans la salle basse. --Rien, madame Beauquesne, rien, père Simon; je vous remercie de votre amitié... Elle ne voulait pas pleurer, elle faisait des efforts héroïques pour refouler les larmes qui l'étouffaient à la vue de tant d'objets chers et familiers; mais elle n'y fut point parvenue si Victoire n'avait ajouté de sa voix grondeuse: --Ils t'ont donc fait bien de la misère, là-bas, que te voilà si pâle et si maigrie? A cette atteinte portée contre tout ce qu'elle aimait le mieux au monde, Simplicie retrouva toutes ses forces. --Non, madame Victoire, répondit-elle d'une voix ferme, mais c'est le chagrin que j'avais d'être loin du pays. Cela va me passer dès que j'aurai été ici seulement huit jours. En effet, au bout de huit jours, la jeune fille avait retrouvé le sommeil, et les couleurs commençaient à revenir sur ses joues, que hâlait déjà le soleil de mai. Elle allait et venait dans la grande maison, qui désormais paraissait, moins vide, mettant tout en ordre pour l'arrivée prochaine de ses chers bienfaiteurs. En rangeant dans les chambres bien négligées par Victoire pendant l'hiver, elle trouva le Télémaque, qui avait fait jadis les délices de Geneviève? et qui devait faire les siennes. Elle le lut à la clarté décroissante des soirs de printemps, et plus d'une fois ses larmes coulèrent sur le livre, aux paroles de Mentor, si pénétrées de sagesse, et pour elle pleines d'allusions amères: «--Ne laissez pas prendre votre coeur aux délices passagères et trompeuses...» Simplicie eût été bien embarrassée de dire quelles étaient les délices trompeuses et passagères auxquelles elle avait laissé prendre son coeur innocent, et cependant elle sentait dans son âme qu'elle avait péché en quelque chose. Qu'était cette chose mystérieuse qui lui brûlait le coeur comme un remords? Elle y pensait en travaillant auprès de Victoire à raccommoder le linge de la maison, ce linge vénérable filé par les aïeules des Frappier un siècle peut-être auparavant. Elle y pensait en coupant l'herbe pour les lapins, en portant le grain aux poules, en faisant les mille travaux domestiques qu'une ménagère de campagne accomplit elle-même, ne laissant aux servantes que le gros de l'ouvrage. Dès son arrivée elle avait repris ses anciens vêtements de servitude; mais elle n'avait pu se résoudre à coiffer le petit bonnet blanc qui lui paraissait trop lourd, et peut-être trop laid. Elle allait et venait chaussée de sabots qui blessaient parfois ses pieds accoutumés aux bottines de cuir; mais elle trouvait une joie amère à ressentir cette souffrance: c'est ainsi qu'elle se punissait d'avoir oublié dans la mollesse des villes son humble condition de servante. Un jour de printemps, chaud et doux comme un jour d'été, la lumière se fit dans cette âme troublée. Paresseuse, après ou rude travail dans le parterre que Simon méprisait profondément, et que le jardinier de la ville voisine ne soignait pas assez au gré de Simplicie, qui savait que Jean ne serait pas content,--elle se dirigea vers l'avenue de frênes qui longeait la rivière derrière le moulin, et s'assit à l'endroit même où Clotilde avait su si bien soutirer à Jean Beauquesne une imprudente promesse. Soudain, un souvenir noyé jusque-là dans le trouble de mille impressions nouvelles se dressa devant Simplicie. Au loin, traversant la passerelle pour quelque message domestique, elle avait entrevu ce jour-là Jean et Clotilde assis tout près l'un de l'autre, elle l'avait vu relever les ondes superbes de cette chevelure rebelle... --Il a dû l'épouser dans un temps, se dit la jeune fille; il l'aimit... Une souffrance aiguë, horrible, traversa son coeur, douloureuse initiation aux mystères de la vie, et, pour la première fois, regardant au fond d'elle-même, elle aperçut la vérité. --Je ne peux pas vivre sans lui, s'écria-t-elle en tendant ses bras vers l'azur impassible. Je mourrais sans lui... mais je mourrai auprès de lui... Venez, venez, maître Jean, je ne puis plus souffrir davantage... je vous aime... Elle se laissa tomber la face ensevelie dans l'herbe courte et moussue; anéantie par ce grand élan d'amour qui l'avait révélée à elle-même. Oui, elle l'aimait! Comment n'y avait-elle pas pensé plus tôt? C'était le chagrin de le voir se marier qui l'avait rendue malade! Fille sans pudeur, servante effrontée, elle avait osé lever les yeux sur son maître. Quelle nature sans discipline et sans morale était donc la sienne, qui l'avait amenée jusque-là, car aimer son maître, c'était presque un crime! --Je ne savais pas! balbutia la pauvre enfant, je ne savais pas que je l'aimais... si je l'avait su, j'aurais vu tout de suite que c'était mal! --Il fallait savoir, lui répliqua sa conscience irritée. C'est l'orgueil qui t'a conduite à cet abîme de honte. Tu as voulu t'élever au-dessus de ta position, te croire une demoiselle parce que tes maîtres te témoignaient de la bonté; tu as abusé de cette bonté jusqu'à oublia ta condition... tu sera punie dans ton orgueil. Tu es une servante, et s'ils sont tentés de l'oublier, c'est toi qui le leur rappelleras. --O mon maître Jean! dit Simplicie en serrant ses bras sur sa poitrine, comme pour étreindre l'image adorée de son idole, mon maître Jean, je serai votre esclave, votre chien, mais ne me chassez pas de votre présence... J'élèverai vos enfants, je serai soumise à votre femme; jamais, jamais on ne saura ce que j'ai osé penser... mais laissez-moi vivre auprès de vous, puisque je ne peux pas mourir! Le soleil était déjà bas sur l'horizon, quand Simplicie revint au manoir. --Où a-t-elle passé sa journée? gronda Victoire en la voyant renter; et voilà une montagne de linge qui revient de la lessive, et elle disparaît pendant des heures... Fainéante, va! --Je vous demande pardon, répondit humblement Simplicie. Je me suis oubliée au bord de la rivière, il y faisait bon... mais je ne serai plus négligente à l'avenir, je réparerai le temps perdu. Surprise d'un si long discours, peu en harmonie avec le mutisme ordinaire de la jeune filler Victoire la regarda et vit qu'elle avait pleuré. --C'est bon, c'est bon, dit-elle d'une voix radoucie, on te gronde, c'est pour ton bien; on ne veut pas te rendre malheureuse, et puis d'ailleurs tu ne le mérites pas. Dès le lendemain, Simplicie apparut avec son petit bonnet blanc, qu'elle avait repoussé jusque, là. Il fallait bien se châtier soi-même, s'attacher aux travaux les plus pénibles. Afin de vaincre l'excès d'orgueil qui l'avait fait lever les yeux sur Jean Beauquesne, elle se fit la plus humble des servantes de ferme. Un beau jour Simon stupéfait la vit rentrer avec la cane de cuivré sur l'épaule, comme autrefois, revenant du pré! --Qu'est-ce qui te prend, ma fille? lui dit-il, nous avons une servante pour cela; tu n'as pas besoin de si gros ouvrages? --C'est mon plaisir, maître Simon, répondit-elle. Quand je travaille fort, ça me fait du bien. Son corps fluet se développait en effet dans ces exercices fatigants; elle avait grandi et pris des forces sans rien perdre de sa grâce. Quand, penchée au bord du douet, sous la fontaine, elle frappait le linge à grands coups de battoir, un lettré eut pensée à cette fille d'un roi de l'antiquité qui lavait elle-même son linge à la rivière. XXIV --Jean! fit Geneviève un soir de la fin de mai, tiens-tu beaucoup à rester à Paris encore un mois? Jean rougit. Depuis le départ de Simplicie, il vaguait dans la vie, plein d'un indicible ennui. --Moi? dit-il avec la diplomatie des gens qui se sentent en faute. Je n'y tiens pas beaucoup. Il n'y a déjà plus personne. C'était une grosse erreur; mais Paris lui semblait vide. --Si nous partions pour la campagne? Renée viendra quand nous voudrons... --Partons, dit Jean d'un air indifférent, bien qu'a se sentit rempli de joie; je ne demande que deux jours pour mettre mes affaires en ordre. Il en fallut davantage à Geneviève; mais à la fin de la semaine, ils arrivèrent comme la première fois, à la tombée du jour, dans la cour du manoir. Comme la première fois, Jean aperçut une silhouette élégante: la jeune trayeuse, sa cane de cuivre en équilibre sur l'épaule, s'avançait à sa rencontre... La longe de cuir trembla dans la main de la fillette, la cane glissa et tomba... heureusement elle était vide. --Simplicie! Ce n'est pas vous! s'écria Jean en courant à elle. Avec le petit bonnet, en costume de paysanne? Je vais gronder ma grand'mère. Renée venait d'entraîner Geneviève dans la salle basse, vers Victoire et Simon qui s'avançaient. --Ce n'est pas madame Victoire, fit Simplicie à voir basse, c'est moi qui l'ai voulu... Jean la regardait, muet. Elle avait changé. Ce n'était plus une enfant inconsciente; c'était une femme qui avait souffert. --Et je ne vous dis pas seulement bonjour, fit-il en se penchant vers elle pour l'embrasser... Elle recula imperceptiblement, il n'osa avancer, il n'osa même pas lui prendre la main. Elle se baissa pour reprendre la cane de cuivre, il s'en empara et l'emporta résolument dans la salle basse. Elle le suivît sans mot dire. L'instant d'après, quand il eut terminé les compliments de bienvenue, il se retourna pour voir ce qu'était devenue Simplicie. Elle avait disparu, et la cane avec elle. Grommelant quelque chose entre ses dents, il s'élança dans la cour; mais la jeune fille était déjà loin, il ne put l'apercevoir et rentra un peu confus. --Maman, dit Jean le lendemain matin en entrant dans la chambre de Geneviève, où se trouvait déjà Renée, dis donc à Simplicie qu'elle n'aille pas traire. Je le lui ai défendu hier, mais elle y est retournée aujourd'hui. --Quel mal y a-t-il, fit Geneviève, si cela l'amuse? --Cela ne convient pas, commençait Jean; il se mordit les lèvres et fit un retour sur lui-même. Renée l'examinait curieusement.--Il ne convient pas, reprit-il après une courte réflexion, que ta demoiselle de compagnie exerce ici les fonctions d'une fille de ferme... --Tu n'as pas tout à fait tort, répondit Geneviève. Je lui en parlerai. Mais il ne faut pas non plus donner trop d'importance à cette petite fille... --La fille d'un homme qui s'est tué à notre service! riposta Jean avec une sorte d'emportement. Tu n'as pas, je suppose, l'intention de la reléguer pour toute sa vie dans l'humble position d'une servante! --Je n'ai aucune intention, Jean, dit Geneviève en regardant son fils avec étonnement. Tu es de mauvaise humeur aujourd'hui. Si tu as des observations à me présenter, je t'engage à choisir un moment où tu seras dans des dispositions plus favorables. Jean se tut. Renée s'approcha de Geneviève et détourna la conversation. Elle aussi avait beaucoup changé; l'air de la campagne lui était évidemment nécessaire, car elle était frêle pour son âge, et ses nerfs tendus tout l'hiver avaient besoin de calme. Au bout d'un instant, Jean quitta la chambre et alla rôder dans le manoir; mais ni là, ni dehors, il ne put apercevoir Simplicie, qui semblait s'être faite invisible pour lui. Au bout de quelques jours, il se trouva dans une disposition d'esprit singulièrement pénible. Tout le monde, excepté lui, voyait Simplicie, et lui parlait; lui seul ne pouvait arriver à la rencontrer que de loin, ou en présence de nombreux témoins. Plus il recherchait les occasions de la voir, plus elle semblait mettre ses soins à l'éviter. Elle n'allait plus traire les vaches, et Geneviève la trouvait souvent près d'elle pour lui rendre mille petits services comme jadis; mais elle s'était sans doute créé d'autres occupations, car la douce intimité d'autrefois avait complètement disparu. C'était Renée qu'il trouvait maintenant partout où précédemment il voyait Simplicie. Il aimait bien Renée, mais ce n'était pas la même chose... Il souffrait vaguement, sans pouvoir définir son mal, et par instants se montrait d'humeur bizarre. Renée tout à coup se mit aussi à disparaître d'une façon inexplicable. On passait des heures sans la voir, et puis elle rentrait les yeux brillants, l'air satisfait, et reprenait l'existence au point où elle l'avait laissée, sans paraître se douter qu'on avait remarqué son absence. A vrai dire, c'est Jean seul qui la remarquait; intrigué par cette apparence de mystère, il se mit en observation, suivit un jour Renée, et, à son inexprimable surprise, il la vit se diriger vers la vieille maisonnette qu'habitait jadis Saurin. C'est là, dans la pièce d'en bas, qu'elle entra, et derrière les rideaux de calicot à demi écartés, il vit aussi, penchée sur son ouvrage, la tête blonde de Simplicie. Elle se réfugiait pour travailler dans la maison de son père... c'était bien simple! Et Renée allait l'y rejoindre; quoi de plus naturel? Que pouvaient-elles se dire? Jean eût été curieux de le savoir, mais il n'avait pas l'habitude d'écouter aux portes, et il se contenta de s'asseoir dans le parterre afin de voir combien de temps les jeunes filles resteraient ensemble. --Je ne suis pas méchante, disait Renée à la fille du meunier, qui mettait patiemment une grande pièce de toile à un drap antédiluvien. J'en ai l'air parfois, mais au fond, je vous assure que le coeur est bon. --J'en suis sûre, mademoiselle, fit Simplicie avec douceur. --Bien sur? Vous croyez que j'ai bon coeur? La jeune fille leva ses yeux purs sur mademoiselle Reynold et répondit tranchement: --Oui. --Je vous ai fait de la peine pourtant, reprit celle-ci. --Pas exprès. --Si, exprès, reprit Renée, le visage couvert de rougeur; c'est un remords qui me tourmente depuis longtemps. Simplicie la regarda; un rose plus vif teinta ses joues, puis elle baissa les yeux sur son ouvrage. --Et d'abord, reprit Renée, avant que je me confesse, dites-moi pourquoi vous vous êtes mise à l'écart, pourquoi au lieu de vivre avec nous, comme à Paris, vous avez repris les habitudes de votre enfance... Personne ici ne le désire, vous le savez bien... pourquoi l'avez-vous tait? --Je vais vous le dire, mademoiselle, fit Simplicie. --Appelez-moi Renée, je vous en prie, dit mademoiselle Reynold avec insistance, ou bien je croirai que vous êtes fâchée contre moi. --Je ne suis pas fâchée, mademoiselle, mais veuillez m'excuser, je ne le puis. Je vous dirai en même temps pourquoi j'ai repris mes anciennes habitudes. Simplicie s'exprimait nettement désormais. Le voile qui cachait ses pensées s'était déchiré; elle voyait clair dans la vie et devant elle, et ses sentiments longtemps médités trouvaient facilement leur expression par la parole. --Je suis née servante, voyez-vous, dit-elle; mon père est mort domestique; s'il avait vécu quelques années de plus, peut-être en serait-il autrement pour moi. Dans sa grande bonté, madame Geneviève a bien voulu me rapprocher d'elle et me traiter presque comme son enfant. C'était très-bien de sa part, mais ce n'est pas une raison pour que j'oublie mes devoirs. J'étais devenue orgueilleuse, j'étais tentée de me croire plus que je ne suis; heureusement, il était temps: j'ai repris ma véritable condition, celle où je dois vivre et mourir, et je ne penserai jamais à m'en plaindre. --Orgueilleuse, vous? murmura Renée, touchée jusqu'au fond du coeur par ces humbles paroles, si fières dans leur humilité. --Oui... on est orgueilleux sans le vouloir, sans s'en douter... C'est mal tout de même, il faut savoir s'en punir, surtout quand on est jeune... Vous êtes bien bonne, mademoiselle, de venir causer avec moi comme ça les après-midi, et pourtant, si j'osais, je vous prierais de ne pas le faire, parce que ça m'habitue à la société de gens plus haut placés que moi, et peut-être qu'après je m'ennuierais avec mes pareils... ce ne serait pas bien non plus. Elle causait rapidement, avec des mouvements vifs et fiévreux. Renée méditait. --Vous ne m'avez pas fait de mal, vous ne m'avez fait que du bien, dit bravement Simplicie, qui la regarda en face. Elles se comprirent sur-le-champ, car leurs yeux à toutes deux s'emplirent de larmes. --Ah! ces yeux bleus, s'écria Renée en se précipitant dans les bras de la jeune fille. Ces yeux d'ange que j'ai tant fait pleurer!... Simplicie, je vous ai dit que Jean allait se marier, ce n'était pas vrai, c'était pour vous taquiner. Une grande pâleur envahit le visage de la jeune paysanne. La pensée que son secret était deviné était pour elle la plus douloureuse des tortures. Cependant elle se roidit contre la douleur. --Vous m'avez rendu service, mademoiselle Renée, dit-elle en s'efforçant d'affermir sa voix. C'est en pensant que M. Jean quitterait la maison que je me suis aperçue combien on m'y avait gâtée, moi qui ne suis qu'une servante. --Taisez-vous, s'écria Renée au désespoir en lui fermant la bouche avec sa main. Vous êtes un ange, et j'aurai éternellement le remords de tous avoir causé de la peine, et une peine inutile... Simplicie lui tendit la main, Renée la prit dans ses bras et la serra de toutes ses forces contre son coeur, qui battait vite. Ensuite elle se rassit près d'elle, tout contre sa chaise. --Vous ne pouvez pas savoir, dit-elle, combien j'aime Jean. Laissez-moi parler de lui, je vous en prie, car il le faut... Après ma mère, c'est lui que j'aime le plus au monde; maman aurait voulu me voir devenir sa femme, je ne veux pas: je ne suis pas assez bonne pour lui. Je me connais. Je suis impérieuse, brusque, fantasque, égoïste... enfin je suis pleine de défauts, et des défauts les plus antipathiques au caractère de Jean. Il m'aime bien maintenant; mais si nous étions mariés, nous serions malheureux au bout de huit jours. N'est-ce pas, ma petite amie, que ce serait grand dommage de le voir malheureux? --Oh! oui! soupira Simplicie avec un élan de tout son être. --Il faut à Jean une femme douce et simple, qui l'aime... pour lui, qui se plie à ses volontés, enfin une femme comme il n'y en a guère... On verra. Dans tous les cas, la femme de Jean ne sera pas moi. Et maintenant, Simplicie, voulez-vous me dire que vous me pardonnez? -Quoi? fit la jeune fille. --Le chagrin que je vous ai fait, et qui vous a rendue malade, murmura Renée tout près de son oreille. Il vous aime, vous: vous êtes bonne, vous êtes grande, vous êtes digne de tout ce qu'il y a de meilleur au monde... vous êtes une sainte, vous... Les larmes des deux jeunes filles coulèrent mêlées sur la toile qui recouvrait les genoux de Simplicie. --J'ai ma part, dit celle-ci; elle n'est pas si chétive, il y en a de plus mauvaise, et votre amitié m'est bien douce. --Et celle de Jean? dit tout bas Renée. Il vous aime... beaucoup... --Maître Jean, voyez-vous, dit Simplicie en réunissant toutes ses forces, les mains serrées l'une contre l'autre, maître Jean, c'est mon maître, je lui ai donné ma vie... ne le lui dites pas. Je tâcherai qu'il la prenne et qu'il n'en sache jamais rien. Quand je serai morte, vous pourrez le lui dire... ça me consolera. Elle se tut; c'était désormais tout son espoir: après la vie, Jean saurait de quel amour il avait été aimé. Renée la quitta sans bruit, la laissant plongée dans une sorte d'extase où la douleur devenait si éthérée qu'elle se faisait jouissance. XXV --D'où viens-tu comme cela, cachottière? dit Jean en saisissant Renée au passage. Pleine encore des émotions qu'elle venait d'éprouver, elle marchait la tête baissée, sans regarder autour d'elle. Au lieu de rire comme à l'ordinaire, la jeune fille tourna vers lui tes yeux graves et attendris. --Je viens de passer une heure avec une petite amie, dit-elle; une bonne heure, je t'assure, une heure que je n'oublierai pas. --Tu as une petite amie? fit Jean en essayant de plaisanter. --Tu sais bien de qui je veux parler. Oh! Jean, cette enfant est adorable! Si tu savais quelle noblesse de sentiments, quelle dignité, quelle franchise... Nous sommes bien peu de chose avec nos mesquineries à côté de cette nature angélique, qui souffre sans se plaindre... --Elle souffre? de quoi? Qui s'est permis de l'affliger? fit Jean en s'arrêtant brusquement au détour du chemin. --Qui! Nous tous, mon pauvre ami; moi d'abord, mais je lui ai avoué ma faute et elle m'a pardonné; je ne suis pas seule coupable, Jean! tu l'es aussi, et ta mère avec les meilleures intentions... --Oui, dit le jeune homme, en reprenant sa marche dans le parterre, je sais que nous avons agi inconsidérément en l'accoutumant à vivre dans un milieu plus relevé que le sien. Mais est-ce un mal? Ne doit-on pas s'efforcer d'élever, d'ennoblir les natures qui s'y prêtent? N'est-ce pas rendre service à l'humanité tout entière, que de travailler à l'amélioration de quelques-uns? --Oui, répondit Renée en posant sa main sur le bras de son ami, ce sont de belles et bonnes théories de philosophe; en réalité, doit-on apprendre qu'il est des jouissances plus relevées à ceux que leur condition condamne à l'obscurité? Doit-on montrer le bonheur à ceux qui sont obligés de ne jamais le connaître? Jean resta soucieux, puis prenant un parti: --Bah! dit-il, tout cela, ce sont des discussions sur une pointe d'aiguille. Les faits sont plus probants. Simplicie a été malade, elle a eu une petite lubie d'existence villageoise, elle se donne le plaisir de la satisfaire, et dans quelques semaines elle reviendra avec nous à Paris... --Non, dit gravement Renée, elle ne retournera pas à Paris, elle restera ici. Jean s'arrêta court. --Et pourquoi, grand Dieu! s'écria-t-il, pourquoi nous quitterait-elle? A-t-elle eu à se plaindre de nous? Ne l'avons-nous pas aimée et choyée comme l'enfant de la maison? --Sans doute, mais après? --Après? fit le jeune homme inquiet, que veux-tu dire? --Je veux dire que plus tard, quand elle aura vingt ans... quel avenir lui réservez-vous? Elle ira vivre auprès de ta mère toujours, alors? Elle deviendra vieille fille et mourra seule après avoir fermé les yeux à notre mère Geneviève? Est-ce là un avenir? --Évidemment non, répondit Jean. --Alors elle se mariera, ajouta impitoyablement Renée. A qui? Jean fit un mouvement si vif que Renée eut peur d'avoir provoqué sa colère. Elle se remit cependant et reprit sa lente promenade. --Dis-le donc, fit Renée tout à coup, dis-le donc que tu ne veux pas qu'elle se marie, que tu veux qu'elle reste toujours près de toi, pour poser dans tes tableaux, pour soigner ta mère, pour être votre servante et votre jouet, jusqu'au jour où vous serez lassés d'elle, ou elle sera inutile à votre bonheur, et où vous la mettrez de côté, comme un vieil habit qui n'est plus de mode! --Tu es méchante, fit soudain Jean devenu très-pâle. Il y a longtemps qu'on me l'a dit, mais je ne voulais pas le croire. --Je sais, c'est Clotilde qui te l'avait dit, fit négligemment Renée, et Clotilde est un oracle, c'est convenu. Mais il n'est pas question de moi, c'est de Simplicie qu'il s'agit. Elle ne retournera pas à Paris. --Je veux qu'elle y retourne, cria Jean avec colère. Eh! que ferions-nous sans elle? Renée recueillit avidement ce cri du coeur, mais continua son oeuvre sans se troubler. --Égoïste! dit-elle, et Simplicie, que fera-t-elle près de vous? Jean quitta sans cérémonie mademoiselle Reynold, sauta par-dessus les plates-bandes et arriva en trois bonds jusqu'à la porte de la maisonnette de Saurin. Là, sur le seuil, il hésita. Qu'allait-il lui dire, à cette enfant que le destin avait rapprochée de lui d'une façon si cruelle? Sans vouloir l'approfondir, il entra. --Est-ce vrai, demanda-t-il sans préambule, que vous vouliez nous quitter? Simplicie eut envie de s'enfuir sans répondre. N'avait-elle pas assez souffert, sans qu'il lui fallût supporter le martyre de donner à Jean des raisons qui étaient autant de mensonges? Mais il était sur le seuil et lui barrait la porte. D'un air découragé elle repoussa son ouvrage et répondit: --C'est vrai. Il resta muet. Mille visions de paix, de joie domestique, de foyer de famille passèrent devant ses yeux, et il sentit que jamais, plus un jour, plus une heure, il ne pourrait vivra sans l'humble enfant qui se tenait devant lui, désespérée. --Pourquoi? demanda-t-il, pendant que la souffrance de la séparation prochaine entrait en souveraine dans son âme. Simplicie regarda le mur, puis la porte, puis la fenêtre, et se dit qu'elle ne pouvait s'échapper. Résignée dès lors à son pire destin, elle répondit avec la sincérité du désespoir: --Parce que je m'accoutume trop à vous, parce que j'aime trop votre maison, parce que je ne dois plus y vivre... Que voulez-vous que je vous dise encore? Il s'approcha d'un pas seulement. --Et vous pourrez vivre loin de nous sans souffrance, dites? Elle tourna vers lui ses yeux sans larmes, démesurément agrandis par l'angoisse. --Je souffrirai, dit-elle. --Pourquoi nous quittez-vous, alors? --Parce que je le dois. Ah! pourquoi me tourmentez-vous ainsi? ajouta-t-elle avec l'accent d'une prière ardente. --Et moi, dit lentement le jeune homme en s'appuyant à la porte, croyez-vous que je puisse vivre sans vous? Un éclair, puis un autre, passèrent dans les yeux bleus; elle répondit de sa voix mouillée de larmes: --Il faut savoir se résigner à sa destinée, maître Jean; mais ce qu'il faut surtout, c'est une bonne conscience. Jean recula, et la lumière entra plus librement dans la pauvre chambre. --Une bonne conscience console de tout, reprit Simplicie en parlant comme dans un rêve. La mienne m'a dit de vous quitter, mon maître. Si je l'avais entendue plus tôt, j'aurais peut-être eu moins de chagrin. Mais je ne savais pas... Ah! si j'avais su! --Vous voudriez ne jamais nous avoir connus? fit Jean avec amertume. --Oh! non! cela, non! s'écria-t-elle avec élan. Au prix de toutes mes peines et de tous mes chagrins du passé et de l'avenir, je ne voudrais pas, maître Jean, ne vous avoir pas connu, ne vous avoir pas aimé! Sa voix mourut dans la chambre sans échos. Elle avait baissé la tête sur sa poitrine. Quand elle la releva, sans honte, car elle n'avait pas conscience d'avoir rien dit de mal, Jean n'était plus là. XXVI Sans même jeter un regard du côté de Renée, qui, debout dans le parterre, le regardait avec anxiété, Jean Beauquesne monta dans la chambre de Geneviève, et se tint la tête découverte devant elle. --Ma mère, lui dit-il, j'ai besoin de toute votre bonté, de toute votre justice. Madame Beauquesne le regarda, et bien qu'il fut assez loin d'elle pour qu'avec ses yeux affaiblis elle ne pût distinguer exactement l'expression de son visage, elle vit dans toute l'attitude de son fils que l'heure était solennelle. --Vous m'avez dit un jour, reprit-il d'une voix qui tremblait un peu, comment on aime quand c'est pour la vie. Vous m'avez parlé d'un amour qui ne troublait pas, mais qui entrait en maître dans notre âme, si bien qu'on aimerait mieux mourir que de cesser d'aimer... un seul souvenir, une seule présence sans laquelle on ne saurait vivre heureux et bon... C'est ainsi que j'aime, ma mère chérie, et je viens vous demander d'épouser celle que j'aime. --Renée? fit vivement Geneviève dont le visage soucieux s'éclaira. --Non, ma mère, pas Renée... Jean éprouva soudain un extrême embarras: ses sentiments; si bien cachés qu'à peine venait-il de les pénétrer lui-même, devaient être absolument incompréhensibles pour sa mère. Au lieu de lui jeter brusquement le nom de l'humble enfant, il résolut d'user d'un détour. Prenant une chaise, il vint s'asseoir auprès de Geneviève avec les câlineries de sa première enfance. --Maman, dit-il en prenant un ton familier, nous avons eu depuis un an près de nous un être aimable qui a été notre ange gardien, qui a remplacé pour toi la vue décroissante, pour moi les rêves du peintre, qui, toujours douce, affectionnée, silencieuse, a mis dans notre vie les joies les plus discrètes, les plus intimes... c'est elle... --Simplicie? fit Geneviève en repoussant les mains de son fils qui cherchait les siennes... Tu es fou! Jamais! --Écoute-moi, ma mère, avant de me répondre, insista Jean. --Pourquoi t'écouter? Ne sais-je pas tout ce que tu pourras me dire? fit Geneviève avec véhémence. Elle est douce, elle est parfaite, je le sais. Mais est-ce pour que tu épouses une servante que je t'ai élevé si fort au-dessus de ta classe? Est-ce pour te voir mener une vie obscure que j'ai passé ma jeunesse et perdu les yeux sur des morceaux de dentelle? Quand j'étais lasse de pleurer, dans tes temps de la lutte et de la pauvreté, je reprenais courage en te regardant dormir avec un air tranquille. Je me disais: Jean sera un homme, un artiste, il sera peut-être un maître... La fortune de son père que je lui conserve jalousement lui servira à monter plus haut encore... Que ne sera-t-il pas, avec les biens que je lui donnerai, l'éducation et la richesse? Et j'aurais fait tout cela, pour que tu épouses une servante et que tu t'endormes dans la vie des paysans? Non, Jean, non, c'est moi qui en appelle à ta justice. Après ce que j'ai fait pour toi, est-ce juste de renverser ainsi mes plans? Les lèvres de madame Beauquesne tremblaient d'émotion. Elle regarda son fils et vit qu'il était affligé, mais non convaincu. --Je serai ce que tu voudras, mère, répondit-il, et si tu es ambitieuse pour moi, je tâcherai de te satisfaire; mais ne puis-je en même temps être heureux, te voir heureuse et passer ma vie avec la femme de mon choix? Elle est encore ignorante, mais depuis un an tu as vu combien elle a changé! Et pour ce qui regarde le moral, connais-tu une seule jeune fille qui lui ressemble, même de très-loin? L'an dernier, tu me permettais d'épouser Clotilde, que tu n'aimais pas. Cette année tu m'interdis d'épouser Simplicie, que j'aime... --Je savais que tu n'épouserais pas Clotilde, interrompit vivement Geneviève. --Soit; tu me permets aujourd'hui d'épouser Renée... Je l'aime tendrement et ne veux point la déprécier; mais pour passer ensemble une longue existence, est-il possible de comparer le caractère de Renée à celui de Simplicie? C'est donc seulement l'absence de fortune... --Je ne veux pas que tu épouses une servante, fit orgueilleusement Geneviève. Tu es assez riche pour prendre une fille sans dot... L'argument que Jean avait sur les lèvres ne put sortir; il sentit qu'à aucun prix il ne pourrait rappeler à sa mère son humble origine, semblable à celle de Simplicie. --Mère, dit-t-il d'un ton suppliant, je l'aime... --Il ne fallait pas l'aimer, répondit Geneviève, je te croyais le coeur mieux placé. Sans répondre, Jean se leva doucement, et, après un instant de silence, quitta la chambre sans témoigner d'irritation. Il connaissait sa mère et savait que pour le moment elle ne céderait point. Il avait à peine fait deux pas dans le corridor qu'elle le rappela. --Tu lui en as parlé sans doute? fit-elle d'un ton chagrin. --Me croyez-vous capable, ma mère, répondit-il respectueusement, de porter le trouble dans son coeur sans la certitude que vous consentiriez à me la donner? Geneviève rentra chez elle sans répliquer, et Jean se dirigea vers sa chambre. Avant d'y rentrer, il rencontra Renée qui venait à lui anxieuse. --Tu as vu ta mère? dit-elle à demi-voix. --Oui. Elle refuse. Renée baissa la tête. Il n'était pas besoin d'explications entre eux. --J'ai peut-être eu tort, dit-elle; j'aurais dû ne te rien dire... --Ce serait arrivé tout de même, fit Jean d'un air triste. J'avais le coeur plein d'elle à déborder depuis son départ de Paris... Je ne pouvais plus vivre sans elle... --Courage! dit la jeune fille, je vais parler à ta mère, moi. --Toi? que lui diras-tuî --Cela ne te regarde pas, mon ami Jean. Elle hésita quelques instants, puis le regardant avec émotion: --Je t'aime bien, va, plus que tu ne crois, plus que tu ne le croiras jamais; si tu n'es pas heureux, je ne le serai pas non plus... Va, mon ami, laisse-moi essayer. Elle s'éloigna et avant d'entrer chez Geneviève, se retourna pour le voir encore. Immobile, il la regardait de loin, elle lui jeta un baiser du bout des doigts, frappa à la porte et entra. --Vous êtes fâchée, maman Geneviève? dit Renée en s'asseyant près d'elle sur un tabouret bas. Madame Beauquesne ne répondit pas; la plaie de son coeur saignait; elle souffrait de la voir découverte. --Je vous demande pardon si je vous parais indiscrète, maman Geneviève, reprit l'enfant gâtée, mais j'ai beaucoup à me reprocher dans tout ce qui arrive, et je voudrais obtenir votre pardon. --Comment? fit Geneviève surprise. Renée raconta en quelques mots la malice qui avait eu pour Simplicie de si graves conséquences. --Que voulez-vous, ma petite maman? ajouta-t-elle, j'aime Jean, j'étais comme vous très-orgueilleuse, et ça me faisait plaisir de remettre cette petite fille à sa place. Geneviève réprima un petit mouvement. Renée, sans faire mine de s'en apercevoir, continua: --J'avais dit de même que vous, que Jean épouserait une belle demoiselle... Elle a trouvé ça très-naturel; seulement, elle est tombée malade, comme vous l'avez vu, et alors, comme elle est très-honnête, elle a voulu s'en aller. Elle avait raison, n'est-ce pas? C'était très-bien de sa part? --Sans doute, répondit Geneviève un peu à contre-coeur. --Ici, vous avez vu comme elle se cache, on ne la voit plus; j'ai eu toutes les peines du monde à la dénicher dans sa cachette. Elle n'espère rien. Vous savez, elle comprend parfaitement la position... Seulement, vous pensez bien qu'elle ne demandera pas à retourner à Paris avec vous... Elle restera ici pour soigner les vieux. Geneviève ne releva pas cette appellation irrévérente. Elle pensait à sa solitude de l'hiver, quand Jean, blessé de son refus, serait sans cesse absent, qu'elle serait livrée à des soins mercenaires. Quel malheur que son fils se fût attache à cette petite fille! Qui pouvait prévoir cela? --Cette pauvre Simplicie, ce qu'elle aurait de mieux à faire, reprit Renée, ce serait de mourir... Elle le sait bien, elle le dit elle-même, cela arrangerait tout, mais ne meurt pas qui veut. Enfin, si vous ne voulez pas qu'elle revoie Jean, vous pouvez l'envoyer dans quelque ferme. Geneviève fit un mouvement d'impatience. --Pourquoi me dis-tu des choses qui me sont désagréables? fit-elle avec humeur. Tu parles à tort et à travers de mourir et de renvoyer... Cela ne te regarde pas, au bout du compte. --Pardon, maman Geneviève, dit Renée en se levant. Cela me regarde plus que vous ne pensez. Depuis que je suis au monde, j'aime Jean. Voilà la vérité. Et je pense en même temps que les familles ont grand tort d'arranger au berceau des mariages qui ne se font pas plus tard, parce qu'on accoutume les enfants, les petites filles surtout, à des idées dont il vaudrait mieux ne pas leur parler... Mais il y a deux malheurs dans cette affaire, dont un seul suffirait très-bien pour tout déranger: le premier, c'est que Jean ne m'aime pas, et le second, c'est que papa ne me donnera pas un mari qui ait moins de cinq cent mille francs; or, Jean n'en a que trois cent mille. Je vaux cinq cent mille francs, vous savez, il faut que mon ménage vaille un million, c'est positif, parce que deux et deux font quatre. Eh bien, maman Geneviève, j'aime Jean, mais il aurait le demi-million tout rond que je ne l'épouserais pas, même si vous étiez là tous deux à m'en prier, parce que je ne suis pas faite pour lui. Simplicie est faite pour lui; jamais vous n'aurez une bru comme celle-là, c'est aussi positif que mes cinq cent mille francs. Elle est faite pour vous aussi, ça n'est pas étonnant, elle tient ça de père et de mère. Geneviève revit dans sa pensée la pâle figure de Mélie, Mélie tout enfant encore, grondée et battue pour trop l'aimer, puis Saurin tombant de l'échelle sous le mur du moulin embrasé. --Voilà ce que je voulais vous dire, maman, et vous voyez que ça me regarde un peu. J'ai bien aussi quelques droits sur votre fils, et puisque avec un gros crève-coeur j'en fais abandon, vous pourriez bien, à ce qu'il me semble, en faire autant du vôtre. Après ça, c'est que moi je ne l'aime que pour lui-même, tandis qu'une mère, c'est toujours un peu égoïste. Sur cette impertinence, Renée disparut en fermant la portent Geneviève resta préoccupée, ne sachant si elle devait chapitrer vertement la jeune fille, ou la remercier de sa franchise. Au repas du soir, qui fut court et silencieux; Victoire et Simon, surpris de voir tous les visages fort différents de leur expression habituelle, attendirent à se trouver seuls avec Geneviève pour lui adresser des questions. Bientôt en effet Renée disparut avec Simplicie. Jean alla fumer un cigare dans le parterre. Geneviève voyait dans l'aube du soir le petit point de feu aller et venir sous la fenêtre. --Eh bien, ma fille, qu'y a-t-il donc? dit enfin Simon, quand ils furent seuls tous trois. --Il y a, répondit madame Beauquesne, que Jean veut se marier. --Eh bien? --Il veut épouser Simplicie, et je n'y consens pas, conclut la mère. Les deux vieux s'entre-regardèrent. Ils s'étaient bien aperçus que leur petit-fils ne traitait pas la fillette en servante; mais, comme ce n'était pas leur affaire, ils n'avaient rien dit. --Je n'y consens pas, reprit Geneviève, parce que je n'ai pas fait de mon fils un homme riche et intelligent à seule fin de lui voir épouser une servante... --Eh, ma fille, fit Victoire avec aigreur, les servantes ne sont point si méprisables, après tout. Quand mon fils vous épousa, vous étiez fille d'auberge à Délasse! Le coup fut rude pour l'orgueil de Geneviève, mais elle trouva aussitôt une réplique. --Aussi, vous l'avez trouvé mauvais, et vous l'avez assez montré. --Et nous avions tort, dit Simon en s'interposant. Est-ce donc vrai, ma fille, que les fautes des parents ne corrigent point les enfants? Vous avez prouvé, Geneviève, que François avait raison de vous aimer... il faudrait voir si Jean a tort d'aimer la petite. Elle est douce et de bon caractère, et m'est avis qu'avant tout c'est ce qu'il faut chercher dans une femme; et puis s'il l'aime... --Vous en voudriez pour votre petite-fille, vous? s'écria Geneviève. Victoire allait répondre et gâter tout, suivant son habitude. Simon lui fit signe de le laisser parler. --Oui, dit-il, j'en voudrais pour la femme de Jean. Les filles des villes, voyez-vous, ma bru, ce n'est pas ce qu'il nous faut à nous autres paysans. Vous avez du sang de paysan dans les veines, sans reproche, Geneviève, et votre fils est le fils d'un meunier. Il n'est pas mal que le paysan soit rattaché à la terre par quelque lien. Il n'est pas mal qu'un garçon riche épouse une fille pauvre... --Vous pensiez différemment, fit Geneviève avec irritation. --J'avais tort, vous ai-je dit, je le répète pour vous faire plaisir. Vous nous avez appris bien des choses, ma fille, et maintenant c'est moi qui vous les répète, car vous les avez oubliées. Et puis, est-ce que le bonheur n'est pas le premier de tous les biens? Vous ne voulez pas que votre fils soit heureux à son idée; c'est vous qui avez tort, cette fois, Geneviève, et je ne m'en dédirai pas. Madame Beauquesne ne répondit pas. Elle sentait ce qu'il y avait de juste dans les paroles du vieux paysan. Elle lui souhaita le bonsoir, et remonta à sa chambre, sans accepter le secours de personne, pas même de son fils. --Comment, dit Victoire à Simon quand elle les eut quittés, tu accepterais Simplicie pour la femme de notre petit-fils? --Oui, répondit fermement le vieillard. D'abord elle est sans défaut autant que c'est possible, et puis il n'est pas mal de rabaisser un peu l'orgueil de Geneviève; c'est une brave femme, elle la prouvé, mais il ne faut pas qu'elle eu vienne à rougir de son origine. Victoire ne fit plus d'objection. Du moment où Geneviève était humiliée, elle n'en demandait pas davantage. Elle avait appris à respecter sa belle-fille et même à l'aimer; mais une petite leçon à cette orgueilleuse lui ferait grand bien. Le lendemain, à midi, comme la cloche appelait tout le monde à table, Geneviève entra la dernière dans la salle, et sur le seuil croisa Simplicie, qui sortait pour chercher quelque chose. A sa vue elle tressaillit, et un flot de larmes monta à ses yeux. Prenant par le bras la jeune fille surprise, elle dénoua les cordons du petit bonnet blanc qui couvrait ses cheveux blonds. --Tu ne porteras plus ce bonnet de servante, lui dit-elle; à dater de ce jour, tu es notre enfant. Jean, embrasse ta femme. Simplicie, tour à tour rouge et pâle, ne comprenait pas. En voyant s'approcher d'elle celui qui était toute sa vie, en le sentant presser sa main glacée, elle éprouva quelque chose d'inouï. Un rayon de soleil inonda son âme résignée. Elle arracha sa main de celle de Jean et tomba à genoux dans les plis de la robe de Geneviève en criant: Ma mère! Jean est devenu un grand peintre; il passe quelques mois d'hiver à Paris; mais dès que les premières feuilles pointent aux rameaux, il retourne au cher moulin Frappier. Geneviève est presque tout à fait aveugle. Cependant elle voit encore assez pour deviner les objets qui l'entourent. C'est au travers d'un nuage blanc qu'elle entrevoit les têtes blondes et les yeux bleus de ses petits-enfants. Mais la vie ne lui est point à charge, car elle sait qu'elle n'est à chargea personne. Simplicie ne la quitte pas, et lui consacre plus de tendresse qu'à ses propres enfants. Ce grand coeur qui a tant aimé continue une vieillesse heureuse et tranquille au milieu de l'amour des siens. FIN. _________________________________________________________ PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. [Fin du roman _Le moulin Frappier_ (tome second) par Henry Gréville]