* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. DANS LE CAS OÙ LE LIVRE EST COUVERT PAR LE DROIT D'AUTEUR DANS VOTRE PAYS, NE LE TÉLÉCHARGEZ PAS ET NE REDISTRIBUEZ PAS CE FICHIER. Titre: Le mors aux dents Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1885 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1885 Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 20 juin 2010 Date de la dernière mise à jour: 20 juin 2010 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 558 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par Google Books LE MORS AUX DENTS L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1885. PARIS. TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. LE MORS AUX DENTS HENRY GREVILLE PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 1885 _Tous droits réservés_ LE MORS AUX DENTS I Hauts de plafond, somptueusement meublés, peuplés de tableaux illustres chèrement disputés dans les ventes les plus célèbres de l'hôtel Drouot, les salons de Maxand Louvelot se désemplissaient sans trop de hâte. L'intermède musical venait de se terminer, les artistes s'étaient retirés, et les hommes s'esquivaient discrètement. Dans le premier salon, on entendait déjà, chaque fois que la porte s'ouvrait pour laisser sortir quelqu'un, les explications à haute voix de ceux qui réclamaient leur paletot, affranchis des bienséances sévères pour avoir fait un salut et tourné les talons. Au fond du troisième salon, à l'entrée de la salle de concert, Maxand Louvelot, lui-même, distribuait des sourires et des poignées de main à tout ce monde d'amis plus ou moins sincères, et d'envieux non patentés, mais néanmoins garantis, qui ne manquent jamais à une soirée de contrat. La grandeur du financier lui assurait en une telle circonstance l'assemblée la plus brillante qui se puisse réunir, dans un milieu où tout est éblouissant. Les femmes décolletées, traînant derrière elles, avec grâce ou pesanteur, suivant leur nature, les plis de leurs jupes de brocart, s'attardaient autour des tables où s'étalaient les présents faits à la fiancée. Elles se penchaient, pour les examiner curieusement, sur les écrins où étincelaient les diamants irréprochables, sur les perles, qui dissimulaient leurs moelleuses rondeurs entre des rainures de velours bleu, sur les dentelles pliées avec une fausse modestie dans les boîtes de santal, capitonnées de satin aux couleurs tendres, et parfumées d'essences rares. Les amies, jeunes et vieilles, celles-ci avec l'air protecteur des femmes qui ont vu mieux que cela, les autres avec la pointe de sarcasme sous-entendu que fournit la jalousie bien aiguisée, approuvaient les bijoux et les dentelles, réservant pour la fin le dernier mot, qui, sans paraître y prendre garde, détruisait l'éloge élégamment formulé. D'un air ennuyé, les maris se tenaient debout, changeant de pied de temps à autre, et causaient à bâtons rompus, sans chaleur et sans conviction, dissimulant avec politesse un bâillement derrière leur chapeau de soirée, et attendaient que les femmes eussent fini d'inventorier la corbeille; peu à peu, par couples ou par groupes, les attardés finirent par se rencontrer dans le dernier salon. La gentille fiancée, vêtue de rose très-pâle, décolletée pour la première fois de sa vie, avait, sans le savoir, laissé un peu glisser de ses épaules la robe lâche qui encadrait si joliment sa petite poitrine fine, pure et délicate. Une branche d'églantier, jetée au travers, semblait rattacher à l'étoffe soyeuse la chair d'un rose nacré. Toute souriante, elle prenait congé des amis de son oncle, et, dans l'effusion de son petit coeur, elle remerciait ceux qui avaient bien voulu prendre la peine de se déranger pour elle. C'est qu'elle le croyait vraiment! Elle se croyait l'obligée de ces gens venus pour entendre chanter des romances à cent louis la pièce, dans un décor qui valait plusieurs millions! Elle se figurait que sa mignonne petite personne avait pesé de quelque poids dans la démarche de ceux qui tenaient à figurer le lendemain dans les journaux mondains, comme ayant assisté à «la brillante «soirée que donnait, en son hôtel du parc Monceau, «le célèbre financier Maxand Louvelot, pour la «signature du contrat de sa charmante nièce, «mademoiselle Célie Louvelot, qui épousait «M. Valéry Dornemont». M. Valéry Dornemont distribuait aussi des sourires et des poignées de main. Grand, déjà un peu gros, mais portant beau, les cheveux et la moustache très-noirs et brillants, les yeux bleus, vifs et assurés, il représentait un superbe fiancé. Sa mignonne future paraissait un peu bien frêle auprès de lui, mais ceci n'est pas fait pour inquiéter ceux qui savent combien peu d'années suffisent pour changer en une opulente matrone le frêle roseau du jour des noces. D'ailleurs, M. Valéry Dornemont semblait ne rien craindre jamais ni de personne: la vie jusque-là n'avait eu pour lui, disait-on, que des sourires. Enfin, il ne resta plus dans le salon que quatre ou cinq vieux amis et parents, dont deux dames. L'une d'elles, la plus jeune,--et elle avait bien cinquante ans,--mit sur les deux joues de Célie un baiser qui n'avait rien d'officiel. --Tu tombes de fatigue, mon enfant, lui dit-elle, va bien vite te coucher. --Je ne suis pas fatiguée, répondit Célie, dont les yeux se fermaient malgré elle: il me semble seulement que je fais un rêve, et que la terre est comme de la ouate sous mes pieds. --Pauvre mignonne! fit madame Haton en la regardant avec compassion. Es-tu contente, au moins? --Mais oui! dit Célie, dont les yeux papillotaient de plus en plus. --Heureuse? --Mais oui! répéta la jeune fille du même ton placide, avec le même sourire endormi. Madame Haton la regarda plus attentivement, et une lueur d'inquiétude passa dans ses yeux. --Allons, tant mieux, fit-elle en l'embrassant encore une fois. Bonne nuit et grand bonheur je te souhaite. M. Valéry Dornemont se pencha sur la main gantée de sa fiancée et y déposa le baiser qui constituait ses droits, puis il serra la main de Maxand Louvelot et sortit. Sa voiture l'attendait, il la renvoya. Après cette lourde soirée de paroles banales, de sourires officiels, il avait besoin d'ouvrir ses poumons et de respirer à l'aise. La nuit de mars était belle, mais fraîche. Il marcha assez lentement d'abord, puis plus vite; tant d'idées bouillonnaient dans sa tête, qu'il avait besoin d'activité pour n'en être pas suffoqué. Au coin de la rue Laffitte, comme il passait sous les fenêtres éclairées de la Maison d'Or, il fut brusquement interpellé par un ami qui en sortait. --Dornemont, à cette heure-ci, le chapeau-claque à la main, car remarque, mon cher, que tu es nu-tête comme un simple poëte en flagrant délit de vers! Le fiancé de Célie s'arrêta net et remit son chapeau. --D'où peux-tu bien venir comme ça? demanda l'autre d'un air railleur. --Je viens... je viens de signer mon contrat de mariage, répliqua Valéry. --Ah bah! Et tu ne m'as pas invité? Ingrat! --J'ai oublié, fit négligemment Dornemont. --Oh! je te pardonne! Ça devait être assommant, dis? Le fiancé fit un signe d'affirmation très-énergique. --Et pourquoi, diable, te maries-tu? C'est ça qui va te changer! --Pas tant! répliqua Dornemont; puis, avec une sorte de surexcitation, il continua: Vois-tu, il me fallait le mariage. Les affaires, c'est très-bien, mais, tant qu'on n'est pas marié, on n'a pas ce qu'on appelle une assiette; on ne peut pas recevoir chez soi, montrer un intérieur... Ce n'est pas seulement la fortune qui vous pose, mais la femme... Réprimant une mauvaise plaisanterie qui lui venait trop facilement aux lèvres, Roquelet regarda son ami dans les yeux. --Oui, dit-il, la femme, mais la fortune aussi. Ce n'est pas à moi que tu diras le contraire. --Soit, fit brièvement Dornemont; la fortune, il me faut la fortune, en effet; rien n'est solide en affaires, excepté une belle dot qu'on a en portefeuille... --Quand elle y reste... --Qu'elle y reste ou qu'elle n'y reste pas. Un million, c'est un tremplin, vois-tu! --Un tremplin, tu dis bien, répéta Roquelet. Mais tâche de ne pas sauter trop haut. Dornemont haussa les épaules. --Sauter haut? dit-il, mais il n'y a que cela qui vaille la peine! Est-ce que tu te figures que je peux vivre comme un bon cheval de charrue qui, le nez en terre, trace son petit bonhomme de sillon? Ce qu'il me faut, c'est la grande course, l'espace, les obstacles, le poteau d'arrivée et les ovations du public! _Gladiateur_, mais pas _Coco_, pas le cheval de fiacre, oh! non. Il avait la fièvre et parlait bas, les dents serrées, comme un homme qui parlerait haut. --Et ta future, qu'est-ce que tu en fais, là dedans? --Je l'adore! elle est délicieuse, mon ami! Elle a l'air d'une perle rose dans un écrin de satin noir. Je l'adore. Ah! je vais être bien heureux! --Toi? je n'en doute pas. Eh bien, si j'ai un conseil à te donner, c'est d'aller te coucher; tu as l'air d'être gris, mais je veux croire que c'est de bonheur! --Me coucher? Je meurs de faim et de soif. Entrons là dedans. As-tu soupé? --Non, j'étais venu voir si je rencontrerais là quelque figure de connaissance, mais ce soir il n'y a personne. --Eh bien, tant mieux, nous causerons. Ah! mon cher, à présent, le monde m'appartient! Et ils entrèrent dans le restaurant. II Valéry Dornemont était en effet de ceux à qui tout semble réussir. Quand il était tout enfant, personne ne savait lui résister, tant il apportait à ces prières de grâce câline et séductrice; ce petit garçon à l'air décidé prenait alors des attitudes de fillette émue, des inflexions de voix d'une tendre délicatesse qui étonnaient toujours, même quand on les connaissait depuis longtemps. Devenu plus grand, il renonça à cette dépense de gracieusetés, qui parfois lui avait valu de solides railleries de la part de ses camarades; il prit alors un ton léger qu'on pouvait interpréter, soit comme une ironie, soit comme un véritable détachement. N'ayant pas l'air de tenir à ce qu'il demandait, il l'obtenait avec d'autant plus de facilité. Près des femmes seules, il conserva sa séduisante câlinerie qui prenait même les plus raisonnables par un certain côté de tendresse presque enfantine, contre laquelle bien peu savent se défendre. D'ailleurs, celles qu'il attaquait principalement n'avaient rien à garder et pas la moindre envie de résister. Sa mère l'adorait; elle le gâta tant qu'elle put et mourut jeune, avec le regret de n'avoir pas su le rendre plus heureux encore. Son père, homme sans énergie, grand amateur de bons sentiments, beau parleur, pourfendeur de moulins à vent, quand il s'était assuré que ces moulins ne tournaient pas, son père n'avait pu avoir sur lui que la plus fâcheuse influence. Tantôt indulgent aux fautes de Valéry jusqu'à la plus complète faiblesse, tantôt sévère mal à propos comme tous ceux qui ne connaissent aucune règle, il habitua son fils à se laisser guider par sa fantaisie, quitte à se retrancher derrière des mensonges lorsque Valéry croirait dépassée la limite pourtant bien large de l'indulgence paternelle. Le père, qui n'était pas absolument aveugle, s'apercevait bien que son fils lui dissimulait souvent la vérité, mais il aimait si peu sévir qu'il se sentait plein de clémence pour le mensonge grâce auquel il pouvait se dispenser de gronder. C'est ainsi que M. Valéry Dornemont atteignit sa vingtième année. Juste au moment où le père se disait que le temps était venu de mettre un peu de plomb dans la cervelle de son fils, il mourut subitement. Au fond, si cet aimable viveur avait pu choisir sa fin, c'est celle-là qu'il eût préférée: au lendemain d'une partie de plaisir, sans inquiétude et sans souffrance, sans préoccupation de l'avenir pour son cher enfant..... Valéry en éprouva un chagrin très-réel, car il aimait sincèrement ce père si bon camarade avec lequel il s'entendait presque toujours et ne se querellait jamais plus de cinq minutes. Sa douleur ne lui fut d'ailleurs pas inutile, car il sut se faire plaindre par les femmes, et sa situation d'orphelin désespéré lui valut quelques coeurs honnêtes jusque-là et que sans son deuil il n'eût probablement pas obtenus. Le propre de Valéry Dornemont, très-inconsciemment quand il avait seize ans et très-habilement dès qu'il en eut vingt, était de tirer parti de tout. Or, on ne reste pas orphelin tous les jours! Et puis tout cela prenait naissance dans de si nobles sentiments! Cet orphelin venait pourtant d'entrer en possession d'un joli capital: il n'en eut pas plutôt mangé une moitié, qu'il s'inquiéta du sort de l'autre. Le sentiment pratique qui le guidait en toutes choses lui inspira diverses réflexions, qui, d'ailleurs, tendaient toutes au même but. Vivre de son revenu--quel revenu! vingt-cinq mille francs de rente!--absurde et déraisonnable! quand on s'est mis sur le pied de ne rien se refuser pendant les trois plus belles années de la vie d'un homme. C'était la misère! Donc, il n'y avait même pas à y songer. Travailler était hors de question. Travailler à quoi? Valéry ne savait rien faire, et, de plus, avait toute sa vie éprouvé une sainte horreur de tout ce qui contraint. Or, le travail est la chose la plus exigeante qui soit au monde. Donc, point de travail. Épouser une héritière? certainement! Mais le plus tard possible. Valéry n'entendait point s'enfermer dans le mariage, alors que tout le contraire du mariage lui faisait une existence si délicieuse. Restait alors ce qu'on a si plaisamment appelé l'argent des autres. Valéry se sentait la force de faire travailler ce capital-là! il tenta une petite affaire, sage et timide, qui lui rapporta une trentaine de mille francs. Une autre, plus hardie, fut d'un produit double. --Vive l'argent des autres! s'écria le jeune homme. Il avait trouvé sa vocation. Il se mit alors à acheter et à vendre de tout: des terrains vagues, du blé, des maisons de campagne, des huiles d'olive, des bois de construction, des vins d'Espagne, un navire de guerre, un brevet pour la canalisation de l'Orénoque, en un mot tout ce qui peut s'acheter ou se vendre. Parfois il gagnait peu ou rien, mais parfois il ramassait un tel coup de filet, qu'il en restait lui-même ébloui. On s'habitue vite à remuer de grosses sommes d'argent, et plus encore à les dépenser. Cependant Valéry possédait une prudence instinctive qui le mettait à l'abri des gros déboires. De plus, il se gardait bien de dire quand il avait fait une mauvaise affaire, et, tout au contraire, jetait l'or par les fenêtres quand il avait réussi. On prit bientôt l'habitude de l'appeler Dornemont le chançard. En effet, il était heureux: il avait pu arranger sa vie comme bon lui semblait! N'est-ce pas le premier des bonheurs pour quelqu'un qui ne fait pas grand cas des joies intimes? Tous les bonheurs, ce Dornemont! Voilà que ce vieux matois de Maxand Louvelot l'avait agréé pour le mari de sa nièce, la jolie Célie, qui pouvait prétendre à de plus riches partis. --Plus riches, oui, répondit victorieusement Valéry, mais pas plus brillants! Et d'ailleurs, Louvelot, qui a commencé plus modestement que moi, Louvelot sait ce que c'est que la chance, et l'apprécie. Il parlait sur le perron de la Bourse, avec deux ou trois amis, et ses yeux bleus erraient de tous côtés à la recherche instinctive d'une opération, car les opérations sont des vapeurs légères qui flottent entre trois et six heures sur la place de la Bourse, où il fait bon les saisir d'un geste adroit,--un peu comme on attrape les mouches. --Tiens, continua Valéry, en voilà un qui ne m'aime pas. Il indiquait à Roquelet un grand garçon mince, au visage fin, au teint ambré, qui passait au bas du perron. --Moilly? et pourquoi? demanda Roquelet. --Je n'en sais rien... ou peut-être que je le sais, ajouta-t-il en riant, mais je ne vous le dirai pas. --Question de femme alors? --Peut-être. L'air vainqueur de Dornemont se communiquait, quoi qu'on en eût: le petit groupe regarda le vaincu avec quelque commisération. --Il est pourtant très-bien, ce garçon, dit Roquelet. Vous ne devez pas courir le même gibier. Dornemont ne parut pas avoir entendu, mais il sourit dédaigneusement. Quand son ami lui lançait quelque brocard, il faisait le sourd. C'est une grande force de n'entendre que ce qui peut vous être agréable, et Dornemont était très-fort. --Ah! pensa tout à coup Roquelet, qui avait observé ce sourire, j'y suis... Moi il y voulait épouser la petite Louvelot, et Dornemont a pris les devants... Toujours chançard, Dornemont. Mais la petite? Son regard alla deux ou trois fois de son camarade à celui qui s'éloignait sans les voir, et, pour conclure sa méditation, il se répéta à lui-même: --Toujours chançard, Dornemont,--mais la petite, je ne sais pas! Dis donc, fit-il à Valéry qui descendait une marche, tu l'aimes toujours, ta future? --Parbleu! --Et elle? Dornemont sourit d'un air de pitié. --Puisqu'elle m'a accepté! elle avait le choix! dit-il d'un ton de commisération pour la pauvreté d'esprit de son ami. --Oui, j'entends, vous faites tous les deux un mariage d'amour; alors, mes compliments. Le mariage eut lieu la semaine suivante, à Saint-Augustin. Il y avait pour beaucoup d'argent, de fleurs, de bougies, de suisses, de hallebardes, de tapis, de musique et de pauvres méritants à la sortie. Ce fut ce qu'on appelle un mariage magnifique, un mariage de carême, avec des dispenses, et tout ce qui peut coûter encore plus cher que le plus beau mariage de première classe. Au défilé dans la sacristie, Roquelet regarda attentivement la petite mariée qui, toute mignonne et toute rose sous son voile, souriait à tous, doublant la grâce de son sourire par celle du regard de ses beaux yeux noirs, doux comme ceux d'une biche. Valéry, par aventure, se pencha vers elle pour lui dire un mot. --Mon ami s'est vanté, pensa Roquelet, qui était philosophe par tempérament: sa femme ne l'aime pas, mais elle est exquise. Chançard tout de même, Dornemont! III Après la réception qui suivit la cérémonie, à l'hôtel de Maxand Louvelot, Célie monta dans sa chambrette afin d'y revêtir son costume de voyage. Son petit coeur battait un peu, mais elle ne se livra à aucun des épanchements chers aux âmes sensibles, interdits aujourd'hui par les lois du bon ton. En quittant l'hôtel de son oncle, Célie n'abandonnait pas «l'asile de ses premières années», elle quittait simplement une maison plus somptueuse qu'hospitalière, où depuis six mois, sous la direction d'une vieille dame, mi-institutrice, mi-demoiselle de compagnie, elle avait vécu, apprenant à monter à cheval le matin, et de temps en temps, le soir, vers minuit, allant à quelque bal avec le vieux financier, que cette corvée ennuyait fort. --Il faut pourtant que je la marie, disait-il avec une résignation ironique. Célie, qui était une personne délicate de sentiments et fine de perceptions, avait senti qu'il serait extrêmement impoli de sa part de ne pas se marier le plus vite possible, afin de ne pas imposer plus longtemps un tel surcroît de devoirs à un homme déjà si occupé. Elle accepta donc, non pas le premier prétendant qui se présenta, car Maxand Louvelot avait reçu plus de dix demandes sans même juger opportun d'en faire part à sa nièce, mais le premier qu'il eût jugé digne d'être proposé à l'examen de la jeune fille. Pourquoi le rusé brasseur d'affaires avait-il pris à gré son jeune émule? Probablement parce qu'il avait retrouvé en lui quelques-unes de ses propres qualités, et peut-être de ses défauts. Nous aimons assez les gens qui nous ressemblent: s'ils ont des vertus, cela nous flatte; s'ils ont des défauts, eh! mais, cela nous justifie! C'est donc par sympathie personnelle que Louvelot fit son neveu de Dornemont. Quant à Célie, elle trouvait Valéry beau garçon, aimable, amusant. Une sorte de réserve instinctive l'avertissait pourtant qu'il n'aurait guère avec elle de côtés communs dans l'esprit, mais tout cela n'est que billevesées sentimentales, et dans la maison de son oncle chacun était fort en garde contre ces rêveries romanesques, ces prétextes à déclamations, dont les poètes et les romanciers, gens pratiques, tirent d'ailleurs de bons écus sonnants, mais qui sans cela n'auraient point de raison d'être. Pendant que Célie terminait sa toilette de voyage, sa petite soeur Antoinette, blottie au fond d'un canapé, la regardait les yeux gros de larmes. C'était une fillette de douze ans, grande pour son âge, élégante et mince, aux bras trop longs, aux jambes trop maigres, mais tout cela deviendrait un jour gracieux et souple. Vêtue de bleu pâle, ses grosses boucles cendrées emmêlées et brouillées sur ses épaules, elle rongeait son petit mouchoir pour étouffer ses sanglots. --Antoinette, chérie, ne pleure pas comme cela, dit la jeune mariée en se tournant vers elle; ce n'est pas raisonnable! On dirait que tu conduis mon deuil! Si tu n'es pas plus aimable, comment veux-tu que je demande à mon mari de te faire sortir pour les vacances? Antoinette se jeta au cou de sa soeur. --C'est que je me rappelle le chagrin que j'ai eu quand tu as quitté le couvent, et que j'y suis restée seule! Il faut que j'y retourne à présent! Si tu crois que c'est gai! Célie embrassa maternellement la petite fille. --Eh bien, tu y retournes; nous y sommes retournées ensemble bien des fois, j'en suis sortie, je suis mariée; un jour, tu feras comme moi, et nous aurons toute la vie pour être heureuses! Antoinette sourit à cette perspective. --La voiture de madame est avancée, dit la femme de chambre. Madame Haton entra. --Allons, Célie, il faut descendre. Antoinette, je t'emmène finir la journée avec moi. Ton oncle y consent. Tu trouveras mon gamin de neveu, et, si tu pleures, il se moquera de toi, car tes larmes ne sont pas celles d'une grande fille déjà raisonnable. Les deux soeurs jetèrent à leur vieille amie un regard de reconnaissance, et Célie sentit son coeur soulagé. Ses yeux firent une dernière fois le tour de la chambre en désordre, puis, sans regret, mais sans impatience, elle descendit l'escalier d'un luxe royal. Les embrassades furent bientôt terminées, et la voiture des nouveaux mariés quitta le perron. Célie, se penchant encore, vit à la fenêtre du premier salon Antoinette, son mouchoir à la main; mais le bon visage de madame Haton se montrait tout auprès, et le dernier coup d'oeil de la jeune femme fut récompensé par deux sourires. Le but du voyage de noces n'était guère éloigné. C'était le petit château de la Prée, dans les environs de Chantilly. Deux excellents trotteurs eurent vite franchi la distance. Appuyée contre un coussin dans la moelleuse Victoria, Célie n'eut guère le temps de voir autre chose que les arbres dont les branches grêles se détachaient sur le ciel capricieux d'avril. Un peu de soleil, les ombres rapides de quelques nuages courant sur les prés semés de boutons d'or, des feuillages jaunes encore et timides, frisottant sur le réseau délié des rameaux, voilà ce que regardaient les yeux de la jeune mariée. Le bruit des roues sur le sol ferme, le claquement régulier des fers des chevaux, parfois un cliquetis de harnais, voilà ce qu'entendaient ses oreilles. Elle sentait bien tout près d'elle un homme assis, qui était son mari, mais ce voisinage l'inquiétait. L'inquiétude, une inquiétude croissante, telle était en effet la sensation qui dominait toutes les autres dans l'esprit de Célie. Elle se sentait emportée par un irrépressible courant vers des choses qui lui inspiraient une sorte d'effroi. Sa bravoure instinctive l'empêchait de témoigner aucun trouble: elle se roidissait contre elle-même, de peur de laisser deviner sa frayeur réelle, et s'efforçait de paraître indifférente. Son mari lui parlait, mais peu, et de choses banales. Le cocher et le valet de pied, assis sur leurs grandes livrées soigneusement pliées, qui retombaient du siége, devaient avoir l'oreille tendue aux paroles de ces nouveaux mariés, et pour rien, rien au monde, Dornemont n'eût voulu prêter à rire aux plaisants de l'office. Ils arrivèrent enfin; le petit château Louis XIII était tout à fait avenant dans son décor d'arbres toujours verts, aux masses imposantes, et de feuillages légers, encore à peine déroulés. Le personnel rangé au bas de l'escalier s'inclina sur le passage de madame, et Célie monta les quinze marches de pierre au bras de son mari, avec la sensation d'une chose déjà vécue. Était-ce dans les livres ou dans ses rêves qu'elle avait vu monter ainsi vers l'inconnu, comme dans une glorieuse apothéose, les jeunes femmes mariées le matin même? L'ameublement était coquet, trop neuf, et visiblement frais émoulu des mains du tapissier. La Prée était une propriété presque neuve, où l'on n'avait point demeuré pour ainsi dire; elle avait passé de mains en mains sans qu'aucun acheteur eût eu le temps d'en jouir et de s'y plaire. Les arbres et le parc s'en étaient bien accommodés jusqu'au jour où Dornemont, songeant à se marier, s'était réservé comme une bague au doigt cette prime sur une vente considérable. Le dîner fut rapidement servi, et pour ainsi dire exécuté. Dornemont, très-gourmet, et même gourmand d'ordinaire, sentait l'appétit lui manquer: la gracieuse petite personne qui lui faisait vis-à-vis lui imposait une sorte de réserve presque gênante. Il ne savait trop, sans s'en rendre compte, s'il pouvait se mettre à son aise, comme chez lui, ou si, pour ce premier jour, son devoir était de ressembler à un homme qui dîne en ville. Pendant qu'il touchait du bout des dents aux mets qu'on lui présentait, sa mémoire lui rappelait méchamment, avec une fidélité désespérante, une interminable série de tête-à-tête dans les cabinets particuliers de tous les restaurants à la mode. En avait-il vu défiler, de ces minois, et dans des décors à peu près semblables, qui ne différaient guère qu'en ce que la porte était à gauche ou à droite! Presque pareils aussi, les minois! Ils avaient beau être réguliers ou chiffonnés, possesseurs d'yeux bleus, gris ou noirs, les cheveux pouvaient être jaunes, cendrés ou bruns, c'était toujours, au fond, la même poudre de riz, les mêmes frisons cachant le front et raccourcissant le visage pour lui donner le même air de bestialité impudente; c'étaient des femmes différentes, mais c'était toujours à peu près la même espèce de femmes. Elles n'étaient pourtant pas toutes des déclassées, celles qui avaient dîné ou soupé avec Dornemont dans les cabarets de toute espèce: parmi celles-là, plus d'une s'était glissée en tremblant sous la porte banale, voilant son visage pâle de terreur et redoutant toute rencontre. Dornemont avait eu des succès dans bien des mondes, et les petites bourgeoises n'avaient point manqué de charmes à ses yeux; scrupuleux à sa façon, d'ailleurs, il ne s'attaquait point aux femmes de ses amis. Si l'on eût creusé au fond de cette vertu paradoxale, on eût trouvé ceci: les amis de Dornemont lui étaient tous utiles, car il n'eût point embarrassé son existence d'amitiés improductives, qui prennent du temps et sont superflues; ce jeune sage s'attachait aux hommes qui pouvaient lui donner du lustre. Or, n'eût-ce pas été tout à fait inexcusable et ridicule que de compromettre des relations si profitables, soit par une querelle avec le mari, soit, quand il aurait rompu, par la haine de la femme abandonnée? Et puis, trahir un ami, fi donc! Un ami qui vous rend service, horreur! Aussi, les amis de Dornemont l'invitaient-ils volontiers à dîner. Mais envers ceux qui n'étaient point ses amis, il se croyait dégagé de toute retenue, et l'avait prouvé. C'est pourquoi, pendant cette heure solennelle de son dîner de noces, en tête-à-tête avec l'épousée du matin, Valéry voyait défiler dans sa mémoire imperturbable tant d'yeux de toutes couleurs, tant de bouches de toutes formes. En ne se laissant interrompre ni par le service muet et correct du valet de chambre, ni par les quelques paroles timides de la nouvelle mariée, ce défilé finit par rendre Dornemont nerveux. Le dessert terminé, il se leva, avec une sorte de hâte, et emmena la jeune femme dans le petit salon où le café fut aussitôt servi. Pendant que, sous la lumière discrète et douce des bougies d'un lustre, Célie opérait gracieusement les petits mouvements de la maîtresse de maison qui offre du café, son mari la regardait et se demandait ce qu'il allait lui dire. Une vraie jeune fille! Point une de ces coquettes de profession, que dix ans de salons ont rendues aussi habiles que l'est un bon tireur après dix ans de salle, et qui savent aussi bien riposter que parer. Point une fausse ingénue, éclairée par l'expérience des autres sur les points obscurs de la vie des femmes, et plus versée dans la connaissance des hommes que ne le sont souvent des aïeules dont la vie se serait écoulée à l'ombre paisible des devoirs de la famille; mais une vraie jeune fille, qui, si elle avait eu le malheur de perdre sa mère avant d'avoir douze ans, avait eu, comme compensation, l'inestimable bonheur de n'avoir point d'amies. Point d'amies, pas de confidences, pas de curiosités perverses de petites filles, pas de chuchotements le soir dans les corridors, loin des oreilles des surveillantes; rien que la routine des classes et les rêves innocents d'une âme qui s'éveille toute seule, sans que rien la fasse dévier, et qui s'en va dans l'azur comme ces fumées qui montent le soir, sur les grèves, en une colonne bleue toute droite, et qu'aucun souffle de vent ne rabat ni ne disperse. L'âme de Célie était toute droite et montait naturellement vers les hauteurs; c'est pour cela peut-être que Dornemont, sans rien deviner, d'ailleurs, se demandait ce qu'il allait lui dire. Le coeur de Célie battait bien fort, elle attendait avec une impatience bizarre les paroles qu'il allait prononcer; ce beau garçon, c'était son mari, celui qu'il lui était non-seulement permis, mais ordonné d'aimer. S'il voulait l'aimer, elle, comme elle l'aimerait! Elle sentait en elle des trésors de tendresse prêts à s'épancher. Si elle eût osé, elle lui eût parlé la première; elle croyait bien avoir à lui dire des choses toutes nouvelles, que bien sûr il n'avait jamais entendues; libre pour la première fois d'ouvrir son coeur sans contrainte, elle était obligée de se retenir pour ne pas laisser s'échapper tout ce qui s'était amassé pendant si longtemps dans le silence; et puis, elle espérait... quoi? L'amour? Ces joies délicieuses, ces émotions divines dont les poètes lui avaient parlé, c'était à elle! elle allait tenir tout cela dans ses mains enfantines; en y pensant, elle se sentait si heureuse qu'elle avait envie de pleurer. Dornemont la regardait, et soudain le malaise qu'il éprouvait se changea en une grande secousse de passion. Ce petit être charmant était à lui; on le lui avait donné, on ne pouvait plus le lui reprendre. A un moment où, dans ses allées et venues par le salon, Célie passait près de lui, il la saisit par la main et l'attira sur le canapé où il s'était assis. Elle céda à son mouvement, et il garda dans la sienne la main glacée et un peu tremblante qu'il avait prise. Ils restèrent ainsi silencieux pendant un instant, elle, détournant son visage où la rougeur avait monté tout à coup; lui, les yeux fermés, savourant une émotion intense qu'il n'avait jamais ressentie. Et pendant ces courtes secondes, uniques dans leur vie, Célie sentait son coeur, son être tout entier se fondre dans la main qui tenait la sienne; il lui semblait être suspendue par un fil très-ténu entre le ciel et la terre et se rapprocher lentement du ciel, attirée par cette main toute-puissante. Elle n'eût pu définir les sensations qui la parcouraient et qui lui faisaient peur, mais cette frayeur était délicieuse, et la jeune femme se disait qu'après tout elle était mariée, et que c'était cela, l'amour. --Célie? dit son mari en l'attirant plus près, tu m'aimes? Elle ne put répondre, mais elle le regarda, et il vit dans ces yeux troublés qu'elle serait, s'il le voulait, son esclave. Alors, perdant la tête, il la baisa violemment, brutalement sur ses lèvres entr'ouvertes. Elle prit peur, et jeta un cri. La commotion trop forte l'avait glacée, et elle s'était rejetée en arrière avec une sorte de frayeur, comme si elle avait subi le choc d'une rencontre avec une bête monstrueuse. Valéry, dégrisé, la regarda surpris; elle avait eu vraiment peur, et se tenait debout, tremblante. --Imbécile que je suis, pensa le jeune homme. Comme si je n'avais pas tout le temps!--Voulez-vous faire un tour dans le parc, ma chère? dit-il d'un ton calme; la nuit n'est pas encore bien noire... Il sonna et fit apporter le manteau de madame avec une mantille pour lui couvrir la tête, et ils sortirent tous deux. La nuit, en effet, n'était pas bien noire, et ils marchèrent pendant une heure environ. Valéry avait regagné tout son sang-froid et su trouver maint sujet de conversation agréable et facile. Célie l'écoutait, tremblante encore, se demandant comment il pouvait être si calme, alors qu'elle était si bouleversée, ne comprenant plus rien à ce qui se passait au dedans comme au dehors d'elle-même. Vers neuf heures, ils rentrèrent. Dornemont pria sa femme de lui faire un peu de musique; elle s'assit sans mot dire, et joua son petit répertoire; ensuite ils regardèrent des gravures, et enfin dix heures sonnèrent à la pendule Louis XVI. --Vous devez être fatiguée, ma chère Célie, dit le jeune marié. Ne serait-il pas temps d'aller vous reposer? Soumise, comme toujours, elle se leva et monta l'escalier, tendu d'étoffes curieuses; il montait derrière elle, un sourire aux lèvres. Devant la porte de sa chambre, elle s'arrêta indécise; toujours souriant, il lui baisa galamment la main, et la quitta pour se rendre dans son appartement. Elle entra chez elle et fit sa toilette de nuit, toujours préoccupée, passa un peignoir, puis congédia sa femme de chambre et s'assit près du feu qui flambait dans l'âtre. Une grande mélancolie avait remplacé l'attente inquiète et joyeuse de ce jour; elle semblait regarder en elle-même l'écroulement de quelque rêve fragile qui n'avait même pas été édifié jusqu'au bout, et une grande lassitude lui tomba sur le coeur. Soudain elle pensa à sa petite soeur, qui avait tant pleuré en la voyant partir, et il lui parut qu'elle n'avait jamais montré à cette enfant combien elle l'aimait, pour elle d'abord, et puis pour leur mère envolée, qui les avait laissées orphelines. Sa pensée s'arrêta ensuite à cette mère, si peu connue, mais si tendrement regrettée. --Ah! si je l'avais encore, pensa la jeune mariée, elle m'apprendrait ce qu'il faut dire, ce qu'il faut penser... Deux larmes roulèrent sur le peignoir blanc, et Célie les essuya lentement. La porte s'ouvrit alors derrière elle, et son mari apparut. --Ma petite femme à moi! dit-il en la prenant dans ses bras pour l'emporter, pendant qu'il dévorait de baisers le jeune visage soudainement pâli. Célie ferma les yeux et sentit une tristesse amère, insurmontable, s'étendre sur elle comme un linceul. IV Avant que le soleil filtrât à travers les persiennes, Célie avait acquis une triste certitude: si le mariage était l'amour, elle n'aimait pas son mari. Non-seulement elle ne l'aimait pas, mais elle avait peur de lui, absolument peur. La vie en se réveillant autour du château lui apporta un soulagement inexprimable. Il y avait autre chose dans l'existence que le mari; il y avait tout ce qui la veille encore constituait le monde pour elle, tout ce qui continuerait à lui apporter quotidiennement des espérances, des joies--et des déceptions. Pendant que Dornemont, en fredonnant, faisait sa toilette, dans son appartement, Célie, avec un frisson, essayait de chasser les souvenirs qui lui faisaient l'âme lourde et presque méchante. Avec un regret profond, qui la secoua jusqu'au fond d'elle-même, elle se rappela la courte minute où son mari avait tenu sa main sur le canapé du petit salon. --C'était beau, se dit-elle; quel malheur que cela n'ait pu durer! Que de fois, depuis, avec l'ardeur d'une âme sincère, Célie essaya de retrouver cette minute inouïe, où l'amour lui était apparu, où elle avait deviné ce qu'il pouvait lui apporter encore de félicités... Jamais elle ne put évoquer de cette apparition autre chose que le souvenir, avec le regret poignant du bonheur que l'on pouvait avoir et que l'on n'a pas eu. Elle n'aimerait pas son mari, c'était certain. La société de Valéry ne lui déplaisait pas; il était si aimable et bon enfant, si drôle même à de certains moments, qu'elle s'amusait volontiers de sa présence, comme au théâtre elle eût fait d'une pièce spirituelle. Mieux encore, elle se sentait le plus souvent de l'amitié pour cet excellent camarade, qui la traitait en enfant gâtée; mais, dès qu'elle était seule, ou bien quand il redevenait son mari, Célie, sans pouvoir se l'expliquer à elle-même, retombait dans sa tristesse. Au fond de son âme, elle gardait le regret de son rêve. La vérité, c'est qu'elle trouvait en Dornemont la grossièreté d'un homme qui a vécu beaucoup et longtemps dans la société des filles. On ne guérit point de cela. Si homme du monde que l'on puisse se montrer quand c'est absolument indispensable, dès que l'on revient à la sécurité du foyer et des pantoufles, le laisser-aller contracté près des femmes que l'on payait reparaît dans la vie de famille, comme certaines odeurs pénétrantes et grossières, musc ou patchouly, continuent à empoisonner les armoires, bien longtemps après que les sachets ont été retirés. Valéry ne se doutait pas de ce qu'éprouvait sa femme; il la trouvait très-enfant, un peu trop prude; il l'eût souhaitée bonne fille, et regrettait qu'elle gardât près de lui une certaine roideur de pensionnaire. Un jour qu'ils étaient partis à cheval de bon matin, sans groom, pour faire une longue promenade, l'air vif, le mouvement, firent monter aux joues de Célie une coloration délicieuse, pendant que de ses lèvres sortaient en fusées des éclats de rire et des propos joyeux. Valéry la taquinait, elle ripostait avec une malice sans fiel, mais pleine d'à-propos; après qu'ils eurent badiné de la sorte pendant un certain temps, ils se trouvèrent las, mirent leurs bétes au pas et cheminèrent en silence. Les cerisiers et les pommiers étaient absolument couverts de fleurs, les uns d'un blanc pur, les autres d'une blancheur rosée, tendre comme le teint de Célie. Les pommiers étalaient leurs branches avec l'impudence de la richesse, tandis que les cerisiers dressaient vers le ciel leurs quenouilles virginales. La campagne sentait bon, verte et reposante pour les regards. Valéry lui-même sentit une jouissance fine et délicate le pénétrer, où l'âme avait quelque part, et il regarda sa femme. Célie pensait: à quoi? À ce moment, son destin passa peut-être une seconde fois à portée de sa main; la course, l'air vif, le rire, l'avaient presque amenée à comprendre ces joies matérielles dont Valéry était si friand; de son côté, le jeune homme venait d'être touché par un frôlement d'ailes invisibles, et peut-être se fût-il trouvé en état de ressentir une partie de ce qui se passait dans l'esprit de sa jeune femme... Leurs yeux se rencontrèrent, et ils furent sur le point de se parler. Qu'allaient-ils se dire? Qu'ils s'aimaient peut-être, et c'eût été vrai, vrai pour une minute, quitte à ne plus l'être ensuite; mais leur destin ne le voulait pas. Le galop d'un cheval derrière eux sur la route les fit se retourner en même temps, et ils aperçurent leur groom qui venait à eux à bride abattue. Ils s'arrêtèrent, et, quand le garçonnet essoufflé les eut rejoints, il tira de sa poche un télégramme que Valéry lut avec cette impassibilité qui le rendait si beau joueur. --Je suis obligé de retourner à Paris, dit-il à Célie. Nos vacances auront été courtes, mais, ici ou ailleurs, c'est bien la même chose, n'est-ce pas? Nous prendrons le train d'une heure. Et puis cela vient à propos, car voici le temps qui se gâte. Ils rentrèrent au château d'une allure égale et rapide. La fantaisie et l'amour s'étaient envolés par la route à laquelle ils tournaient le dos maintenant, vers les régions du ciel bleu, et désormais devant eux les arbres chargés de fleurs tendres se dessinaient sur le ciel gris presque noir, qui présageait la neige ou la grêle. Célie donna ses ordres, et le soir même ils dînèrent à Paris, tard, dans la grande salle à manger où la table qui les séparait était si large, qu'on ne pouvait se parler qu'à voix haute. Depuis le moment où, après avoir reçu le télégramme, Valéry avait annoncé le retour à Paris, il n'avait plus ouvert la bouche que pour les politesses indispensables. Célie, devinant qu'il arrivait quelque chose de désagréable, avait gardé le silence. Près de son oncle, elle s'était accoutumée à ces accès de mutisme qu'elle avait vite appris à reconnaître comme la manifestation de l'inquiétude. Valéry, qui avait quitté son hôtel après y avoir déposé sa femme, rentra après huit heures, s'excusa en quelques mots, mangea vite et peu, et repartit sur-le-champ. Restée seule, Célie prit un livre et essaya de s'intéresser à sa lecture, mais son esprit s'y refusa. Son roman à elle, n'était-il pas bien plus intéressant que tous les autres? Que faisait Valéry? Se trouvait-il en quelque péril personnel? Elle songea à un duel, et cette éventualité romanesque la fit frissonner. Mais un duel se règle par l'intermédiaire des témoins et ne nécessite pas de courses réitérées. C'étaient les affaires, évidemment... Oh! ces affaires! Comme toutes les femmes très-riches, Célie n'avait jamais pensé à l'argent. Le luxe lui arrivait naturellement, de même que le soleil se lève. Sa dot lui venait de sa mère, qui avait jadis apporté à son père une fort belle fortune en immeubles, fortune qui avait doublé de valeur en une vingtaine d'années. Les deux jeunes orphelines n'avaient donc eu et ne semblaient jamais avoir à se préoccuper d'aucune crainte matérielle. Mais Célie, qui ne s'était pas bien expliqué la situation de son mari, pas plus que celle de son oncle, s'aperçut ce jour-là, solitaire dans sa somptueuse demeure, que les affaires ne vont pas toutes seules. A mesure que l'absence de Valéry se prolongeait, elle devenait plus inquiète. À minuit, elle congédia sa femme de chambre, et s'installa dans son petit salon pour attendre. Elle attendit longtemps; les heures et les demies sonnaient à une horloge voisine, dans le silence de la nuit, réveillant en elle à chaque fois la vague appréhension d'un malheur. Enfin, une voiture s'arrêta devant la maison, et peu d'instants après la jeune femme entendit les portes s'ouvrir et se refermer. Elle écouta... Valéry passait dans son appartement, sans paraître vouloir venir à elle. Célie ne put y tenir. Sa lampe à la main, elle se dirigea vers le cabinet de travail de son mari et parut sur le seuil, au moment où il y entrait par une autre porte, suivi de son valet de chambre. --Célie! fit Dornemont stupéfait. Tu n'es donc pas couchée? --J'étais inquiète, mon ami; je vous ai attendu, balbutia la jeune femme, honteuse et presque contrariée de sa démarche... Elle leva les yeux sur son mari et vit qu'il paraissait mécontent. Il l'était, en effet; jamais Valéry n'avait pu souffrir que l'on portât atteinte à sa précieuse indépendance, et en se mariant il n'avait point entendu l'abdiquer. Rentrer et sortir à sa fantaisie lui avaient toujours semblé l'une des conditions essentielles du bonheur. Les yeux de Célie se baissèrent pour cacher leur tristesse, pendant que son mari la prenait par la main. --Tu es bien gentille, lui dit-il avec une douceur visiblement forcée, et je te remercie bien d'avoir eu du souci pour moi, mais je te prie dorénavant de ne jamais t'inquiéter de ce que je puis faire ou ne pas faire. J'ai des occupations qui me prennent parfois tout mon temps, et que rien ne doit contrarier, pas même notre affection, ajouta-t-il avec un sourire. D'ailleurs, il y a temps pour tout; allons, ma chère Célie, bonne nuit, et ne t'inquiète de rien. Si cela peut t'être agréable, je te dirai que j'ai réussi dans la chose qui nous a ramenés à Paris et qui avait de l'importance. Il la baisa au front, la reconduisit jusqu'à la porte de sa chambre et rentra chez lui. Célie ne sut d'abord ce qu'elle éprouvait; une singulière impression lui rappelait le temps de son enfance où elle était renvoyée à ses études après avoir été grondée injustement. Elle pleura un peu, sans trop savoir pourquoi, et s'endormit enfin, seule dans sa haute chambre, avec une sorte de joie d'y être seule, comme au temps si récent encore et séparé du présent par un gouffre, où elle était jeune fille et ne s'inquiétait de personne, ni à tort ni à raison. Dès le lendemain, une vie nouvelle, leur vraie vie conjugale, commença pour les époux. Valéry se montra régulier, sinon exact, aux repas, et vers cinq heures de l'après-midi ne manqua guère à venir prendre sa femme pour faire un tour de Bois. Il était très-empressé de la faire voir, car, jolie et distinguée, elle lui faisait le plus grand honneur; d'ailleurs, l'alliance de Maxand Louvelot était en elle-même un brevet de haute situation, qu'il ne fallait pas laisser périmer. On vit donc les jeunes mariés dans tous les endroits où s'étale la vie mondaine depuis Pâques jusqu'au Grand Prix, pendant ces quelques semaines où l'existence fiévreuse des Parisiens semble atteindre à son apogée d'éclat et de vivacité. Puis Dornemont s'habitua à cette félicité nouvelle, de même qu'on s'habitue à la possession de tout objet de prix, si ardemment souhaité qu'il puisse avoir été, et cinq semaines ne s'étaient pas écoulées que le mari semblait déjà ne plus attacher d'importance à la société de sa jolie compagne. Un soir, vers sept heures, Roquelet, qui montait en causant avec Moilly l'avenue des Champs-Élysées, vit venir à eux Valéry conduisant lui-même une très-jolie petite jument alezane, attelée à un petit phaéton tout neuf. --Voilà le nouveau ménage, dit Roquelet à son compagnon. Ménage nouveau, cheval nouveau, voiture nouvelle, bonheur flambant neuf... Ce Dornemont a une chance du diable, et pourtant son voyage de noce a failli lui coûter gros. Pendant qu'il était en lune de miel, son secrétaire a levé le pied avec un portefeuille qui contenait des papiers et des documents, de quoi faire une fortune à qui aurait pu s'en servir. --Eh bien? demanda Moilly. --Dornemont, prévenu par un télégramme, est arrivé, a mis le nez sur la bonne piste, a rattrapé son homme dans un hôtel borgne et lui a fait rendre gorge. --Comment cela? --Avec un petit bout de revolver, gros comme rien du tout. Le bonhomme s'est exécuté d'assez bonne grâce, et Dornemont n'a pas eu besoin de «faire parler la poudre», comme on dit dans les mélodrames. Moilly était resté pensif. --Je n'aime pas beaucoup cette manière de procéder, dit-il. Pourquoi pas la police et les tribunaux? Roquelet se mit à rire. --C'est trop long, dit-il; et puis pourquoi voulez-vous qu'on aille raconter ses petites affaires à ces gens-là? Mieux vaut garder le silence et régler ses comptes soi-même. Le phaéton passait devant eux. Célie, distraite, regardait au loin la poussière dorée qui flottait sur la place de la Concorde; Valéry se pencha à droite pour examiner plus attentivement les jambes de son cheval. --Regardez-moi ce gaillard-là! reprit Roquelet. Je veux être pendu si sa ponette toute neuve ne l'intéresse pas en ce moment beaucoup plus que sa femme. Songez donc! Il a celle-ci depuis six semaines, tandis que la ponette est peut-être d'hier! Moilly poussa le plus léger des soupirs; mais Roquelet avait les yeux prompts et l'oreille fine: --Tu aurais bien voulu que ce fût toi, pensa-t-il en apostrophant mentalement son compagnon, toi qui fusses le propriétaire légal de madame Dornemont, et tu n'aurais pas fait grand cas de la ponette! Ah! mon cher, fit-il tout haut, complétant ainsi sa pensée, vous n'êtes pas un homme d'affaires, vous! --Heureusement! répondit Moilly avec quelque vivacité. V L'été, fort précoce cette année-là, chassa vite de Paris tous ceux qui avaient la moindre maisonnette dans quelque coin ombragé ou exposé aux brises de la mer. Des premiers, Valéry transporta ses pénates à la Prée, et, pour mieux dire, il y transporta ceux de sa femme, qui y fut vite installée avec son personnel domestique. Valéry se réserva, pour Paris seulement, son cocher, son groom et un valet de chambre extraordinaire, qui savait au besoin cuisiner comme Carême. Cette petite installation, qui permettait au jeune spéculateur de manger chez lui quand il en aurait envie, lui permit encore beaucoup d'autres choses, si bien qu'un beau soir, vers la fin de juin, il se trouva dans un appartement de la rue de Naples, étendu sur la chaise longue de la maîtresse du logis qui, assise par terre, ronronnait comme une chatte. La chaleur était extrême, et les fenêtres, à demi ouvertes, laissaient entrer un parfum d'asphalte, apanage de la grande ville à cette époque annuelle de la réfection des trottoirs et des chaussées. --Eh bien, mon pauvre petit loup, te voilà donc revenu? disait la femme. --Je n'étais pas perdu, fit Valéry d'un air bourru. Il n'aimait pas les allusions à son mariage. --Pas perdu, mais égaré, reprit la femme, qui n'était point sotte; et, dis, on te reverra? --Parbleu! firent les lèvres omnipotentes du jeune homme. --Ça ne t'amuse pas prodigieusement, le mariage, hein? --Ça a du bon, répliqua Dornemont, ennuyé; mais ce n'est pas pour parler de mon mariage que je suis venu ici; laisse-moi tranquille, veux-tu? Cette maison n'était pas nouvelle pour Valéry. Il y était venu vingt fois, puis l'avait quittée, puis était revenu, poussé par on ne sait quel besoin d'habitude plutôt que par attrait. C'était pour ainsi dire l'intérim de ses passions éphémères; il y touchait barre, entre deux liaisons, et Laure le savait bien, car elle se présentait à point nommé dans le chemin de Valéry, presque toutes les fois que celui-ci, désoeuvré, ne savait que faire de sa personne. Ce fut encore elle qui eut l'honneur de lui faire faire sa première infidélité conjugale, et comme elle le disait, le premier coup de canif dans le contrat qui avait donné à Valéry Dornemont la jouissance d'une fortune sûre, chose que, jusque-là, il n'avait point connue. --Ça t'amuse, dit Laure, de savoir que tu as de l'argent, chez le banquier, auquel tu ne peux pas toucher? Car, enfin, c'est l'argent de ta femme, ce n'est pas le tien! --C'est parbleu le mien! s'écria Valéry en se redressant tout d'une pièce. Crois-tu que j'aurais été assez nigaud pour accepter une situation qui ne m'aurait pas permis de me servir de cet argent-là? C'eût été, ma foi, trop bête. --En effet, dit Laure, ce ne serait pas la peine de se marier... Dornemont fronça un peu les sourcils; si peu délicat qu'il fût, il n'aimait pas à entendre parler de semblables matières en pareil lieu; mais c'était un simple préjugé qui passa bientôt, et il ne lui en resta qu'un peu d'humeur, bientôt dépensée sur autre chose. --Dans nos affaires, dit-il brusquement, le tout est d'avoir de l'argent sous la main pour acheter pendant que les autres n'ont pas le sou; sans cela, ce ne serait pas la peine de s'en mêler! C'est élémentaire. --Et ça va bien, les affaires? demanda insidieusement Laure. --Très-bien; ça ne te regarde pas. Après cette brusque réponse, la femme n'avait qu'à se tenir pour battue. Au fond, que lui importait? Elle aimait la société de Valéry, et n'avait garde de perdre, par trop de gloutonnerie, une relation aussi agréable et, quoique l'expression puisse sembler étrange, au milieu de tant de caprices, aussi sûre. Valéry sortit de là le lendemain et fut longtemps sans y revenir, ayant trouvé autre chose. Le samedi soir, il partait pour la Prée, et n'en revenait que le lundi matin. Là, il se montrait en grand seigneur, recevait bien une quantité d'hôtes, galant près de sa femme, dont il était encore presque amoureux; il se faisait admirer par les douairières pour la grâce extrême avec laquelle il leur baisait la main, et, sans arrière-pensée aucune, jouait de bonne foi la comédie de l'homme heureux d'être chez lui. Cette existence dura trois années, pendant lesquelles les affaires allèrent bien, avec des hauts et des bas. Dornemont eut une vingtaine de maîtresses, avec le bon goût de n'en afficher aucune: d'ailleurs, il avait renoncé aux femmes du monde, et dans le monde de la galanterie, les liaisons passagères n'ont point d'éclat et ne laissent pas de traces. Célie ne sut rien. Sans amies intimes, elle n'avait près d'elle aucune occasion de savoir ce qu'il valait mieux pour elle d'ignorer. Son seul regret était de n'avoir point d'enfant. Dans la vie à la fois très-mondaine et très-solitaire qu'elle menait, elle n'avait rien à aimer, et, en pensant que sa soeur Antoinette resterait encore deux ans au couvent, elle se prenait à pleurer, du vide de son coeur et de l'inutilité de sa vie. VI Un soir de grande réception chez. Maxand Louvelot, Célie, qui faisait les honneurs de la maison de son oncle, vit venir à elle, appuyée au bras d'un grand monsieur blond, chauve, myope, et dont la boutonnière portait le ruban multicolore d'une foule de décorations étrangères--une femme très-belle, insolemment belle, que son oncle escortait avec empressement. --Ma nièce, dit-il, voici monsieur et madame Brazenyi, que je te recommande tout particulièrement. Le premier regard de Célie à l'étrangère en la voyant venir avait été presque une déclaration de guerre. Cette femme était trop belle, trop grande, trop éclatante; ses cheveux d'or fauve semblaient à la fois de soie et de laine; ils devaient donner sous la main des étincelles longues comme le doigt. La jeune femme sentit son coeur se serrer. --Voici mon malheur qui passe, s'était-elle dit. En sentant la main souple et féline de l'étrangère serrer la sienne sous le gant, elle eut peur d'abord, puis honte de cette superstition enfantine, et elle sut composer ses traits et son sourire. Assises près l'une de l'autre, les deux belles personnes se regardèrent, et, réciproquement, durent reconnaître leur beauté. Célie était la Parisienne élégante, sans mièvrerie; sa grâce naturelle la défendait contre l'afféterie; mignonne et souple, elle offrait, avec ses yeux noirs, doux et profonds, avec ses fins cheveux de soie noirs et déliés, l'image d'une créature exquise, faite pour toutes les délicatesses de l'esprit. Madame Brazenyi était grande, blanche et rose à la croire peinte, elle l'était peut-être; son corps un peu massif devait être merveilleux, à en juger par les épaules et la poitrine que laissait admirer sans réserve une robe extrêmement décolletée. Les yeux, d'un gris bleu, tour à tour froids et caressants, achevaient de lui donner un air plutôt provocant que mystérieux. Avec cela, une apparence exotique irrécusable, et que d'ailleurs elle ne prenait visiblement aucune peine pour modifier. Sa voix un peu sourde n'était pas agréable; elle parlait trop haut, avec un accent parisien tout à fait pur, mais par instants un peu traînant, comme si elle avait voulu insister sur certains mots... Somme toute, singulière et troublante, mais pas tout à fait l'air d'une femme honnête. Involontairement, Célie jeta un coup d'oeil autour d'elle, et elle vit à quelques pas de là une femme dont les aventures ne se comptaient plus, mais qu'on était forcé de recevoir parce que son mari, parfaitement digne et correct, s'était toujours montré si imperturbable qu'on pouvait le croire ignorant de tout. --C'est singulier, pensa madame Dornemont, en comparant les deux femmes; je sais tout ce qu'on dit de celle-là, je ne sais rien de celle-ci, et, pourtant, combien j'aurais moins confiance dans l'étrangère!... M. Brazenyi était exactement l'homme que l'on eût rêvé pour mari à une aussi belle personne. Muet, souriant, il s'esquivait, pour ainsi dire, derrière son chapeau de soirée, appuyant du geste les paroles des autres, et semblant au fond mû par une seule pensée: celle d'avoir bientôt fini la corvée d'écouter et de répondre. Un cercle de curieux s'était fait autour de la belle étrangère; on se demandait à voix basse des renseignements sur ce couple curieux; le maître de la maison présenta plusieurs de ses amis, et, au bout de dix minutes, chacun savait que c'était Maxand Louvelot lui-même qui la produisait. --Elle doit lui coûter cher, dit à demi-voix un esprit chagrin. Ce mot, qui résumait les opinions diverses, fit fortune, et en circulant calma les curiosités. Dornemont s'était approché; après quelques paroles banales, il offrit son bras à madame Brazenyi pour la conduire au buffet. Célie les suivit des yeux avec une sorte d'inquiétude, et comme elle détournait son regard, ne voulant pas s'appesantir sur ce qui n'était, après tout, qu'une impression sans valeur, elle rencontra celui de son oncle. Louvelot n'avait jamais été tendre; son vieux coeur de financier jouisseur n'avait point de cordes pour l'amour de la famille, envers laquelle il avait toujours cependant rempli son devoir; aussi l'appréhension que Célie crut deviner dans ses yeux n'était-elle point pour la jeune femme, mais pour lui-même; mais c'est ce qu'elle ne pouvait savoir. --Vous la connaissez, mon oncle? dit-elle vivement. --Oui; je connais son mari; nous avons des affaires ensemble. Célie ne répondit rien; d'ailleurs, elle n'avait pas le temps de s'occuper d'elle-même, mais pendant l'heure qui suivit elle regarda plus d'une fois du côté où elle était sûre de voir l'étrangère, assise dans un fauteuil, avec une grâce un peu trop abandonnée pour être correcte, entourée d'un groupe compacte d'hommes visiblement grisés par son charme sensuel,--et parmi lesquels Valéry se distinguait par son indéniable beauté. Auprès de cette femme il semblait plus beau que jamais; elle blonde comme Vénus, lui brun comme un guerrier grec: on eût dit le jour et la nuit. --A quoi cela me servirait-il d'être jalouse? pensa tout à coup Célie. Je n'ai pas le droit d'être jalouse de lui, puisque je ne l'aime que comme un camarade! Cependant, elle souffrait et ne pouvait s'en empêcher. La fête terminée, Valéry se montra fort aimable et tout à fait spirituel. --Tu es plus jolie que toutes ces poupées, dit-il à sa femme quand il la suivit dans sa chambre, tout en devisant des événements de la soirée. --Pas plus que madame Brazenyi? fit-elle en relevant la tête avec un certain air de défi. Il détourna la tête avec un certain air dégagé. --Oh! celle-là, fit-il, elle est trop massive. Et puis, ces étrangères... Il joua quelques secondes avec les bracelets que Célie venait de déposer sur la tablette de la cheminée, puis fit un mouvement brusque. --C'est assommant, dit-il, ces réceptions; on est éreinté comme si l'on avait nagé ou canoté toute la journée. Bonsoir. Et il s'en alla soudainement, sans que rien pût justifier son changement d'humeur. Célie resta songeuse. --Eh bien, pensa-t-elle enfin, quand même il l'aimerait, qu'est-ce que j'y peux? Et qu'est-ce que cela peut me faire? Ces trois années de son mariage, avaient eu sur la jeune femme l'effet singulier, assurément, mais plus fréquent qu'on ne le pense, de lui inspirer un découragement résigné, une sorte de détachement de la vie. Aussitôt après sa première expérience des tristesses et des désillusions, Célie s'était dit que l'existence n'est pas composée uniquement de rêves, et qu'un esprit bien fait ne doit point se laisser emporter par des chimères dans une atmosphère de fantaisie. Comme une petite fille bien sage, qui s'applique à ses devoirs, la jeune femme avait mis toutes ses forces et sa volonté à être heureuse du lot qui lui était échu, et elle y était parvenue. Cinq ou six jours s'écoulèrent sans que Valéry rencontrât madame Brazenyi. Malgré son incontestable beauté, peut-être en raison de cette beauté même, peu de salons s'étaient encore ouverts devant l'étrangère. Il y a des maîtresses de maison si curieuses! elles veulent tout savoir, et finissent par n'en être pas plus avancées... C'était du moins l'opinion de Dornemont. Un soir, Valéry, qui s'ennuyait fort dans une réunion où les gens sérieux étaient en majorité, prit le parti de passer dans la salle où l'on jouait. Il avait beaucoup joué jadis, avec cette sorte de soif passionnée, avec cette sécheresse de la gorge que connaissent ceux qu'a mordus le jeu pour tout de bon; mais, depuis qu'il faisait des affaires, il ne jouait plus, par une sorte de frayeur superstitieuse. --Et vous, Dornemont, vous ne cartonnez pas? lui demanda un ami en quittant sa place. --Il a peur de gâter sa chance! répondit quelqu'un avec un gros rire. Sans savoir pourquoi, Dornemont, qui n'avait pourtant pas l'épiderme sensible, se sentit piqué. Au lieu de répondre, il prit la place de celui qui s'était levé. Précisément, il avait essuyé dans la journée une perte assez considérable. --Je ne perdrai peut-être pas de toutes façons, se dit-il avec une sorte d'humeur méchante. Il perdit cependant constamment, avec acharnement, alors que toutes les chances semblaient pour lui. Il perdit avec tant de continuité, que, sans la parfaite honorabilité des gens avec lesquels il se trouvait, il eût pu penser que les cartes étaient préparées. Quoique jouant assez gros jeu, il n'était pas autant ému de la perte en elle-même que de cette sorte de guignon auquel il était en proie. Enfin, lassé, presque furieux, très-pâle, mais cachant sa colère sous une apparence impassible, il se leva, et ses yeux rencontrèrent ceux de M. Brazenyi, qui le regardait à travers ses lunettes d'or, avec une bienveillance souriante. Cet air aimable et paternel, au moment où il avait plus d'une raison d'être mécontent, produisit sur Dornemont l'effet d'un coup de fouet, et au même instant une pensée de joueur lui traversa l'esprit. --Est-ce que ce serait ce bonhomme qui me porterait la malechance? se dit-il. Ce serait un peu fort! Une autre pensée, qu'il ne s'exprima point clairement, déplissa aussitôt le front de Valéry, et avec un sourire moins fin que satisfait, il passa dans le salon voisin, où l'on causait, pendant que quelques couples consciencieux dansaient dans une autre pièce. Célie n'était point venue; le premier coup d'oeil du jeune homme lui fit apercevoir madame Brazenyi, assise dans un fauteuil, entre deux dames insignifiantes, avec lesquelles la belle étrangère échangeait de temps à autre quelques bribes de conversation. Le regard de Valéry jeta une étincelle aussitôt éteinte, mais dans les yeux de madame Brazenyi quelque chose avait répondu. Sans autre formalité, il s'inclina devant elle et lui demanda une valse, sans même faire précéder sa demande d'une banale formule de politesse, comme s'ils pouvaient s'entendre sans ces inutilités-là. Elle le comprit ainsi, car elle se leva, et dans ce geste à la fois imposant et serpentin se déploya une grâce voluptueuse indicible. Presque avant d'avoir atteint la porte du salon, Valéry avait passé un bras autour de sa taille, et ils se lancèrent dans la valse que jouaient assez piteusement deux violons et le piano. A peine avaient-ils fait trois tours, que Dornemont resserra son étreinte autour de la taille à la fois ferme et souple de sa danseuse; ils étaient faits pour danser ensemble, et eussent dansé ainsi pendant toute l'éternité. Les instrumentistes sentirent, dans le rhythme de ces deux corps enlacés, quelque chose qui leur redonna du nerf, et la valse traînante prit tout à coup une allure plus énergique: les coups d'archet marquèrent mieux la mesure, et quelque chose du souffle de Strauss se retrouva dans la mélodie tout à l'heure méconnaissable. --Quel beau couple! dit méchamment une vieille dame. On les dirait faits l'un pour l'autre. Valéry avait entendu; en regardant madame Brazenyi, il vit qu'elle avait entendu aussi; ses yeux plongèrent au fond des yeux clairs, énigmatiques, et ce qu'ils y lurent fit passer un chaud frisson sur le jeune homme. Elle semblait absolument indifférente, et se laissait emporter comme une feuille sèche dans un tourbillon. Valéry sentit une âpre colère le prendre à la vue de cette froideur, qu'il croyait feinte, et pour s'en assurer, il desserra tout à coup son étreinte... Le corps de la jeune femme suivait si bien ses mouvements, dans sa langueur apparente, qu'ils continuèrent à valser du même pas, noués étroitement. --Ah! coquette! pensa Valéry en la ressaisissant, comme s'il avait commis une simple maladresse, et coquette qui entend son métier! Il se donna deux ou trois fois encore le plaisir de sentir la jeune femme serrée contre lui par l'effort de sa propre volonté; elle l'avait deviné, car son regard hardi plongea dans celui de Valéry avec toute la franchise d'une question. Celui du jeune homme y répondit par la déclaration la plus passionnée; elle ne baissa point ses paupières; mais quand, la valse terminée, il lui offrit son bras pour la reconduire à sa place, il ne trouva plus qu'une indifférence souriante et banale. Cette femme lui échappait. Il l'avait bien jugée: coquette, en effet, elle savait à fond son métier. Quand elle se fut assise, il resta debout devant elle, lui parlant de choses quelconques. Elle lui répondait avec sa tranquillité réfrigérante. Il resta ainsi si longtemps, qu'une des vieilles dames se leva et s'en alla, outrée de ce caquetage éhonté. Sans s'inquiéter de la visible désapprobation que lui infligeait cette démarche, Valéry se glissa dans le fauteuil vacant. A présent, il pouvait parler moins haut, il n'était plus debout; il n'avait plus l'air à sa merci, il reprenait ses avantages. --Quand vous trouve-t-on chez vous? demanda-t-il enfin. --Le mardi, après quatre heures. Valéry fit un mouvement d'impatience. --Je ne vous demande pas l'heure de tout le monde, dit-il avec cet étonnant mélange de câlinerie et presque d'impolitesse qui lui donnait si vite un air de familiarité amicale; je ne veux pas tomber dans un écheveau de femmes qui entrent et sortent après avoir mangé des petits gâteaux. --Je reçois très-peu de femmes, répondit tranquillement l'étrangère. --Eh bien, je ne veux pas voir des hommes chez vous. Ils se regardèrent, elle avec presque de la colère, lui presque avec du mépris. Ils se comprenaient à merveille. --Quand me recevrez-vous? reprit-il sur le même ton. --Pas du tout, répondit-elle. Elle se leva tranquillement. --Mon mari est dans la salle de jeu, à ce que je crois, continua-t-elle avec sa voix tranquille; voulez-vous avoir l'obligeance d'aller lui dire que je l'attends? Elle avait parlé assez haut pour que Valéry fût contraint d'obéir. Il lui jeta un regard de colère, auquel elle répondit par le défi; mais il dut faire un mouvement vers la porte. M. Brazenyi, les mains derrière le dos, regardait les joueurs avec la paisible expression d'un sage qui contemple les écarts de la folie humaine. Au premier mot de Valéry, il remit ses mains dans une posture plus officielle, et le suivit avec une urbanité parfaite. --On me trouve souvent entre six et sept, dit madame Brazenyi en prenant le bras de son mari; si vous passez quelque jour devant notre porte, montez donc, nous serons charmés de vous voir. Elle salua Dornemont d'un signe de tête et sortit avec sa grâce accoutumée. --Le diable soit d'elle! pensa Valéry. C'est trop bête aussi! Je ne veux pas y songer. Il retourna à la table de jeu, et perdit deux cents louis. Cette somme n'était rien pour lui, mais il se sentait dans un état bizarre. --Ah çà! se dit-il en endossant son paletot, et frappé par le souvenir désagréable du regard à lunettes de Brazenyi, est-ce que ces gens-là me porteraient malheur? VII En huit jours, Dornemont se présenta trois fois chez madame Brazenyi sans la rencontrer. Chaque fois il se jurait qu'il ne reviendrait plus, et il revenait pourtant, avec une colère plus rageuse. --Elle le fait exprès, j'en suis sûr! se disait-il. Je parierais qu'elle me regarde m'en aller, cachée derrière son rideau! Et, pour ne pas lui donner cette satisfaction, il rasait les boutiques, afin de n'être pas vu, les fenêtres étant fermées. Enfin, il se donna sa parole à lui-même qu'il n'y retournerait plus, et pendant deux fois il s'appliqua à éviter la rue Laffitte, où demeurait le couple étranger, dans un appartement meublé qui faisait tous ses efforts pour ne pas avoir l'air de ce qu'il était réellement. Quarante-huit heures s'étaient écoulées, et la rue Laffitte étant extrêmement difficile à éviter, Valéry reprit ses habitudes, et; un beau soir, se trouva tout près de la porte en question. Par le plus grand des hasards, un marchand de tableaux occupait le magasin à côté, et Valéry, qui aimait la peinture, s'arrêta pour examiner un Rousseau qui devait valoir cher. Un cartel, placé dans un endroit apparent du magasin, marquait six heures cinq minutes. Un frôlement presque insensible avertit Dornemont, qui se retourna brusquement, et vit madame Brazenyi passer lentement en se dirigeant vers la porte de la maison. --Je n'irai pas! se dit-il résolument, quoique son coeur eût fait un grand saut dans sa poitrine. La jeune femme se retourna sans affectation, comme une personne qui, avant de rentrer, s'assure qu'elle n'a rien oublié, et Dornemont vit ce visage énigmatique plus beau que jamais sous sa petite voilette noire. Un chapeau tout noir encadrait les cheveux d'or, et le tout avait un air incomparable de grandeur et de mélancolie, comme certains portraits des vieux maîtres italiens. Valéry n'y put résister; il s'avança de façon à se trouver dans le rayon visuel de ces beaux yeux tristes. --Enfin, madame, on vous voit, dit-il brutalement. Elle le regarda avec étonnement, comme si elle ne le reconnaissait pas. --Ah! fit-elle après un petit silence très-court, monsieur Dornemont! Vous étiez donc venu? --Je suis venu trois fois, et l'on ne m'a jamais reçu... --Vraiment? dit-elle. On ne me l'a pas dit... Je le regrette... Valéry la regarda dans les yeux et vit qu'elle mentait, sans même prendre la peine de le lui cacher. Il la traitait presque grossièrement, et elle lui répondait avec impudence. En ce moment-là, ils se haïssaient. --Voulez-vous monter? lui dit-elle; mon mari doit être rentré. --S'il est rentré, fit Dornemont, je ne... Il n'eut pas le temps d'achever: «Je ne monte pas.» En passant devant la loge du concierge, madame Brazenyi avait demandé: --Monsieur est-il rentré? A quoi la femme avait répondu: --Je ne l'ai pas vu. Et Dornemont eut la certitude absolue qu'elle savait parfaitement à quoi s'en tenir; pas un instant elle n'avait eu l'idée que son mari pouvait être à la maison. Il la suivit dans l'escalier, absorbé par les mouvements harmonieux de ce corps que ne pouvait complètement dérober le grand manteau duveté qui l'enveloppait du cou jusqu'aux chevilles. La femme de chambre leur ouvrit. Monsieur n'était pas rentré, mais un bon feu brûlait dans le salon. Madame Brazenyi ôta son manteau, puis son chapeau, donna deux ou trois petits coups sur ses cheveux un peu trop aplatis, puis se tourna vers son hôte, pendant que la femme de chambre se retirait avec les effets. --Eh bien? dit la jeune femme en s'asseyant devant le feu. Dornemont la regarda sans lui répondre; en ce moment-là, il eût éprouvé une jouissance inouïe à pouvoir la frapper ou la déchirer avec ses ongles. Elle sourit un peu, et il vit combien elle lisait clairement dans son âme. Tout à coup, il se sentit honteux d'être ainsi le jouet de cette femme qu'il voyait pour la troisième fois et dont il ne savait rien; il s'assit et commença à lui parler des choses dont on parle ordinairement à Paris chez une femme élégante, vers la fin de l'après-midi. Madame Brazenyi en fut un peu décontenancée. La façon violente et brutale dont Valéry lui avait fait entendre qu'il l'aimait, ou tout au moins la souhaitait, ne lui avait pas donné une idée véritable de l'être qu'elle avait devant les yeux. Elle le croyait moins fort qu'il ne l'était réellement, et elle s'aperçut qu'elle avait été un peu loin. S'abandonnant un peu plus, elle causa avec lui presque amicalement, et Dornemont put voir que cette femme très-intelligente ne savait à peu près rien. Ils parlèrent ensemble près d'une heure, et quand Valéry, entendant sonner la pendule, se leva pour partir, il n'était pas plus instruit qu'en entrant. Cette étrangère était-elle une fausse étrangère? Avait-elle vu le jour à Batignolles, à Rome ou en Bulgarie? Était-elle toujours restée à Paris, et venait-elle d'émerger subitement de quelque bas-fond, grâce à l'opulence d'un homme, ou bien les hasards de la vie l'avaient-ils vraiment amenée ici en tout bien tout honneur? Était-ce une grande coquette habituée à jouer avec le feu sans s'y brûler, ou bien était-ce une fille audacieuse décidée à se créer une situation de toutes pièces? Valéry avait vu bien des femmes, mais il ne pouvait rattacher celle-ci à rien de ce qui lui était connu. Elle avait tant d'impudeur dans sa coquetterie, tant d'aplomb dans le mensonge, que ce blasé en arrivait à se demander par instants si tout cela n'était pas naturel et même naïf,--quoique tout aussitôt il se dit que cette supposition était bien peu vraisemblable. Valéry s'était levé; madame Brazenyi, après être restée un instant au fond de son fauteuil, comme pour le retenir, se redressa aussi, et il la vit tout près de lui; elle était si grande, que leurs visages se trouvaient presque au même niveau. Secoué jusqu'au fond de lui-même par l'intensité folle du désir qu'elle allumait en lui, il allait la saisir et baiser ces lèvres ironiques qui semblaient à la fois l'appeler et le défier, lorsque la porte du salon s'ouvrit, et M. Brazenyi entra, souriant et optimiste derrière ses lunettes d'or. --C'était préparé! pensa Dornemont. Et devenant soudain glacial, il s'inclina devant cette femme que tout à l'heure il voulait embrasser; elle lui tendit la main qu'il prit d'un air officiel. Mais il sentit que cette main s'élevait doucement d'elle-même pour monter à ses lèvres... et vaincu, amolli par l'ivresse qui se dégageait de la peau souple et brûlante qu'il sentait à travers son gant, il baisa comme un vassal cette main qui le réduisait au servage. Mais, comme il faut que la dignité d'un homme se relève de façon ou d'autre, il toucha très-légèrement du bout du doigt celle que lui tendit ensuite M. Brazenyi, toujours bénin et extrêmement poli, et sortit d'un air parfaitement gourmé. VIII Pendant vingt-quatre heures, Dornemont se sentit fort ennuyé, et préoccupé au point de commettre dans ses affaires deux ou trois bévues qui lui coûtèrent gros. --Elle m'apporte le guignon! se dit-il plus d'une fois avec rage. Et cependant il ne pouvait s'empêcher de penser à cette problématique étrangère. Enfin, pour en avoir le coeur net, il se rendit chez son oncle Maxand Louvelot, vers l'heure du déjeuner, afin d'être sûr de le trouver. Le vieux financier le reçut avec indifférence, ce qui parut louche à Dornemont. D'ordinaire, son oncle par alliance se montrait assez gracieux, et même plus d'une fois il lui avait donné à la même heure, à la même place, un bon conseil relatif à quelque spéculation. --Je suis venu, dit-il, vous demander, mon oncle, ce que vous pouvez me dire de ces gens, vous savez? ces étrangers que j'ai vus chez vous, à votre dernière réception? Maxand Louvelot le regarda de l'air d'un homme qui n'a pas la moindre notion de ce qu'on lui veut. --Vous savez bien, mon oncle, ce monsieur blond, qui porte des lunettes d'or; sa femme est une grande belle personne; c'est vous qui les avez présentés! Le vieux renard comprenait décidément de moins en moins. Valéry fut contraint de s'expliquer en rageant de toutes ses forces intérieurement. --C'est Brazenyi, je crois, qu'ils s'appellent, ajouta-t-il avec un petit effort. Le visage de Maxand Louvelot reprit sur-le-champ une expression intelligente. --Ah! c'est de ceux-là que vous me parlez? fit-il comme s'il était enchanté d'avoir compris. Ce sont de bonnes petites gens. Pourquoi me demandez-vous cela? --Pour savoir! riposta brusquement Valéry. On aime bien à savoir qui l'on voit. --Eh! mon Dieu, reprit Maxand Louvelot avec une douceur qui ramena la pensée de son neveu vers Brazenyi lui-même, je n'en sais pas grand'chose. Le mari m'a été fort recommandé par un banquier qui s'intéresse à lui; je crois qu'ils ont des fonds dans sa maison... Valéry le regarda bien en face, mais le bonhomme ne broncha pas. --Voilà, mon neveu, tout ce que j'en sais, continua-t-il; mais je les ai reçus, cela doit suffire pour les poser. Dornemont garda le silence. Ce qu'il venait d'apprendre équivalait à zéro, à peu près; il se mordit les lèvres; si ce qu'il commençait à entrevoir était vrai, sa démarche était inutile et peut-être imprudente. --Ils vous intéressent donc beaucoup? demanda Louvelot, qui décidément gardait l'avantage. C'est la petite femme, hein? Elle n'est pas mal... Ses yeux de belette scrutaient le visage du jeune homme avec une satisfaction malicieuse. --Non, répliqua brusquement Valéry, c'est Brazenyi. Les sourcils du financier se levèrent jusqu'à la racine de ses cheveux grisonnants, plantés dru. Tout son visage posa clairement à l'imprudent neveu la question: Que diable peux-tu avoir à faire avec Brazenyi? --On m'a parlé d'une affaire à essayer avec lui, continua Valéry payant d'audace, et je voudrais savoir s'il offre des garanties quelconques, s'il a une surface ou des références... Maxand Louvelot devint soudainement très-gai. --Des garanties? dit-il, des garanties? qu'est-ce que cela prouve? Des références... Il y a moi. --Puisque vous ne voulez rien me dire... grommela Valéry. --Quant à la surface, continua Louvelot sans paraître l'avoir entendu, eh! mais, il y a... il y a... Il regarda son neveu bien en face et conclut brusquement: --Vous devriez les inviter à dîner. Dornemont ne fit pas un mouvement. --Ça vous ferait donc plaisir? demanda-t-il après un silence. --Eh! mais, mon garçon, il me semble que c'est à vous que cela en ferait, répondit le vieux routier. Valéry ne put en tirer autre chose. Le dîner eut lieu avec quatre autres couples et trois célibataires, au nombre desquels brillait Maxand Louvelot. M. et madame Brazenyi s'assirent à la table de Célie, qui fit les honneurs de chez elle avec sa grâce ordinaire. Madame Brazenyi ne plaisait point à la jeune femme. Son instinct l'avertissait qu'entre cette belle personne et elle-même ne pouvait exister aucun point de contact. Mais elle avait l'habitude de recevoir des femmes qui ne lui plaisaient pas, et depuis longtemps elle s'était fait une loi de ne jamais se laisser influencer par ses antipathies, afin de ne point contrarier les projets et les plans de son mari, qui, pour elle, étaient du pur grimoire. Après le dîner, les femmes se réunirent dans le salon, où la conversation ne chôma guère, encore que madame Brazenyi, drapée dans sa beauté, ne fût pas causante avec les dames; les cigares de ces messieurs furent vite achevés, et on les vit bientôt revenir du fumoir, mis en appétit par les épaules de la belle étrangère. --C'est singulier, dit Roquelet, qui regardait celle-ci d'un peu loin, on ne m'ôtera pas de la tête qu'elle est aussi Française que vous et moi. --Qui donc a dit qu'elle est étrangère? demanda quelqu'un. --Personne. Son mari doit être de quelque part, sur les bords d'une rivière qui se jette dans quelque fleuve, entre l'Adriatique et la mer de Marmara. Mais ça ne ferait point qu'elle fût née ailleurs que dans les prés fleuris qu'arrose la Seine. Dornemont n'était pas à son aise. A vrai dire, il se sentait toujours gêné quand il voyait madame Brazenyi autrement qu'en tête-à-tête, et même l'unique fois que cela lui était arrivé, il ne s'était point trouvé très-brillant. Cette femme le gênait par l'imprévu de ses manières. Et puis qu'eût-il pu lui dire? Les sentiments qu'il éprouvait pour elle n'étaient point de ceux qui s'épanchent en paroles. Les regards leur suffisaient pour ce qu'ils avaient à se dire. Involontairement, Valéry reporta les yeux sur sa femme. Depuis trois ans Célie avait beaucoup changé. Elle avait grandi, quoique l'élégance de sa taille ne la fît pas paraître grande; ses beaux cheveux noirs encadraient délicieusement son joli visage dont l'ovale s'était un peu allongé. Elle n'avait plus l'air d'un enfant, mais d'une femme, et ses yeux de biche avaient pris une douceur résignée plus charmante encore que la sauvagerie effarouchée d'autrefois. --Très-bien toutes les deux, pensa Valéry avec un sourire. Célie est plus distinguée; mais l'autre, ah voilà! l'autre... on ne sait pas ce qu'elle a... Le lendemain, à six heures précises, Dornemont sonna à la porte de madame Brazenyi. En lui mettant son manteau la veille, il avait obtenu la permission de se présenter, et il comptait bien la trouver seule. Madame Brazenyi était seule, en effet, et Valéry s'assit tout près d'elle sans qu'elle fît mine de l'en empêcher; après avoir échangé quelques phrases indispensables, ils restèrent silencieux. Tout à coup, Valéry se pencha sur elle et la prit dans ses bras. --Monsieur! fit-elle en se dégageant sans hâte ni colère. --Je vous aime, dit-il, un peu refroidi. --Ce n'est pas vrai, répondit-elle de sa voix tranquille. --Je vous veux, alors, et c'est la même chose, dit brutalement Dornemont. Vous jouez un jeu qui ne vous avance à rien. Nous ne sommes pas des enfants, ni vous ni moi; vous savez très-bien que vous m'avez grisé et que vous me rendez fou... Madame Brazenyi s'était rassise fort tranquillement, Valéry fut obligé de faire de même. --Vous ne me connaissez seulement pas, dit-elle; voilà la cinquième fois que nous nous voyons. --J'étais fixé dès le premier soir, répondit-il. Une colère indicible grondait en lui; d'ailleurs, c'était l'effet que lui produisait ordinairement le voisinage de la jeune femme. --Vous avez une singulière façon de vous conduire dans le monde, dit-elle de cet air railleur qui lui seyait si bien. Dornemont fit un geste de dédain. En ce moment-là, ils étaient si peu «du monde», l'un et l'autre! --Savez-vous que tout cela est fort impertinent, continua madame Brazenyi, et que je n'ai jamais rien vu de pareil? Il haussa les épaules. L'un et l'autre savaient si bien ce que valaient ces phrases! Il eut envie de le lui dire; un reste de pudeur d'homme civilisé l'en empêcha. La jeune femme regarda le feu, puis la pointe de ses souliers, et, finalement, se sentit tant soit peu embarrassée. Dornemont dépassait ses prévisions; elle ne s'était pas imaginé une nature aussi franchement sauvage, sous cet extérieur d'homme à la mode. Elle savait bien qu'elle l'affolait, mais elle avait pensé qu'il y mettrait des formes, et voilà qu'il n'en mettait aucune, mais aucune. C'était en toute vérité qu'elle lui affirmait n'avoir rien vu de pareil! --Vous ne voulez pas? dit Valéry en se levant comme pour prendre congé. Elle le regarda de bas en haut, sans bouger, et ses yeux disaient audacieusement: oui, pendant que sa bouche disait: non. --Je regrette de vous avoir dérangée, fit-il, absolument du ton dont il se fût excusé près d'un commerçant. Il s'inclina brièvement, à peine poli, et gagna la porte. Elle pensait qu'il allait se retourner, il ne se retourna point. Au moment où il touchait le bouton, il entendit une voix très-douce qu'il ne connaissait pas. --Valéry? disait la voix. D'un bond, il fut près du foyer. C'était elle qui avait parié, et qui l'appelait maintenant, les yeux pleins d'une indicible ivresse. Ils se regardèrent un moment, et tout à coup se trouvèrent enlacés, debout, devant la glace. Elle tourna la tête et aperçut leurs visages. --Regardez, dit-elle, quel beau couple nous faisons, en vérité! Dornemont réprima un geste d'impatience, et, sans la lâcher, lui demanda tout bas: --Quand? Ce soir, veux-tu? tout de suite. Nous allons dîner ensemble, tous deux... Elle le repoussa doucement, retomba dans son fauteuil et se mit à rire. Tout tremblant, il était resté debout, ne sachant si elle le raillait encore, et déjà prêt à l'étrangler, si cette fois elle se moquait de lui. --Comme vous y allez! dit-elle, sans cesser de rire, interrompant ses phrases pour lui montrer ses belles dents nacrées, humides entre ses lèvres provocantes. Mais, mon cher, j'ai un mari, moi! j'ai une situation à garder, je suis une femme du monde! Vous n'avez pas l'air de vous en douter! On dirait que cela vous sort de vos habitudes? Il subit le sarcasme sans broncher. --Quand? reprit-il, vite, vite, on peut venir, et il faut, oh! oui, il faut que cela finisse; vous jouez un jeu à nous broyer tous les deux. --Eh bien, demain à onze heures; nous pouvons déjeuner ensemble. Venez me chercher ici. --Mais votre mari? --Il sera sorti. Elle lui dit cela d'un air triomphant de femme maîtresse, qui fait ce quelle veut et compte le reste pour rien. Ils étaient admirablement faits pour s'entendre. --Bien, dit-il. --Allez-vous-en, répondit-elle. Il se rapprocha pour l'embrasser encore une fois, elle recula et fit un geste effrayé. Au même moment la porte s'ouvrit, et le placide Brazenyi parut, aussi plein de bénévolence que jamais. Il salua, sourit, et tendit la main à Dornemont, exactement comme il l'avait fait lors de la visite précédente. Celui-ci n'était pas d'une délicatesse exagérée en de telles matières, et pourtant il ne mit ses doigts dans la paume ouverte de son hôte qu'avec une visible répugnance. Un salut, de sa part, un signe de tête froidement poli de madame Brazenyi, et Valéry se trouva dans la rue, à moitié gris, à moitié fou, regardant les passants comme s'il voulait les reconnaître, et cherchant en réalité à se reconnaître lui-même, car il n'y comprenait plus rien. IX Depuis neuf heures et demie du soir, assis à la même place, sous la lumière implacable des becs de gaz, Dornemont gagnait toujours, et le cartel suspendu au mur de la salle de jeu du cercle sonnait minuit. Une chance bizarre, inexplicable, l'accompagnait dans tout ce qu'il faisait; il avait fini, par défi à la destinée, par jouer sans regarder ses cartes, et, malgré tout, il gagnait toujours. Il présentait une superbe image de la force et de la joie viriles; le visage épanoui, l'esprit partant en fusées dans les intervalles des parties: un peu trop satisfait et le montrant trop pour un joueur très-correct; mais Valéry s'était fait pardonner depuis longtemps par sa grâce et sa brillante humeur beaucoup de choses qu'on n'eût point pardonnées à d'autres. Ceux même qui ne l'aimaient pas n'en disaient rien, se réservant pour l'occasion, peut-être éloignée, mais immanquable, où un revers accentué leur permettrait de dire tout haut et de faire répéter par des indifférents, devenus soudain des ennemis, les choses cruelles qu'ils pensaient tout bas et qu'ils préparaient de longue main. Maxand Louvelot entra dans la salle où Valéry faisait si bonne figure, et, les mains derrière le dos, dans la posture qu'il affectionnait, il le regarda sans que son neveu s'aperçût de sa présence. --Tu as un bonheur insolent, dit Roquelet au moment où Dornemont se levait enfin au milieu d'un brouhaha général. Combien as-tu gagné? --Quatre mille louis environ, répondit l'heureux joueur. --Mazette! Tu jouais donc très-gros jeu? --Quitte ou double. Le partenaire déconfit faisait assez bonne figure. C'était d'ailleurs un joueur d'habitude, de ceux que rien n'étonne. --Prenez garde, Dornemont, fit un envieux, vous avez trop de chance au jeu, cela vous portera malheur en amour; vous connaissez le proverbe. --Moi? fit étourdiment Valéry; au contraire! Tous les bonheurs, mon cher, tous les bonheurs. Vous voyez en ce moment l'homme le plus heureux de Paris. --Peut-on savoir?... demanda Moilly; sans être des amis particuliers de Dornemont, il le suivait d'assez près dans la vie, comme un être qui l'intéressait. Valéry prit un air fat, capable de lui attirer n'importe quelle provocation si quelqu'un de ceux qui l'entouraient l'eût soupçonné de galanterie envers une femme à laquelle il eût tenu. --Non, répondit l'heureux homme. On ne peut pas savoir! Maxand Louvelot avait braqué sur lui son regard d'animal rusé, et l'y maintenait avec une telle persistance, que Valéry s'en aperçut. --Bonsoir, Louvelot, dit-il en venant à lui. --Bonsoir, répondit le malin bonhomme. Ah! vous êtes si heureux que cela? Bonne chance, mon cher, bonne chance! Tâchez que cela continue. Quelque chose dans le ton de Maxand Louvelot éveilla mieux l'attention du jeune homme. Ce n'était pas de la froideur ni du dédain, mais un avertissement sinistre. Cependant le regard du vieux financier se promenait à droite et à gauche, et Valéry ne put parvenir à le rencontrer. Un soupçon déjà entrevu passa comme un éclair dans l'esprit de Dornemont, et, avec un aplomb qui pouvait être aussi de la maladresse, il dit tout à coup: --Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu les Brazenyi? --Aujourd'hui, riposta Louvelot. Et vous? --Moi aussi, fit négligemment Dornemont, en visite d'avant dîner. Un bien brave homme, ce Brazenyi. --Oui, répliqua Maxand Louvelot, sur le même ton. Il gagne à être connu. --Beaucoup, dit Valéry. Les deux hommes se regardèrent, mais leurs regards, après s'être affrontés un instant, se détournèrent au même moment, comme s'ils s'étaient donné le mot. --Dornemont, interrompit Moilly, avez-vous des affaires avec Lessinard? --Pourquoi? fit Dornemont d'un air hautain. --On dit quelque chose à propos de lui, je ne sais trop quoi... --Il est bon, tout à fait bon, répondit Valéry en prenant l'air de hauteur qui mettait immédiatement un homme à cent piques au-dessous de lui. Ceux qui parlent ont tort. Bonsoir, messieurs; là-dessus, je vais faire des rêves couleur de rose. Il disparut, et à peine avait-il quitté la salle, qu'on se mit à parler de lui. On en dit un peu de bien et un peu de mal. Cette fois, il avait été loin, et plus d'un l'avait senti. --Quand aura-t-il une bonne leçon? fit une voix qu'on entendit au milieu du bruit confus des conversations. --Cela vient toujours, ayez patience, répondit un autre. Maxand Louvelot ne dit rien, mais son visage impénétrable n'exprima ni blâme ni sympathie. --Tiens! pensa Roquelet, voilà Louvelot qui s'amuse; il est bien aise qu'on dise du mal de son neveu... après tout, c'est assez naturel... un neveu, c'est presque un gendre... N'est-ce pas, Moilly? --Je n'ai pas entendu, dit celui-ci. --Je crois bien, je me parlais intérieurement! Je disais qu'un neveu, c'est presque un gendre? Moilly sourit. --Parfaitement! dit-il. Mais sur son visage, Roquelet vit passer l'ombre qui s'y montrait souvent, quand de près ou de loin, quelqu'un faisait allusion au mariage de madame Dornemont. X Valéry ne dormait presque pas cette nuit-là. Il se sentait dans l'état d'un lycéen qui va à son premier rendez-vous. Son impatience était telle que vingt fois il fit sonner sa montre à répétition, pour s'assurer de l'heure, et même il ralluma sa bougie, pensant que sa montre devait s'être arrêtée; la vue de la pendule lui fit un peu de honte, et il attendit le jour avec plus de dignité. Jamais il n'avait rencontré de femme qui eût sur lui un tel empire. Il sentait très-bien que sitôt qu'elle l'aurait effleuré de la main, elle prendrait possession de tout son être. Il savait que pendant quelques jours, quelques semaines peut-être, il ne verrait qu'elle et ne pourrait vivre qu'auprès d'elle. Mais cet état violent qui le faisait trembler d'impatience et de convoitise n'effrayait pas Dornemont. Il s'était déjà, vu ainsi, quoique assurément avec moins d'intensité, et il savait le peu que duraient chez lui ces grandes passions sensuelles. Plus d'une fois, il s'était dit: «J'aime celle-là!» et quelque temps après il s'était aperçu qu'il n'aimait en réalité que lui-même, et les émotions que lui procuraient ces ardeurs passagères. Il aimait celle-ci beaucoup plus, mais pas autrement. Eh bien, soit! Il l'aimerait tant que cela durerait. Peut-être, et même probablement, cette femme troublante lui donnerait des joies plus grandes que celles qu'il avait encore connues; tant mieux. De l'argent à discrétion et une belle femme ardemment convoitée dans ses bras, c'était pour Dornemont l'idéal du bonheur. La partie du jeu de la veille lui avait donné l'argent qu'il pouvait dépenser aussitôt avec sa nouvelle idole; la vie était trop belle, et c'est ce qui empêchait Valéry de dormir. Le jour vint: si impatient qu'on soit, il finit pourtant par venir tous les matins. Le courrier fut vite lu et plus vite expédié; à vrai dire, Dornemont ne put jamais se rappeler ce qu'il avait fait pendant la matinée. À dix heures trois quarts, il sortit, prit un coupé qu'il avait commandé chez Brion, car il ne voulait pas se servir de sa propre voiture, et, au moment où onze heures sonnaient, il descendit sur le trottoir de la rue Laffitte. Comme il passait devant la loge de la concierge, cette femme, qui le guettait, sortit et lui dit: --M. et madame Brazenyi n'y sont pas. Dornemont la regarda avec cette hauteur qu'il apportait dans ses relations avec les gens qui lui déplaisaient, et passa sans même prendre la peine de répondre. --Tu peux monter, va! gronda la concierge, ça ne t'avancera pas beaucoup! Il monta, en effet, et sonna. Après un temps qui lui parut long et qui n'était pas court, la femme de chambre vint ouvrir, et lui dit: --Il n'y a personne, monsieur. Valéry resta immobile, comme un boeuf qui reçoit le premier coup d'assommoir. --Cela ne se peut pas, fit-il presque aussitôt. Allez voir, je vous prie, et dites à madame que c'est moi, Dornemont; que j'ai une communication urgente à lui faire. --Madame est sortie avec monsieur, répéta la soubrette. C'était une fille simple, qui ne devait pas savoir grand'chose de la vie parisienne. Valéry était entré machinalement et se trouvait dans l'antichambre. --Il doit y avoir une lettre pour moi, dit-il; voulez-vous voir? --On ne m'a rien dit, répondit la jeune fille, mais je vais voir. Si monsieur veut entrer? Valéry entra dans le salon, qu'il parcourut du regard: rien. Pas un bout de papier, rien qui témoignât qu'on avait préparé une sortie ou un départ. --Mon mari fera des courses, avait dit madame Brazenyi, c'était cela! Au dernier moment, le mari l'avait emmenée, et elle n'avait pas pu s'y refuser.--Vous ne savez pas quand ils rentreront? demanda-t-il, pris d'une nouvelle espérance qui lui rendit toute son élasticité. --Je ne sais pas, monsieur. Madame a pris son nécessaire de voyage. --Comment! fit Valéry, qui crut avoir mal entendu. Un voyage? --Je ne sais pas, monsieur! Madame n'a pourtant pas emporté de robes, ni malles ni valise, ni rien du tout, que son nécessaire, dans un sac, à la main. Valéry sentait la tête lui tourner, cependant il s'efforça de faire bonne figure, et, tirant une carte de son portefeuille: --Vous leur remettrez ceci quand ils reviendront, dit-il, avec mes compliments. Il redescendit l'escalier, ahuri, perdu, dans l'état d'esprit d'un chien égaré. Il eût volontiers passé par la portière de chaque voiture pour regarder si celle qu'il voulait n'y était pas. Ce départ indiquait quelque mystère: le mari s'était-il aperçu de la chose? c'était donc un mari pour tout de bon? Il ne se contentait pas d'être absurde, il exerçait son autorité? Valéry se dit que, s'il le rencontrait en ce moment, il lui tordrait le cou comme à un simple poulet. Tout à coup une idée lui vint: elle avait écrit, et la lettre devait être chez lui! Il se fit conduire en hâte à son hôtel et bouleversa les nombreux papiers de toute espèce qui s'amassent chez les gens en vue à chaque distribution de la poste. Il y avait beaucoup de lettres, mais toutes d'une écriture connue. Il les ouvrit cependant, courant à la signature pour en avoir le coeur net, et les rejetant sans les lire. Que lui importaient les affaires! Il ne voulait qu'une seule chose en ce moment-là, et on la lui avait enlevée! Il s'enferma dans son cabinet, fit dire qu'il ne paraîtrait pas à déjeuner, demanda du thé et des oeufs, et attendit... Rien ne vint. Le courrier de deux heures lui apporta de nouvelles lettres et de nouveaux imprimés, il les jeta dédaigneusement sur le tapis. Elle écrirait; c'était impossible qu'elle n'écrivît pas! Elle ne pouvait l'avoir joué à ce point! Elle était sincère, la veille! On ne peut feindre ces émotions-là! Elle lui avait donné rendez-vous; ce n'était pas un rêve... La pendule sonna trois heures. Il se releva du divan où il s'était jeté dans un accès de rage muette, et se secoua comme un chien qui sort de l'eau. Tout cela pour une femme! C'était ridicule, en vérité! Il passa dans son cabinet de toilette et en sortit au bout de dix minutes, très-correct, mais plus roide et plus gourmé que de coutume. Plus il était ému en réalité, plus il savait se faire impassible. Il s'en alla à pied du côté de la Bourse. Sur le boulevard, il croisa deux ou trois hommes de sa connaissance, qui le regardèrent d'un air un peu étonné, avec le demi-arrêt de qui voudrait demander quelque chose et qui renonce à son idée. --Je dois être pâle, se dit-il. Cela n'aurait, parbleu! rien de surprenant! Il se sentait fort irrité contre madame Brazenyi, et s'il l'eût rencontrée, elle eût reçu une verte semonce, comme on en donne aux enfants et aux domestiques. Au coin de la rue Vivienne, il fut arrêté par Roquelet. --J'allais chez vous, lui dit celui-ci. Avez-vous fait des démarches? --Pourquoi faire, des démarches? demanda Valéry, plus gourmé que jamais. --Cela peut toujours servir à quelque chose, il ne faut pas négliger la plus petite carte dans son jeu. Valéry le regarda comme regarde un homme qui, visiblement, ne comprend pas. --De quoi me parlez-vous? dit-il enfin, sans se départir de sa hauteur. --Est-ce que vous ne le savez pas? Lessinard a levé le pied, pour ne pas payer ses différences. Je ne connais pas toutes vos affaires, mon cher, mais le bruit court que vous y êtes pour une forte somme, et.... Valéry pâlit encore et perdit contenance. --Lessinard? dit-il. Il est parti? Sans payer ses différences? --Je crois que s'il avait pu les payer, il ne serait pas parti! répondit Roquelet. Dornemont s'appuya machinalement à la boutique du changeur, ôta son chapeau et s'essuya le front. --Vous êtes très-fortement touché alors? demanda Roquelet. Vous pouvez me le dire, allez! Je ne raconte jamais que ce que tout le monde sait. --Oui, fit Dornemont, de l'air d'un homme mal réveillé; je sais que vous êtes un ami sûr... Et il n'y a pas moyen de le rattraper? --Si vous vous étiez remué à temps, peut-être, on n'en sait rien! Comment se fait-il que vous n'ayez pas paru ce matin? Il n'y a pas d'endroit où votre secrétaire ne vous ait fait chercher entre dix et onze heures, mais on n'a pas pu vous trouver. Ah! c'est cette femme, n'est-ce pas? Vous aviez l'air si heureux, hier... --Oui, dit amèrement Valéry, la femme d'hier... C'est pour elle, en effet, que j'ai perdu ma journée... --Elle vous coûte cher! fit Roquelet avec commisération. --Six cent mille francs, répondit laconiquement le jeune homme. --Allons, donnez-moi le bras, reprit son ami, et allons voir un peu ce qui se passe là-bas; six cent mille francs, c'est gros, je le veux bien, mais vous êtes assez riche pour ne pas en être ébranlé, et puis, plaie d'argent n'est pas mortelle, dit le proverbe. --Ah! gronda Valéry, s'il n'y avait que l'argent... Mais voyons au plus pressé. Les heures coulent rapidement quand on est sous le coup d'une grande douleur ou d'une grande colère: c'est l'attente qui les fait paraître longues. Il était huit heures et demie du soir quand Valéry, harassé, brisé par les émotions de cette terrible journée, s'assit devant une table, chez Bignon, pour manger n'importe quoi, dont il ne reconnaissait ni le nom ni le goût. Roquelet, qui ne l'avait pas quitté, l'avait amené là, pensant que le malheureux garçon n'était pas encore en état de se présenter devant sa femme. Il avait eu la précaution d'envoyer à Célie un télégramme, afin de la prévenir que Dornemont ne rentrerait pas pour dîner, et maintenant il avait un peu de temps pour causer et tâcher de mettre de l'ordre dans un cerveau qui lui paraissait momentanément désorganisé. Lorsque Valéry eut pris quelque nourriture, il revint quelque peu à lui-même. Après avoir passé la main sur son front et regardé autour de lui, il poussa un profond soupir et regarda son ami. --Vous êtes bien gentil, lui dit-il. Voilà des heures que vous êtes avec moi; j'ai dû faire et dire bien des bêtises, car je ne me rappelle rien. --Vous avez fait ce qu'il fallait faire, et même avec beaucoup d'à-propos, répondit Roquelet. Mais vous êtes vraiment très-abattu, et je ne vous reconnais pas! Voyons, Dornemont, vous qui avez dit tant de fois--et prouvé--que l'argent ne vaut que pour les plaisirs qu'il donne, comment pouvez-vous être atteint à ce point par une perte, considérable, j'en conviens, mais qui peut-être réparée demain par une spéculation heureuse? --Ah! ce n'est pas l'argent, murmura Dornemont. L'argent, ce n'est rien; c'est venu après l'autre coup: c'est pour cela que j'ai été si fortement touché... --L'autre... la femme? demanda Roquelet, qui fit la question pour l'acquit de sa conscience. --Oui. La femme que j'aimais; j'étais trop heureux hier, et, vous voyez, elle m'a porté malheur depuis le commencement. --Allons donc! et les quatre mille louis que vous avez gagnés? --Qu'est-ce que c'est que cela auprès de ce que je perds aujourd'hui! On ne discute pas avec une logique comme celle-là. Aussi bien, Roquelet avait pour principe de ne chercher à convaincre personne. Valéry s'aperçut tout à coup qu'il avait peut-être trop parlé et voulut redevenir impénétrable et gourmé; mais sa nature d'enfant gâté, qui avait besoin de tendresse, appelait impérieusement l'épanchement. Il avait besoin d'être consolé, de sentir une main presser affectueusement la sienne, d'être plaint même, pourvu qu'il ne fût pas pris en pitié ni tourné en ridicule. Ce n'est pas Roquelet qui pouvait lui apporter cette douceur; pour rien au monde il ne lui eût avoué qu'il avait été joué par une coquette, et surtout de la façon dont il l'avait été. Une idée lui vint subitement. Depuis qu'il était parti de chez lui, la lettre était peut-être arrivée? Il ne pouvait croire encore que madame Brazenyi se fût moquée de lui. --Je rentre, dit-il brusquement. Roquelet le reconduisit jusqu'au seuil de la maison, mais les lèvres de Dornemont étaient closes, et son coeur resta fermé comme elles. --Drôle de garçon! pensa notre philosophe. En voilà un qui sait, quand il le veut, vous mettre à la porte de sa vie! Et le lendemain il redeviendra bon et affectueux. On l'aime et, à y réfléchir, on se demande pourquoi... Ce sont ceux-là, toujours, ondoyants et divers, qu'on préfère aux autres, et pourtant ce n'est pas juste. Valéry eut beau chercher et s'enquérir, la lettre n'était pas arrivée. C'est alors qu'il sentit tout le poids de sa lourde perte. Sa rage était tombée, et il n'en était pas encore à l'abattement. Son chagrin fut extrême. Les blessures d'amour-propre sont peut-être plus difficiles à panser que celles du coeur; le coeur de Valéry n'était assurément point touché, mais la passion très-violente que lui avait inspirée soudainement madame Brazenyi était de nature à lui permettre de se faire illusion à lui-même. S'avouer nettement qu'il n'avait été poussé vers elle que par un attrait purement matériel, eût été trop banal. Un léger glacis de sentimentalité fait si bien sur ces choses-là et leur donne un si doux prétexte, qu'un gourmet comme Dornemont devait prendre à tâche de s'affirmer le chagrin de son âme, ce qu'il fit amplement. La chose la plus claire, en tout ceci, c'est qu'il détestait la femme qu'il adorait douze heures auparavant. Il lui infligea les épithètes les mieux méritées, et, enfin, se sentit plus seul et plus à plaindre qu'un enfant égaré dans les bois. C'est en de tels moments que, d'ordinaire, on revient à sa femme. N'est-elle pas toujours là? N'est-on pas sûr, en ouvrant deux ou trois portes, de la trouver seule, pas très-gaie peut-être, et probablement disposée à accueillir le pécheur repentant? On ne peut pas toujours lui dire, à la chère créature devenue tout d'un coup plus chère,--pour quelques heures au moins,--on ne peut pas toujours lui dire la cause du chagrin qui vous envoie vers ce refuge; mais ici, Dornemont avait beau jeu; n'était-ce pas un devoir pour lui que d'annoncer à Célie la perte d'argent qu'il venait d'essuyer? C'est dans ce but, purement et incontestablement officiel, que Valéry se dirigea ves la chambre de sa femme. La pendule marquait onze heures. A demi couchée sur une chaise longue, Célie lisait un volume nouveau à la lueur d'une lampe coiffée de son abat-jour. Lorsque la porte s'ouvrit, elle sursauta: les visites de son mari, à cette heure, étaient si rares qu'elle n'y croyait plus. C'était bien lui, cependant, mais si défait qu'elle crut à un grand malheur. --Que vous arrive-t-il, mon ami? lui dit-elle en courant à lui, dans toute la beauté de son âme compatissante. --J'ai fait une perte énorme, répondit Dornemont en se laissant tomber sur la chaise longue. --Ce n'est que cela? fit-elle en respirant. Ah! mon ami, si ce n'est que cela, peu importe! Il la regarda pour voir si elle parlait sérieusement, et ses yeux rencontrèrent les yeux de Célie pleins de douceur et de tendre pitié. Il lui prit les deux mains et l'attira auprès de lui. --J'ai bien du malheur, vois-tu! lui dit-il; depuis quelque temps je n'ai pas de chance! la vie ne vaut pas le mal que l'on se donne... tout est mauvais, tout est méchant! Vos amis vous trompent... Il épancha longtemps ce flot de misanthropie, pendant qu'elle l'écoutait, avec sa tendresse amicale, prompte à secourir. Il lui tenait une main, tout en parlant, et il sentait de temps en temps la douce pression de cette main honnête et franche, qui lui disait ce que la bouche ne proférait point. --Voyons, Valéry, dit Célie quand il s'arrêta, je comprends votre chagrin, mais vous êtes injuste! Vous avez de bons amis, qu'en ce moment vous méconnaissez, et puis, quand même vous n'auriez plus personne à qui vous fier, est-ce que je ne vous resterais pas, moi? Je sais bien, ajouta-t-elle avec un sourire tendre et hésitant, que je ne puis remplir votre vie, ni vous tenir lieu de tout le monde, mais, telle que je suis, vous me voyez prête à vous encourager et à vous consoler, si vous voulez bien me laisser faire... --Ah! toi, tu es un ange! s'écria Valéry en appuyant sa tête brûlante sur l'épaule fraîche de sa femme. Tu es un ange, tu as la bonté, tu as la grâce, tu es jolie comme un coeur, ajouta-t-il en se soulevant un peu pour la regarder, et tu es toute simple, toute charmante, et pas coquette... Célie le regardait avec une compassion affectueuse. Que de temps s'était écoulé depuis qu'elle n'avait entendu d'aussi bonnes paroles sortir de la bouche de son volage mari! Elle ne croyait pas beaucoup à la sincérité de ces retours, mais, enfin, c'était doux tout de même! Et qui sait, peut-être un jour, à force de lui revenir par boutades, finirait-il par lui revenir pour tout de bon! --Tu es honnête, toi, continuait Dornemont, gagné maintenant par une insurmontable émotion. Tu dis toujours la vérité, tes yeux ne mentent pas, et ta bouche est sincère... O Célie, console-moi, vois-tu, je suis bien malheureux! Il jeta ses bras autour du cou de sa femme, et, détendu, abandonné, se mit à sangloter comme un enfant. --Je suis malheureux! Tout trompe en ce monde, tout est fausseté, hypocrisie, abomination. Toi seule es franche et candide. Célie, ma femme bien-aimée, dis-moi que tu me plains, que tu me comprends, que tu m'aimes! --Pauvre, pauvre cher! répondit-elle, apitoyée par la vue de ce désespoir. Pauvre cher, on lui a fait de la peine, et bien sûr il ne le méritait pas! --Oh! non! fit Dornemont avec un sanglot contenu; non, je ne l'ai pas mérité. Si quelqu'un lui eût dit que son grand chagrin venait de ce qu'ayant eu l'intention ce-jour là de déjeuner en cabinet particulier avec la femme d'un autre, il avait vu son projet ne point aboutir, Dornemont se fût levé tout d'une pièce et eût souffleté le calomniateur. A qui lui eût demandé alors la cause de ce désespoir, il eût répondu que la vie est pleine de désillusions, et que, lorsqu'un monsieur, presque un ami, vous fait perdre six cent mille francs, on a bien le droit de se montrer un peu misanthrope. Et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que Valéry le croyait en ce moment. Absolument de bonne foi avec lui-même sur ce point, il n'en comparait pas moins dans son esprit sa petite femme fraîche et simple à l'effrontée coquette qui l'avait joué, et Célie montait dans son appréciation à la hauteur des frises du grand Opéra. Et si un autre interlocuteur, ou le même, lui eût malignement demandé pourquoi il songeait à la coquette perverse en même temps qu'à sa femme, il eût répondu, toujours avec la même sincérité, que cela n'avait aucun rapport, et qu'il fallait avoir l'esprit mal fait pour mettre en ligne deux idées aussi éloignées l'une de l'autre. Célie, c'était l'honnête femme, sa femme, et l'autre,--l'autre, c'était le plaisir;--mais ces choses-là n'ont aucun rapport, aucun! Cependant, lassé de pleurer, bercé par les tendres paroles que Célie lui répétait pour le consoler et le calmer, il s'endormit sur l'épaule de sa femme. Dieu sait pourtant qu'en se levant le matin, après une nuit d'impatiente ivresse, il n'avait point prévu ce dénoûment. Mais c'est peut-être cet imprévu même qui lui offrait tant de charme. Madame Dornemont cueillit alors un beau regain de sa lune de miel: sauf les moments du jour où Valéry s'occupait de ses affaires, il était tout à elle. Plein d'attentions, il avait recommencé à la promener et à la conduire partout où leur présence pouvait être remarquée. Si Dornemont s'était interrogé, il eût reconnu qu'en affichant ainsi sa propre femme il cédait à un besoin secret, mais inexorable, de blesser madame Brazenyi dans les recoins les plus intimes de son âme. Il savait que rien n'exaspère ce genre de femmes autant que les égards prodigués aux femmes honnêtes, et, l'incontestable beauté de Célie aidant, ce vainqueur trouvait admirable d'exercer les plus cruelles représailles en accomplissant ce que la loi et la société lui imposaient comme un devoir. Mais où était-elle, cette coquette abhorrée, cette créature indigne pour laquelle Dornemont se donnait à la fois tant de peine et tant d'agrément? Personne ne l'avait vue, et on l'avait complètement oubliée. D'ailleurs, on l'avait peu vue; Maxand Louvelot seul avait eu l'air de la connaître réellement, et, si désireux qu'il fût de savoir la cause de cette disparition, Valéry n'avait guère envie d'interroger le vieux matois. A peu près sûr désormais que son oncle par alliance savait à merveille ce qu'il désirait connaître, et complètement certain qu'il n'en entendrait point le premier mot, le jeune homme s'était fait une loi de ne point faire de questions. Il resta donc dans l'ignorance absolue du destin de celle qui pendant quelques jours avait concentré pour lui l'intensité la plus ardente de sa vie; peu à peu l'image des yeux pervers et des cheveux dorés s'affaiblit et de matérielle devint, pour ainsi dire, transparente. Un moment, une idée baroque, saugrenue, lui avait traversé la cervelle. Est-ce que Brazenyi, ce fantoche, serait un Barbe-Bleue déguisé? Dans un accès de fureur, aurait-il tué sa femme? Mais cette appréhension disparut bientôt. Maxand Louvelot avait l'air trop calme pour que cette éventualité sanglante présentât la moindre vraisemblance. Et puis, Valéry avait d'autres soucis: il lui fallait rattraper les six cent mille francs qu'il avait perdus. En attendant, il menait grand train, et, comme ses harnais n'étaient plus de la première fraîcheur, il s'acheta une autre Victoria et du même coup une autre paire de chevaux beaucoup plus jolis et beaucoup plus chers que les anciens, qu'il revendit d'ailleurs assez bien. Six semaines environ après cette journée, qui avait marqué dans sa vie, Valéry roulait vers le Bois avec sa femme; à la hauteur de la Madeleine, il vit venir à lui, par la rue Royale, un fiacre à quatre places, à deux chevaux, de ceux qui servent pour transporter les malles et les voyageurs aux gares de chemins de fer. Des paquets s'entassaient sur l'impériale, si nombreux que l'attention du jeune couple en fut éveillée. Les deux voitures se croisèrent pendant que le cocher de Valéry, furieux, retenait ses chevaux qui faillirent se cabrer, et, dans l'encadrement de la portière, apparut le visage effrayé de madame Brazenyi. Valéry poussa une exclamation sourde, et, au même moment, Célie prononça le nom de la fugitive. Celle-ci leva les yeux sur ces gens malappris qui avaient failli l'écraser, et les reconnut. Elle adressa un salut correct à Célie et reporta son regard sur Dornemont, qui y lut, dans une succession si rapide qu'elle défiait l'analyse: la raillerie, la pitié et un indicible éclair de passion, dont il resta, pour ainsi dire, calciné. Le fiacre reprit sa route vers la rue du Havre, et le cocher fouetta ses chevaux, qui prirent le petit galop pour rattraper le temps perdu. Valéry, un instant stupéfait, toucha le bras de son cocher, qui s'arrêta. --Il faut que je retrouve Brazenyi, dit-il à sa femme étonnée. Cet homme a de l'argent à moi: il est urgent que je le retrouve. Va seule au Bois, et ne t'inquiète pas de moi, je rentrerai quand je pourrai. Avant que Célie eût eu le temps de se reconnaître, Valéry s'était lancé à la poursuite du fiacre. La rue Tronchet n'est pas longue, et l'on n'y voit guère que des voitures à destination de la gare Saint-Lazare. Une calèche passait, le jeune homme sauta dedans et partit à toute vitesse. Quand même le fiacre aurait de l'avance, on ne descend pas une telle quantité de paquets sans dépenser quelques minutes et tenir un peu de place. Dornemont était certain de surprendre la voyageuse au guichet où elle prendrait son billet; au besoin, il passerait sur les quais de départ. Il connaissait le personnel, et plus d'une fois avait employé ce moyen pour rejoindre un ami. Pendant une heure, il vit partir tous les trains, sans qu'aucun d'eux emmenât celle qu'il cherchait; dépité, rongeant son frein, il redescendit dans la cour de la gare, et, pendant qu'il reprenait maussadement le chemin du boulevard, il comprit pourquoi sa recherche avait été vaine. --Elle m'a vu, pensa-t-il, et elle s'est fait conduire à une autre gare, à celle du Nord, probablement. Elle doit demeurer dans la vallée de Montmorency! Le lendemain, il mit en branle une agence de renseignements,--mais il n'apprit rien. S'il avait su que Maxand Louvelot possédait une propriété à Ermont, il se serait donné moins de mal. XI Célie était parfaitement heureuse. Noyée de larmes de joie, pleine de reconnaissance envers le monde réel et imaginaire, elle n'avait plus qu'une pensée, qu'un but dans la vis. Comme toutes les femmes qui n'ont point vu se réaliser leur rêve, elle avait été hantée par la préoccupation de la maternité, et maintenant elle savait, à n'en pas douter, qu'elle serait mère. Ce fut dans son âme tendre un épanouissement inouï, bien qu'elle gardât pour elle seule son cher secret, avec la pudeur jalouse des femmes dont la vie morale n'a point de confidents. Au rayonnement de son visage, à l'expression reposée, presque recueillie, de ses jolis traits un peu amaigris, on voyait qu'elle était entrée dans une période de bonheur. Madame Haton fut la première avertie de l'événement qui se préparait: Célie trouvait tout naturel de confier ses espérances à l'ancienne amie de sa mère, celle qui lui avait donné une faible illusion de l'amour maternel; qui, depuis trois ans, avait discrètement vu ses peines, sans que jamais un mot indiquât à la jeune femme que ses chagrins n'étaient pas absolument inconnus à toute âme vivante. Aussi longtemps que cela lui fut possible, Célie ne parla pointa son mari de ce qui lui donnait tant de joie. Elle savait que son secret n'en serait plus un à partir de l'heure où Valéry le partagerait. En effet, la joie de Dornemont fut aussi expansive que sincère; jusqu'alors, il n'avait point souffert de cette absence d'héritier. Il adorait les enfants des autres, se montrait leur camarade, les faisait jouer et les comblait de présents, sans que pour cela la fibre paternelle se fût trouvée chez lui souffrante ou découragée. C'est si commode de cueillir les fleurs de la vie dans le jardin des autres! Ainsi, les enfants des autres, toujours aimables et gentils, qui ne vous donnent point de soucis ni de responsabilités, quoi de plus charmant? Et puis c'est si joli, les enfants! Dans un jardin l'été, sur un tapis l'hiver, dans un salon meublé d'objets artistiques et précieux, quoi de plus attrayant que les ébats de quelques gracieuses petites créatures? Ce luxe, tout à fait de grande maison, Dornemont allait le posséder. C'est alors qu'il s'avisa qu'il en avait été privé jusque-là. Afin de réparer le temps perdu, Célie, soignée pour des maux imaginaires que lui inventait son mari, faillit devenir malade pour tout de bon, tant il était péremptoire et convaincu dans sa façon de surveiller une santé doublement précieuse. Mais, par bonheur pour elle, la jeune femme possédait une excellente constitution, et son médecin était très-prudent. Elle put donc continuer à vivre et à espérer. Quant à Dornemont, une fois sûr de son bonheur, après avoir comblé sa femme de cadeaux, il pensa qu'il avait droit à un peu de bon temps. La vie de ménage qu'il avait menée pendant trois mois lui paraissait, en y regardant bien, d'une austérité effrayante. C'était un menu très-savoureux, mais un menu bourgeois, fait pour rétablir les estomacs fatigués: il avait faim d'un peu de cuisine pimentée; n'était-ce pas bien naturel? Aussi, l'excellent garçon ne fut point surpris de se retrouver un soir chez Laure, son ancienne amie, on eût presque pu dire sur son point d'attache, c'est de là qu'il se lançait ordinairement sur les flots plus ou moins houleux dont les escales sont les cabarets à la mode. Au bout de huit jours, il avait repris langue et pied dans ce pays récemment délaissé, et c'était une jolie fille aux cheveux dorés, aux yeux gris clair, qui charmait ses moments de loisir. Pour l'excuse de Valéry, on peut avouer qu'elle rappelait vaguement par la couleur des cheveux et un certain tour de visage, la fugitive madame Brazenyi. Pour l'excuse de la fille, elle avait ceci, que n'avait point la belle étrangère, à savoir d'être franchement des Batignolles. Pendant ce temps, Célie cousait sa layette, et tout le monde était content. L'enfant désiré vint au monde à la Prée, un beau matin de septembre, pendant que les bois, à peine touchés par le premier souffle de l'automne, semblaient lui offrir un berceau royal d'or et de pourpre. C'était un garçon fin et délicatement modelé comme Célie, plein d'une exubérance de vie et de joyeuse animation comme son père. Enfant ordinaire, il eût été adoré; aimable et beau, il fut le dieu de sa mère. A partir de ce moment, Valéry se trouva dans une situation délicieuse, dont il eût dû se montrer enchanté et dont, par une bizarrerie assez naturelle, il fut plus d'une fois mortifié. Il put aller et venir, sortir, ne pas rentrer, faire des absences non motivées de plusieurs jours. Célie n'y semblait point prendre garde. Il la retrouvait toujours souriante et de bonne humeur. L'air un peu souffreteux et résigné qui, parfois, avait fait au volage mari des reproches muets et poignants, semblait avoir disparu pour jamais du joli visage désormais rose et frais, embelli par la maternité d'un petit air sage, que possèdent seules les femmes qui ont senti peser sur elles la responsabilité douce et terrible de l'enfant. Les premiers froids de l'hiver ramenèrent la petite famille à Paris. Dornemont n'avait guère quitté la ville que pour quelques semaines pendant les chaleurs de l'été, où il s'était fait voir à Trouville, avec une très-jolie personne qui ne lui dictait aucune espèce de ménagements dans l'expression de ses sentiments. Célie, à son retour, en entendit quelque chose; sa vie n'était plus aussi murée qu'auparavant aux communications extérieures. On eût dit que sa jeune maternité lui donnait le droit de tout entendre, droit dont les jeunes mariées s'empressent de profiter et qu'elle avait volontairement dédaigné jusque-là. Les coïncidences les plus bizarres se rencontrent dans le monde, en définitive assez resserré, où se coudoient dix fois par jour ceux qui veulent faire parler d'eux. Or, Dornemont était un de ceux qui ne permettent pas à «tout Paris» de les oublier pendant vingt-quatre heures. Il voulait que tout ce qui émanait de lui fût connu, persuadé que, dans le nombre, certaines choses lui donneraient le relief qu'il souhaitait. Depuis son échec auprès de madame Brazenyi, il avait désiré qu'on parlât de lui plus que jamais. Ses nombreuses galanteries, outre le but réel et manifeste de lui procurer les plaisirs qu'il aimait, avaient eu de plus une cause cachée: il voulait que si la perfide étrangère entendait parler de lui, et il ne doutait pas qu'elle fût parfaitement au courant de son existence, elle sût qu'il avait allègrement porté le coup de sa perte. D'abord, pour le lui mieux prouver, il avait affiché sa femme, et ensuite il avait affiché le plus joli chapelet qu'il eût pu composer haut la main, sans y apporter trop d'application. Célie apprit en peu de semaines le nom des belles personnes que son mari avait honorées de son caprice, pendant que dans la tranquillité de la Prée, elle attendait la naissance de son fils Henri. Que lui importaient ces noms? L'une ou l'autre, n'était-ce pas toujours la même chose? Elle ne fit qu'en hausser les épaules. Cependant, elle sentait bien que ces récits ne la laissaient pas tout à fait indifférente. Le regain d'affection que lui avait témoigné son mari avait amolli son âme, auparavant un peu roidie dans une résignation trop entière pour être tout à fait naturelle. Avant que Valéry lui eût témoigné ce renouveau de tendresse, elle s'était crue détachée de lui, elle avait pensé ne voir en lui que le camarade, le compagnon de route. Depuis qu'il l'avait appelée sa consolation et sa joie, Célie avait gardé quelque chose de plus tendre pour lui dans son coeur. On s'attache si facilement aux êtres auxquels on a fait du bien! C'est même là le piège pour bon nombre de natures tendres et fières, qui donnent pour toujours ce qu'on ne leur demandait que comme un simple prêt momentané. Et puis Célie, devenue mère, avait gardé une sorte de reconnaissance pour le père de son enfant. S'il l'eût voulu, à ce moment de sa vie, Dornemont eût pu reconquérir l'amour de sa femme, et cet amour l'eût suivi jusqu'au tombeau. Mais, de cet amour, il n'avait que faire; l'amour véritable, celui qui devient l'essence même de la vie, est un embarras pour ceux qui n'aiment de l'existence que ce qu'elle offre d'attrayant. Dornemont, qui aimait les beaux vers et les pièces où l'on pleure, qui se laissait toucher jusqu'aux larmes par le récit d'un fait patriotique ou d'une bonne action, toute simple, ne se souciait point de l'amour. Célie, qui s'en était aperçue, se le tint pour dit et n'essaya point d'éveiller chez son mari des sentiments dont celui-ci se fût trouvé fort empêché. Sa première expérience lui avait démontré que pour elle-même le mieux était de ne rien souhaiter au delà de ce qu'elle avait; ne possédait-elle pas maintenant un fils, ce fils adorable, merveilleux, qui commençait à lui rire, et dont les petites mains tendues vers elle caressaient si doucement son visage? Dornemont, qui trompait sa femme avec si peu de mesure,--si tant est que le mot tromper puisse être employé là où ne se trouve ni doute ni erreur de la part de l'être trompé,--Dornemont tenait cependant à se montrer bon mari. De temps en temps, il venait prendre sa femme et la menait faire au Bois un tour en voiture; quelquefois, une petite promenade à pied, quand le temps était très-beau et quand Célie avait quelque toilette particulièrement exquise. Mais, cet hiver-là, l'occasion avait sans doute manqué, car, depuis six semaines, on ne les avait pas vus ensemble. Une belle après-midi de février, Valéry se sentit tout confus en cherchant dans sa mémoire combien de temps s'était écoulé depuis le temps qu'il n'était sorti avec sa femme; ce sentiment de honte lui était d'autant plus naturel que, la veille, il avait fait une forte incartade. Confiant dans sa bonne étoile, ce qui n'était au fond de son âme qu'une forme du dédain qu'il professait intérieurement pour ses semblables,--il avait emmené une nouvelle conquête dans une petite loge aux Variétés. Il espérait n'être pas remarqué,--parce que ce jour-là il ne tenait pas à l'être; cependant, à la sortie, il avait été reconnu par quelques visages de connaissance, et quoiqu'il eût feint de ne pas les voir, il avait entendu dire dans son dos:--Voilà Dornemont en bonne fortune! Le souvenir de cet incident ne lui causait aucun déplaisir; s'il n'avait point eu envie d'être aperçu avec la femme qu'il accompagnait, il ne se fût pas risqué dans un lieu aussi peu mystérieux que les Variétés--Mais, d'autre part, il pensait que si sa femme venait à l'apprendre, ce serait un peu dur... Ce dernier sentiment lui souffla la nécessité d'une petite promenade en tête-à-tête. Célie était prête à sortir, sa Victoria l'attendait devant la porte; elle accepta en souriant la proposition de son mari, et, quelques instants après, ils se dirigeaient vers le Bois. L'air était vif et gai, le ciel se fit peu à peu rose au couchant, où se levait une brume grise; après un tour de lac très-réussi, où les deux époux avaient reçu la plus brillante collection de coups de chapeau, ils rentraient à Paris en causant sur le ton d'une affectueuse camaraderie, lorsque dans les Champs-Elysées leur voiture se trouva prise dans un engrenage compliqué d'équipages de toute espèce, causé par la rupture de la roue d'un omnibus. La lourde machine s'était inclinée de côté, et l'accident, en lui-même sans importance, puisque personne n'avait été blessé, avait amené aussitôt une de ces foules énormes qui semblent sortir de dessous terre, tant elles s'amassent vite. Entre les voitures arrêtées se trouvèrent bientôt des groupes de piétons retenus sur la chaussée par l'impossibilité de passer. L'écheveau se débrouilla cependant, mais très-lentement. La nuit était venue, et les candélabres des refuges n'étaient pas encore allumés, à cause de la difficulté que les allumeurs éprouvaient à couper la foule pour leur service. On voyait cependant les becs de gaz s'illuminer en se rapprochant, et l'on pouvait prévoir que bientôt on entrerait dans la zone lumineuse. Les lanternes des voitures éclairaient seules ce tohu-bohu, dont chacun, du reste, semblait avoir pris son parti. Le Parisien, bon enfant, se résigne assez volontiers à ces accidents de la vie, et, après les cinq premières minutes, pendant lesquelles il est furieux, il prend la chose en plaisanterie ou bien se remet à s'occuper de ses affaires aussi tranquillement que si rien ne l'empêchait d'avancer. La Victoria de Dornemont, après avoir cheminé de quelques mètres, se trouva derechef arrêtée contre le trottoir d'un refuge, où nombre de passants étaient bloqués comme dans un îlot. Une voix qu'elle reconnut pour celle d'un familier de la maison, prononça distinctement ces mots, tout près de l'oreille de Célie: --Oui, mon cher, c'est comme je vous le dis; il n'a pas pu résister au plaisir de faire une sottise de plus. Hier, je l'ai vu sortir des Variétés une femme à son bras,--et je vous prie de croire que ce n'était pas la sienne. Dornemont se sentit un peu nerveux. --Avancez donc, dit-il au cocher. --C'est impossible, monsieur, répondit celui-ci d'un ton navré. Pendant l'échange de ces deux courtes phrases, Célie avait entendu la suite de l'autre conversation. --On ne sait où il prend tout l'argent qu'il dépense, car il a beau faire des affaires brillantes, ça coûte cher, les femmes. --Bah! il a une chance du diable, cet enragé de Dornemont! --Et vous êtes bien sûr que c'était Dornemont? --Puisque je l'ai vu comme en plein jour. Il fait clair sous le péristyle des Variétés. Avec une femme, vous dis-je, une femme pas mal; mais la sienne est cent fois mieux. Un petit cliquetis métallique se fit entendre, et en moins d'une seconde le bouquet de becs de gaz laissa tomber une clarté aveuglante sur la foule compacte. --Tiens, le voilà! dit l'autre interlocuteur. La voiture se mit lentement en branle, suivant la file. Célie regardait droit devant elle, et un peu de tristesse lui serrait le coeur. C'était humiliant d'entendre raconter les fredaines de son mari; le fait de l'entendre là ajoutait à l'humiliation: dans un salon ces choses-là semblent moins dures, mais la promiscuité de la rue les rend odieuses. Valéry aussi regardait droit devant lui, mais c'est parce qu'il ne savait où se mettre. De plus, il était presque sûr que ses domestiques avaient entendu. Il ne tenait aucun compte de l'opinion de ses domestiques, mais, en présence de sa femme... Bref, le tout formait un embrouillamini assez compliqué, dont il ne savait comment sortir. Ils rentrèrent sans avoir échangé une parole; quand Valéry offrit la main à sa femme pour descendre de voiture, il sentit qu'elle évitait de s'appuyer. Alors, prenant son parti, il la suivit dans son petit salon. Elle ôta ses gants et son chapeau sans lui parler, mais sans que rien témoignât en elle de tristesse. Elle était ennuyée que cet incident eût eu lieu; c'est tout ce que son mari pouvait lire sur son visage. --Célie, dit-il enfin d'une voix assez mal assurée, tu ne crois pas que ce soit vrai, dis? Elle rougit comme si ce fût elle qui eût menti. L'évidente était frappante; pourquoi s'abaissait-il au mensonge? --Mon ami, répondit-elle en faisant un effort pour lui épargner une nouvelle humiliation, ces choses-là ne me regardent pas. Vous n'avez point de comptes à me rendre, de sorte que je n'ai point de reproches à vous faire. Valéry se sentit piqué au vif. --C'est fort beau de votre part, dit-il avec un peu d'amertume; c'est très-méritoire, de n'être point jalouse. Célie sentit la pointe. --Si je l'étais, répondit-elle, cela ne servirait qu'à me causer du chagrin et de l'ennui. Je crois que je fais mieux, en effet, de n'être point jalouse. L'amour-propre de Dornemont ne put tenir à ce nouveau coup que lui portait inconsciemment Célie. --C'est flatteur pour moi, en vérité! s'écria-t-il. Vous pensez alors que je ne vaux pas la peine d'être regretté ni disputé? Célie sentit moralement les bras lui tomber. Elle n'avait aucun désir d'une querelle; ce qu'elle souhaitait avant tout, c'était la paix, cette paix payée de tous les autres bonheurs de sa vie d'épouse. --Mon ami, reprit-elle avec une fermeté qu'elle ne se connaissait point encore, j'ai pour vous beaucoup d'estime et d'amitié. Nous sommes heureux, du moins je le crois; ne troublez point mon repos ni le vôtre en abordant imprudemment des questions qu'il est de votre dignité comme de la mienne de ne pas même effleurer. Elle passa dans sa chambre, et dix minutes plus tard vint s'asseoir souriante et tranquille à sa place de maîtresse de maison, en face de son mari, dans la salle à manger. Valéry n'était pas content. Oh! mais pas du tout! La jalousie de sa femme l'eût singulièrement gêné, et il ne se fût pas fait faute de pester contre les femmes peu intelligentes, qui ne comprennent rien à la vie. Mais le calme de Célie, son indifférence en matière de jalousie étaient une offense pour son amour-propre, et l'amour-propre de Dornemont était un gros personnage, avec lequel chacun devait compter. --Ah! tu n'es pas jalouse? dit-il mentalement à sa tranquille compagne qui n'entendit point; eh bien, je te jure que tu le deviendras! A partir de ce moment, il n'est point de petite ruse que Valéry ne mît à profit pour instruire discrètement sa femme de ses infidélités. Comptait-il par là se l'attacher davantage? Pas le moins du monde. Il connaissait le caractère de Célie; bien qu'incapable d'en mesurer la grandeur, il savait qu'elle possédait une âme vouée à son devoir. Mais la jalousie était un fleuron de sa couronne d'homme à bonnes fortunes, et il ne voulait point en être privé. Qui donc serait jalouse, si ce n'était sa femme? Elle en avait le droit, que dis-je? c'était un devoir, et elle l'accomplirait. Comment s'y prendre pour rendre jalouse une femme qui a le bon esprit de ne pas l'être, et qui prend philosophiquement son parti de choses qu'elle ne peut empêcher? Il y a plusieurs moyens: le plus sûr est encore la répétition, qui est aussi, prétendent les avocats, la meilleure figure de rhétorique. Célie, on ne sait comment, se trouva savoir, à ne pouvoir l'ignorer exactement, quel jour et à quelle heure son mari se rendait près d'une autre femme. Il revint près d'elle après ces absences, avec des parfums violents qui ne figuraient pas à son cabinet de toilette, et prit autant de mal pour la rendre jalouse qu'il s'en fût donné pour la séduire, si elle n'eût point été sa femme. Célie apprit ainsi beaucoup plus de choses que Valéry n'avait pensé lui en enseigner; elle devint jalouse, en effet, et s'en voulut mortellement à elle-même d'être jalouse d'un homme pour lequel elle n'éprouvait point d'amour. --C'est absurde, se disait-elle, mécontente et chagrine. C'était absurde, assurément, mais cela était! Et, contre un fait, que faire? La jeune femme se demanda comment cet élément perturbateur était entré dans son existence; elle reconstitua l'historique des dernières semaines, et elle découvrit, à n'en pas douter, que Valéry avait mis tous ses soins à lui inspirer cette idée douloureuse et humiliante pour elle, alors que pour lui c'était un luxe de plus dans son heureuse vie d'homme à qui tout réussit. Ici, pour la première fois, Célie jugea son mari. Jusque-là elle s'était contentée de l'excuser, mais, du jour où elle s'aperçut que, pour une mesquine satisfaction d'amour-propre, il n'avait pas craint de lui infliger une véritable souffrance, elle se dit que cet homme, si aimable qu'il pût être, si charitable qu'il se montrât à l'occasion, n'était pas réellement bon, et elle eut peur du monstrueux égoïsme que trahissait ce trait de caractère. Elle l'étudia de plus près, avec cette perspicacité plus qu'ordinaire, apanage de ceux qui, après avoir été cruellement trompés, ouvrent tardivement des yeux très-clairvoyants, et elle découvrit des vices de coeur là où elle n'avait encore cru constater que des défauts de caractère. Alors, il lui vint une terreur bien naturelle, celle de l'influence que le père aurait un jour sur l'enfant. --Pauvre cher petit, dit-elle au petit être inconscient qu'elle berçait sur ses genoux, je saurai te défendre, quand même je devrais y dépenser toutes mes forces et mourir dès que tu n'auras plus besoin de moi! Mais ce temps était loin; Célie, peu à peu calmée, se dit que d'ici là elle aurait beaucoup de mauvais jours, et peut-être quelques-uns de bons; à vingt et un ans, on croit facilement aux bons jours, et la jeune femme, guérie de sa jalousie, reprit sa sérénité. Valéry s'aperçut qu'elle ne se tourmentait plus à son sujet, et en fut d'abord un peu mortifié, puis il n'y pensa plus. Il avait d'autres soucis qui lui mettaient martel en tête. Maxand Louvelot n'était plus le même qu'autrefois. L'apparence extérieure du financier avait changé; il s'était pour ainsi dire tassé sur lui-même, ses yeux, brillants jadis, avaient perdu beaucoup de leur vivacité, et la lèvre inférieure, autrefois fermement pressée contre l'autre comme pour garder hermétiquement les secrets, se laissait tomber fréquemment, d'un air fatigué, endormi, presque bestial. Ce n'eût rien été, car Maxand Louvelot s'étant toujours plus aimé que n'importe qui, son malheur ou sa décrépitude ne pouvaient guère désoler que lui-même; mais, ce qui était plus grave, ses facultés intellectuelles semblaient avoir suivi la décadence de sa personne. Trois ou quatre fois, Dornemont, qui lui demandait souvent des conseils, comme à un homme très-expérimenté, n'avait pas eu à se louer de les avoir suivis; il y revenait pourtant, car une étrange hésitation s'était emparée du jeune spéculateur récemment encore si hardi. Depuis la déconfiture qui avait accompagné son ébauche de liaison avec madame Brazenyi, il croyait plus que jamais au guignon: une sorte de crainte de ce qu'il appelait «la guigne» le paralysait quelquefois au moment de se décider, et sa première perte avait été suivie de plusieurs autres, moins importantes. Quelques-uns de ces échecs lui étaient venus pour avoir écouté les avis de son oncle; il eût dû se méfier de la clairvoyance du vieillard visiblement affaibli; mais ces avertissements-là ne produisent jamais d'effet, et Valéry, se trouvant un jour perplexe, alla consulter Maxand Louvelot chez lui de bon matin, afin de le prendre au saut du lit, dans toute la fraîcheur de son esprit. Louvelot achevait sa toilette lorsque son neveu fut annoncé, et, sans trop réfléchir, il le reçut dans sa chambre à coucher, où le jeune homme n'avait pas souvenir d'être jamais entré. La première chose qui frappa son regard fut une très-jolie miniature de madame Brazenyi, remarquablement bien sertie dans un cadre d'or vert. Il y avait beau temps que Dornemont ne pensait plus à l'étrangère, mais, en voyant ce portrait si luxueusement logé, il ressentit un de ces petits coups au coeur, faits de colère et de passion, que la Providence lui ménageait quelquefois. Ce dont il s'était douté à plus d'une reprise lui apparaissait aujourd'hui très-clairement: Maxand Louvelot s'était réservé la jolie blonde aux cheveux mi-laine, mi-soie, et, pour éviter qu'on ne la lui prît, il l'avait mise en lieu sûr. Le vieillard suivit le regard que Dornemont attachait sur la miniature, et, sans y mettre d'affectation, en cherchant un objet sur la cheminée, il la couvrit d'un mouchoir. Deux minutes après, tout en causant, il enleva le mouchoir, et la miniature ne reparut pas. Robert Houdin n'eût pas mieux exécuté le même tour; du moins c'est ce que pensa Valéry, qui, au milieu de ses préoccupations, eut grand'peine à s'empêcher de rire. --Mon oncle, lui dit-il, pardonnez-moi de vous déranger si matin, mais j'ai besoin de vos avis. Faut-il acheter de l'Alliance bourgeoise? Maxand Louvelot s'était assis en face de son neveu, et sa main s'appuya machinalement sur la poche de son gilet pour s'assurer de la présence du cher portrait. --L'Alliance bourgeoise? Valeur de conserve, mon petit, répondit-il d'un air distrait. --Valeur de conserve, pour combien de temps? --Sais pas. Deux ans, trois ans, peut-être plus. Bon à conserver. Acheter pas cher. Dornemont remarqua ce style télégraphique, indice d'une grande fatigue mentale ou corporelle. --Est-ce sûr? Pensez-y bien, mon oncle; c'est une grosse partie. Si j'engage des capitaux là dedans, cela me gênera beaucoup... --La dot d'Antoinette. --Mais c'est vous qui l'avez, mon oncle! s'écria Dornemont, très-étonné de cette façon de traiter les affaires. --Je ne l'aurai pas longtemps... Un éclair de tristesse traversa le visage ridé du vieux financier. Il se redressa et reparut tel que Valéry l'avait connu jusqu'alors. --Vous m'avez demandé, dit-il, s'il faut acheter quoi? --De l'Alliance bourgeoise. --Achetez! achetez bon marché et gardez aussi longtemps que ce sera utile. Ce sera une très-bonne affaire dans quelques années, et puis il faudra vendre... Il faut toujours vendre... Le tout, c'est de savoir quand... Louvelot était retombé brusquement dans l'état de décadence sénile où son neveu l'avait vu en entrant. --C'est singulier, se dit Dornemont, on dirait que le bonhomme s'en va. --Vous aurez la tutelle d'Antoinette, reprit Louvelot en relevant la tête. Ayez-en bien soin. Elle va sortir de pension, vous la prendrez chez vous. Célie l'aime beaucoup. --Vous ne voulez pas la prendre, vous? demanda Valéry, uniquement pour la forme. --Non. Elle me gênerait. Là-dessus, l'entretien tomba, et Valéry comprit qu'il n'avait plus rien à faire là. Il sortit assez inquiet, ne sachant s'il devait suivre le conseil du vieillard, donné en pleine lucidité, à ce qu'il croyait, ou bien s'il devait s'abstenir. Comme il avait envie d'acheter, il acheta. Quelques jours plus tard, l'Alliance bourgeoise baissa sensiblement. Valéry alla voir Louvelot, qui parut ne se souvenir de rien. Pressé, cependant, il se rappela subitement la visite de son neveu et la réponse qu'il avait faite. --Achetez, dit-il, achetez toujours. Vous ferez remonter, si vous achetez. --Et vous, mon oncle, vous n'en prenez pas? dit Valéry. --Moi, non. Je vais à la campagne. --Vous allez souvent à la campagne, mon oncle. --Oui. L'air est bon pour ma santé. --On ne le dirait pas! pensa Valéry en le voyant s'éloigner d'un pas incertain. Une semaine environ s'écoula, Valéry n'était pas enchanté de la tournure que prenaient ses affaires. L'Alliance bourgeoise semblait devoir rester à jamais dans les bas-fonds; les autres spéculations n'étaient pas brillantes non plus. Enfin, un heureux coup de filet ramena la sérénité sur le front olympien de Dornemont, et, pour célébrer ce renouveau de chance, il acheta deux tapisseries des Gobelins qui lui coûtèrent les yeux de la tête, mais qu'il fit poser immédiatement dans la salle à manger et qu'il eut grand plaisir à contempler pendant huit jours. Juste au moment où l'heureux possesseur commençait à se blaser sur la satisfaction de regarder sa nouvelle acquisition, un événement survint, qui lui porta un grand coup. Un matin, comme Dornemont se préparait à sortir, le valet de chambre de Maxand Louvelot demanda à lui parler sur-le-champ. L'homme avait le visage étrangement défait, et sa parole était embarrassée. Ce qu'il voulait, c'était que Dornemont se rendît immédiatement chez le vieillard, qui, à ce qu'on pouvait conclure, était tombé subitement malade. Valéry prit son chapeau et suivit le messager. --Quand cela l'a-t-il pris? Où? Pourquoi ne m'a-t-on pas envoyé chercher tout de suite? disait le jeune homme en s'efforçant vainement de faire la lumière dans un chaos de réponses contradictoires. Il obtenait si peu de succès, qu'il se tut. Maxand Louvelot était étendu à demi vêtu sur son lit. Le médecin de la famille, arrivé un peu avant Dornemont, avait fait couper les vêtements; des moxas énergiques corrodaient la peau partout où il y avait quelque chance de ramener la vie; mais le docteur savait bien qu'il n'agissait que pour la forme. La poitrine du vieillard se levait et s'abaissait encore mécaniquement, mais les yeux vitreux avaient cessé de voir depuis quelque temps déjà. Dans la chambre somptueuse, qui n'avait pas été habitée cette nuit-là, ce qu'on voyait dès le premier coup d'oeil, ni amis ni parents; rien que des domestiques effarés, le médecin soucieux et Dornemont consterné. La respiration du mourant devint de plus en plus lente, puis se suspendit un instant, reprit deux fois et cessa. --C'est fini, dit le médecin. Apoplexie séreuse. Il était perdu quand on m'a appelé. Pourquoi n'est-on pas venu plus tôt? dit-il sévèrement au valet de chambre. Il y a au moins trois heures que les premiers symptômes inquiétants ont dû se manifester. Le valet de chambre éconduisit les autres domestiques qui se tenaient là, les bras ballants, désireux d'apprendre comment leur maître avait pu mourir privé de secours. Quand la porte fut fermée, le fidèle serviteur jeta un regard sur le cadavre, pour s'assurer qu'il n'était plus à craindre, et parla. --Voilà ce que c'est, monsieur, dit-il. M. Maxand Louvelot, le défunt, était allé hier à la campagne et m'avait emmené comme toujours. Il a soupé tard, avant de se coucher, sur les minuit, et puis il m'a congédié. A cinq heures du matin, on est venu me réveiller en me disant que monsieur était très-mal; je suis descendu, nous l'avons habillé de notre mieux, on a ordonné d'atteler le coupé de monsieur et de le ramener à Paris, ou il aurait plus facilement des soins; nous avons mis monsieur dans la voiture; je suis monté à côté de lui, et ce n'était pas drôle, je vous assure; sitôt arrivés, j'ai fait monter monsieur ici, on a prévenu ces deux messieurs, et voilà. --Où est située la maison de campagne en question? --À Ermont, monsieur. --Il y était seul? Le valet de chambre hésita un instant, et involontairement regarda encore une fois son maître défunt. A présent, il pouvait parler sans crainte de se compromettre. --Non, monsieur, dit-il; madame était là. --Madame qui? demanda brutalement Valéry. Un éclair, ruse ou prudence, passa sur le visage du domestique. --Je ne sais pas son nom, dit-il en baissant les yeux. On l'appelait madame tout simplement. --Elle était attachée à M. Louvelot? demanda le médecin. --C'est monsieur qui était attaché à elle, répondit le philosophe à gages. --Et elle l'a laissé partir ainsi, malade, dangereusement frappé, sans chercher à lui donner les premiers soins? --C'est elle qui a donné les ordres pour le départ. Le médecin grommela quelque chose entre ses dents. Valéry ne dit rien. Il était sûr que cette femme était celle qui l'avait joué, et la pensée, à présent que les barreaux de sa cage étaient rompus, qu'il allait pouvoir la retrouver, le rendait insensible à toute autre réflexion. --C'est à vous de prendre les mesures, dit le docteur à Valéry. Le reste ne me regarde pas, mais je voudrais que la véracité du récit de cet homme fut bien établie, afin que ma responsabilité au moins fût à couvert. Voulez-vous aller à cette maison de campagne, pour voir s'il n'y a pas là-dessous quelque mystère? Pour moi, le cas n'est pas douteux. Le défunt a toujours trop bien vécu, je lui avais prédit qu'il finirait ainsi, et il m'avait répondu que cela lui était indifférent... Prévenez le commissaire de police et emmenez quelqu'un... --A quoi bon? répliqua vivement Valéry; il suffit que j'y aille moi-même avec le valet de chambre. Il partit pour Ermont quelques instants après, par un train qui se trouvait lui convenir. Le coeur lui battait singulièrement, lorsque, après une course assez longue, il s'arrêta devant la porte d'une jolie petite villa, véritable nid d'amoureux, enseveli sous les feuillages printaniers. Il sonna, une femme vint ouvrir, habitante du pays, prise par les domestiques pour faire les gros ouvrages. --Il n'y a que moi, dit cette femme. En s'en allant, les personnes m'ont donné les clefs pour que je les remette à monsieur. Elle donna en parlant un trousseau de clefs au valet de chambre. --Qui donc est parti? demanda Valéry, pâle d'irritation. --Madame, la femme de chambre et la cuisinière. Elles ont dit qu'elles allaient aux bains de mer. Évidemment, cette femme ne savait rien; un peu surprise du brusque départ des habitants, elle était loin de se douter de ce drame honteux d'égoïste abandon. Valéry visita la maison fiévreusement, rageusement, cherchant partout un chiffon de papier, une enveloppe de lettre, quelque chose qui lui donnât la confirmation matérielle de ses soupçons. Mais les précautions avaient été bien prises. Le linge de maison marqué M. L., aux initiales du propriétaire, ne pouvait rien apprendre. Seul, un tiroir de commode parla hautement: au moment où Valéry l'ouvrit, il en monta une bouffée de parfum capiteuse et violente... C'était le parfum qu'affectionnait madame Brazenyi. Pour Dornemont, c'était une preuve irréfutable; mais ce n'en était une que pour lui. Il repartit pour Paris, plein d'une fureur concentrée. Célie pleura son oncle: il avait été bon pour elle, quoique d'une de ces bontés banales et officielles qui ne font jamais à personne le sacrifice d'un atome de personnalité; mais il était généreux et savait donner avec grâce, ce qui l'avait rendu aimable. La jeune femme et sa soeur Antoinette étaient les seules héritières du vieux capitaliste. Les amis de Dornemont lui en firent compliment; l'héritage de Maxand Louvelot devait représenter une fortune colossale. Que ne pouvait-on pas tenter avec un semblable levier! L'inventaire fut une surprise foudroyante. En dehors de son hôtel de Paris, qui valait un million et demi, mobilier compris, en dehors de la maisonnette d'Ermont, Louvelot ne possédait à peu près rien. Quelques valeurs déclassées, un titre de trois mille francs de rente sur l'État, acheté par le spéculateur aux jours de sa jeunesse, alors que, tout au début de sa fortune, il avait voulu se réserver une ressource pour les mauvais jours; voilà tout ce qu'on trouva après les recherches les plus minutieuses. Valéry n'avait pas été longtemps à comprendre pourquoi et par qui il se trouvait dépouillé de l'héritage. Aucun doute n'était possible. Les valeurs au porteur avaient été soustraites par l'hôtesse de la maison d'Ermont. Avant même de savoir si son généreux amant avait rendu le dernier soupir, elle s'était enfuie avec sa fortune.--Rien de plus naturel. Pourquoi s'en étonner? Dornemont n'était pas précisément étonné: il était furieux. Mais s'il avait bien analysé sa colère, il y eût trouvé autant de jalousie que d'intérêt frustré. Le même tour joué par une autre femme n'eût pas imprimé à son âme une blessure cuisante d'amour-propre froissé, de dépit concentré. Ses sentiments d'héritier dépouillé se multipliaient par la rage de l'amoureux bafoué. --Si jamais je parviens à la rattraper! disait-il entre ses dents serrées, qu'il entendait grincer avec un plaisir sauvage,--si je parviens à la rattraper, elle me payera le tout ensemble. Et je la retrouverai, car, telle qu'elle est, elle ne pourra pas vivre longtemps loin de Paris. En attendant l'heure de sa vengeance, Valéry résolut de cacher à tout le monde la déconvenue qu'il venait d'essuyer. Un de ses principes était qu'il faut toujours paraître beaucoup plus riche qu'on ne l'est réellement, afin d'inspirer plus de confiance. Personne, excepté le notaire de la famille, ne sut que l'héritage du riche Maxand Louvelot se bornait à peu près au magnifique hôtel du parc Monceau. XII --Nous n'allons pas habiter là! fit Célie avec terreur, quand son mari lui annonça, non sans amertume, que, cette demeure étant tout ce qui leur revenait, il avait l'intention de s'y installer sur-le-champ. --Si bien! répondit-il du ton de sultan qu'il savait prendre, quand sa femme faisait mine de discuter un de ses caprices. --Mais cela va doubler notre train de maison. --Eh bien! quoi? on le doublera. Célie leva ses yeux inquiets sur son mari. --N'allons-nous pas un peu vite? dit-elle de sa voix douce et musicale où vibrait une sorte de crainte. Il ne faudrait pas compromettre l'avenir de Bébé. Dornemont répondit par un sourire olympien. --Bébé sera riche, fit-il avec condescendance. Cependant, puisque tu ne comprends pas à demi-mot, il faut que je t'explique mes plans. Si ton oncle nous avait laissé une fortune réelle, nous aurions pu garder notre modeste petit train-train d'existence, et personne ne s'en fût inquiété. Nous vendions l'hôtel, on en plaçait l'argent sur la tête de Bébé, et tout allait pour le mieux, puisque je me lançais dans les grandes affaires avec le reste de l'héritage. Mais nous n'avons eu que l'hôtel; si nous le vendions, je n'aurais que cela pour spéculer, et alors, pas de surface, pas d'apparence, pas d'immeubles, pas de crédit. On nous croit beaucoup plus riches que nous ne sommes, il faut continuer à paraître riches, sans quoi l'on n'aurait plus confiance en moi. Comprends-tu? Célie ne comprenait pas du tout; elle hasarda une observation. --Je comprends, dit-elle, que vous désiriez conserver un immeuble qui représente un capital considérable. Mais alors, pourquoi ne pas le mettre en location? ou bien l'échanger contre une maison moins somptueuse, mais d'un rapport assuré? --Dornemont fit un geste dédaigneux. --Ma chère, dit-il, tu n'entends rien aux affaires. Repose-toi sur moi. Je m'y entends, et tu n'auras point à t'en repentir. Célie vit passer devant elle la vision du soir où son mari, affaissé sur son épaule, lui avait avoué la perte de six cent mille francs. Elle aurait pu lui rappeler cet épisode de leur vie et s'en prévaloir pour conseiller une prudence dont Valéry s'était départi plus qu'il n'en convenait. Mais, comme toutes les âmes délicates, Célie avait presque honte d'être dans son droit; il lui semblait que c'était une impolitesse, et à coup sûr un manque de tact; elle garda donc le silence pendant un instant. Valéry, la voyant muette et non convaincue, éprouva un moment d'humeur. --Quoi! dit-il, tu n'es pas contente? --J'aurais préféré, répondit-elle bravement, vivre au-dessous de nos revenus comme de simples bourgeois et mettre de l'argent de côté. Mais vous avez raison de dire que je n'entends rien aux affaires. Cependant, si la malechance voulait que vos affaires prissent un tour fâcheux, avec cet énorme train de maison, comment ferions-nous? --Eh bien, et le crédit! fit Dornemont avec un geste superbe. On baisse et l'on remonte, c'est la vie! La jeune femme étouffa un soupir et prit un air placide. Elle sentait que la discussion ne mènerait à rien, et voulait conserver au moins la paix domestique. Comme consolation, elle eut bientôt la société de sa soeur. Antoinette et sa dot furent remises aux mains de Valéry nommé tuteur par l'unique disposition testamentaire de Maxand Louvelot. Entre sa soeur et son petit garçon, Célie se trouva plus heureuse qu'elle ne l'aurait cru dans la somptueuse demeure qui d'abord lui avait paru trop vaste. Et puis, on s'accoutume si facilement au luxe! Les choses inutiles deviennent si vite une nécessité! Tel, qui ne possédait que la demeure la plus modeste et le bien-être le plus restreint, ne peut bientôt plus vivre sans tout l'attirail encombrant du superflu. Célie avait vécu d'une vie large et facile; elle prit promptement à gré l'opulence et les satisfactions d'amour-propre qui l'accompagnent. Jadis, rien n'était trop bon pour Bébé; maintenant, rien ne fut assez beau. Le petit garçon, heureusement, ne s'en aperçut pas. Il adorait sa mère, qui ne le quittait guère que pour la nuit. Contrairement aux usages des maisons riches où les enfants sont le plus souvent abandonnés aux mains de serviteurs plus ou moins élevés en grade, mais à peu près égaux dans l'infériorité des sentiments et de l'intelligence, Bébé ne reçut ses premières notions d'éducation que de sa mère. Célie le regardait parfois avec une sorte de mélancolie. --Pauvre petit! disait-elle. --Pourquoi le plains-tu? lui demanda doucement Antoinette, n'est-il pas vraiment heureux? Vêtu d'une robe de broderie anglaise, enceinturé de moire ponceau, un grand chapeau de fine paille d'Italie doublé de rouge éclatant placé en auréole sur ses cheveux noirs et souples, frisottés naturellement comme ceux de Célie, Bébé faisait des tas de sable dans l'ajoupa de la Prée. Une large ouverture au plafond du toit de chaume, qui recouvrait un vaste espace sablé, laissait tomber une nappe de lumière au milieu de l'ajoupa, meublé çà et là de hamacs suspendus aux poutrelles, de tables et de chaises disséminées au gré de la fantaisie de chacun. Célie, couchée dans un des hamacs, se balançait imperceptiblement en regardant les jeux de l'enfant. Antoinette, qui faisait un bouquet de fleurs cueillies au hasard de la promenade dans le parc, approcha sa chaise et sa table volante, et s'assit tout près de sa soeur. Antoinette venait d'avoir seize ans. Grande, plus grande que Célie, mince mais robuste, elle avait la grâce et la santé d'un cabri. Quand elle courait dans le vaste jardin, emportée par un vent de folie encore enfantine, elle avait les attitudes souples et résolues d'une jeune faunesse. Pour celle-là la vie ne paraissait pas devoir présenter d'incertitudes. Son esprit droit allait devant lui. Il fallait faire ce qui est bien, ne pas faire ce qui est mal, voilà la certitude: le reste venait après. Son beau-frère, amusé par le ton assuré de cette sagesse toute neuve, la taquinait souvent; elle ripostait avec l'élan d'une conscience sans tare et sans ambiguïté, si vivement parfois, que Dornemont en restait tout décontenancé. Dans les affaires, on n'est point accoutumé à résoudre si promptement les difficultés. Il se taisait, avec un sourire qui contenait bien des réticences, pendant qu'Antoinette, pleine du sentiment du devoir accompli, mêlé à une sorte de drôlerie native qui lui faisait trouver le côté comique de toute chose, étouffait une fugitive envie de lui rire au nez, en le regardant de ses yeux clairs où nulle ombre de doute n'avait encore jeté de voile. Tout en arrangeant ses fleurs, la jeune fille adressait de temps en temps un coup d'oeil à Célie. Célie n'avait pas répondu à la question au sujet de l'enfant, et, absorbée en apparence par les constructions de sable qu'échafaudait laborieusement son fils, elle ne voulait point lever les yeux. Enfin, Antoinette prit une branche de roses dont elle effleura doucement la main de sa soeur, pendante hors du hamac. --Soeur, pourquoi appelles-tu Bébé pauvre petit? --Parce qu'il est trop heureux! s'écria brusquement Célie, qui fondit en larmes. Trop heureux, trop riche, trop aimé... et si quelque jour tout cela allait lui manquer? Les grands yeux d'Antoinette restèrent fixés sur ce spectacle extraordinaire, inouï: Célie en larmes! --Qu'est-ce que tu as? dit-elle, traduisant ainsi sa première impression de surprise à la vue de cette douleur, nécessairement causée par quelque motif tout simple. Célie secoua la tête; d'un geste rapide et élégant, elle se trouva assise sur le bord du hamac, les deux pieds à terre; puis elle essuya ses yeux et répondit d'une voix brève: --Je n'ai rien; il n'y a rien. Seulement Bébé est trop heureux. J'ai peur qu'un jour il ne le soit moins, et cela m'effraye pour lui. Je voudrais pouvoir l'élever plus simplement, presque pauvrement, afin que la pauvreté, plus tard, ne pût pas le surprendre. --Célie, s'écria Antoinette, tu perds la raison! Est-ce que nous ne sommes pas riches? Est-ce que Valéry ne fait pas les plus belles affaire du monde? --Eh! oui. J'ai tort, c'est clair, répondit la jeune femme avec un mouvement d'impatience. Je suis nerveuse, n'en parlons plus. Antoinette laissa tout à coup tomber ses roses qui jonchèrent le sol à ses pieds, et, sans souci des épines, elle se précipita à genoux devant sa soeur, les bras tendus vers elle. --Je t'ai fait de la peine! lui dit-elle avec une incomparable tendresse dans la voix et dans le geste. Je ne suis qu'une petite fille pas très-bien élevée, et je dis tout ce qui me passe par la tête, mais tu ne m'en veux pas, dis? Les larmes de Célie coulèrent alors avec plus de douceur; elle s'inclina vers la jeune fille et baisa le front délicat qui se présentait à ses lèvres. --Vois-tu, chérie, lui dit-elle, on parle quelquefois des pressentiments... Je ne crois pas beaucoup aux pressentiments, mais je crois aux souvenirs. Notre oncle Louvelot, qu'on croyait si riche, a laissé relativement peu de chose... Je me demande si la fortune de mon mari n'est pas aussi incertaine, et parfois cela me tourmente, non pour moi, mais pour Bébé. Antoinette réfléchissait profondément. C'était là un raisonnement qu'elle pouvait comprendre et qui allait droit à son esprit pratique. Tout à coup, elle releva la tête d'un air de triomphe. --Au bout du compte, dit-elle, nous avons nos dots! Et, avec cela, nous ne mourrons jamais de faim, ni toi, ni moi, ni Bébé... Après un instant de méditation, elle ajoute en riant: --Quant à Valéry, je ne sais pas... Il a les dents si longues... Mais on trouvera toujours moyen de le nourrir... Il est bien gentil, ton mari, reprit-elle, en suivant une nouvelle pensée. Je ne l'aimais pas beaucoup autrefois, mais je présume que c'était de la jalousie. Maintenant je le trouve très-gentil. Tu es heureuse, avec lui, n'est-ce pas? Il a de si jolies galanteries pour toi! Célie sourit; une autre plus âgée qu'Antoinette eût vu de l'amertume dans ce sourire; mais la jeune fille n'y prit point garde. Fidèle à son habitude d'exiger une réponse à chacune de ses questions, elle répéta: --Tu es heureuse avec lui, n'est-ce pas? --Certainement, répondit Célie, pendant que son coeur, fondu de tendresse douloureuse, se portait vers le cher enfant qui faisait toute sa joie. Antoinette ramassa ses roses en silence et se remit à les grouper en bouquet, ce qu'elle faisait avec un goût exquis; puis soudain elle leva ses yeux vers sa soeur. --Je ferai bien attention à mon choix quand je me marierai, dit-elle, et tu ne me contraindras pas; n'est-ce pas, chérie? Je voudrais être heureuse, et il me semble que, dans la vie, le bonheur dépend tellement du choix du mari, que j'ai presque peur d'y penser. --Tu ne feras que ce que tu voudras, répondit Célie avec toute la chaleur de son âme affectueuse. XIII Dès l'hiver suivant, Antoinette se vit fort recherchée. Sa dot eût suffi pour lui attirer des prétendants, et, de plus, elle avait le charme de sa beauté originale unie à un esprit aussi solide que brillant. Elle ne se laissa pas troubler par ces hommages plus ou moins intéressés; sans se montrer brusque ni déplaisante, elle évinça peu à peu les uns et les autres; mais elle sut s'y prendre avec tant de tact, que les poursuivants, avertis en quelque sorte avant de s'être trop avancés, restèrent pour la plupart les amis de la maison. L'immense cercle de relations de Dornemont rendait la tâche de Célie assez délicate. A Paris, comme à la Prée; c'étaient des fêtes continuelles; à l'époque de la saison des chasses, le petit château Louis XIII s'était montré tellement insuffisant qu'il avait fallu faire construire une vaste annexe, où se réunissait une société plus ou moins bruyante et choisie. Les amis de Dornemont n'étaient pas tout à fait les mêmes que ceux de sa femme, et la présence d'Antoinette, au lieu de réunir les deux camps, accentuait la différence. C'était toujours Valéry qui faisait les invitations; Célie se réservait uniquement le droit de convoquer quelques femmes, parmi lesquelles madame Haton, dont les cheveux blancs et la gravité souriante lui paraissaient un chaperonnage indispensable au milieu de cette cohorte d'hommes qui n'étaient pas tous bien élevés. Mais parmi ceux qui gardaient de bonnes relations avec Dornemont, il s'en trouvait qui le faisaient pour madame Dornemont. On n'est pas jeune et belle, comme l'était Célie, sans provoquer des convoitises; la situation de femme à peu près abandonnée, que lui faisait son mari, n'était pas de nature à décourager les concurrents. Tant qu'elle avait été seule avec Bébé, elle avait pu se garantir contre l'invasion, avec un peu de froideur et de ce que plus d'un appelait pruderie. Mais lorsque la venue d'Antoinette, ouvertement annoncée comme demoiselle à marier, eut ouvert les portes, la retraite fut coupée à Célie. Plus d'un, venu ostensiblement pour faire sa cour à la jeune fille, n'avait eu en réalité d'autre but que de s'attaquer à la jeune femme. Avec son esprit clairvoyant, Antoinette ne fut pas longtemps avant de s'en apercevoir. --Confie-moi le soin de faire le tri, dit-elle à sa soeur. Je te débarrasserai bien vite de ceux qui ne sont pas venus pour le bon motif. Avec ceux-là, en effet, elle ne garda point autant de ménagements qu'avec les autres. Roquelet, dont les cheveux étaient devenus rares, mais dont l'esprit était resté jeune, l'appelait quelquefois en riant: l'exécuteur des hautes oeuvres. Et vraiment la jeune fille prenait les choses de si haut, avec une sérénité si naturelle, que les plus malins s'y laissaient prendre et ne savaient que lui répondre lorsque, sans malice apparente, elle leur retirait tout prétexte pour prolonger une situation mal définie. Parmi les hôtes assidus de Paris autant que de la Prée, se trouva tout à coup Moilly. Il n'avait jamais complètement cessé de se montrer dans la maison, mais ses visites étaient assez rares. Deux ou trois fois par an, Valéry l'invitait à un dîner de cérémonie; au jour de l'an, Célie recevait de sa part quelque plante rare ou magnifique, et c'était tout. Évidemment, l'air de la maison ne lui plaisait pas. Moilly se trouva tout à coup hériter d'une grande fortune de la part d'un parent éloigné, et, bien qu'il fût précédemment dans une situation fort honorable, cette nouvelle prospérité lui fit de nombreux amis, en même temps qu'elle lui attachait plus fortement les anciens. Valéry ne fut pas des derniers à se montrer affectueux envers cet ami négligent, et, la même année, il l'invita à chasser chez lui. Au grand étonnement de Célie, Moilly accepta, revint ensuite, et se montra désormais un des familiers de la maison. --Tu l'as apprivoisé, dit un soir Célie à sa soeur. --Je ne sais pas, répondit Antoinette, sans cesser de regarder le gravier du chemin. Je ne suis pas sûre... --De quoi? demanda Célie, voyant que la phrase restait inachevée. Antoinette rougit. --De l'avoir apprivoisé, répondit-elle en riant; mais son rire était un peu embarrassé, et elle ne reparla plus de cet incident. Madame Haton, qui passait presque tout l'été à la Prée, surprit fort les deux soeurs, un jour, en leur annonçant qu'elle allait les quitter pour le reste de la saison. --Qu'est-ce qui vous prend, grand'mère? lui dit Antoinette en badinant. Vous n'avez pas le droit de quitter vos petites filles comme cela! --Pas même pour un petit-fils? répliqua l'excellente femme. --Quelle plaisanterie! Vous n'avez jamais eu d'enfants! --J'en conviens; mais ma soeur en a eu, et, si je n'ai pas de petit-fils, j'ai un neveu. --Quel âge a-t-il, monsieur votre neveu? demanda Antoinette avec sa curiosité d'enfant. Elle pensait, en comparant l'âge de madame Haton avec celui de cette soeur inconnue, que le neveu d'une personne aussi respectable devait avoir environ cinquante ans. --Il doit avoir vingt-cinq ans, si je sais compter, monsieur mon neveu, répondit la vieille dame. Antoinette sursauta d'étonnement. --Et vous nous l'avez caché jusqu'à ce jour! fit-elle sur le ton du plus vif reproche. --Je te l'ai si peu caché, fillette, qu'il a dîné avec nous le jour du mariage de ta soeur... tu l'as oublié? --Ah! s'écria Antoinette, je sais, un lycéen qui avait des manches trop courtes à sa tunique, ou qui avait des bras trop longs à lui tout seul, comme il vous plaira;--et des mains rouges et un grand nez... et qui n'a pas dit un mot, mais qui a mangé comme quatre. Oui, je m'en souviens, mais je l'avais à peine vu; je n'ai fait que de pleurer tout le temps. Célie éclata de rire. --Pas mal observé pour une petite fille qui n'a fait que pleurer, dit madame Haton qui riait à gorge déployée. Eh bien, c'est lui que je vais retrouver. Il vient de l'École des mines, et il a besoin de se refaire, car il a, paraît-il, travaillé un peu trop... --Eh bien! dit inconsidérément Antoinette, amenez-le ici. --Pas avant de savoir quel garçon il est devenu, répondit madame Haton d'un air sérieux. Je ne l'ai guère vu qu'à la volée, depuis bien longtemps, et, avant de le présenter à mes amis, je veux le connaître moi-même. Antoinette rougit et embrassa sa vieille amie. Les lettres de celle-ci apprirent bientôt aux deux soeurs que les vieux jours d'une femme excellente, de tout temps dévouée à ceux qui avaient besoin d'elle, ne seraient pas empoisonnés par des chagrins immérités. «Ce n'est pas un neveu que j'ai, disait-elle, c'est le fils le plus attentif et le plus tendre. Le pauvre enfant, qui n'a presque pas connu sa mère, prétend qu'il se rattrape de sa vie d'orphelin sans joies. Et, moi qui n'ai pas eu d'enfant, je me figure par moments que mon vieux coeur a toujours pratiqué la maternité.» --Dis donc à ton mari de l'inviter, fit Antoinette, après la lecture de cette lettre. L'invitation fut faite; mais Sylvain Brice venait d'accepter un poste dans la haute Italie, et force lui fut de décliner. --C'est dommage! fit Antoinette; j'aurais aimé à le voir, ce garçon! --Ce sera pour une autre fois, dit philosophiquement Célie. --Une autre fois! Plus tard! nous avons le temps! s'écria Antoinette, moitié riant, moitié boudant. Vous autres, vieux, on dirait que ça ne vous fait rien d'attendre! Mais à mon âge, c'est plus difficile! A l'idée que sa soeur la comptait au nombre des «vieux», Célie fut prise de fou rire. Depuis quelque temps déjà, ses belles gaietés d'enfant commençaient à lui revenir, et c'est en toute vérité qu'Antoinette, en mettant un bouquet de coréopsys dans ses cheveux noirs, vers l'heure du dîner, déclara que jamais elle n'avait été si jolie. XIV Un an se passa encore, pendant lequel la vie s'écoula dans la même succession de plaisirs plus prétendus que réels, unissant de plus en plus les deux soeurs dans la même adoration pour Bébé, qui était décidément un petit héros, doué de toutes les perfections. Depuis qu'il jasait et qu'en son gentil langage il traduisait les petites émotions d'une âme toute fraîche, encore mal déplissée, comme certaines fleurs aux premiers rayons du matin, son père s'était mis à l'aimer beaucoup. Il l'appelait Monseigneur et le comblait de joujoux, prétendant qu'aux enfants de roi tout est dû. C'est que Dornemont s'était pris à se considérer comme un des rois de ce monde. Bien que sa fortune eût eu bien des hauts et des bas, il n'en avait pas moins gagné,--et dépensé, prodigieusement d'argent. Cet argent filait entre ses doigts mal fermés comme l'eau des sources qu'on se hâte de boire dans le creux de sa main, et dont les lèvres altérées ne saisissent que quelques gouttes. Dornemont s'était pris de rage pour la grande vie, qu'il menait maintenant dans la plus large proportion, sans que rien lui vînt à la traverse. Il s'était créé des relations amicales dans tous les mondes politiques, car il avait le scepticisme de la fortune, qui fait considérer les opinions comme de simples éléments auxquels il faut accorder quelque attention, mais qui n'ont pas une très-grande importance après tout. Valéry voulait d'abord être l'ami de gens haut placés, parce qu'au moyen de ces amis-là il serait au courant des bonnes affaires. Il voulait être bien avec les gens de demain,--et, comme on ne sait jamais qui sera l'élu du lendemain, il avait dans tous les camps quelques-unes de ces bonnes connaissances qu'on appelle: mon cher ami, et dont on ne se soucie aucunement. Comme il prêtait volontiers des sommes moyennes, de dix à deux cents louis, il était bien vu d'une quantité de gens qu'il avait obligés, et dont quelques-uns lui avaient rendu ses avances. On s'accordait à le dire bon garçon, et sur le boulevard, entre le Gymnase et la Madeleine, sur dix personnes qui parlaient de lui, il ne s'en trouvait guère que cinq pour lui lancer un brocard,--en son absence,--car, présent, il recevait de toutes parts cette familiarité affectueuse qu'on témoigne volontiers à ceux qui remuent beaucoup d'argent. Il était toujours le beau Dornemont, encore qu'un peu épaissi par la vie débordante de félicités qu'il menait largement. Une seule chose avait changé en lui: il ne jouait plus. Un homme très-élégant, arbitre de la vie mondaine, dédaigneux des petites chances et des petites passions, avait dit un jour devant lui: --C'est une faiblesse que de jouer; un homme fort ne joue pas,--et d'ailleurs ce n'est pas correct. Dornemont se l'était tenu pour dit, et, depuis, n'avait pas touché une carte. En effet, donner en spectacle à la galerie, affirmait-il depuis, le spectacle de sa perte ou de son gain, cela n'est pas correct. Un homme correct doit être impénétrable. Mais éblouir cette même galerie, poser devant un cercle de badauds pour l'homme bien mis, qui donne le ton et crée les modes, inaugurer un chapeau, une couleur de gants, une coupe de veston, une façon de cravate, une nouvelle manière de porter sa canne plus incommodément que de coutume, avoir des chevaux hors ligne et des équipages hors de pair, et surtout jeter à pleines mains, jeter toujours l'argent par le plus grand nombre de fenêtres imaginables, inventer même des fenêtres pour cet usage, voilà ce qu'ambitionnait Dornemont. Sa vanité glorieuse s'arrangeait de tous les compliments. Comme l'autruche, il ne trouvait point de morceau trop gros pour lui; autant il se montrait sensible au moindre reproche, au moindre lardon, autant ses bons camarades, le plus souvent hébergés par lui, se faisaient un plaisir sûr et facile de lui faire avaler quelque immense flatterie, pour peu qu'elle fût assaisonnée d'une sauce convenable, car Valéry était intelligent et, si l'on se moquait de lui d'une façon trop évidente, il mettait facilement les rieurs de son côté. Malgré cette vie brillante, certains plis s'étaient creusés sur le visage de cet heureux, quelques-uns de ces plis qu'on voit seulement sur la figure de ceux qui ont des soucis d'argent. La première lutte de Dornemont avec le guignon, celle où il avait perdu six cent mille francs, le même jour que l'espoir d'une maîtresse; cette lutte où il avait été vaincu sérieusement pour la première fois, lui était restée dans la mémoire comme un de ces jours dont le souvenir est tellement odieux, qu'on met ses mains sur ses yeux et sur ses oreilles pour s'empêcher d'y penser. Depuis, il avait connu d'autres mécomptes; d'autres pertes étaient venues après celle-là; une débâcle fameuse l'avait un moment réduit à regarder le sort en face, et à lui dire: Encore un coup, et tu seras le plus fort! Mais aussitôt ces alertes passées, Dornemont se précipitait avec d'autant plus de fougue dans la grande vie qu'il menait de haut, comme il conduisait ses quatre chevaux. Il la sentait dans sa main, et si elle regimbait, il ne lui ménageait pas les coups de fouet. Son attelage, un instant cabré, reprenait vite sa puissante allure, et du haut de son siège, le fouet au repos, Dornemont regardait le monde cheminer autour de lui. Il les dépassait tous, et c'était sa grande joie intérieure. Aucun sentiment n'était chez lui plus fort que celui-là, et il le sentit dans toute sa plénitude, lorsqu'un jour de grand prix, il descendit l'avenue des Champs-Elysées conduisant ses quatres juments isabelle, qui valaient la fortune d'une honnête famille de rentiers. En passant auprès du refuge où, quatre années auparavant, il n'avait pu empêcher sa femme d'apprendre comment il la trompait, Dornemont fronça le sourcil. Toutes les fois qu'il passait là, il y rencontrait ce souvenir désagréable. On n'aime pas à être pris en faute; même lorsqu'au moyen de sophismes habiles on s'est prouvé à soi-même qu'on est dans son droit, on ne l'a pas pour cela prouvé aux autres, et ces autres se permettent de vous juger, ce qui est fort sot, mais inévitable... Dornemont pressa l'allure de ses bêtes. Bon gré, mal gré, on se rangeait devant lui; il le voyait, et son orgueil lui montait aux lèvres en un sourire qu'il ne pouvait tout à fait comprimer. --Je n'ai pas quarante ans, pensa-t-il, la vie est à moi!... Il se rappela soudain qu'il avait dit la même chose le jour où la signature de son contrat de mariage avec Célie lui avait ouvert toutes grandes les portes de la spéculation.--Que de chemin franchi depuis lors! Il se souvint de ses équipages d'alors, de son mobilier qui paraissait à présent rétrospectivement mesquin, presque pauvre, et sa poitrine se gonfla d'orgueil à l'idée des deux grands flamants en émail cloisonné du Japon qui relevaient de leur bec tendu les portières de son cabinet de travail actuel. C'étaient deux pièces incomparables; on avait dit au marchand qu'il ne les vendrait pas, parce que personne à Paris n'était assez riche pour les acheter. Informé de ce propos, Dornemont se les était fait envoyer sans les voir, et les avait payés comptant. C'est par de semblables procédés que l'heureux homme s'était créé cette réputation au-dessus de laquelle pour lui il n'y avait rien. A la hauteur du palais de l'Industrie, il fut obligé de s'arrêter, à cause de l'encombrement; pendant qu'il regardait à droite et à gauche, dans la masse enchevêtrée des voitures, aussi bien que dans la haie épaisse des spectateurs assis au bord de l'avenue, il aperçut un visage étrange, qu'il connaissait bien, et dont la rencontre lui donna un grand coup dans la poitrine. La secousse fut si forte que ses juments frémirent, croyant qu'il leur rendait la main. Il les retint, et ses yeux cherchèrent à retrouver madame Brazenyi; mais la masse bigarrée avait opéré un mouvement, et la jeune femme n'était plus à la même place. Un instant après, cependant, il revit le beau visage, un peu empâté peut-être par les années, mais aussi beau que jadis, quoique différent. Il la regardait avec une furieuse persistance, et elle ne paraissait point s'en apercevoir. La file d'équipages s'ébranla, des vides se firent, et Dornemont, dirigea son attelage vers sa belle ennemie. Au moment de déboucher sur la place de la Concorde, ils étaient assez près l'un de l'autre; tous les regards étaient fixés sur l'équipage de Dornemont; la jeune femme tourna nonchalamment la tête du même côté, et leurs yeux se rencontrèrent. Valéry se sentait plein de rage; s'il l'avait osé, il aurait lancé ses quatre bêtes de toutes leur vigueur sur la petite Victoria de remise et l'aurait réduite en poudre avec la femme qui s'y trouvait. Ses yeux foudroyèrent la criminelle, mais il ne fit pas mine de vouloir la saluer. Elle ne parut point troublée. Comme s'ils s'étaient vus la veille, elle lui adressa un signe de tête amicalement railleur avec un sourire délicieux. Interdit, Dornemont porta machinalement la main à son chapeau, et madame Brazenyi, toujours belle et tranquille, reçut avec dignité le salut de l'homme qu'elle avait volé. --Elle pense peut-être que je vais courir après elle, comme j'ai eu la bêtise de le faire une fois, dit Valéry; elle verra bien que je ne tiens pas tant à elle. Les quatre juments isabelle montèrent le boulevard Haussmann, pendant que madame Brazenyi s'en allait du côté des grands boulevards. Valéry dormit très-mal cette nuit-là. Au matin, il s'éveilla fiévreux, avec l'impression qu'on avait à lui annoncer quelque catastrophe, comme le jour où l'on était venu le chercher pour assister à l'agonie de Maxand Louvelot. Quelques secondes suffirent pour le remettre; il se trouva debout en un instant, et passa sous la pluie rafraîchissante de sa douche, après quoi il demanda son déjeuner et se mit à réfléchir. Quelque chose lui disait que cette fois il n'aurait pas de peine à retrouver la femme qui s'était jadis dérobée. Dans le salut qu'il avait reçu, Valéry avait senti le désir de le revoir. Que devait-il faire maintenant? Attendre, évidemment. Dornemont se dit qu'un jour ou l'autre, le hasard le mettrait en présence de madame Brazenyi, ou que peut-être elle lui écrirait. Quelle joie il éprouverait alors à la tenir dans sa main, à l'humilier de toute façon, à la briser! Il sentait monter à ses tempes la flamme d'une haine féroce, et la pensée qu'il pourrait la satisfaire le grisait, comme les vins de Bourgogne, qui cassent la tête. L'aurait-il pour maîtresse? Pourquoi pas? Ce serait une satisfaction de plus. La prendre, et puis la quitter brusquement, grossièrement, de façon qu'elle se sentît à jamais marquée au fer rouge de son dédain... C'était là un ragoût de vengeance qui portait en lui un parfum peu ordinaire. Mais, pour en jouir à son aise, il fallait que Valéry fût très-prudent, que rien dans sa manière d'être ne pût faire soupçonner à la belle étrangère qu'il lui en voulait sérieusement. Un moment, il se demanda si la rechercher ouvertement, tout simplement, ne serait pas encore la meilleure politique. C'était très-tentant. Dornemont avança le doigt vers le bouton électrique, prêt à envoyer son valet de chambre aux renseignements...; puis il se retint, repoussa violemment son fauteuil et se mit à marcher furieusement dans la vaste pièce. --Aussi ridicule, aussi sot, aussi enfant qu'un lycéen à sa première passion, se disait-il en mordant sa moustache. Je me croyais bien tranquille, bien débarrassé d'elle, et voilà qu'au fond je ne cherche que des prétextes pour la retrouver! Une seule chose est vraie, bien vraie... Oui, je la hais, je veux la briser, la broyer; mais, d'abord et avant tout, je la veux! Il s'arrêta et se regarda dans la glace. Sa belle tête de vainqueur, pâle, les lèvres un peu animées par la colère, les yeux bleus embrasés d'un feu sauvage, était toujours une des plus belles qui se pussent voir au-dessus d'un collet de veston. Les quarante ans tout proches étaient plus une promesse qu'une menace; Valéry sentait en lui toutes les convoitises de la vingtième année, plus les moyens de les satisfaire, et la science de la vie, qui met dans la main de ceux qui la possèdent ce que d'autres s'efforcent en vain d'atteindre pendant toute leur existence. --Qu'importe! se dit-il, en souriant à son image; je suis fort maintenant que j'ai vu clair en moi-même. Si je m'étais embarqué dans cette affaire sans m'apercevoir du vrai motif qui m'y poussait, je n'aurais fait que des écoles. A présent, je suis invulnérable! Il sortit et alla à ses affaires; tout lui réussit ce jour-là. On eût dit que la destinée l'avait pris à gré et qu'elle prodiguait à lui seul ses plus insolentes faveurs, afin d'humilier les autres. Il passa chez son banquier et en sortit les poches pleines de billets de banque; il avait besoin de dépenser beaucoup d'argent. Celui qu'il venait de gagner lui semblait de trop dans sa vie; c'était une sorte de prime de la chance, un de ces bénéfices pour ainsi dire par-dessus le marché, que les gens du tempérament de Dornemont considèrent volontiers comme non avenus, sauf pour le plaisir immédiat qu'ils peuvent acheter. Il invita à dîner tous ceux de ses amis qu'il rencontra. Un fond de bohème persistait sous l'attitude correcte de ce grand garçon; il ne se sentait que vingt-cinq ans; en réalité, son jugement et son esprit n'avaient guère davantage. Quand il était content, il avait des gamineries d'enfant. Sa rencontre avec madame Brazenyi et la bonne journée qu'il venait de faire lui avaient fouetté le sang et l'humeur. A sept heures, il rencontra Moilly sur le boulevard des Italiens. --Qu'est-ce que vous faites ce soir? lui dit-il en l'arrêtant. --Pas grand'chose, répondit le jeune homme. --Eh bien, venez dîner avec nous. Valéry indiquait au-dessus de leur tête, à travers le feuillage des platanes, les fenêtres de la Maison d'Or. --Qui cela, vous? pas madame Dornemont? Valéry éclata de rire. --Non, mon cher, pas madame Dornemont. Rien que des hommes. Tous gens d'esprit. Vous voyez bien que vous ne pouvez pas vous dispenser de venir. --Soit, dit Moilly, après une courte hésitation; je viendrai. --C'est dit, dans une demi-heure, là-haut.. Les deux hommes se séparèrent. Au même moment, madame Brazenyi passa dans une voiture découverte. Valéry leva les yeux et l'aperçut. Aussitôt, il lui adressa un salut irréprochable, où se montrait toute la roideur de l'homme joué jadis, qui s'en souvient. Elle sourit avec une grâce calme, et sa voiture s'engagea dans la rue Laffitte. --Parbleu! pensa Valéry, elle est retournée à son ancien gîte! Il s'en assura par lui-même, cinq minutes après. En effet, madame Brazenyi, toujours sous le même nom, habitait la même maison meublée, mais, cette fois, son appartement était au premier. Monsieur Brazenyi? La concierge ne savait pas: ce n'était plus la même qu'autrefois. Madame avait loué l'appartement en son nom. Dornemont sortit enchanté. Tout allait à souhait. En montant les marches du restaurant où ses amis l'attendaient pour dîner, il ressongea au gain prodigieux, inespéré, de sa journée, et se dit: --Pourquoi diable m'étais-je figuré qu'elle m'apportait le guignon? XV Huit jours s'écoulèrent; Valéry tenait bon. Il n'avait pas de caractère, mais il était prodigieusement entêté. Il s'était juré qu'il ne compromettrait pas sa situation par une fausse démarche, et il se tenait parole. Enchanté, d'ailleurs, de tout ce qui lui arrivait; jamais les affaires n'avaient été plus brillantes. Il avait fait un tour à la Prée, où il avait trouvé tout son monde en belle santé, de belle humeur, par un temps merveilleux, si beau, si doux, que Dornemont lui-même, qui n'était jamais à son aise loin du bitume, n'avait pu résister à l'envie de passer deux jours sous les ombrages du joli petit château. Fort gracieux avec Célie, il lui avait apporté de coûteux colifichets et s'était fait décerner par Antoinette un brevet de fine galanterie. --Tout à fait dix-huitième siècle, mon beau-frère, avait dit la rieuse. Très dix-huitième siècle, en effet, sous le rapport du sens moral surtout; mais cela ne paraît à la surface qu'à de rares intervalles, et Antoinette n'y avait point entendu malice. Dornemont revint à Paris et fut tout étonné de s'y retrouver. Quelque chose lui paraissait changé dans l'atmosphère qui l'entourait. Il sentait un vide, une sorte de soif, une attente fiévreuse dans l'air, et ne voulait pas s'avouer combien le contraste lui semblait grand après la vie calme, distinguée, de bonne compagnie, qu'il avait trouvée à la Prée. Cette impression ne fut pas de longue durée. Deux jours après son retour, il reçut un billet sur vélin, très court et mystérieux, d'une écriture qu'il ne connaissait pas encore: «Venez donc, que je vous remercie. Gâter ainsi les gens et rester anonyme, c'est trop d'un. «Rosa Brazenyi.» Valéry connaissait la vie, et pourtant il se frotta les yeux avant de relire. --Tiens! fut sa première remarque, je ne connaissais pas son petit nom! C'est un nom qui n'est d'aucun temps ni d'aucun pays; tout le monde s'appelle Rosa. Qu'est-ce que cela veut dire? Quelle plaisanterie! Il fronçait les sourcils, comme un homme qui n'entend pas qu'on se moque de lui. Tout à coup son visage s'éclaira. --J'y suis! se dit-il. Elle est décidément très-forte. Elle a eu soin de ne pas donner son adresse, afin de mieux jouer sa petite comédie... On lui a dit que j'étais venu. À la pensée de l'habileté de sa belle ennemie, Dornemont ne put s'empêcher de sourire. C'était plaisir que de lutter avec une telle adversaire. Mais il fallait jouer serré, sous peine de n'être pas le plus fort dans la lutte. --J'irai, se dit-il pourtant. Je suis curieux de savoir ce qu'elle aura inventé. Vers six heures, il sonna en effet à la porte de madame Brazenyi et fut introduit. Elle était assise au bord de sa chaise longue, aussi calme, aussi souriante que s'ils avaient toujours été les meilleurs amis du monde. Au milieu du salon, banal comme celui d'autrefois, et presque pareil, s'étalait un bouquet merveilleux, énorme et composé de fleurs rares. --Sapristi! Il y en a pour cinq cents francs! pensa Dornemont, qui s'y connaissait. Elle m'attribue de princières galanteries! Il la regarda avec une certaine envie de rire, car, si elle avait cru le prendre à ce piége-là, elle s'était trompée. Les yeux de madame Brazenyi n'étaient pas moins railleurs que les siens. --A deux de jeu, alors, se dit-il avec un retour de son ancienne irritation. --Eh bien! cher monsieur, fit-elle en lui tendant la main, vous ne vouliez donc pas être remercié? --En vérité, madame, je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-il en serrant du bout des doigts ceux qu'elle lui offrait. --Comment, vous niez? --De quoi me parlez-vous? fit-il en la regardant bien en face. Elle indiqua le bouquet d'un geste charmant. --Ce n'est pas moi qui ai eu l'honneur de vous l'envoyer, répondit Dornemont. A mesure qu'il entrait mieux dans la situation, il se sentait de plus en plus disposé à prendre les choses de haut. Une lueur verte passa dans les yeux de la belle étrangère, mais Valéry la supporta bien, et se trouva très-fort. --Ce n'est pas moi, répéta-t-il, et, avec une galanterie compassée, plus blessante qu'une abstention, il ajouta:--Je le regrette. --Ah! c'est charmant! dit madame Brazenyi en se renversant en arrière, pour mieux rire. Vous avez la discrétion prolongée, moi aussi; mais le fleuriste a parlé. Je lui avais juré de ne pas le trahir; mais, au risque de lui faire perdre votre clientèle, je vous l'abandonne. --Il s'est trompé, répliqua Dornemont, ou bien quelqu'un s'est servi de mon nom. Vous voilà donc de retour à Paris? Madame Brazenyi pâlit un peu et se mordit imperceptiblement la lèvre. C'était ennuyeux de ne pas avoir réussi; elle avait dépensé en pure perte, non cinq cents francs, car cette femme entendue savait où l'on trouve à moitié prix les choses les plus chères, mais assez pour n'être pas satisfaite de son invention. Elle s'était dit que, tout au moins, ce bouquet, prêté par elle à Dornemont, serait attribué par celui-ci à un rival, et que de là naîtrait quelque jalousie éminemment favorable au développement de sa petite intrigue. Voilà que tout semblait s'évanouir, non pas même en fumée, mais en quelque chose d'invisible et d'insaisissable, un dédain auquel il était impossible de s'en prendre. Rosa Brazenyi n'aimait pas à se voir dans l'embarras. Mais, si fort embourbée qu'elle eût jamais été, elle retrouvait pied sur-le-champ. --Je suis ici depuis quelques semaines, dit-elle. Une maladie subite et grave de mon mari m'a forcée à quitter Paris tout à fait à l'improviste, il y a quelques années, vous en souvenez-vous? Dornemont acquiesça gravement d'un signe de tête. Certes, il s'en souvenait! --Nous étions partis pour le Midi, continua-t-elle; M. Brazenyi était tellement atteint que je ne pouvais le quitter d'une minute. En de telles circonstances, mon devoir était indiqué: je renonçai momentanément à tout ce qui m'avait intéressée jusqu'alors si vivement que ce pût être, afin de me consacrer uniquement à mon mari. Elle leva sur Dornemont des yeux angéliques et coquins à la fois. Suivant la disposition d'esprit où il pouvait se trouver, il avait le choix entre croire et ne pas croire ce qu'on lui disait. Mais cette savante stratégie se trouva dépensée inutilement. Le visage de Dornemont n'exprimait aucune espèce d'émotion. C'est ainsi que quelques-uns l'avaient vu, à la Bourse, les jours de grande perte. --Ce fut long, reprit Rosa, avec une rage intérieure qui donnait à sa voix un très-léger tremblement. Au cours de sa maladie, M. Brazenyi me supplia d'aller à Paris pour y chercher des valeurs qu'il avait laissées en des mains peu sûres, et je fis ce voyage, très en hâte; à vrai dire, je ne fus que quelques heures à Paris, entre deux trains; et je repartis sur-le-champ. Voyant qu'elle, attendait quelque chose, Dornemont fit d'un ton poli: --Ah! Et Rosa fut bien obligée de poursuivre: --A mon retour, je trouvai mon mari beaucoup plus malade; mes soins lui avaient manqué. La chaleur lui devenait insupportable. Nous fûmes obligés d'aller chercher des régions plus fraîches. --Le bord de la mer? insinua Dornemont. Elle fut un peu surprise; mais, à mille lieues de se douter qu'il avait visité la maison de campagne, elle n'attacha pas d'importance à cette interruption. --Le bord de la mer, et beaucoup d'autres endroits. M. Brazenyi, pour tromper ses souffrances, avait une fièvre de locomotion, qui lui faisait trouver insupportable tout séjour tant soit peu prolongé. Aussi nous avons mené, pendant assez longtemps, une vie de camp volant, bien désagréable, je vous assure. Enfin... enfin, M. Brazenyi mourut, conclut Rosa, avec un soupir, qui pouvait bien être un soupir de soulagement; je me trouvai veuve et libre. --Veuve? insista Dornemont d'un air extrêmement officiel. Elle fit un geste affirmatif. --Après tout, pensa Valéry, elle est capable de l'avoir tué pour s'en débarrasser. Cette réflexion l'empêcha de trouver le moindre compliment de condoléance; ses lèvres se refusaient à formuler autre chose que des félicitations, et, malgré l'estime assez mince que lui inspirait la belle veuve, il ne pouvait pourtant pas lui dire combien, pour sa part, il serait aise de ne plus revoir le visage placide de feu Brazenyi. Un silence régna dans le petit salon, rompu seulement par le bruit léger que firent en se déroulant quelques pétales de fleurs. Le bouquet sentait si bon que Valéry en avait mal à la tête; mais le vertige qui le saisissait n'avait rien d'agréable. Un instant, il eut envie de prendre son chapeau et de s'en aller, ne sachant trop pourquoi il était venu. Tout à coup, il sentit le ridicule d'abord et puis le danger de cette situation. Il passa la main sur son front et respira profondément, comme un homme qui s'éveille. --Alors, vous allez définitivement rester à Paris? dit-il. Madame Brazenyi sourit. --Pas en cette saison! répondit-elle de l'air railleur qui lui seyait si bien. --C'est juste, fit-il. Et où allez-vous? --Je n'en sais rien; cela dépendra des circonstances. Un nouveau silence se fit, puis elle reprit du même ton, comme pour affirmer la liaison perfide entre ses deux phrases: --Je voudrais pourtant bien savoir, si ce n'est pas vous, qui m'a envoyé ce bouquet. C'est un galant homme... --Ou un homme galant, tout bonnement, fit Dornemont. Et elle sourit avec sa grâce de chatte câline. --Vous avez toujours de l'esprit, dit-elle sans trop appuyer sur les mots. Vous n'avez pas changé, heureux homme, tout vous réussit!... Madame Dornemont va bien? --Très-bien, je vous remercie, répliqua brièvement Valéry. --Vous avez eu un fils, je crois, depuis que nous nous sommes rencontrés? --Un fils, oui, répondit-il avec une impatience nerveuse. Elle le regarda dans les yeux avec un sourire énigmatique. Si quelqu'un au monde savait exactement la date de la naissance de cet enfant, c'était elle, et elle avait dû plus d'une fois en rire. Valéry sentit la colère lui monter à la gorge. --C'est Maxand Louvelot qui vous a tenue au courant de nos événements de famille? dit-il les dents serrées. En ce moment, si elle s'était moquée de lui, il l'aurait étranglée. Elle le comprit si bien qu'elle chercha son mouchoir autour d'elle sur le canapé, d'un air indifférent, pendant qu'elle répondait: --Oui, il était en correspondance avec mon mari... Il savait que je prenais grand intérêt à ce qui vous concernait. Ceci avait été dit d'un ton si simple et si naturel, avec une telle nuance de regret dans la voix, que Dornemont ne sut plus que penser. Cependant, le souvenir du parfum de ce tiroir ouvert au hasard dans la petite maison d'Ermont lui revint brusquement. C'était une preuve, cela! Comme pour le contredire, le mouchoir de madame Brazenyi roula à ses pieds; il le ramassa et sentit un parfum tout différent de celui dont le souvenir l'agitait encore. Il remit ce petit morceau de batiste dans la main tendue pour le recevoir, et se leva. --Déjà? fit-elle en se levant aussi. Tout son être semblait s'être assombri, comme lorsqu'un nuage passe sur le soleil, pendant les heures d'éclatante lumière. --Vous reviendrez bientôt? dit-elle de sa voix un peu rauque, à laquelle la tristesse prêtait un accent étrange et nouveau. Ses yeux entrèrent jusqu'au fond de ceux de Valéry, et la réponse qu'il allait faire lui devint impossible. --Vous ne vous doutez pas, reprit-elle, de tous les empêchements qui se jettent à la traverse de ce qu'on espère, de ce que l'on veut... Je ne sais pas si les hommes sont libres de faire tout ce qui leur plaît,--ils le prétendent,--mais, pour nous autres, femmes, il est bien rare que nous ne trouvions pas mille obstacles entre nous et le bonheur... Elle avait baissé les yeux en parlant; sa main gauche tournait sur son poignet droit un cercle d'or qui faisait valoir sa peau souple et nacrée. Son regard se releva sur Valéry, triste, caressant, presque humble. Il l'examinait, depuis la ligne onduleuse des cheveux qui se relevaient en vagues d'or, au-dessus de sa nuque ambrée, jusqu'à la courbure de son pied posé sur un pouf de duvet, où il enfonçait à demi. Le dessin de ce corps superbe, harmonieusement penché en avant, se marquait sous la robe brillante et tendue de satin noir, semée partout de pendeloques de jais. Elle fit un petit mouvement, et tout ce jais cliqueta avec un bruit léger. Valéry tressaillit, comme si ce frôlement eût été un coup de canon. Ils étaient face à face, comme le jour mémorable où ils s'étaient tenus serrés dans les bras l'un de l'autre... Tout à coup il lui prit les deux poignets et les serra à les briser. Elle ne frémit même pas. --Pourquoi vous êtes-vous moqué de moi? lui dit-il en approchant son visage du beau visage où venait de monter la rougeur. Pourquoi m'aviez-vous promis, si vous ne vouliez pas tenir? Vous avez joué la comédie, pourquoi? dites, pourquoi? Il serrait toujours dans ses mains vigoureuses les poignets, qui rougissaient aussi sous la pression. Elle ne disait rien et baissait la tête. --Cela vous a semblé drôle, n'est-ce pas? reprit-il en serrant les dents pour s'empêcher de la mordre, tant la tentation en était forte;--c'est amusant de dire à un homme qu'on l'aime et qu'on va venir le trouver, et puis de s'en aller en pensant qu'il se morfond? C'est drôle, n'est-ce pas? Il écrasait sous ses doigts les poignets délicats avec une joie farouche et délicieuse; à la tenir ainsi serrée, il lui semblait que la chair de cette femme pénétrait la sienne. Tout à coup elle fit un mouvement qui la colla contre le corps de Valéry. --Ah! tu m'aimes toujours! fit-elle de cette voix exquise qu'il avait entendue trois ans auparavant, dont la musique lui était restée dans les oreilles comme celle qu'on entend à des heures inoubliables, et dont le souvenir s'attache à l'âme ainsi qu'une impalpable tunique de Nessus. Il ouvrit les mains, affaibli soudain, désarmé, et se trouva enlacé par les bras qu'il venait de meurtrir. --Tu m'aimes toujours! répéta la jeune femme en s'attachant à lui de telle sorte qu'il ne sentait plus rien en lui qui ne fût envahi par sa présence. Je savais bien que tu ne pouvais pas avoir cessé de m'aimer, alors que, moi, je t'aimais si follement! Valéry essaya de lutter un instant, mais de se dégager, il n'en avait garde; l'impression qu'il ressentait lui était trop douce pour qu'il s'exposât à la perdre; mais il voulut reprendre son rôle d'homme fort, maître de la situation. --Pourquoi, répéta-t-il, m'avez-vous trompé il y a trois ans? C'est de cela qu'il s'agit, et non d'autre chose. --Écoute, lui dit-elle en l'entraînant, près d'elle, sur le siège qu'elle venait de quitter, tu ne sais pas ce que cet homme horrible--Brazenyi--m'a fait subir. Il m'a contrainte à des choses que tu ne peux pas deviner, dont tu ne te douteras jamais! C'est lui qui m'a enlevée, quand il a su que je t'aimais... Il m'aurait tuée, si j'avais voulu résister; il m'a gardée à vue pour m'empêcher de t'écrire... Tout en parlant, elle s'appuyait à l'épaule de Valéry et serrait dans les siennes les mains qu'il lui abandonnait, faisant passer en lui, avec la chaleur de ses paroles, une faible lueur de crédulité. --Voyons, dit-il, en tentant un dernier effort; tu ne vas pas me faire croire que c'est par amour que ton mari t'a enlevée. Je suis trop Parisien pour accepter cette histoire-là. --Est-ce que je t'ai dit cela? reprit-elle en haussant les épaules avec impatience. Tu sais bien ce qui en était! Dornemont ne dit rien; c'était à elle de lui expliquer «ce qui en était». Ne sachant pas jusqu'à quel point il pouvait être éclairé, Rosa hésita un instant, et faillit perdre ainsi ses avantages; mais elle s'en aperçut et reprit sur-le-champ, avec une cruauté passionnée: --Tu sais bien la triste vérité! Tu sais bien que Brazenyi avait des intérêts d'affaires avec Maxand Louvelot; tu sais bien à quoi il m'a, de tout temps, contrainte pour protéger ses intérêts! Tu le savais, quand tu m'as dit que tu m'aimais! Ne fais pas semblant de l'ignorer, à présent! Ce ne serait pas d'un galant homme! Cette fois, Dornemont était battu sur son propre terrain. Un peu de rancune lui restait pourtant au sujet de la fortune de l'oncle Louvelot; mais le moyen d'en parler à cette femme adorable, qui tout à l'heure, sombre, presque tragique, lui parlait avec une véhémence irritée, et qui, maintenant, blottie contre lui, les yeux levés vers son visage, lui souriait avec un charme irrésistible? Tendre et avisé à la fois, Valéry se dit que l'affaire Maxand Louvelot se réglerait plus tard. Pour le moment, le plus sage était de cueillir ce beau fruit mûr qui s'offrait à sa main. --Cette fois, dit-il en la serrant étroitement, je ne m'en irai pas! Il ne sera pas dit que tu m'auras joué deux fois. Je ne sors plus d'ici! --Y pensez-vous! fit-elle avec un sourire de sirène; que dirait-on? --C'est ça qui m'est égal! s'écria Dornemont avec l'accent de la plus sincère conviction. --Mais cela ne m'est pas égal, à moi! répliqua madame Brazenyi en se levant. Voyons, Valéry, laissez-moi sonner ma femme de chambre et... --Et quoi? demanda-t-il, déjà morose devant la perspective des mille incidents qui pouvaient surgir. --Et nous allons partir sur sur-le-champ pour quelque endroit tranquille, pas loin, d'où vous pourrez revenir à Paris demain, afin de ne pas négliger vos affaires. --Voilà une chose dont je ne comprends pas bien la nécessité, grommela Dornemont. --Je la comprends, moi, insista Rosa avec son sourire le plus diaboliquement angélique. Voulez-vous que demain tout le monde dise, en me voyant passer: Voici la nouvelle maîtresse de l'heureux Dornemont? --Eh! eh! fit celui-ci, flatté dans sa vanité, cela ne me déplairait pas! --J'ai quelque chose à ménager, moi, dit Rosa en sonnant. La femme de chambre parut: ce n'était plus celle de jadis. Rosa Brazenyi devait changer de femme de chambre en même temps que de séjour. La belle veuve demanda une petite valise, un nécessaire de voyage et une voiture. Peu d'instants après, les objets demandés firent leur apparition: la voiture était en bas. Dornemont et l'objet de sa flamme n'avaient pas échangé dix paroles pendant ce court laps de temps. --Où allons-nous? demanda-t-il; cet homme énergique n'avait déjà plus de volonté. Pris dans l'emportement d'un désir qui lui revenait avec toute la folie d'autrefois, augmentée des sentiments bizarres et contradictoires accumulés dans l'intervalle, Valéry ne se souciait plus maintenant que d'une chose: ne pas quitter Rosa avant qu'elle eût tenu sa promesse. --Dans une heure, dit-elle, il y a un express pour Dieppe. En attendant, dînons quelque part. Il fallait bien dîner, en effet; Valéry fut forcé de l'avouer. Il allait nommer un restaurant à la mode, elle le prévint. --Pas d'endroit connu, dit-elle; autant vaudrait rester ici. Résigné à tout, le beau Dornemont se laissa conduire comme un chien en laisse. Il mangea un dîner fort passable dans un restaurant de petits bourgeois, dont il eût été embarrassé de connaître l'existence deux heures auparavant, mais que sa compagne ne semblait pas visiter pour la première fois, et, à huit heures cinquante, il se trouva seul dans un coupé avec madame Brazenyi, qui lui souriait mystérieusement à travers son voile. Le train s'ébranla avec fracas sur les plaques roulantes, à travers les sonneries électriques, les sifflets d'appel; il franchit les ponts sous un dernier rayon de jour pâlissant, et enfin les emporta dans la nuit embaumée de juin, qu'éclairaient d'instant en instant de plus nombreuses étoiles. Après minuit, ils descendirent sur le quai de la gare à Dieppe, éblouis, étourdis, montèrent dans une voiture, et bientôt se trouvèrent dans une grande chambre, d'où le bruit régulier de la mer semblait le balancier du temps, comptant les heures que le sort leur accordait. XVI Prendre Valéry Dornemont n'avait pas été chose facile; mais le garder, voilà ce qui demandait de l'habileté. Rosa le tenait bien. Le tiendrait-elle longtemps? C'est ce que personne ne pouvait prévoir. Sa fuite de Paris avait été un coup de maître, d'ailleurs combiné d'avance. Si Valéry avait pu retrouver la jeune femme, à toute heure, entre deux affaires, pour le dîner, au gré des mille hasards de la vie parisienne, il s'y fût certes moins attaché. Obligé, au contraire, de faire quatre heures de chemin de fer pour la rejoindre, il ne s'arrachait d'auprès d'elle qu'avec difficulté, et l'absence lui causait assez d'impatience pour qu'il revînt vers elle avec toute l'ardeur d'un amour nouveau. Madame Brazenyi connaissait bien la nature humaine, et elle avait étudié tout particulièrement celle de Dornemont. Elle savait qu'avec cet être, chez lequel les sens et l'amour-propre avaient à peu près atrophié tout le reste, elle devait avoir toujours quelque concession en réserve, afin de donner plus de prix à ce qu'elle se ferait pour ainsi dire arracher. Au bout de huit jours, Valéry était amoureux fou. La fortune de Maxand Louvelot pouvait aussi bien n'avoir jamais existé. Où était la preuve que le vieux viveur ne l'avait pas dépensée tout entière depuis longtemps? Et puis, qu'importait? Qu'importait l'argent? L'argent n'avait de valeur, aux yeux de Dornemont, que lorsqu'il n'avait pas à sa disposition la somme nécessaire pour effectuer un payement. Alors, les louis prenaient des proportions gigantesques; les billets de mille francs devenaient de monstrueux écrans faits pour cacher la lumière du jour; mais, aussitôt de l'équilibre retrouvé, l'or recommençait à rouler. N'est-ce pas pour cela que les Monnaies de tous les pays le jettent dans la circulation? Cependant Rosa ne pouvait pas s'éterniser à Dieppe, où les baigneurs commençaient à se montrer. Baigneurs précoces, peu intéressants, d'ailleurs; familles nombreuses, décidées, puisqu'elles avaient fait une location chère, à respirer l'air de la mer, pour la valeur de leur argent; Anglais ennuyés qui venaient se remettre de la _season_ trop prolongée à Londres; provinciaux qui ne savent pas plus à quelle époque on fréquente les plages, qu'ils ne se doutent des jours où l'on peut fréquenter les théâtres. Tout ce monde-là n'amusait pas madame Brazenyi; mais, pour le moment, elle ne tenait pas à s'amuser. C'était une de ces personnes qui savent s'ennuyer lorsque l'ennui peut leur rapporter quelque chose. Ce qu'elle voulait, c'était avoir Valéry bien dans la main, comme on y a un cheval de sang. Elle voulait le connaître à fond, savoir ce qu'on pouvait risquer sans courir le danger de le perdre. Jusqu'alors, Rosa Brazenyi n'avait jamais pu se donner le plaisir de mener un homme, non par défaut d'aptitudes, mais parce que les circonstances s'y étaient malignement opposées. Elle avait eu des amants, mais ils ne lui avaient jamais appartenu que par un côté. Cette fois, elle voulait se donner le luxe d'en posséder un tout entier, de le dominer complètement, d'en faire sa propriété absolue. Dornemont était merveilleusement choisi pour cela, grâce à sa fortune et à sa situation, que ne gâtait pas sa réfutation d'homme de bonnes fortunes. Et puis, elle l'aimait. Elle l'aimait assurément, moins qu'elle-même, bien entendu; mais combien peut-on compter sur la terre d'êtres qui aiment un autre être mieux que leur propre personne? Rosa Brazenyi aimait Dornemont à sa façon: il lui plaisait, et elle voulait le garder tant qu'il lui plairait. Après? Eh! Qui s'inquiète de l'après, parmi ces sortes de femmes? Pouvu que le présent soit agréable, l'avenir ne compte pour rien. Dieppe devenant absolument insupportable, les amants résolurent d'aller ailleurs; mais où? Rosa eut une inspiration lumineuse. --Il n'est pas possible, dit-elle, que, du côté de Chantilly, il ne se trouve pas quelque petite maison à louer, pas loin de la Prée; ce serait délicieux. Tu pourrais venir de Paris ou de ton château, au choix, et nous nous verrions tous les jours; car, enfin, mon ami, il faut bien que tu donnes un peu de temps à ta famille. Au fait, c'était vrai, Valéry n'avait pas beaucoup songé à sa famille depuis quelques semaines. Sauf le dimanche, qu'il passait régulièrement à la Prée, on ne l'y avait guère vu. Par compensation, il y envoyait souvent Moilly, qu'il y retrouvait quelquefois. Dans son idée, Moilly avait été créé et mis au monde pour faire ses commissions auprès de Célie, et puis pour devenir, dans la suite des temps, le mari d'Antoinette. Dornemont s'informa des maisons à louer dans un rayon de quinze kilomètres autour de son château, et, pour tout résultat, apprit qu'il n'y en avait point. En revanche, on lui indiqua un domaine à vendre, une véritable merveille. C'était une maison moderne, assez élégante pour pouvoir justifier le nom de petit château que lui donnaient les gens du pays; l'extérieur en était fort convenable, mais c'est à l'intérieur que l'architecte avait donné cours à sa luxueuse fantaisie. C'était un vrai nid d'amoureux, que ne déparaient point quelques chambres supplémentaires, assez détachées pour que rien ne vînt troubler l'isolement des maîtres du lieu. Tout ce qui peut ajouter au bien-être de deux personnes avait été mis en oeuvre pour faire de cette demeure un séjour délicieux. Le mobilier, pur Louis XVI, était bien en harmonie avec le reste. Une élégance suprême avait d'ailleurs présidé au choix de chaque objet, depuis les landiers de la cheminée du salon jusqu'au plus mince flacon du cabinet de toilette. --Je ne veux pas acheter, répondit Dornemont, je veux louer pour une saison seulement. L'intermédiaire se récria. --Louer une semblable merveille! C'était en rendre la vente impossible! Qu'adviendrait-il de ce mobilier incomparable, si l'on en écornait la moindre boiserie? La maison perdrait la moitié de sa valeur! À cela, rien à répondre. --Si monsieur voulait seulement la voir? glissa doucement l'homme des affaires délicates, que Dornemont avait détaché en mission. Dornemont consentit à la voir, et il n'y eut pas plus tôt mis le pied, que l'achat fut une chose décidée. Comment se refuser le plaisir d'offrir à Rosa ce présent vraiment digne d'elle! La seule chose un peu ennuyeuse était que, dans ce moment même, les affaires de Valéry n'étaient pas très-brillantes; mais chacun sait que les immeubles ne se payent qu'après quatre mois, délai légal pour la purge des hypothèques. Dans quatre mois, Valéry aurait mis la main sur quelque bonne affaire qui lui permettrait de payer sans gêne aucune. Le prix était sérieux, et Dornemont fit la grimace. Trois cent mille francs cette petite bicoque, entourée d'un méchant parc. Oui, mais avec le mobilier, et quel mobilier! Le mobilier seul avait coûté au delà de cette somme, et le méchant parc dont monsieur voulait bien parler, en plaisantant, contenait quinze hectares, le tout clos de murs et d'un saut de loup! Et tout au bout, les communs, avec les deux vaches qui étaient dans l'étable! Jamais de sa vie Dornemont n'avait su résister à une fantaisie. Cette fois, l'occasion était par trop tentante; ce joli domaine, situé à quatre kilomètres seulement de la Prée, une heure de marche, si l'on voulait n'être point remarqué en voiture ou à cheval,--c'était là une de ces choses qu'on ne peut se refuser. Valéry donna un denier à Dieu et une commission qui vidèrent ses poches; et, au lieu de rentrer pour dîner à la Prée, comme il l'avait promis à sa famille, il repartit pour Paris, et de là, par le cher et mystérieux train de nuit, pour Dieppe, où sa chambre était toujours gardée auprès de celle de Rosa. Celle-ci, couchée sur sa chaise longue, roulée dans un flot de dentelles, lisait paresseusement; en l'entendant marcher dans la pièce voisine, elle se redressa tout à coup, car elle ne l'attendait pas ce soir-là. --Qu'y a-t-il? fit-elle presque effrayée en le voyant entrer. Il prit sur le guéridon le plateau du verre d'eau préparé pour la nuit, y déposa un petit trousseau de clefs mignonnes, faites pour se dissimuler au besoin à l'intérieur du gant, et présenta le tout à la jeune femme, avec un de ces sourires orgueilleux qui donnaient à ce beau visage une expression si particulière. --Voici les clefs de votre château, dit-il; la terre, la maison et le porteur de ceci, tout vous appartient. --Tu as acheté? s'écria-t-elle avec un élan de joie où il entrait aussi vraiment de l'amour. Il s'assit auprès d'elle, et elle lui sauta au cou. --Oui, j'ai acheté un bijou de maison. Si tu n'es pas contente, c'est que tu seras difficile! Elle l'embrassa de toutes ses forces, à vingt reprises, comme une enfant. --C'est cher? dit-elle ensuite. Il fit une grimace significative, puis reprit d'un ton grave: --Cela ne vous regarde pas. --Bah! fit-elle, avec moi tu n'as pas de secrets! tu peux bien me le dire! puis le notaire me le dirait, puisque c'est en mon nom! C'est en mon nom, n'est-ce pas? --Certainement! Qu'est-ce que tu veux que je fasse, moi, d'une machine comme ça? C'est tout au plus bon pour loger une jolie femme! --Combien l'as-tu payé? --Trois cent mille. --Ah! que je t'aime! fit Rosa en se pendant au cou de l'heureux Dornemont. Et nous irons? --Demain. --Quel bonheur! Mais, dis, c'est ta famille qui va trouver étonnant que tu aies pris tant de goût pour la Prée? --Qu'est-ce que ça fait? répliqua-t-il en haussant les épaules. XVII Les grandes chaleurs de juillet avaient accablé à peu près tout le monde, à la Prée, si bien que peu d'entre ses habitants se hasardaient pendant le jour à quitter la fraîcheur des pièces intérieures pour affronter l'air embrasé du dehors. Célie seule ne se plaignait point de la température. Toujours frileuse, elle trouvait qu'il ne faisait jamais trop chaud; aussi était-on sûr de la trouver, vers deux heures, sous l'ajoupa, couchée dans un hamac, ou assise sur une chaise basse, avec un livre, souvent abandonné pendant que son petit garçon, presque nu, dans son élégant costume d'été, jouait seul dans le sable doré. C'est là que Moilly la trouva un dimanche après midi. Après avoir traversé l'espace ouvert qui séparait le château de l'ajoupa, il sentit une fraîcheur délicieuse sous le toit de chaume; l'air jouait de tous côtés à travers le treillage rustique recouvert de plantes grimpantes, faisant flotter les rubans de la robe de madame Dornemont; mais le jeune homme sentit que l'impression de fraîcheur ressentie par lui venait bien moins des choses environnantes que de Célie elle-même. Vêtue d'une étoffe claire et soyeuse qui formait autour d'elle mille plis artistement chiffonnés, la jeune femme avait salué du sourire et du geste. Une rougeur flottante avait un instant animé ses traits, puis le doux visage fin et délicat était revenu à sa placidité habituelle. Bébé, quittant à la hâte la forteresse qu'il élevait dans le sable, vint voir son ami et s'appuya à son genou pendant une longue minute, ce qui était la preuve d'une affection extraordinaire; puis il retourna à ses bastions, qui mettaient une obstination héroïque à ne pas vouloir s'élever. --Dornemont est arrivé ce matin? demanda Moilly, en regardant avec une sensation de grand bien-être la verte muraille percée de jour qui les environnait. --Non, reprit Célie: il ne viendra pas aujourd'hui, j'ai reçu une dépêche tout à l'heure. Le papier bleu à demi froissé était en effet sur la table auprès d'elle. --C'est singulier, dit Moilly; hier soir, il a couru après moi sur le boulevard pour me dire de venir aujourd'hui sans faute... --Il aura changé d'idée, répliqua doucement la jeune femme. Cela lui arrive souvent. Elle avait dit cela sans intention amère ou railleuse, comme la constatation d'un fait qui n'avait rien de nouveau. Moilly la regarda pour s'en assurer; elle ne s'en aperçut même pas. --Vous dînerez avec nous seules, reprit Célie; justement plusieurs de nos amis nous ont manqué de parole, et, sans vous, nous nous serions trouvées réduites à notre propre société. A moins que le prochain train n'amène quelqu'un... --J'espère bien que non! allait dire Moilly: il se retint brusquement. A quel propos aurait-il prononcé cette phrase absurde, qui ne signifiait rien? Moilly se tança lui-même intérieurement pour être encore si peu raisonnable, si gamin, à son âge. --Mademoiselle Antoinette va bien? demanda-t-il pour continuer la conversation. --Merci; elle va à merveille. Elle est enchantée depuis hier. Elle a encore évincé un soupirant... --Pauvre homme! fit Moilly en riant. Célie se mit à rire aussi. --Quel drôle d'effet cela vous produit à tous! dit-elle en reprenant son sérieux, quand on vous dit qu'un monsieur s'est vu refuser la main qu'il convoitait, cela vous donne presque toujours envie de rire; et, cependant, rien n'est moins charitable ni moins raisonnable, car, enfin, ce n'est pas gai pour lui d'abord, et puis cela peut arriver à tout le monde! Je pense même que cela est arrivé à tout le monde... Elle regardait Moilly d'un air à la fois interrogateur et innocent. Cette honnête créature ne cherchait de dessous, ni n'en mettait à aucune pensée. --Je suppose, dit Moilly, que cela doit en effet arriver souvent. Pour ma part, je ne sais pas; je n'ai jamais essayé. Tout à coup, il s'aperçut que ses paroles, rigoureusement vraies, n'étaient cependant pas tout à fait l'expression de la réalité. Si on ne lui avait pas accordé sept ans auparavant la main de la personne qu'il avait sous les yeux, c'est peut-être parce que Dornemont s'était pressé plus que lui... Qui sait, en ces sortes de choses, ce que vaut une avance de quelques heures? Cette pensée le troubla légèrement, et évoqua devant sa mémoire une foule de souvenirs fugitifs, semblables maintenant à des rêves. Il avait très-sincèrement souhaité d'épouser Célie, et, pendant plusieurs années, il s'était senti une tristesse en la voyant la femme d'un autre. Cette sorte de jalousie mélancolique s'était adoucie avec le temps, et il n'y avait plus songé que comme on songe à un de ces airs de musique, aimés autrefois, dont l'oreille s'est désaccoutumée. Lorsque Dornemont s'était repris soudain pour Moilly, devenu très-riche, d'une de ces amitiés pratiques et peu encombrantes que les gens à qui l'argent peut manquer un jour témoignent volontiers k ceux qui pourraient leur venir en aide au besoin, Moilly s'était senti un peu dégoûté d'abord, et puis il s'était laissé faire, attiré dans la maison par le charme intime et persuasif de Célie, auquel il ne pouvait résister. Il n'avait pas songé une minute à se poser en soupirant; les soupirants ne paraissaient point avoir de chances dans cette demeure, où la coquetterie jouait juste le rôle nécessaire pour être de la politesse. Mais se trouver souvent près, de cette aimable femme était pour lui un de ces vifs plaisirs du coeur et de l'intelligence que seuls peuvent comprendre ceux qui ont le goût des choses élevées. Un rapide examen de conscience lui prouva que tout était tranquille dans son âme, et c'est avec un sourire qu'il ajouta, après le silence d'ailleurs très-court pendant lequel il avait agité toutes ces idées: --Je crois bien, du reste, que je ne m'exposerai pas à une semblable épreuve. --Pourquoi? demanda simplement Célie. --Parce que je ne songe pas à me marier. La vie est bonne telle qu'elle est. Célie, songeuse, regarda son petit garçon qui déployait toute son adresse, doublée de toute sa force, pour élever une tour gigantesque, d'au moins trente centimètres de haut. --Il y a les enfants pourtant, dit-elle... --Oui, répondit Moilly avec un soupir; il y a les enfants; c'est bien gentil, c'est dommage... La question du mariage se trouva ainsi réglée entre eux et sans qu'aucune allusion fût faite à la femme qui aurait pu être la mère de ces enfants congédiés avec un léger soupir par le jeune homme, et tous deux se sentirent fort aises. Célie, cependant, descendit à son tour au fond de sa conscience, afin de s'assurer que tout y était en ordre. Rien ne paraissait troubler cet intérieur paisible et rangé, où, dans la douceur d'une atmosphère grise, sans trop de clartés, vivaient les sentiments les plus honnêtes: l'attachement au devoir, l'amour maternel, la tendresse pour Antoinette, et une sorte d'amitié qu'on eût pu nommer simplement fidélité pour l'ingrat mari qui ne viendrait pas ce jour-là. Tout était à sa place dans la conscience de Célie. Elle n'en fut que plus aise, et le bruit monotone d'une conversation à demi-voix, sans éclats et sans silences trop prolongés, reprit dans l'ajoupa, semblable au babillage perlé d'un ruisseau qui descend, sous les feuillages, une pente douce et bien ménagée. XVIII La pluie d'orage frappait les vitres avec cet acharnement que connaissent ceux qui voyagent l'été, lorsque Madame Haton fit son apparition dans le salon de la Prée, suivie d'un grand garçon mince, portant toute sa barbe, auquel un grand air d'ingénuité prêtait un charme particulier, à cause du contraste. --Ma bonne amie! s'écria Antoinette en bondissant de son siège. Son ouvrage, les ciseaux, le dé, les pelotes de laine et de soie roulèrent de tous côtés, ce que voyant, le jeune homme barbu se mit en devoir de courir après. Madame Dornemont s'était levée et serrait affectueusement les mains de la vieille dame. --Je vous amène mon neveu, comme vous me l'aviez ordonné, répondit celle-ci; mais où est-il donc? Au même moment, Sylvain Brice et Antoinette, lui à quatre pattes, elle agenouillée sur le tapis, se trouvaient nez à nez, séparés seulement par un tabouret en bois sculpté, à la recherche du même peloton. --Oh! pardon, mademoiselle! fit le jeune homme en rougissant sous sa barbe. Une idée folle traversa l'esprit de la jeune fille, pendant qu'ils se trouvaient ainsi vis-à-vis l'un de l'autre. --Monsieur Sylvain Brice, dit-elle en appuyant ses deux mains sur le petit meuble, mademoiselle Antoinette Louvelot. Et maintenant que les présentations sont faites, relevez-vous, monsieur, voilà le dernier paleton fugitif sous votre genou gauche. Veuillez me le donner; merci, monsieur. Tout cela s'était fait si vite, que les spectateurs n'avaient pu dire un mot. --Oh! Antoinette! fit Célie en riant malgré elle. Sylvain s'était relevé, et, dans une tenue absolument correcte, il saluait maintenant la maîtresse de la maison. Moilly souriait de bonne grâce à cette singulière entrée en relation. Le visage et les manières du nouveau venu lui avaient plu sur-le-champ. Au bout de deux minutes, tout le monde causait joyeusement. --Et Dornemont? demanda madame Haton en regardant autour d'elle. --Il viendra pour le dîner, je pense, répondit Célie. Un petit silence se fit. C'était bien la vingtième fois depuis un mois que la jeune femme faisait la même réponse, sans que Dornemont parût pour cela. Bébé fit une heureuse diversion en entrant. Il s'arrêta devant Sylvain et le regarda avec une attention toute particulière; après quoi, lui tendant la joue: --Bonjour, monsieur, embrasse Bébé! lui dit-il gravement. Brice ne se fit pas prier. Il enleva sur son genou le sérieux petit personnage et lui raconta sur-le-champ des choses qui le firent pouffer de rire et se renverser en arrière avec cette joie exubérante des enfants heureux qui se savent aimés. --Tu vas rester, dis? fit Lucien en montant tout debout sur les genoux de son nouvel ami, non sans le meurtrir un peu au moyen de ses fermes petits talons. Tu ne vas pas t'en aller? Ça n'est pas déjà si drôle ici, quand mon ami Moilly n'y est pas... avec lui, cela va bien. Tout le monde éclata de rire. Moilly seul se contenta de sourire. Il avait de longtemps le sentiment qu'à la Prée tout le monde le considérait comme le bienvenu, mais cette parole innocente et sans malice lui causait un plaisir extraordinaire. Les yeux de Célie se reportèrent sur lui pour s'assurer, en maîtresse de maison bien avisée, que l'hôte n'était point blessé de cette franchise enfantine. Non, il n'en paraissait point blessé; son sourire n'avait ni politesse conventionnelle, ni mécontentement inavoué. La jeune femme se remit à causer avec madame Haton. La pluie faisait rage au dehors, et par moments les roulements d'un tonnerre lointain dominaient le bruit des arbres échevelés, secoués avec violence par l'ouragan. --Mon mari ne viendra pas, dit Célie après un nouvel assaut de la tempête. La grande pendule sonna six coups. Vraisemblablement, en effet, Dornemont ne viendrait pas, car l'heure du train était passée. --Avec le temps qu'il fait depuis ce matin, cela n'a rien d'étonnant, répondit madame Haton. Si nous n'avions pas été décidés depuis longtemps, Sylvain et moi, à venir aujourd'hui, coûte que coûte, nous aurions choisi notre journée. Le cliquetis très-connu d'un attelage se fit entendre au bas du perron. --Papa! cria Lucien en se précipitant au bas des genoux de Sylvain. Célie devint un peu pâle. Si c'était Dornemont, cette arrivée, en de telles circonstances, ne présageait pas grand'chose de bon. Elle se leva et souleva le rideau de la fenêtre. C'était vraiment Valéry; debout sous la pluie, il donnait ses ordres à son cocher. Mais l'équipage ne semblait pas fatigué de la longue course, comme il eût dû l'être s'il était venu de Paris. Quelques taches de boue maculaient à peine le vernis éclatant de la caisse, et le cheval, loin d'être couvert d'écume, semblait impatient d'aller plus loin. Célie poussa un léger soupir et se retourna vers ses hôtes. --C'est mon mari, en vérité, dit-elle: il mérite quelque récompense pour être venu de si loin par ce temps. Elle avait laissé tomber les mots «de si loin» comme si sa bouche reculait devant le mensonge. Moilly la regardait; elle détourna la tête. --Bébé, dit-elle, va embrasser papa. L'enfant courut à la porte, et son père le reçut dans les jambes au moment où il entrait. --Fais donc attention, petit! lui dit-il avec un peu d'humeur. Il se pencha néanmoins pour l'embrasser et distribua nsuite des poignées de main autour de lui. Célie inclina la tête pour recevoir un baiser sur le front, et Antoinette présenta hardiment ses deux joues. --Tiens, fit Valéry en apercevant Brice, vous voilà? Charmé de vous voir enfin chez nous. Beaucoup de mérite, ce garçon-là, dit-il à Célie, beaucoup, et de la modestie. Et puis un drôle de caractère! Il travaille sans y être forcé! C'est ca qu'on ne voit pas souvent! Sylvain rougit. Madame Haton, glorieuse, rayonnait comme une pivoine épanouie. --Penseriez-vous, monsieur, dit le jeune homme, que ce soit honorable de ne rien faire, lorsqu'on a reçu l'éducation nécessaire et qu'on a le goût de la science? --Honorable ou non, mon cher, c'est ce que fait presque tout le monde. Du diable si je travaillerais, moi, si je pouvais rester à ne rien faire. Il passa la main sur son front et regarda autour de lui d'un air harassé. --Pourquoi travaillez-vous? demanda madame Haton; riche comme vous l'êtes, vous avez bien le droit de vous reposer! --Riche!... s'écria Dornemont avec amertume. Est-ce qu'on est jamais riche dans les affaires? Aujourd'hui, cela monte; demain, cela descend, comme les bennes d'une mine; et si l'on n'était pas toujours là pour surveiller les hauts et les bas, ce serait du propre! Il n'y a que dans le commerce, voyez-vous, qu'on peut se retirer, comme disent les _Petites Affiches_, après fortune faite! Mais dans les affaires, ce n'est pas cela... Il parlait fiévreusement, presque avec rage. Célie connaissait bien cet état d'esprit-là. C'est celui qui suivait les grandes pertes à la Bourse, ou qui précédait des dépenses absurdes qu'elle avait tant de fois vainement essayé d'enrayer. Depuis longtemps elle se taisait, ayant reconnu que toute intervention de sa part avait pour résultat d'exagérer la disposition de Valéry à faire d'éclatantes et coûteuses folies. Pendant le diner, Dornemont parla haut et beaucoup. On eût dit qu'il voulait se griser de ses propres paroles, et, par une étrange infraction à ses manières ordinaires, si réservées sur le sujet de ses entreprises, il parla de ses affaires. --Il y a une mine d'or, dit-il, dans un endroit que je connais des Pyrénées; si l'on pouvait trouver de l'argent pour l'exploiter, ce serait un rendement magnifique... --Donner de l'argent pour avoir de l'or, hasarda Sylvain Brice, il me parait que c'est une spéculation de nature à tenter les gens. Dornemont daigna sourire. --Naturellement, répondit-il avec une bienveillante condescendance; mais le diable, c'est que depuis quelque temps il s'est formé tant de sociétés, tant de commandites, de spéculations de tout genre, que le public ne distingue plus les mauvaises des bonnes. --A quoi, en effet, pourrait-on les distinguer? demanda Moilly. Dornemont n'avait pas entendu; Brice répondit à demi-voix: --Les bonnes affaires sont celles qui font gagner de l'argent à ceux qui les ont lancées: les autres sont mauvaises. Moilly regarda le nouveau venu avec une curiosité amusée. Ce garçon n'était vraiment pas le premier venu; et puis, ne fallait-il pas un certain courage pour parler ainsi de corde dans la maison d'un pendu? Mais Dornemont n'y avait pas pris garde; Antoinette venait d'engager avec lui une de ces guerres de menues taquineries qui avaient le don de secouer l'humeur maussade de ce beau-frère inégal. L'escarmouche terminée au milieu d'un rire général, on passa au salon pour prendre le café, et Dornemont emmena les jeunes gens dans le fumoir. --Voilà, mon cher! dit-il en allumant un cigare. Je ne comprends pas qu'on s'amuse à vivre piètrement de ses rentes à quatre pour cent, lorsque avec un peu d'audace et d'énergie on peut si facilement tripler son capital... S'il n'y a pas d'indiscrétion, Moilly, peut-on vous demander dans quoi sont vos fonds? --Des immeubles principalement, répondit l'interpellé; j'ai quelque part une forêt qui me rapporte, bon an, mal an, une cinquantaine de mille francs de rente, et ne vous en déplaise, je ne la troquerais pas pour n'importe quelles actions. C'est honnête et fidèle, la terre; pourvu qu'on la serve un peu comme elle le désire--et, encore, si peu!... elle vous donne tout ce qu'elle a de meilleur, sans marchander. --Oui, fit Valéry, cela, en effet, c'est solide. Mais une forêt qui donne cinquante mille francs de coupes, quel joli capital! avec cela, on monterait une société superbe... Moilly se mit à rire tranquillement, d'un beau rire tranquille, où n'entrait ni menace ni dédain, mais seulement le plaisir qu'éprouve un honnête homme à voir passer chez son voisin le bout de l'oreille, mal couverte. --C'est un bien patrimonial, dit il; j'ai juré moralement à feu mon vieil oncle qui m'institua son héritier de n'y laisser entrer la main de l'homme qu'avec une hache de bûcheron. --Vous n'avez pas que cela? fit Dornemont en fronçant un peu le sourcil. Il était absorbé par son idée au point de ne pas s'apercevoir de ce que son insistance pouvait offrir de déplacé. --J'ai des valeurs mobilières, au porteur, répondit nettement Moilly. Ma fortune est ce qu'on appelle une fortune équilibrée. Tant en terres, tant en valeurs; comme cela, on est à l'abri des coups du sort, autant du moins qu'on peut jamais s'y croire. Vous devriez faire comme moi, Dornemont. Un jour que la chance vous aura favorisé, vous devriez acheter des terres, pour votre fils; ce serait l'avenir. Et--je vous demande pardon de m'immiscer dans vos affaires, mais vous venez de me donner l'exemple de la confiance--vous devriez constituer à madame Dornemont un capital, quelque chose de sûr, afin que, si vous étiez atteint par quelque revers--ce que je ne vous souhaite pas, vous le savez--votre famille fût à l'abri. Valéry resta un instant silencieux. L'idée d'un revers l'avait frappé comme un glas funèbre, parce que, depuis quelque temps, il y songeait fréquemment. À certains moments de la vie, tout semble vous sourire; à d'autres, tout tourne contre vous. La chance qui avait protégé les nouvelles amours de Dornemont s'était brusquement métamorphosée, non pas en un guignon bien avéré, mais en une période d'incertitudes plus pénibles peut-être qu'un coup franchement redoutable. C'étaient depuis quelque temps, au lieu de certitudes, des promesses vagues; au lieu d'entreprises bien déterminées, c'étaient des propositions basées sur rien, ou à peu près rien. Et, comme pour narguer l'heureux Dornemont, qui continuait à porter ce surnom flatteur, à côté de lui, il y avait des gens qui faisaient des affaires d'or. --Des affaires d'or, pensait-il, et ils sont malhonnêtes! Et ils empochent l'argent, sachant très-bien qu'ils s'enrichissent de la ruine prochaine de ceux qui ont confiance en eux! Tandis que moi, qui agis loyalement... La conscience de Dornemont ne releva point cette parole. Il avait jusque-là agi loyalement, en effet, autant qu'on peut le faire dans une lutte où il s'agit de vaincre ou de périr. Tout à coup, l'écho des paroles de Moilly vibrant encore à ses oreilles, il s'éveilla comme d'un rêve, sans se rendre compte du temps pendant lequel il avait gardé le silence et qui lui paraissait horriblement long. --L'épargne, dit-il d'un air distrait; oui, vous avez raison, ce serait prudent; j'y songerai. Moilly sourit, en secouant la tête négativement. --Et vous? fit Dornemont en se tournant vers Sylvain Brice. Ah! si l'un ou l'autre avaient pu deviner combien cet homme avait besoin d'argent en ce moment précis! Quel intérêt énorme il eût donné pour le prêt de quelques poignées de billets de banque! Après avoir brassé des millions d'affaires, sur lesquelles il avait des commissions de plusieurs centaines de mille francs, Dornemont se trouvait actuellement empêché de payer des sommes dérisoires à des gens qui en avaient besoin et qui insistaient maladroitement, avec acharnement.--Et puis cette maison, qu'il avait achetée à madame Brazenyi, et dont le payement se rapprochait... --Moi? fit Sylvain, je n'ai pas grand'chose, et, cela étant, j'ai si peur de le perdre, que je n'ose pas y toucher. Dix ou douze mille francs de rente, ce n'est rien dans votre monde. Enfin, j'espère m'enrichir quelque jour. Si vous arrangez votre affaire des mines d'or, employez-moi, Dornemont, je vous fais serment d'être un bon ingénieur. --Très-bien, c'est entendu, répondit Valéry en reprenant son sourire olympien. Les angoisses qui l'avaient déchiré depuis plusieurs jours venaient de se dissiper tout à coup: son parti était pris, il irait de l'avant. Lorsque les hôtes se furent séparés, Dornemont accompagna Célie jusqu'à sa chambre, et referma la porte derrière eux. C'était cette même chambre où, le soir de leur mariage, la jeune femme avait évoqué le souvenir de sa soeur Antoinette encore enfant, et qui lui était si chère. --Vous restez ce soir à la Prée! dit Célie en voyant Dornemont s'approcher de la cheminée, comme un homme qui s'installe. La pensée qu'il allait rester là lui était extrêmement désagréable; elle ne pouvait admettre que cet éternel voyageur, toujours absent, fût le maître de lui imposer sa présence, parce qu'une fois par hasard il n'avait rien de mieux à faire, n'étant pas réclamé ailleurs. Depuis quelque temps, elle lui avait su gré de se faire plus rare; étant donné ce qu'elle savait, cette discrétion de la part du mari infidèle lui paraissait chose correcte et digne. Allait-il perdre ainsi la considération toute relative qu'elle s'était mise à lui accorder? --Je reste ce soir, répondit Valéry; j'avais l'intention de m'en retourner, mais j'ai changé d'idée. Célie le regarda avec un peu d'inquiétude, et un soupçon très-vague traversa son esprit, le soupçon d'une chose qu'elle n'avait pas même entrevue, qu'elle ne voulait pas effleurer de sa pensée... Dornemont jaloux? De qui? Pourquoi? Jaloux! Quelle plaisanterie! Il n'en avait aucun droit. Jamais Célie, de près ni de loin, n'avait donné prise à la jalousie. Et cependant, le sang lui monta au visage, colorant d'un rose vif de carnation délicate et l'embellissant encore. Mais Valéry n'y prit point garde; il regardait droit devant lui une fleur du tapis qu'il ne voyait pas davantage. Il releva la tête et posa une question bien nette. --Moilly s'est expliqué? demanda-t-il. Le rose disparut des joues de Célie, qui devint d'une pâleur de cire. --Que voulez-vous dire? je ne comprends pas, fit-elle. Valéry réprima un geste d'impatience. --Depuis le temps qu'il vient ici, vous devriez pourtant savoir à quoi vous en tenir, fit-il d'un ton brusque, bien près d'être brutal. Qu'est-ce qu'elle en dit, Antoinette? Lui plaît-il? Soudain, Célie se rappela qu'en effet--oh! qu'il devait y avoir longtemps de cela, pour qu'elle l'eût à ce point oublié!--on avait dit que Moilly venait pour Antoinette... Comment cette chose si simple lui était-elle sortie de l'esprit? C'était la faute de Moilly, qui n'avait certes pas l'air d'un prétendant à la main de la jeune fille. La jeune femme se sentit le coeur soudainement soulagé, et le trouble qu'elle venait d'éprouver s'envola comme un nuage emporté par un coup de vent. --Je ne sais pas si Antoinette plaît à M. Moilly, répondit-elle; en ce qui concerne ma soeur, elle a pour lui beaucoup d'amitié, mais je ne pense pas que cela aille plus loin. Célie examinait le visage de son mari, et une sorte de crainte la prit; si devant cette affirmation, si peu précise pourtant, Valéry allait prier Moilly de faire ses visites plus rares? Elle en éprouverait un grand chagrin, elle le sentait d'avance. Au lieu de ce qu'elle prévoyait, le visage de son mari s'éclaircit. --Pas de demande en mariage, alors? dit-il d'un ton presque gai. --Cela m'étonnerait beaucoup de sa part, d'après ce que j'en peux juger, répondit-elle. Dornemont quitta la cheminée à laquelle il était accoudé et fit deux pas d'un air dégagé. --En ce cas, dit-il, tout va bien. Sa femme le regarda, étonnée. --Eh! oui! tout va bien. Antoinette a le temps de se décider, n'est-ce pas? Célie cherchait, dans son esprit, une question mal définie et difficile à formuler. --Est-ce que vous auriez appris, dit-elle lentement, quelque chose de défavorable sur le compte de M. Moilly? Dornemont parut tomber des nues, et il en tombait en effet. Entre le cours de ses idées et le cours des idées de sa femme, ils jouaient de bonne foi aux propos interrompus. --Que diable veux-tu que j'aie appris? dit-il. --Mais votre question pouvait faire supposer... --Ah! oui... Eh bien, non, ce n'est pas cela du tout. C'est par rapport aux affaires... tu n'y entends rien, tu le sais bien, cela ne t'intéresse pas. Il musa encore un instant, puis s'approcha de la fenêtre entr'ouverte. --Il fait beau maintenant: la nuit est fraîche... Bonsoir, ma chère amie. Je te dis adieu tout de suite, parce que demain matin je serai parti avant que tu sois éveillée. Il baisa la joue de sa femme et se dirigea vers la porte. --Et Bébé? dit-elle. --Ah! oui... Bébé, j'ai peur de l'éveiller. Tu l'embrasseras pour moi. Il s'en alla d'un pas alerte et gai, comme un homme déchargé du poids de ses soucis. Lorsqu'il fut sorti, Célie resta un instant comme une personne qui vient de s'éveiller en sursaut. Que signifiait tout cela? L'attitude de Dornemont était bien étonnante, mais ce qui surprenait le plus la jeune femme était peut-être les impressions qu'elle avait éprouvées elle-même pendant cette courte conversation, si peu concluante en apparence, et qui cependant, elle le devinait, avait changé quelque chose dans l'atmosphère qui l'environnait. --Je ne comprends pas, se dit-elle, pensive. Je ne comprends ni lui... ni moi... Aussi bien, cette vie de surprises perpétuelles me trouble l'entendement... Quand serons-nous tranquilles? Quand pourrais-je m'endormit le soir avec l'assurance que rien ne sera changé le lendemain? Elle ouvrit doucement la porte de la pièce voisine, où dormait le petit Lucien; dans l'ombre des rideaux, à peine éclairés par la veilleuse, il respirait paisiblement, dans ce sommeil admirable des enfants, fait de confiance et d'oubli. --Pauvre petit! pensa Célie, heureusement il ne sait pas, il ne s'inquiète de rien... Elle le regarda pendant un instant, se privant du plaisir de l'embrasser, afin de ne pas l'éveiller; bien des pensées allaient et venaient dans la tête et dans le coeur de la jeune femme, aussi confuses et aussi flottantes que les ombres projetées sur le mur par la flamme vacillante de la veilleuse. Tout à coup, un grincement de roues se fit entendre sur le gravier mouillé. --Qui donc peut arriver à cette heure? se demanda Célie, inquiète. Elle alla à sa fenêtre et regarda au dehors sans l'ouvrir. Deux brillantes lanternes de voiture décrivirent un demi-cercle en s'éloignant du château, puis l'équipage franchit la grille, qui se referma sans bruit. Les lanternes filaient maintenant sur la route qui montait du côté opposé à la gare. Elles se dirigeaient à travers la nuit vers une maison que Célie n'avait jamais vue, mais qu'elle connaissait bien. On ne peut pas empêcher les vérités odieuses d'arriver à ses oreilles. Si décidée qu'on soit à ne jamais permettre à un propos de ne pas franchir le seuil du logis respectable et respecté, on ne peut pas ignorer ce que tout le monde sait autour de vous. On l'ignore longtemps, et puis, un jour le hasard vous met sur une piste. On se dit: Je ne veux pas penser à cela; on n'y pense pas, et, malgré tout, un jour, la vérité éclate. Elle passe par une porte ouverte, que les causeurs croyaient fermée; elle passe par-dessus un mur de jardin, un beau matin d'été, pendant que la châtelaine regarde les pêches de son espalier. C'est ainsi que Célie avait appris l'existence du petit château Louis XVI; c'est par les gros propos de deux aides-jardiniers qu'elle avait su pourquoi le cheval de Valéry n'était pas fatigué, alors qu'il passait pour venir de Paris. C'est ainsi qu'elle avait reconnu madame Brazenyi dans cette femme «rousse, qui avait l'air d'une étrangère», décrite par des paysans sans malice. Et c'est pour cela qu'en voyant courir les lanternes sur la côte, Célie sentait son coeur se gonfler de colère et presque de rage. Il s'en allait nuitamment, comme un voleur, après lui avoir annoncé qu'il resterait; ses domestiques étaient dans le secret, et la trompaient, de concert avec ce bizarre mari! Certes, si quelqu'un avait démontré à Valéry la singulière situation qu'il faisait à sa femme vis-à-vis de son personnel de serviteurs, il se fût fort trouvé penaud et se fût probablement mis en colère, ce qui, dans de semblables circonstances, parait-il, arrange tout. Mais il y a des situations dont on ne peut pas sortir de façon à contenter tout le monde et soi-même. Il s'en allait vers la femme qui, pour lui, à l'heure présente, était l'incarnation de son rêve de plaisir; rien de plus naturel, et Célie était trop accoutumée à ces aventures pour s'en formaliser. Mais dans ce voisinage si proche, il y avait quelque chose de particulièrement outrageant; on eût dit que la maîtresse s'était volontairement placée ainsi en face de la femme légitime, pour mieux lui affirmer qu'elle la bravait sans scrupule! L'air de la nuit souffla un peu de fraîcheur sur les joues de Célie, embrasées par l'indignation, et en même temps les deux lanternes disparurent au tournant d'un bois. C'était derrière cette colline que se trouvait la maison où Valéry était attendu. --Qu'importe? pensa la jeune femme. Celle-là ou une autre? Eh bien, non! ce n'était pas la même chose. Celle-là était plus désagréable, plus insultante, plus difficile à supporter. --Je n'y veux point songer! se dit-elle, en fermant la fenêtre avec une décision bien arrêtée. Mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi il a changé d'humeur tout à coup, lorsqu'il a appris qu'Antoinette ne paraissait pas disposée à épouser M. Moilly. Qu'est-ce que cela pouvait lui faire? Elle chercha quelques instants, sans parvenir à trouver une explication; puis elle se dirigea vers Bébé, pour le regarder encore une fois avant de s'endormir elle-même. Bébé s'était retourné, et son joli visage se trouvait dans la faible lumière de la veilleuse. Ses cils noirs étaient si longs, que la jeune mère se pencha sur lui, croyant qu'il avait les yeux entr'ouverts; deux ou trois fois elle se trompa de même, et son coeur se fondit de joie à la vue de son cher enfant, si beau, si bon, qui l'aimait tant... On ne sait pourquoi, dans cette résignée s'éleva tout à coup un grand souffle de révolte passionnée. Célie se laissa glisser à genoux contre le petit lit, et, cachant sa tête dans les couvertures, elle pleura amèrement, secouée par les sanglots. --O mon enfant! disait-elle tout bas, mordant le drap pour s'empêcher de crier tout haut, tu es tout pour moi! Tu me tiendras lieu de tout! tout! tout! Je n'ai que toi, mon fils, je n'aurais jamais que toi! Rien dans la vie, rien pour moi, excepté ton amour! O mon Lucien, tu aimeras ta mère, n'est-ce pas? Tu l'aimeras assez pour la consoler de tout le reste, ta pauvre mère seule, isolée, abandonnée, aussi seule et aussi abandonnée que le serait un orphelin. Dans son adjuration passionnée, elle ne sentait pas que ses sanglots secouaient la frêle couche du petit dormeur. La tête cachée dans les couvertures, Célie avait oublié tout, en proie à l'un de ces accès de désespoir où la vie elle-même ne compte plus pour rien. L'enfant s'éveilla tout à coup, et, avec une intuition étrange, fort au-dessus de son âge, mais moins rare qu'on ne le pense chez les enfants délicats très-aimés de leur mère, il comprit qu'il ne devait pas avoir peur. Se soulevant un peu sur le coude, il regarda la tête inclinée près de lui, dont il ne voyait que les cheveux noirs, et il étendit sa petite main sur les nattes soyeuses. --Maman, dit-il, Bébé est là! Qu'avait-il pensé en la voyant ainsi abîmée dans la douleur? Quelque histoire de mère pleurant son enfant perdu avait-elle éveillé un écho dans sa petite tête? Qui pourrait le savoir? Mais il parla avec cet accent de protection, de consolation, qui paraît quelquefois si singulier dans la bouche des enfants de cinq ou six ans. --Mon cher petit! s'écria Célie, frappée de terreur, et se relevant à demi pour le prendre dans ses bras. --Bébé est là, maman! Pourquoi pleures-tu? Est-ce que tu as eu peur? Oh! les yeux de cet ange! Des yeux d'enfant innocent, et presque des yeux d'homme protecteur! Célie sentit, dans un emportement de passion maternelle, que l'enfant était sa sauvegarde contre les chagrins, les appréhensions, et... quoi encore? Elle l'ignorait elle-même, mais sans savoir de quoi, elle se sentit sauvée. --Tu as peur? reprit le petit garçon en passant ses mains fraîches sur le visage baigné de larmes de sa mère. --J'ai rêvé, répondit Célie en revenant à elle. J'ai rêvé qu'on m'avait pris mon petit garçon, et cela m'a fait de la peine; mais c'est fini. --Oui, c'est fini, répéta l'enfant en se laissant glisser sur son oreiller avec un peu de fatigue. Emmène-moi dans ta chambre, nous dormirons ensemble, et comme cela tu n'auras plus peur. Sans répondre, Célie appuya ses mains sur le petit lit de fer, qu'elle roula facilement près du sien. Il avait raison, le cher petit, le sauveur, l'enfant; qu'elle l'eût auprès d'elle, et cette chère présence chasserait tous les chagrins, tous les doutes, toutes les craintes. Quelques instants après, bien embrassé, bien caressé, Lucien s'était rendormi. Mais, depuis cette nuit, plus d'une fois il lui arriva de s'éveiller en sursaut, et, le coude appuyé sur l'oreiller, la tête levée, d'écouter dans le silence de la chambre close la respiration de sa mère endormie. XIX Dans la nuit, sous les branches mouillées, qui laissaient tomber de temps en temps sur lui une pluie serrée de grosses gouttes froides, Dornemont s'en était allé vers la maison de madame Brazenyi. Le cheval allait vite, pressé par l'heure et aussi par le froid, peut-être un peu épeuré à la vue de son ombre sur la route, dans la grande clarté des lanternes brillantes. Parfois, il avait envie de faire un écart violent, tant cette course nocturne inquiétait ses nerfs tendus; mais la question du fouet le retenait, faisant passer sur son échine polie de petits frissons qui secouaient ses harnais. La main qui tenait les rênes était nerveuse aussi; seul, le groom assis derrière Valéry, les bras croisés, se tenait impassible, doucement bercé, sous sa gravité apparente, par une irrésistible envie de dormir. La main de Dornemont retenait le cheval ou lui, donnait carrière avec moins d'attention à la route, peut-être, qu'il ne l'eût fallu. Ce n'était pas son oeil qui cherchait dans les ténèbres épaisses le meilleur chemin à suivre, c'était son cerveau surmené qui serrait ou lâchait capricieusement le mors de la bête ombrageuse. Dornemont ne pensait ni à la demeure qu'il venait de quitter, ni à celle qui allait le recevoir: il pensait à une chose impalpable, nuisible, un fantôme semblable à tous les fantômes en cela qu'il éveille les plus cuisantes terreurs, qu'il existe sans exister, et que, création de l'imagination humaine, il est devenu plus terrible que les plus horribles monstres existants: c'était l'échéance. L'échéance, depuis plusieurs jours et plusieurs nuits, avait été la pensée constante, implacable, de Dornemont. Pour la première fois de sa vie, il s'était trouvé dans l'impossibilité de faire face à ses engagements. Jusque-là, grâce à des compromis, des atermoiements, grâce surtout à la chance inouïe qui avait fait de lui l'heureux Dornemont, Valéry n'avait pas connu d'une façon sérieuse et réelle le souci de l'échéance. Cette fois, il n'y avait pas à dire, l'heure était venue, il fallait payer. Avec quoi? Que de fois, en des circonstances à peu près semblables, quoique moins lourdes, Dornemont s'était promené sur les boulevards, son stick à la main, ne sachant aucunement de quel côté lui viendrait le secours, mais pleinement convaincu que le secours viendrait! Et il était venu, de la façon la plus imprévue; drôle parfois à faire éclater de rire en même temps celui qui l'attendait et celui qui l'apportait; parfois sérieux comme le notaire cravaté de blanc qui l'avait dans sa serviette de maroquin; parfois honteux et embarrassé comme l'ancien camarade qui confiait timidement à Dornemont ses petites économies, en le priant de leur faire rapporter quelque chose. Il était venu de partout, ce secours mystérieux, comme si une providence joueuse elle-même l'eût poussé à point nommé vers un joueur préféré, et il était venu toujours. Cette fois, rien, et l'échéance était dans trois jours. Dornemont s'était senti touché au fond de son être, comme si l'impassible sonde d'un chirurgien s'était introduite froidement dans sa chair blessée. Quoi? la chance l'abandonnait? Est-ce qu'il allait être obligé de pourvoir lui-même à ses besoins, alors que jusque-là la chance s'en était chargée si bonnement? Lorsqu'il avait quitté Célie, il croyait avoir pris son parti d'une chose qu'il était résolu à faire. Les circonstances aidant, cela lui avait paru tout simple. Et puis, dans la nuit, c'était devenu plus difficile. On ne franchit point certains pas sans un peu de trouble; avant de commettre une action blâmable, on trouve de bonnes raisons pour se prouver qu'elle ne l'est pas. Ce que voulait faire Dornemont lui avait paru tout naturel, une demi-heure auparavant... maintenant, à la réflexion, il n'en était plus de même. Et puis, qui sait? encore trois jours... d'ici trois jours, le secours viendrait peut-être. Que de fois il était venu à la dernière heure! Oui, mais alors Valéry avait eu confiance dans son étoile, et maintenant il se voyait enguignonné! C'était Rosa qui lui portait malheur. Cela, il le savait à n'en pas douter. Du jour où elle était rentrée dans sa vie, ses affaires avaient commencé à aller mal, il s'en était aperçu tout de suite. Avec toute autre femme, les choses n'eussent pas tiré en longueur. Sans se donner même la peine d'être galant ou seulement poli, Dornemont eut envoyé un souvenir avec un adieu, l'un portant l'autre; mais celle-ci, il l'aimait. Et puis, elle avait parfois une manière de parler qui l'inquiétait. Le beau, l'heureux Dornemont, avait trouvé son maître. Lui qui se vantait de n'avoir jamais attendu près d'une belle, lui qui se faisait une loi d'éviter tout ce qui pouvait ressembler à une liaison sérieuse, lui enfin qui proclamait hautement n'avoir jamais aimé, parce que, disait-il, aimer, c'est faire dépendre son bonheur de l'existence ou de la volonté d'autrui, et le bonheur ne doit dépendre de personne, il avait par instants peur de n'être pas aimé. Il sentait que cette femme lui était nécessaire, et il avait peur qu'elle s'en allât; il n'était jamais bien sûr de la retrouver après l'avoir quittée; elle avait une façon de l'embrasser en lui disant au revoir, qui lui faisait toujours craindre que cet au revoir ne fût un adieu. Il avait essayé de se dégager. Il n'avait pu. Toujours prudent, et au fond très-rusé, il avait prétexté un voyage indispensable, et il était resté quatre jours sans la voir. Alors, affolé à la pensée qu'elle avait peut-être profité de cela pour s'en aller, il était revenu, indifférent en apparence, mais au fond saisi, mordu, broyé par la force irrésistible de cette charmeresse. Non qu'elle fût plus belle, plus intelligente que nombre de femmes qui n'avaient pu le retenir, mais d'un amour inférieur, sensuel, le seul qu'il pût connaître, il l'aimait! C'est pour cela qu'il la comblait de cadeaux et de prévenances. Après bien peu de jours, lorsqu'ils avaient senti qu'ils pouvaient ne pas se gêner l'un devant l'autre, il avait vite trouvé le fond de cette nature perverse, pareille à ce qu'il en avait deviné, et c'est précisément parce qu'il ne pouvait compter sur aucun sentiment élevé, sur aucun dévouement, qu'il essayait désespérément de l'attacher à lui. Les affaires allaient mal, c'était vrai; mais si Dornemont avait mis dans ses affaires tout l'argent qu'avait englouti le petit château Louis XVI, avant même qu'un seul louis eût été versé sur le prix de l'immeuble, Dornemont n'eût point été tourmenté avant la question de l'échéance, et peut-être même point pour celle-ci. La maison endormie n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres, lorsqu'un coup de vent passa dans les sorbiers qui dépassaient le mur du parc, et fit pleuvoir un véritable torrent d'eau glacée sur la croupe du cheval. Celui-ci, déjà nerveux, se jeta de côté, si inopinément, que Valéry eut à peine le temps de le retenir. Irrité de toute marque d'insubordination, il prit le fouet et en cingla vertement le flanc de la bête effrayée, qui se cabra deux fois, et prit un galop enragé. Devant la grille fermée, le cheval recula si malheureusement, qu'une roue alla heurter la borne; après deux ou trois faux mouvements, la pauvre bête finit par tomber à deux genoux sur un lit de cailloux placé là le jour même. --Je parie qu'il s'est couronné, dit Valéry avec un juron; prenez-le par la bride et entrez avec lui, ajouta-t-il en sautant à bas et en aidant le domestique à le relever. Vous viendrez tout à l'heure me dire ce qu'il en en est, mais je parie bien qu'il s'est couronné. Il passa vivement par la petite porte, dont il avait la clef, et entra dans la maison. --C'est toi! fit Rosa en se soulevant un peu de son oreiller, pour le voir. Tu as donc réussi? --Oui et non, répondit-il. Nous en parlerons plus tard. Elle s'assit sur son séant avec un mouvement d'impatience. --As-tu l'argent? demanda-t-elle. --Non. --Eh bien, alors? --Je sais où en prendre. --Sans frais? --Sans frais. Il avait l'air sombre, mais elle savait comment s'y prendre pour le distraire. --Allons, viens dormir. Tu as l'air fatigué! dit-elle en se laissant retomber. Le domestique gratta discrètement à la porte. Valéry alla ouvrir. --Eh bien, quoi? dit-il sur le seuil: couronné? --Oui, monsieur. --Très-bien; ça fait deux cents louis de perdus. Vous pouvez aller vous coucher. Vous direz qu'on m'éveille demain à sept heures. Je vais à Paris avec la jument baie. --Il faut que tu ailles à Paris de si bonne heure? demanda Rosa d'un ton câlin, quand elle le vit revenir vers elle après qu'il eut fermé la porte. --Parbleu! avec une bête qui fait ses deux lieues à l'heure, comme un cheval de fiacre... Décidément, je n'ai pas de chance. --Mais si, grand nigaud, puisque tu n'avais pas d'argent et que tu en as trouvé. Allons, viens, il est tard. Le lendemain matin, entre dix et onze heures, Valéry ouvrit la porte de son cabinet de travail, dans le vaste hôtel du parc Monceau, peuplé de pousses blanches qui avaient l'air de fantômes. Après avoir soigneusement fermé la porte, il avait fait quelques pas, lorsqu'il se ravisa et donna un tour de clef; ensuite il se dirigea vers son coffre-fort, dont il fit jouer les ressorts. Il y avait beaucoup de papiers dans ce coffre-fort, et Valéry en toucha quelques-uns d'une main distraite. --Tiens, dit-il, l'Alliance bourgeoise; ça n'avait pas donné grand'chose dans le temps, on pourrait peut-être le reprendre; il faudrait voir à cela. Le vieux Maxand Louvelot avait dit que c'était une valeur de tout repos... Le fait est que ça n'a pas bougé... Il ouvrit un tiroir où se trouvaient quelques billets de banque et deux ou trois rouleaux d'or. C'était tout. Depuis des années, il n'avait pas vu sa caisse si peu garnie. Avec un geste de rage il referma le tiroir, puis il resta un instant immobile. Enfin, avec beaucoup de lenteur, comme pour se prouver à lui-même qu'il agissait en toute sécurité de conscience, il ouvrit un autre compartiment et prit un portefeuille qu'il soupesa dans sa main, et le déposa sur son bureau. Il ouvrit ensuite un coffre-fort et le ferma, puis, retournant au portefeuille, il le regarda sans l'ouvrir. Il en connaissait bien le contenu; il savait quelles bonnes valeurs renfermait ce pli de maroquin. Il savait à vingt louis près ce qu'elles rapportaient annuellement, car c'était lui qui en détachait les coupons. Il savait aussi qu'on pouvait s'en servir comme d'argent comptant, et qu'elles feraient honneur à celui qui les recevrait comme à celui qui les donnerait. Il resta là quelques secondes, pesant dans son esprit bien des choses contradictoires; un instant même il fit un mouvement vers le coffre-fort, comme s'il venait y remettre ce qu'il venait d'y prendre, puis tout à coup il saisit le gros portefeuille, le mit sous son bras, enfonça son chapeau sur sa tête et se dirigea vers la porte. --Qui donc m'a enfermé? fit-il en secouant le bouton avec colère. Ah! je sais, c'était moi... Il sortit, l'air gourmé, plus roide, plus impassible qu'on ne l'avait encore vu. Ce qu'il emportait sous son bras, c'était la dot d'Antoinette. XX Gagner beaucoup d'argent, tout de suite! Racheter des valeurs équivalentes, car il avait bien fallu vendre celles-là; les racheter n'importe à quel prix! Antoinette ne connaissait pas ses numéros; qu'importait que les numéros fussent changés, pourvu que le compte fût le même! Beaucoup d'argent tout de suite! Le reste de la dot d'Antoinette y passa. Avec la frénésie des joueurs qui risquent leur va-tout, Valéry se risquait au hasard, comptant bien que sur la quantité d'affaires entreprises il s'en trouverait au moins une qui réussirait. Il s'en trouva, en effet; mais le résultat n'en fut pas meilleur pour cela. Lorsque Dornemont se voyait de l'argent dans les mains, à présent, il ne pouvait se priver du plaisir de le dépenser. La plupart des affaires de Bourse se faisant à terme, il était arrivé jusque-là à payer d'une main avec ce qu'il recevait de l'autre; rarement des sommes considérables s'étaient accumulées chez lui. Désormais, il ne pouvait plus en garder: on eût dit que l'argent comptant le gênait, et qu'il tenait à s'en débarrasser le plus vite possible. Or, chacun le sait, ce n'est pas cela qui est difficile. L'automne arriva très-vite, comme arrivent toutes les choses dont on n'a pas besoin. Malgré ses efforts pour retenir longtemps à la Prée sa famille, qui ne demandait qu'à revenir à Paris, Dornemont fut forcé d'avouer que l'humidité causée par les grandes pluies serait beaucoup plus supportable dans l'hôtel du parc Monceau que sous les ombrages dénudés du petit château. Lui-même n'était pas très-friand de longs trajets à travers la campagne, en cette saison inégale. Bien qu'il eût pris l'habitude de venir par le chemin de fer, à partir du moment où Célie était retournée à Paris, il n'aimait qu'à moitié ces courses souvent battues d'impitoyables averses, qui, malgré tous les imperméables du monde, le glaçaient jusqu'aux os. --Tu sais, lui dit un jour Rosa, je ne m'amuse pas prodigieusement ici; quand rentrons-nous à Paris? --Quand tu voudras, répondit Dornemont en tambourinant sur les vitres. --Quand je voudrai, c'est parfait, mais où? Valéry s'était posé cette question, maintes fois, et ne l'avait pas encore résolue. L'achat d'une maison de campagne avait été une imprudence, en ce sens que Rosa ne voudrait plus vivre dans un appartement; c'était la chose la plus claire du monde. Acheter un petit hôtel, pas loin du parc Monceau, voilà ce que Dornemont se devait à lui-même, et il ne devait pas moins à la belle maîtresse qui lui ferait tant d'honneur. Mais acheter c'était dur, étant donné les circonstances présentes... Rosa s'assit sur une chaise, bien droite, la tête levée, les yeux mauvais. --J'ai été à Paris, dit-elle d'un ton sec, et j'ai trouvé mon affaire. --Ah! fit Dornemont, qui resta, s'il est possible, plus glacé qu'elle-même. --J'ai trouvé un petit hôtel, rue Legendre, à louer ou à vendre, pas cher. Le visage de Valéry demeura immobile. De temps en temps il avait même avec elle des moments d'empire sur lui-même vraiment extraordinaires. --A louer quinze mille; à vendre deux cent cinquante mille. On l'aurait peut-être pour deux cents. Seulement il faudrait se presser: il y a plusieurs amateurs. --Est-ce meublé? demanda Valéry. Elle haussa les épaules. --Tu n'y penses pas? fit-elle. Meublé, pour ce prix-là, à Paris! Mais, mon cher, il faudrait qu'on l'eût volé! --C'est juste, fit Dornemont. Avec écurie et remise? --Naturellement. En ce moment elle avait l'air si agressif que son amant agita pendant deux secondes une résolution suprême: se débarrasser d'elle immédiatement, sous un prétexte quelconque, réaliser ainsi une économie prodigieuse et rentrer dans sa vie normale où les maîtresses de passage lui coûteraient assurément moins cher. Il descendit au fond de lui-même et se demanda s'il pouvait se passer d'elle. Il hésita, et finalement reconnut que c'était impossible. --A quoi penses-tu? lui dit Rosa, qui, tout impénétrable qu'il fût, se doutait de la vérité. Il la regarda, et tous deux se mesurèrent. Tout à coup, il sentit qu'elle l'avait deviné, et cette idée lui fit l'effet d'une brûlure de vitriol. Pénétré, lui, Dornemont, au moment où il songeait à faire des économies! Quelle honte! c'était à ne jamais s'en relever s'il avait le malheur de donner la moindre apparence de raison à ce soupçon odieux. --Je me demandais quel tapissier il fallait choisir pour l'ameublement de ton hôtel, dit-il; après tout, je crois que tu ferais bien de prendre Goffin. C'est encore celui qui a le plus de cachet; seulement ne t'en rapporte qu'à toi même; il y a quelque part, je te donnerai l'adresse, des étoffes du Japon, brodées or et soie, dont tu devrais tendre ton petit salon. Les traits de Rosa s'éclairèrent. --Vous êtes un prince, monseigneur, dit-elle en lui tendant sa main, qu'il baisa. Dornemont tout entier était dans cette courte scène. Il avait essayé de se défaire d'une chose onéreuse; n'ayant pas réussi, il dépensait tout d'un coup, par bravade, le double de ce qui était nécessaire. L'hôtel fut acheté. Cette fois il fallait payer comptant, mais Valéry ne fut pas embarrassé. La Prée était un joli domaine, vierge d'hypothèques, sur lequel il obtint presque toute la somme nécessaire; le reste lui fut fourni par une petite affaire, qui promettait d'en amener d'autres. Quant au tapissier, on le payerait plus tard. L'ameublement fut une merveille, le goût un peu exotique de madame Brazenyi ne put y trouver à redire: elle se rattrapa sur son salon japonais, qu'elle fit si somptueux qu'on avait peur de s'y asseoir. --Pour qui ces meubles? demandaient les visiteurs qui parcouraient les ateliers du tapissier avant que la livraison en fût faite. --C'est pour une dame... Madame Brazenyi. --Ah! oui, Dornemont, disaient les initiés avec un sourire. Heureux Dornemont, il ne se refuse rien! Le tout-Paris que Dornemont intéressait à ses faits et gestes sut bientôt qu'il avait acheté et meublé, pour la plus jolie femme de cet hiver-là, un hôtel fantastique, qui coûtait des sommes folles. Quelques-uns haussèrent les épaules; la plupart en rirent, et les plus sages froncèrent le sourcil. --Ça ne va déjà pas si bien, les affaires, dit quelqu'un. Il a essayé de remonter l'Alliance bourgeoise... --Eh bien? fit Roquelet qui contemplait du haut de sa philosophie les naufrages et les triomphes de la vie parisienne.. --Eh bien! ça vivotait, il a voulu lui faire un sort; ça n'a plus marché du tout. C'est tombé à plat, on n'en veut plus. Il y a encore perdu de l'argent, et pas mal. C'est étonnant comme il a du guignon cette année! Il va trop vite aussi, il finira par se casser le cou. Roquelet pensa à la jeune femme et au petit enfant qui ne se doutaient de rien, et qui vivaient tranquillement comme si leur sort était assuré. --Si Dornemont se cassait le cou, qu'est-ce qu'ils deviendraient, ceux-là? se demandait-il. Poussé par une inquiétude qui, il le voyait bien maintenant, n'était pas nouvelle dans son esprit, il s'en alla vers l'hôtel du parc Monceau. Toujours délicieuse, Antoinette, avec quelque chose de plus tendre, de plus doux, qu'elle n'avait pas autrefois. Toujours beau, fin et délicat, le bébé adoré. Toujours extrêmement jolie et distinguée, madame Dornemont, mais avec une expression singulière de trouble inconscient sur ses traits un peu amaigris. --Elle sait tout, pensa Roquelet. Après une demi-heure d'entretien, il fat persuadé qu'elle savait quelque chose, assurément, mais pas tout. Si elle avait su que la ruine pouvait être prochaine, elle n'aurait pas eu cette tranquillité aux choses matérielles. Non, l'orage était en elle, et point hors d'elle. --Voyons, se dit le sage, elle ne peut être jalouse de son mari, à l'heure qu'il est? Il glissa une plaisanterie sur Dornemont. Elle n'en parut point troublée. --Oh! oh! pensa alors Roquelet, c'est très-grave en ce cas! Je vais suivre cela de plus près. Dornemont entra. Dans ce milieu élégant et choisi Roquelet constata ce qu'il n'avait pas remarqué dans l'atmosphère un peu lourde du boulevard: c'est que le beau Dornemont s'était étrangement épaissi, alourdi, pour ainsi dire avachi. Il n'avait plus cette grâce à la fois câline, hautaine et conquérante avec laquelle, jadis, il gagnait aussi bien l'amitié des hommes que les suffrages des femmes; sa plaisanterie était moins fine et sa démarche moins légère. --Comme il a baissé vite! remarqua Roquelet. Cette femme le mène grand train. Elle n'espère pourtant pas hériter de lui, que diable! Invité à dîner, Roquelet resta. Cet intérieur dont il ne connaissait pas les dessous, et auquel l'attachait plus qu'un sentiment de curiosité, lui paraissait intéressant à plus d'un point de vue. Vers neuf heures, madame Haton fit son apparition. Antoinette, en lui disant bonsoir, regarda derrière elle, et son joli visage s'allongea un peu en voyant la porte se refermer. Une demi-heure après, la porte s'étant rouverte pour laisser entrer Sylvain Brice, le joli visage s'éclaira, et la jeune fille devint tout à coup gaie et brillante, d'éteinte et silencieuse qu'elle avait été dans l'intervalle. --Ah! vous, mademoiselle! se dit Roquelet, votre secret n'est pas bien compliqué. Eh mais, c'est gentil, d'aimer un monsieur qui n'est pas riche! C'est très-mignon, et cela mérite une récompense! Vous l'aurez, s'il plaît au ciel, dans l'amour de ce brave garçon qui n'ose pas vous dire un mot autrement qu'en face, parce que vous êtes trop riche... Mais vous n'êtes pas d'une timidité ridicule, mademoiselle Antoinette, et je m'en rapporte à vous pour arranger les choses. Son visage exprimait une approbation si béate, que la jeune fille, ayant par hasard levé son regard sur lui, faillit éclater de rire. Ce qu'elle vit dans les yeux de Roquelet l'arrêta soudain, et elle comprit, paraît-il, car elle rougit légèrement et vint s'asseoir sagement auprès de madame Haton, dont elle passa le bras sous le sien avec une tendresse filiale. --Très-bien, mademoiselle! dirent les yeux de Roquelet. Mais, de toute la soirée, Antoinette n'osa plus les rencontrer. Dornemont avait disparu, Moilly vint, très-tard, entre deux actes d'opéra, disait-il. En réalité il n'avait pas été à l'Opéra, comme Roquelet put s'en convaincre au moyen de la première question venue, insidieusement posée. --Il lui faut des prétextes pour venir à celui-là? se dit-il. Voilà qui est étrange. Un examen attentif apprit au curieux que Moilly était fort sur ses gardes auprès de Célie. Pour celle-ci, elle n'y entendait pas malice. Aucun trouble, aucune rougeur. Seulement plus d'expansion discrète et affectueuse; une sorte de rayonnement intérieur qui s'échappait d'elle, donnant à tout ce qui l'entourait un charme nouveau, une lumière attendrie. --Elle ne s'en doute pas! fut la réflexion du philosophe: pauvre femme, elle ne s'en doute pas! C'est ça qui mène loin! En l'avertissant, on lui rendrait service... et elle ne vous le pardonnerait jamais!... Et elle aurait raison, car on lui aurait ôté quelque chose de bien beau et de bien doux, sans lui donner rien à la place! Ma foi, tant pis pour Dornemont! Qu'il se gare. Et puis, avec cette petite femme-là, il ne court aucun risque... elle aimerait mieux mourir de chagrin... Si elle avait dû le traiter comme il le mérite, il y a beau temps... Là-dessus la pendule sonna minuit, et tout le monde se retira. Dans la rue, Moilly prit le bras de Roquelet. --Les affaires de Dornemont vont très-mal, n'est-ce pas? dit-il, un peu nerveux. --Je ne sais pas, répondit l'autre; mais je présume que cela va abominablement. --Pourquoi? --On n'a qu'à voir ce qu'il fait, parbleu! Il n'est pas besoin d'autres renseignements. Moilly fit quelques pas sans mot dire, puis, tout à coup, pressant le bras de son ami: --Cette femme et cet enfant me fendent le cour, dit-il. Saviez-vous qu'il a emprunté sur l'hôtel? --Sur la Prée, voulez-vous dire? fit Roquelet en s'arrêtant. --Non, sur l'hôtel que nous venons de quitter. --Pas possible! --Si fait, et en de mauvaises mains, les pires qu'on pût trouver! --Allons, cela va bien! reprit Roquelet. La Prée d'abord, ceci ensuite. Mais pourquoi s'en étonner? Ça ne pouvait pas finir autrement. Ils marchèrent côte à côte pendant un long moment. --Que faire? demanda Moilly; non pour lui, mais pour eux, pour ces victimes innocentes... --Rien! répliqua Roquelet avec un geste qui coupa l'air comme un coup de fouet. Rien pour un homme qui n'a jamais eu beaucoup de sens, et qui a perdu le peu qu'il en avait. --Mais pour eux, insista Moilly. --Rien pour eux... tant qu'il est là; il le leur prendrait. --Oh! --Parfaitement! Il a pris le mors aux dents, rien ne l'arrêtera plus que la chute définitive, et elle est certaine. Vous savez, vous, homme de cheval, qu'on n'arrête un cheval emporté qu'en le lançant sur un obstacle où il se brise, à moins qu'il n'en sorte sans une égratignure, cela s'est vu. Mais il faut le coup fatal qui réveille ou qui tue. Laissez aller Dornemont; ce ne sera pas long, allez! Alors on pourra quelque chose peut-être. En attendant, rien! --Vous êtes dur, fit Moilly. --C'est que je connais les hommes, et celui-là en particulier. --C'est cette misérable femme qui est cause de tout cela, reprit Moilly avec une fureur concentrée. Il se ruine pour elle... Roquelet fit un signe de dénégation. --Comment, s'écria Moilly, ce n'est pas elle?... --Non, répondit son ami avec une autorité qui n'admettait pas de réplique. Ce n'est pas elle qui a perdu Dornemont, c'est Dornemont qui s'est perdu lui-même, et sa perte ne date pas d'aujourd'hui. Ce n'est pas impunément qu'un homme, depuis le berceau, cède toujours à ses goûts, se fait des devoirs avec ses fantaisies, et ne veut reconnaître d'autre loi que celle de son caprice. Ce n'est pas une femme qui a perdu Dornemont; ce sont toutes les femmes qu'il a fait passer dans sa vie, se créant ainsi un besoin factice d'excitation et de laisser-aller malsain. Voyez-le chez lui, il s'y ennuie, parce qu'il est obligé d'y garder une tenue extérieure... Eh bien, mon cher, il en est de même de la tenue morale; il y a longtemps que celle-là a décampé, et ce n'est pas madame Brazenyi qui lui a ouvert la porte! Le mal était fait avant elle! Ce qui a perdu Dornemont, c'est son besoin effréné d'être riche, et surtout de le paraître. Si gloutonne que soit cette rongeuse-ci, elle n'aurait pas pu le dévorer s'il n'avait mis sa joie à la faire passer pour la femme la plus richement entretenue de Paris. Autrefois, il affichait sa fortune sur les épaules de sa femme légitime; maintenant, c'est la maîtresse qui lui sert de mannequin... C'est plus drôle, mais plus naturel, et, aubout du compte, ça n'est pas plus béte! Ils s'étaient arrêtés pour parler, ils reprirent leur marche vers le boulevard. --Comment cela finira-t-il? demanda Moilly. Roquelet fit un geste incertain. --Il y a bien des manières de finir; quelquefois, on en a vu faire un plongeon et reparaître... ça m'étonnerait de Dornemont, à cause de son amour-propre endiablé... --Oh! lui fit Moilly, ce n'est pas lui qui m'intéresse... Pensez que ces deux femmes n'ont ni parents ni amis sérieux. --Il y a madame Haton. --Mais elle n'est pas très-riche... --Et il y a vous... Les deux hommes se regardèrent dans les yeux. --Vous ne laisseriez pas ce petit sans une bonne éducation, n'est-ce pas? Il aura toujours des maîtres, et le lycée, et tout ce qu'il faut pour devenir un homme. Eh bien! cela suffit. Le reste s'arrangera sans vous. Ils se serrèrent fortement la main, à deux reprises, et, sans avoir échangé un mot de plus, s'en allèrent chacun de son côté. XXI --On dit que tu fais de mauvaises affaires, est-ce vrai? Madame Brazenyi, couchée sur sa chaise longue, dans son boudoir japonais, observait Dornemont entre les franges de ses cils baissés. --Moi! fit-il, quelle idée! Qui est-ce qui t'a dit ça? --Je ne sais pas; c'est un propos que j'ai entendu quelque part. Valéry, qui jouait avec le gland d'un fauteuil, tira dessus si fort, que le gland lui resta dans la main. --Ce sont mes ennemis qui font courir ces bruits-là, dit-il avec colère. Ah! si je pouvais les attraper... --Cela ne te servirait à rien, répliqua assez sagement madame Brazenyi. Pour deux qu'on attrape, on s'en fait vingt nouveaux, qui étaient les amis de ceux-là. Laisse-les donc tranquilles. C'est l'envie qui les fait parler. N'es-tu pas l'heureux Dornemont? Un pli d'amertume traversa le visage de Valéry. Rosa, qui l'observait toujours, continua sa petite guerre. Elle voulait en avoir le coeur net. --Est-ce vrai que tu as pris des hypothèques sur tes deux maisons? Cette fois, Dornemont se leva et, se redressant de toute sa hauteur, prit son air le plus officiel. --Je ne te parle jamais de mes affaires, de peur de t'ennuyer, ma chère, dit-il d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Je te prie d'avoir la bonté de faire de même pour le même motif. Elle s'était mise sur son séant et le regardait d'un air surpris. Elle se figurait le connaître à fond, l'avoir dans ses mains comme un pantin dont elle connaissait toutes les ficelles, et voici qu'il se permettait de témoigner de la résistance? Ce n'était pas exact qu'il ne lui eût jamais parlé de ses affaires. Plus d'une fois, au contraire, il avait énuméré complaisamment devant elle les bénéfices de telle ou telle spéculation; c'était de ses pertes qu'il ne lui parlait point, mais qu'importaient ces pertes passagères! Est-ce que la vie des affaires n'est pas faite de ces succès et de ces revers? L'important, c'est que les succès dominent. Il y avait donc un coin de Dornemont qu'il prétendait garder pour lui seul. C'était pour Rosa à la fois un danger et une offense. Elle prit à son tour un air fort digne, et tous deux gardèrent le silence. Dornemont boudait très-volontiers. Il trouvait commode le procédé qui consiste à ne rien dire, pendant que les autres font leurs petites réflexions et s'ennuient de ce silence prolongé. De plus, cela lui donnait le temps de digérer sa mauvaise humeur. En revanche, il ne pouvait souffrir la bouderie des autres, qu'il trouvait blessante d'abord, inquiétante ensuite. Aussi, en voyant que Rosa ne disait rien, il se leva et chercha son chapeau. Elle ne broncha point. Arrivé sur le seuil, il se retourna. --Au revoir, dit-il. --Au revoir, répondit-elle. Il espérait qu'elle allait lui sauter au cou, car il se croyait adoré; en voyant qu'elle restait insensible, il eut peur. Est-ce qu'elle ne l'aimait plus? Est-ce que ces bruits de ruine l'avaient détachée de lui? A cette pensée, l'égoïste Dornemont sentit tout à coup ses yeux s'emplir de larmes. Quoi! Il pouvait avoir tout donné à cette femme, pour qu'elle cessât de l'aimer au moment où il s'était le plus compromis pour elle! Cette ingratitude avait quelque chose de désespérant. Comme tous les êtres très-jouisseurs, Dornemont ressentait cruellement les atteintes à son bonheur moral, à ce qu'il se figurait être son bonheur moral. Il oublia complètement qu'un mois auparavant il s'était demandé sérieusement s'il ne pourrait pas quitter Rosa, et ne vit plus que l'horreur de la pensée qu'elle avait eue peut-être de le quitter. Si elle y avait songé, c'était abominable! Toutes ses réflexions avaient passé très-vite dans le cerveau de Dornemont; au lieu de refermer la porte sur lui, comme le commandait la dignité, il revint sur ses pas. --J'ai oublié mon portefeuille, dit-il, et il passa dans sa chambre à coucher. Rosa n'était point la dupe de cette innocente supercherie, qui lui livrait désormais son amant pieds et poings liés. Il n'avait pas le courage de s'en aller sur une brouille; donc, il tenait à elle. Au fond, elle aussi tenait à lui, dans la mesure de ses forces, à condition qu'il fît tout ce qu'elle voudrait. Il reparut aussitôt, le portefeuille à la main, et passa devant elle sans la regarder. --Valéry, dit-elle. Il s'arrêta. --Tu es bien nerveux, aujourd'hui! Pour la plus simple question, tu prends la mouche. C'est un prétexte, bien sûr! Et la vérité, c'est que tu ne m'aimes plus! Si c'est cela, il faut le dire! Je n'ai jamais voulu être à charge à personne; nous pouvons rompre sur-le-champ. Il se tenait immobile au milieu du boudoir, dont les splendeurs lui rappelèrent tout à coup ce que cette femme lui avait coûté. Vouloir rompre, lui, lorsqu'il l'aimait plus que tout! Excepté lui-même, bien entendu, mais il n'en savait rien. Ses nerfs vaincus se détendaient, et de grosses larmes roulèrent sur sa moustache; mais il se détourna pour qu'on ne les vît point. --Je ne te comprends pas, dit-il d'une voix contenue, en déguisant son émotion sous une gravité extraordinaire. Tu as certainement quelque motif pour me tourmenter. Je n'ai jamais eu la pensée de te quitter,--il était sincère en parlant ainsi, car il croyait à ses propres paroles,--je t'aimais plus que jamais, et c'est mal à toi de me causer des ennuis, précisément lorsque tu viens de te laisser dire que j'en ai d'autres. Rosa courut à Valéry, lui jeta ses bras autour du cou et le força à montrer son visage sur lequel se voyait le sillon récent de deux larmes. --Mon cher ange, lui dit-elle, tu ne m'as pas comprise du tout. Ce que j'ai dit, c'est parce que j'étais chagrine de la pensée que tu me cachais quelque chose. Est-ce que les ennuis et les joies, tout ne doit pas être commun entre nous? Penses-tu que c'est pour ton argent que je t'aime? Ne sais-tu pas qu'au contraire, si tu étais dans des embarras d'affaires, je me reprocherais de t'y avoir entraîné, en acceptant tout ce que tu m'as donné? Valéry se laissa conduire auprès de Rosa au bord de la chaise longue, et toute son énergie s'ébranla devant ces manifestations de tendresse. Il ressentit quelque chose d'analogue à ce qu'il avait éprouvé cinq ans auparavant, lorsque la beauté de Célie avait détendu ses nerfs irrités par la fuite de madame Brazenyi. De même qu'alors, son esprit, torturé par des soucis qu'il ne pouvait révéler, se ploya entièrement. Seulement, autrefois, c'était sa femme qui l'avait consolé de la trahison de sa maîtresse; aujourd'hui, c'était sa maîtresse qui le consolait des trahisons de la fortune. --Vois-tu, dit-il en appuyant sa tête sur l'épaule de Rosa, la vie que je mène est horrible. N'être jamais sûr du lendemain, se dire qu'une chose dont on n'a pas l'idée et qui se passe au bout du monde peut arrêter toutes vos affaires et vous mettre dans l'impossibilité de sortir du pétrin, cela vous casse bras et jambes à de certains moments. Suppose une guerre, une épidémie, je ne sais quoi encore, il n'y a plus moyen de rien faire! Les gens qui sont là-bas ne vous payent plus, et ceux qui sont ici veulent être payés. Vraiment, c'est un métier de galérien! Rosa le consola avec quelques banalités, des vérités de La Palisse qu'on trouve toujours pour venir en aide à un homme qui se désole. Au fond, ce qui importait à Dornemont, c'était la musique de l'air, plus que les paroles. Il voulait être choyé, caressé, bercé; ce grand enfant avait besoin de tendresse; elle lui en donna tant qu'il en voulut. --Eh bien, dit-elle, quand il se fut apaisé et qu'elle lui eut essuyé les yeux avec son mouchoir brodé, puisque les affaires vont mal, sais-tu ce qu'il faut faire? Il la regardait attentif. --Il faut faire des économies. Tu as un train de maison trop considérable; trop de chevaux, trop de voitures, trop de domestiques, il faut réduire tout cela. Vois ici, je vis avec une cuisinière, une femme de chambre et un cocher. Es-tu bien sûr qu'il n'y ait pas de coulage dans ta maison? Valéry ouvrit de grands yeux. Pour cela, il n'en savait absolument rien. Célie s'arrangeait à sa guise. Il lui avait toujours donné autant d'argent qu'elle en voulait. --Il faudrait voir à cela, reprit la bonne conseillère. Je suis sûre que, si tu voulais, tu réaliserais de sérieuses économies. Dornemont ne répondit rien, et Rosa n'insista pas. Elle connaissait la force de la semence abandonnée à elle-même dans un terrain fertile. Trois jours après, Célie frappa à la porte du cabinet de travail de son mari. Elle avait eu soin de s'assurer d'abord qu'il était à la maison, précaution utile, car désormais on ne l'y voyait guère. Il fumait un excellent cigare, en pensant aux étrennes qu'il allait donner à cette bonne Rosa. Elle était vraiment bonne,--du moins il le croyait; il se demandait de temps en temps comment il avait pu la croire mauvaise, et à ce propos se sermonnait lui-même au sujet des idées préconçues qui vous faussent l'entendement. Sur la foi d'un parfum, ne s'était-il pas imaginé qu'elle avait été présente lors de l'agonie de Maxand Louvelot, qu'elle avait eu la cruauté de se défaire du pauvre bonhomme frappé à mort, comme on se défait d'un créancier importun... Vraiment on se fait des idées, parfois, et l'on ne sait pas pourquoi! Elle avait été bien gentille avec lui, cette bonne Rosa, l'autre jour, quand il avait mal aux nerfs, et cela méritait une récompense: qu'est-ce qu'il lui donnerait bien pour ses étrennes? C'est à ce moment que Célie entra, les mains pleines de factures de toutes les couleurs. Dornemont se redressa et prit un air très-digne, quoique souriant, comme il convient à un chef de famille. --Voici la fin de l'année, mon ami, dit la jeune femme, et je viens vous soumettre mes comptes. Nos dépenses ont beaucoup augmenté depuis deux ans; la vie est devenue plus chère, et Bébé grandit... Et puis je trouve qu'il se consomme à l'écurie une quantité d'avoine vraiment prodigieuse. Je n'aime pas à vous déranger, vous le savez, mais je voudrais pourtant vous prier de vérifier vous-même. Elle présentait à son mari un compte sur lequel il n'eut besoin que de jeter les yeux. Son fournisseur ordinaire,--chargé de pourvoir à l'écurie de madame Brazenyi,--avait tout mis sur la même note, par distraction ou par bêtise. Ce petit contre-temps ennuya Dornemont, mais il n'en parut que plus digne et plus assuré. --Il y aune erreur, c'est évident, dit-il; j'y passerai, et j'arrangerai cela. Et ensuite... Célie montra ses factures. Loin d'être prodigue, elle apportait au gouvernement de la maison une économie vraiment surprenante pour une femme qui n'avait jamais soupçonné la nécessité de se restreindre en rien. Si son mari avait voulu s'en rendre compte, il eût dû rendre justice à cette sagesse inspirée à Célie par une crainte vague de l'avenir qu'elle ne pouvait calmer, malgré les efforts de sa raison. Mais Valéry avait un petit sermon à placer, et il tenait à le placer sur-le-champ. Rosa le connaissait bien: la graine avait fructifié; elle donna même une moisson magnifique. Le petit sermon fut un chapitre d'économie intérieure, mêlé par-ci par-là d'économie politique et de leçons de morale; enfin un peu de tout. Célie abasourdie reçut cela comme on reçoit une douche, avec plus de résignation que de plaisir, mais sa surprise l'empêcha de trouver un seul mot pour répondre. Elle n'avait pas compris du tout, mais, de peur de le voir recommencer, elle répondit docilement: --Oui, mon ami. Le mari se dirigea alors vers son coffre-fort et remit à sa femme la somme nécessaire pour la liquidation de l'exercice courant, puis il ajouta une nouvelle somme, en disant: --Il faut que ceci te fasse un mois. --Vous n'y pensez pas! dit Célie, plus abasourdie que jamais. C'est moins qu'à l'ordinaire, et c'est le mois des étrennes. --C'est juste, fit Dornemont, en ajoutant généreusement un billet de mille francs à ce que sa femme avait dans les mains. Malgré cet appoint, le total était notoirement insuffisant. Célie pensa que les affaires allaient mal. Plus d'une fois déjà elle avait eu de la peine à obtenir le nécessaire pour son ménage, mais d'ordinaire, aussitôt la chance revenue, Valéry lui remplissait les mains d'or, sans compter, avec sa prodigalité habituelle. Elle se dit qu'il en serait de même probablement bientôt, ce qui la rassura. Elle avait cependant encore une demande à adresser, et bien que, dans les circonstances actuelles, cela lui coûtât un peu, elle le fit pourtant. --Avez-vous touché les coupons d'Antoinette, mon ami? dit-elle. Voilà le moment des étrennes, et elle a besoin de remplir sa bourse. Dornemont tressaillit. Les coupons d'Antoinette! C'était vrai! Les actions avaient disparu, mais il fallait faire le service des coupons... A ce moment, cet homme éprouva un vertige singulier. Il lui sembla, pendant la durée d'un éclair, qu'il était un honnête homme, qu'il n'avait jamais joué, jamais perdu d'argent, jamais dépensé la dot de sa belle-soeur; que tout cela était un rêve pénible dont il se réveillait avec la fraîcheur d'impression qu'on éprouve au matin l'été à la campagne, lorsqu'on sait que le jour qui commence est un jour de paix et de repos, dans un lieu paisible, avec des gens qu'on aime. Cet état étrange était peut-être le rêve inavoué des heures de découragement de Dornemont. Il eût peut-être tout donné, et Rosa elle-même, pour le réaliser, et vivre tranquille comme un bon bourgeois... Mais cela ne lui durait jamais longtemps. D'ailleurs, il n'était pas question de cela. C'est du payement des coupons qu'il fallait s'occuper. --Je ne les ai pas encore détachés, répondit-il, mais peu importe. Voici deux cents louis que tu remettras à Antoinette; je lui donnerai le reste quand j'aurai touché moi-même. Tout ceci ne plaisait pas à Célie. Force lui fut cependant de l'accepter. Elle se retira avec trop peu d'argent pour elle, trop peu pour sa soeur et un sermon par-dessus le marché, ce qui n'ajoutait rien à ses ressources matérielles ou morales. --Je crois mon mari gêné, dit-elle toute honteuse à Antoinette, en lui remettant les billets de banque. Cela ne durera pas; en attendant, veux-tu être assez bonne pour l'excuser? Moi-même, je n'ai pas reçu ma part habituelle. --Veux-tu? fit Antoinette en lui tendant l'argent qu'elle venait de recevoir. Je n'ai besoin de rien, moi; permets-moi d'être ton banquier, en attendant. --Non, répondit Célie. Il faut que j'apprenne à me tirer d'affaire toute seule, si les affaires continuaient à aller mal... --Étourdie que je suis! s'écria la jeune fille. Moi qui dépense sottement mes revenus à m'amuser,--ou à ne pas m'amuser! Attends, petile soeur, tu vas voir comme je vais devenir économe. Je parie que, d'ici trois mois, je te rendrai des points. Célie commença par en rire, et finit par s'en étonner. Sa soeur mit, en effet, une volonté si ferme à se refuser tout ce qui n'était pas indispensable à sa situation de jeune fille riche que le résultat en fut surprenant. --Tu thésaurises? disait madame Dornemont. --Je m'exerce à vivre de peu, répondait Antoinette. Son petit visage fin prenait alors une expression de contentement intérieur amusante et curieuse. Elle poursuivait en elle-même un plan inavoué que pour rien au monde elle n'eût confié à personne, pas même à sa soeur chérie, jusqu'au jour où elle serait assurée de le voir réussir. --Mais enfin, lui dit un jour Célie, tu n'as pas besoin d'être aussi avare que cela! --Tu crois? répondit la jeune fille avec un sourire tendre et un peu troublé. Et si un jour il me fallait à la fois t'aider et vivre avec un mari qui ne serait pas riche... Elle s'en alla brusquement sur cette phrase inachevée, et Célie, rappelant ses souvenirs, entrevit un rêve d'avenir pour sa soeur.--Mais elle n'avait le droit d'en parler à personne, pas même à Antoinette, puisque celle-ci gardait le silence. XXII L'hiver passa, de plus en plus menaçant pour Dornemont. C'était le moment où les sociétés financières, ébranlées dans leur crédit par l'écroulement retentissant de deux ou trois d'entre elles, luttaient héroïquement, pour crouler à leur tour, les unes après les autres, comme des murailles à qui manque l'assise. Au milieu de toutes ces ruines, Dornemont avait l'air de se maintenir. Bien qu'il perdît partout, il faisait belle mine, étant de ceux qui ne reculent jamais. Une seule chose dans ses habitudes annonçait un certain désarroi, au moins dans son esprit; il s'était remis à jouer avec frénésie. Le joueur qu'il avait au fond de lui, ne pouvant plus se donner carrière sur des opérations extérieures, se rabattait sur les émotions du tapis vert. Il jouait de toutes façons, et surtout les jeux de hasard, parce que cela va plus vite. Depuis son entretien avec Célie, à la fin de décembre, il avait été pris d'une sorte de remords. Il avait compris que donner l'abondance à sa maîtresse, alors qu'il mettait sa femme à la portion congrue, était une sorte de lâcheté, et, pour réparer cette faute, un jour de chance, il avait distribué des deux mains les parts les plus larges dans l'une et l'autre maison. Quelque chose avait changé dans celle qu'il avait royalement aménagée pour Rosa. Elle s'était mise à recevoir beaucoup de monde. Beaucoup d'hommes surtout, et des plus galants; quelques femmes, pas des plus difficiles. Celles-là en avaient amené d'autres, pas difficiles non plus, et le tout formait désormais une de ces maisons que les hommes en quête de galanterie fréquentent avec un vif plaisir et la certitude de ne pas perdre leur temps. Ce n'est pas la chose en soi qui froissait Dornemont, c'était de se voir relégué au second plan dans cette hospitalité, où Rosa tenait le premier. Il eut avec elle plus d'une scène violente à ce sujet; et, un jour, il eut,--car il n'était pas délicat avec les femmes qu'il honorait de ses bonnes grâces,--il eut un mot malheureux, qui lui coûta cher. --En définitive, dit-il, c'est moi qui paye ici! La flamme verte des passions mauvaises passa dans les yeux de madame Brazenyi, et elle fut bien près de le cingler d'une de ces paroles qu'on n'oublie plus. Elle garda le silence, et Dornemont, ennuyé de sa violence, vint bientôt à elle, non pas précisément lui demander pardon, ce qu'il ne faisait jamais, mais lui faire comprendre qu'il désirait se réconcilier avec elle. Elle accepta ses avances, continua son nouveau genre de vie, et Dornemont sentit qu'il s'était enfoncé au flanc une grosse épine qu'il ne pourrait plus s'arracher sans une commotion profonde de tout son être. Dornemont commençait à être humilié. Certaines paroles se faisaient entendre plus haut qu'autrefois sur son passage. Certains regards se posaient sur lui avec une fixité désagréable. La phalange d'envieux, de mécontents, d'évincés, grossie de tous ceux auxquels Dornemont avait fait ou dit quelque impertinence, et le nom de ceux-là était légion, cette phalange osait murmurer tout haut. On voyait des hommes qui avaient dîné chez lui passer à ses côtés sur le boulevard en feignant de ne pas le voir, pour ne pas lui adresser un coup de chapeau. Non qu'il fût à ce point déconsidéré, mais il s'était donné trop souvent le plaisir d'ennuyer les autres au moyen du même procédé pour qu'à présent on ne lui rendit pas avec usure la monnaie de sa pièce. Il en était réduit, maintenant, à apercevoir les autres le premier, à leur tendre la main, parfois à regarder fixement tel qui faisait semblant de ne pas le reconnaître, afin que, sur la fixité du regard, un signe de reconnaissance ne pût lui être refusé. Dornemont n'y comprenait rien. --Je n'ai fait de mal à personne! disait-il, avec un véritable chagrin mêlé de beaucoup de colère. J'ai même fait beaucoup de bien. --Oui, lui répondait Roquelet, mais as-tu jamais vu qu'on vous sût gré du bien que vous avez fait? Le bien qu'on fait, ça n'a en général d'autres résultats que de vous faire fabriquer des ennemis! Et, pendant ce temps-là, tout allait de plus en plus mal; l'argent se faisait rare partout, et pour ceux qui n'en gagnaient pas, plus que pour les autres. Le jeu lui-même était capricieux et commençait à bouder. Seuls les payements à faire étaient d'une régularité désolante. Vainement, grâce à son crédit, Dornemont se faisait reporter. Le moment viendrait où il faudrait payer, et il sentait bien que ce moment-là serait effroyable. Ses cheveux se mirent à tomber avec une rapidité surprenante, son teint se plombait, ses yeux s'enfonçaient; non qu'il maigrit, car, au contraire, une déplaisante bouffissure gonflait ses joues, leur communiquant une pâleur jaunâtre. --Tu deviens laid! lui dit un jour Rosa, qui le contemplait avec attention depuis une demi-minute. Dornemont jeta un coup d'oeil à la glace et redressa machinalement ses moustaches, toujours superbes. --C'est vrai, dit-il. Je suis abominable! Mais c'est un moment à passer. Lorsque les affaires reprendront et que je dormirai de bonnes nuits, tout ira bien. En attendant, il passait les nuits au cercle, à jouer; sa belle prestance elle-même avait disparu. Ses épaules se courbaient sous le poids de préoccupations lourdes, et, depuis peu, il traînait la jambe en marchant, comme si le boulet des forçats le retenait dans sa course effrénée vers la ruine. --Vous devriez enrayer, lui dit un jour Moilly, qui sortait du cercle au moment où Valéry entrait. Vous avez mauvaise mine, Dornemont, et l'on dit que vous allez trop vite... Valéry le regarda d'un air bourru, ne sachant s'il devait permettre cette familiarité; mais il se tut. Moilly était riche. Qui sait si, en le menant bien, on ne parviendrait pas à lui extorquer un emprunt? --Je voudrais vous voir à ma place, dit-il enfin à demi-voix. Vous seriez bien embarrassé d'agir autrement, je crois. --S'il faut vous parler franchement, répondit Moilly, je ne me serais pas mis à votre place, d'aucune façon... Que ne quittez-vous cette femme, qui vous dépouille et qui dépouille les vôtres?... Ils s'étaient écartés en parlant et se trouvaient seuls dans un petit fumoir. --Rosa? Mais c'est la seule personne au monde qui ait de l'affection pour moi! s'écria Dornemont. --Vous croyez? fit Moilly, qui le regarda entre les deux yeux. --J'en suis sûr! répondit Valéry en le bravant du regard. Moilly resta grave pendant un moment. --Ce n'est pas à moi, dit-il enfin, de vous parler de votre famille; évidemment, de ces choses-là, chacun n'en prend que ce qu'il en veut prendre; mais, relativement à la femme dont nous parlons, vous êtes dans l'erreur si vous croyez qu'elle vous est sincèrement attachée. Dornemont le regarda comme pour le foudroyer. Moilly posa tranquillement une main sur son bras. --Cette femme est comme toutes les autres de son espèce; elle n'aime pas les revers,--ni les siens, ni ceux des autres. Tenez-vous pour averti, Dornemont; il m'en eût coûté de penser que personne ne s'intéressait assez réellement à vous pour vous parler de la sorte. Il le quitta, sans que son ami eût eu le temps de lui parler ou de le retenir. Avec un geste de rage, Valéry entra dans la salle de jeu: ce soir-là, sur parole, il perdit trois mille louis. Peu lui importait maintenant: il allait de l'avant, ne vivant plus qu'au jour le jour; après sa grosse perte, il rentra chez Rosa, pour se consoler au moins avec le philtre que lui versait l'enchanteresse. Pour la première fois, il trouva la porte de sa chambre fermée. Madame avait la migraine et avait défendu qu'on la réveillât. Valéry ne dit rien et rentra chez lui, à pied. C'était un beau matin de la fin de mars, car l'hiver avait passé au milieu de toutes, ces préoccupations, et les arbres, indifférents aux fluctuations de la Bourse, se couvraient de feuilles d'un vert tendre et fin. Le soleil allait se lever dans le ciel gris de lin, pur et doux comme aux plus beaux jours d'été. Ce réveil du jour est extrêmement joyeux ou extrêmement triste, suivant la disposition d'esprit de celui qui le regarde. Pour Valéry, les teintes dorées qui se succédaient rapidement dans le ciel étaient lugubres comme un crêpe de deuil. Si Moilly avait dit vrai, si Rosa ne l'aimait plus, que restait-il alors à celui qui avait été l'heureux Dornemont? Sa fortune? écroulée! L'hôtel du parc Monceau? vendu! Car, ne pouvant payer ses emprunts, il allait être forcé de le laisser passer aux mains de ses prêteurs; telle avait été sa folie inconcevable que cette condition draconienne n'avait même pas attiré son attention, lorsqu'il avait engagé son immeuble. La Prée? hypothéquée au delà de sa valeur, et là encore il aurait eu de gros désagréments, car cette manoeuvre est de celles qui tombent sous le coup de la loi... Dornemont montra le poing au soleil levant, comme pour l'accuser de toutes ses fautes, et, tirant sa petite clef, rentra chez lui. Près de son lit, il y avait un flacon de chloral. Il en versa dans un verre d'eau et s'endormit sur-le-champ. Précieux don que celui de ce sommeil artificiel! Au moins, pendant quelques heures, Valéry allait échapper à ses rongeurs habituels. XXIII Ce matin-là, Antoinette se réveilla de bonne heure avec les impressions joyeuses d'une personne qui a beaucoup à faire, mais rien que des choses agréables. C'est qu'elle avait pris une grande résolution pendant la nuit, et comme Antoinette était une personne très-courageuse, elle s'était dit qu'elle la mettrait à exécution le jour même. --Qu'as-tu donc? lui demanda sa soeur en la voyant aller et venir avec un petit air sérieux qui lui allait à merveille, mais où l'on pouvait deviner une préoccupation secrète. --Je te dirai cela ce soir, répondit la jeune fille avec un sourire tendre et fugitif qui amena un peu de rougeur à ses joues. --C'est donc un mystère? --Le plus grand de tous les mystères connus, dit-elle en s'échappant. Madame Haton dînait ce jour-là chez madame Dornemont avec son neveu, qui, dans ces occasions, ne la quittait plus du tout. Lui aussi avait depuis quelque temps un air mystérieux, mais, au rebours d'Antoinette, son mystère semblait lui assombrir l'esprit. Le dîner fut plus solennel que de coutume. Roquelet vint avec Dornemont qui l'avait péché sur le boulevard; Moilly ne pouvait secouer une certaine tristesse qui le saisissait dès son entrée dans cette maison qu'il savait condamnée à la ruine. Deux ou trois spéculateurs de petite Bourse, invités par Valéry qui cherchait à faire flèche de tout bois, causaient peu et mal, dès qu'on les sortait du sujet habituel de leurs entretiens, et le maître de la maison n'avait pas envie de parler d'affaires à table, dans la crainte de voir s'échapper quelque parole imprudente au sujet de sa situation embarrassée, devant sa femme et sa belle-soeur qui l'ignoraient encore. Presque aussitôt après le café, Dornemont disparut, emmenant ses invités. Moilly et Roquelet restèrent seuls avec madame Haton et Brice, qui n'avait aucune envie de se retirer avant minuit. On causait dans le grand salon, pas avec beaucoup de chaleur ni de conviction, car Célie elle-même était préoccupée de sa soeur; mais enfin on causait. --Monsieur Brice, dit Antoinette de sa voix claire et musicale, je voudrais vous demander conseil sur un costume que je dois me faire faire pour un bal costumé; les aquarelles sont dans le petit salon; voulez-vous venir les voir? Sylvain se leva, aussi gauche, aussi emprunté qu'un lycéen de seize ans qui va recevoir son prix des mains d'un haut personnage. Antoinette l'avait précédé dans la pièce voisine et se tenait debout devant les albums ouverts; elle lui indiqua un fauteuil où il se laissa choir. Le coeur lui battait si fort dans la poitrine, qu'il croyait l'entendre en dehors de lui-même. Célie avait compris: sa soeur entendit s'élever sa voix de cristal, qui entamait un récit assez intéressant pour absorber l'attention des auditeurs. La jeune fille resta debout, près d'un siège, et regarda un instant l'album devant elle; tout dansait et se brouillait à ses yeux, elle allait faire quelque chose d'inouï. Et si elle s'était trompée? Si le rêve, qu'elle choyait depuis six mois dans le nid le plus doux et le plus soyeux de son âme, allait s'écrouler en poussière ou s'envaler en fumée? Elle regarda Sylvain du coin de l'oeil, et reprit soudain toute sa fermeté. --J'ai lu un livre, monsieur Sylvain, lui dit-elle en s'appuyant légèrement d'une main sur la table; c'était un livre bien étrange, un roman... Elle s'interrompit. Sa main tremblait, et elle avait peur qu'il ne s'en aperçût. Elle s'assit, pour être plus maîtresse d'elle-même. Elle avait beaucoup pensé à ce moment-là: dans son rêve, c'était tout simple. Pourquoi, dans la réalité, cela devenait-il si difficile? --C'était un roman, reprit-il, ou une pièce de théâtre, je ne me rappelle plus très-bien. Il y avait dedans un jeune homme qui... qui était... La voix d'Antoinette s'étranglait dans sa gorge, et ne pouvait formuler sa phrase. Était-ce donc si difficile? Elle reprit en se contraignant à paraître très-brave, et força un peu le timbre pur de sa voix. --...qui voulait demander une jeune fille en mariage, parvint-elle à dire. Ici elle respira; un pas dangereux venait d'être franchi. Elle leva la tête et regarda Brice, mais aussitôt elle se sentit forcée de baisser les yeux. --Il aurait voulu demander cette jeune fille en mariage, reprit-elle, mais il ne pouvait pas, il n'osait pas... parce qu'elle était trop riche; c'est-à-dire qu'elle était plus riche que lui. Sylvain la regarda bien en face; elle le sentit, quoiqu'elle ne pût le voir, et elle rougit, mais sans détourner son joli visage. --Il avait tort, n'est-ce pas, monsieur Sylvain? Il me semble, à moi, que ce n'est pas une raison, parce qu'une jeune fille est riche, pour qu'elle n'épouse pas un jeune homme, moins riche... s'ils se plaisent? Elle avait ajouté ces derniers mots très-bas; voyant qu'il ne répondait point, elle leva les yeux sur lui, en ajoutant: --N'est-ce pas, monsieur? --On ne doit pas apporter à la femme qu'on aime les chances d'un avenir incertain, répondit la voix mâle de Sylvain, un peu tremblante. --Mais si elle est riche, la femme qu'on aime, l'avenir n'est plus incertain, repartit Antoinette avec vivacité. De la part du jeune homme, c'est donc une pure affaire d'amour-propre. --De dignité, peut-être, répondit Sylvain en baissant la tête à son tour. --Non, monsieur, de l'amour-propre! reprit-elle d'un ton sévère. Ce serait de la dignité s'il n'aimait pas, car on ne doit pas se marier pour de l'argent; mais s'il aime... s'il préfère souffrir par amour-propre, c'est alors qu'il aime mieux son amour-propre que la jeune fille, et dans ce cas il ne l'aime pas assez... Je ne sais pas, moi, mais il me semblait que quand on aime vraiment, on ne doit pas tant s'occuper de ces questions de fortune; l'affection passe avant tout... Il est vrai que si l'on n'aime pas... La voix manqua à Antoinette; elle se leva pour partir, mais elle resta debout comme tout à l'heure, avec l'étrange sensation d'un abandon immérité, qui tombait sur elle et l'enveloppait comme un long suaire... --Quelquefois, dit Sylvain, on aime assez pour mettre sous ses pieds son amour-propre, même le plus légitime; mais on a peur d'être mal jugé,--de se voir accuser, par les uns et les autres, de sentiments intéressés... Antoinette fit un mouvement de fierté blessée. Il se hâta de reprendre: --Ou bien l'on a peur de n'être pas aimé... Il la regardait maintenant, honteux de lui-même, sentant qu'il ne parlait pas par conviction, mais par pure gourmandise d'amant qui veut s'entendre dire ce qu'il sait bien. Les yeux d'Antoinette se fixèrent sur lui avec une telle expression de reproche attendri, qu'il lui saisit la main en lui disant tout bas: --Pardon, oh! pardon! Ils restèrent immobiles, pleins d'une émotion qui leur ôtait l'usage de la parole. Par leurs mains qui s'effleuraient à peine, cependant, leurs âmes semblaient passer l'une dans l'autre. Antoinette retira doucement ses doigts, et ils échangèrent un sourire tendre et troublé comme l'état de leurs esprits; puis un grand calme tomba soudain sur eux. La jeune fille s'assit, et put parler avec enjouement. --Vous êtes bien hardi, monsieur Sylvain, dit-elle, de vous faire raconter des histoires... --Si vous saviez, répondit-il encore tout ému, ne pouvant encore comprendre le bonheur qui l'envahissait comme une marée montante; si vous saviez combien ce serait dur pour un honnête garçon d'être soupçonné de sentiments bas! --Qui donc vous soupçonnerait, monsieur Brice? dit Antoinette avec un sourire orgueilleux. Pas moi, toujours! Il la remercia du regard. --Que faut-il que je fasse, à présent? reprit-il. C'est par vos conseils que je veux me guider maintenant; c'est vous qui avez la raison, le courage, la décision... --Eh! mais, il faut... il faut faire ce qu'on fait quand on désire obtenir une demoiselle en mariage... On la demande! --A qui? --A sa soeur,--ou plutôt, non, pas à sa soeur: à son beau-frère. --Et si l'on est refusé? Antoinette rejeta en arrière sa jolie tête, avec un mouvement de fierté. --Je suis libre de ma personne, dit-elle. D'ailleurs, la demande d'un homme tel que vous honore une famille. --Demain, alors? dit-il en reprenant sa main. --Si vous voulez... ou plutôt, non: laissez-moi demain pour en parler avec ma soeur, et voyez mon beau-frère après-demain. Elle se tut un instant et reprit tout bas: --Comme il va faire beau ce printemps à la Prée! Elle se leva doucement, et se dirigea vers le grand salon où Célie, aidée de ses amis qui l'avaient comprise, avait soutenu brillamment la conversation. --Avez-vous trouvé ce costume? demanda madame Dornemont. --Ce sera pour une autre fois, répondit Antoinette en allant s'asseoir tout près d'elle. On causa encore, mais l'animation de Célie était tombée, et le silence heureux de Sylvain semblait gagner tout le monde. Les visiteurs se retirèrent bientôt, et madame Haton n'était pas encore montée en voiture, que son neveu lui racontait déjà l'étrange conversation de cette soirée, avec toute l'expansion d'un homme en possession d'un bonheur qu'il a longtemps écarté de son esprit comme inaccessible. Antoinette avait suivi Célie dans sa chambre où dormait depuis longtemps le cher bébé. La femme de chambre qui le veillait se retira, et les deux soeurs s'assirent sur une petite causeuse. --Eh bien? disaient les yeux de Célie. Antoinette lui passa les deux bras autour du cou. --Il m'aime, ma soeur. Après-demain il me demandera à Valéry. Célie la pressa longuement en silence sur son coeur, et, à la pensée de ce jeune bonheur, des larmes sans amertume montèrent à ses veux. --Tu seras heureuse, toi! murmura-t-elle en l'embrassant avec une tendresse toute maternelle. --Je l'espère bien, répondit Antoinette. C'est un honnête homme, à coup sûr. Sais-tu que c'est presque moi qui l'ai demandé en mariage? Si je ne m'en étais pas mêlée, il n'aurait, je crois, jamais rien dit! --Pourquoi? --Parce que je suis beaucoup plus riche que lui. La belle affaire! Comme si cela faisait quelque chose! Est-ce drôle, Célie, qu'un homme délicat ne se croie pas le droit de demander la main d'une demoiselle riche, alors que les filles pauvres peuvent épouser des millionnaires sans que personne trouve rien à redire? --Tous les hommes ne sont pas si scrupuleux, dit Célie. En entendant les deux voix qu'il connaissait bien, Bébé, réveillé, se souleva sur le coude, reconnut sa mère et sa tante, leur envoya un joli sourire d'enfant endormi, puis retomba sur l'oreiller et reprit ses rêves. --Enfin, reprit Antoinette, ce qu'il y a de sûr, c'est que j'ai dû l'encourager, et beaucoup. Mais nous allons être heureux! C'est étonnant, l'aplomb que ça vous donne, une belle dot! Pense un peu: si je n'avais pas senti que la raison de son silence était uniquement qu'il me trouvait trop riche, jamais, jamais, ma soeur chérie, jamais je n'aurais osé... Je me demande encore comment j'ai eu le courage... Elle riait et pleurait à la fois, embrassait sa soeur avec des gestes de caresse enfantine. Tout le calme qu'elle avait déployé dans la conversation qui était l'événement de la Prée s'évaporait en fumée joyeuse d'ivresse folâtre et tendre. Tout à coup, sa joie tomba. --Qu'as-tu? dit-elle à Célie, qui essayait vainement d'arrêter ses pleurs, trop longtemps contenus. Tu n'es pas contente? --Je suis très-contente, répondit madame Dornemont en lui souriant. Mais les larmes la vainquirent, et elle cacha son visage désolé dans les coussins de la causeuse. Avec sa douce autorité d'enfant aimée, qui ne peut déplaire, Antoinette releva la tête de sa soeur et la mit sur son épaule. --Qu'as-tu? il faut le dire, fit-elle d'une voix maternelle. Les rôles étaient changés: il semblait maintenant que la jeune fille était l'aînée. Célie la serra sur son coeur avec angoisse. --Tu seras heureuse, toi! lui dit-elle; toi! Les yeux d'Antoinette, soudain dessillés, s'ouvrirent, pleins d'horreur. --Tu ne l'as donc pas été? fit-elle, épouvantée. Tu as donc souffert? Célie la serra plus fort contre elle. --Tu as souffert? Avec cet air calme, avec cette douceur constante? avec ta patience inépuisable et ta bonne humeur que rien n'altère, tu as été malheureuse? Ton mari ne t'aimait pas? Dis? Il ne t'aimait pas? Les propos qui avaient passé dans ses oreilles sans entrer dans son esprit; les récits à demi-voix, interrompus à son approche; des faits même rapprochés soudain les uns des autres par cette rapide intuition de l'esprit qui se révèle dans les grandes crises, tout un ensemble de vérités fut rendu tout à coup lumineux, et Antoinette comprit la vie de sa soeur comme si elle la voyait projetée sur un mur en une silhouette indélébile. --Tu as été malheureuse, ma soeur, ma mère, et je n'en ai rien su! J'ai vécu près de toi, comme une égoïste, sans même voir ce qui aurait dû m'aveugler... Me pardonneras-tu? Célie, soudain calmée, l'embrassa et la consola avec de douces paroles. --Il ne faut plus s'occuper de moi, dit-elle. Ma vie est ce qu'elle est et sera ce que je pourrai. C'est toi qui dois être heureuse, et ton bonheur me consolera de mes chagrins... Et puis, vois-tu, Antoinette, avec un enfant, on n'est jamais tout à fait malheureuse... XXIV Le lendemain matin, Célie, levée de bonne heure, attendit le lever de son mari. Elle voulait lui annoncer le choix qu'avait fait sa soeur, afin de supporter seule le premier choc, si, comme elle le pensait, Valéry se montrait peu disposé à un mariage qui n'avait rien de brillant sous le rapport de la fortune. Dornemont n'était pas rentré; c'est ce qu'elle apprit par le feint embarras du valet de chambre. --Quand monsieur sonnera, vous me préviendrez, dit-elle. Il était plus d'onze heures lorsqu'on vint la pré-venir que monsieur venait de sonner. Quoique le coeur lui battit, elle se dirigea dans ce cabinet de travail où elle n'était plus entrée depuis le jour de l'an. Valéry, blême, les yeux bouffis, les traits tirés, assis à sa table de travail, mettait en ordre des papiers; en la voyant, il fit une grimace. Bien sûr, elle venait lui demander de l'argent.--On lui demandait toujours de l'argent à présent! Tout le monde lui demandait de l'argent! --Je ne vous dérange pas? dit Célie avec un sourire forcé. Elle sentait dans l'air le je ne sais quoi des heures décisives, des catastrophes inévitables, et, malgré son courage, elle savait bien qu'elle était toute pâle. --Que veux-tu? demanda-t-il, comme un homme pressé qui souhaite d'en avoir fini. Elle s'assit, posa le bout de ses doigts sur le rebord de la table, et dit de sa douce voix altérée par l'émotion: --Antoinette veut se marier. Dornemont frappa des deux poings sur la table avec un juron de palefrenier, et se leva plus blême encore. Célie s'était levée aussi, en tressaillant d'effroi, et le regardait épouvantée. --Avec qui? demanda-t-il, soudain apaisé par la pensée que peut-être, au lieu de les déranger, ce mariage arrangerait les choses. --Avec Sylvain Brice. Valéry retomba dans son fauteuil; par un de ces efforts surhumains qu'il pouvait faire de temps en temps sur lui-même, il prit une attitude correcte, et plia méticuleusement deux ou trois papiers. Célie, inquiète, le regardait, sans oser parler. --C'est parfait, dit-il d'un ton calme. Elle est libre de se marier à son gré. Célie attendait, suspendant sa respiration, sachant bien qu'il avait autre chose à dire. Il ne dit rien. --Je sais, fit alors la jeune femme en hésitant, que ce mariage n'est pas, au point de vue de la fortune, ce qu'on pouvait souhaiter; mais le mérite de ce jeune homme... et puis, ils s'aiment. Dornemont gardait le silence. --Il a dix ou douze mille francs de rente, continua Célie s'enhardissant; madame Haton lui en laissera à peu près autant... Il peut par lui-même, un jour, gagner beaucoup d'argent... Je sais bien qu'Antoinette est beaucoup plus riche, mais cette considération... Elle s'arrêta; son mari la regardait d'un tel air, que dire un mot de plus devenait impossible. Enfin il parla. --Il sera toujours plus riche qu'elle, dit-il d'une voix dure et cassante, quoiqu'il parlât presque bas. Antoinette n'a plus le sou. Célie poussa un cri de douleur, mais elle sentit en même temps qu'elle n'était point surprise. --Antoinette n'a plus le sou, répéta Dornemont avec une sorte de satisfaction perverse. Tu n'a plus le sou, Lucien n'a plus le sou. Nous sommes ruinés, ma chère. Célie ne dit plus rien. --Nous sommes ruinés. La Prée est hypothéquée pour deux fois sa valeur, cet hôtel est vendu; nous en ferons la livraison au 1er juillet. Le mobilier aussi est vendu, oui, ma chère, le mobilier aussi. Il n'y a que tes bijoux qui ne le soient pas; mais cela viendra, sois-en sûre. Je dois deux millions et demi, pour mon compte personnel. Quant aux affaires, ça doit être complet! Heureusement, je n'ai pas fait mes comptes, ni, d'ailleurs, n'ai l'intention de les faire. Il parlait d'un ton calme et débitait comme un boniment ce compte rendu de sa ruine. Célie eut peur de ce sang-froid, et, par un mouvement irréfléchi, se jeta au-devant de lui. Il lui prit les deux mains, qu'il baisa avec galanterie; il la reconduisit à sa chaise. Elle eut horriblement peur. --Si mauvaise que soit la situation, dit-elle timidement, un homme comme vous n'est pas perdu pour cela... on trouve de l'argent. Dornemont haussa les épaules. --Oui, dit-il, on en trouve quand on n'en a pas besoin. Tu sais où il y en a, toi, de l'argent; trouves-en donc! Il lui parlait avec dépit, presque avec insolence. Ni lui ni elle n'eurent un instant l'idée qu'elle avait le droit de se dresser et de lui demander compte de sa dot à elle, de l'avenir de l'enfant, gaspillés, perdus, jetés au vent, pour payer les plaisirs et les folies de l'heureux Dornemont. --Vous avez des amis, reprit-elle; vous avez du crédit, vous êtes jeune encore; les fortunes défaites se refont; il faut vous y remettre... Il la regardait, surpris de l'entendre parler avec tant d'autorité. --Vous avez un fils, Valéry, continua Célie; il faut en faire un homme. Voyons, je comprends que vous ayez été abattu... Tout l'orgueil de Dornemont se réveilla et retourna cet être versatile. --Abattu, moi? Jamais de la vie! J'ai seulement voulu te dire que ta soeur prenait mal son moment pour réclamer sa dot. Si Brice la veut, qu'il la prenne telle qu'elle est; plus tard, quand j'aurai remonté sur ma bête, je lui referai le capital avec les intérêts. Il consentira; ce n'est pas un garçon intéressé. Ce n'était plus le même homme. Tout à l'heure, il semblait indifférent, si détaché de toute chose, que Célie avait eu peur pour lui. Maintenant, c'était Dornemont, l'heureux spéculateur, momentanément embarrassé, qui congédiait ce nouveau créancier, comme il en avait congédié nombre d'autres... Célie se sentit congédiée. --Qu'allez-vous faire? dit-elle en se dirigeant vers la porte. --Chercher de l'argent, dit-il du même ton dégagé. Toi-même, cherches-en, tu connais tant de monde... Était-ce ironie, insouciance, bravade? Elle n'en sut rien, et se retira. Dans sa chambre, elle trouva Antoinette, qui attendait son retour avec impatience. A la vue de ce jeune visage, où les émotions se montraient comme à travers une glace sans tain, la pauvre femme sentit tout à coup tomber sur elle le poids de son malheur, suspendu jusque-là par l'excès de l'horreur. Ce n'était pas seulement son avenir à elle et celui de son enfant qui étaient en question; c'était le bonheur de sa soeur aimée, presque sa fille. Elle n'eut pas le courage de mentir; d'ailleurs, Antoinette avait l'âme assez haute pour pouvoir tout entendre. --Tu es ruinée, ma soeur, dit Célie; mon mari a joué ta dot et l'a perdue. Il voulait l'augmenter, je pense. Cette idée s'était suggérée d'elle-même à son esprit pendant qu'elle parlait; c'était peut-être vrai? Et, en ce cas, Valéry n'était-il pas plus excusable? Antoinette regarda sa soeur d'un air inquiet, puis son visage se couvrit de rougeur. --Oh! Célie, dit-elle, qu'ai-je fait! Tant que j'étais riche, c'était à moi de l'encourager; mais maintenant... Elle fondit en larmes et s'appuya sur l'épaule de la jeune femme. Que pouvaient-elles se dire? Le silence n'était-il pas encore la meilleure chose? Étroitement enlacées, pleurant ensemble, elles se comprenaient mieux qu'en de longs discours. Lorsque leur chagrin se fut épuisé de lui-même, lorsqu'elles purent échanger des idées, Antoinette se montra intraitable sur un point. --Il faut, dit-elle, que je voie M. Brice aujourd'hui même, et que je lui rende sa parole. Ce que j'ai fait hier était à peine excusable au point de vue des convenances; s'il ignorait une heure de plus que les circonstances ont changé, j'aurais l'impression que je l'ai entraîné dans un guet-apens. Elle voulait écrire elle-même, Célie l'en empêcha. Un domestique fut envoyé chez le jeune homme pour le prier de venir aussitôt qu'il serait rentré. Il se présenta vers six heures, et trouva au salon Antoinette, qui avait voulu le recevoir seule, malgré les instances de Célie. --Laisse-moi faire, avait-elle dit, c'est moi qui ai commis la folie, c'est à moi de la réparer. Le sentiment qui l'agitait en réalité, mais pour rien au monde elle n'eût voulu en convenir devant sa soeur chérie, c'est qu'elle voulait épargner à celle-ci l'humiliation d'entendre dire devant elle que leur ruine provenait de l'imprudence de Dornemont. Quelle que fût la ténuité du lien moral qui attachait dorénavant Célie à son mari, elle n'en portait pas moins son nom, et Antoinette ne voulait pas l'exposer à rougir devant un étranger, cet étranger fût-il un ami. Brice vint, plus joyeux qu'inquiet. Le billet de Célie, écrit en termes vagues et laconiques, ne lui avait rien fait pressentir de la vérité. Le visage d'Antoinette lui apprit aussitôt qu'un malheur allait le frapper. Il courait à elle, lorsqu'elle l'arrêta du geste. --Monsieur, dit-elle avec effort, car ses lèvres avaient peine à former des mots; monsieur, hier au soir, je vous ai parlé comme une fille riche, qui se croyait autorisée à vous témoigner de l'affection... aujourd'hui, tout est changé... ma soeur vient de m'apprendre que... Elle s'arrêta, ne pouvant poursuivre; une crainte horrible venait de traverser son esprit. Elle avait fait courageusement, avec l'héroïsme de son âge, le sacrifice de son amour et de son avenir, mais elle n'avait pas eu un instant la pensée que ce sacrifice pouvait être accepté sans un déchirement de la part de celui qu'elle aimait. Son devoir à elle était de l'imposer: elle ne pouvait pas être un obstacle dans la carrière de Sylvain, mais ils auraient au moins la triste joie de souffrir tous les deux de cette séparation nécessaire. Et s'il l'acceptait sans regrets? Après tout, ils se connaissaient depuis peu de temps... Ce doute rapide était tellement horrible qu'Antoinette ne put le supporter. --Je suis ruinée, monsieur, dit-elle rapidement; mon beau-frère a perdu ma dot en même temps que sa propre fortune. Vous ne pouvez plus songer à moi. Voilà ce que je voulais vous dire; adieu. Elle se détournait pour le quitter; il la saisit par les deux mains, la jeta plutôt qu'il ne l'attira sur sa poitrine, et l'y retint dans ses bras noués autour d'elle. --Eh bien! tant mieux, dit-il à voix basse. Tant mieux! je pourrai vous aimer sans arrière-pensée, et vous ne vous croirez pas épousée pour votre dot. Nous vivrons modestement, Antoinette, mais nous aurons l'un dans l'autre une confiance éternelle. Où étaient les belles résolutions de la pauvre enfant? Le sacrifice, l'abnégation... tout cela s'était envolé à la première parole de Sylvain, et là, sur ce cour qu'elle sentait battre, elle sentait bien qu'elle ne pourrait jamais plus renoncer à lui. Célie entrait, Sylvain se retourna sans quitter Antoinette. --Elle a pu croire une minute que cela me ferait quelque chose! dit-il. Voilà ce qui me fait de la peine. --Je ne l'ai pas cru, dit Antoinette en relevant la tête et en fixant sur lui ses yeux débordants de larmes. --Bien sûr? --Je ne l'ai pas cru: seulement, un instant, j'ai eu peur... Je vous en demande pardon. Quand ils se furent calmés, Célie voulut raconter à Brice ce que son mari lui avait dit le matin; mais, à mesure qu'elle avançait dans son récit, elle le trouvait de plus en plus difficile à continuer. Excuser Dornemont était impossible. Roquelet, philosophe par tempérament, pouvait trouver des raisons pour sa conduite; mais les êtres ruinés par lui ne savaient comment expliquer cet aveugle égoïsme, qui avait tout sacrifié à la satisfaction de ses instincts. --Ce qu'il y a de certain, dit Célie, voyant qu'elle n'en sortirait pas, c'est que la situation est presque désespérée, et qu'il va falloir changer notre train de vie. Pour le reste, je ne sais absolument rien. Sylvain songea à l'hôtel de madame Brazenyi, aux dépenses qu'elle faisait sans compter, à un somptueux dîner donné par elle la veille encore, dont un journal, familier de ces célébrités-là, rendait compte dans son numéro du matin même, et une rage amère le saisit contre Dornemont et sa maîtresse. Incapable de dissimuler, il aima mieux s'en aller. --Je reviendrai demain faire ma demande, dit-il aux deux femmes qui le pressaient de rester pour le dîner. En ce moment, je ne pourrais parler à Dornemont comme je dois le faire; demain j'aurai trouvé ce que j'ai à lui dire. XXV Après son entretien avec sa femme, Dornemont avait passé une étrange journée. L'aplomb avec lequel il avait parlé du rétablissement probable de sa fortune lui avait fait monter au cerveau de nouvelles fumées d'ambition; au moment où il atteignait le perron de la Bourse, il avait déjà édifié un système d'opérations par lequel l'empire des millions devait revenir en ses mains. Il fut un peu dégrisé par l'état réel de ses affaires, et aussitôt son esprit surmené, surexcité, enfourcha un autre dada. Si bon que fût son système, il fallait une base d'opérations. À qui s'adresser pour trouver de l'argent? Oh! cette question, toujours la même, qui revenait, avec la régularité d'un pendule, battre les parois de son crâne endolori! Par moments, il avait des bouffées de liberté, d'indépendance absolue; il souhaitait d'échapper à tout, même à sa maîtresse. Une singulière impression d'ennui, de plénitude, lui était venue la veille, pendant ce dîner où Rosa avait déployé pour tous ses invités des séductions qu'il connaissait bien, et qui l'avaient jadis transporté. Il était jaloux, autrefois; peu de jours auparavant, il l'était encore. Pourquoi maintenant ne l'était-il plus? Une incommensurable lassitude tomba sur lui, et il s'aperçut qu'il ne tenait plus à rien. Non, à rien. Il connaissait le fond de toutes les jouissances, il savait quel dégoût, quelle nausée lui donnait le souper, quelle indifférence lui inspirait la femme, quelle colère lui causait le jeu, alors que l'animation du plaisir était remplacée par la satiété. --Je suis repu! se dit-il avec l'impression que personne ne pouvait plus rien pour lui. Restaient les sentiments. Les sentiments! La belle affaire! Cueillir des fleurs dans les haies pour les offrir à une femme qu'on aime, n'est-ce pas? Il se rappela tout à coup que longtemps, bien longtemps auparavant, il avait été amoureux d'une femme du monde, une de celles qu'on ne peut pas obtenir, parce que, si on les séduisait, on traînerait à sa suite les embarras et les conséquences des liaisons qui font scandale. Il en avait été très-amoureux, cependant, et il se souvint qu'un jour, marchant auprès d'elle dans les bois, il avait cueilli une fleur qu'elle avait mise à sa ceinture... et c'était tout... Qu'il était bête dans ce temps-là! Et surtout, qu'il s'était trouvé bête peu de temps après! Pourtant, le souvenir de cette fleur le poursuivait, et il se rappelait, comme si elle était devant ses yeux, la femme qui avait reçu la fleur... Elle devait avoir des cheveux blancs, depuis bientôt quinze ans qu'il l'avait perdue de vue. Et, tout à coup, Dornemont s'aperçut que c'était le meilleur souvenir de sa vie. C'était celle-là qu'il avait le plus aimée. Il avait pleuré pour elle, sans le lui dire, l'aimant trop peu pour s'embarrasser d'une femme arrachée à son mari et à ses enfants, mais l'aimant assez pour se figurer qu'il était héroïque et que c'était à elle qu'il sacrifiait sa passion... Et elle, l'avait-elle aimé? Peut-être; il n'en était pas bien sûr. Il l'avait cru: à présent, il en doutait. Et soudain les yeux de Dornemont s'emplirent de larmes. À présent, il eût voulu avoir été aimé d'elle et pouvoir s'en souvenir... --Décidément, je suis malade! fit-il en passant brutalement la main sur ses yeux humides. Il faudrait soigner cela! Il s'occupa de ses affaires, vit cent personnes, et se trouva, à sept heures du soir, aussi avancé qu'à midi. Comme il tournait le coin du boulevard, il heurta Roquelet. --Tiens, Dornemont! dit celui-ci. Où allez-vous comme cela? --Venez donc dîner avec moi, répondit Valéry. --Je veux bien. Il prenait instinctivement le chemin du parc Monceau, quand Dornemont le retint. --Non, dit-il, pas chez moi. Allons au cabaret. Ils entrèrent dans une bonne maison, et pendant le dîner, qui fut des plus fins, la conversation fut brillante et gaie; mais, vers le dessert, l'animation de Valéry tomba, et il devint sombre. --A quoi donc pensez-vous? lui demanda son camarade. --A une drôle d'histoire qu'on m'a racontée il y a une dizaine d'années, et dont je n'ai jamais su le fin mot. Vous avez connu Boislandais? --Celui qui est mort il y a trois ou quatre ans? Oui. Pourquoi? --Parce qu'on tenait de drôles de propos sur son compte. Il avait été au plus bas dans ses affaires, et il s'était relevé tout à coup. Il avait trouvé de l'argent au moment où cela paraissait absolument impossible... On a dit alors cent choses absurdes: qu'il avait fait un héritage, qu'il avait tué quelqu'un, que sais-je! Avez-vous su la vérité, vous? --Oui, dit gravement Roquelet. --Eh bien, qu'est-ce qu'il y avait? --Il avait trouvé un ami qui lui avait prêté, voilà tout. --Il l'avait trouvé comme ça? tout à coup? --Oui. --C'est bien singulier. Et il a relevé complétement ses affaires, je m'en souviens bien... Il était marié, n'est-ce pas? --Oui. --Eh bien! sa femme, qu'est-ce qu'elle est devenue? On ne la voyait plus dans les derniers temps. --Elle l'avait quitté. Un silence embarrassant régna dans le cabinet, pendant qu'au dehors on entendait les pas des garçons sur le tapis du corridor. --Voyez-vous, reprit Roquelet, le jour où Boislandais a rétabli sa fortune, il aurait mieux fait de se brûler la cervelle. Quand un homme est acculé à ses dernières ressources, quand il est au pied du mur, enfin,--il devrait se dire qu'au bout du compte, il y a quelque chose de plus regrettable que la vie, c'est l'honneur. --C'est donc déshonorant, ce qu'a fait Boislandais? --Je ne puis en parler librement; il est mort, mais il y a des gens qui vivent encore, et pour eux, je dois me taire. --Sa femme était jolie et bien élevée, dit Dornemont d'un ton distrait. Roquelet garda le silence. --L'honneur, reprit Valéry avec un peu d'irritation, tout le monde en a plein la bouche, et personne au fond ne sait ce que c'est... --On sait au moins ce que ce n'est pas, interrompit Roquelet. --Il y a tant de sortes d'honneur! continua Dornemont impatient; celui d'un homme n'est pas le même que celui d'une femme, et l'honneur d'un pékin n'est pas celui d'un militaire.... Roquelet leva la main comme pour l'avertir. --L'honneur cesse là où l'intérêt d'argent prend le dessus, dit-il. --Ça n'est pas clair... Dornemont était nerveux et inquiet; il avait envie de pousser son ami jusqu'au fond de la question, et il avait peur de ce qu'il pouvait entendre. --Je ne suis pas un moraliste, reprit Roquelet avec une douceur qui ne lui était pas familière; mais je sais une chose: lorsqu'un homme en est arrivé à se dire qu'il ne peut pas aller plus loin sans transiger avec l'honneur, ce qu'il a de mieux à faire, c'est de mourir, pendant qu'on peut encore l'estimer, parce que, voyez-vous, on ne transige pas avec l'honneur; on passe à l'ennemi, et une fois qu'on y est, on est un coquin, plus ou moins, mais on est un coquin. --Vous êtes dur pour les gens d'affaires, fit Dornemont en riant d'un rire qui sonnait faux. --Pas pour tous,--seulement pour ceux qui le méritent. Dornemont se leva et jeta sa serviette. --Allons, dit-il, assez philosophé. Je vais faire un tour chez moi. Il y a peut-être des lettres. Les deux hommes se serrèrent la main et se quittèrent. Dornemont prit une voiture et rentra chez lui. XXVI Célie et sa soeur avaient dîné seules avec Bébé. Sans l'enfant, le repas eût été bien triste; mais elles ne voulaient pas que le cher petit être apprît si jeune à souffrir, et elles causèrent avec lui, l'amusant à qui mieux mieux jusqu'au moment de le mettre au lit. Lorsqu'il fut endormi dans la chambre de sa mère, les deux jeunes femmes passèrent dans le petit salon contigu, en ayant soin de laisser la porte ouverte, et Célie renvoya sa femme de chambre, afin de pouvoir causer tranquillement avec Antoinette; mais, au moment où elles s'asseyaient sur la petite causeuse, Moilly fut annoncé. --Faut-il dire que je ne reçois pas? demanda Célie à sa soeur. --Reçois-le, au contraire. Qui sait? Il a peut-être quelque chose de bon à te dire; c'est un ami, celui-là... Je vais me coucher; j'ai mal à la tête, et un peu de silence me fera grand bien. Antoinette embrassa sa soeur et disparut. Célie lui en sut gré; dans le désespoir inconsolable où elle se trouvait depuis la veille, la présence de Moilly semblait lui apporter un rafraîchissement, un bien-être indicible. Quoi qu'il dut lui dire, elle sentait que ce serait l'expression d'un sentiment profond et sincère. Il entra avec quelque embarras. Ce n'était pas la première fois qu'il était reçu dans ce petit salon; mais la physionomie de Célie était si différente de ce qu'il était accoutumé à voir, qu'un grand mouvement venait de se faire en son coeur, l'effrayant par sa violence. --Vous êtes seule? dit-il. --Toute seule, répondit-elle troublée aussi par cette question. Bébé dort là, ajouta-t-elle en indiquant la porte ouverte de sa chambre, comme si elle avait éprouvé le besoin de se donner une sauvegarde, fût-ce celle de l'enfant endormi. Quand ils furent assis, ils éprouvèrent un embarras insurmontable; on eût dit que quelque chose s'était passé entre eux, qui les empêchait de se parler. Il y avait en effet quelque chose; c'était la connaissance que chacun d'eux avait d'une situation sur laquelle il devait garder le silence. L'âme de Moilly, pleine de compassion et de tendresse pour Célie, ne pouvait se contraindre plus longtemps; il avait eu beau s'en défendre, et se persuader à lui-même qu'il n'éprouvait pas d'amour pour elle, que tant de respect et de pitié ne pouvait admettre la violence de la passion, il sentait maintenant, seul avec elle dans ce salon tranquille, qu'il l'adorait, et qu'il ne pouvait plus vivre sans elle. Ils se parlaient pourtant, avec des silences coupés gauchement par une question banale, et pendant leurs paroles comme pendant leur silence, se serrait autour d'eux un filet invisible, dont les mailles se rapprochaient et allaient tout à l'heure les jeter dans les bras l'un de l'autre. Célie ne pouvait plus se tromper elle-même. C'était lui l'élu, l'être fait pour elle, près de qui elle eût voulu vivre et mourir. Comme elle allait souffrir, à présent qu'elle le savait! Toute la douceur de cette amitié, toutes les joies confuses de cette intimité fraternelle allaient se changer en tortures, elle le savait; mais elle n'y pouvait rien, elle l'aimait. --Il faut que je m'en aille, dit Moilly sans se lever. Il n'avait pas le courage de s'arracher de là, et pourtant il n'y pouvait rester un instant de plus sans parler. --Déjà! Pourquoi? fit-elle; j'avais tant de choses à vous dire, et je ne sais plus... Leurs yeux se rencontrèrent et ne purent se séparer. Un bruit léger, ou plutôt l'avertissement insensible de la présence d'une personne étrangère, les fit tressaillir, et ils se tournèrent vers la porte du grand salon. Sur le seuil, Dornemont les regardait avec une singulière expression, qui n'était pas du mécontentement. On eût dit qu'il avait trouvé la solution de quelque problème, et qu'il allait s'en servir. --Vous? fit Célie éperdue, avec le cri de la conscience réveillée. --Oui, je viens de rentrer, dit Valéry avec beaucoup de calme, mais je suis obligé de m'en retourner tout à l'heure. Ne vous dérangez pas, Moilly, je vous en prie; c'est gentil à vous d'être venu. Célie, ma chère, j'ai deux mots à vous dire, voulez-vous venir un instant? Pour la première fois depuis son mariage, il lui disait: vous! La jeune femme se sentit glacer. Elle le rejoignit cependant, et il l'emmena à l'autre extrémité du salon voisin. Ils restèrent debout l'un devant l'autre. Dornemont était plus pâle que sa femme, mais il avait un air mauvais et résolu. --Ma situation est terrible, dit-il entre ses dents serrées, qu'elle entendait grincer; il n'y a plus qu'un homme au monde qui puisse m'en tirer, c'est Moilly. Elle le regarda, surprise. --Il a pour vous beaucoup d'affection, continua Dornemont; si vous vouliez, je suis convaincu,--convaincu, vous entendez? qu'il mettrait des capitaux dans mes affaires. C'est à vous de le décider. Célie continuait de regarder son mari avec des yeux agrandis par la frayeur; mais elle ne comprenait pas. --Voyons, fit-il en la secouant brutalement par le bras, ne faites pas la sotte. Je vous donne carte blanche, carte blanche, comprenez-vous? Je me soucie du monde et de tout comme d'une guigne; ce qu'il me faut, c'est de l'argent pour me relever; vous n'avez jamais su être bonne à rien, trouvez-moi de l'argent. Je ne rentrerai que demain. Il la quitta grossièrement, et elle resta où il l'avait laissée, plus pâle, plus froide et plus muette. --Que se passe-t-il? fit Moilly sur le seuil du petit salon. N'entendant plus de bruit, il s'était levé. Elle courut à lui avec un geste d'horreur, comme pour se réfugier dans ses bras; il allait l'y recevoir, lorsqu'elle se jeta de côté et se précipita dans un fauteuil auprès de la cheminée, les deux mains sur les yeux. --Que vous a-t-il dit? Il vous a menacée? Elle fit signe que non et resta immobile, sans paroles, sans larmes, dans l'épouvante d'un crime, ne sachant si c'était elle qui en était la victime ou l'auteur. --Célie, dites-moi quelque chose, fit Moilly, sans s'apercevoir de la façon dont il lui parlait; vous avez peur de lui? Allons-nous-en tout de suite, avant qu'il revienne; je vous emmènerai si loin qu'il ne vous retrouvera jamais... Ah! il y a si longtemps que je vous aime! Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas? Il lui prenait les mains pour voir son visage; elle frissonna. --Grâce, lui dit-elle à voix basse; ne me perdez pas. --Mais il faut nous hâter... il va revenir... --Il ne reviendra pas. --Il vous a abandonnée. Raison de plus, alors, partons vite. Célie se leva et dégagea ses mains que tenait Moilly. --Vous êtes riche, monsieur? dit-elle avec amertume. Bien loin de comprendre, il lui répondit comme à un enfant: --Nous vivrons heureux n'importe où; je suis assez riche pour cela. --Eh bien! reprit-elle, payez-moi donc à mon mari, car il vous permet de m'acheter. Les mains de Moilly tendues vers Célie retombèrent à son côté. --Oh! fit-il, madame, je vous demande pardon! Il resta incliné devant elle; toute l'ardeur de son amour s'était fondue devant l'irrémédiable malheur de cette honnête femme. Ce fut elle qui lui saisit le bras avec violence. --Allez-vous-en, dit-elle; je suis assez insultée pour un jour. Allez-vous-en. Moilly avait repris son calme. --Au contraire, dit-il d'un ton posé. C'est maintenant qu'il faut que vous quittiez cette maison où vous n'êtes pas en sûreté. S'il a eu l'idée de vous employer au succès de ses intérêts, l'échec qu'il subit avec moi ne le rendrait que plus enragé de réussir près d'un autre... Oui, Célie, c'est comme cela; à présent que vous avez les yeux ouverts, regardez la vérité en face. Vous avez le choix entre une vie horrible ici et, avec moi, le bonheur que peut donner l'amour le plus sincère. Allons, vous ne pouvez pas hésiter. Il lui avait repris les mains et l'attirait à lui. Elle avait beau se roidir intérieurement, elle l'aimait, et se sentait vaincue. L'amour qu'elle s'était si longtemps caché à elle-même l'inondait de joie et lui était ses forces. --Allons, lui disait-il, vous verrez ce que c'est que le bonheur; vous ne l'avez jamais connu; c'est le repos dans la joie; c'est la sécurité d'un lendemain semblable au jour heureux qui s'achève; c'est pour toujours, Célie, pour vivre et pour mourir ensemble. Et je vous aimais quand vous vous êtes mariée. --Bien vrai? demanda-t-elle. --Je vous le jure; je ne sais pas mentir, moi... Allons, venez... Il posa ses lèvres sur le front de Célie, sans violence, comme si elle lui appartenait de par toutes les lois, et il sentit qu'elle l'aimait d'un amour impérissable. Tout à coup, elle se sépara de lui. --Mon fils! cria-t-elle tout haut, comme si elle se réveillait d'un rêve plein d'angoisse. --Nous l'emmènerons. Pensez-vous que j'aie pu avoir un instant l'idée de le laisser à son père? Nous en ferons un homme. --Maman! fit la douce voix de l'enfant, tu m'as appelé? Il était dans la porte de la chambre et frottait de ses deux poings fermés ses yeux bouffis de sommeil. Trébuchant dans sa longue chemise de nuit blanche, il avait l'air d'un ange. Célie courut à lui et l'enleva dans ses bras. --Mon enfant, dit-elle en le couvrant de baisers. --Tu as eu peur, n'est-ce pas, maman? disait l'enfant, qui, ébloui par la vive lumière au sortir de la chambre obscure, n'avait pas vu Moilly. Célie l'emporta dans son petit lit, le calma et l'endormit presque aussitôt avec de tendres paroles. Quand elle se fut assurée, au calme de sa respiration, qu'il avait repris son sommeil, elle se dirigea vers le petit salon, sans prendre le temps de réfléchir. Moilly l'attendait, plus pâle qu'elle, n'osant lui parler le premier. --Adieu, lui dit-elle, si bas qu'il put à peine l'entendre, mais ses yeux pleins de douleur exprimaient clairement sa pensée. --Pourquoi adieu? Venez, au contraire, emportons-le. Elle secoua silencieusement la tête, et il comprit qu'elle ne le suivrait pas. --Mon fils grandira, je ne veux pas qu'il me condamne, ni qu'il me pardonne, quand il sera en âge de me juger... Pour l'honneur de l'enfant, je sacrifie ma joie... s'il n'y avait que mon honneur à moi, j'agirais peut-être autrement... adieu... et je vous aime, oh! oui, je vous aime; je vous aimerai toujours; et maintenant, allez, allez vite... Elle recula de deux pas et s'appuya au chambranle de la porte. --Vous le voulez? dit Moilly. --Oui. --J'obéis. Mais je ne vous quitterai pas; je vous verrai tous les jours, et à l'heure de la catastrophe, qui n'est pas loin, vous me trouverez là. Tout ce que je possède est à vous... Elle fit un mouvement de fierté. --Je vous demande pardon, reprit-il humblement; je voulais dire que c'est à votre enfant, dont vous saurez faire un homme. Au revoir, Célie. Il sortit avec le même calme apparent que s'il eût fait une simple visite. Quand il fut parti, Célie s'agenouilla auprès du petit lit de son fils, et pleura tant qu'elle eut des larmes. XXVII Le lendemain matin, vers dix heures, Dornemont se promenait fiévreusement dans son cabinet. Que s'était-il passé la veille dans cet appartement même, à quelques pas de lui? Allait-il avoir pour allié l'homme auquel il avait cédé sa femme, ou bien rien n'était-il conclu? Célie aurait-elle imaginé des difficultés? --Ces femmes romanesques sont capables de tout, se disait-il avec une fureur concentrée dont une bonne partie était à sa propre adresse. La veille, le marché lui avait paru tout simple. Quoi? ces deux êtres s'aimaient, il leur donnait la liberté, et en échange demandait qu'on remît ses affaires à flot? Qu'y avait-il là de si extraordinaire? En quittant sa maison, il était allé chez Rosa, qu'il avait trouvée passablement maussade. --J'ai des dettes à payer, lui avait-elle dit, il me faut de l'argent. J'ai de l'ordre, moi, mon cher! Je ne veux pas passer pour une femme qui ne règle pas ses fournisseurs! --Je pense avoir arrangé mes affaires demain, lui répondit Dornemont. --Il y a longtemps que tu me dis la même chose! --Mais, aujourd'hui, j'ai des raisons de le dire, insista Valéry en passant la main sur son visage pour chasser des pensées importunes. --Nous verrons bien... Tout à coup une bouffée de folle gaieté passa dans le cerveau surmené de Dornemont, et il se mit à dire cent folies. L'esprit drôle et original qu'on lui avait connu autrefois, et qui lui avait fait autant d'ennemis que d'amis, lui revint comme aux meilleurs jours. Pendant une heure, il tourna impitoyablement en ridicule les choses et les gens qu'il vénérait le plus, déchirant les voiles les plus sacrés et faisant litière de tout ce qui, sous le ciel, mérite le respect ou tout au moins le silence. Rosa riait aux éclats, renversée sur sa chaise longue, et chaque trait de sa gaieté poussait Dornemont à quelque nouvelle folie. Quand ils eurent bien saccagé le trésor des vertus humaines, Valéry s'arrêta tout à coup, las et fourbu de cette débauche morale. --Allons, dit-il soudain glacé, tu ne vas pas me renvoyer ce soir. Je t'ai payée en monnaie de singe! --Qui te renvoie, grand fou? Est-ce que tu ne sais pas que je t'adore, quand tu es gentil? C'est quand tu boudes que je ne t'aime pas. Deux heures après, Dornemont marchait seul dans le boudoir japonais, pendant que sa maîtresse dormait de ce profond sommeil si improprement appelé le sommeil de l'innocence. Il était littéralement enragé, à la pensée de ce qu'il était, de ce qu'il ne pouvait s'empêcher d'être. La lumière des réverbères de la rue lui suffisait pour se diriger dans le dédale de petits meubles que d'ailleurs il heurtait lourdement, sans souci de leur conservation, ni du sommeil de madame Brazenyi. Il eût voulu qu'elle se réveillât pour lui faire une querelle de crocheteur. Par moments, une phrase traversait son cerveau. --La vipère, c'est elle qui m'a amené là!... Et il avait envie de l'assommer à coups de pied. Enfin, vers le matin, n'y tenant plus, il s'en alla avec une nausée indicible, un dégoût prodigieux pour cette maison et tout ce qu'elle contenait. Dans la rue, il se retourna. --Quand je pense, fit-il entre ses dents, qu'il y a là dedans pour quelque chose comme deux millions! Voilà de l'argent bien employé. Il rentra chez lui, se regarda dans une glace à main et eut peine à se reconnaître. Les traits de son visage exagérés jusqu'à la caricature, le teint d'un jaune terreux, la peau bouffie et ridée par places, voilà ce qui restait du beau Dornemont. --Je suis ignoble, se dit-il en jetant à terre la glace, qu'il broya sous son talon. Une crainte superstitieuse le prit. --Le verre cassé porte malheur! se dit-il, tout épeuré. Bah! quel malheur pourrait-il m'arriver maintenant? Il sourit avec une amertume ironique, en pensant que le seul malheur possible serait que sa femme et Moilly ne fussent pas tombés d'accord. C'est encore ce qu'il se disait lorsque la pendule sonnant dix heures, une petite main mal assurée frappa à la porte de son cabinet. --Entrez! cria-t-il, pendant que son coeur faisait un grand bond dans sa poitrine. Ce devait être Célie. Qu'allait-elle lui dire? La poignée s'agita vainement avec un petit cliquetis de cuivre, mais la porte résistait. Avec un juron, Dornemont ouvrit le battant, et son petit garçon entra. --Bonjour, papa, dit-il en tendant ses joues fraîches au baiser paternel. Stupéfait, Valéry se baissa et embrassa l'enfant. Il l'avait bien oublié, celui-là! Le jouet favori de ses heures de fortune avait perdu toute importance dans sa vie lorsque Rosa y était entrée; pourquoi venait-il aujourd'hui se rappeler de force au souvenir du père indifférent? --C'est maman qui m'a dit de venir, fit le petit garçon en regardant autour de lui avec curiosité la vaste pièce où il n'était presque jamais entré. --Qu'est-ce qu'elle veut? fit le père, encore bouleversé. --Elle m'a dit de te dire qu'elle avait fait un mauvais rêve cette nuit, mais que ce matin elle allait bien, et qu'elle avait tout oublié. --Tu es sûr qu'elle t'a dit cela? fit Dornemont en attirant l'enfant à lui. Il l'enleva soudain dans ses bras et l'assit sur ses genoux; le petit se mit à jouer avec la chaîne de sa montre. --Oui, bien sûr. Je sais bien, moi, qu'elle a fait un mauvais rêve, reprit l'enfant, parce qu'elle a crié: «Mon fils!» et ça m'a réveillé. Je suis allé la trouver; elle était dans son petit salon, tout debout. Elle s'était endormie en lisant, vois-tu, car elle était encore tout habillée... Mais je n'ai pas eu peur. --Et alors, qu'a-t-elle fait? demanda Valéry pris à la gorge par une étrange émotion. --Elle m'a emporté dans mon lit, et elle est restée avec moi pour m'endormir. Ce matin, je lui ai demandé ce qu'elle avait eu, et elle m'a dit de venir te trouver pour te raconter ça. Dornemont déposa l'enfant à terre et resta pensif, tortillant sa moustache. --Comment est-elle, ta mère, ce matin? dit-il en hésitant. --Elle est toute blanche; je crois qu'elle a pleuré dans son rêve, car elle a la figure renversée, comme on a quand on a eu peur, tu sais, papa? Dornemont écoutait, de plus en plus pensif. --Elle t'a dit de me dire qu'elle avait tout oublié? --Oui, papa. Dornemont se baissa lentement, afin que son visage fût au-niveau de celui de son petit garçon; quand il en fut là, il plia les genoux et prit l'enfant dans ses bras. --Va dire à ta maman qu'elle est un ange; tu entends? elle est un ange, et toi, tu es un bon petit garçon. Tu lui diras que je vous aime bien tous les deux. Tu feras ta commission? --Oui; ce n'est pas difficile. Il s'échappait joyeusement. Dornemont, resté à genoux, le retint par sa menotte rose. --Embrasse-moi, lui dit-il. L'enfant passa ses bras autour du cou de son père et l'embrassa consciencieusement sur les deux joues. --Encore, fit Dornemont. L'enfant recommença. --Va maintenant, dit le père en se relevant. Il reconduisit le petit garçon jusqu'au seuil de la porte et le suivit des yeux à travers la longue enfilade de salons jusqu'à ce qu'il l'eût vu disparaître derrière une portière. Alors il referma la porte et revint à son bureau. --Je suis un misérable, dit-il tout haut lentement. Un misérable... un misérable... Il se jugeait froidement, comme on se juge à certains moments de la vie, avec autant de désintéressement que s'il s'agissait d'un autre. Il ouvrit un tiroir et prit son revolver dont il fit jouer les batteries. --Moilly et elle feraient de l'enfant un honnête homme, dit-il avec le même calme, et c'est plus que je ne saurais faire... La vanité du beau Dornemont ne l'abandonnait pas en cet instant suprême; il jeta un coup d'oeil dans la glace en face de lui. --Décidément, je suis hideux! pensa-t-il! Et le dehors, ce n'est rien, c'est le dedans qu'il faudrait voir! Une idée lui vint. Déposant son revolver, il prit une feuille de papier et écrivit de sa belle écriture commerciale: «Je prie mon ami Moilly de bien vouloir veiller sur ma femme et mon enfant, que je laisse sans ressource.» Il mit la date, signa, et se tira un coup de revolver dans la région du coeur. Il devait bien connaître la place, car la mort fut foudroyante. Une heure après, son valet de chambre, qui venait l'avertir que le déjeuner était prêt, le trouva rigide sur son fauteuil. Dans la mort, ses traits s'étaient régularisés, et il était redevenu le beau Dornemont. Sa mort fit grand bruit, mais bien peu le pleurèrent. Au fond, la plupart de ceux à qui cet événement faisait tort l'avaient volé précédemment ou bien étaient tout prêts à en voler d'autres. --On ne lui a jamais rendu justice, dit Roquelet en revenant du cimetière. Cet homme-là valait mieux qu'on ne le croyait; sa mort en est la preuve. Ce n'est pas lui qui est responsable, c'est son genre de vie. [Fin de _Le mors aux dents_ par Henry Gréville]