* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. Dans le cas où le livre est couvert par le droit d'auteur dans votre pays, ne le téléchargez pas et ne redistribuez pas ce fichier. Titre: Les Koumiassine (tome second) Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1877 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1878 (deuxième édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 3 septembre 2008 Date de la dernière mise à jour: 3 septembre 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 167 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) LES KOUMIASSINE PAR HENRI GRÉVILLE -------------- TOME SECOND -------------- Deuxième Édition [Illustration: blason] PARIS E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 ----- 1878 L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droite de traduction et de reproduction. Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mars 1877. ________________________________________________________ PARIS, TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. LES KOUMIASSINE XXXI Entretien conjugal. Ces événements de famille perdirent brusquement de leur importance, même aux yeux de ceux qu'ils intéressaient le plus directement. Toutes les préoccupations se trouvèrent noyées dans l'immense remue-ménage qui suivit l'attentat du 4 avril: L'empereur, échappé presque miraculeusement à la balle qui lui était destinée, recevait de tous cotés, de Pétersbourg comme des provinces les plus éloignées, les félicitations de ses sujets. La comtesse ne pouvait souffrir que son époux manquât au choeur des fidèles serviteurs de l'État groupés près du trône. Elle lui intima par télégramme l'injonction de revenir sur-le-champ. Le comte était un excellent homme, suffisamment intelligent, spirituel même à ses heures, mauvais administrateur--car il était trop généreux et trop indulgent--et, par-dessus le marché, gentilhomme dans toute la force du terme, au point qu'il saluait les servantes parce qu'elles étaient femmes. Il avait épousé la comtesse par amour. Riche de son côté, il était devenu plus riche par ce mariage. Mais, depuis le jour de leur union, bien des choses s'étaient passées: premièrement, vingt-huit ans de mariage, et, pour qui sait compter, vingt-huit et seize font quarante-quatre; de sorte que le comte, tout en étant le modèle des époux et des pères, aimait beaucoup les voyages--à la suite de l'empereur quand cela se pouvait: ce devoir de service était de ceux qu'il ne déclinait jamais;--les congés, les missions d'inspection dans les provinces éloignées, où l'envoyé extraordinaire est reçu comme un roi; bref, tout ce qui le tenait, à son extrême désespoir, éloigné de sa fidèle et vaillante épouse. Cette fois, cependant, le télégramme était si impérieux et la nécessité si urgente, que le pauvre comte abandonna le reste de son congé--il n'en avait plus que pour un mois,--la belle terre de Crimée, où il employait si bien son temps, et une jolie Lesghise, passée, on ne sait par quel miracle, du rang de prisonnière du Caucase à celui de grande cocotte, et qui trônait admirablement dans ce séjour enchanté. Leurs adieux furent courts, du reste, et il n'y eut point de larmes répandues, ou, s'il y en eut, elles furent bientôt essuyées. La prisonnière emportait, dans un joli petit portefeuille, de quoi acheter beaucoup de mouchoirs de batiste pour essuyer ses beaux yeux. Le comte arriva donc à Pétersbourg et s'empressa de présenter ses devoirs à son souverain, qui, connaissant son goût pour les excursions lointaines, le remercia--non sans rire--d'avoir mis tant de hâte à venir lui apporter ses félicitations. Puis il jeta les yeux autours de lui et fut tout étonné de ce qu'il vit dans son foyer domestique. Vassilissa, qui était devenue fort différente de la fillette qu'il avait quittée l'année précédente, lui parut très-agréable. Comme il ignorait totalement ce qu'elle avait subi en son absence, il se promit d'en parler à sa femme et de lui chercher pour époux, parmi ses jeunes amis, un gentil garçon chez lequel il pourrait aller dîner de temps à autre, fuyant ainsi le cérémonial auquel sa femme tenait--pour employer l'expression vulgaire--comme à la prunelle de ses yeux. Mais, à sa grande surprise, le premier mot qu'il toucha de ce projet à la comtesse fut reçu d'une façon éminemment peu encourageante. --Cher comte, lui dit sa moitié, ce sont mes affaires; j'ai pris cette jeune fille sous ma protection, et je me chargerai d'elle jusqu'au bout, si vous le voulez bien. --Je ne demande pas mieux, ma chère, mais deux têtes valent mieux qu'une, dit le proverbe. La comtesse regarda son mari d'un air dubitatif. A son sens, sa tête à elle seule valait bien deux ou trois têtes comme celle de son mari. Mais elle était trop bien élevée pour le contredire sans nécessité. Elle attendit le reste. --A ce propos, comtesse, dites-moi donc d'où vous était tombé ce...--son nom m'échappe--cet employé que vous aviez voulu marier avec Vassilissa. Pourquoi un employé?... Il me semble qu'un militaire... Elle ne tenait pas beaucoup à lui, je suppose... autrement le mariage se serait fait... Vous n'auriez pas voulu la séparer d'un homme qu'elle aurait aimé? Le comte parlait d'une façon assez amphigourique, mais c'est qu'il était gêné par le regard de sa femme. Celle-ci le contemplait comme un objet curieux et mal agencé, dont on cherche à deviner le mécanisme endommagé. Que venait-il lui chanter, avec cet employé que Vassilissa aurait aimé, ce mariage qui se serait fait si Vassilissa avait tenu à lui?... Le comte n'y était pas du tout, du tout! Et c'est ce que lui disait ce regard qui lui avait fait construire si maladroitement sa phrase... --Je vois, dit la comtesse, en se laissant aller dans son fauteuil, je vois, mon cher, que vous n'êtes pas au courant. Le comte prévit un discours, et sa pensée infidèle s'envola avec un regret vers les rivages de Crimée, où l'on était si bien, où personne ne faisait de discours... Puis il fit un effort et ramena la vagabonde aux pieds--pas trop petits --de sa vertueuse moitié. --J'ai choisi pour Vassilissa, comme vous dites, un employé; mais elle ne l'a jamais aimé. D'abord je vous serai reconnaissante de ne pas mettre dans la tête de cette enfant, dont je réponds devant Dieu, des billevesées romanesques d'amourette. Elle n'a pas de fortune, elle ne peut pas courir le risque de se trouver mariée par amour à un homme pauvre, avec une demi-douzaine d'enfants... --Mais ne la dotons-nous pas? fit le comte, un peu ému par le spectacle évoqué devant lui de cet intérieur pauvre, avec une demi-douzaine d'enfants. --Nous la dotons, certainement; mais vous ne voulez pas dépouiller vos enfants pour une personne qui, après tout, nous est étrangère, à y bien regarder? --Sans dépouiller nos enfants, dit le comte, qui avait bon coeur et qui pensa à leur million de revenu, on pourrait, je crois bien, donner à Vassilissa la satisfaction de se marier selon son coeur, quelle que soit la fortune... La comtesse regardait son mari avec résignation, attendant la fin de sa phrase dans un esprit de mortification si évident, que le comte ne voulut pas la faire souffrir plus longtemps et s'arrêta net. --Nous lui donnons dix mille roubles et un joli trousseau, dit la comtesse, six douzaines de tout. --Dix mille roubles!... mais avec cela elle peut épouser n'importe qui! s'écria le comte. C'est bien à vous, ma chère. C'est gentil! Elle pourra avoir sa voiture et ses chevaux... et, pour peu que le fiancé ait de quoi vivre... Il s'arrêta, car le même regard inquiet et chercheur qui l'avait précédemment troublé recommençait à juger de son degré d'insanité. --Dix mille roubles de revenu?... dit-il avec moins de confiance. La comtesse haussa les épaules imperceptiblement, car il faut respecter son mari--on le jure au pied des autels, ce fameux jour où l'on jure tant de choses que l'on exécute si peu. --Dix mille roubles de capital... cinq cents roubles de revenu! Ces deux phrases tombèrent comme deux petits coups de marteau. Le comte baissa la tête et réfléchit. Dix mille roubles de capital, c'est à peu près ce que lui avait coûté la royauté éphémère de la belle Lesghise dans son palais de Crimée. --En effet, reprit-il, avec cinq cents roubles de revenu, elle n'aura pas de quoi rouler carrosse. Mais ne pourrions-nous augmenter? --Vous avez deux enfants, mon cher. Après cela, vos revenus sont à vous; c'est à vous de voir à quel usage vous voulez les employer. La comtesse dit cela si froidement, en pinçant légèrement les lèvres, que le comte garda pour lui ses intentions charitables et trembla d'avoir été trahi relativement à... à... La liste de Juan se déroula devant lui: _mille e tre_. Il se dit que véritablement c'était l'effet d'un miracle s'il n'avait pas été dénoncé, et cette réflexion rétrospective amena un silence. --En fin de compte, elle n'épousera pas cet employé? dit-il pour rallumer la conversation éteinte. --Non... Toutes informations prises, il s'est trouvé que cet homme n'était qu'un intrigant qui ne recherchait Vassilissa que pour sa dot. Le comte pensa que la dot était bien peu de chose, que Vassilissa était bien jolie, et que si c'avait été lui... mais il se repentit de cette pensée folâtre et écouta sa femme avec componction, d'autant plus que ceci se passait à la fin de la semaine sainte, et que c'était temps de jeûne. --Bref, continua la comtesse, j'ai rompu ce mariage. Vassilissa a renvoyé les cadeaux, et tout est fini. --On m'a parlé d'un duel. --Oui, Chourof se trouvait à Saint-Pétersbourg, et il a cassé le bras à Tchoudessof, mais cela n'a rien à voir dans ce qui nous regarde. C'est que la comtesse en était persuadée! Il n'eût pas fait bon lui dire le contraire!... Le comte, qui n'était pas suffisamment informé pour lui tenir tête sur ce point, battit en retraite. --Alors, Vassilissa reste fille jusqu'à nouvel ordre? dit-il en souriant. --Comment voudriez-vous qu'elle restât? répondit sa femme avec ce haussement de sourcils étonné qui rappelait le pauvre mari au sentiment de son infériorité. Il tourna lu chose en plaisanterie, ne parvint pas à dérider sa moitié et s'en alla tout penaud dans son cabinet. Il n'y était pas depuis cinq minutes, que deux ou trois amis, venus pour le voir, riaient et causaient avec lui de manière à lui rendre le sentiment de sa valeur personnelle. XXXII La nuit de Pâques. Le samedi saint arriva. Cette fête de Pâques, considérée en Russie comme la plus grande fête de l'année, remplace notre fête de Noël, pour la messe de minuit comme pour le réveillon. Dès onze heures du soir, la comtesse Koumiassine, son fils, les jeunes filles et le groupe des protégées, entassés dans plusieurs voitures, partirent pour se rendre à l'église. Dmitri avait revêtu, pour la circonstance, un costume neuf de soie blanche garni de galons d'argent, qui lui donnait l'air d'un sylphe. Il assista très-sérieusement aux trois messes, de minuit, de l'aurore et du jour, un peu fatigué à la troisième, malgré le repos qu'on avait eu soin de lui faire prendre après le diner. C'était la première fois qu'il se rendait à l'église la nuit de Pâques. Le prêtre annonça trois fois d'une voix claire et distincte: «Christ est ressuscité!» Le peuple assemblé répondit trois fois: «En vérité, il est ressuscité!» et, dans toute l'église, chacun des assistants échangea le triple baiser de paix avec ceux que le hasard lui avait donnés pour voisins. Dmitri choisit ce moment de confusion pour glisser à l'oreille de sa cousine: --Il ne t'embrassera pas, ton mari de papier découpé! Nous l'avons enfoncé, hein? Vassilissa, très-surprise, très-rouge, avait bonne envie de tancer son jeune cousin pour l'irrévérence de ses paroles dans le lieu saint, à un moment si solennel; mais Dmitri, redevenu complètement sérieux, les yeux fixés sur l'iconostase, accompagnait à demi-voix le choeur qui chantait: «Il est ressuscité, il a vaincu la mort», et force lui fut de renoncer à son idée. D'ailleurs Zina, qui avait entendu, contenait son envie de rire avec tant de peine, que pour un rien elle eût éclaté; et son hilarité secrète gagna bientôt Vassilissa. C'était dans cette même église, où, par parenthèse, il n'était jamais venu, que Tchoudessof s'était, soi-disant, épris d'elle. Elle embrassa d'un coup d'oeil la foule parée qui remplissait la partie de l'église où elle se trouvait... et tout d'un coup elle perdit contenance: elle venait de recevoir un salut à peine indiqué, mais très-respectueux, de Maritsky. Évidemment, le jeune homme attendait depuis longtemps le regard de Vassilissa. Celle-ci s'enfonça dans de profondes méditations où la fête chrétienne n'entrait pas pour grand'chose. Était-ce le hasard seul qui lui faisait si souvent rencontrer les yeux de ce jeune homme? Et pourquoi, lorsqu'elle se trouvait en quelque lieu où sa présence était possible, pourquoi n'avait-elle pas de repos qu'elle ne se fût assurée qu'il était là? Cette question intérieure amena une rougeur subite sur les joues de la jeune fille, et la réponse qu'elle se fit l'augmenta encore. --Tu as très-chaud, dis? fit Zina en la poussant légèrement du coude. --J'étouffe, répondit Vassilissa, qui ne mentait pas. --Ce sera bientôt fini, murmura Zénaïde en se rencognant dans la balustrade, au grand dommage de sa ceinture de soie. Dmitri dormait les yeux ouverts; de temps à autre i! relevait la tête et écarquillait les yeux de toute sa force pour montrer qu'il était bien éveillé; puis, cet effort accompli, il se laissait aller à une douce somnolence. Enfin, l'office s'acheva, et les enfants furent expédiés à la maison pendant que la comtesse s'attardait à des félicitations sans nombre avec une foule de personnes de sa connaissance. Les rues étaient brillamment éclairées. Les petites bornes de granit qui garantissent les trottoirs contre l'invasion des traîneaux portés par la neige tassée, étaient fraîchement peintes de noir brillant.--On les a cirées à neuf! disait Dmitri, qui n'avait plus envie de dormir du tout depuis que l'office était fini. Au pied de chaque borne, brûlait un lampion. La nuit était magnifique, douce et claire comme une nuit de mai. Les équipages brillants roulaient au trot rapide des chevaux de prix dans les rues pleines de monde. Le bourdonnement joyeux de toutes les cloches de Saint-Isaac faisait trembler le pavé, et par toute la ville les églises envoyaient sans interruption les notes claires et grêles des petites cloches, coupées à intervalles réguliers par les coups des lourds battants sur les bourdons énormes. --C'est gai, dit Dmitri. C'est très-joli la nuit de Pâques. Et puis nous allons souper! Le canon de la forteresse retentit. L'empereur, en ce moment, recevait dans la chapelle du palais d'hiver les compliments de fête de toute la cour. Dmitri se mit à danser sur son siège, marquant les coups de canon par des battements joyeux de ses petites mains. Il était seul dans la voiture, avec sa soeur et sa cousine, et depuis longtemps il n'avait déployé tant de gaieté. La voiture s'arrêta, les enfants en descendirent, et elle retourna à l'église chercher une nouvelle cargaison de fidèles. Les domestiques, les femmes de chambre, tout le personnel de la maison, rentré avant les maîtres, se tenait dans la vaste antichambre pour offrir les félicitations accompagnées de l'ouf symbolique qu'on échange avec le triple baiser traditionnel. Les enfants passèrent par les accolades inévitables; puis, au moment où les roulements continus à l'extérieur annonçaient l'arrivée de la comtesse et des protégées, ils s'envolèrent dans la salle à manger. --Nous allons manger tout ça! dit à demi-voix Dmitri, qui mourait de faim; et ses yeux brillants d'appétit se promenaient de l'énorme jambon cuit, le plus gros qu'on eût pu trouver par toute la ville, au quartier de veau froid qui lui faisait vis-à-vis, en passant par l'agneau de beurre à toison frisée-obtenu en pressant avec les mains le beurre mou à travers un morceau de toile; hâtons-nous de dire qu'on ne goûte jamais à cette pièce d'honneur;--puis venait l'énorme _koulitch_, gâteau de fleur de farine aux raisins secs, couronné de grosses roses en papier; puis les oeufs durs teints en rouge, que certains Russes peuvent avaler par douzaines à l'aide d'un peu de sel fin. Tout cela faisait venir l'eau à la bouche du petit garçon. La comtesse fit son entrée. Toute vêtue de soie blanche, sa longue traîne roulant à flots derrière elle, elle avait l'air d'une souveraine au milieu de sa cour de protégées et de domestiques. Le canon, qui tonnait toujours dans le lointain, semblait n'être là que pour donner plus de pompe à sa réception. Enfin, toutes les salutations, toutes les accolades terminées--car la comtesse Koumiassine, de par les commandements de l'Église, devait échanger trois baisers avec chacun de ses serviteurs, jusqu'au dernier garçon d'écurie, et elle tenait à honneur de ne pas s'y soustraire, comme la plupart des dames élevées dans des principes plus modernes,--tout étant fini dans les règles, la comtesse s'assit, réservant une place pour son mari, retenu au palais par son rang, et le réveillon commença. Les pièces énormes circulèrent autour de la table, et l'on rompit le jeûne de cinquante jours, jeûne sans lait et sans oeufs, au poisson et à l'huile, et certains jours même sans poisson. Mais tout le monde était si fatigué, que les honneurs du réveillon furent pour une tasse de café avec un nuage de crème qui réveilla les intelligences assoupies. Le comte entra vers la fin du repas. Invité par sa femme à s'asseoir auprès d'elle, il déclina cet honneur en disant qu'il avait soupé au palais et qu'il tombait de sommeil. La comtesse se leva, et ce fut le signal d'une déroute générale. En cinq minutes, la salle à manger fut vide et les flambeaux éteints. La table, desservie, fut resservie au plus vite et préparée pour le matin, car pendant la semaine de Pâques tout Russe, riche ou pauvre, tient table ouverte: le jambon terminé est remplacé par un autre jambon, le quartier de veau par un autre quartier, et ainsi de suite jusqu'au dimanche de la Quasimodo. Rentrées dans leur chambre, Zina et Vassilissa, étroitement embrassées, s'approchèrent de la fenêtre. L'illumination de la rue se mourait; quelques lampions vivaces jetaient de temps en temps de grandes clartés qui illuminaient subitement une façade, puis retombaient modestement sur le trottoir. Quelques voitures attardées retournaient au logis, et, à l'Orient, une bande blanchâtre dans le ciel, clair et joyeux, annonçait l'aurore. --Je ne sais pourquoi, dit Zina, je me sens pleine d'heureux pressentiments! Voici Pâques, le printemps... Le printemps, c'est si bon! C'est comme nous... tout jeune encore, et tout bête--elle s'interrompit pour embrasser sa cousine et pour rire;--les petites feuilles ont l'air si gauche, au sortir des bourgeons... On dirait qu'elles ne savent pas où se placer... Je suis contente. Vassilissa sourit à Zénaïde et lui rendit son baiser; mais son sourire n'était pas le même: une rougeur fugitive, une pensée secrètement caressée, lui parlaient aussi de printemps. --Nous partirons bientôt pour la campagne, dit Zina, j'en suis charmée... Tu ne dis rien! Est-ce que tu n'en es pas contente? --Si!... répondit Lissa, qui se dit avec un serrement de coeur qu'à la campagne elle ne rencontrerait pas Maritsky. --J'ai envie de revoir le prince Charmant, reprit Zina tout en se déshabillant à la hâte. C'est qu'il est beaucoup moins laid qu'avant! Tu n'as pas remarqué? --Non. --Mais à quoi donc penses-tu? s'écria Zina stupéfaite, qui s'arrêta, les bras en l'air, au moment de nouer son filet de nuit. Lissa ne répondit que par un sourire un pe forcé. Les bras de Zina retombèrent, et elle se mit au lit. Une fois bien installée sur l'oreiller, elle se redressa, entoura ses genoux de ses bras et se mit à réfléchir. Lissa semblait déjà s'endormir. --Eh bien, oui, dit tout à coup Zina (miss Junior n'était pas là, elle avait obtenu deux jours de congé), j'aime beaucoup le prince! Il n'est plus laid du tout--il n'est plus bête du tout,--c'est un vrai don Quichotte! _Evviva il principe!_ s'écria-t-elle en faisant un bond qui la renfonça sous ses couvertures. Deux minutes après, elle dormait profondément. XXXIII Mademoiselle Justine ne perd pas courage. La comtesse avait passé la semaine sainte à faire ses dévotions pascales et à se mortifier. Elle pratiquait sa religion sincèrement, et au moment de sa confession annuelle, elle s'imposait un examen de conscience scrupuleux. Cet examen, bien entendu, tournait toujours à sa gloire, car, n'agissant que par principes, elle avait toujours d'excellentes raisons pour appuyer tous ses actes. Cette fois, cependant, en repassant dans son esprit tous les événements importants qui s'étaient succédé depuis ses dernières Pâques, quand elle arriva à l'histoire des fiançailles de sa nièce, elle eut un doute. --Je n'avais pas pris d'assez amples renseignements, se dit-elle; j'ai eu tort. Ce point mis à son passif, elle continua ses investigations personnelles. --Ai-je fait tout ce qu'il fallait pour obtenir la confiance de Vassilissa? se dit-elle. C'est une nature un peu sournoise... Semblable en cela au reste des humains, la bonne comtesse ne demandait pas mieux que de charger les autres pour expliquer ses propres erreurs. --J'aurais dû la rapprocher davantage de moi et lui donner plus d'occasions de parler librement. Ici la comtesse prit la résolution de se montrer plus affectueuse avec sa nièce. Le reste de son examen de conscience n'ayant rien à faire avec ce récit, nous le passerons sous silence. Le résultat de ces méditations fut une plus grande affabilité de la comtesse envers les enfants, et en général envers toute la maison. La fête de Pâques amenait tous les ans cette détente générale qui suit les crises; pendant deux ou trois mois, tout allait bien, tout était doux et facile; puis, peu à peu, les principes resserraient leur cadre rigide, les rapports avec la comtesse devenaient de plus en plus tendus; chacun était forcé de se surveiller davantage; il n'était pas rare qu'une disgrâce, comme celle de mademoiselle Bochet, causât une consternation générale et une exacte observation des moindres règles dans toute la maison, ce qui amenait les choses tant bien que mal, sans autres accidents, jusqu'à la semaine sainte. Puis la comtesse retrouvait la douceur évangélique au pied des autels, et la roue recommençait à tourner dans le même sens. Le dimanche de Pâques apporta donc la paix, dans la plus belle acception de ce mot, à la maison Koumiassine. Vassilissa, en particulier, fut très-touchée de l'aménité de sa tante: son bon petit coeur oublia tout ce qu'elle avait subi de tortures pour ne plus sentir que l'élan d'une reconnaissance sincère. L'heureuse issue de l'événement qui avait mis en danger les jours du tsar prêtait à des fêtes sans nombre. Ce fut, pendant une quinzaine, une cohue de bals et de raouts. Les jeunes filles furent autorisées à danser partout où ce n'était pas exclusivement un bal de grandes personnes, et pas n'est besoin de dire que Maritsky eut plus d'une occasion d'entretenir Vassilissa. Si l'on eut demandé au jeune officier ce qu'il recherchait, il n'eût su que répondre. Mademoiselle Gorof n'était pas ce qu'on appelle «un parti» convenable pour lui. Ses parents étaient riches, sa famille comptait des alliances dans les maisons les plus marquantes du pays,--il pouvait prétendre à tout autre chose qu'a la main d'une jeune fille déjà légèrement discréditée par un mariage rompu--un mariage avec un homme qui n'était pas «né», par-dessus le marché!--Et pourtant, quand il lui arrivait d'entendre la plus légère allusion à ce malheureux mariage, Maritsky devenait rouge de colère et se tenait à quatre pour ne pas faire d'esclandre. Depuis qu'elle n'était plus fiancée, Vassilissa avait cessé d'être coquette. Quand nous disons cessé, nous espérons que le lecteur ne prendra pas ce mot au pied de la lettre. Une jeune fille ne peut cesser tout à coup de vouloir plaire, mais le désir de plaire, si naturel, ne se montrait plus chez elle au grand jour. A peine se laissait-il deviner dans une réponse futée, à l'ombre d'un éventail. Les dames admirèrent beaucoup mademoiselle Gorof pour cette tenue irréprochable dans sa position délicate, et la barrière qu'on avait d'abord établie entre elle et les autres jeunes filles se trouva insensiblement écartée. Ne recevant partout que des compliments au sujet de Lissa, la comtesse se montrait de plus en plus satisfaite, lorsqu'un contre-temps inattendu vint retourner les cartes et resserrer les principes de la noble dame bien avant l'époque habituelle. Depuis la rupture du mariage projeté, Justine Adamovna n'accompagnait plus Vassilissa, qui sortait avec sa cousine et miss Junior. La protégée avait eu, par conséquent, beaucoup de temps pour sasser et ressasser ses pensées mélancoliques. Tout contribuait à sa douleur: les fauteuils commandés par ses soins, où elle avait espéré trôner chez la nouvelle mariée; le samovar eu ruolz qu'elle avait choisi à sa hauteur pour y faire sans fatigue le thé des jeunes époux; les tentures de l'appartement posées par ses soins, tout cela était monté au garde-meuble avec les six grandes malles qui contenaient le trousseau! Et Justine en ressentait un extrême chagrin, car, au fond, tout cela était pour elle! Elle avait bien compté être souveraine sans appel au logis Tchoudessof, de par l'autorité de madame la comtesse et la reconnaissance du mari. Tchoudessof, disons-le, avait eu d'autres sentiments: sa première pensée avait été de chercher à se débarrasser de Justine dès que le mariage serait célébré, et c'est avec la plus sincère satisfaction qu'il avait constaté l'aversion non déguisée de Lissa pour la protégée. --Cela ira tout seul, s'était-il dit. Le troisième jour, ma femme la mettra à la porte, et nous en serons débarrassés. Mais le destin capricieux, qui se plaît à renverser méchamment les plus nobles desseins, avait décidé, que Justine ne trônerait pas et que Tchoudessof ne la mettrait pas à la porte. Tchoudessof, presque guéri, portant son bras en écharpe, arpentait mélancoliquement la Perspective. Sa pâleur intéressante, qui contrastait élégamment avec ses beaux cheveux noirs--si plats--attirait sur lui l'attention des «petites cocottes». Mais Tchoudessof ne se mariait plus, et ce monde enchanté de la veloutine Fay et de l'Ylang-Ylang ne devait pas encore s'ouvrir pour lui. Aussi s'abstenait-il de lever les yeux, lorsqu'au détour de la Sadovaïa il aperçut un sac qu'il croyait avoir vu quelque part. Ses yeux remontèrent du sac à la main qui le tenait, et de cette main au visage, et il reconnut les yeux compatissants de Justine. Un coup d'oeil suffit au couple pour s'entendre. Ils montèrent directement l'escalier du premier étage au Gostinnoï-Dvor, et ce lieu, témoin de leur première rencontre, prêta son abri tutélaire à leur chaste entretien. --Ah! mon pauvre ami, que d'événements! dit Justine. Les femmes ont un talent particulier pour entrer en matière. Pendant qu'un homme tourne autour de son sujet comme un ours autour d'une ruche à miel, elles ont trouvé vingt manières d'entamer une conversation. --Oui, répondit l'employé d'un air morne. Pour une affaire masquée, c'est une affaire manquée! --Bah! répliqua Justine, consolante comme l'ange qui visite les prisons dans les tableaux de l'école italienne, on peut trouver mieux! --En attendant, j'ai un trou dans l'épaule et une sotte réputation. --- Votre bras est guéri, n'est-ce pas? fit Justine avec intérêt, glissant sur la réputation. --Oui, dit Tchoudessof en agitant un peu son écharpe. Je pourrais m'en servir, mais... --Non, non!... dit la protégée avec émotion; conservez votre écharpe jusqu'aux chaleurs: cela pose! Le prince est loin, il aura tous les torts... Tchoudessof sembla penser un instant que cette phrase, en mettant les torts au futur, pouvait bien l'en gratifier au passé et au présent... il regarda même Justine un peu de travers; mais il n'était pas marié, elle pouvait encore lui être utile peut-être... --C'est dommage! reprit-elle après un moment de réflexion. C'était une affaire bien arrangée. --Oh! la demoiselle était bien désagréable! fit Tchoudessof d'un air pincé. --J'en conviens, mais... --Et la dot était misérable! --D'accord, mais la protection et les espérances! Les deux alliés soupirèrent d'un commun accord. --D'où est-il tombé, ce prince de malheur? dit Justine avec colère. --C'est ce que je voulais vous demander. Elle a dû lui écrire. --Non, c'est impossible: je ne la quittais pas. Tchoudessof doutait encore. --C'est peut-être cette futée de Zénaïde, la petite comtesse... continua Justine. --Alors ce bel oiseau va épouser mademoiselle Gorof dès son retour à la campagne! C'est un voisin, m'avez-vous dit? Justine hocha la tête affirmativement. --Il ne l'épousera peut-être pas, dit-elle en méditant: la comtesse ne le veut pas, et quand elle ne veut pas quelque chose... --Ah! tant mieux! s'écria Tchoudessof. Et sa belle âme rayonna sur son noble visage. --D'ailleurs, reprit Justine, je lui en veux pour ce bras blessé, elle me le payera avec toutes les insolences que j'ai subies à cause de vous. --Vous, ma pauvre Justine, des insolences? dit Tchoudessof, pensant à part lui que les apparences étaient bien trompeuses, car s'il n'eût pas été édifié sur ce point, il eût certainement mis les insolences à l'actif de la protégée, et non à celui de mademoiselle Gorof. --Oui, oui! Il n'est pas d'horreurs qu'elle ne m'ait dites quand je lui parlais de vous! --Par exemple? interrogea Tchoudessof tout en sondant la galerie de l'oeil, pour s'assurer qu'on ne les épiait pas. --Par exemple... jusqu'à...--le visage de Justine se couvrit d'une pudique rougeur--jusqu'à me dire de vous prendre pour moi, puisque je vous trouvais très-agréable. Tchoudessof sourit d'un air fat; puis jugeant que la conversation prenait une tournure dangereuse, il fit un pas en arrière. --Adieu! dit-il, on vient là-bas. Ne vous retournez pas. Je passe devant. Il s'en alla, et Justine--ô candeur digne de louange--n'eut pas l'idée de se retourner. Personne ne venait cependant, et Tchoudessof profita de sa supercherie pour s'évader. Justine rapporta de cet entretien une haine de plus en plus invétérée contre Vassilissa. --Non, se dit-elle le soir, en faisant ses réflexions, non, ma belle, vous ne serez pas princesse, si je peux l'empêcher. Ce qu'il vous faut, c'est une belle humiliation qui rabatte votre caquet, et s'il ne tient qu'à moi, vous l'aurez. Depuis le retour du comte, la protégée voyait beaucoup moins sa noble protectrice. Non que le comte fût souvent à la maison, mais il y était précisément aux heures inoccupées du jour qui ne sont bonnes ni pour faire des visites, ni pour en recevoir--et c'étaient des heures qui avaient appartenu à Justine. Aussi regardait-elle le comte de travers, comme une espèce de voleur--avec les yeux de l'âme s'entend, car elle lui prodiguait des marques extérieures de vénération. Ne pouvant plus fréquenter le boudoir, comme précédemment, elle eut une idée de génie. Elle alla chercher dans un coin un gigantesque métier de tapisserie, monté d'un tapis antédiluvien commencé par la comtesse quelques années auparavant, et se mit en tête de le finir pour une église. La comtesse approuva ce saint projet, et lui conseilla d'employer tous les doigts disponibles de la maison pour l'aider dans sa tâche. Seulement, quand le métier fut descendu du garde-meuble, il se trouva si énorme qu'on ne pouvait le caser nulle part. Le petit salon qui précédait le boudoir avait juste un coin de la largeur voulue: on enleva un fauteuil et une étagère, et Justine eut un poste fixe aux écoutes du boudoir. Le premier jour elle eut, il est vrai, une secousse désagréable à subir; mais le génie est sujet aux affronts, par cela seul qu'il est le génie! Comme elle s'installait, après le dîner, derrière le métier: --Tiens! lui dit Dmitri en s'approchant, vous avez mis votre grande machine tout près de la porte de maman!... Justine Adamovna, reprit-il d'un air innocent, que vous avez de longues oreilles! Mon enfant, c'est pour mieux entendre! fit-il en grossissant la voix pour imiter le loup. Justine rougit jusque dans les semelles de ses bottines. --Qu'est-ce que tu dis là, gamin? dit le comte qui passait, et qui l'enleva dans ses bras. --Je récite le Petit Chaperon rouge, papa! C'est très-intéressant. Mademoiselle Justine le sait par coeur. Le comte, qui se souciait peu de Justine, embrassa son fils et passa outre. Dès le lendemain, cependant, il s'ennuya de trouver le métier à tapisserie sur son chemin toutes les fois qu'il entrait dans le boudoir ou qu'il en sortait, avec la figure calme et insignifiante de Justine penchée sur le dessin passé de mode. Cette main, qui tirait méthodiquement les aiguillées de laine, lui donnait sur les nerfs. Il s'en ouvrit à son épouse. --C'est une oeuvre de piété, répondit celle-ci de sa voix la plus évangélique. --Mais est-il nécessaire que cette oeuvre de piété soit si près de vous? On n'est plus chez soi! La comtesse tourna ses yeux surpris vers son mari. --Je n'ai pas de secrets, dit-elle d'une voix qui proclamait hautement son innocence soupçonnée: ma vie est au grand jour, comme dans une cage de verre. Le comte sourit et baisa îa main de sa femme. --Je ne suis pas aussi vertueux que vous, ma chère, dit-il, et j'ai des secrets! --Ah! Eh bien, fermez la porte. Ces quelques mots furent lancés avec un dédain suprême. Le comte ferma la porte juste au moment où Justine apparaissait sur le seuil du petit salon. Pendant qu'il s'asseyait, il entendit grincer le métier, la chaise de Justine cria sur le parquet, et il put recueillir la douce certitude que la porte était fermée, oui, mais que néanmoins la protégée ne perdrait pas une de ses paroles. --Enfin, c'est l'affaire de la comtesse, se dit-il; puisqu'on n'a pas de secrets dans cette maison, faisons comme tout le monde! Il s'assit en face de sa femme et commença avec un léger sourire. XXXIV Le comte obtient un succès inattendu. --Vous avez fait un chef-d'oeuvre, ma chère, dit le comte Koumiassine à sa femme. La comtesse dirigea ses sourcils étonnés vers son époux. Mais comme la phrase était un compliment, elle ramena la ligne droite sur son visage et sourit vaguement. --L'éducation de Vassilissa me parait ne rien laisser à désirer. Le vague sourire disparut et fit place à l'expression d'une attention soutenue, pénible même. Le comte ne se laissa pas intimider et continua: --C'est ce que me disait hier le général Zanine; vous lui fîtes l'honneur de l'inviter à dîner quelquefois? --Je crois que oui, répondit la comtesse. --Il a beaucoup remarqué Vassilissa, qui lui parait comme à moi une jeune fille charmante de tout point. Ayant appris la rupture de son mariage malencontreux..... Le mot était mal choisi. La comtesse prit une attitude très-digne, croisa les mains sur les plis majestueux de sa robe, et attendit le reste avec résignation. Le comte continua: --Le général m'a demandé hier--en riant, je le veux bien,--mais il m'a demandé s'il me déplairait de l'appeler mon neveu... Le comte se mit à rire... et s'arrêta, car son rire était sans écho. --Et vous avez répondu? fit la comtesse d'un air aimable. --J'ai répondu que pour moi je serais charmé de devenir l'oncle d'un ancien et excellent camarade, mais que vous aviez pris votre nièce sous votre protection immédiate, et que ces choses-la vous regardaient particulièrement... Tout cela en riant, bien entendu. La comtesse approuva de la tête et sourit un peu. --Alors, reprit le comte, j'ai promis de vous en parler, et j'ai tenu parole, vous voyez. Les deux époux restèrent muets, chacun dans son fauteuil, le comte attendant et la comtesse faisant attendre la réponse, sans témoigner d'empressement malséant. --Eh bien, mon cher, vous direz à votre ami, dit enfin la noble dame, que sa recherche fait beaucoup d'honneur à ma nièce, mais que nous la considérons comme une aimable plaisanterie. --Hein? fit le comte, très-effarouché. --J'ai dit une aimable plaisanterie, reprit lu comtesse avec aménité. Le général Zanine, qui porte avec beaucoup de grâce la graine d'épinards et ses cinquante... combien? deux, trois, quatre ans? --Quarante-huit! repartit un peu vivement le comte mortifié. Nous sommes du même âge et de la même promotion! --Quarante-huit ans, soit... et qui porte en outre avec une grande dignité un nombre considérable de décorations sur sa large poitrine... (la comtesse réprima un sourire incompatible avec la gravité des circonstances) comment voulez-vous, mon cher, que cet aimable général--je l'aime, du reste, de tout mon coeur--devienne l'époux de Vassilissa, qui n'est encore qu'une enfant! Non, mon ami, «il faut des époux assortis», dit la comtesse avec gaieté, en indiquant à peine l'air du couplet célèbre. Cette ébauche de chanson, cette citation, cette gaieté inattendue, consternèrent le comte, qui perdit totalement le fil de ses idées. --Alors, vous refusez? balbutia-t-il déconfit. --Totalement, mon cher. Mais c'est absurde! Comment avez-vous pu songer sérieusement à cette bouffonnerie? --J'ai vu des choses plus bouffonnes réussir fort bien, répliqua le comte, qui avait eu le temps de retrouver son sang-froid. Et à tout prendre, mon ami vaut mieux, révérence parler, que Tch... Il s'arrêta et se mordit la langue, car toute trace de gaieté avait disparu du visage de sa femme. --J'avais pensé, reprit-il pour arranger les choses, que vous étiez pressée de vous débarrasser... --Ah! mon cher comte, vous parlez comme un bonnetier de vaudeville! dit la comtesse avec dédain. Me débarrasser de ma nièce? Eh! mon Dieu, je n'avais qu'à ne pas m'en embarrasser, il y a dix-sept ans! Le comte pensa que cela eût peut-être été mieux pour tout le monde, y compris Vassilissa elle-même. --Je ne suis pas pressée de la marier, reprit la comtesse, qui avait refait provision d'aménité. Zina ne paraîtra dans le monde que l'hiver prochain, et d'ici là... Le visage du comte devint radieux. Il se rappela Chourof, le duel qui avait rompu le mariage de Lissa; il entrevit la possibilité d'une union magnifique qui ferait de sa nièce bien-aimée une des plus riches propriétaires de Russie... --A propos, ma chère amie! dit-il, j'ai rencontré Chourof l'autre jour! Quel intrépide voyageur! Figurez-vous qu'il était déjà presque arrivé dans ses terres quand il a appris l'attentat. C'est à peine s'il a pris le temps d'aller jusqu'à son domaine pour y jeter le coup d'oeil du maître et faire quelques visites dans les environs--et le voilà reparti dare-dare avec une adresse de félicitations dont l'avait chargé la noblesse de son gouvernement! Il m'a demandé de vos nouvelles; je l'ai engagé, naturellement, à venir vous voir... Il viendra, n'en doutez pas... Ce qui m'étonne, c'est que nous ne l'ayons pas encore vu arriver... Entre nous, ce duel... je m'étonnerais bien que ce cher prince n'eût pas quelque chose à vous demander... Hé! hé! voilà qui ne serait pas si bouffon! Où avais-je la tête, que je n'ai pas pensé à cela plus tôt! La comtesse écrasa de toute la hauteur de son dédain l'époux si malencontreusement inspiré. --Votre Chourof est un imbécile, et je le lui ai dit ou à peu près. Le pauvre comte se demanda s'il rêvait. --Vous êtes brouillés? dit-il pour dire quelque chose. --Pas le moins du monde! Ma maison lui est ouverte comme par le passé. Il faudrait que votre cher prince fût bien mal élevé pour ne pas savoir accepter d'une personne comme moi une leçon méritée. Je le crois plus galant homme que cela. Soyez sans crainte, s'il vient nous voir, il sera reçu avec la plus parfaite bonne grâce. Cette fois, le comte trouva l'énigme trop compliquée et n'essaya plus de rien dire: cela ne lui réussissait pas assez bien. Il resta un bon moment silencieux, tirant sur sa moustache gauche et mordant sa moustache droite, ce qu'il ne faisait que dans ses grandes perplexités. A bout de ressources, il se leva et baisa galamment la main de sa femme en disant d'un air détaché: --Tout ce que vous faites est bien fait, chère amie. --Vous sortez? lui dit celle-ci, qui avait repris sa belle humeur. --Je vais au palais, répondit le comte. Il allait toujours au palais quand il ne savait plus que faire. Il y trouvait bien quelques amis ou quelques officiers de la garde de service, et là il se sentait dans un abri sûr où la vertueuse indignation de sa moitié ne saurait l'atteindre. --Bien du plaisir, mon ami! repartit la comtesse. --Merci, dit-il en faisant sonner ses éperons. Il avait ouvert la porte et se préparait à passer outre... --Vous ai-je dit que nous partions jeudi pour la campagne? lui lança son épouse en manière de flèche du Parthe. --Non!... fit le comte surpris, qui se retourna tout d'une pièce à cette nouvelle imprévue. Déjà? --Mais nous voilà au mois de mai, c'est le meilleur moment pour la santé. A bientôt... Et la comtesse rentra dans ses appartements en fredonnant: «Il faut des époux assortis.» Elle fredonnait rarement, mais quand elle se permettait cette distraction, c'était d'une voix plus fausse que celle du roi Louis XV. Le comte s'en alla de son côté et fut longtemps avant de recouvrer l'usage complet de son intelligence, paralysée par ces commotions de tout genre. A mi-chemin du palais, son équipage croisa celui de Chourof. Les deux cochers, avec cette espèce de divination qui leur est particulière, arrêtèrent leurs chevaux avant même d'en avoir reçu l'ordre. --Où allez-vous, prince? dit le comte. --Je n'en sais rien... Trouverais-je la comtesse chez elle? --Chut! Vous êtes quelque peu en disgrâce. N'y allez pas à présent! --Merci; mais alors quand faudra-t-il...? --A propos, vous savez que la comtesse part jeudi pour lu campagne? Le pauvre prince Charmant se demanda si quelque diable noir ne se mêlait pas de ses affaires... Il ne croyait pas si bien dire. Rentré chez lui, il pensa au départ pour Chourova. Qu'espérait-il? Rien, probablement; mais peut-être pensait-il que sa disgrâce serait plus facile à supporter là-bas, ou que l'air pur de la campagne tournerait du bon côté la girouette de la comtesse. Justine, à l'affût derrière son redoutable métier à tapisserie comme une araignée derrière sa toile, n'avait pas perdu un mot de la conversation des deux époux. Le soir même, admise à l'audience de madame la comtesse, la protégée lui demanda si elle devait se préparer à suivre la maison de la châtelaine, ou si elle resterait à Pétersbourg. Il lui fut répondu, avec beaucoup de bonté, que sa présence était trop utile au Refuge pour qu'on pût songer à l'en priver. La comtesse lui annonça, en même temps, qu'elle lui confiait, pendant son absence, la haute main sur tous ses établissements de charité, avec l'ordre de lui adresser, tous les samedis, un rapport circonstancié des événements survenus pendant la semaine. Justine fut un peu mortifiée de cet honneur. D'abord, ce qu'on lui donnait à faire était ennuyeux, et puis, vivre dans la maison de la comtesse quand les maîtres n'y étaient pas, ce n'était plus le luxe royal auquel elle s'était si bien accoutumée. On lui servait tous les jours un bon dîner, quatre plats! mais quelle différence! Cependant l'ordre était péremptoire, et puis la position lui permettait de s'assurer des avantages pour l'hiver. Elle ne hasarda qu'une timide observation: --Est-il convenable, madame la comtesse, dit-elle, que je reste dans une maison habitée par M. le comte seul? La comtesse la regarda avec cette surprise qui la faisait tomber des nues, le cas échéant. --Qu'est-ce que cela peut faire, dit-elle, que le comte et vous viviez dans la même maison? --Bien!... je pensais... c'est une sotte idée que j'ai eue, et j'en demande humblement pardon à madame la comtesse, dit platement la protégée en voyant que le vent ne soufflait pas du bon côté. --C'est bon, dit la comtesse en lui tournant le dos. Bonsoir! La noble dame resta de mauvaise humeur pendant assez longtemps. Fallait-il que cette fille fut sotte pour avoir été s'imaginer que quelqu'un au monde s'inquiéterait de la savoir sous le même toit que le comte Koumiassine! Cette parole imprudente fit plus de tort à Justine que cent mensonges avérés; elle eût pu se défendre malgré l'évidence et sortir victorieuse d'accusations intentées par d'autres, mais elle avait donné elle-même une preuve irréfutable de bêtise! La comtesse fut bien obligée de convenir avec elle-même que cette idée saugrenue accusait chez Justine une lacune dans le bon sens,--et rien n'est terrible comme un premier coup porté à ces convictions absolues qui n'ont pour base que le caprice. La première illusion qui s'en va emporte la clef de voûte de l'édifice entier. Mais, jusqu'à un certain point, Justine fut sauvée par les vagues échos que la mauvaise réputation du comte avait apportés chez la comtesse, qui en savait, au fond, plus qu'elle ne voulait en avoir l'air. --C'est encore la faute de mon mari, se dit-elle; s'il ne passait pas pour un abominable coureur, cette fille n'aurait pas eu la pensée... Faut-il pourtant qu'elle ait l'esprit borné! Cette réflexion à deux tranchants, qui atteignait à la fois Justine et son mari, lui fit du bien, et elle se coucha rassérénée. Deux jours avant le départ pour la campagne, elle donna un dîner diplomatique, où, par parenthèse, le prince Charmant ne fut pas invité. Les enfants avec les protégées, le gouverneur et la gouvernante, dînèrent en haut; ils n'eurent guère que la musique des cristaux et le fumet des plats. Dmitri finit par s'insurger contre ce menu sommaire. Regardant fixement le maître d'hôtel, qui lui présentait d'un air aimable un plat orné de pattes de gibier pour tout rôti, avec tous les croûtons au grand complet,--triste compensation,--il lui dit d'un air doctoral: --Je ne comprends pas pourquoi, quand il y a douze personnes à diner en bas, et que tu fais plumer vingt-quatre cailles, il ne nous reste plus rien à manger! --Oh! vingt-quatre, mon jeune comte! vous exagérez... --Du tout! il y en avait vingt-quatre: je les ai comptées tantôt à l'office. Où sont les douze qu'ils n'ont pas mangées? Tu sais, je le dirai à maman! --Je les gardais pour demain... murmura le vieux coquin devenu tout pâle, car huit bouches au moins, autour de la table, approuvaient d'une façon muette la réclamation de Dmitri. --Pour demain? et celui-ci. Tu n'as pas d'esprit, mon bonhomme! Il fallait dire que le chat les a mangées ou que le cuisinier les a laissé brûler! Va les chercher, nous les mangerons tout de suite. Allons, va! Le maître d'hôtel s'exécuta, non sans maudire ce petit insolent qui fourrait son nez partout. Et voilà comment la «table des chats»,--comme disait Dmitri d'après l'expression allemande qui nomme ainsi la table des enfants punis,--mangea des cailles le jour du dîner diplomatique de la comtesse Koumiassine. Ce qui n'empêcha pas la maisonnée de partir le surlendemain matin pour la campagne. XXXV Vassilissa tient tête à sa tante. Les deux cousines ne trouvèrent pas à Koumiassina toutes les joies de l'année précédente. L'élément de la lutte était entré dans leur vie jusqu'alors monotone à force d'être paisible. Miss Junior avait retrouvé ses anciennes habitudes: son petit café à la crème le matin, une douce sieste dans la journée et le lit de bonne heure. C'était le paradis pour elle, après les courses à pied et les longues soirées passées à faire tapisserie pendant que les jeunes filles s'amusaient au bal. Rien, cependant, ne semblait troublé dans la routine féodale de la noble maison. La comtesse était bonne avec tout le monde, un peu distraite en parlant à Vassilissa, moins sévère pour les escapades de son fils,--moins sévère, hâtons-nous de le dire, parce qu'elle n'en avait guère connaissance, grâce à l'espace et à la vie en plein air. Mais cette douceur même semblait pleine de périls aux deux cousines, devenues perspicaces à leurs dépens. Du prince, pas de nouvelles. Le pauvre Chourof, revenu dans ses terres le lendemain même de l'arrivée de la comtesse, était dans une situation assez embarrassante. Les rigueurs de la terrible châtelaine lui faisaient un peu peur, pas trop, mais il avait encore une autre crainte. S'il se présentait à Koumiassina, n'aurait-il pas l'air de se targuer devant Vassilissa de son rôle de sauveur? Et si celle-ci allait se figurer qu'elle devait l'aimer par reconnaissance!... Six mois auparavant, cela lui aurait peut-être suffi... A présent, non! Il voulait être aimé pour lui-même et rien que pour lui-même. En vieillissant, il devenait ambitieux! Tous les jours, vers midi, il faisait atteler pour se rendre à Koumiassina; puis, à midi et demi, craignant d'être mal reçu par la comtesse--ou trop bien reçu par Vassilissa--il ordonnait de dételer ou s'en allait ailleurs dans les environs. Juin était ainsi arrivé à sa moitié sans qu'on l'eût vu. Il avait envoyé, selon l'usage, prendre des nouvelles de la comtesse dès son arrivée, et, depuis, il rodait autour de Koumiassina sans oser y entrer. Tel Adam chassé du paradis terrestre... Les deux jeunes filles, une après-midi, en courant dans le jardin, arrivèrent devant une tente de coutil que la comtesse avait fuit installer dans la partie la plus élevée du parterre. C'était une sorte d'observatoire--si un tel mot peut s'appliquer à l'asile élégant d'une femme aussi distinguée que l'était la comtesse; mais, dans son élégance, cette tente avait des portières qui pouvaient se relever à volonté de tous les côtés et qui présentaient des points de vue aussi variés qu'enchanteurs sur toutes les parties du jardin et du parc. Les jeunes filles, hors d'haleine, se précipitèrent dans la tente, qu'elles croyaient vide, et se laissèrent tomber en riant sur le gazon, à l'abri des chauds rayons du soleil. --Vous courez trop, mesdemoiselles, dit derrière elles la voix pédagogique de la comtesse. Effrayées, les délinquantes bondirent sur leurs pieds et restèrent debout, rouges de chaleur, de surprise et de confusion à la fois. Leurs joues empourprées donnaient envie de mordre à même, comme le velours d'une belle pèche mûre. --Il est malsain de courir ainsi par la chaleur; vous pouvez vous rendre malades, continua la voix maternelle, qui s'adoucit un peu. Zina, droite, les mains pendantes, les yeux baissés, essoufflée, respirant à peine pour cacher son essoufflement, ses cheveux bruns mêlés par la course, offrait aux regards la plus admirable silhouette de jeune fille. Tout son être souple et harmonieux semblait à peine toucher la terre, non comme les anges, mais comme Atalante, prête à reprendre sa course. Ses cils battaient avec des mouvements d'ailes; le noeud de sa ceinture froissée s'agitait imperceptiblement, soulevé par sa respiration haletante et comprimée; de fait, les pieds de la jeune insoumise frémissaient de l'envie de reprendre leur course. --Passe encore pour vous, Zina, vous n'êtes qu'une enfant! dit la mère pleine d'orgueil, regardant sa fille et ne pouvant s'empêcher de sourire dans l'épanouissement de sa joie maternelle. Mais vous, Lissa, continua-t-elle en tournant les yeux vers sa nièce avec bonté, sans que le sourire disparût de son visage, vous êtes une grande demoiselle--une demoiselle à marier! Vous ne devriez plus jouer à la petite fille. Comme vous voilà faites, toutes les deux! Approchez. Les coupables obéirent; la comtesse rajusta les nouds froissés, passa la main sur les boucles rebelles, donna un petit coup amical à chaque joue, puis dit paisiblement: --Allez, petites folles, et ne courez pas si fort. Zina et Lissa, après avoir baisé la main qui se montrait si indulgente, sortirent à pas comptés de la tente auguste, pendant que la comtesse, étendue sur sa chaise longue, reprenait sa lecture interrompue. Quand elles furent à une centaine de pas, dans une allée bien couverte, et que deux ou trois massifs les dérobèrent à la vue des murailles de coutil rayé, Zina s'arrêta, fronça les lèvres et les narines par un petit mouvement d'un comique achevé. --Hum! dit-elle, je sens la poudre. Maman est trop bonne, ça n'est pas naturel. Et toi, sens-tu la poudre, hein, mon vieux soldat? Lissa hocha la tête affirmativement. --Bah! répondit-elle. A présent que j'ai vu le feu... Elles éclatèrent de rire en même temps; boucles blondes et boucles brunes tourbillonnèrent emmêlées autour des deux filles réunies. --En attendant, reprit Lissa, courons! Je me sens légère, légère... comme un oiseau! Si je n'avais pas peur de déchirer ma robe, il me semble que je grimperais jusqu'au haut de ce peuplier sans plus de peine que je n'en ai à courir. --N'essayons pas, dit Zina, les yeux brillants de malice. Du haut du peuplier, on voit maman, c'est-à-dire que c'est maman qui nous verrait. Faute de pouvoir s'envoler, elles se roulèrent ensemble sur le gazon. --Ah! fit Zina, en se relevant, avec un soupir de satisfaction, ah! que c'est bon de faire des bêtises! Cela rajeunit. Et de rire! Les deux jeunes filles n'avaient pas tort de sentir la poudre. Le lendemain matin, Vassilissa reçut l'ordre de se rendre chez sa tante, après le café. --Déjà? fit Zina d'un air boudeur. Mais Lissa avait encore dans le coeur un rayon de sa gaieté de la veille et ne put se faire un visage de circonstance. Malgré la gravité que commandaient ces sortes d'audiences et qu'elle arborait comme on met ses gants, elle arriva sur la pointe du pied, légère comme une bergeronnette, dans la grande pièce nue qui servait à sa tante de cabinet d'affaires. --Asseyez-vous, ma chère, lui dit la comtesse avec aménité. Lissa prit une chaise et se plaça docilement en face de sa tante. --J'espère, mon enfant, lui dit celle-ci, que vous n'avez pas oublié ce qui s'est passé cet hiver à Pétersbourg? Le visage de Lissa se couvrit de rougeur. Un mouvement nerveux de ses mains jointes sur sa robe prouva qu'elle n'avait rien oublié. --J'espère de même, continua la bienfaitrice, que vous aurez compris à quels errements peuvent mener l'entêtement et l'orgueil. Vassilissa rougit de plus belle; ses doigts se serrèrent encore un peu, et ses mains demeurèrent désormais immobiles. --Vous m'avez obligée, mon enfant, à user de sévérité, de rigueur même, tandis qu'il eût été si simple, si facile, en me témoignant de la confiance et de la soumission, d'éviter tous les désagréments qui vous sont survenus. La comtesse fit une pause. Son discours était préparé, elle pouvait se donner le loisir d'en observer l'effet. Pauvres sires, à son avis, que ceux qui se laissent emporter par le courant facile de l'improvisation! Ils vont où le vent les pousse, et non où ils veulent aller. --Je vous ai laissé le temps de vous reconnaître, ma nièce, reprit la comtesse après une pause assez longue pendant laquelle Vassilissa demeura aussi immobile, aussi attentive que si l'appareil d'un photographe eût été braqué sur elle. Vous avez eu le loisir de réfléchir, de vous rappeler les faits et, j'aime à le croire, de reconnaître vos torts? Ceci était une question, le ton l'indiquait La jeune fille avait cessé de rougir; ses joues avaient repris leur rose délicat; elles pâlirent légèrement, et la tête blonde s'inclina gravement, sans qu'il fût possible de lire dans ses yeux baissés si cet acte de soumission était une politesse ou bien la preuve d'une conviction sincère. --C'est dans l'espoir, reprit la comtesse, que vous aviez compris combien vous fûtes ingrate envers moi--qui ne voudrai jamais que votre bonheur,--c'est dans cet espoir que je vous ai pardonné, entièrement pardonné, mon enfant, lorsque je fis mes dévotions pascales, car je vous aime tendrement, vous le savez. Vassilissa leva les yeux cette fois, et le regard humide de ses yeux prouva à la comtesse que ce jeune coeur, si fortement éprouvé, connaissait aussi les émotions salutaires de la gratitude et de l'amour filial. Lissa baisa deux fois la main de sa tante: une première fois avec déférence, comme il convenait, une seconde fois avec passion, parce qu'elle l'aimait. --Mais ce pardon, mon enfant, l'avez-vous mérité? reprit la comtesse. Jusqu'ici, je vous ai laissée absolument libre, vous avez repris vos anciennes habitudes, je crois même que vous êtes devenue un peu plus paresseuse--en été, d'ailleurs, cela ne tire pas beaucoup à conséquence--vous n'avez eu aucune occasion de me montrer votre désir de m'être agréable: je n'ai pas éprouvé votre soumission... Pouvez-vous me promettre que désormais cet entêtement déplorable qui m'a si fort affligée a disparu de votre coeur et sera banni de votre vie? Vassilissa, sincèrement disposée à faire de son mieux, répondit: --Je vous promets, ma tante, de ne pas être entêtée. --C'est bien, mon enfant. Je prends acte de cette promesse librement exprimée. Et je vous prie à l'avenir de n'avoir de moi aucune méfiance. Je suis votre meilleure amie: mon expérience supérieure voit les pièges du monde et ses dangers là où votre ignorance de jeune fille ne voit rien ou ne voit que des plaisirs, ce qui est bien pis. Remettez-vous-en donc à moi pour le soin de votre conduite, et soyez soumise. Me promettez-vous? Vassilissa regarda sa tante bien en face. Ses yeux innocents exprimaient pourtant un doute: jusqu'à quel point faudrait-il être soumise? --Me le promettez-vous? répéta la comtesse. Sa voix avait changé; son visage, tout à l'heure placide, devenait dur et menaçant... Vassilissa, les yeux fixés sur ceux de sa tante, répondit d'une voix basse, mais ferme: --Je vous le promets, ma tante... excepté dans ce qui serait au-dessus de mes forces. --Au-dessus de vos forces? s'écria la comtesse. Au-dessus de ses forces, juste Dieu! L'orage, que rien n'avait fait présager, éclata tout à coup avec une violence inouïe. --Au-dessus de vos forces? Mais vous me prenez donc pour un bourreau, fille dénaturée que vous êtes? Je vous parle avec bonté depuis une heure, je m'efforce de vous prouver que je ne vous veux que du bien, et vous mettez des restrictions dans vos promesses! Et pour un rien, vous me feriez signer par devant un tribunal que je ne vous demanderai rien au-dessus de vos forces! Mais où avez-vous pris des idées pareilles? Vous êtes folle, je crois! Vassilissa écoutait ce torrent de paroles impétueuses. La comtesse s'était levée et l'écrasait de toute sa colère, de sa haute taille, de ses bras gesticulants, levés au ciel. Elle, toute petite, frêle et mignonne comme une enfant, se tenait debout devant sa redoutable tante, et gardait le silence. --Mais, répondez donc! s'écria la comtesse exaspérée. Où avez-vous vu que je pourrais vous demander quelque chose au-dessus de vos forces? Quand cela est-il arrivé? De quel droit me soupçonnez-vous d'une pareille brutalité? Suis-je un bourreau d'enfants? Quand vous ai-je donné le prétexte de me parler ainsi, de me poser des conditions, de faire des restrictions? Quand? Vassilissa se taisait toujours. --Quand? répéta la comtesse. Parleras-tu, misérable fille? dit-elle, hors d'elle-même, en la secouant violemment par le bras. Vassilissa leva ses grands yeux clairs sur sa bienfaitrice et répondit: --Le jour où vous avez voulu me marier malgré moi à M. Tchoudessof. La comtesse recula, muette de colère. Elle à qui les plus hauts personnages de la cour témoignaient déférence et respect, on osait lui tenir tête! Et c'était ce vermisseau, cette petite fille qui lui devait tout--tout, excepté la naissance, --qui osait lui reprocher comme un crime un de ses bienfaits, celui qui couronnait une éducation si largement donnée. Jamais, depuis qu'elle était au monde, la comtesse n'avait ressenti une telle commotion. Elle voulut parler, sa voix s'étrangla dans son gosier desséché. Elle voulut marcher et fouler aux pieds l'ingrate, ses pieds restèrent rivés au parquet. Et les yeux de Vassilissa, en ce moment clairs et durs comme l'acier, la regardaient fixement. Vassilissa, toute pâle, mais toute droite, n'avait pas peur. --A genoux! cria enfin la comtesse d'une voix rauque. A genoux! Voyant que Vassilissa ne bougeait pas, elle fit un pas vers elle, lui saisit le bras et la jeta à genoux sur le parquet. La jeune fille ne résista pas. --Demandez-moi pardon! dit la comtesse reprenant un peu ses sens. --De quoi, ma tante? répondit Vassilissa à genoux. --De votre noire ingratitude! D'avoir insulté votre bienfaitrice! --Si j'ai montré de l'ingratitude, ma tante, je vous en demande pardon. Je sais tout ce que je vous dois et ne l'oublierai jamais. --Demandez-moi pardon de m'ovoir insultée. Vassilissa, toujours à genoux, secoua lentement la tête de gauche à droite. --Devant Dieu qui me juge, ma tante, la pensée de vous insulter a été loin de mon coeur, et je ne vous ai pas insultée, du moins à mon escient. --Comment!... En prétendant que j'ai voulu vous marier malgré vous? Vassilissa se leva délibérément. --Ma tante, dit-elle, que Dieu me préserve du malheur de vous offenser; devant lui et devant vous, je n'ai aucunement l'intention de vous blesser par mes paroles, mais vous savez très-bien que vous m'avez fiancée à M. Tchoudessof malgré mon refus absolu. Eh bien! ma tante, je vous serai soumise en tout--mais pas jusqu'à accepter un homme que mon coeur repousserait. --Voyez-vous cela! dit la comtesse avec un mépris écrasant. Mademoiselle a un coeur, qui accepte et qui repousse, suivant qu'il lui plaît, les époux qu'on lui propose!... Vous regrettez le prince, probablement? Eh bien, allez donc lui dire que vous ne demandez pas mieux que de l'épouser. Sans nul doute, cela lui fera bien plaisir, et il pourra se dire qu'il a pour femme une demoiselle qui ne craint pas grand'chose!... --Vous ne m'avez pas élevée dans des sentiments qui me permettent une semblable démarche, ma tante, répondit simplement Vassilissa. Un fin regard, semblable à une lame de canif, glissa entre les cils baissés de ses beaux yeux bleus et l'avertit que le coup avait porté. --Vous le regrettez donc beaucoup, ce beau mariage? Car, pour le prince, je ne puis admettre qu'il soit l'objet du vos regrets... Vous l'aviez si peu vu!... Vous regrettez beaucoup qu'il n'ait pas voulu vous épouser?... --Tout au plus, ma tante, pourrais-je me permettre de regretter que vous n'ayez pas cru devoir me revenir de ses intentions... La comtesse leva la main pour souffleter la joue impudente de celle qui lui parlait ainsi... Mais elle s'arrêta et fit le signe de la croix. --Vous me feriez m'oublier, mademoiselle! dit-elle. Que Dieu vous pardonne mon péché... car c'est à votre conscience qu'il en demandera compte!... Alors, c'est vous qui avez écrit au prince de venir vous défendre contre moi?... et il n'a pas trouvé d'autre moyen que de pourfendre votre fiancé! C'est du dernier galant... c'est chevaleresque tout à fait!... C'est vous qui lui avez écrit, avouez-le. --Non, ma tante! répondit fermement Vassilissa Je ne lui ai pas écrit. --Menteuse! cria la comtesse pleine de rage. Vassilissa regarda sa tante d'un air de défi qui mit la noble dame absolument en fureur. --Vous m'avez élevée à respecter la vérité, ma tante, dit-elle. Où aurais-je appris à mentir? --Sortez! cria la comtesse en frappant du pied. Pâle, les veux brillants, le front haut, Vassilissa se disposait à sortir. --Avant tout, demandez-moi pardon de vos insolences! dit sa tante les dents serrées. Vassilissa s'arrêta muette. --Demandez-moi pardon, vous dis-je! répéta la comtesse, détonnant en fausset dans l'excès de sa colère. --Je n'ai pas voulu vous offenser, ma tante, dit la jeune fille sans la regarder. Je regrette que mes paroles vous semblent toutes des injures. L'injure est loin de ma pensée; Dieu m'en est témoin; mais je ne puis me soumettre à avouer que j'ai menti ou que j'ai commis quelque faute lorsque je sens mon coeur pur devant Dieu. --C'est bien, sortez! dit la comtesse, qui se dirigea vers son oratoire. Vassilissa sortit, traversa la pièce voisine, referma la porte, fit quelques pas et tomba sans connaissance dans le corridor. XXXVI La comtesse forme un nouveau projet. Pendant qu'une femme de chambre, effrayée de trouver Lissa étendue sans mouvement, se hâtait de prévenir miss Junior et qu'on transportait la pauvre enfant sur son lit, la comtesse, prosternée devant les images dans son oratoire, essayait de recouvrer la paix par la prière. Dans un élan de ferveur sincère, elle demandait à Dieu de lui donner l'humilité et de l'éclairer sur la véritable route--et c'est avec un regret véritable de s'être laissé déborder par la colère qu'elle faisait son acte de contrition. Lorsqu'une demi-heure de station à genoux eut suffisamment refroidi son sang échauffé par la lutte qu'elle avait eu à subir, elle se releva, fit un dernier signe de croix et s'assit dans un moelleux fauteuil près de la fenêtre, qui donnait sur le jardin. La tendre verdure, le bruissement de la source qui coulait dans le ravin, l'ombre fraîche et parfumée des tilleuls qui protégeaient la maison contre l'ardeur du soleil rétablirent bientôt chez la comtesse le courant de ses idées familières, et elle s'abandonna à la méditation. Avec une humilité touchante, fraîche émoulue de sa récente prière, la comtesse écarta le souvenir des injures passées de sa nièce et s'appliqua à se tracer une ligne de conduite pour l'avenir. --C'est évident, se dit-elle, cette fille a un caractère intraitable: sa feinte douceur n'est qu'à la surface. Dès qu'on touche à ce qui l'intéresse réellement, le véritable individu insolent, entêté, ingrat, paraît avec une violence bien faite pour surprendre. Ici l'idée fugitive d'un diable surgissant d'une tabatière traversa l'esprit de la comtesse, mais sans laisser de traces. La chose était trop sérieuse pour supporter une comparaison aussi folâtre. --La douceur l'a perdue, se dit la comtesse avec douleur; le bien-être, les bons traitements, l'habitude d'une société polie et choisie, au lieu de protéger l'éclosion des bons instincts, n'ont fait qu'exalter les mauvais. Il y a de tristes natures, en vérité... La comtesse secoua la tête avec chagrin et reprit: --Il eût fallu la discipline la plus sérieuse, la rigueur salutaire, la sévérité appliquée judicieusement, pour vaincre les rébellions de cette tête blonde! C'est étonnant, quand elle était petite, et même jusqu'à l'année dernière, rien ne faisait présager un tel déploiement d'obstination, une telle audace dans la pensée! Elle paraissait bonne enfant, facile à vivre... Serait-ce à dire que ces défauts se fussent développés tout dernièrement? Ici, comme tout à l'heure, l'idée du diable, accompagnée du souvenir de mademoiselle Bochet, traversa l'esprit de la noble dame, et s'évanouit assez semblable à une ombre chinoise. La comtesse ressentait tant d'antipathie pour la pauvre Suissesse, qu'elle tourna la tête pour ne plus y penser. --Oui... tout dernièrement... depuis l'affaire Tchoudessof!... Qu'avait-elle donc contre ce jeune homme? Il était fort bien,--les cheveux un peu trop plats, mais c'est un détail Insignifiant.-–C'était un pauvre sire, la suite l'a bien prouvé... mais outre qu'elle n'est pas en âge de discerner la valeur d'un homme, elle l'a pris en grippe à première vue, par le fait seul que c'était le fiancé que je lui proposais... Une lueur subite illumina l'esprit de la comtesse: --L'esprit de contradiction! C'est cela! c'est l'esprit de contradiction! Enchantée d'avoir trouvé l'ennemi qu'il fallait combattre, la comtesse allongea ses pieds sur un tabouret, joignit les mains et repartit de plus belle pour le pays inconnu où la conduisaient ses réflexions instinctives. --On lui propose un époux, elle le refuse; et comme il lui déplaît, elle est coquette avec lui! Toujours l'esprit de contradiction! Et si on lui défend de songer à quelqu'un, soyez sûrs que c'est ce quelqu'un-là qu'il lui faudra, et pas un autre. La comtesse eut un moment la pensée de tenter l'épreuve; mais elle la repoussa en se disant que la lutte s'était trop brusquement engagée pour permettre une perte de temps. --Pauvre enfant! reprit-elle, pleine de pitié pour l'infortunée. Quelle triste existence elle se prépare! Hélas! notre vie, à nous autres femmes, est de céder toujours, depuis le mariage jusqu'au cercueil: le mariage est une soumission sans bornes et sans appel... Quel avenir elle se réserve! La lutte constante avec le mari, les scènes d'intérieur, les violences--car cette malheureuse est d'une violence inouïe;--si elle a osé me parler ainsi à moi, sa tante et sa bienfaitrice, jusqu'où ne s'oubliera-t-elle pas en présence de son mari! Quel enfer que son intérieur! La comtesse frissonna d'horreur et rendit mentalement grâce à Dieu, qui avait béni son ménage en y mettant, dès l'aurore de la lune de miel, la soumission et la tolérance la plus parfaites--seulement elle ne se souvint pas que, dans la balance divine, ces vertus se trouvaient sur le plateau de son mari... --Quel avenir! et elle n'a pas dix-huit ans! Avec l'âge, ces défauts deviendront de véritables vices de caractère! Il faut absolument s'efforcer de lui mettre dans le coeur un peu de ce moelleux, de cette douceur sans laquelle il n'est pas d'épouse accomplie ni de femme du monde supportable. Il faut qu'elle se corrige, il le faut!... La comtesse se leva; tels autrefois les premiers croisés partirent au cri: Dieu le veut! --Eh quoi, se dit-elle avec ardeur, j'aurais pris cette enfant au berceau, je lui aurais donné ce qui peut plaire, j'aurais cultivé les dons de son corps et de son âme, et, au dernier moment, lorsqu'elle va se marier, car il faut qu'elle soit mariée avant que je produise Zina, il n'y a pas à dire... Après cette réflexion en vile prose, le lyrisme reparut dans les pensées de la noble dame, emportant son langage jusqu'aux plus hautes cimes de l'exaltation poétique. --Au moment de la remettre aux mains d'un époux, de choisir le foyer où elle devra garder le feu sacré et élever ses enfants dans la crainte de Dieu et de moi-même, je reculerais devant la perspective d'achever mon oeuvre, parce que cette oeuvre est difficile? Je livrerais à toutes les luttes de la vie une âme mal préparée, mal conformée peut-être, sans avoir essayé de lui enseigner ses devoirs, sans la redresser moralement? La comtesse se rassit, calmée par cette effusion d'enthousiasme, et la netteté qui caractérisait ses décisions la rendit à son véritable naturel. --Il faut qu'elle se corrige... et qu'elle me demande pardon, se dit-elle: non pour moi, qui ai offert à Dieu cette humiliation cruelle, la première de ma vie, comme une expiation pour mes fautes journalières; mais il faut qu'elle me demande pardon pour l'exemple, pour le principe! On ne peut pas permettre à une enfant de manquer ainsi à sa bienfaitrice: ce serait renverser le principe de l'autorité paternelle, remis désormais en mes mains. Donc, elle me demandera pardon, d'abord; et puis il faudra qu'elle se soumette. Je lui demanderai des preuves d'obéissance, plus ou moins importantes, et il faudra bien qu'elle me les donne! Après cette décision solennelle, la comtesse ajouta, dans sa bonté maternelle: --Nous commencerons par la douceur. Un tintement de clochettes, qui s'approchait rapidement depuis quelques minutes, arrêta les réflexions de la noble dame à cette phase miséricordieuse de leur évolution. Les clochettes s'arrêtèrent devant le perron, un monsieur bien mis descendit d'une calèche attelée de trois chevaux en arc de cercle--la troïka proprement dite--et fit demander à madame la comtesse si elle daignerait recevoir l'_ispravnik_ du canton. La comtesse daigna répondre que oui, et l'ispravnik fut reçu dans le petit salon contigu à la salle à manger. Contrairement à la plupart des gens de sa classe, ce fonctionnaire, dont les attributions équivalent à celles d'un commissaire de police «rural», était un homme encore jeune, d'une tenue soignée et d'un langage choisi. La comtesse le traitait avec une politesse un peu dédaigneuse, mais qui n'excluait pas la familiarité, à peu près comme un chien de chasse bien élevé appartenant à un hôte tenu en estime et qu'on ne voudrait pas blesser en quoi que ce soit. L'ispravnik venait fort à point pour rasséréner les esprits troublés de la comtesse. Elle le retint à déjeuner--la cloche sonnait en ce moment--et se fit raconter par lui les petits scandales, les petits cancans du district, comment le meunier d'un petit propriétaire voisin avait fait sortir toutes les truites du vivier de son seigneur sans qu'il y eût trace d'effraction, etc., etc. Vers la fin du repas, la comtesse daigna s'apercevoir que sa nièce n'était pas là et s'enquit au maître d'hôtel. Celui-ci répondit que mademoiselle était malade. La comtesse, à ce propos, remarqua que les yeux de sa fille et le nez de miss Junior étaient fort rouges, et que le jeune comte paraissait impatient de sortir de table. Mais elle attacha peu d'importance à ces détails, dominée qu'elle était par cette vague impression «qu'ils en verraient bien d'autres!» et n'en prit que plus de plaisir à la conversation de l'ispravnik, qui, tout fier de son succès, fit de son mieux pour le mériter. Dans le courant de l'après-midi cependant la conversation languit un peu, faute d'aliment. La comtesse, décidée à garder son hôte jusqu'au soir--car elle n'avait pas envie de rester seule--proposa une promenade dans le jardin, et l'on descendit dans les allées ombreuses. --Je n'ai jamais vu votre femme, dit-elle tout à coup, ne sachant que dire. --Mais, Votre Excellence, je ne suis pas marié! dit agréablement l'ispravnik. --Ah! oui, c'est vrai... c'était l'autre, votre prédécesseur! Je n'avais jamais vu sa femme non plus. C'était une fille de prêtre, je crois? --Je n'en sais rien, Votre Excellence. --Et vous, pourquoi n'êtes-vous pas marié? --Pourquoi? c'est difficile à dire; je n'en sais trop rien. On ne trouve pas facilement femme dans notre classe. Je ne voudrais pas d'une fille de prêtre. Quand on a reçu de l'éducation, vous comprenez, madame la comtesse... --Oui, oui, je comprends très-bien. Vous voudriez une femme distinguée. --Évidemment! je ne suis pas sans fortune; je possède un joli bien à quelque distance. Je ne voudrais pas non plus prendre pour épouse une personne absolument dénuée de ressources. Et puis, la famille! Vous savez, c'est si désagréable, quand on a de beaux-parents mal élevés. --Vous êtes difficile! dit la comtesse en riant. Elle jouait avec cet homme comme avec un de ses chiens de garde. Cela l'amusait, de se faire raconter les projets de mariage d'un ispravnik. --Mais oui, comtesse! dit le fonctionnaire avec un air aimable, mélange de fatuité et de modestie, bien fait pour attirer la réponse. --Vous en avez le droit! fit la comtesse moitié riant, moitié sérieuse. Vous êtes riche, dites-vous? --Riche... Pour vous, madame la comtesse, riche veut dire millionnaire: en ce cas, je suis pauvre. Je possède deux ou trois mille roubles de revenu de mes biens-fonds, une belle forêt que je n'ai pas encore voulu mettre en coupe, la considérant comme un capital en cas de quelque événement imprévu... (la comtesse approuva cette sagesse d'un signe de tête) et... mon traitement. Voilà tout. --Mais c'est très-gentil, cela, dit la châtelaine. Et vous me paraissez un homme sérieux... Voulez-vous que je vous marie? --Comtesse... Un tel honneur... --Avez-vous confiance en moi? --Je me livre pieds et poings liés. Mais cette faveur insigne me laisse confondu. --Je ne vous promets pas de vous trouver femme, comme vous le dites, tout le monde ne vous conviendrait pas, mais si je trouve, je vous le ferai savoir. --Ah! madame, je ne veux être marié que de votre main. --Vous prendrez votre femme les yeux fermés? --Les yeux fermés, madame la comtesse, tant j'ai de confiance dans le tact et dans le goût de Votre Excellence. Tout ce colloque avait été débité sur le ton de la plaisanterie, mais les regards des interlocuteurs accentuaient la note sérieuse. Ils achevèrent la journée le plus gaiement du monde, et, le soir venu, l'ispravnik s'éloigna dans sa jolie calèche, le coeur plein d'espérances ambitieuses. Chose inouïe, après ce qui s'était passé le matin, la comtesse rentra chez elle en chantonnant. XXXVII Vassilissa reprend courage. Vassilissa avait passé une triste journée. Revenue à elle après un évanouissement d'une demi-heure, elle avait commencé par se refuser à toute espèce d'explication. La comtesse n'avait pas été prévenue au premier moment, parce que c'était l'heure où elle n'entendait pas être dérangée. Lorsque l'orpheline revint à elle et qu'on parla d'annoncer cet accident à sa tante, elle insista si vivement pour qu'on n'en fit rien, que les femmes de chambre, devinant quelque chose d'insolite, se retirèrent sur la pointe du pied. Vassilissa se leva en chancelant de son lit, où elle avait été déposée, fit un pas et tomba en pleurant dans les bras de Zina. --Ah! ma chérie, lui dit-elle, j'ai offensé ta mère! Elle ne me le pardonnera pas... je n'ai plus qu'à mourir. Miss Junior et Zina, la voyant pleurer, fondirent en larmes, et le trio s'abandonna un moment à la douceur de pleurer à coeur joie. Lissa avait besoin de cette révolution nerveuse pour se remettre tout à fait. Lorsqu'elle fut en état de donner des explications et que les autres furent assez calmées pour les entendre, elle raconta en quelques mots ce qui s'était passé. --Elle est ta mère, Zina, dit-elle en terminant, et elle est ma bienfaitrice. Devant toi comme devant Dieu, je ne voudrais pas l'offenser en pensées ni en paroles--mais je ne peux pas convenir qu'elle ne m'ait pas forcée à accepter Tchoudessof, et je ne peux pas promettre d'en accepter un autre sans savoir s'il me conviendra! Si je le faisais, je ferais mal, je le sens! Un profond silence suivit ces paroles. Miss Junior admirait la fermeté de Lissa--et Zina, dans son coeur, sans que ce jugement portât atteinte à son amour filial, se disait que sa mère avait outre-passé ses droits. --Qu'adviendra-t-il de tout ceci? s'écria l'Anglaise en levant ses mains jointes. --Je n'en sais rien; probablement, je serai très-malheureuse--mais je vous en supplie, miss Junior, s'il le faut, soyez-moi témoin que je n'ai pas voulu manquer à ma tante, et que, si affligée que je sois de sa sévérité et de son injustice, oui, de son injustice à mon égard, je n'ai pas cessé de l'aimer et de la respecter. L'Anglaise promit tout. Elle entrevoyait une arène avec des bétes féroces, et la vision de Lissa confessant sa foi comme les vierges chrétiennes lui arrivait vaguement à travers le voile de ses souvenirs... Il faut dire qu'un volume des Martyrs, de Chateaubriand--lecture interrompue--gisait ouvert sur sa table. Après le déjeuner, Zina se trouva seule avec sa cousine. Miss Junior n'était pas assez émue pour résister à l'heure de la sieste. --Vois-tu, Zina, dit Vassilissa, on va nous séparer encore, j'en suis sûre: ce qui s'est passé ce matin est trop grave pour que je ne sois pas sévèrement punie. On ne peut me punir qu'en me séparant de toi; le reste m'est bien égal. --Mais on me punit aussi, moi, de cette façon! s'écria l'impétueuse Zina. --Tu verras qu'on va nous séparer. Je me sens malade... ne m'abandonne pas! Tache de venir me voir dans le coin où l'on m'aura mise. Tu m'as déjà protégée une fois, protège-moi encore! Et Lissa, tout en pleurs, faible, défaillante, se laissa aller sur le sein généreux de Zina, qui ressentit une forte envie de trépigner et de casser quelque chose en présence de sa mère. --Je te protégerai! dit-elle avec énergie. Je te le jure... quand il faudrait mettre le feu à la maison! --Ça ne servirait pas à grand'cbose, dit Lissa en souriant à travers ses larmes; mais ta promesse me rendra l'exil plus supportable. La journée se passa sans que rien annonçât que les pressentiments de Lissa dussent se réaliser. La jeune fille ne parut pas au dîner; sa cousine lui fit porter quelques aliments dans sa chambre; elle ne put y toucher. Depuis le matin, à part les moments d'expansion fébrile, la pauvre enfant était comme endormie, restait couchée et parlait peu. --Si cet état continue, dit miss Junior à son élève, je ferai prévenir madame la comtesse. --Faites comme vous voudrez, répondit Zina; mais, à votre place, je ne dirais rien. C'est toujours autant de gagné pour ma pauvre cousine que le temps pendant lequel ma mère l'oublie. La nuit vint. Vassilissa s'endormit d'un sommeil tranquille. Plus d'une fois, Zina sauta à bas de son îil pour venir écouter la respiration de sa cousine: ce calme l'effrayait; après une telle crise, plus d'agitation lui eût paru naturel. Enfin, lasse de ce rôle de garde-malade, nouveau pour elle, la jeune fille s'endormit, vers le matin, d'un sommeil profond dont elle ne fut tirée que par l'appel de sa gouvernante. --Levez-vous donc, miss Zina, disait celle-ci, il est bientôt neuf heures. Si votre maman venait, nous aurions une belle semonce! Zina commença prestement sa toilette. La fenêtre était ouverte, l'air pur et parfumé entrait à torrents. Elle se tourna vers le lit de Vassilissa et fut surprise de la voir endormie. --Comment! dit-elle, nous parlons tout haut, on fait du bruit, et elle dort? --J'attends que vous soyez prête pour faire prévenir madame la comtesse; ce sommeil prolongé me parait bien étrange. Zina acheva sa toilette silencieusement et dépêcha aussitôt une femme de chambre à sa mère, avec un message verbal. Pendant l'absence de la messagère, elle s'approcha de sa cousine avec une tendresse craintive et regarda le doux visage soudain pâli, qui reposait sur l'oreiller. Les tresses blondes avaient retroussé le petit bonnet de nuit et formaient un collier à la jeune endormie; les longs cils ombrageaient la joue; la bouche, entr'ouverte, respirait doucement, mais si faiblement qu'il fallait une attention soutenue pour saisir le mouvement de la respiration. --Elle me fait peur... dit Zina à demi-voix. Elle a l'air d'être morte... Tant pis, je vais la réveiller. Miss Junior l'arrêta vivement par la robe au moment où elle se penchait pour embrasser Lissa. --Attendez, lui dit-elle, il faut que votre mère la voie ainsi. Je ne suis pas plus tranquille que vous. Un frôlement de soie annonça l'arrivée de la comtesse, qui entra d'un air assez indifférent. --Qu'est-ce qu'il y a? dit-elle. Vous m'avez fait dire que ma nièce est malade? Zina, sans répondre, s'effaça, et les veux de la comtesse se fixèrent sur le joli visage pale, immobile, insensible, de sa nièce coupable. Certes, la comtesse avait préparé en route un beau discours, mais ses paroles et ses pensées se figèrent en elle à la vue du changement qui s'était fait dans cette jeune créature, si pleine de gaieté la veille, et maintenant semblable à une morte. Que s'était-il passé dans cette âme rebelle? quel effroyable travail de la pensée avait pu arrêter ainsi les ressorts de la vie? --Y a-t-il longtemps qu'elle est dans cet état? demanda la comtesse à miss Junior. --Depuis qu'elle est revenue de son évanouissement. --Elle s'est évanouie?... Quand cela? --Hier, en sortant de l'entretien pour lequel vous l'aviez fait mander, maman! répondit Zina, devenue brave tout à coup. --Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenue? dit impérieusement la comtesse, qui se sentit soudain coupable d'avoir attaché si peu d'importance à l'absence de sa nièce aux deux repas de la veille. --Elle n'a pas voulu. Zina fit cette réponse si catégoriquement que sa mère la regarda de travers. Mais le souci maternel fit place à la préoccupation plus grave de l'orpheline malade, et malade peut-être par la faute de celle qui eût dû la protéger. Non que la comtesse se reprochât rien au moral, mais on aurait pu donner des soins matériels. Heureusement il était encore temps. --Se plaint-elle? demanda la comtesse en s'approchant du lit. --Non, madame, elle a dormi presque toute la journée d'hier et toute la nuit sans se réveiller. Elle n'a rien mangé, ne demande rien et refuse tout. La comtesse s'approcha plus près: sa robe de soie, bruyante sur le parquet, faisait un frou-frou agaçant. Zina fronça ses beaux sourcils noirs, mais sa cousine ne remua pas. La comtesse eut peur. Se penchant sur l'orpheline, elle écouta sa respiration faible et irrégulière. Elle se releva, regarda encore ce visage où la douleur avait désormais laissé su trace ineffaçable, et, emportée par un mouvement de pitié irrésistible: --Mon enfant! dit-elle, ma pauvre enfant! Et elle posa un baiser sur le front décoloré. Vassilissa, réveillée en sursaut, ouvrit les yeux avec frayeur; un tremblement universel la parcourut; elle ne vit d'abord que la robe noire de sa tante, à la hauteur de ses yeux, et se crut morte. Mais deux mains tièdes et parfumées saisirent la siennes, qui reposait glacée sur la couverture. Elle leva les yeux et vit sa tante qui la regardait, penchée sur elle, avec une bonté, une compassion qu'elle ne s'attendait pas à trouver dans ses yeux. --Oh! ms tante, dit-elle faiblement. Une rougeur passagère colora ses pommettes, puis disparut comme une lumière à une fenêtre, la nuit. Ses yeux cherchèrent encore le regard, nouveau pour elle, qui rouvrait les sources fermées de son âme. Ce que la comtesse lut dans les yeux de sa nièce, de reproche, de pardon, de regret et d'amour, est resté un secret entre elle et Dieu. La jeune fille essaya de se soulever sur le coude et retomba. Elle essaya encore, et cette fois ce fut sur le sein de sa tante qu'elle appuya sa tête fatiguée. La comtesse la reposa doucement sur l'oreiller, que Zina et la gouvernante venaient d'arranger. --Où souffrez-vous, ma chère enfant? dit-elle. --Nulle part, ma tante; je suis faible seulement; mais il me semble que je vais mieux... Oh! ma tante, que vous êtes bonne!... Un flot de larmes coupa la phrase de Vassilissa. Sa tante s'assit près d'elle, prit une de ses mains dans les siennes et fit signe qu'on les laissât seules. On lui obéit, et la porte se referma discrètement. Lissa pleura longtemps. Sa tante, fort émue, la laissa faire, pensant que les jeunes filles ont parfois besoin de pleurer, et que, d'ailleurs, après cette crise évidemment nerveuse, les larmes ne pouvaient être que salutaires. Quand sa nièce fut enfin calmée, la comtesse prit la parole. --Vous voyez, mon enfant, combien il faut que je vous aime pour être venue ainsi, après ce qui s'est passé hier. Vassilissa hocha la tête affirmativement et regarda sa tante avec tendresse et reconnaissance. --Ne parlons plus de tout cela; Dieu s'est chargé de vous punir, vous le voyez vous-même. Je consens à passer l'éponge sur la scène affligeante d'hier matin. Elle embrassa sa nièce, qui couvrit ses mains de baisers. --Pour le moment, vous allez manger un peu et vous lever, si vous le pouvez. Si vous n'alliez pas mieux, j'enverrais chercher le médecin, mais je pense que les forces vont vous revenir dès que vous aurez pris un peu de nourriture; puis vous viendrez me trouver dans mon cabinet et nous parlerons ensemble sérieusement. Êtes-vous convaincue, à présent, que je vous aime et que je ne suis point une ogresse? La comtesse avait, quand elle le voulait, un sourire irrésistible: elle regardait sa nièce avec des yeux pleins de bonté; le sourire qui jouait sur ses lèvres donnait à son visage un charme incroyable. Vassilissa, fascinée, répondit docilement: --Oui, ma tante, je le crois. --Eh bien, une fois persuadée de cette vérité, fiez-vous à moi, et le reste ira tout seul. Je vous quitte. Je viendrai voir dans une heure comment vous allez. Elle s'éloigna et, au moment de sortir, se retourna encore pour regarder la malade; le même sourire enchanteur, le même regard de tendresse ensorcelèrent encore Vassilissa, qui répondit par un sourire faible et pâle encore, mais plein de confiance. Zina rentra aussitôt. --Ah! que ta mère est bonne! lui dit Vassilissa d'une voix plus forte. Nous sommes réconciliées. Par un heureux privilège de son âge, Lissa oubliait en une minute tous les maux qu'elle avait soufferts. Bien mieux, son jugement sur la comtesse s'était brusquement retourné. Qu'elle est bonne! s'écriait-elle. C'était pourtant la même comtesse qui l'avait violemment mise à genoux pour lui faire avouer le contraire de la vérité! Mais cette facilité aux illusions n'est-elle pas un des plus solides éléments du bonheur? Ceux qui voient clair ne payent que trop citer leur clairvoyance. --Réconciliées? Quel bonheur, quel bonheur! s'écria Zina, cabriolant par la chambre. Elle cabriolait si bien, qu'elle faillit renverser un bouillon qu'on apportait à Lissa. Celle-ci mangea un peu, puis essaya de se lever. Ses pieds mignons fléchirent sous elle d'abord; mais elle reprit des forces peu à peu, et bientôt elle se trouva dans un fauteuil, installée à la fenêtre, regardant au dehors le soleil se jouer dans les feuilles et jouissant avec passion du bonheur de vivre. Comme il serait bon, tout alanguie encore, de marcher sous ces beaux arbres, le soir, à l'heure où la nuit tombe, pas toute seule, elle ne le pourrait pas, mais avec... avec Zina! Non, Zina est trop vive, trop turbulente; Son bras l'entraînerait à courir malgré elle... Avec un bras d'homme, fort et dévoué, tendre et respectueux, auquel elle s'attacherait sans crainte... Et si elle était morte là, à la campagne, sans avoir revu Pétersbourg, sans avoir revu Maritsky!... C'est avec Maritsky qu'elle aurait aimé à parcourir les avenues, le soir... Mon, elle n'aurait pas voulu mourir avant de le revoir, car... Car elle l'aimait! Mais elle était vivante, bien vivante, et réconciliée avec la comtesse. Celle-ci avait reconnu son injustice, puisqu'elle s'était montrée si bonne! Tout irait bien! Ah! quel bonheur de vivre en été quand il fait beau et qu'on a cru mourir! Et des larmes délicieuses inondèrent le visage de Vassilissa. --Eh bien, voilà que tu pleures, à présent? dit doucement sa cousine, qui étudiait sur son visage les nuances de sa rêverie. --Ah! ma chérie, je suis si heureuse! dit à voix basse Lissa, qui lui mit ses deux bras autour du cou. XXXVIII Autre proposition. La comtesse n'avait pas reconnu son injustice, comme le supposait la tête fantasque de sa nièce. Une injustice? Laquelle? A propos de quoi? Non: elle avait reconnu le doigt de Dieu dans le mal soudain qui avait frappé sa nièce, et, la jugeant assez punie pour cette fois, elle se disposait à continuer le plan de rééducation qu'elle avait mûri la veille. --Du reste, je ne crois pas, se disait-elle, que ce soit aussi difficile que je l'avais supposé. Décidément, ma nièce n'a pas l'àme méchante, son entêtement est un défaut de caractère et non un vice du coeur. Elle n'est pas ingrate, elle n'est qu'orgueilleuse et obstinée: donc, il y a de la ressource. Par la même occasion, je mettrai sa discrétion à l'épreuve... Et puis, une petite voix secrète lui disait tout bas qu'il faut battre le fer pendant qu'il est chaud, et que, pour achever de vaincre cette fille obstinée, il ne fallait pas attendre que ses forces fussent revenues. C'est dans ces sentiments qu'elle attendit sa nièce, après le diner, dans la tente de coutil rayé. Zina la lui amena et se retira, en fille bien dressée. La comtesse offrit à Vassilissa, près d'elle, un siège bas, fort commode pour une convalescente, et lui caressa affectueusement les cheveux. Le soleil penchait vers l'occident; le ciel encore bleu prenait par endroits des teintes verdâtres; de légers nuages se coloraient en rose; d'autres, d'un jaune d'or, flottaient au zénith, poussés par un vent léger; l'herbe se redressait après la chaleur du jour, et Vassilissa, fortifiée d'ailleurs par un bon repas, se sentait revivre. --Il est convenu, mon enfant, que vous serez désormais raisonnable? dit la comtesse avec bonhomie. --Oui, ma tante! dit gaiement Vassilissa. --Eh bien! je vais vous confier vn secret; j'ai dans l'esprit une affaire qui vous concerne. Vassilissa sentit brusquement renaître toutes ses terreurs, mais ne dit mot. --Cependant, comme elle ne vous concerne pas seule et que les indiscrétions peuvent devenir dangereuses pour... pour tout le monde en général,--vous allez me donner votre parole d'honneur de ne parler à personne de ce que je vais vous confier. Connaissez-vous l'importance d'une parole d'honneur? --Je vous en donne ma parole d'honneur, ma tante! répondit loyalement Vassilissa d'un ton qui prouvait bien qu'elle parlait en femme et non pas en enfant. --Eh bien, ma chère Vassilissa, voici ce que c'est. Vous m'avez promis une entière confiance, vous verrez que je n'en suis point indigne; mais il faut auparavant que vous me prouviez, par quelque sacrifice, que votre soumission n'est pas une vaine parole. Êtes-vous prête à faire la première chose que je vous demanderai? De peur de rompre la bonne entente qui semblait exister, Lissa se décida à répondre affirmativement, mais avec un palliatif. --Je crois que oui, ma tante, dit-elle avec une aisance destinée à faire passer le mot: je crois... pour une plaisanterie, en cas de besoin. La comtesse n'insista pas. Elle avait une autre idée. --Voici ce dont il s'agit. On m'a parlé d'un jeune homme qui prétend à votre main. Il est jeune, bien de sa personne, noble de naissance; il possède une fortune très-satisfaisante... Le coeur de Vassilissa bondit. Ce jeune homme serait-il Maritsky? Avait-il écrit ou fait écrire? Elle attendit. --Puis-je lui faire répondre que vous agréez sa demande? acheva la comtesse. --Sans le connaître, ma tante? dit évasivement Lissa. --Vous n'avez pas assez de confiance en moi, mon enfant... Puis-je vouloir autre chose que votre bien? Vous serez dame et propriétaire... Vassilissa gardait le silence et sentait s'évanouir comme une ombre le rêve insensé qu'elle avait entrevu. --Vous voulez absolument savoir son nom? reprit la comtesse. Songez que c'est une marque de défiance et que nous étions convenues... Enfin, je veux bien vous le dire--mais sous le sceau d'un inviolable secret. J'ai votre parole, c'est M. Kouznof, notre ispravnik. Un silence glacial suivit ces paroles. Vassilissa leva la tête et regarda sa tante. La douceur d'aujourd'hui n'était qu'un piège; c'est la cruauté, l'arrogance de la veille qui étaient la réalité! De quel métal était faite cette femme, qui jouait avec elle comme un chat avec une souris avant de l'égorger froidement? Sur ce point, Vassilissa se trompait. La comtesse ne tenait pas du tout à marier sa nièce avec Kouznof, quoique, après tout, avec ses idées sur la nécessité de «diriger» la frivole imprudence des jeunes filles, cette union lui semblait être ce qui convenait le mieux à Lissa. Les confidences de l'ispravnik, la veille, l'avaient mise en belle humeur, et elle s'était promis de mettre l'obéissance de sa nièce à l'épreuve en lui offrant ce prétendant. Si Vassilissa eût dit oui, elle l'eût serrée contre son coeur, l'appelant sa chère enfant, la louant de sa soumission, et elle n'eût probablement pas donné suite à ce projet. Peut-être même lui aurait-elle annoncé sur-le-champ que cette proposition n'était qu'une épreuve. Mais le regard pénétrant de Vassilissa creusa soudain un abîme cent fois plus profond que la veille entre ces deux femmes désormais implacables ennemies. --Vous ne répondez pas!... J'attends votre réponse, dit la comtesse avec hauteur. --J'espère, ma tante, que c'est une plaisanterie? dit Vassilissa presque du même ton. Une idée traversa le cerveau de la comtesse: ne valait-il pas mieux avouer que c'était, en effet, une plaisanterie et renoncer à cette épreuve véritablement trop dangereuse? Pendant une demi-seconde, le sort de Lissa fut en suspens. Mais le ton dont cette parole avait été prononcée excita la fibre dominatrice de la noble dame, et le mot irréparable sortit de ses lèvres. --Je n'ai pas l'habitude de plaisanter, mademoiselle. Veuilles prendre un autre ton quand vous me parlez. --Je n'ai pas cru, ma tante, que vous pussiez, de propos délibéré, offrir à la nièce du comte Koumiassine d'épouser l'ispravnik de ce canton. C'est ordinairement dans une autre classe de demoiselles à marier que ces messieurs vont chercher femme. Lissa termina cette phrase avec un incroyable dédain. Tout l'orgueil de sa race parlait en elle. --Votre mère n'était pas d'une classe plus relevée! riposta la comtesse. --J'en conviens! mais mon père était votre cousin et d'antique noblesse! Et c'est le mari qui anoblit la femme. Pour le coup, la comtesse faillit tomber à la renverse. Qui donc avait pu enseigner à cette petite fille des préceptes aussi absolus? La bonne dame oubliait que, cent fois elle-même, à sa propre table, en compagnie des plus illustres hôtes, avait professé ces maximes et d'autres semblables. --Quand on n'a pas de fortune, répliqua-t-elle en biaisant un peu, on n'a pas le droit d'être si difficile. Que reprochez-vous à ce monsieur? --Rien, ma tante. Je ne l'aime pas... --Vous ne l'aimez pas? Mais je l'espère bien, que vous ne l'aimez pas! --Et vous m'avez dit vous-même qu'on doit aimer son mari. Oui, c'est vrai, la comtesse l'avait dit, et elle se repentait cruellement de cette parole devenue une arme si puissante dans les mains de sa nièce. --Je ne vous demande pas de l'aimer... je vous demande de me dire, par soumission, que vous consentez à épouser le mari que je vous propose. Dites-le-moi par obéissance.. C'était une grande concession, et la comtesse espéra qu'elle serait comprise. Sa nièce la regarda un instant et faillit accepter cette convention tacite qui mettait une feinte soumission en regard d'une feinte demande... puis elle se rappela comment on en avait agi avec elle lors de l'affaire Tchoudessof, et elle eut peur de se trouver prise au piège. --Vous ne voulez pas me donner cette marque de soumission? répéta la comtesse. --Je ne puis, ma tante. Demandez-moi tout, excepté cela. C'est le bonheur ou le malheur de ma vie entière, et je n'ai pas encore dix-huit ans. C'est trop terrible. --Alors, fit la comtesse, dont les yeux flamboyaient, vous refusez de m'obéir? --Pas de vous obéir, ma tante! Je refuse d'épouser un homme qui n'a avec moi aucun rapport d'éducation, d'habitudes et de goûts... et que je n'aime pas. --Vous finirez bien par plier, pourtant... dit la comtesse avec une rage froide en se levant. Vassilissa ne répondit pas. --Écoutez, ma nièce, dit la bienfaitrice, voici mon dernier mot: il ne sera pas dit qu'une petite fille m'aura tenu tête et m'aura bravée ouvertement après que je l'aurai comblée de bienfaits. Vous êtes entêtée--je suis d'un caractère ferme,--il faudra qu'une de nous deux cède... Eh bien, je vous jure que ce ne sera pas moi! --Moi non plus! dit Vassilissa, devenant blanche comme un marbre. La comtesse fit un pas... Si ses yeux, comme disent les bonnes gens, avaient été des pistolets... Heureusement, elle se rappela la scène de la veille et ne voulut pas en donner une répétition. --Vous voulez me mettre en colère? dit-elle d'une voix brève, vous n'y parviendrez pas. La lutte est engagée, Vassilissa, vous serez brisée, je vous en préviens. --Vous pouvez me faire mourir de chagrin, ma tante, dit la jeune fille, mais vous n'obtiendrez pas par la force un consentement que j'ai refusé à votre bonté, à vos paroles affectueuses. Après avoir refusé tout à l'heure, si je consentais dorénavant, ce serait une lâcheté. Si Vassilissa avait été la fille de la comtesse, et si elle avait ainsi résisté à une tante quelconque, avec quel orgueil la comtesse l'aurait embrassée! Mais c'est elle qui était la tante, et rien ne change autant le point de vue. --Très-bien, dit-elle. Quoi qu'il arrive, souvenez-vous que c'est vous qui l'aurez voulu. La grande dame sortit de la tente de coutil et se dirigea vers la maison. Le bruit de sa robe de soie sur le gravier s'éloigna peu à peu, puis s'éteignit. Vassilissa, restée seule, regarda le paysage. Devant elle, la rivière--infranchissable sans secours--bornait le jardin. Derrière elle, la maison, qui allait devenir une prison. A gauche, l'église, les maisons du prêtre et des desservants. A droite, à quelque distance, bornant la vue, un petit bois qui servait de cimetière aux paysans. On ne voyait pas les croix de sapin, mais on les devinait à travers la coudraie. Plus loin, derrière le cimetière, passait la route, la route qui menait à Pétersbourg, à la liberté... Mais le cimetière barrait le passage. Et d'ailleurs, eût-elle pu s'échapper à travers le cimetière, que serait-elle devenue sur cette grande route, seule, sans passe-port, sans argent? Que faire? Écrire à sa mère? Mais la pauvre femme, qui n'avait pas eu le courage d'élever la voix lors de ses fiançailles avec Tchoudessof, où prendrait-elle l'énergie nécessaire pour venir disputer sa fille à la comtesse, pour faire un long voyage, seule aussi et sans argent? Vassilissa se tordit les mains. --Quand je serai morte, se dit-elle, on m'enterrera là... Je prierai qu'on m'enterre là, au bord de la route qui va à Pétersbourg... On ne refusera peut-être pas d'accomplir mon dernier voeu! Elle réfléchit un instant, tordant toujours ses mains par un mouvement nerveux. --C'est fini, dit-elle, je suis condamnée. Pourvu que ce ne soit pas long! Le pas léger de Zina, qui traversait la pelouse en courant, comme toujours, au lieu de prendre les allées, se fit entendre, et la jeune comtesse entra aussitôt dans la tente. --J'ai vu rentrer ma mère, dit-elle, je suis venue te chercher. Qu'as-tu? --Ta mère est plus fâchée que jamais. Je ne peux pas obéir... --Qu'est-ce qu'elle veut? dit Zina courroucée. --Elle veut... J'ai promis de ne pas le dire. --Par exemple! Elle t'a fait promettre cela? C'est donc bien vilain? Vassilissa ne répondit pas. --Voilà une idée! Et tu dis que tu ne peux pas faire ce qu'elle veut? --Impossible! --Elle est très-fâchée? --Elle a juré qu'elle ne céderait pas--et j'ai juré de même que je ne céderais pas non plus. C'est la guerre, Zina, la guerre à mort entre elle et moi--moi, une fourmi qu'elle peut écraser sous son pied! Je suis perdue... Mais je mourrai bravement. Vassilissa releva la tête. C'était un bon soldat, comme disait sa cousine. --Tu sais que je suis là pour te protéger? dit Zina par manière de consolation. --Que peux-tu, toute seule, contre ta mère? Zina, qui avait pris sa cousine sous le bras pour la soutenir, baissa la tête et réfléchit profondément. --D'abord, je ne suis pas toute seule, dit-elle enfin: Dmitri m'aidera! Lissa, pour ne pas attrister son amie, eut l'air d'acquiescer à cette idée. Mais, au fond de son coeur, elle n'espérait rien. Beau secours, en effet, que celui de Dmitri!... Chourof peut-être... Mais il ne pouvait pourtant pas provoquer la comtesse en duel! XXXIX Les enfants doivent obéissance et soumission. Les jeunes filles revinrent à la maison lentement, car la faiblesse du matin avait repris Vassilissa. A peine rentrée dans la grande chambre, celle-ci fut prise de frissons: elle se mit au lit, et la fièvre se déclara bientôt. La comtesse, prévenue de cet accident, envoya chercher un médecin; mais en Russie les distances sont effrayantes: la ville voisine était à vingt-cinq verstes; le médecin n'arriva que le lendemain, dans l'après-midi. Vassilissa n'avait plus de fièvre. La torpeur qui avait suivi son évanouissement de l'avant-veille était revenue. Le médecin n'était pas bien savant, et, de fait, il aurait fallu une clientèle plus variée que n'était la sienne pour lui donner la clef de ces affections étranges qui déroutent parfois les célébrités médicales les plus renommées. Il conseilla le repos, les fortifiants, le sulfate de quinine si la fièvre reparaissait; pas d'émotions surtout! ajouta-t-il quand il apprit que la maladie avait débuté par un évanouissement causé par une commotion morale. Là-dessus, le brave homme partit. Que celui qui eût pu mieux dire lui jette la première pierre. La comtesse, à vrai dire, ne croyait pas à la maladie de sa nièce. Une maladie qui ne se traduisait que par la faiblesse et une somnolence invincible n'était pas une maladie, à son sens; Vassilissa mangeait une aile de poulet, des oeufs à la coque, buvait de bons bouillons, du vin de Bordeaux. Que fallait-il de plus pour la remettre sur pied? Après avoir accordé trois jours de répit à la maladie, la comtesse vit là une ruse pour obtenir par la pitié une seconde réconciliation semblable à la première, et, outrée de cette prétention exorbitante, elle fit transporter Vassilissa dans une petite pièce attenante à sa chambre à coucher, et qui n'avait pas d'autre issue. La fenêtre donnait sur le jardin, qui n'était qa'a cinq pieds au-dessous, et la lumière entrait à flots. Mais pour une enfant malade, cette pièce riante devenait une prison, et toutes les prisons sont noires. Pour plus de vigilance, la comtesse fit enlever la porte qui donnait dans sa chambre: l'ouverture béante fut masquée par on rideau, et Vassilissa se trouva ainsi absolument séparée du reste du monde. Au bout de vingt-quatre heures, la comtesse fut bien forcée de s'apercevoir que sa nièce était réellement malade: on ne joue pas ainsi l'hébétude et la torpeur quand on est activement surveillée. Vassilissa souffrait. De quel mal? Le médecin n'avait pu le dire. On le rappela, il n'en dit pas plus long que la première fois. Comme la première fois, il recommanda le calme,--pas d'émotions. La comtesse n'en tint pas compte, et pour cause. --Maladie romanesque! disait-elle. Faudrait-il céder parce que cette petite fille aurait assez mauvais caractère pour s'en rendre malade! La comtesse était arrivée à ce point d'aberration où tous les événements, quels qu'ils soient, paraissent subordonnés à l'idée que l'on poursuit. Pour moins que rien, elle eût fait entrer les éléments dans ses combinaisons. Il fallait que sa nièce obéit... le reste n'était plus rien. A partir du jour où elle lui aurait dit: «Ma tante, je ferai ce que tous voudrez», Vassilissa eût été choyée comme une reine, et l'on se serait bien gardé de la presser pour l'exécution de sa promesse. La comtesse se flattait d'obtenir bientôt ce beau résultat, grâce auquel sa nièce acquerrait les vertus d'humilité et de soumission qui lui faisaient si grandement défaut. Les jours passaient cependant, et Vassilissa ne montrait point de symptômes d'affaissement moral. Tous les matins et tous les soirs sa tante entrait dans sa chambre et lui disait d'une voix calme: --Avez-vous réfléchi, ma nièce? Êtes-vous décidée à m'obéir? --Non, ma tante, répondait la courageuse victime. --Fort bien. Réfléchissez. La comtesse se retirait là-dessus, et la longue journée d'été, étouffante et poussiéreuse, passait sur le corps somnolent de la jeune fille. Nous disons le corps, car son cerveau, bien affaibli, n'avait de vie que pour la résistance. Cet emprisonnement durait depuis huit jours, lorsqu'un soir Vassilissa vit une tête s'élever au-dessus du bord de la fenêtre. Nous avons dit que cette fenêtre donnait sur la partie la moins fréquentée du jardin, du coté du potager. Il y avait des hôtes au salon; plusieurs personnes avaient passé la journée chez la comtesse. La prisonnière crut d'abord que c'était quelque domestique étranger, oisif et curieux. --Lissa! dit la voix contenue de sa cousine. Vassilissa, couchée comme d'ordinaire, se souleva sur son coude, leva la tête et entrevit confusément les traits de Zénaïde. --Toi! dit-elle, toi, ma chérie! Zina, s'aidant de ses deux mains, et utilisant ses anciennes leçons de gymnastique, sauta dans la chambre. Ce qu'elle avait employé d'adresse et d'activité pour se procurer une chaise sans être vue est impossible à raconter ici. Il avait fallu voler cette chaise dans les communs, lui faire traverser la cour sous des prétextes ingénieux, la glisser dans le jardin... C'était une épopée que nous passerons sous silence, faute de temps. Les deux cousines s'embrassèrent étroitement, et Zina frémit en sentant sous le linge la maigreur de son amie. --Est-ce qu'on te donne à manger? dit-elle avec horreur. --Oui, oui, de tout! Rassure-toi. --Je t'ai apporté des fruits; cache-les dans ton lit, dit Zina en vidant ses poches à la hâte... Aie patience, je travaille pour toi. --Comment? Tu as pu... --Oui, le prince est ici. --Ici? Le visage de Vassilissa s'anima d'une vive rougeur. --Comment est-il venu? --Il fallait bien qu'il vînt! L'imbécile, qui n'est pas venu plus tôt! Je lui tirerai les oreilles comme il faut, peur sa bêtise. Dis-moi, Lissa... l'épouserais-tu, s'il voulait?... --Non, Zina, répondit-elle tout bas. --Pourquoi? --Je ne l'aime pas assez... je... --Un autre? dit vivement Zina. La rougeur de Lissa augmenta. --Ça va être plus difficile, alors, dit la jeune comtesse pensive. Je supposais que tu l'aurais épousé... Il t'aurait enlevée, on vous aurait mariés chez lui, et voilà! Tu ne veux pas? vrai? --Non, dit faiblement Lissa. Il y a trois mois, oui;--maintenant... Depuis sa réclusion, elle ne pensait plus qu'à Maritsky. Elle se réfugiait dans cette vision comme dans une oasis pendant les heures où le sommeil la quittait. Son cerveau, épuisé par l'anémie, ne pouvait plus concevoir qu'une seule idée:--les yeux profonds dont le regard l'avait troublée la nuit de Pâques la poursuivaient jusque dans ses rêves. --Eh bien! dit Zina, prenant son parti, ça va être beaucoup plus difficile, mais je n'en suis pas fâchée. Comme il est bon, si tu savais! --Le prince? --Oui. Il a demandé de tes nouvelles, on lui a répondu que tu es malade; alors moi je lui ai cligné de l'oeil... Qui est-ce qui disait qu'il était bête? Il a compris tout de suite! Pendant que maman causait avec le vieux général, qui est sourd comme un pot, tu sais, il faut crier très-fort,--le prince est venu me trouver dans une fenêtre, je lui ai dit: «On la tourmente, il faut l'enlever.» Il a répondu: «Bien, je vais m'en occuper.» Et puis, nous avons parlé d'autre chose, parce que, tu comprends, on pouvait nous entendre. Si tu ne veux pas te marier avec lui, il faut que je lui dise... --Oui, répondit Lissa. --Naturellement, ça va changer bien des choses... Adieu, aie courage, tu vois que je ne t'oublie pas. Elle embrassa sa cousine avec effusion et sortit par la fenêtre comme elle était venue. Cette nuit-là, dans son sommeil, Lissa vit la route de Saint-Pétersbourg qui s'allongeait, s'allongeait indéfiniment; tout au bout, un petit point noir lui tendait les bras: c'était Maritsky. Mais, hélas! le lendemain matin, en se retrouvant dans la petite chambre qui lui servait de prison, elle s'aperçut que ce n'était qu'un rêve. --M'enlever! se dit-elle. Quelle folie! C'est une idée bien digne du tendre coeur de Zina. Mais on n'enlève pas ainsi une jeune fille! Le prince pourrait le faire, qu'il ne le voudrait pas... Et puis, enlevée par un homme qui ne doit pas être mon mari!... C'est pour le coup que personne ne voudrait plus me recevoir... La pauvre enfant retourna sa tête sur l'oreiller et se mit à pleurer amèrement. --C'est fini, conclut-elle, je sens que je m'en vais Celui qui m'enlèvera d'ici sera le fossoyeur. XL Zénaïde s'assure du renfort. En quittant sa cousine, Zénaïde était retournée au salon, où son absence n'avait pas été remarquée, et se glissant près du piano, elle se mit à feuilleter des cahiers de musique. Le prince Chourof, qui la guettait, s'approcha d'elle en louvoyant avec une habileté vraiment extraordinaire. Que n'avait-il pas souffert, le pauvre prince, depuis le moment où, s'asseyant dans sa calèche, il avait donné l'ordre à son cocher de se diriger sur Koumiassina! Il avait regretté cet ordre; trois fois il avait ouvert la bouche pour le contremander et s'était renfoncé dans son coin, laissant aller ses chevaux. Étonné de ne pas se voir ordonner de tourner bride aux endroits où son maître se décidait d'ordinaire à revenir sur ses pas, le cocher avait ralenti l'allure de son quadrige. Peine superflue! Le prince était résolu à fouler la terre de Koumiassina ce jour même,--et son équipage l'avait déposé devant le perron, stupéfait de sa propre audace et enhardi par cet acte d'énergie. La comtesse, par bonheur, avait déjà du monde: deux ou trois vieilles filles, le juge de paix du district, le vieux général sourd dont Zina avait si irrévérencieusement parlé, et quelques voisins ou voisines. C'était un dimanche, et l'on était toujours sûr, à moins qu'on n'arrivât de trop bonne heure, de trouver du monde chez la comtesse, qui tenait table ouverte ce jour-là. Le prince fut mieux reçu que nul n'eût osé le prédire. La comtesse elle-même eût été fort en peine de dire pourquoi elle lui avait si gracieusement donné sa main à baiser! Peut-être était-ce une secrète affinité de caste qui lui faisait reconnaître dans le prince un honnête homme de son monde, au milieu de ce troupeau de menue noblesse. Peut-être aussi un vague instinct lui conseillait-il de multiplier ses amabilités à tous et à chacun, pour faire contre-poids à la cruauté... pardon! à la sévérité légitime qu'elle déployait envers Vassilissa. Tant il y a que le prince, enchanté de cette réception, fut brillant, eut de l'esprit et charma tout le monde. Depuis la lettre anonyme qui l'avait fait voler au secours de Vassilissa, Chourof était devenu un autre homme. Sa vie, jusque-là sans but comme celle d'une grande partie de la noblesse russe de son temps, lui était devenue précieuse depuis qu'il la sentait utile à d'autres qu'à lui. En l'appelant si délibérément au secours d'une opprimée, Zina avait constaté aux yeux du prince sa propre valeur morale, dont jusque-là il ne s'était pas douté; et, à la joie d'être utile, s'était mêlée une douce satisfaction d'amour-propre. --La jeune comtesse a discerné en moi des qualités sérieuses, se disait le brave garçon, tout radieux; et cette entente tacite, cette sorte de complicité muette avec «la jeune comtesse» lui était douce; si bien qu'il se prit plus d'une fois à y rêver, tantôt pour en rire, tantôt pour en sourire seulement avec une sorte de contentement de soi-même. Quel fut le bouleversement du prince quand il apprit par ce mot sec: «Elle est malade» et par le clignement d'yeux de Zina que Vassilissa non-seulement souffrait, mais encore était dans la plus complète des disgrâces! Un instant, il crut même en être la cause; mais l'aménité de la comtesse à son égard lui démontra que sa personne n'avait rien à voir là-dedans. C'était donc une nouvelle disgrâce, toute différente de la première. Les quelques mots de Zina l'avaient jeté dans une perplexité mille fois plus grande, et, lorsqu'elle rentra, il se hâta, avec prudence, de reprendre l'entretien interrompu. --Jouons une valse, prince, voulez-vous? dit Zina en le voyant s'approcher. En même temps, elle jeta à sa mère un regard suppliant. --Il y a si longtemps que je n'ai joué à quatre mains, lui dit-elle. La comtesse acquiesça de la tête. Sa fille avait touché la vraie corde. Tout ce qui pouvait servir à perfectionner l'éducation de Zina prenait aux yeux de la mère une importance sans égale. La valse fut bientôt ouverte sur le pupitre. Le prince l'avait choisie dans le tas de musique, parce qu'il pouvait l'accompagner les yeux fermés. Après les huit premières mesures les conversations reprirent un peu partout dans le salon. --Je viens de la voir! dit Zina en faisant un trille. Elle est enfermée. --Comment avez-vous fait? répondit le prince, qui attaquait la basse avec fureur. --Par la fenêtre! Le prince, abasourdi, fit une série de fausses notes telles que la comtesse leva la tête. --Je vous demande pardon, mademoiselle, dit-il à haute voix du ton le plus poli, j'avais oublié la reprise. Ils recommencèrent de plus belle, et la valse continua sans encombre. --Elle ne vous épousera pas, je vous en préviens! dit Zina en détachant consciencieusement un pizzicato. --Ça ne fait rien! répondit son interlocuteur sur un vigoureux plaqué. --Comment!... ça ne vous fait rien? répéta Zina. A son tour elle fit une fausse note, mais se hâta de réparer sa bévue par une gamme chromatique des plus brillantes. La comtesse, qui avait froncé légèrement le sourcil, reprit sa causerie un instant suspendue. --Si elle ne m'aime pas, je n'y peux rien! répondit le prince. Mais ce n'est pas une raison pour la laisser souffrir. --Philosophe! répondit Zina dans un langage télégraphique qui était bien d'accord avec les circonstances. --Que faut-il foire? reprit Chourof, flatté par le sourire bienveillant qui avait accompagné l'apostrophe de la jeune fille. --L'enlever, comme et quand vous voudrez, et la conduire en lieu sûr. C'est à vous de voir... --Comment nous entendre? dit-il. --Venez souvent. Mais hâtez-vous. Elle est très-faible. --Écrire? jeta le prince, au milieu d'une fusée éblouissante que Zina envoyait jusqu'aux cordes les plus aiguës. --Oui... remettre à moi seule le billet... Le final couvrit le dernier mot, prononcé un peu trop haut, peut-être, et les deux exécutants se levèrent pour recueillir les compliments de l'assemblée. Entre nous, ils les avaient bien mérités. --Vous avez un joli talent, prince; je ne vous savais pas si bon musicien! dit la comtesse. Il faudra venir jouer un peu avec ma fille, qui perd l'habitude des duos depuis que ma nièce est indisposée. --Mademoiselle Gorof n'est pas dangereusement malade, j'espère? demanda une des visiteuses avec intérêt. --Non, répondit la comtesse en souriant d'un air entendu. Je la crois moins malade qu'elle ne se plaît à le penser. Il y a un peu d'entêtement là-dessous. Et l'on parla d'autre chose. Prétextant la longue distance, le prince fit bientôt demander son équipage. Il poussa un soupir de soulagement en respirant l'air frais de la nuit. La chaleur du salon, l'éclat des bougies, le bruit des conversations l'avaient harassé. L'idée qu'une enfant sans défense souffrait, enfermée, prisonnière à quelques pas de ce salon brillant où les visiteurs se bourraient de glaces parfumées, lui faisait une impression étrangement douloureuse, semblable à quelque cauchemar. Quelle confiance lui témoignait Zénaïde, cependant! Il se sentit touché jusqu'aux larmes. L'idée que cette jeune fille le considérait comme le chevalier naturel de l'infortune, qu'elle le mettait de moitié dans son ingénieux complot, qu'elle se fiait à lui au point d'entrer en correspondance avec lui, correspondance secrète et faite pour la perdre si leur secret était découvert,--toutes ces pensées jetèrent le prince dans une sorte d'extase. --Quel courage et quelle énergie se dit-il plein d'admiration. Elle est bien supérieure à sa cousine! Le bon Chourof se reprocha aussitôt de penser plus à Zina qu'à la malheureuse opprimée, et se bâta de réparer cette faiblesse. --L'enlever! se dit-il. C'est plus facile à dire qu'à faire... Et comme elle ne veut pas m'épouser... Le prince fut tout surpris de voir que cette idée ne lui causait aucune peine, et qu'au contraire la tâche lui paraissait plus agréable sous cette nouvelle condition. --Comme elle ne veut pas m'épouser, reprit-il, je ne peux pas me mêler ouvertement de cette affaire. Il faut même éviter que mon nom soit prononcé: la pauvre fille en souffrirait un dommage irréparable. Là-dessus, le prince imagina un plan fort habile. Nous épargnerons au lecteur les indécisions, les résolutions prises et délaissées, les courses au bureau télégraphique le plus voisin, bref toutes les vicissitudes qui accompagnèrent la mise au jour de ce plan admirable. Une semaine entière s'écoula. Zénaïde n'avait pu revoir sa cousine, et, comme elle n'était pas extrêmement patiente, elle commençait à trouver le temps d'une longueur démesurée. La rie, à Koumiassina, poursuivait son cours monotone, ce qui n'était pas fait pour la désennuyer. Dmitri seul semblait partager son impatience secrète. Il tournait autour d'elle comme prêt à lui adresser quelque question, puis s'en allait sans rien dire. Un jour enfin, comme ils se trouvaient seuls ensemble, après une bonne partie de jeu, Dmitri fourra sa petite main sous le bras de sa grande soeur et l'emmena délibérément dans un espace tout à fait dépourvu d'arbres, où personne ne pouvait se cacher, par conséquent, pour les entendre. --Quelle envie as-tu d'aller là, au soleil? lui dit sa soeur. Comme s'il ne faisait pas assez chaud! --Il fait chaud, ma chère grande soeur, mais il y a parfois des loups dans les allées ombragées, répondit Dmitri d'un air entendu. Crois-moi, restons ici. Le «crois-moi» était si drôle que Zénaïde embrassa son frère en riant, sans plus insister. --Tu ris parce que j'ai parlé de loups? répondit Dmitri d'un air capable. Il y a des loups dans nos bois, l'hiver; ceux-là sont des vrais,--on s'en débarrasse avec un fusil,--mais il y a des loups ailleurs que dans les bois: il y en a dans le Petit Chaperon rouge, il y en a dans la chambre de Justine Adamovna, à Saint-Pétersbourg. Zénaïde éclata de rire. Dmitri restait sérieux. Il reprit: --Et il y en a ici à Koumiassina, fit-il en baissant les yeux. --Où donc, mon cher savant? fit Zina, que sa gravité amusait. --Dans la chambre de la cousine Lissa, il y a un loup qui finira par la manger, dit Dmitri, les yeux attachés au sol. Sa main trembla sur le bras de Zina, et un sanglot vite réprimé gonfla sa jeune poitrine. Zénaïde, très-surprise de cette explosion de sensibilité inattendue, enveloppa l'enfant de ses bras et le serra fortement sur son coeur. Les yeux du petit garçon rencontrèrent ceux de sa soeur aînée, et ils se comprirent aussitôt. --Tu l'as vue? lui dit Zénaïde à voix basse. Marchons, pour qu'on ne nous épie pas. --Oui, je l'ai vue. Hier, pendant que maman était dans le jardin, je me suis faufilé, comme en courant après ma balle, jusque dans sa chambre. Il n'y avait personne. Je suis entré à quatre pattes, et je l'ai regardée. Elle dormait. Oh! Zina, comme elle est changée! Elle mourra! --Ne pleure pas, je t'en supplie, dit Zénaïde émue elle-même jusqu'aux larmes: on te demanderait pourquoi. --Je dirai que je me suis fait mal, et je ne mentirai pas! s'écria l'enfant exaspéré. D'un coup d'ongles de sa main droite, il marqua trois ou quatre raies sanglantes sur le dos de sa main gauche. Zina n'eut pas le temps de l'en empêcher. --Voilà! dit-il, je peux pleurer, maintenant! Avec quelle ardeur enthousiaste Zina salua son frère dans ce jeune héros! Elle l'embrassa encore, avec passion cette fois, et passa un bras sur son épaule, le serrant ainsi contre elle pendant qu'ils continuaient à marcher. --Elle est très-malade, alors? reprit-elle d'une voix altérée. --Je te dis qu'elle mourra! Et c'est notre mère qui est le loup! Sais-tu que c'est horrible, ma soeur? Qu'est-ce qu'elle a pu lui faire, à notre mère, pour qu'elle la tourmente ainsi? --Je ne sais pas. Elle ne peut pas le dire. On le lui a défendu. --Oh! le loup! le loup! murmura Dmitri en serrant son poing fermé. Sais-tu, Zina, qu'en ce moment-ci je n'aime plus du tout maman? Zénaïde s'efforça de calmer cette petite âme exaspérée par l'injustice. --Qu'elle la renvoie, si elle ne l'aime plus! disait Dmitri avec la logique de l'enfance. Mais elle n'a pas le droit de la faire mourir, puisque ce n'est pas sa fille! Oh! si j'étais plus grand! ajouta-t-il avec rage. --Que ferais-tu? --Je la ferais sauver une nuit! J'enverrais des voleurs, de faux voleurs, à l'autre bout de la maison; maman irait voir ce que c'est, on ferait beaucoup de bruit, et pendant ce temps-là, pst! plus de Vassilissa! Le loup n'aurait plus rien à manger. Zina avait hésité jusque-là à faire de Dmitri son confident, se disant qu'il était bien jeune; mais décidément une âme aussi énergique et un coeur si dévoué pouvaient lui être d'un grand secours. --Écoute, dit-elle, promets-moi de ne jamais rien dire... quand même tu verrais des innocents punis injustement. --Même alors? fit Dmitri inquiet. --Même alors, ou bien je ne te dirai rien. --Je te le promets... ma parole! fit l'enfant. --On va enlever Vassilissa. --Vrai? s'écria l'enfant transporté. --Prends garde! Oui, on la sauvera. --Qui? --Le prince. --Mon bon ami? Oh! que je l'aime! dit Dmitri, qui se mit à gambader dans l'excès de sa joie. Les égratignures de sa main le rappelèrent à la réalité, et il se rapprocha de sa soeur. --Tu peux nous être utile. Il y aura une lettre bientôt, pour nous dire ce qu'il faudra faire. Si je ne peux pas la porter à Lissa, tu la lui porteras, toi. --Oui, oui! j'irai à quatre pattes, comme hier! s'écria l'enfant. A quatre pattes! A quatre pattes! --Tu es un bon garçon, toi, dit Zina, touchée de cette expansion d'une âme généreuse. --J'apprends à être bon en te regardant faire, toi, ma bonne, mon excellente, ma chérie! s'écria le petit garçon en lui sautant au cou. Et le loup ne la mangera pas! --Et maintenant, va jouer tout seul, pour qu'on ne soupçonne pas que tu fais partie d'une conspiration. Dmitri partit en courant. Comme ils rentraient, à l'heure du dîner, la comtesse remarqua la figure fiévreuse de son fils. --On dirait que vous avez pleuré, lui dit-elle. Qu'est-ce qu'il y a encore? --J'ai pleuré, maman, dit Dmitri. --Pourquoi? Le petit garçon allongea sa main où les quatre raies rouges étaient bien marquées. --Pour cela? Un garçon! Cela en vaut vraiment la peine! Je vous croyais plus courageux, mon cher! fit la comtesse d'un ton méprisant. Dmitri jeta un regard à sa soeur et se sentit pleinement récompensé par celui qu'il reçut en échange. XLI Entretien dans la serre aux ananas. Le lendemain était le jour de charité de la comtesse. Les paysans malades des villages environnants savaient que, deux fois par semaine, ils trouvaient à Koumiassina des conseils, des remèdes, du pain blanc, du bouillon, quelquefois un peu de vin. La comtesse, si dédaigneuse, si acharnée à la défense de son autorité, se faisait alors patiente et douce; sans se rebuter de l'odeur nauséabonde, elle démaillotait les enfants, tâtait les petits corps malades, pansait les plaies, parfois horribles, donnait sans frémir un coup de lancette dans un dépôt, saignait et vaccinait sans se plaindre de la fatigue et du dégoût. En remplissant ces humbles devoirs de petite soeur des pauvres, l'altière comtesse ne se croyait pas supérieure au reste de l'humanité. Les dames russes ont, pour la plupart, l'habitude d'agir ainsi dans leurs terres. Les énormes distances entre les villes forcent les paysans à se passer de médecins, et les propriétaires considèrent généralement comme le plus élémentaire de leurs devoirs de donner des secours à ces pauvres gens. Les jeunes filles apprennent ainsi près de leurs mères quelques principes d'hygiène et un peu de médecine domestique. Une petite pharmacie se trouve dans chaque maison seigneuriale, et bien rarement les malades s'en retournent sans quelque soulagement. La matinée avait été pluvieuse, de sorte qu'il n'était venu personne. A midi, le temps s'éclaircit, et moins d'une demi-heure après, l'antichambre et le perron étaient envahis par une foule de souffreteux appartenant au voisinage. Ceux qui venaient de loin étaient encore en route. Comme d'habitude, la comtesse parcourait les rangs; sa femme de chambre l'accompagnait, pour distribuer les médicaments et les friandises aux malades et aux convalescents. La voiture de Chourof s'arrêta devant le perron au plus fort de cette consultation domestique. --Excusez-moi pour le moment, je vous prie, mon cher prince, dit la comtesse sans se troubler. J'en ai encore pour une heure ou deux. Veuillez aller au jardin: ma fille va vous montrer les serres, et j'irai vous rejoindre. Trop heureux de cette circonstance, sur laquelle il avait compté, mais qui aurait pu lui faire défaut, Chourof se dirigea vers le jardin, pendant qu'un domestique prévenait la jeune comtesse. Celle-ci, escortée de l'inévitable miss Junior, parut bientôt, salua d'un sourire affectueux tous les visages hâves ou souffrants qui se tournaient vers elle, trouva--grâce innée que sa mère ne possédait pas, mais qu'elle tenait de son père--une bonne parole pour chaque misère, une caresse pour chaque enfant, et disparut promptement, laissant derrière elle un sillage de joie et de consolation. La comtesse continua méthodiquement son oeuvre de charité, sans enthousiasme comme sans répugnance. Quand elle était là, elle n'avait plus de nerfs. Le prince était assis sur un banc, à l'entrée du jardin. A l'approche de Zina, il se leva; elle lui tendit la main, il y mit un billet qu'il tenait caché dans la sienne, et la jeune fille le fourra prestement dans sa poche avant que miss Junior eût pu seulement répondre aux enquêtes réitérées du prince sur l'état de sa précieuse santé. --Maman m'a dit de vous faire voir les serres, dit Zénaïde. Allons, prince, c'est une jolie promenade. Je suis sûre que, sans valoir les vôtres, elles auront l'heur de vous plaire. On causa, on rit, on effleura la politique et la littérature; miss Junior était charmée de l'amabilité du prince, qui, de sa vie, ne lui en avait dit si long. Les serres étaient en partie ouvertes, à cause de la beauté de la saison. Les visiteurs admirèrent consciencieusement jusqu'au moindre ragot. Zina semblait prendre plaisir à compter les feuilles, pour ainsi dire, de chaque myrte et de chaque oranger. Jamais cicérone n'accomplit son devoir plus scrupuleusement. --Maintenant, dit-elle, allons voir les ananas. Miss Junior! Ajouta-t-elle en anglais, si la chaleur doit vous faire mal, je vous conseille de ne pas venir avec nous. --Oui, c'est vrai, j'ai la migraine toutes les fois que j'entre dans ces vilaines serres chaudes: mais que dira votre maman? --Maman? Elle ne dira rien, vn qu'elle n'en saura rien. Allons, tenez, voilà un livre. Je l'avais dans ma poche. Asseyez-vous là. Si maman vient, vous la verrez de loin, et vous entrerez. Du reste, je ne serai pas longtemps. Vous comprenez qu'il ne s'agit pas de rôtir tout vivants? Zina ouvrit la porte de la serre et, d'un sourire, invita le prince à la suivre; puis, de peur des vents coulis sur les ananas, elle referma la porte. Le jardinier vint à leur rencontre; elle le congédia d'un mot et se trouva seule avec Chourof dans la cage de verre. --Je vous admire! dit celui-ci. Vous pensez à tout. Zina rougit et détourna brusquement la tête. --Aie! pensa Chourof. Lourdaud que je suis! voilà un compliment qui a l'air d'une méchanceté... Oh! pardon, mademoiselle, murmura-t-il, croyez bien que jamais ma pensée... --Je ne peux vous prêter aucune pensée qui me fasse rougir, dit noblement la jeune comtesse en tournant vers lui son visage encore empourpré. C'est la faute des circonstances si je me suis mise dans le cas d'éprouver quelque confusion... Ne croyez pas, monsieur, ajouta-t-elle vivement, que je puisse faire pour moi-même ce que je fais à présent pour une autre... Mon audace m'étonne... Mais ne perdons pas un temps précieux! Qu'avez-vous à me dire? --D'abord, je veux vous dire, mademoiselle, répondit le prince d'un ton grave et pénétré, que je n'ai jamais rencontré nulle part autant de véritable courage uni à une telle abnégation de soi-même. Mon estime et mon respect vous sont acquis entre toutes les femmes. Zina remercia d'un signe de tête, et le sourire reparut sur son visage. --Et puis? dit-elle avec enjouement. --Vous avez dans votre poche un plan de conduite qui doit être suivi de succès. Madame Gorof est à la ville voisine. --Ma tante Gorof? Oh! c'est bien cela! Quelle bonne idée! --Mademoiselle Gorof ne pouvait partir qu'avec sa mère. J'ai prévenu celle-ci; elle attend--dans des transes que vous pouvez vous imaginer--que sa fille la rejoigne. Il faut que vous tentiez l'évasion sans mon secours. Pour que votre cousine sorte la tête haute de cette maison, il est nécessaire que je passe la soirée ailleurs, chez un voisin que votre tante connaisse. C'est ce qu'on appelle un alibi, je crois. --C'est très-bien, prince, très-bien pensé! A mon tour, je vous admire. --Mademoiselle Gorof trouvera tout ce dont elle aura besoin dans la voiture. Le cocher m'est dévoué; je l'ai fait venir d'une autre terre, on ne le connaît pas ici, et il s'en retournera chez lui; tout est à la ville voisine, prêt à venir au signal. Quel jour? --Demain, s'il est possible, répondit Zina sans hésiter: elle s'affaiblit de jour en jour. --Mais qu'a-t-elle? --Elle se meurt de chagrin. Vous m'excuserez, prince, d'éviter ce triste sujet. Le prince s'inclina. Il n'était plus béte du tout et comprenait à demi-mot les choses les plus abstraites. --Demain soir, alors? Comment la ferez-vous sortir sans que votre mère le sache? --J'ai mon idée, dit Zina en baissant la tête. Ma mère sera occupée ailleurs... Mais ceci est mon secret. --Fort bien. Peut-elle marcher? Les bras de Zina descendirent piteusement le long de sa robe. --Marcher? J'ai grand'peur que non! Faut-il aller loin? --Hélas! mademoiselle, ce n'est pas bien loin, mais c'est terrible: il faudra traverser le petit cimetière; plus près nous serions découverts; la route fait là un coude qui nous protège. N'avez >tous ici personne de confiance? --Personne, répondit la courageuse fille. Mais, s'il le faut, je la porterai. Je suis grande et forte. Le prince s'inclina profondément et baisa avec un respect sans bornes le bout de la ceinture de la jeune comtesse. --Ceci, mademoiselle, dit-il, est l'hommage d'un homme qui se sent bien peu de chose auprès de vous. Zina, troublée d'abord par cette marque de dévotion, la première qu'elle eût reçue d'un homme de son rang, releva la tête et tendit la main à Chourof. --Je crois, dit-elle, prince, que nous sommes dignes de nous entendre. Chourof eut grande envie de baiser cette main, un peu grande, mais admirable de lignes, qui se présentait si franchement à lui, mais il se dit que le moment était mal choisi, et il lui imprima étreinte chaleureuse d'un camarade, d'un ami. --Allons! dit Zina. Vous n'oublierez pas de dire à ma mère que, de votre vie, vous n'avez vu d'aussi beaux ananas. Rien ne peut lui faire autant de plaisir. Elle allait sortir, quand elle s'arrêta, saisie de douleur... --Ah! dit-elle, imprudente! Il faut de l'argent pour voyager, et je n'ai presque rien! J'aurais dû écrire à mon père! --Madame Gorof y pourvoira, répondit le prince discrètement. Elle s'est procuré une somme suffisante... Zina n'osa regarder Chourof, mais la rougeur de son cou et de ses joues ne put être uniquement attribuée par lui à la chaleur de la serre. --Vous êtes bon, dit-elle enfin, et je vous remercie au nom de ceux qui souffrent. Et la conversation reprit aussitôt, variée et intéressante, jusqu'au moment où la comtesse vint rejoindre le trio dans le jardin. Zina profita de cet instant de répit pour s'esquiver, et miss Junior pour aller achever sa sieste interrompue. Un regard assura Zina que sa mère emmenait le prince dans la tente de coutil, et elle se dirigea sans hésiter vers la chambre de la comtesse. XLII Vassilissa fait de l'exercice. Vassilissa était en réalité beaucoup moins malade que ne le croyait tout le monde, et beaucoup plus que sa tante ne voulait l'admettre. L'anémie, qui couve sous la belle santé apparente de la plupart des filles du grand monde dans ces climats du Nord, s'était emparée d'elle avec rapidité. Mais, à part la diminution des forces, suite naturelle de l'appauvrissement du sang, aucun germe de mal sérieux ne se montrait en elle. Dès le premier jour, se sentant impuissante à lutter, elle avait abandonné la partie. «Je mourrai plutôt que de céder», s'était-elle dit, et comme elle ne voyait pas d'autre issue que la mort à sa situation, elle avait pris le parti de se laisser mourir, pensant que le plus tôt serait le mieux. Elle restait au lit parce que se lever était une fatigue, elle se laissait aller à la somnolence parce qu'elle ne pensait pas pendant qu'elle dormait, elle s'affaiblissait parce qu'elle mangeait peu, et, plus elle était faible, plus son pauvre appétit diminuait. De sorte que, faute d'une réaction puissante, elle se fût probablement laissée aller jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la tombe. La visite de sa cousine l'avait sinon sauvée et guérie, du moins arrêtée sur cette pente fatale, en faisant entrer dans sa vie un vague rayon d'espérance. La perspective d'une évasion, si invraisemblable qu'elle lui eût paru au premier abord, se mêla désormais à toutes ses pensées. Dès le lendemain de cette visite, pendant que sa tante était dans le salon, s'apercevant qu'elle était seule, elle se laissa glisser de son lit sur le tapis, ce qu'elle n'avait pas fait depuis plus de quinze jours. Qu'ils étaient faibles, ces pauvres petits pieds déshabitués de la marche! Comme ils fléchissaient sous elle! comme la tête lui tourna promptement! A peine avait-elle eu le temps de se mettre debout, qu'elle se sentit défaillir. Mais elle tint bon, une force nouvelle lui était venue; elle fit trois pas et, sans haleine, sans voix, mais joyeuse, elle se laissa tomber sur un fauteuil. La matinée était fraîche encore; la chaleur n'avait pas atteint le côté du jardin sur lequel donnait sa fenêtre; elle aspira l'air avec délices: là-bas, derrière le monticule semé de croix, on voyait la route, la route de Pétersbourg! Elle sourit joyeusement. Les croix blanches ne lui causaient plus de crainte. Si les forces venaient à lui manquer, elle s'appuierait à ces croix tutélaires pour reprendre haleine et continuer son chemin. Au bout d'un instant, elle regagna son lit, non sans peine, et se promit de recommencer dès qu'elle serait seule. En effet, à partir de ce moment, le courage dont elle avait donné tant de preuves pendant l'hiver, l'énergie de l'action aussi bien que celle de la résistance lui revinrent peu à peu, à mesure qu'elle exerçait ses pas encore faibles du fauteuil à la fenêtre, de la fenêtre au lit. Elle prit l'habitude de faire baisser le store--diminuant ainsi sa ration d'air et de lumière pendant une partie de la journée, plutôt que de courir le risque d'être aperçue du dehors debout et marchant. La comtesse, au fond très-fâchée du tour que prenaient les choses, lui faisait tous les matins et tous les soirs sa visite obligée. --Êtes-vous disposée à m'obéir? disait-elle. --Je ne puis, ma tante, répondait Vassilissa. --Fort bien! disait la comtesse; et elle sortait, blessée et réellement vaincue, quoi qu'elle en eût, par cette petite fille résignée qui ne craignait rien, forte de sa faiblesse même. La comtesse eût bien donné dix mille roubles à celui qui lui eût procuré le moyen de sortir du mauvais pas où elle s'était mise. Déjà, dans la maison, parmi la domesticité, le bruit courait vaguement que la demoiselle était très-malade, parce que c'est malsain de ne voir personne et d'être enfermée. On accusait la comtesse de forcer sa nièce à rester au lit afin de l'affaiblir; mille autres bruits semblables que la comtesse devinait--car quel mortel assez osé se fût rencontré pour les lui répéter!--ces rumeurs insaisissables la flagellaient rudement dans son orgueil. «Je ne céderai pas, je vous le jure!» avait-elle dit à sa nièce. Faudrait-il qu'elle cédât, malgré son serment? Une fois de plus, elle manda le médecin. Celui-ci, étonné de trouver au lit une malade à laquelle il eût fallu les voyages, l'hydrothérapie, les toniques, les stimulants, tout ce qui peut ranimer les forces de la vie quand elles nous abandonnent, exprima son étonnement à la comtesse. --Il lui fout de l'exercice, dites-vous, docteur? Fort bien; elle en fera des demain. Le lendemain était précisément le jour où Dmitri s'était glissé près de Vassilissa endormie. En se levant, la comtesse fit apporter à sa nièce une robe de chambre et des pantoufles. --Vous allez vous lever, lui dit-elle, et faire trois fois le tour de cette pièce. C'est l'ordonnance du médecin. Lissa craignit un instant d'avoir été surprise pendant ses moments d'exercice. Elle feignit une grande faiblesse, se laissa mettre la robe de chambre et les pantoufles, et, d'un air dolent, fit trois pas, appuyée sur sa soubrette; après quoi, elle se déclara fatiguée. --C'est bien, dit la comtesse, asseyez-vous. Vous recommencerez tout à l'heure. Vassilissa fut obligée de déployer ses forces nouvellement acquises, et bien lui en prit d'avoir essayé seule, car sa tante n'entendait pas qu'on lui désobéit sur ce chapitre plus que sur les autres. Aussi, quand la comtesse eut permis à Lissa de regagner son lit, la pauvre enfant vainement harassée--autant, il est vrai, par la contrainte morale que par les efforts physiques,--s'endormit d'un profond sommeil, avec cet air de fatigue qui avait si vivement frappé Dmitri. En quittant sa mère, qui causait avec le prince, Zina prit le meilleur parti, c'est-à-dire le plus audacieux. Elle passa de pied ferme devant la pièce où jasaient les femmes de chambre--par bonheur, elle ne fut point aperçue;--elle gagna la chambre de sa mère et, d'un bond, se trouva auprès de Vassilissa, qui profitait de sa solitude pour tourner lentement autour de sa prison. Zénaïde n'avait plus revu sa cousine depuis le soir de sa conversation avec le prince: elle remarqua le changement en mieux qui s'opérait chez elle. La jeune fille était toujours bien maigre, mais ses yeux plus vifs et une teinte plus chaude sur les joues témoignaient d'une vitalité plus énergique. --Tu es debout? s'écria-t-elle. Elle mit aussitôt sa propre main sur sa bouche pour étouffer cette parole imprudente... Personne n'avait entendu... Elle continua plus bas: --Tu marches donc?... Quel bonheur! --C'est ta mère qui me l'ordonne! mais elle ne sait pas que je suis si forte, répondit Lissa avec un sourire malicieux, ombre de celui qui charmait tous ses danseurs de Pétersbourg. --Tant mieux! dit Zina. Ecoute... c'est demain! --Demain? dit Vassilissa qui s'arrêta, pâlit et faillit tomber. --Que je suis bête, mon Dieu! s'écria Zina en la conduisant à son lit, où elle lui mit une masse de couvertures sur le corps dans l'excès de son zèle. J'aurais dû te dire cela avec plus de précaution... --Parle, parle! reprit Vassilissa. Le premier coup est porté. Je suis forte, maintenant. --C'est demain. Tiens, lis ça, je n'ai pas eu le temps de lire, tu me le rendras. Elle lui mit dans la main la lettre du prince que Lissa cacha sous sa couverture. --Demain soir, à neuf heures moins un quart. Sois prête. C'est le moment où l'on sert le thé. As-tu ta montre? La montre de Vassilissa était sur la table. Zina la mit à l'heure de la sienne. --Seras-tu prête? --Oui, certainement. Mais je ne peux pas sortir en pantoufles. --C'est vrai!... répondit Zina, perdue dans un océan de perplexité. Et si l'on t'apporte trop tôt des bottines, quelqu'un les trouvera ici... --Non, répondit Lissa, je les mettrai à mes pieds, dans mon lit. Mais je n'ai ni robe ni chapeau. --Tout cela sera dans la voiture--avec ta mère. --Ma mère! s'écria Lissa. Je vais voir ma mère! Elle fondit en larmes, non qu'elle eût pour sa mère--si rarement entrevue--une affection passionnée, mais tout ce qui était en dehors des murs de la maison Koumiassine lui avait paru si bien mort et perdu, que revenir à toutes ces choses, à tous ces êtres aimés, était trop fort pour elle. Un bruit se fit entendre au dehors. La voix du prince, qui parlait très-haut, exprès sans doute avec la comtesse, en traversant le jardin, glaça le sang dans les veines des deux conspiratrices. --Je m'en vais. Donne-moi la lettre, murmura Zina. --Je ne l'ai pas lue! répondit Lissa éplorée. --Eh bien, garde-la, répliqua sa cousine, toujours prompte à se décider. Je viendrai la chercher ce soir, tu me la jetteras par la fenêtre. Elle s'esquiva, légère comme un flocon de neige, au moment où elle arrivait dans le salon, sa mère entra par l'autre porte. Les rideaux flottaient encore derrière la jeune fille, révélant son passage. Chourof frémit. Mais la comtesse n'y fit point attention. --Allons, dit-elle, puisque vous êtes là, Zina, priez le prince de jouer avec vous quelque chose à quatre mains. --Oui, maman. Prince, nous allons jouer une heure juste, comme des écoliers. Il est trois heures et demie. Zina avait tiré sa montre. Machinalement, le prince tira la sienne. --Vous retardez de douze minutes, fit la jeune comtesse. --Oh! mademoiselle, je vais comme le soleil! --Alors, c'est le soleil qui retarde, répondit Zina en le regardant sans rire. C'est moi qui règle l'Observatoire. --Ah! fit le prince, comprenant enfin. En ce cas, je réglerai mon temps sur le vôtre, dit-il en s'inclinant. Un soupir de soulagement fut la réponse de Zina. La comtesse, distraite, feuilletait un livre intitulé: la Bienveillance, études de morale. --Que ne commencez-vous? dit-elle en souriant avec aménité, au lieu de vous quereller pour si peu de chose? Les exécutants, déjà assis au piano, entamèrent n'importe quoi et jouèrent avec un brio qui ravit la comtesse Koumiassine. --Il a des qualités, ce jeune homme, se dit-elle, plus de qualités que je ne supposais... Et il est très-riche. La comtesse n'acheva point sa pensée, mais elle n'empêcha point «les jeunes gens», comme elle les nomma à partir de ce moment, de jouer jusqu'à cinq heures. Et Dieu sait combien de fragments de phrases ils vinrent à bout d'échanger pendant ce temps-là! Il y en avait tant, que cela finit par faire des idées tout entières. On ne sait si les nouvelles réflexions de la comtesse l'avaient mise en belle humeur, ou bien si le guignon, qui se mêle de tout ce qui ne le regarde pas, avait résolu déjouer un rôle dans cette affaire--tant est-il que Zina ne put s'échapper du salon après le dîner. Sa mère avait toujours besoin d'elle pour quelque chose, et, finalement, elle la chargea de faire le thé. --Montrez-nous vos talents de ménagère, dit-elle en riant. Zina voyait la soirée s'avancer; elle eût volontiers fait quelque sottise pour être renvoyée dans sa chambre et courir sous la fenêtre de sa cousine avant de rentrer. La veille, elle l'aurait fait sans hésiter... Un sentiment nouveau de dignité féminine l'empêcha de se faire tancer «devant un étranger», se dit-elle, pour se donner une raison plausible. Pendant que sa mère conférait dans la pièce voisine avec l'intendant, venu à l'improviste pour demander des ordres, elle fit un signe imperceptible au prince, et en même temps appela son frère. Celui-ci, depuis l'avant-veille, était toujours aux aguets. Il accourut aussitôt, pendant que Chourof s'embarquait dans une histoire du siège de Sébastopol, dont, à vrai dire, il ne vint pas à bout de se dépêtrer; mais la chose importait peu. L'essentiel était que l'attention des auditeurs fût captivée par ce récit. Zina en profita pour murmurer à l'oreille de son frère: --Va sous la fenêtre de Lissa; elle doit être ouverte, il fait chaud; appelle-la; elle te jettera un papier. Ne le perds pas; apporte-le-moi dans un mouchoir que tu demanderas à ma femme de chambre. L'enfant se dirigea vers la porte. --Où allez-vous, Dmitri? fit Wachtel, rappelé soudain à ses devoirs. --Faire une petite commission pour moi, dit Zina. Va, Dmitri, de ceux qui sont brodés au coton rouge, s'il te plaît. Le petit garçon sortit sans autre empêchement. Quelques instants après, la comtesse rentra. --Ou est Dmitri? dit-elle en parcourant des yeux le cercle. --Il est allé me chercher un mouchoir de poche, maman. J'ai laissé couler le robinet du samovar sur le mien. En toute autre occasion, Zina n'eût pas échappé à une réprimande; mais, décidément, la comtesse était d'une humeur accommodante. Elle ne répondit rien et demanda une tasse de thé--sans sucre. Dmitri, pour exécuter son message, traversa l'antichambre pleine de domestiques; puis, au lieu de se diriger vers le perron, comme il l'eût fait s'il avait été seul, il alla dans sa chambre, ouvrit la fenêtre, sauta dans le jardin, fit rapidement le tour de la maison et arriva sous la fenêtre de Lissa, éclairée par une veilleuse. Le store était baissé, mais la fenêtre était ouverte, il grimpa comme un chat, s'aidant de la plinthe qui faisait une très-légère saillie à deux pieds au-dessus du sol, et il passa sa tête avec précaution. Sa cousine ne dormait pas: dans des angoisses horribles, elle attendait que Zina vint chercher cette lettre, qu'elle savait par coeur et sans laquelle l'évasion devenait peut-être impraticable. Aussitôt que la tête du petit garçon parut sous le store blanc, qu'il écartait un peu de la main, Vassilissa se souleva sur le coude et mit un doigt sur ses lèvres. Une femme de chambre allait et venait dans la chambre voisine, préparant la toilette de nuit de la comtesse. Dmitri se laissa glisser dans la chambre, imparfaitement éclairée, et, à quatre pattes, comme il l'avait dit, il s'approcha du lit sans faire plus de bruit qu'un chat. Vassilissa allongea la main et laissa tomber le précieux billet. Le petit garçon s'en saisit, effleura de ses lèvres, en galant chevalier, le bout des doigts de sa cousine, glacés par la peur, et s'en retourna comme il était venu. Le store, en retombant sur lui, battit un peu contre la fenêtre. --Voici le vent qui se lève, mademoiselle, dit la femme de chambre. Je crois qu'il est temps de fermer votre fenêtre. --Ferme, dit Vassilissa en se laissant aller sur l'oreiller. Je suis fatiguée. Deux minutes après, bénissant le souvenir des exercices acrobatiques de son pauvre menin français, si fort conspué des gens sérieux, Dmitri fit son entrée dans la salle à manger et remit à sa saur le mouchoir demandé. Dans l'angle qu'il tenait serré entre ses doigts, le billet du prince craquait furtivement. Zina le prit et le mit dans sa poche. Avant de se coucher, elle trouva un moment de solitude pour le lire, le parcourut lentement deux fois, puis le mit en boulette et se mit à l'avaler méthodiquement. --Ça n'est pas bien bon, du papier, se dit-elle aux deux tiers de sa tache; mais si ça ne nourrit pas, au moins ça donne du courage! Elle dormit à poings fermés. Tel César, la veille d'une bataille. XLIII Zénaïde se promène. La journée décisive du lendemain se leva dans un ciel sans nuages. Zina, debout de bonne heure, s'en alla, sous prétexte de prendre le frais, faire un tour dans le jardin, pendant que miss Junior parachevait son interminable toilette. La discipline, on l'a vu, était fort sévère dans la maison Koumiassine, et les enfants étaient soumis à une surveillance de toutes les minutes. C'était à peine si, dans le courant d'un mois, Zina et Dmitri avaient pu échanger deux mots avec la prisonnière. Mais, depuis quelques jours, la jeune comtesse échappait décidément à la tutelle de sa gouvernante. Elle se sentait si fermement résolue à en faire à sa tête, que l'Anglaise, ne se sentant plus de force à lutter, emboîtait le pas derrière elle sans mot dire. Zina s'en alla donc toute seule respirer l'air matinal. Aux yeux d'un spectateur indifférent, sa promenade eût beaucoup ressemblé à celle de Jeannot Lapin, tel que nous l'a décrit la Fontaine: Parmi le thym et la rosée. Elle s'en alla d'abord le long de l'allée qui faisait le tour du jardin, cueillant une fleur par ci, une branche par là, puis elle s'arrêta à une petite porte étroite qui donnait sur la campagne. Cette porte, défendue par un seul verrou à l'intérieur, n'avait pas été ouverte depuis bien longtemps. Zénaïde l'ouvrit comme par curiosité, la fit manoeuvrer sur ses gonds rouillés, frotta les ferrures avec un peu de beurre frais qu'elle avait pris à la laiterie dans une feuille de salade, au grand ébahissement de la laitière. --C'est pour manger avec du pain noir, avait-elle dit. Le pain noir n'avait point paru, mais le beurre trouva fort bien son emploi. La porte fermant à merveille et s'ouvrant sans bruit, la jeune comtesse en profita pour faire un petit tour dans la campagne. Elle suivit le chemin à gauche, tourna le coin du jardin, puis fit une centaine de mètres. De l'autre côté de la maison seigneuriale, derrière les communs, s'élevait une grange isolée et fort vermoulue, dont on ne se servait plus qu'en cas de récolte surabondante. L'intendant était venu, la veille, demander à la comtesse s'il fallait s'en servir pour emmagasiner le superflu d'une riche moisson. Ayant reçu une réponse affirmative, il avait envoyé dès l'aube deux ouvriers poser deux gerbes de paille aux endroits les plus endommagés de la toiture. Zina poussa jusque-là. Au moment où elle s'approchait, les deux paysans, qui avaient déjà terminé leur besogne, quittaient la grange. --Quel vieux nid à charançons! dit l'un d'eux avec dédain, en repoussant la grande porte qui s'en alla battant dans le vide. --Qu'est-ce que tu veux! répliqua le second, puisqu'ils aiment mieux mettre leur blé à pourrir là-dedans que de le distribuer au pauvre monde, quand ils en ont de trop! C'est leur affaire! Et le paysan secoua sa main droite avec un geste intraduisible qui exprime aussi bien le dédain ou l'indifférence que la résignation. Ils tournèrent le coin de l'écurie et disparurent. Zina inspecta curieusement le «vieux nid à charançons». C'était une bâtisse branlante, située dans un champ en jachère. Le chemin qui y conduisait était depuis longtemps envahi par l'herbe. Après en avoir fuit le tour, la jeune fille entra dedans. La porte à deux battants ne fermait plus. Le battant de gauche, tout ouvert, était attaché à la muraille de soliveaux par un crochet de fer rouillé. Derrière, les ouvriers avaient déposé une douzaine de bottes de paille, restées sans emploi après la réparation sommaire qu'ils avaient exécutée au toit de chaume. Zina contempla d'un oeil satisfait cet intérieur délabré. Elle ramassa--sans doute par amour de l'ordre--tous les brins de paille épars çà et là et en fit un tas dans un coin, à l'extrémité de la grange. Puis, ce léger travail accompli, elle s'en retourna au jardin. Nul ne passait, à cette heure, par le chemin qu'elle avait pris; les troupeaux seuls le suivaient matin et soir en se rendant au pâturage. Elle rentra par la petite porte qu'elle avait si bien fait fonctionner. Avec une branche d'arbre elle simula les traces des dents du râteau sur le sable qu'elle avait foulé et continua sa promenade matinale à travers le jardin. La fenêtre de Vassilissa était ouverte. La prisonnière accomplissait, sous les yeux de la comtesse, son exercice de marche journalier. Zina s'arrêta--non pour écouter, fi donc!--mais pour entendre, s'il se pouvait, quelque bribe de conversation. Le hasard la favorisa. --Eh bien! ma nièce, disait la comtesse, ne finirez-vous pas par reconnaître vos torts? N'avez-vous pas honte de vous rendre malade à force d'entêtement? Êtes-vous donc incapable d'un bon mouvement, d'une parole de soumission? --Je vous demande pardon, nia tante, répondit la voix douce de Lissa, un peu tremblante d'émotion ou de lassitude. Je ferai tout ce que vous voudrez, excepté d'engager ma vie. --Comme il vous plaira, mon enfant. Vous préférez, je le vois, tout à l'obéissance. Vassilissa ne répondit pas. Un frôlement de soie annonça à Zina que sa mère allait quitter la chambre. Elle s'élança vers la porte du jardin et rentra chez elle. L'Anglaise, qui avait faim, prenait son café sans l'attendre. --Ah! si vous saviez, miss Junior, dit la petite rusée en se versant de la aune, si vous saviez comme il fait bon dans le jardin!... C'est dommage que vous n'y soyes pas venue avec moi... Après le café, la lecture. Après la lecture, le déjeuner. Après le déjeuner, la comtesse alla voir ses abricots, qui étaient presque tout à fait mûrs. --Qu'est-ce que vous faites, Zina? demanda-t-elle en passant sous la fenêtre de sa fille. --Je range mes affaires, maman! répondit celle-ci, fort occupée, en effet, à faire un petit paquet mystérieux pendant que miss Junior arrangeait son oreiller à grands coups de poing pour la sieste préméditée. --Quand vous aurez fini, venez me rejoindre aux abricots! dit la comtesse qui s'éloigna sans attendre la réponse. Zina mit son petit paquet dans un panier qu'elle passa à son bras. --As-tu vu mon frère? demanda-t-elle au premier domestique qu'elle rencontra. --Le jeune comte doit être dans sa chambre. Zina se dirigea vers la chambre que Dmitri partageait avec son gouverneur. Une odeur de cigare hambourgeois très-prononcée annonçait la présence de celui-ci. Elle s'arrêta dans la pièce qui précédait. --Dmitri, dit-elle, écoute un peu. Le petit garçon accourut. --Maman est aux abricots, dit-elle. Il faut que ta portes ça tout de suite. Elle tira du panier le petit paquet formé d'une paire de bottines et d'un châle de barége. --Par la fenêtre? --Non, par la chambre. Si elle n'était pas seule, ce serait dangereux. --A quatre pattes! s'écria Dmitri, qui partit en gambadant. Zina s'en alla, le coeur plein d'alarmes, rejoindre sa mère aux abricots. Le goût du plus beau fruit--du plus beau après celui qu'avait mangé sa mère--ne put la distraire de son inquiétude. Par bonheur, vingt minutes, les plus longues de sa vie, ne s'étaient pas écoulées, que le petit garçon parut au bout de l'avenue, se dirigeant vers le bois, en compagnie de son gouverneur. --Dmitri! écoute encore! cria Zina en se précipitant à toutes jambes vers ce couple intéressant. Dmitri tourna la tête, et, voyant venir sa soeur, il se mit à courir aussi vers elle. Ils se rencontrèrent dans un endroit absolument désert, hors de toute portée de la voix. --Eh bien? fit la jeune fille essoufflée. --Elle les a fourrées dans son lit, répondit Dmitri. --C'est bien. Maintenant il me faut des allumettes. --Des allumettes! fit l'enfant en ouvrant de grands yeux. Zina rougit involontairement. --Oui, des allumettes; des bonnes. --Beaucoup? --Une douzaine. --C'est bon. Je vais voler le porte-allumettes de mon Allemand. Tu me le rendras? --Certainement. --Je te le donnerai à diner. C'est extrêmement simple. --Merci. Rapporte-moi des framboises sauvages, si tu en trouves. Il faut bien que je t'aie demandé quelque chose. Et puis... Ici, la jeune comtesse se troubla visiblement. Les grands yeux de son frère lui posaient tant de questions, qu'elle se sentait embarrassée. --Quoi que tu entendes ce soir, ne sors pas, mon cher ami... reste à la maison. J'aurai besoin de toi. Il faudra peut-être une chaise ou quelque chose de ce genre pour la faire sortir. Tu resteras? --Sans doute! mois qu'est-ce qu'il y aura ce soir? --Ne me le demande pas... H n'y aura peut-être rien... si je peux l'empêcher. Est-ce que tu pourrais penser mal de moi, si je faisais quelque chose de mal? --Jamais! répondit vivement l'enfant. Si tu fais quelque chose de mal, c'est qu'il l'aura fallu pour faire autre chose de bien. Zénaïde embrassa tendrement son frère. --Va, dit-elle, n'oublie pas les framboises. Dmitri, qui courait déjà, se retourna pour lui faire un signe affirmatif, et la jeune fille alla retrouver sa mère, qui s'était absorbée dans la contemplation de ses magnifiques abricots. Aucun visiteur ne se présenta jusqu'au soir. Quelle journée! Qu'elle parut longue à chacun de ceux qui avaient hâte de la voir finir! La monotonie des jours, à la campagne, est quelque chose d'inimaginable pour ceux qui n'en ont point éprouvé l'incommensurable ennui. Tant qu'on peut s'occuper de quelque chose, le jour passe là comme ailleurs; mais les grandes dames russes dans leurs terres ont parfois une manière d'errer çà et là dans leur domaine--suivies de quelque victime pour leur tenir compagnie--qui est bien le pire des supplices pour un esprit actif ou préoccupé. Pendant toute la longue après-midi, la comtesse traîna sa fille des abricots aux ananas, puis à la serre tempérée, puis à la melonnière, puis au bord de l'étang, où l'on péchait des carassins pour sa table; puis au poulailler, afin de rendre visite à de fort belles poules que la comtesse affectionnait au point de leur consacrer des heures entières, et que Zina haïssait d'une horreur proportionnelle. De là, une fois les poules repues de grain choisi que Zina dut aller chercher à la réserve, la malheureuse enfant suivit sa mère à la maison de bain, qu'on préparait pour le lendemain samedi, jour de nettoyage général; puis à la blanchisserie, où cinq repasseuses émérites amidonnaient et gaufraient, tout le long du jour, les interminables garnitures de la lingerie savante qu'aimait la comtesse; puis à l'écurie; puis à l'étable, où les vaches mères restaient avec les veaux nouveau-nés. Après quatre heures de ce supplice, Zina, écoeurée par l'odeur de la vase remuée, des poules, des fers chauds sur l'empois, aveuglée par l'éclat du soleil sur les melonnières et sur le miroir de l'étang, lasse à mourir d'être restée si longtemps sur ses jambes en marchant à petits pas sur le gravier, Zina rentra cher elle et se laissa choir dans un fauteuil. --Et maman qui se plaint de sa santé! s'écria-t-elle avec humeur. Mais je mourrais s'il me fallait, deux fois par semaine seulement, recommencer cette corvée. --Qu'est-ce que vous avez vu? demanda miss Junior, qui avait joui délicieusement de sa solitude en prolongeant sa sieste sur un roman anglais. --Des blanchisseuses, des carassins, des abricots, des pécheurs au filet, des poules, des melons et leurs jardiniers, des vaches et leurs veaux, des ananas, des orangers, et des balais de bouleau pour vous rosser demain au bain, des seaux de lessive, des chevaux et des fers à tuyauter... Que vous faut-il encore? Ah! que j'ai mal à la tête! s'écria Zina tout d'une haleine. Sa gouvernante la regardait d'un air si ahuri, qu'elle éclata de rire et lui tapa amicalement deux ou trois fois dans le dos. --Et quand on pense, reprit-elle, qu'il faut que je m'habille pour le dîner! --Quelle robe, mademoiselle? dit la femme de chambre. --Celle que tu voudras... Mon, non, reprit vivement l'étourdie. Ma robe gris foncé, celle qui est tout unie. --Une robe si simple pour diner? --Puisqu'il n'y a personne! répondit Zina on baillant à coeur joie. Oh! miss Junior, je vous demande pardon, ajouta-t-elle, mais je dors debout. C'est la faute de maman. Je me coucherai tout de suite après le diner. --Vous feriez mieux de rester un peu à prendre l'air, ce soir, dans le jardin. Il fait si bon au frais! --C'est une idée... mais non... je crois que le sommeil vaudra mieux. XLIV Au feu! Zina acheva sa toilette sans autre mésaventure. Comme elle entrait dans la salle à manger, Dmitri lui glissa dans la main le porte-allumettes de son gouverneur. Le dîner fut aussi remarquablement ennuyeux que l'avait été la journée. La comtesse, afin de se distraire, mit sa fille au piano pour la soirée, pendant que Wachtel lui lisait la Revue des Deux Mondes, en ce français qui amusait si fort Dmitri. On peut juger du plaisir qu'éprouvait Zénaïde à jouer du Mendelssohn pendant que les minutes s'enfuyaient irréparables et qu'elle ne pouvait s'occuper de la grande affaire. Le temps s'était couvert. Si la pluie s'en mêlait, ce serait complet! Enfin, à huit heures, Zina profita d'un moment de solitude pour dire deux mots à l'oreille de Dmitri, qui s'esquiva et courut à la fenêtre de Lissa. --Es-tu prête? murmura-t-il. --Oui, mon chéri, répondit celle-ci, qui tremblait depuis le matin. L'isolement, qui laissait le champ libre à toutes ses pensées, à toutes ses conjectures, était pour elle une sorte de poison qui la consumait. Elle avait prié tout le jour afin de calmer son agitation; mais la prière même s'était émoussée à cette lutte continuelle, et la pauvre enfant ne pouvait plus que trembler. Dmitri s'enfuit et revint au salon. Un geste apprit à sa soeur que tout allait bien. A huit heures et demie, enfin, les apprêts du thé commencèrent dans la salle à manger, et la musique eut le droit de cesser. --Tant pis! se dit Zina, je joue mon reste! Et elle sortit sur la pointe du pied, sans que personne y prit garde. Miss Junior était dans sa chambre, écrivant une lettre--bien tranquille sur le sort de son élève, qu'elle savait être avec la comtesse;--Wachtel lisait toujours la Revue; Dmitri faisait des patiences dans la pièce voisine. Un dernier regard sur ce paisible intérieur rassura Zénaïde. Elle sortit par le perron du jardin et gagna, sans se presser, la petite porte qu'elle avait préparée le matin. Arrivée là, elle se dirigea vers la grange isolée en courant si fort, qu'elle faillit tomber plusieurs fois. Elle entra dans le bâtiment désert et ressortit au bout d'une minute. Puis elle regagna le jardin, toujours courant. Quelques instants après, elle rentrait tranquillement par le perron. Sa respiration encore agitée, qu'elle retenait avec peine, était le seul indice de sa course rapide. Seulement, au lieu d'être rouge, comme c'eût été naturel, elle était fort pâle. Elle tira sa montre: l'aiguille marquait huit heures trois quarts. Elle s'assit à côté de Dmitri et parut s'intéresser à sa patience. Tout à coup une rumeur confuse, terminée par un grand cri, s'éleva dans la cour. Les domestiques, affairés dans l'office, se précipitèrent au dehors, puis rentrèrent soudain. Le maître d'hôtel entra tout blême: --Au feu! dit-il d'une voix étranglée. La comtesse se leva brusquement. --Le feu? où? --Dans les communs, je crois... Tout près, madame la comtesse. La comtesse sortit du salon. --Ne bougez pas, dit-elle à ses enfants, qui s'étaient levés aussi et qui, plus blancs que la nappe, cherchaient à lire dans ses yeux. --Wachtel, suivez-moi. Voici la clef. Elle détacha une clef du trousseau qui ne quittait pas sa poche.--Vous allez faire sortir la pompe. Elle sortit, suivie du gouverneur et de la foule des domestiques. Les femmes de chambre, effarées et curieuses, se précipitèrent à leur suite. Une lueur intense embrasait le ciel du côté des communs. Les cris: Au feu! retentissaient partout. Dmitri et Zina, restés seuls, se regardèrent sans parler. --Allons! dit Zénaïde. Ils coururent à la chambre de Vassilissa. Celle-ci, assise tout habillée sur son lit, attendait, ne comprenant rien au bruit. Elle ne pouvait pas voir la lueur de l'incendie, opposée à sa fenêtre. --Courons! dit Zina. Vite! Soutenue par eux, Vassilissa traversa en courant la vaste maison déserte. Sa robe de chambre flottante la gênait. Dmitri en prit un pan. Les grandes pièces somptueusement éclairées et vides avaient un air étrangement lugubre, qui frappa Zina au coeur. --C'est moi qui ai fait cela! pensa-t-elle, et quelque chose comme un regret traversa son âme. Mais Vassilissa, tremblante, éperdue, était là sur son bras, presque sur son coeur; c'était à elle qu'il fallait penser. Le perron franchi, le plus dangereux était fait. Le jardin sombre, bien qu'il ne fit pas encore tout à fait nuit, protégeait leur fuite. Ils arrivèrent h la petite porte. --Retourne, Dmitri! dit Zina. L'enfant avait bien envie d'aller plus loin, mais la voix de sa soeur était si impérieuse, si différente de l'ordinaire, qu'il n'osa insister. Vassilissa se pencha sur lui et le pressa sur son coeur. Un baiser ardent fut échangé, et les deux jeunes filles, laissant derrière elles la grange incendiée, tournèrent à droite et prirent leur course à travers un champ de trèfle nouvellement fauché, pendant que le petit Dmitri regagnait tristement la maison. On entendait dans le lointain les cris: Au feu! répétés par les paysannes, qui ne sont jamais à court de lamentations. Le ciel bas réverbérait la clarté sinistre qui éclairait leur route. Vassilissa ne courait plus. Elle marchait de son mieux, mais ses forces déclinaient visiblement. Pas un mot n'avait été prononcé. Arrivées au petit cimetière, elles s'engagèrent en droite ligne dans le taillis, franchissant les tombes, dont quelques-unes, fraîchement comblées, croulaient sous leurs pieds; vingt mètres les séparaient encore de la route, mais la pente descendante était rapide. --Je ne puis plus, dit Vassilissa, tombant à demi évanouie et essayant de se cramponner à une croix. --Courage! ma chérie, courage! Encore un effort! dit Zina, qui l'aidait à se relever, mais ne pouvait y réussir. La lueur rouge semblait diminuer d'intensité. Zina fit un effort désespéré. Passant le devant de sa robe dans sa ceinture, elle enleva Lissa dans ses bras et descendit presque en courant la pente où les cailloux roulaient avec fracas derrière elle. Elle sentit enfin l'herbe sous ses pieds, tourna un buisson, et, devant elle, une petite calèche basse attendait. Le prince avait tenu parole. Madame Gorof, assise dans la calèche--ses jambes ne pouvaient la soutenir,--poussa un faible cri. Zina déposa sur les coussins sa cousine à demi évanouie. --Au revoir, lui dit-elle. --Le Seigneur vous bénira, mon enfant, murmura madame Gorof d'une voix étouffée. Zina couvrit de baisers le corps presque inanimé de sa cousine. --Que Dieu vous mène! dit-elle. Au galop. La troïka partit ventre à terre. Zina resta un instant sur le chemin et la regarda s'éloigner. Elle songeait à tant de choses en ce moment-là, qu'il serait impossible de noter ses impressions. Mais une pensée dominait tout: le prince avait tenu sa parole, c'était un noble coeur. Elle tressaillit et reprit en courant le chemin de la maison. Mais ses jambes tremblaient, elle chancelait à tout moment. Elle fut obligée de ralentir sa course. La lueur rouge était bien terne, c'était fini... sans doute aucun malheur à déplorer!... Devant la pensée du fait accompli, toute l'ardeur joyeuse qui l'avait soutenue abandonna la jeune fille. Elle sentit les pleurs lui monter à la gorge. Qu'allait-elle faire à présent vis-à-vis de sa mère courroucée? --Qu'importe! se dit-elle. Elle ne me tuera pas! Et si elle est en colère, elle en a bien le droit. Je serai soumise, pourvu qu'elle ne touche pas à mon frère... Zina ferma la petite porte du jardin, si secourable, et rentra par le perron. La maison était pleine de bruit. L'intendant faisait son rapport à la comtesse dans le petit salon. Dmitri semblait n'avoir fait que des patiences toute la soirée. Wachtel, en rentrant, l'avait trouvé à son poste. Zina rentra dans la salle à manger sans que personne y attachât d'importance. --Mais à quoi attribuez-vous l'incendie? demandait la comtesse. --Je ne peux pas vous le dire, Excellence, répondait l'intendant. Il faut qu'un paysan, en fumant sa pipe, ait laissé voler une étincelle. --Mais la grange était très-loin de la route! --Les ouvriers de ce matin, peut-être... Je crois qu'ils sont grands fumeurs... --Le feu aurait couvé toute la journée? répartit la comtesse. Ce n'est guère probable. Enfin, faites-les arrêter, ces deux ouvriers, et informez-vous... Dmitri regarda sa soeur. Celle-ci, pâle, les lèvres serrées, écoutait en silence. On servait le thé--les tasses et leurs cuillers faisaient leur petite musique joyeuse comme à l'ordinaire. --Je le sais bien, reprit la comtesse, ce n'est pas une grande perte que cette grange décrépite; mais, pour moi, ce sinistre est dû à la malveillance, et il m'importe d'en connaître l'auteur. --On s'informera, Votre Excellence, répondit l'intendant. On avait posé une tasse de thé devant Zénaïde. Elle n'y touchait pas; son frère la tira vivement par sa robe. Elle comprit et se mit en devoir de l'avaler, bien qu'elle n'y trouvât absolument aucun goût. L'intendant sortit pour faire une ronde, accompagné des gardiens ordinaires, afin de voir s'il n'y avait pas d'autre point menacé. La comtesse entra dans la salle à manger, pleine de monde, la parcourut du regard, y trouva tous ceux qu'elle cherchait, puis une pensée charitable lui vint. Elle sonna: --La pauvre Vassilissa a dû avoir bien peur, dit-elle à son entourage. Envoyez une femme de chambre prendre de ses nouvelles, en s'adressant au domestique, et dites-lui que j'irai la voir tout à l'heure. Zina resta immobile, attendant le coup de foudre. Ce ne fut pas long. Le domestique rentra, suivi par la femme de chambre de Vassilissa, pâle, consternée et se croyant déjà sur le chemin de la Sibérie. --Mademoiselle Vassilissa n'est pas dans sa chambre, dit le serviteur, qui se hâta de disparaître. Un cri étouffé retentit dans la salle à manger. Toutes les poitrines l'avaient poussé en même temps, mues par la même pensée. La comtesse se leva, se dirigea rapidement vers la chambre et revint au bout d'une minute, les yeux flamboyants d'une indicible colère. --Où est ma nièce? demanda-t-elle d'une voix sèche et stridente comme le bruissement des cigales. Personne ne répondit. Un silence de mort régna dans la salle. --Qu'on fouille la maison! qu'on parcoure le jardin... Elle ne peut être loin. Les domestiques s'empressèrent d'obéir. --Elle a dû passer par ici pour sortir, dit la comtesse en promenant son regard sur l'assemblée. --La chambre des femmes de chambre a aussi une sortie sur le perron, fit observer une des protégées. --C'est juste, dit la comtesse... Toutes les femmes de chambre!... Le troupeau éploré se pressa bientôt à l'entrée de la salle. --Qui est-ce qui était dans la chambre de service lorsque ma nièce est sortie? fit la châtelaine d'une voix terrible dans son calme. Un frémissement sourd parcourut le groupe, et les têtes firent toutes le même mouvement négatif. --Vous avez abandonné votre poste! reprit la comtesse avec mépris. Vous serez punies comme il convient. Allez! Elles sortirent en se pressant les unes contre les autres, et leurs gémissements étouffés se firent entendre dans l'antichambre. Le maître d'hôtel rentra. --Eh bien? fit la comtesse, qui devenait nerveuse. --On a cherché, Votre Excellence; on cherche encore avec des torches: on n'a rien trouvé... Il n'y a plus, ajouta-t-il en hésitant, que... --Parle donc, imbécile: qu'est-ce qu'il y a? --L'étang... murmura le domestique à voix basse. L'étang... vous n'aviez pas pensé à cela, comtesse Koumiassine! vous n'aviez pas songé que votre nièce pourrait préférer une mort immédiate à lu mort lente dont elle se croyait menacée!... Un frémissement d'horreur avait parcouru l'assemblée; quelques mots entrecoupés, échangés à voix basse, exprimaient le sentiment général. --Pauvre petite! --Elle était si malheureuse! --Que Dieu ait son âme! Atteinte dans ses sentiments de chrétienne et de mère adoptive, frappée dans son orgueil devant cette foule de gens qui lui devaient le pain quotidien, la comtesse reçut alors le châtiment de son incompréhensible obstination. --Qu'on cherche... dit-elle à voix basse. Et elle se détourna. Une larme, une vraie larme de repentir, suivie d'autres nombreuses, apprit à ceux qui l'entouraient que la comtesse avait un coeur de femme, après tout, et qu'elle connaissait le remords. --Que Dieu me pardonne, dit-elle; je ne croyais pas mal faire. Elle resta là, en présence de ces gens qui la jugeaient, qui la condamnaient, elle le sentait; elle restait là, offrant à Dieu cette humiliation, avec le regret de son coeur broyé--broyé jusqu'à la clémence,--car si Vassilissa fût entrée en cet instant-là, elle lui eût tendu les bras sans arrière-pensée. Après le premier moment de surprise, la comtesse s'assit sur une chaise pour attendre; puis une idée lui vint. --Prions, dit-elle d'une voix brisée, prions pour une âme pécheresse en danger de mort... Répétons les prières des agonisants. La foule--tous les domestiques étaient restés là--se tourna vers l'image qui protège chaque pièce d'un appartement russe. La comtesse fit le signe de la croix sur son visage couvert de larmes elle tourna lentement. Zina ne put soutenir la vue des larmes de sa mère. --Maman! dit-elle à haute voix. La comtesse tourna vers elle son visage étonné. --Maman, ma cousine n'est pas morte. Elle est partie, ajouta-t-elle avec effort. --Partie! tonna la comtesse. Et vous le saviez? --Maman... j'ai manqué à mes devoirs envers vous... punissez-moi... seule... je suis coupable. La comtesse regarda attentivement sa fille, pensant qu'elle était devenue folle. Le visage modeste et assuré de Zénaïde dissipa cette crainte, et la colère prit le dessus. --Vos complices? dit la mère indignée. --Je n'en ai pas; j'ai tout arrangé seule. --Seule? c'est impossible. --Seule, maman. Personne, dans cette maison, n'a rien vu ni rien su. --Mois cet incendie?... ce n'est pas le hasard... --C'est moi, maman, qui ai mis le feu pour que la maison fût vide et que ma cousine pût partir. --Vous!... vous! répéta la comtesse terrifiée. Incendiaire, vous!... malheureuse! vous, ma fille!... vous n'êtes pas ma fille, je vous renie!... Zénaïde pâlit encore, s'il se peut. La foule qui remplissait la pièce se partageait évidemment entre ceux qui approuvaient et ceux qui blâmaient... La jeune comtesse ne put supporter le blâme, et l'orgueil de sa mère parla en elle. --J'ai mal fait, je le sais, dit-elle, bien que je n'aie fait tort à personne. Mais ma cousine était si malheureuse que, tout à l'heure, sa mort vous a paru à tous une chose probable, naturelle; ne vaut-il pas mieux la savoir vivante et loin d'ici, que morte dans cet étang? Le geste digne et fier de Zina montrait la fenêtre. --Mais vous... vous! répéta la comtesse. Vous avez commis un crime punissable par les lois... vous avez couvert notre maison de honte... vous vous êtes jouée de votre mère!... --Si j'avais voulu me jouer de ma mère, je lui aurais laissé croire que ma cousine était morte, et j'aurais joui de l'impunité! Mais je n'ai pas pu voir pleurer ma mère... La voix de Zénaïde s'éteignit dans un sanglot, et la pauvre enfant essaya de se jeter au cou de la comtesse. Celle-ci, bien qu'attendrie par cet élan spontané, crut de sa dignité de ne pas se laisser émouvoir. --C'est bien! fit-elle en écartant sa fille. Nous en reparlerons demain. Elle se tourna vers les domestiques: --Qu'on arrête les recherches. Puis, s'adressant de nouveau à sa fille: --Avec qui est-elle partie? Friande de scandale, l'assemblée, qui se dispersait, s'arrêta pour écouter. --Avec sa mère! répondit Zina, non sans un secret triomphe. Ce fut un coup de massue pour la comtesse, qui rentra dans ses appartements sans vouloir dire un mot de plus. XLV Zénaïde reçoit une verte semonce. Si la comtesse passa une nuit désagréable, en revanche Zina dormit sur les nuages. La colère de sa mère ne pouvait durer, elle le sentait bien; son frère était sauf, la comtesse n'avait pas même pensé à lui!--les innocents ne souffriraient pas, et Lissa roulait à grandes guides vers Saint-Pétersbourg, bien soignée par sa mère; tout était donc pour le mieux. --Quelle bonne idée a eue cet imbécile quand il a parlé de l'étang! se disait la jeune fille en faisant sa toilette de nuit. C'est lui qui a tout sauvé! A présent, maman ne peut plus se mettre si fort en colère. C'est qu'elle a eu vraiment peur! --Oh! miss Zina, miss Zina! répétait l'Anglaise, complètement abrutie par tant d'événements divers, comment avez vous pu mettre le feu... --Avec des allumettes, miss Junior, répondait l'incorrigible railleuse. --Mais vous pouviez incendier le domaine entier et nous aussi! --Je vous ferai observer, très-chère miss, que la grange était isolée et qu'il ne fait pas un souffle de vent. --Oh! miss Zina! vous avez pu faire cela toute seule, et vous n'avez pas eu peur? --Si fait, miss Junior, j'ai eu grand'peur d'être rencontrée et empêchée, quand ce n'eût été que par vous! --Et si vous m'aviez rencontrée en effet? dit l'Anglaise avec curiosité. --Eh bien, ma chère miss Tremble-Toujours, je vous aurai prise par le bras, je vous aurais fait courir--vous ne courez pas trop mal quand on vous talonne comme il faut--et nous aurions mis le feu ensemble.-–L'Anglaise recula d'horreur.--Et si vous aviez parlé mal à propos, j'aurais dit à maman que la renommée d'Érostrate vous empêchait de dormir, et que vous m'aviez poussée à cet acte criminel. --On ne sait jamais si elle plaisante ou non, grommela l'institutrice en gagnant son lit. Et j'espère au moins, miss Zina, que vous n'avez pas l'intention de mettre le feu ailleurs? --Non, ma bonne amie, pas pour le moment, répondit Zénaïde avec aménité. La gouvernante fit, cette nuit-là, des rêves épouvantables. Le lendemain fut un jour triste; une petite pluie fine et serrée couvrait tout d'un voile grisâtre; l'Anglaise était morose et songeait à quitter cette maison dangereuse où se passaient des choses incompréhensibles. Zina elle-même ne pouvait retrouver sa belle humeur; elle sentait venir l'explication retardée par sa mère, et cette attente n'avait rien de réjouissant. Enfin, après le déjeuner, la comtesse, qui l'avait doucement écartée du geste quand elle s'était approchée pour lui baiser la main, appela sa fille dans le petit salon. --Ma fille, lui dit-elle, vous avez le temps de méditer sur votre conduite; j'espère que vous sentez la grandeur de votre faute? Zina, qui tenait devant elle la télé baissée, leva les veux et regarda sa mère. Depuis leur arrivée à la campagne, depuis surtout la séquestration de sa cousine, cet enfant était devenue une jeune fille, et, chose étrange, en la voyant injuste et despotique, elle avait cessé de craindre sa mère. --Oui, maman, répondit le jeune indisciplinée, j'ai eu grand tort, je l'avoue, de me servir du feu pour faire réussir mes projets; si les circonstances m'avaient mal servie, je pouvais incendier la maison, peut-être le village, et causer ainsi des dommages irréparables. J'ai eu grand tort. Je vous en demande sincèrement pardon. La comtesse demeura stupéfaite. Sa fille avait donc mal compris? elle, dont l'intelligence si prompte saisissait au vol, pour ainsi dire, les moindres pensées! --Cette faute est grave, j'en conviens, reprit la châtelaine, et je suis bien aise que vous en compreniez l'étendue. Mais votre faute envers moi est bien plus énorme encore, et c'est de celle-là que je veux parler. Sa fille la regarda, ne répondit rien et baissa les yeux. --Vous m'avez comprise, j'espère? dit la comtesse d'un ton plus âpre. --Non, maman, fit la jeune rebelle, j'avoue que je ne comprends pas bien. Vous parlez en ce moment de la part que j'ai prise à l'évasion... --A l'enlèvement, corrigea la comtesse. --... De ma cousine, poursuivit l'indomptable enfant. Eh bien, si c'est de cela qu'il s'agit, ma conscience ne me reproche rien--et vous-même, maman, ajouta-t-elle avec l'habileté d'un vieux diplomate, vous ne me parlez ainsi que pour me mettre à l'épreuve; votre coeur, j'en suis sûre, est d'accord avec le mien! Quelle perche Zina tendait à sa mère! Aussi la comtesse, qui sentait vaguement son autorité s'en aller à vau-l'eau, s'y cramponna sur-le-champ. Un coup d'oeil à la dérobée annonça à la jeune fille le succès de sa ruse. --Il ne s'agit pas de mon coeur, répliqua la comtesse; mon coeur peut me diriger dans un sens, et le devoir rigoureux m'attire vers un autre. --Oh! maman, vous si bonne! N'avez-vous pas fait toute votre vie tout le bien possible? Et n'est-ce pas parce que, au fond, vous ne pouvez vouloir que ce qui est bien? La comtesse avala ce compliment doux comme miel; le mot «au fond» eut bien quelque peine à passer, mais avec une nature aussi fougueuse que celle de Zina, il ne fallait pas faire sentir inutilement le mors--ce fut du moins la raison dont se paya la bonne mère. --Ne pouviez-vous, dit-elle, vous fier à moi pour lever la punition de votre cousine quand il en serait temps? --Maman, vous qui l'avez vue tous les jours, vous ne savez pas combien elle était faible et malade. --Ni si faible ni si malade, puisqu'elle a pu aller jusqu'à la voiture. --Elle n'a pas marché tout le temps--à la fin j'ai été obligée de la porter, riposta Zénaïde. Cette parole, lancée comme une balle, atteignit la comtesse en pleine poitrine. Quel courage que celui de sa fille! quelle énergie, quelle adresse, quel dévouement! --C'est une héroïne! se dit-elle avec orgueil. Et qu'en avez-vous fait? continua-t-elle tout haut. --Je l'ai rendue à sa mère. --Où cela? --Derrière le cimetière des paysans. --Vous avez traversé le cimetière? --Oui, maman, c'est là qu'elle a perdu ses forces et que je l'ai prise dans mes bras. --Et sa mère, qu'a-t-elle dit? --Elle m'a dit que Dieu me récompenserait. La comtesse baissa les yeux devant le regard fier et innocent de sa fille. --Et elle... votre cousine? --Elle n'a rien dit: elle était évanouie. Le silence se fit sur cette parole. La comtesse méditait. --Pourquoi, dit-elle enfin, madame Gorof n'a-t-elle pas pris la peine de me redemander sa fille en plein jour, honnêtement, au lieu de faire un enlèvement nocturne, un de ces esclandres romanesques? Il est impossible de rendre le mépris que la comtesse fit entrer dans ce mot: romanesque. Dans sa pensée, c'était la qualification de tout ce qui est vulgaire et sentimental, de la sensiblerie de bas étage... --Maman, répondit Zina de sa voix la plus caressante, vous lui auriez refusé sa fille. --Qu'en savez-vous? riposta la comtesse, blessée au vif. --Si vous aviez eu l'intention de la lui rendre, vous ne l'auriez pas gardée si longtemps. Un nouveau silence suivit cette sortie audacieuse. La mère eut besoin de se rappeler que sa fille était une «héroïne» pour ne pas lui administrer un soufflet. Mais ce moment de passion fut de courte durée. La comtesse offrit à Dieu le sacrifice de sa colère et reprit plus tranquillement: --Qu'est-ce qui a prévenu madame Gorof? --Moi, répliqua Zénaïde, mentant avec un aplomb admirable. --Personne ne vous a aidée? --Qui eût pu me venir en aide sans courir le risque de vous déplaire? Pensez-vous, maman, que j'aurais voulu exposer vos serviteurs à perdre vos bonnes grâces?--Comme c'est facile de mentir! ajouta mentalement cette jeune créature, si profondément perverse. La comtesse prit son parti de l'événement. Non qu'elle ne fût profondément mystifiée d'avoir été ainsi le jouet d'une enfant de dix-sept ans à peine, sa propre fille, par-dessus le marché; mais précisément parce que la délinquante était sa fille, la coupe lui paraissait moins amère. Elle reconnaissait avec orgueil son entêtement devenu persévérance, son courage et la noblesse originaire de son caractère à elle, faussé désormais à son insu par l'abus de l'autorité, mais jadis fier et indépendant comme aujourd'hui celui de Zénaïde. Et puis--à vrai dire--elle était très-contente de ne plus avoir à s'occuper de cette affaire désagréable. La réclusion de Vassilissa commençait à lui faire du tort dans le voisinage; elle le sentait; la veille de l'événement elle eût donné gros, avons-nous dit, à celui qui lui eût procuré le moyen de trancher la situation; la situation se trouvait tranchée et il ne lui en coûtait rien. Après un silence méditatif: --Est-ce par amitié pour votre cousine que vous avez tramé tout ce complot? dit-elle avec une nuance d'enjouement. --Oui, maman,--et puis aussi... (Zina se rapprocha de sa mère et se mit à genoux près d'elle, jouant avec les plis de sa robe comme lorsqu'elle était petite fille)... j'ai pensé que ma mère serait plus tranquille lorsque Vassilissa serait partie. Ma mère avait, juré de ne pas céder: ma cousine a du caractère, elle serait morte sans plier, et ma mère eût alors versé des larmes bien amères et bien inutiles... Zina prononça très-bas ces dernières paroles, la tête presque sur les genoux de la comtesse. --Vous a-t-elle dit ce que j'exigeais d'elle? fit la mère, non sans quelque inquiétude. --Non, maman; elle vous avait donné sa parole de garder le secret, et je n'ai pas cherché à le savoir. La comtesse entoura de ses bras la tête bouclée de la jeune criminelle. --Vous avez un noble coeur, lui dit-elle: mais prenez garde aux entraînements de votre caractère; la discipline, mon enfant, la discipline!... Je vous pardonne! Un baiser maternel termina cette allocution. Zina, rendue à la liberté, s'éloigna avec la gravité d'une carmélite. --Elle est superbe! se dit la mère en la regardant aller. Et quel caractère! C'est une Romaine. XLVI Le comte Koumiassine reçoit une visite imprévue. Un joli soleil du commencement d'août dorait de ses rayons paille les quais en granit de la Néva, faisant scintiller la splendide rivière; les flots bleus, poussés vers la mer par un petit vent d'est, avaient l'air de s'en aller joyeusement à des affaires pressées. Il pouvait être onze heures du matin. Le trotteur noir du comte Koumiassine, attelé à un égoïste irréprochable, à peine assez large pour qu'un homme de mince corpulence pût s'y tenir en équilibre, stationnait devant la porte, attendant son maître; déjà le cocher barbu regardait les fenêtres avec inquiétude et se demandait combien de temps encore il serait condamné à garder dans l'immobilité parfaite cette bête indocile. Plusieurs fois, rendant les rênes, il avait permis à l'animal, encore peu discipliné, de faire un petit tour dans la rua déserte, à cette heure et à cette saison; mais cet avant-goût de la course ne faisait qu'exciter l'irritabilité nerveuse de Titan. Tout à coup, au détour de la rue, apparut une voiture de louage: le cocher, vêtu d'une longue robe de drap bleu marine rongée dans le bas par la vétusté, excitait d'un mouvement giratoire de son poignet gauche, auquel pendait un petit fouet de ficelles, deux chevaux poussifs, efflanqués et boiteux, dont l'un trottait et l'autre galopait; cet équipage étrange, qui était alors le type le plus répandu de la voiture de louage à Saint-Pétersbourg, s'arrêta devant le perron des Koumiassine avec un bruit de vieille ferraille. Le cocher du comte fit reculer sa noble bête, comme s'il eût craint le contact ou même l'approche de ces animaux antédiluviens. --Encore une visite, grommela-t-il tout bas; me voilà collé ici pour une heure, avec ce cheval qui ne veut pas se tenir tranquille! Que le diable emporte... Mademoiselle! s'écria tout haut le serviteur, oubliant la consigne, qui défend de parler sous les armes. C'était mademoiselle Vassilissa elle-même, encore maigrelette, mais fraîche et pimpante dans sa jolie robe de percale imprimée. Elle sourit au vieux cocher qui l'svsit reconnue, ferma d'un petit coup sec la portière délabrée de son piteux équipage avec la même aisance qu'elle mettait autrefois à descendre de la somptueuse voiture de sa tante, gravit d'un mouvement leste et gracieux les quatre marches du perron et sonna délibérément. --Mademoiselle! s'écria le valet de chambre du comte en ouvrant la porte. Mon Dieu! il n'est rien arrivé, j'espère! --Rien du tout, mon ami, répondit tranquillement la jeune fille; mon oncle est chez lui? Puis-je le voir? --Certainement, mademoiselle. Le domestique, ahuri, se présenta dans le cabinet de toilette, où le comte donnait un dernier coup de peigne à ses moustaches, ces vilaines moustaches blondes qui, on ne sait pourquoi, s'étaient mises à grisonner dans les derniers temps. --Mademoiselle Gorof demande à voir monsieur le comte, dit-il d'une voix encore troublée par la surprise. Koumiassine se retourna, pensant avoir mal entendu. C'est, la mère, se dit-il, qui vient m'emprunter quelque argent. Allons, soyons généreux! Il prit sur la table son mouchoir et ses gants, et se dirigea d'un pas distrait vers la porte de son cabinet de travail. --Bonjour, cousine, allait-il dire.--Au lieu de madame Gorof, il vit devant lui Vassilissa grandie, maigrie, blanchie, mais les yeux vifs, et un peu de couleur sur les joues; elle lui souriait de sa bouche rose, agrandie par sa maigreur. D'abord il ne vit que les yeux bleus et les dents blanches. --Seigneur Dieu! d'où tombes-tu? s'écria-t-il, pendant que sa nièce l'embrassait tendrement. Depuis sa plus tendre enfance il l'avait toujours caressée et elle était restée avec lui câline comme un petit chat. --J'arrive de la campagne, mon oncle, répondit-elle en s'asseyant sur le canapé, comme une dame en visite. Je me suis arrêtée deux jours à Moscou pour me reposer et puis pour acheter une robe et des bottines. --Une robe... des bottines... répéta Je comte ahuri. Le petit pied de sa nièce, dépassant un peu la robe, montrait en effet des bottines toutes neuves. --Oui, mon oncle, j'étais partie en robe de chambre. --En robe de chambre! Le comte s'abstint d'essayer de comprendre.--Et la comtesse? --Elle est à la campagne, mon oncle. --A la campagne? Mais comment es-tu venue? --En chemin de fer, avec maman. --Ta mère? Je n'y suis pas... Quand es-tu partie? --Vendredi dernier, il y a huit jours. --Et pourquoi es-tu partie? fit le comte, saisissant enfin un fil conducteur dans le dédale de ses pensées. --Ma tante était fâchée contre moi... --Elle t'a renvoyée?... Les yeux de la jeune fille étincelèrent de malice pendant qu'un pied de rouge montait à ses joues. --Non, mon oncle, je me suis sauvée... J'étais très-malade, enfermée dans une petite chambre. --Pourquoi enfermée? --J'avais désobéi. Ma tante voulait ma parole de me marier avec... j'ai promis de ne pas dire avec qui; mais, mon oncle, c'était quelqu'un que vous ne pouvez pas nommer votre neveu. --Dans le genre de Tchoudessof? fit le comte d'un ton peu approbateur. --Pis que Tchoudessof... comme position sociale. Le comte se mit à tirer sur une de ses moustaches, mâchonnant l'autre dans sa perplexité. --C'était une idée fixe! se dit-il pour sa consolation particulière.--Alors tu n'as pas voulu? --Non, mon oncle. Peut-être bien qu'au fond ma tante ne tenait pas à ce mariage, mais elle tenait à avoir ma promesse d'épouser, les yeux fermés, celui qu'elle choisirait pour moi, et moi je n'ai pas voulu promettre. --Pardieu! je le crois bien! s'écria le comte exaspéré. Il faut être fou pour... Il s'arrêta, se rappelant qu'il parlait de sa moitié. --Et tu t'es enfuie? --Oui, mon oncle. --Comment as-tu fait? --Zénaïde m'a aidée: elle a tout préparé, et un soir elle m'a conduite jusqu'à la voiture où ma mère m'attendait. --Bravo! s'écria le comte, électrisé par cet acte inouï d'audace. Il s'était levé, dans son enthousiasme; mais il se rassit, calmé par une pensée réfrigérante. --Et ta tante, qu'est-ce qu'elle a dit? --Je n'en sais rien, mon oncle; je ne l'ai pas revue; je lui ai écrit quelques lignes quand je suis arrivée à Moscou, mais elle ne peut pas encore avoir répondu. J'ignore absolument ce qui s'est passé après mon départ, et je crains... --Quoi? --Que Zénaïde et Dmitri n'aient eu à souffrir à cause de moi. C'est pour cela que je suis venue... --Dmitri aussi? --Mais oui, mon oncle, il nous a été très-utile. --Ah! le petit chenapan! s'écria le comte ravi. Ah! le petit gredin! est-il fin! est-il rusé! Je lui donnerai un cheval cet hiver pour sa récompense. Il était tellement heureux d'avoir de si braves enfants, des enfants qui avaient joué un tour pendable à la comtesse, qu'il se mit à marcher par la chambre en se frottant les mains et en riant de tout son coeur. Vassilissa le regardait, souriant aussi de cette joie paternelle; il se tourna vers elle, et ce sourire le ramena au sentiment des convenances, légèrement écorniflé dans cette expansion d'une joie pourtant bien naturelle. --C'est très-vilain, tu sais, ce que tu as fait là, reprit le comte d'un air sévère; ta tante... Vassilissa ne souriait plus; un tremblement imperceptible agitait ses paupières baissées; le comte vit qu'elle allait pleurer; il n'eût pas voulu faire du mal à une mouche; il s'assit près d'elle et lui prit les mains. --Tu as été bien malheureuse, hein? lui dit-il avec bonté. Mon Dieu! que tu es maigre! ajouta-t-il en promenant ses doigts sur le poignet diaphane de sa nièce. --Oh! j'ai engraissé, répondit la jeune fille; j'étais bien plus maigre il y a quinze jours; mais quand Zina m'a promis de me faire sauver, j'ai recommencé à manger un peu, et maintenant je vais très-bien. --Tu ne mangeais plus? --Non, j'avais envie de mourir. L'oncle l'embrassa paternellement sur le front en caressant les bandeaux de ses cheveux frisés. --Que vas-tu faire à présent? dit-il, frappé soudain des difficultés sans nombre qui allaient surgir de tous côtés. --Je vais m'installer avec maman dans son petit logement... je chercherai des leçons de piano; ma tante m'a donné une éducation dont je lui serai toujours reconnaissante; c'est un gagne-pain assuré. --Tu es une bonne enfant, répondit îe comte, plus touché de sa modération qu'il ne l'eût été du récit détaillé de ses souffrances. Il se leva et alla à son bureau. Dans un tiroir spécial était la somme réservée aux pertes de jeu dont le chiffre dépassait la moyenne; il y prit une liasse de billets de banque et la déposa sur les genoux de sa nièce. --Tiens, lui dit-il, je ne jouerai pas ce mois-ci, et ça nous fera le plus grand bien à tous les deux. Me t'installe pas à Pétersbourg à cette saison, c'est l'époque des fièvres. Loue une petite maison à Tsarskoé-Sélo ou à Pavlovsk; repose-toi, prends un peu de bon air et de bon temps; bois du vin de Bordeaux, mange de la viande--va voir notre médecin, j'en fais mon affaire, et achète-toi des robes, ajouta-t-il en riant. Quand tu n'auras plus grand'chose, tu reviendras me voir... ou plutôt, se reprit-il, songeant que, hélas! il ne serait pas toujours seul, écris-moi, et je viendrai te voir. Vassilissa, très-touchée, le regarda à travers les larmes qui lui montaient aux yeux. --Je ne veux pas, reprit-il d'une voix légèrement enrouée, exiger de toi la même promesse qu'exigeait ta tante; mais si un brave homme, un gentil garçon me demandait ta main, tu me permettrais bien de te le présenter? --Oh! mon onde! de vous... Le comte posa un doigt sur ses lèvres. --Il ne faut pas dire: «Fontaine...», dit-il; mais il ne faut pas non plus s'engager imprudemment; sur ce chapitre, d'ailleurs, je crois n'avoir rien à t'apprendre! Vassilissa sourit, baissa doucement la tête et se leva. --Pourquoi ta mère n'est-elle ras venue? demanda son oncle. Tu es seule? --Seule, dans une grande vieille voiture affreuse; maman a craint de vous déranger. --Veux-tu que mon cocher te reconduise? Titan doit être à la porte avec l'égoïste; il est superbe... Veux-tu? --Non, merci, mon oncle, je ne dois pas, en l'absence de ma tante... --Tu as cent fois plus de bon sens et d'esprit que moi, dit le comte en l'embrassant. Souhaite le bonjour de ma part à ta mère. Vassilissa s'arrêta sur le seuil de la porte. --Mon oncle, dit-elle, ma tante ne sait peut-être pas que Zénaïde et Dmitri m'ont aidée--dans tous les cas, Dmitri au moins aura été épargné; Zina aura tout pris sur elle, ne la trahissez pas. --Bon, bon, sois tranquille! D'ailleurs, avant d'écrire, j'attendrai qu'on m'annonce ton départ; je suis ton oncle, que diable! et, depuis huit jours, il me semble qu'on aurait bien pu prendre la peine... Le comte acheva en lui-même ses réflexions conjugales. Il reconduisit sa nièce jusqu'à la porte et donna ordre à son valet de chambre de la mettre en voiture. Pendant que Vassilissa attendait sur le perron que le cocher fit avancer ses haridelles, un petit drochki arrivait cahin-caha de l'autre côté et déposait sur le trottoir mademoiselle Justine, retour d'une visite de charité. Occupée à payer son isvotchik, elle ne fit pas d'abord attention à ce qui l'entourait; mais, après avoir remis son porte-monnaie dans sa poche, elle releva le devant de sa robe pour monter les quatre marches.... et se trouva nez à nez avec Vassilissa, qui la regardait faire. --Ah! Seigneur! s'écria-t-elle. Dans son saisissement, elle laissa tomber son sac et son ombrelle, que les domestiques se gardèrent bien de ramasser. Elle les ramassa elle-même, puis tendit les bras à la jeune fille, qui s'effaça avec un geste plein de fierté. --Ne me touchez pas, mademoiselle, dit-elle d'un ton moqueur, j'ai la peste, je suis en disgrâce. Jugez un peu: si vous aviez l'imprudence de m'embrasser, vous pourriez perdre vos honneurs et dignités! Ce serait grand dommage, ils vous vont si bien! --La peste? en disgrâce? répéta la protégée saisie d'effroi à cette terrible nouvelle. --Oui, mademoiselle, telle que vous me voyez, j'ai fui nuitamment la maison de ma tante, avec ma mère, dois-je dire, de peur que vous ne soyez suffoquée par l'excès de votre joie;--il y a une place à prendre ici; voyez si vous êtes munie de diplômes suffisants! Là-dessus, Vassilissa monta dans sa voilure centenaire et partit, toujours au petit trot d'une de ses rosses et au galop de l'autre, allure incommode s'il en fut. La protégée regardait le véhicule s'éloigner; dans l'excès de sa surprise, elle eût pu rester longtemps sur le perron, si le domestique ne lui eût dit sans trop de cérémonie: --Eh bien! mademoiselle, est-ce que vous entrerez? Elle entra sans mot dire, monta à sa chambre, ôta son chapeau et tomba dans une méditation profonde. Que s'était-il passé? A moins que Vassilissa ne se fût outrageusement moquée d'elle, la disgrâce devait être vraie. Mais comment le savoir? Interroger le comte? Impossible. Le comte avait une manière de saluer Justine quand, par hasard, il la rencontrait, qui envoyait celle-ci aussi loin que le Sahara. Restait la petite police particulière. Afin de soutenir ses esprits animaux, comme disaient nos pères, Justine se fit donner une bonne tasse de café à la crème, puis elle remit son chapeau et partit en guerre, semblable à plus d'un héros épique. XLVII Comme on se retrouve! Une fois le premier mouvement de joie passé, madame Gorof se trouva assez embarrassée de sa fille. Cette jeune créature brillante, aux mains soignées, aux allures aristocratiques, était peu en harmonie avec son intérieur mesquin; les voisines et amies de la bonne dame étaient d'excellentes personnes vulgaires, de la petite noblesse, et dans ce troupeau d'oies, Vassilissa semblait un cygne dépareillé. Aussi l'arrivée des billets de banque du comte Koumiassine fut-elle cent fois la bienvenue, car elle permit aux deux dames d'émigrer à Pavlovsk pour le reste de l'été. Madame Gorof courut le jour même s'assurer dans une maison bourgeoise un petit appartement meublé, à un prix relativement modique, vu la saison avancée. Pendant son absence, Vassilissa reçut une visite dont elle fut aussi charmée que surprise; vers trois heures de l'après-midi, elle vit arriver, cahotée sur un drochki, mademoiselle Bochet, son ancienne gouvernante. On s'embrassa, on s'expliqua, on prit des arrangements; mais la bonne Suissesse ne dit pas tout, et elle fit bien, car Vassilissa eût refusé un secours qui lui arrivait cependant à point nommé. Au moyen de l'adresse qu'il s'était fait donner par Zina, le prince avait écrit à mademoiselle Bochet à peu près en ces termes: «Mademoiselle Gorof ne peut vivre seule avec sa mère, les habitudes et les goûts de ces deux dames différant totalement; au nom de l'amitié qui vous a longtemps attachée à votre élève, abandonnez vos occupations actuelles. Vous trouverez sous ce pli une compensation pécuniaire que j'augmenterai si elle est insuffisante, à la seule condition de ne plus quitter mademoiselle Gorof et de lui laisser ignorer de quelle part lui vient la bonne fortune de vous avoir près d'elle. Je désire expressément que mon nom ne soit jamais prononcé en sa présence. «Comme ces dames seront probablement gênées par les dépenses que va nécessiter leur genre de vie, veuillez mettre vos économies à leur disposition; je m'engage à couvrir toutes vos avances. Il est indispensable que mademoiselle Gorof se montre partout où l'on peut rencontrer du monde; après ce qui s'est passé, les bruits calomnieux ne manqueront probablement pas sur son compte. Que son indifférence et votre présence auprès d'elles les démentent de la façon lu plus formelle.» Suivaient quelques compliments, du reste bien mérités par la brave fille, qui comprit aussitôt ce que le prince voulait d'elle et, disons-le à son honneur, ne lui prêta aucune mauvaise pensée. Madame Gorof, on ne peut plus heureuse de n'avoir plus à s'occuper de promener sa fille, accepta l'offre que lui fit mademoiselle Bochet de vivre avec elles sans émoluments, et, dès le soir du lendemain, la petite colonie se transporta à Pavlovsk. La saison était magnifique; tous les soirs, plus spécialement le lundi et le vendredi, la foule aristocratique des Pétersbourgeois en villégiature se portait aux concerts de l'excellent orchestre qui remplaçait alors celui de Johann Strauss. Certainement, on ne mettait pas la même passion à suivre ces concerts qu'au temps où l'inimitable Strauss, sans rival au monde, daignait parfois jouer lui-même la partie de violon d'une de ses valses qui ont fait en tournoyant le tour du monde; le chef d'orchestre allemand, un peu chauve et très-prosaïque, ne pouvait pas transporter au septième ciel les âmes des praticiennes comme son prédécesseur; ce brave homme n'avait ni le coup d'archet diabolique, ni le coup d'oeil fascinateur, ni l'air inspiré et presque pythique du divin Johann Strauss; mais l'orchestre d'élite qu'il dirigeait n'en exécutait pus moins de main de maître un riche répertoire de morceaux choisis, dont le seul tort était d'être parfois un peu trop sérieux. Sérieuse ou non, la musique a cela de bon qu'on est libre de ne pas l'écouter, et tous les soirs, dès sept heures et demie, un torrent d'équipages non interrompu franchissait la grille du parc. Quelques-uns déposaient leur somptueux fardeau dans le jardin du Vauxhall; mais beaucoup de calèches restaient en ligne dans l'allée qui borde le canal, et les belles paresseuses écoutaient sans se déranger les accords adoucis par lu faible distance et par les buissons à hauteur d'homme de quelques bosquets. Cavaliers et piétons allaient dune calèche à l'autre causant, riant; quelle occasion sans pareille de faire un peu de coquetterie, assaisonnée d'un peu de sentiment! Parfois, interrompant un éclat de rire, un doigt levé en l'air commandait le silence: on écoutait, murmurée par les violons ou lancée par les cuivres retentissants, une phrase célèbre, une mélodie immortelle, qui passait ailée au-dessus de ces têtes profanes pour aller se perdre dans les grands arbres du parc; puis la causerie et le jabotage reprenaient de plus belle. Le Vauxhall s'illuminait dessinant les maigres lignes de son architecture sur le ciel devenu moins clair; les lanternes des voitures s'allumaient comme des yeux dans l'ombre, esquissant une longue traînée d'équipages; les étoiles se montraient au ciel gris perle entre les hautes cimes des arbres; de temps en temps, un couple quittait le jardin bruyant et lumineux, traversait la route et se perdait dans les méandres du grand parc discret... et, régulièrement, le sifflet strident du train de Pétersbourg sonnait l'heure, comme la main du temps implacable, rappelant aux belles oisives couchées dans leurs calèches, aux cavaliers penchés sur les portières, aux groupes amoureux perdus dans la verdure, que la réalité sans pitié nous force, quoi que nous en avons, à revenir sur la terre, au milieu du rêve le plus enchanteur. C'est dans ce milieu mondain, parfumé, irréprochable, du lundi, que Vassilissa fit son apparition. Sa beauté transfigurée, sa toilette élégante et de bon goût attirèrent l'attention de cette foule où tout le monde se connaît de vue, où chaque visage nouveau excite une question. --Eh! c'est mademoiselle Gorof! s'écrièrent quelques-uns. --C'est la nièce de la comtesse Koumiassine! dirent ceux qui ne s'étaient jamais inquiétés de savoir son nom. Plusieurs mères de famille s'approchèrent de la jeune fille, lui demandèrent des nouvelles de sa tante, et, en apprenant que Vassilissa venait de Pétersbourg avec sa mère seulement, battirent en retraite avec les signes de la plus prudente réserve. Les hommes n'avaient pas les mêmes raisons se tenir à l'écart; plus d'un vint faire sa cour à mademoiselle Gorof, encouragé peut-être dans une mauvaise pensée par le bruit vague de la rupture avec la comtesse. Vassilissa contemplait les désertions et les empressements avec le même dédain amer; on apprend vite à connaître le monde dans les situations exceptionnelles; elle en savait plus désormais sur la véritable amitié et sur la fausseté des apparences, que telle mère de famille blanchie sous le harnais avec son escorte de filles à marier. Elle classa au même rang les hommes trop empresses et les femmes trop froides, et se promit de leur prouver plus tard qu'elle avait de la mémoire. Deux ou trois amies de sa tante, madame Souftsof entre autres, eurent le courage de leur opinion et traitèrent la jeune fille en amie. A celles-là, Vassilissa jura une reconnaissance éternelle. Depuis huit jours environ, accompagnée de mademoiselle Bochet, elle assistait aux concerts, le dimanche excepté, à cause de la vulgarité du public dominical, et dans son âme elle commençait à se sentir navrée de tout ce bruit, ce vide égoïste et affairé--lorsqu'un soir elle vit s'avancer Maritsky. Tout son sang sembla l'abandonner; involontairement elle se cramponna à son fauteuil de jardin. --S'il passe sans me voir, pensa-t-elle, prise soudain d'un immense ennui de la vie, j'irai au couvent. D'où lui venait cette résolution subite et désespérée? Elle n'eut pas le temps de s'en rendre compte. Le jeune homme l'avait d'abord regardée avec étonnement, doutant que ce fut elle, tant il la trouvait changée, et maintenant il s'avançait d'un pas rapide. --Mademoiselle, lui dit-il chaleureusement, que je suis aise de vous revoir! Vous avez été malade? --Qui vous a appris? dit faiblement Vassilissa, en s'efforçant de ne pas laisser trembler la main qu'elle mettait dans celle de Maritsky. --Il suffit de vous regarder! Votre tante?... Cette question! toujours cette question qui énervait Vassilissa comme le grincement d'un canif sur une vitre! --Ne parlons pas de ma tante, répondit-elle avec une sorte de fièvre; demandez à qui vous voudrez de vous raconter cette histoire; voilà huit jours qu'on ne me parle pas d'autre chose. Maritsky la regarda plus attentivement; elle avait l'air bien fatigué. En effet, une fatigue immense venait de s'abattre sur elle: la fatigue de sa position douteuse, de son avenir incertain. --Je ne parlerai que de ce qui vous plaira, mademoiselle, répondit le jeune officier. Vous permettez? ajouta-t-il en prenant une chaise, mais attendant la réponse de Vassilissa pour s'asseoir. Aucun des hommes qui lui avaient parlé depuis son arrivée à Pavlovsk n'avait témoigné tant de réserve, et son coeur lui proclama une fois de plus combien Maritsky était supérieur au reste du monde. Ils causèrent une demi-heure environ; mademoiselle Bochet s'inquiétait bien un peu de la longueur de cet entretien, mais elle estimait assez son élève pour la croire incapable d'une _flirtation_ ordinaire. Elle resta donc témoin bienveillant de cette causerie innocente. --Vous me permettrez peut-être de rendre visite à madame votre mère? dit Maritsky en se levant. Incliné devant la jeune fille, il attendit la réponse. --Ma mère sera charmée de faire votre connaissance, répondit-elle. Personne n'avait encore demandé à voir sa mère. Quand le jeune officier se fut mêlé à la foule: --Rentrons, dit Vassilissa; je suis fatiguée. Les deux dames reprirent silencieusement le chemin de la maison. Il leur fallait traverser le parc, déjà presque sombre; Vassilissa prit le bras de mademoiselle Bochet. --Il y a longtemps que vous connaissez ce jeune homme? demanda la gouvernante. --Depuis l'hiver dernier. Ma bonne amie, s'il vous interroge, dites-lui tout--oui, tout, répéta Vassilissa songeuse--tout! --Très-bien! fit mademoiselle Bochet, qui n'osait s'avancer. --S'il ne vous demande rien... s'il ne vient pas voir ma mère... j'irai au couvent, acheva la jeune fille; et maintenant, s'il vous plaît, nous n'en parlerons plus. Le lendemain, vers quatre heures, un drochki élégant s'arrêta devant la porte de la petite maison de bois qu'habitait madame Gorof, et Maritsky se fit annoncer par la petite femme de chambre. Sans paraître surpris ni choqué de l'extrême modestie de leur installation, il présenta ses hommages aux dames--s'adressant particulièrement à madame Gorof et à mademoiselle Bochet. Combien Vassilissa lui sut gré de la laisser de côté, et que cette conduite délicate lui parut de bon goût! Madame Gorof, qui n'avait pas le tact le plus parfait, se montra un peu trop aimable envers le bel officier; mais mademoiselle Bochet sut la retenir adroitement dans la limite des convenances. Lorsque le jeune homme se fut retiré, après une courte visite, madame Gorof s'approcha de sa fille, qui restait muette, assise auprès de la croisée: --Eh! dis-moi, Lissa, c'est un promis pour toi? Il est gentil. Est-il riche? --Je ne sais pas, maman, répondit la jeune fille, si c'est un promis, ni s'il est riche. Je sais seulement que c'est un honnête homme. Ainsi rabrouée, la mère s'en fut verser le flot de ses espérances matrimoniales dans le sein de la bonne Suissesse, qui ne lui donna pas beaucoup plus d'encouragement, mais qui la laissa parler. Comme l'avait prévu l'orpheline, Maritsky s'adressa à mademoiselle Bochet pour connaître les circonstances qui avaient séparé la jeune fille de sa tante, et l'institutrice lui parla franchement, suivant qu'elle y avait été invitée. Les circonstances dramatiques de la réclusion et de l'évasion de Vassilissa inspirèrent au jeune homme un enthousiasme sans bornes; il avait toujours été un peu amoureux d'elle, et son premier mouvement en la revoyant avait été une joie véritable; opprimée et sans fortune, elle lui devenait cent fois plus chère. Il n'était pas de ceux que les traces de la douleur et de la maladie effrayent sur un beau visage; ce n'est pas le beau visage seul qu'il aimait, et dans les yeux bleus il voyait autre chose que la forme admirable et le velouté du regard. Lorsqu'il fut au courant de cet été fertile en événements, il choisit une belle soirée pour en parler avec Vassilissa. --Vous m'aviez permis de m'informer des circonstances dans lesquelles vous aviez quitté votre tante, dit-il, je l'ai fait. M'autorisez-vous à vous dire combien je vous admire pour votre courage et votre fermeté? La jeune fille ne répondit rien. --Vous avez refusé deux fois d'unir votre sort à celui d'un homme indigne de vous;--est-ce le mariage, ou le mari qui vous faisait peur? Vassilissa sourit. --Ce n'était pas le mariage, dit-elle; d'autres se sont mariées et sont heureuses. La soirée était superbe. Ils se rendaient à la musique; madame Gorof et la Suissesse marchaient à quelques pas derrière eux dans le parc assombri. Ils étaient seuls, puisqu'on ne pouvait les entendre. --Et vous, espérez-vous être heureuse un jour? demanda Maritsky d'une voix grave. --Je ne sais, répondit-elle tout bas, pour cacher l'émotion de sa voix. Ils firent quelques pas; un gros buisson de lilas qui commençait à perdre ses feuilles les cacha aux deux dames. --Si vous vouliez vous fier à moi, reprit le jeune officier en saisissant la main que Vassilissa laissait pendre à son côté, je crois que vous sériez heureuse, car je vous aime. L'orpheline le regarda bien en face. Ses yeux bleus brillaient d'une fierté sans égale. --Je suis pauvre, dit-elle, en disgrâce; le monde me blâme, me méprise peut-être; et vous, m'estimez-vous? --Je vous aime, répliqua Maritsky; ses yeux brillèrent aussi du feu de l'orgueil le plus légitime.--Qui donc oserait ne pas estimer ma femme? Les deux regards qui s'étaient croisés comme deux lames d'acier se fondirent en une inexprimable caresse, et Maritsky, s'inclinant, posa ses lèvres sur la main qu'il tenait encore. --Eh bien! que faites-vous? s'écria madame Gorof en doublant le buisson de lilas. --Nous vous attendons, maman, dit le jeune homme. Je pense que nous ne ferions pas mal de retourner à la maison. J'ai beaucoup de choses à vous dire. Il offrit son bras à Vassilissa, et ils traversèrent ainsi le parc au grand ébahissement des promeneurs, accoutumés à ne voir marcher ainsi que les jeunes mariés et tout au plus les fiancés officiels. Maritsky s'expliqua en long et en large; madame Gorof ne put maîtriser son émotion en apprenant que le jeune officier était fils unique de parents riches qui l'adoraient et n'avaient d'autre volonté que la sienne. Vassilissa jeta un regard d'orgueil sur son fiancé, en pensant qu'elle n'avait jamais su ni voulu savoir s'il était riche ou pauvre, et que lui la prenait telle quelle, sans dot et pour elle-même. --Ce n'est pas tout, dit la jeune fille lorsque sa mère eut béni les promis et versé sur leurs épaules tout ce qu'elle avait de larmes disponibles, il faut que j'écrive à ma tante. --Est-ce que vous ne lui avez pas écrit depuis votre départ? demanda Maritsky. --Quelques lignes seulement, datées de Moscou; mais elle ne m'a pas répondu. --Écrivons donc à notre tante! s'écria gaiement le fiancé. On apporta une petite table et «ce qu'il faut pour écrire»; la lampe fut rapprochée, et les deux promis s'installèrent côte à côte pour confectionner la fameuse épître. Malgré les efforts les plus louables, ils n'arrivèrent pas à produire quelque chose de satisfaisant. Peut-être cet insuccès était-il dû en partie à ce que Maritsky avait emprisonné dans sa main droite la main gauche de Vassilissa, et l'on sait combien il est difficile d'écrire sans tenir son papier. Tant est-il qu'à dix heures madame Gorof, malgré les réclamations de celui-ci, mit son futur gendre à la porte, lui démontrant, pour le consoler, qu'il habitait à Tsarskoé-Sélo, que le dernier train allait partir et qu'il aurait la ressource de revenir le lendemain. Maritsky finit par dire à madame Gorof qu'elle abusait du droit qu'ont les belles-mères de malmener leur gendre, et riant à qui mieux mieux, le groupe finit par se séparer, non sans que Maritsky eût manqué le train. Il ne voulut pas prendre le drochki de louage et s'en alla à pied par les allées pittoresques du jardin anglais qui relie les deux villes Pavlovsk et Tsarskoé-Sélo. Cette promenade de quatre kilomètres ne lui parut pas longue. Son cerveau était calme, il n'avait agi sous l'empire d'aucune passion impétueuse, mais son coeur était plein. «Ton bonheur est là!» lui avaient crié à la fois le sentiment et la raison; le jeune homme avait écouté leurs voix, et maintenant il planait dans cette félicité calme propre aux tendresses sérieuses. Il rentra chez lui complètement heureux. Vassilissa s'endormit ce soir-là dans le septième ciel. Ceux qui n'ont pas souffert ne peuvent connaître le prix du bonheur acheté par des tortures; leur vie est à l'abri des orages, mais la joie ineffable de posséder en paix un bien qu'on a cru inaccessible leur est inconnue, et tels qu'ils sont, je plains ces pauvres heureux! Vassilissa n'était pas de ceux-là, et son bonheur, chèrement acheté, fut pour elle un enivrement complet. Il fallait pourtant fabriquer la fameuse lettre, et ce n'était pas une chose aisée; elle y mit tous ses soins et finit par mettre au jour la chose suivante: «Ma chère tante et bienfaitrice! «Depuis que j'ai quitté votre maison, avec les apparences de l'ingratitude, bien qu'au fond mon coeur fût plein de reconnaissance pour vos bienfaits, il m'est arrivé un grand événement. Je suis fiancée à Alexis Maritsky, de qui j'avais fait la connaissance chez vous l'hiver dernier. J'espère, ma bonne tante, que ce mariage aura votre agrément et que vous voudrez bien me bénir et me conduire à l'autel. «Votre nièce reconnaissante et soumise.» --C'est un peu court, fit observer Maritsky après avoir lu. --Tu crois? Suivant la coutume russe, les fiancés se tutoyaient; charmantes prémices du mariage, quand on s'aime. Elle regarda le papier, penchée sur son épaule. --Oui, décidément, c'est un peu court! répéta Maritsky d'un air perplexe. --Que veux-tu que je lui dise de plus? --Le fait est, répondit-il en riant, que je ne vois pas ce qu'on pourrait y ajouter. Court et clair! Crois-tu qu'elle te réponde? --Certainement! fit la jeune fille en appuyant avec énergie le cachet dans la cire molle. --Qu'est-ce qu'elle te répondra? --Un sermon en quatre pages--peut-être six. Oh! que je voudrais avoir une lettre de Zina! --Écris-lui! --Elle ne lira pas ma lettre, ce n'est pas la peine; et puis, que veux-tu que je lui écrive quand je sais que c'est ma tante qui se régalera de mon style! Pauvre Zina, elle serait si contente! --Tout de même, ta tante est joliment mauvaise! s'écria Maritsky après un moment de réflexion. --Au fond, elle n'est pas méchante, fit Vassilissa de sa voix douce. --L'ogre non plus n'était pas méchant, reprit Maritsky, parodiant Dmitri sans s'en douter;--mais quand il avait faim, il mangeait les petits enfants! --C'est très-mal, répondit, Vassilissa en faisant une jolie petite moue. --Qu'est-ce qui est très-mal? fit Maritsky en l'imitant. Elle éclata de rire, et, jusqu'à nouvel ordre, on ne parla plus de la tante. XLVIII Un complot. Pendant que les amoureux attendaient sans top d'impatience la fin des délais que, dans sa bonté, le ciel impose aux époux avant de leur passer au cou les chaînes de l'hyménée: production d'actes de décès ou de naissance, autorisation de la famille, etc., etc., Justine Adamovna ne perdait pas son temps. Sa petite police particulière avait travaillé d'une façon tout à fait méritoire et lui avait appris deux choses très-importantes. Premièrement, la veille du jour où elle avait quitté Pétersbourg pour aller chercher sa fille, madame Gorof avait reçu une lettre chargée. Or, la loi suivant laquelle s'effectuait alors en Russie la remise des lettres chargées exigeait que le destinataire se présentât en personne au bureau central, ou bien transmit ses pouvoirs à une autre personne, le tout accompagné de longues formalités de police. La prudente Justine avait appris de la sorte que la lettre chargée venait du prince Chourof obligé de donner son nom et son adresse à l'extérieur de l'enveloppe. C'était un grand point, mais ce n'était pas tout; une seconde information lui avait appris que le même prince Chourof avait également envoyé une lettre chargée à mademoiselle Bochet, et que celle-ci avait aussitôt quitté sa villégiature pour s'installer auprès de Vassilissa, qui, vêtue selon son rang, se promenait tous les jours à Pavlovsk. Donc, mademoiselle Gorof vivait aux dépens du prince, attendant sans doute que celui-ci vint la rejoindre, et Justine se disait avec amertume qu'il ne tarderait pas à l'épouser. Tout à coup--ô miracle!--une lettre de Vassilissa à l'adresse de son oncle fut déposée à la maison Koumiassine. Le comte se trouvait alors absent... On n'a jamais su par quel prodige Justine se rendit maîtresse du contenu de la lettre;--toujours est-il que le soir même elle savait d'une manière positive que mademoiselle Gorof se préparait à devenir madame Maritsky dans le plus bref délai. Cette nouvelle stupéfia d'abord la protégée. Quoi! cette méchante fille, indocile, insolente, qui l'avait outragée de toutes les façons, allait épouser un beau jeune homme, qui n'était pas le prince Chourof? Mais alors... le prince?... Une clarté céleste illumina mademoiselle Justine. Alors, c'était bien simple! le prince avait acquitté une dette, et Maritsky passait en second lieu. Quoi de plus élémentaire? C'était élémentaire, et cependant Justine ne put s'empêcher de s'incliner devant la haute sagesse qui avait présidé à cet arrangement. --Je ne l'aurais pas crue si forte! se dit-elle avec une sorte d'admiration. Ce n'était pas assez que d'avoir pénétré tous ces mystères; les belles âmes ne peuvent se résoudre à garder leurs joies pour elles seules. Justine s'assit à son bureau, celui-là même qui servait à sa vertueuse correspondance avec la comtesse, et de la plume habituée à écrire des rapports sur les établissements de charité--ô chastes muses, voilez votre face!--Justine assigna un rendez-vous--oui! un rendez-vous!--à Nicolas Tchoudessof. Nicolas Tchoudessof pensait à tout autre chose lorsqu'il reçut la lettre. En voyant les caractères pour ainsi dire officiels de l'adresse, il s'imagina recevoir quelque message bureaucratique et mit le message dans sa poche sans l'ouvrir. Quelques heures plus tard, cependant, il se reprocha sa négligence, chercha la missive oubliée, et la signature de Justine, signature discrète, deux initiales entrelacées, fit sur lui l'effet que les anciens attribuaient à la tête de Méduse. Le plus désagréable souvenir lui était resté de sa dernière campagne sous les ordres de cette vaillante fille. Il lut cependant et regarda sa montre: l'heure était proche, si proche qu'elle était même un peu entamée... Il prit un drochki et, prompt comme l'éclair, vola au lieu du rendez-vous. Le jour baissait, les réverbères s'allumaient de toutes parts dans l'air poussiéreux de cette soirée d'août; le square peu soigné des Ingénieurs, où Justine devait l'attendre, était parsemé de papiers de toutes sortes, enveloppes de bonbons ou de saucisses; des peaux d'oranges oubliées par les balayeurs depuis le printemps parsemaient les massifs d'arbrisseaux malingres; quelques femmes de chambre devisaient avec des artisans; le lieu était vulgaire, l'heure déplaisante, la poussière suffoquait Tchoudessof; il ne put s'empêcher de faire un rapprochement mental entre l'endurcit, dépourvu de toute fraîcheur, et la demoiselle qui s'avançait vers lui, voilée et impatiente. --Vous êtes en retard, lui dit-elle d'un ton de reproche enjoué. Le spectre jauni de ses jeunes années passa devant les yeux de l'employé, qui chassa promptement cette image importune. --- J'avais un mauvais cheval à mon drochki, répondit-il. Les gens qui arrivent trop tard ont toujours eu un mauvais cheval à leur drochki. Elle l'entraîna vers le coin le plus désert du square, où ils trouvèrent un banc. --Vous souvenez-vous de Vassilissa Gorof? dit brusquement Justine. --Si je m'en souviens! J'ai de bonnes raisons pour ne pas l'oublier, répondit Tchoudessof en passant légèrement l'index de sa main droite sur son bras gauche. --Voulez-vous vous venger? murmura la protégée en plongeant ses yeux acérés dans ceux de son ami. Celui-ci amortit sous ses paupières baissées l'éclair subit de son regard, et répondit innocemment: --Me venger? De qui? --D'elle et de lui. --Qui, lui? --Le prince. Tchoudessof garda le silence. Les grandes joies sont muettes, avons-nous dit. --Pourquoi pas? répondit-il doucement quand il fut maître de sa voix. Mais cela se peut-il? --Sans cela, vous en aurais-je parlé? vous aurais-je dérangé? --Oh! Justine Adamovna, le plaisir de vous voir... La vieille fille laissa tomber sur lui un regard où une sorte de question se mêlait à je ne sais quel dédain amer. --Laissons là le plaisir de me voir, vous n'en êtes pas friand d'ordinaire. Oui, cela se peut, vous dis-je. --Mais, j'entends, cela se peut-il sans danger? --Sans danger aucun... pour nous, ajouta-t-elle en découvrant, dans un doux sourire, toute une rangée de perles jaunes d'un bel orient. --C'est ainsi que je le comprends, répliqua Tchoudessof en montrant ses dents pointues, semblables à celles d'un loup. Justine raconta alors les faits--rien que les faits, à son ami, le laissant libre de tirer lui-même les conclusions évidentes. Mais son ami ne l'entendait pas ainsi, il avait peu de goût pour les responsabilités. --Alors, vous conclues?... fit-il quand elle eut terminé. --Vous le concluez aussi bien que moi, dit-elle avec humeur. Le prince paye, c'est probablement parce qu'il a acheté. --Mais la vengeance? Je ne saisis pas... Justine pensa qu'en comparaison des femmes, les hommes sont bien bétes. --Elle veut se marier avec Maritsky, dit-elle avec une sorte de compassion pour le manque d'intelligence de son ami. --Oui, eh bien? --Eh bien! Maritsky a une famille, une famille très-noble, très-ancienne, irréprochable; croyez-vous que cette noble famille consente a admettre la demoiselle quand elle saura la vérité? --Ah! c'est juste! Vous êtes extraordinaire, Justine Adamovna! Je n'aurais pas pensé à cela. Et si la famille refuse, le jeune homme sera au désespoir... --Et il tuera Chourof... en duel, bien entendu. Les deux amis se mirent à rire avec un ensemble parfait. --Mais il n'épousera pas la demoiselle! acheva Tchoudessof. --C'est ce qu'il faut! qu'elle meure fille! s'écria la protégée avec l'accent d'une haine implacable. Tchoudessof l'écoutait ravi et se confirma de plus en plus dans l'opinion qu'elle irait bien toute seule. --Mais les parents, comment l'apprendront-ils? --On écrit--et l'on ne signe pas, répondit Justine en regardant l'ourlet de son mouchoir. --Fort bien! c'est très--ingénieux; mais qui est-ce qui écrira? --Vous! puisque c'est vous qui vous vengez! riposta la protégée pleine de candeur. --Moi? non! répliqua nettement Tchoudessof. J'ai une position. Je ne puis me compromettre. Je préfère y renoncer. Ayant dit, il croisa ses jambes avec l'air d'un homme complètement détaché des choses d'ici-bas. --Ce sera donc moi, murmura son amie d'un air sombre. Ah! Tchoudessof, vous aurez fait de moi ce que vous aurez voulu toute votre vie!... Le reste de cette pensée s'éteignit dans un soupir. L'ami se leva pour couper court aux entraînements d'une situation qui rendait encore plus dangereuse l'heure propice aux épanchements. --Vous êtes ma véritable, ma seule amie, dit-il avec effusion; vous êtes bonne et dévouée. Je vous en remercie de tout mon coeur. Un second soupir fut toute la réponse de Justine. --Et... quand ferez-vous cette petite affaire? reprit Tchoudessof d'un air distrait. --Le plus tôt possible; peut-être ce soir même; en tout cas demain. Nous ne serons pas longtemps avant d'en connaître les résultats. Le couple se serra affectueusement la main et se sépara. XLIX Maritsky se met en colère. Depuis plusieurs jours déjà, Maritsky avait écrit à ses parents pour leur faire part de ses projets de mariage et leur demander leur approbation; il s'étonnait même de ne pas avoir encore de réponse, lorsqu'enfin le facteur se montra. Le jeune homme fit vivement sauter le cachet, et en même temps que la lettre de son père, il vit tomber sur la table une feuille de papier commun, couverte d'une écriture grossière; mais d'acte de naissance point. Il commença la lettre de son père; aussitôt le feu de la colère et de la honte lui monta au visage. «Nous étions prêts, mon cher fils, écrivait le vieux Maritsky, à t'envoyer tes papiers avec notre consentement, lorsque nous avons reçu une lettre bien extraordinaire, et qui nous a donné beaucoup à penser. Non, certes, que nous attachions beaucoup d'importance à ces sortes de dénonciations; mais on ne saurait prendre trop de précautions quand il s'agit de mariage, puisque c'est pour toute la vie. Informe-toi et fais-nous part de ce que tu auras appris; après quoi, nous verrons s'il y a lieu de t'envoyer tes papiers et notre bénédiction.» Maritsky sauta sur le chiffon de papier gris et lut ce qui suit: «Un ami qui veut rendre service à d'honnêtes gens les prévient que la demoiselle recherchée en mariage par M. Alexis Maritsky est entretenue par le prince Chourof, du gouvernement de M..., et vit actuellement à ses dépens, après s'être enfuie de chez sa tante. Koumiassine aux frais et avec l'aide dudit prince.» Sous le poids de la colère du jeune officier, une chaise qui se trouvait là vola en éclats; il trépigna dessus jusqu'à ce qu'elle eût l'air d'un paquet d'allumettes. Ce petit exercice l'ayant quelque peu soulagé, il se mit à marcher à grands pas dans la chambre, en répandant sur l'auteur de la lettre anonyme toutes les épithètes que put lui fournir sa connaissance approfondie du russe, riche en invectives. Son brosseur, croyant que son maître l'appelait, se présenta timidement. --Te voilà! Fais seller mon cheval! lui jeta Maritsky... Dépêche! --Mais, monsieur, tous avez l'exercice dans une demi-heure... --Au diable l'exercice! Pas de raisons! Fais seller mon cheval. Le brasseur obéit, et dix minutes après Maritsky se dirigeait à fond de train vers les allées du grand parc de Tsarskoé-Sélo, du côté désert semblable à un bois, qui gagne la station du chemin de fer de Varsovie. Comme il sortait de la ville, il rencontra un camarade qui lui cria: --Eh! Maritsky, l'exercice! Tu vas te faire mettre aux arrêts! --Au diable les arrêts et l'exercice, et le colonel, et toi, et moi-même! Eh bien! j'irai aux arrêts quand on m'y aura mis! s'écria Maritsky exaspéré. Il enfonça les éperons dans le ventre de son cheval. La noble bête, qui de sa vie n'avait subi tel outrage, se cabra de telle sorte que pendant un moment le jeune homme eut de quoi s'occuper sans penser à son nouveau souci. Il calma de sa voix caressante le cheval injustement puni pour une faute qui n'était pas sienne, et, peu après, cheval et cavalier galopaient en bonne intelligence sur le sable fin. --Qui diable a pu écrire ça? répétait Maritsky; quel est le misérable, le... Et les épithètes de recommencer. Il n'eut pas un moment l'idée de croire que la calomnie eût quelque fondement et ne s'en prit qu'au calomniateur. Mais quand on a fait le tour d'une maison à plusieurs reprises, on songe parfois à pénétrer dedans; de même, après s'être demandé quel pouvait être l'auteur de la calomnie, le jeune officier se demanda à quel propos on l'avait inventée. --C'est Vassilissa qui peut me le dire, pensa-t-il; je vais le lui demander. Il dirigea son cheval vers Pavlovsk, et, vingt minutes plus tard, il entrait chez sa fiancée. --Comment! c'est toi? s'écria celle-ci radieuse. Que je suis contente! Je te croyais à l'exercice? Sans mot dire, Maritsky saisit la jeune fille dans ses bras et la serra contre sa poitrine, couvrant ses cheveux blonds de baisers passionnés. --Qu'y a-t-il? demanda-t-elle toute pâle lorsqu'il eut relâché son étreinte. Tu as l'air bien ému. --Écoute-moi, Lissa, dit le jeune homme, je ne puis rien te cacher; tu devinerais tout, d'ailleurs; écoutez-moi, maman, dit-il à madame Gorof, qui entrait tout effarée. J'attendais mes papiers pour le mariage, et voilà ce qu'on m'a envoyé; ils l'ont reçu à la campagne. Il tira de sa poche la lettre anonyme qu'il allait mettre dans les mains de Vassilissa,--il la retira vivement. --Non, pas toi, dit-il, pas toi, ma chérie; les yeux ne peuvent lire cette infamie. Tenez, vous, maman. Madame Gorof prit le papier, le lut, le laissa tomber et chercha une chaise pour s'asseoir. --C'est indigne! dit-elle d'une voix étranglée. --N'est-ce pas? fit Maritsky; mais nous trouverons l'auteur! Vassilissa avait ramassé la lettre et l'avait lue tranquillement. Son fiancé, en se tournant vers elle, s'en aperçut et la lui retira vivement des mains. --J'ai lu, dit-elle simplement; dis, tu ne le crois pas? Maritsky s'agenouilla devant elle et lui prit les deux mains. --Regarde dans mes yeux, dit-il; ai-je l'air de le croire? Vassilissa le regarda attentivement, les sourcils légèrement froncés... puis ses traits se détendirent, et elle se pencha vers lui; ils échangèrent un baiser. --Quelle créature asses ignoble... dit Maritsky en se relevant. La jeune fille étudiait attentivement le papier. --C'est le même papier qu'à l'école de charité de ma tante, dit-elle. Je ne serais pas étonnée que cela vint de Justine ou de Tchoudessof, ou des deux; j'ai toujours eu dans l'idée qu'ils se connaissaient plus qu'ils ne voulaient en avoir l'air. Elle m'a dit trop de bien de lui. --Quelle Justine? demanda Maritsky. Ce nom n'avait jamais été prononcé devant lui de façon à lui laisser des souvenirs précis. Vassilissa lui raconta l'histoire de ses premières fiançailles. --Oui, je me rappelle, dit Maritsky; le prince Chourof a blessé cette espèce de civil... --Le prince! répéta Lissa; son joli visage se couvrit de rougeur. Une idée désolante lui était venue à l'esprit: --Maman, maman! s'écria-t-elle, où avez-vous pris de l'argent pour venir me chercher? --Hélas! sanglota madame Gorof, hélas! c'est le prince qui me l'a envoyé! Les fiancés se regardèrent d'un air consterné. Un morne silence se fit, interrompu seulement par le bruit que faisait madame Gorof en se mouchant toutes les trente secondes. --Combien? demanda Maritsky. --Cinq cents roubles, répondit la malheureuse mère. Vassilissa courut à son petit bureau, compta rapidement ce que contenait son tiroir, retira un billet de cent roubles et jeta le reste sur la table, devant sa mère. --Quel bonheur! s'écria-t-elle, il me reste encore six cents roubles de l'argent que m'avait donné mon oncle! Maman, vous allez écrire tout de suite au prince, le remercier cent fois de sa bonté, de la peine qu'il s'est donnée pour m'aider à fuir, et lui rendre son argent. --Il vous a aidée? dit Maritsky, devenu sombre. --Oui, mais je ne l'ai pas vu; c'est avec Zina qu'il a tout arrangé; il n'a pas voulu qu'on pût seulement soupçonner qu'il était mêlé à cette affaire; il n'a envoyé ni les chevaux ni la voiture dont il se servait, et je ne l'ai pas vu. --Pas une fois? --Pas une fois depuis le commencement d'avril, quand je l'ai rencontré dans la rue en me promenant avec Zina et la gouvernante. --Ah! que tu me fais du bien! s'écria le jeune homme radieux en pressant sur ses lèvres les mains de Vassilissa, glacées par l'émotion. --Tu avais douté, méchant? --Non, mon ange, je n'ai pas douté! Mais si quelqu'un t'avait vue une seule fois en sa compagnie, ne fût-ce qu'une minute, la calomnie eût eu beau jeu, tandis qu'à présent nous pouvons la combattre. --Qui donc a pu savoir qu'il m'avait envoyé de l'argent? murmurait piteusement madame Gorof; je ne l'avais pourtant dit à personne! --Il suffit, répondit Maritsky, que vous ayez perdu l'enveloppe. --C'est vrai! s'écria la pauvre dame consternée; j'ai jeté l'enveloppe, et son nom était dessus! Mais nous sommes donc environnés d'espions? A partir de ce moment, de peur des espions, madame Gorof ne se coucha plus sans fureter partout, et spécialement sous son lit. --Adieu, dit Maritsky; j'ai manqué l'exercice, je m'en vais aux arrêts... j'avais la tête perdue. J'ai bien fait de venir; au moins je suis tranquille. Il embrassa sa fiancée et sa future belle-mère et partit, plus tranquille en effet, mais non joyeux. Il s'agissait de démontrer la fausseté d'une accusation monstrueuse pour lui, mais admissible pour tous les autres, et il n'est peut-être pas de tâche plus ardue au monde. Comme il s'en allait, triste et prévoyant à son mariage bien des retards--sinon des empêchements formels, une idée lumineuse traversa son cerveau. Seule, la comtesse Koumiassine était en état de prouver que le prince n'avait pas vu sa nièce depuis leur arrivée à la campagne, et que depuis le départ de la jeune fille, il ne s'était pas absenté. La comtesse ne pouvait guère être bien disposée à l'égard de sa nièce, c'était clair; mais en s'adressant à la noblesse de ses sentiments, on pourrait probablement obtenir son témoignage. Pendant les trois jours qu'il passa aux arrêts, Maritsky eut le temps de préparer et d'écrire sa lettre; aussi cette lettre fut-elle un petit chef d'oeuvre de style et de sentiment. Mais la poste n'a pas d'ailes; elle se sert des moyens ordinaires, et le jeune officier eut le loisir de calculer les chances bonnes et mauvaises dans toutes leurs combinaisons avant d'avoir une réponse. L Comment on va aux serres avec des parapluies. Par une heureuse inspiration, ou plutôt par un coup de tête d'une audace inouïe, le prince s'était présenté chez la comtesse Koumiassine le lendemain même du départ de Vassilissa. Il arriva peu après que Zénaïde avait obtenu le pardon de sa mère; elle jouait du piano dans la grand salle et s'arrêta net en le voyant. Le regard joyeux de la jeune fille répondit à la question muette de Chourof, et il passa dans le salon voisin. --Bonjour, prince! lui dit amicalement la comtesse. Depuis quelque temps, elle était toujours contente de le voir arriver. Après le premier échange de civilités: --Ma nièce nous a quittés, lui dit-elle d'un ton dégagé. --Ah! fit le prince, surpris de se voir annoncer si paisiblement un événement qui avait dû causer un grand remue-ménage dans la maison. --Oui; sa mère est venue la chercher. Le prince était encore «assez bête» pour s'étonner de la façon aisée dont la comtesse lui présentait la chose. --Ah! elle est venue la chercher? répéta-t-il--il ne savait plus bien à quoi s'en tenir; était-il possible que madame Gorof se fût en effet présentée et eût emmené sa fille ouvertement?--Ah! et mademoiselle Vassilissa l'a suivie de bon coeur? --Mais oui, cher prince! fit la comtesse, qui ne put s'empêcher de rire de la figure penaude de son visiteur. --Ah! fit le prince abasourdi, très-bien. Alors mademoiselle Vassilissa va mieux? --Beaucoup mieux, à ce qu'il parait. Et vous, qu'avez-vous fait depuis qu'on ne vous a vu? --J'ai passé la soirée en face, de l'autre côté de la rivière; il m'a semblé voir une lueur chez vous, vers les neuf heures! --Oui, nous avons eu un petit incendie sans conséquence: une grange... rien de sérieux. S'est-on amusé chez nos voisins? --On a dansé jusqu'à minuit. J'ai reconduit le général Kortsof chez lui, et j'y ai passé la nuit; je ne suis pas rentré chez moi, c'est si loin.... --Vous auriez dû venir déjeuner ici, puisque vous étiez si près, fit aimablement la comtesse. Dans le courant de l'après-midi, elle fit plus d'une fois la réflexion que le prince devait s'être beaucoup fatigué la veille, car il n'était pas en possession de toutes ses ressources. A vrai dire, le pauvre garçon ne comprenait rien à l'indifférence souriante de son hôtesse. Il avait cru tomber chez une lionne irritée, et voilà qu'il se trouvait en face d'une chatte de salon, faisant ronron avec sa grâce habituelle. Si fort homme du monde qu'il fût, la secousse était un peu trop rude. Vers quatre heures, Zina vint à la rescousse. C'était le moment où sa mère la chargeait du soin d'entretenir ses hôtes, pendant qu'elle s'habillait pour le diner. Miss Junior la suivait, mélancolique et préoccupée, assez semblable à un ruban fripé qu'on laisse traîner sur les meubles. Elle voyait des incendies sans fin illuminer les nuits futures, et machinalement elle cherchait dans ses poches pour se convaincre qu'elle ne possédait point d'allumettes et qu'on ne s'en prendrait pas à elle. La pluie continuait. --Allons voir les serres! dit Zénaïde après cinq minutes de conversation décousue. --Oh! miss Zina, il pleut, fit la gouvernante. --Tant mieux! en cas d'accident, ça éteindrait le feu, répliqua la malicieuse créature. Un frisson passa entre les maigres épaules de l'Anglaise qui regarda son élève de travers. --Nous prendrons des parapluies, n'est-ce pas, prince? C'est très-amusant de se promener avec des parapluies! Très-amusant, en effet, pour les grandes dames qui considèrent un parapluie comme faisant partie d'un valet de pied, quand on monte en voiture par un mauvais temps. Ceux qui s'en servent journellement y trouvent peut-être moins de charme, mais Zina était de celles qui ne touchent aux parapluies que pour s'amuser. Les trois promeneurs furent bientôt dans l'antichambre. Les domestiques, étonnés de cette fantaisie, ouvrirent trois parapluies; chacun se munit de son arme, et les voilà sautillant à travers les flaques d'eau dans les allées saturées de pluie. Zina, la plus alerte et la plus vive, cognait à tout moment son gigantesque parapluie contre celui du prince--elle avait pris le plus grand--et riait comme une enfant. Miss Junior, plus exercée à manier cet instrument, s'avançait avec précaution et marchait lentement pour ne pas mouiller sa robe pudiquement abaissée sur ses pieds d'autruche. Zina s'était arrêtée à quelque distance et la regardait venir, picorant ça et la une place plus sèche pour y poser la pointe du pied. --Il nous manque quelqu'un! s'écria la jeune comtesse, la partie n'est pas complète. Miss Junior, je vous adorerai et je déposerai dans vos mains innocentes toutes les allumettes que je puis encore posséder. Vous allez être un ange anglais, l'ange des poètes, et vous irez chercher mon frère. Vous direz à Wachtel qu'il me faut mon frère. Et surtout qu'il prenne un parapluie! Miss Junior, peu semblable, quoi qu'en dit Zénaïde, à un ange, même anglais, s'en retourna, toujours sur la pointe des pieds, chercher le jeune polisson. Wachtel, par ses principes autant que par sa nature, était constamment disposé à laisser aller son élève. Dmitri se fit ouvrir une demi-douzaine de parapluies, les trouvant tous trop petits, et finit par se décider pour une ombrelle de toile écrue, grande à peu près comme un champignon de belle taille. Il suivit miss Junior, singeant si bien sa démarche anguleuse, que Zina se mit à rire du plus loin qu'elle les vit. Pendant ce moment de solitude, elle avait pourtant parlé de choses sérieuses avec le prince, et ses yeux étaient humides. --Elle est partie? avait dit Chourof. --Oui; bien malade, bien faible, évanouie. --Évanouie! Comment a-t-elle pu aller jusque-là? --Je vous avais dit que je la porterais! fit Zina avec un orgueil ingénu. Le prince la regarda de telle façon qu'elle baissa les yeux. --Et votre mère? dit-il après un silence. --Oh! j'ai bien cru qu'elle me maudirait! Elle m'a reniée devant tout le monde! Ils étaient seuls; mais, dans ce jardin ouvert de toutes parts, il n'osa lui prendre la main. --Comment vous y êtes-vous prise pour la faire sortir? La jeune fille le regarda de ses yeux pétillants d'esprit et de malice. --J'ai mis le feu à la grange! Je suis dangereuse, prenez garde! --Dangereuse... répéta le prince à mi-voix, dites: héroïque... Zina baissa ses longs cils sur ses yeux bruns. --Héroïque, et telle qu'on ne pourra jamais assez vous admirer, ni... ni vous aimer, ajouta-t-il en baissant la voix. Ils gardèrent le silence; Zina sentait son coeur s'ouvrir comme une fleur qui déroule ses pétales à l'ardeur du soleil; le rose de ses joues s'accentua. --Ma cousine est sauvée, dit-elle, grâce à vous. Je vous en remercie; c'est ma seule amie... En ce moment Dmitri apparaissait au bout de l'avenue. --Regardez mon frère, dit-elle; et le fou rire reprit, partagé bientôt par le prince; malgré la gravité de la situation, il ne put garder son sérieux à la vue de la caricature exacte, mais artistique, que le petit garçon faisait de la pauvre Anglaise. En quelques bonds, il fut près d'eux. Zina lui ôta son ombrelle des mains et le poussa vers le prince. --Embrassez-le, dit-elle, c'est un jeune héros. Le prince enleva dans ses bras le petit héros tout crotté et ne le déposa à terre qu'après avoir baisé plusieurs fois ses joues hâlées où la santé était revenue avec le soleil. --C'est ma soeur qui est brave, répondit Dmitri; ma grande soeur! elle n'a peur de rien; je voudrais lui ressembler. Miss Junior arrivait; Dmitri reprit son ombrelle, et gambadant, sautillant, la troupe joyeuse finit par atteindre les serres. --Taquine un peu miss Junior, dit tout bas Zénaïde au petit garçon, j'ai à parler à notre ami. Dmitri ne se le fit pas dire deux fois; avant que l'Anglaise eût eu le temps de se demander où il allait, elle entendit des piaillements forcenés partir de l'autre côté de la serre. --Oh! s'écria-t-elle éplorée, cet enfant est encore allé à la volière! Comme la dernière fois, il va se faire mordre par le perroquet! On entendit la voix de Dmitri, de tout point semblable à celle de son adversaire emplumé, lui prodiguer des apostrophes désagréables. Le perroquet répondait dans sa langue avec une telle ardeur, que miss Junior s'enfuit vers la volière, où Dmitri s'escrimait de son mieux avec le manche de son ombrelle. Le jardinier en chef s'approcha des visiteurs, les débarrassa de leurs parapluies et se retira. Zina sortit un petit sécateur de sa poche et se mit à couper un bouquet. C'était une vieille serre à l'ancienne mode: de lourds châssis de chêne encadraient de petites vitres verdâtres; mais qu'importait l'extérieur? Les plantes étaient anciennes pour la plupart: de gros orangers, des myrtes énormes, des pamplemousses de quinze pieds de haut, heurtaient du front le toit vitré; les gradins étaient couverts de plantes rares, rosiers de toutes espèces, géraniums variés, fougères exquises; des gloxinias de velours, des calcéolaires fantastiques, des bégonias de toutes couleurs représentaient les goûts modernes. Le prince écoutait d'une oreille préoccupée les piaillements lointains de la volière; il se disait que les minutes étaient comptées, et pourtant il en perdit deux avant d'ouvrir la bouche. --Je voudrais bien, dit enfin Zina en coupant résolument au milieu d'un gros myrte une pluie serrée de branches en fleur qu'elle recueillait dans sa robe--je voudrais bien que ma cousine pût se marier prochainement selon son coeur. Le mariage seul lui donnera une position définitive. --En effet, répondit Chourof, ce serait pour le mieux. Je m'associe de toute mon âme à ce voeu. --Vraiment? fit la jeune fille en moissonnant fiévreusement des roses, je croyais que... Elle s'arrêta troublée, son sécateur tomba; le prince se précipita pour le ramasser et le lui rendit. --Vous voulez faire allusion, dit-il, aux sentiments que m'avait inspirés votre cousine? Oui, j'en conviens, je l'ai tendrement aimée, et je crois même i'aimer en ce moment autant que jamais,--seulement l'affection que j'éprouvais pour elle n'avait rien de passionné et provenait plutôt, je le vois maintenant, de sa position pénible, de sa dépendance. Zina se remit à couper sans pitié tout ce que son sécateur rencontrait; les fleurs débordaient de sa robe, légèrement relevée. --Et puis, elle me parlait avec bonté, elle me prenait au sérieux, elle ne riait pas de ma gaucherie... Zina rougit plus fort que jamais. --Vous-même, continua le prince en faisant tourner une branche de lierre autour de ses doigts, l'été dernier, vous ne me parliez guère sans rire... --J'étais une petite fille, s'écria Zina, une enfant capricieuse et méchante parfois, je ne vous connaissais pas... Le petit sécateur fouilla précipitamment au milieu d'un pélargonium superbe qui devint chauve en un moment. --Alors, à présent je ne vous fais plus rire? demanda le prince redevenu timide. --Vous? le meilleur des hommes, le plus généreux! car si ce n'est pas par... par amour, continua-t-elle bravement, que vous avez secouru ma cousine, quel nom donner à votre générosité? --Non, répondit lentement le prince, ce n'est pas par amour; à présent, j'en suis à me demander si je l'ai réellement aimée. J'aimais en elle l'idée d'une épouse, d'une amie, d'une jeune fée à mon triste foyer de vieux garçon... Mais quand j'ai appris qu'elle ne m'aimait pas, je n'ai point ressenti un de ces chagrins violents qui brisent une existence; je me suis ennuyé, ajouta-t-il en souriant. Zina s'était arrêtée devant lui, tenant toujours dans sa main gauche le pan de sa robe, d'où les fleurs s'échappaient en longues traînes. --Et puis? fit-elle anxieusement. --Et puis, quand j'ai reçu votre lettre... --Avez-vous pensé que c'était de moi? interrompit-elle, curieuse. --Non, je l'avoue. --Et moi qui avais pensé à vous tout de suite! --Je n'avais pas assez d'outrecuidance pour supposer que quelque part dans le monde on attachât tant d'estime et d'amitié à mon souvenir... Lorsque j'ai appris par vous que je pouvais être utile, je me suis empressé d'agir, j'ai fait de mon mieux... --Et vous avez été blessé, dit Zina, et vous pouviez être tué. Quel égoïsme que le mien, cependant! sans moi tout cela ne fut pas arrivé... --Votre cousine serait malheureuse, avec ce misérable. Et puis, est-ce que ces gens-là peuvent tuer un honnête homme? --Comment avez-vous fait, reprit vivement la jeune fille, pour que dans le monde on n'ait pas parlé davantage de votre...--elle hésita--amitié pour Lissa? Le prince, pour la première fois frappé de cette idée, se posa la même question. Tout à coup, il se rappela la défaite qu'il avait donnée à son vieil ami le sénateur: «Supposez que j'aie l'intention de demander la main de la jeune comtesse Koumiassine.» Et il rougit jusqu'aux oreilles. En le voyant rougir, Zina devint aussi confuse que lui et s'assit pour arranger son bouquet. --L'attachement que je porte à madame votre mère est bien connu, dit-il non sans embarras. Les yeux rieurs de Zénaïde se levèrent sur lui et se baissèrent aussitôt; il s'arrêta troublé. --Enfin, reprit-elle, puisqu'on n'a rien dit, tout est pour le mieux; que nous faut-il de plus? Vous avez une belle âme, prince, vous êtes généreux et bon... et je me repens de grand coeur des railleries qui vous ont blessé autrefois. Voulez-vous me les pardonner? En disant ces mots, elle tendait sa main fine et rosée au prince Charmant. Cette fois; celui-ci osa y poser ses lèvres. Un bruit de pas pressés se fit entendre; Zina se leva brusquement, et, dans sa confusion, elle laissa tomber sa moisson de fleurs. Dmitri arrivait au petit trot, suivi à bonne distance de miss Junior. --L'ennemi! cria-t-il du plus loin qu'il les vit. --Je suis à jamais votre esclave dévoué, murmura le prince, enhardi par l'occasion; il mit un genou à terre. Zénaïde ne répondit pas, elle s'était rassise, et Chourof, sans se troubler, commença à ramasser une à une les fleurs tombées qu'il déposait sur ses genoux. Quand il eut fini, Dmitri et miss Junior se querellaient à plaisir auprès d'eux. --Celle-ci sera pour le chevalier des dames, dit Zina en prenant une rose thé qu'elle offrit au prince, encore agenouillé devant elle. Son regard plein de douceur rencontra les yeux éloquents de Chourof. Il n'était plus laid, il n'était plus timide; pour la première fois il se sentait apprécié, il aimait véritablement et de toute son âme. Le bouquet s'acheva, et l'on reprit le chemin du logis. Il ne pleuvait plus; les gouttes de pluie tombaient doucement de branche en branche avec un petit bruit mélancolique; la terre buvait peu à peu l'eau superflue; dans le ciel encore mouillé, un rayon jaune annonçait la présence du soleil; tout respirait une langueur, une sorte de détente favorable aux épanchements... Les jeunes gens marchèrent côte à côte jusqu'au perron sans rompre le silence. Zina pensive rentra chez elle pour faire toilette pendant que le prince allait rejoindre la comtesse. Le jour s'acheva comme les autres jours. Le soir, avant de s'endormir, surprise, émue, elle interrogea son coeur... Son coeur lui répondit que de tous les brillants cavaliers qu'elle connaissait, il n'en est pas un qui ne pâlit étrangement devant les mérites et les vertus du prince Charmant. --Eh bien! quand cela serait? se dit-elle avec orgueil. Je n'ai pas à rougir d'aimer le prince Chourof. Aimer... déjà? Pourquoi pas? --Je vais avoir dix-sept ans, pensa-t-elle, et ce n'est pas ma faute si j'ai été forcée de vivre vite. Elle s'endormit en rêvant à la serre. LI Vassilissa exprime nettement son opinion à Tchoudessof. Le prince revint la semaine suivante, puis il revint encore; la comtesse le trouvait bon. Zénaïde, heureuse, laissait couler sa vie sur une pente charmante. Il arrivait de bonne heure; quelquefois on se promenait, puis souvent on restait au jardin; le soir venu, le piano était là, avec ses inépuisables ressources de morceaux à quatre mains; tout y passait, ouvertures, symphonies, opéras, jusqu'à des oratorios en entier, la comtesse fut obligée de faire venir de la musique de Moscou. De temps en temps, elle disait que c'était beaucoup de musique et d'intimité, que Zénaïde avait l'air bien contente les jours où la troïka du prince entrait dans l'avenue... puis elle ajoutait en elle-même qu'après tout ce serait une alliance fort convenable, à laquelle personne ne trouverait rien à redire. Et puis, n'avait-elle pas beaucoup trop bien élevé sa fille pour redouter de sa part la moindre inconvenance? La comtesse ne se tourmentait plus de sa nièce, mais pas le moins du monde! Elle avait reçu la lettre de Moscou, l'avait lue et mise de côté avec les pensées désagréables y attenantes. Une lettre de Justine fit ensuite mention de la visite de Vassilissa à son oncle. Ce détail avait rappelé à la comtesse qu'elle avait négligé de prévenir son mari des événements survenus. Réparant son oubli, elle avait écrit au comte pour le tenir au courant de ce qui se passait à la campagne, et elle avait ajouté: «Vassilissa a jugé à propos de nous quitter; c'est une ingrate dont nos bienfaits n'ont pu fléchir le naturel indomptable. Elle vous a fait visite, à ce que j'ai appris. Ne l'abandonnez pas si, dans le besoin, elle s'adresse à vous, mais ne vous inquiétez plus de son sort. Les personnes de son espèce, ingrates comme les chats, de même que ces animaux, s'arrangent toujours pour retomber sur leurs pattes sans se faire de mal.» Après l'expédition de cette missive, la comtesse avait repris sa quiétude lorsque la seconde lettre de sa nièce vint la tirer de ce doux repos. Vassilissa se mariait! Elle épousait Maritsky! Ce même Maritsky classé par la comtesse parmi ceux qu'elle autorisait à faire la cour à sa fille! Maritsky, de bonne et authentique noblesse, riche, très-riche, très-bien posé! Mais c'était absurde! monstrueux! impossible! Absurde, oui; impossible, non. La lettre était là, et Vassilissa n'eût pas osé pousser la mystification jusqu'à inventer de toutes pièces une fable aussi fantastique. Au lieu de répondre à sa nièce, la comtesse écrivit à son mari pour lui demander ce que cela voulait dire. «Cela veut dire, ma chère, lui répondit le comte, que Maritsky, déjà épris de notre nièce l'hiver dernier--à ce qui m'est revenu d'autre part--l'a revue, l'a trouvée ce qu'elle est: jolie à ravir, spirituelle, extrêmement bien élevée, grâce à vos soins maternels, et qu'il l'épouse, ce dont je ne saurais le plaindre.» --Voilà bien les hommes! Un joli visage leur fait perdre la tête! pensa dédaigneusement la comtesse. On ne sait si cette réflexion visait le comte Koumiassine, ou simplement le fiancé de Vassilissa. Indignée de voir son mari l'abandonner dans cette crise douloureuse, elle prit aussitôt son papier le plus cassant, sa plume d'oie la plus hargneuse, et de son écriture la plus menaçante elle écrivit: «Mademoiselle, «En quittant ma maison, tous avez rompu les liens qui m'attachaient à vous. Vous me demandez ma bénédiction; vous prenez une peine inutile, car je ne vois pas à quoi vous servirait une chose dont vous avez fait si peu de cas jusqu'ici. Pour moi, je ne sépare pas ma bénédiction de mon amitié, et je ne puis plus vous donner ni l'une ni l'autre. Cependant, comme mes promesses doivent recevoir une exécution, je fais envoyer chez vous votre trousseau, qui est resté à Saint-Pétersbourg. Vos meubles seront remis à celui qui se présentera de votre part. Votre dot est déposée chez le banquier N... Vous pourrez la toucher le jour de votre majorité; jusque-là, l'intérêt vous en sera servi mensuellement à domicile. «Comtesse Koumiassine.» Cette lettre, qui croisa celle de Maritsky, tomba chez Vassilissa juste à point pour mettre le comble à la colère et à la douleur de la malheureuse enfant. En quittant les arrêts, le jeune homme trouva sa fiancée dans un abattement profond, qui rappelait la faiblesse de Koumiassina; il eut beaucoup de peine à lui faire reprendre courage, d'autant plus que lui-même était fort éprouvé, et ne parvint à souffler un peu d'énergie à la jeune fille qu'en lui démontrant la nécessité de faire face à l'orage et de ne pas donner à l'ennemi anonyme la satisfaction de voir que ses coups avaient porté. Cette idée rendit en effet des forces à la jeune fiancée, et elle trouva moyen de paraître chaque soir au concert, souriante comme si rien ne fût venu troubler son bonheur. Autour d'elle, cependant, elle sentait des réticences; certains sourires sur le visage de certains hommes, pendant qu'ils lui parlaient, lui faisaient monter au front une rougeur de colère autant que de honte. Une nuance de froideur plus accusée dans les saluts des femmes de sa connaissance, un signe de tête pressé, au lieu de quelques bonnes paroles de la part de celles qui lui avaient jusque-là témoigné de la bienveillance, lui prouvaient que Figaro n'a pas tort, et que, si sotte que soit la calomnie, il en reste toujours quelque chose. Ce qui la faisait le plus souffrir était de ne pouvoir se rencontrer avec l'auteur de la lettre anonyme. --Que ce soit Justine, que ce soit Tchoudessof, et ce ne peut être qu'un des deux, se disait-elle, si je rencontre l'être abject qui a voulu me perdre, je le reconnaîtrai rien qu'a son regard. Un soir, Maritsky, retenu par son service, n'avait pu l'accompagner au Waux-Hall; elle s'y rendit en compagnie de mademoiselle Bochet. Distraite, en proie aux agitations qui consumaient sa vie, elle écoutait, ou plutôt n'écoutait pas la musique, tout en répondant avec un sourire forcé aux réflexions de la bonne Suissesse. Celle-ci, à bout de ressources pour égayer la jeune fille, avait fini par devenir moqueuse: elle, qui de sa vie n'avait pu tolérer le sarcasme, épluchait avec malice les toilettes et les allures des allants et venants autour d'eux; mais le sourire navré qui accompagnait ses remarques lui prouvait clairement que ce suprême effort était aussi vain que les autres. Le sifflet de la locomotive qui amenait le train de Saint-Pétersbourg fit tressaillir Vassilissa qui retomba dans son indifférence. Le jardin, éclairé _a giorno_, se remplit bientôt de nouveaux arrivés que mademoiselle Bochet continua à critiquer sans miséricorde. Tout à coup elle s'arrêta court au milieu d'une phrase, saisit ses lunettes dans sa poche et les mit vivement sur son nez. La jeune fille suivit ce mouvement, non sans quelque surprise, et sous les feux d'un candélabre, à quelques pas d'elle, elle aperçut Tchoudessof. Plus jaune que jamais, les cheveux plus plats et plus luisants que ses bottes vernies, le bel employé cherchait des yeux autour de lui, non sans une certaine prudence. Vassilissa saisit la main de mademoiselle Bochet. --Il ne nous a pas vues, ne dites rien, murmura-t-elle; ne remuez pas; je suis sûre qu'il nous cherche. N'ayons pas l'air de l'avoir aperçu. Mademoiselle Bochet dirigea aussitôt ses lunettes sur le chef d'orchestre. On entamait un pot-pourri fort à la mode quelques années auparavant, nommé le Tour du monde, où la France, par parenthèse, était désignée par l'air de Marlborough. Les deux dames s'absorbèrent dans le genre d'attention que réclamait une musique aussi sérieuse. En effet, Tchoudessof avait fait trente kilomètres en chemin de fer pour contempler son ouvrage. Il rôdait par le jardin de l'air indifférent d'un homme venu pour s'amuser; il rencontra deux ou trois visages de connaissance, distribua quelques poignées de main, courba son échine pour accomplir un de ces élégants saluts qui n'avaient pas trouvé grâce jadis devant son implacable fiancée, et continua à chercher. Après avoir vainement fait le tour du jardin, il se rapprocha du centre et revint à son candélabre, excellent poste d'observation. De là, il continua à scruter la foule, et bientôt son coup d'oeil d'aigle rencontra le visage qu'il cherchait. Alors il s'abandonna tout entier au plaisir de savourer le changement qui s'était accompli en celle qu'il avait voulu honorer de son nom. Elle était bien jolie... Hélas! on n'avait pas pu lui ôter cela; mais qu'elle était amaigrie! Que ses yeux bleus semblaient grands dans ce doux visage pâli! Quel air de fatigue et de chagrin! Elle avait payé cher la sotte infatuation de ne pas le trouver assez bon pour elle, et vraiment, cette Justine était inappréciable; elle avait superbement réussi son ouvrage! Il s'absorba si bien dans la joie légitime de l'artiste en présence de son-oeuvre, que le morceau de musique s'acheva sans qu'il s'en aperçût. Au dernier accord, Vassilissa leva soudain la tête, et ses yeux se rivèrent avec la ténacité d'un clou sur ceux de Tchoudessof. Les lunettes de mademoiselle Bochet suivirent son mouvement. Les deux dames se levèrent, et regardant toujours le malheureux employé, elles s'avancèrent sur lui. Ce brusque changement l'avait pris au dépourvu, et son regard plein de haine satisfaite ne prêtait pas à l'équivoque. Vainement voulut-il donner à ses traits la vague expression de l'indifférence: les grands yeux bleus qui parlaient si clairement s'approchaient comme les fanaux d'une locomotive lancée à fond de train. Il eut l'idée que Vassilissa allait passer sur lui et l'écraser; déjà il se faisait petit dans sa peau pour amoindrir le choc, mais arrivée à deux pas de lui, si près qu'elle lui barra le passage, comme il se trouvait pris entre elle et son candélabre, elle le montra du geste à mademoiselle Bochet. --Lâche, vil calomniateur! dit-elle doucement de sa voix posée qui ne trahissait pas d'émotion; faute de mieux on a recours à la lettre anonyme; mais on est parfois pris à son propre piège! --Oh! mademoiselle! s'écria-t-il d'une voix étranglée par la frayeur plus que par la colère. Quelques personnes se retournèrent, Vassilissa la première. Son visage exprima une telle surprise, un dégoût si profond qu'il n'osa continuer. Les spectateurs crurent qu'il avait marché sur sa robe et voulait s'en excuser. N'osant s'avancer davantage, il alla méditer son injure à l'écart, en attendant l'heure du train, qui n'était pas proche, tant s'en fallait. Vassilissa prit une autre place et, contre son habitude, resta jusqu'à dix heures; mais Tchoudessof n'eut garde de se montrer. LII La comtesse prend une résolution généreuse. Ce soir-là précisément était témoin d'un grand remue-ménage à Koumiassina. La veille seulement la comtesse avait reçu la lettre de Maritsky; la poste n'arrivait en ces lieux reculés que deux fois par semaine, comme partout en Russie, du reste, excepté dans les villes qui se trouvent sur le parcours direct d'une ligne de chemin de fer; et Maritsky étant pressé, le sort malin, qui se mêle toujours de nos affaires pour contrecarrer nos désirs, lui avait fait manquer d'un jour le départ du courrier. La comtesse, en ouvrant la lettre, la parcourut d'abord sans la comprendre, puis courut à la signature... Cette signature la pétrifia sur place... Comment! ce n'était pas assez que ce jeune homme voulût épouser la nièce qui lui avait si audacieusement manqué? Il se permettait encore de lui écrire... à elle? Après avoir donné un libre cours à son indignation, elle reprit cette lettre du bout des doigts, car il fallait savoir ce qu'on lui voulait, pourtant, et se mit à lire avec une attention minutieuse. Les premières phrases lui déplurent; on y sentait le trouble d'un homme secoué par de violentes émotions, et la comtesse n'aimait pas les épanchements, avons-nous dit; et puis, quand on a l'honneur d'écrire pour la première fois à la comtesse Koumiassine, est-ce qu'on ne devrait pas faire au moins un brouillon? Bientôt, cependant, elle cessa d'éplucher les expressions, tant ce qu'elle lut la remplit d'horreur et d'incrédulité. Quoi! on avait osé souiller sa maison d'un soupçon! Car c'était sa maison qu'on outrageait. Pouvait-on supposer qu'un commerce clandestin eût lieu chez elle? Et l'on accusait, qui? Le plus beau fleuron de la noblesse de cette province, un homme connu par sa tenue irréprochable et par ses bonnes moeurs--la comtesse ignorait la visite des tsiganes.--C'était inouï, et, de plus, stupide! Mais, en admettant qu'il se fût trouvé un calomniateur pour forger cette fable, quels étaient les imbéciles qui pouvaient y avoir ajouté foi? La comtesse se rappela que les parents de Maritsky étaient de très-bonne noblesse, et retira mentalement l'expression «imbécile», trop vive; elle la remplaça par une simple pensée de commisération, à l'endroit de leur ignorance du monde,--excusable, d'ailleurs, chez des gens qui vivaient depuis si longtemps dans leurs terres. Puis, enfin, vint l'idée que le mariage de Vassilissa était fort en péril pour le présent,--sinon tout à fait impossible pour l'avenir. La première impression--nous avons presque honte de l'avouer, tant la manière de l'exprimer fut vulgaire--se traduisit par le mot: c'est bien fait! Et la noble dame s'appuya avec satisfaction sur le dossier de son fauteuil. --Oui, c'était bien fait! Pourquoi cette méchante et sotte enfant avait-elle voulu quitter sa maison et se marier toute seule? N'était-il pas plus simple d'attendre patiemment le retour de sa tante en ville? N'aurait-elle pas trouvé Maritsky aussi bien à Pétersbourg qu'à Pavlovsk? Sans s'en apercevoir, la comtesse avait fait du chemin: elle avait déjà accepté l'idée du mariage avec Maritsky. Si un confident incommode--les confidents finissent presque toujours par devenir incommodes; aussi la comtesse, l'ayant appris jadis à ses dépens, avait fini par bannir cette espèce de sa maison,--mais si un confident incommode ou un observateur indiscret lui avait rappelé que Vassilissa s'était enfuie de la maison précisément pour ne pas s'engager dans une promesse où Maritsky n'avait rien à voir, ledit confident ou observateur eût été rabroué de la belle façon. --«Comment! eût dit la noble dame, moi, j'ai exigé une promesse positive pour un mariage à venir? Mais, jamais! Je voulais simplement mettre à l'épreuve la confiance et la soumission de ma nièce. Elle était appelée par la distinction de ses manières, contractée dans ma maison, et par l'excellente éducation u que je lui ai donnée, à tenir dignement sa place même au rang le plus élevé; et, sans son esprit de révolte et d'insubordination, aucune des tribulations dont elle souffre ne lui fût échue en partage!» Et puis, on s'étonne après cela que l'historien le plus impartial dénature les faits exacts de l'histoire! Mais, ô critique ma mie, que trouves-tu là d'extraordinaire, quand les plus simples mortels ne savent plus eux-mêmes ce qu'ils pensaient il y a huit jours et se trompent du blanc au noir sur leur propre fait? --Oui, se dit la comtesse en poursuivant le cours de ses méditations, c'est cette fuite insensée qui a détourné de ma nièce tous les honnêtes gens; l'appréciation du fait est absolument fausse et perverse; mais le fait existe, indéniable. C'est fort malheureux, mais je n'y puis rien. Elle reprit la lettre qu'elle n'avait pas achevé de lire, et ses idées changèrent soudain. Telle--si la comparaison n'est pas trop irrévérencieuse--la girouette protectrice de l'âtre obéit fidèlement au souffle de l'aquilon. Maritsky avait trouvé la corde sensible et s'était mis à en jouer comme s'il n'avait fait autre chose de sa vie. «Vous seule, madame la comtesse, écrivait le jeune officier, vous seule, oubliant le chagrin que vous a causé le départ de votre nièce, pouvez sauver l'innocence calomniée. Devant votre parole ou la sanction de votre présence, qui donc oserait mal penser d'une jeune fille qui a grandi sous vos yeux et à laquelle vous avez donné l'exemple des vertus domestiques? (Maritsky, on le voit, dans son désespoir, s'était un peu monté la tête; il abordait, non sans succès, d'ailleurs, le mode lyrique avec des louanges à la clef.) Vous pouvez réduire à néant les imputations calomnieuses des misérables qui vous outragent en outrageant celle que vous avez élevée. Un mot de vous à mes parents ou votre présence à notre mariage seraient pour mademoiselle Gorof la justification la plus éclatante.» --Il écrit bien, se dit la comtesse; il s'exprime fort convenablement. Elle acheva la lettre qui n'avait plus que quelques lignes et tomba dans un abîme de réflexions. --Si j'étais accessible à quelque sentiment mesquin, pensa-t-elle, quelle magnifique occasion de me venger! La comtesse rendit sincèrement grâce au Tout-Puissant d'avoir banni de son âme épurée jusqu'à l'ombre d'un sentiment étroit ou égoïste, et continua de creuser la question. --Certainement, se dit-elle, ce jeune homme fait ici preuve d'un grand bon sens. Vassilissa, protégée de ma présence, est à l'abri du soupçon. Mais dois-je accorder à la nièce ingrate et coupable les privilèges de l'enfant docile et soumise? Serait-il juste qu'après ne m'avoir témoigné ni affection, ni reconnaissance, elle reçût de moi les mêmes bienfaits que si j'avais eu toujours à me louer d'elle? Non! non! se répondit énergiquement la comtesse, ce ne serait pas juste, et cela ne doit pas être. Elle plia la lettre de Maritsky, la mit dans son secrétaire et retourna s'asseoir. Sa décision était prise, elle éprouvait ce genre de repos qui suit les grandes déterminations; mais si son orgueil était satisfait, son coeur, resté bon et généreux malgré ses énormes défauts, ne l'était pas de même. --C'est une orpheline, lui disait son coeur, elle n'a ni père ni frère pour la défendre; son sort est dans mes mains: il est juste, oui, mais est-il généreux de la laisser sans secours quand, seule, je puis tout, comme l'a fort bien écrit ce jeune homme? Si seulement elle avait écrit elle même, si elle s'était humiliée; mais non, c'est une barre de fer! Et moi, j'ai juré de ne pas céder. Elle en était là de ses réflexions lorsque la troïka du prince s'arrêta devant le perron. Le visiteur bienvenu entra presque aussitôt. --Vous arrivez fort à propos, dit la comtesse, je suis très-perplexe. --Vous, comtesse? Minerve en personne connaît aussi la perplexité? Sans s'en rendre compte, par ces mots bien choisis, le prince amadouait sa future belle-mère. Que celui qui n'a rien de semblable à se reprocher lui jette la première pierre! Un aimable sourire fut sa récompense. --Imaginez-vous, dit la comtesse, que... (elle s'arrêta, hésitante) bah! vous êtes un homme sérieux, on peut tout vous dire: imaginez-vous qu'il s'est trouvé à Pétersbourg un être assez misérable et des gens assez bornés pour écrire et croire que vous êtes l'auteur de l'évasion de ma nièce. --Oh! fit le prince consterné, sentant un bât très-lourd le blesser fortement. Il était si confondu qu'il oublia de remarquer combien le mot évasion différait de la première version du même fait dans la bouche de cette même comtesse. Madame Gorof a emmené sa fille, avait-elle dit. Il se trouvait maintenant que Vassilissa s'était évadée. Mais le pauvre prince avait bien autre chose à penser. --N'est-ce pas? reprit la comtesse, interprétant ce «oh!» à sa manière. Mais si stupide qu'il soit, ce bruit est nuisible à la réputation de ma nièce, d'autant plus que, ajoute-t-on, votre motif pour lui faire quitter ma maison n'était pas des plus désintéressés. --Oh! s'écria le prince, mais cette fois avec une autre énergie. Il se leva comme pour fondre sur le calomniateur. La comtesse le retint et le calma du geste. Il reprit son siège. --Qui a pu inventer cette infamie? dit-il dès qu'il eut recouvré la parole. --C'est anonyme, comme beaucoup d'autres infamies. --Une lettre? à vous? --Non pas à moi, au vieux Maritsky. Le prince regarda son hôtesse d'un air si désorienté qu'elle eut envie de rire. --Est-ce que vous ne saviez pas que ma nièce est promise à Alexis Maritsky? --C'est le premier mot que j'en entends. La comtesse regarda son visiteur; il avait l'air radieux. Satisfaite de son examen, elle reprit paisiblement: --C'est que j'aurai oublié de vous le dire. A vous voir, on croirait que ce mariage vous fait plaisir. --Certainement! mademoiselle Vassilissa est charmante, et ce gentil garçon de Maritsky me parait digne d'elle sous tous les rapports. --Allons, je suis enchantée de vous voir en de si bonnes dispositions. Mais ce mariage n'est pas fait; la lettre anonyme a été envoyée aux parents du jeune homme, et ils veulent savoir à quoi s'en tenir avant de donner leur consentement. --Alors, dit le prince en se levant, je pars tout de suite pour... où sont-ils, ces braves gens? --Au gouvernement de Moscou. --Eh bien, j'y vais pour démentir cette absurde et monstrueuse calomnie. --Quelle pétulance! fit la comtesse avec un sourire. Cher prince, si vous voulez achever de perdre ma nièce, vous n'avez qu'à demander vos chevaux. Le prince se rassit, plus penaud qu'un lièvre pris par les oreilles. --Si c'était vrai, ne seriez-vous pas obligé de le démentir de même, quitte à tuer en duel ce pauvre Maritsky? --Alors, vous, comtesse, chère comtesse, partez, je vous en supplie, partez pour Pétersbourg; vous savez bien que ce n'est pas vrai, vous! (Oh! oui, elle le savait, pensa-t-il en se rappelant l'insuccès de sa tentative matrimoniale de l'année précédente--mais il n'avait pas de rancune.) Protégez cette innocente! Vous allez partir, n'est-ce pas? --J'y pensais, répondit-elle simplement. Il lui baisa la main avec transport. Elle sourit de cette reconnaissance originale. --Quelle hâte de voir un rival heureux? dit-elle non sans malice. --Un rival? quel rival? Maritsky? Oh! ce n'est pas un rival! dit-il en devenant tout rouge au souvenir de la serre. La rose thé de Zina était dans son petit portefeuille, poche gauche de son habit. --Tant mieux! tant mieux! répéta la comtesse avec finesse. --Quand partez-vous? le temps presse, dit le prince, oubliant tout pour son rôle de don Quichotte. --Demain! fit triomphalement la comtesse. Elle donna ses ordres, tout en s'applaudissant intérieurement d'avoir spontanément accompli cet acte de générosité que sa nièce méritait si peu! --Il faudra qu'elle me demande pardon, se dit la noble dame; je ne veux pas jouer le rôle d'une dupe qu'on fait aller et venir à volonté. Pour pouvoir se marier, elle me demandera pardon, et je lui pardonnerai! Et voilà pourquoi tout était sens dessus dessous à Koumiassina. LIII Zénaïde joue une vieille valse. Une autre difficulté se présenta à l'esprit de la comtesse. Que fallait-il dire à sa fille, et, bien mieux, que fallait-il en faire? L'emmener? C'était la mettre au courant de bien des intrigues qu'elle devait ignorer. La laisser à la campagne avec son frère et miss Junior? Les visiteurs, non prévenus du voyage de la comtesse, ne manqueraient pas d'affluer comme de coutume, et Zina pourrait, soit par ignorance, en dire plus qu'il ne convenait, soit par maladresse, laisser deviner aux curieux des choses que sa mère ne tenait pas à ébruiter. D'un autre côté, les choses allaient si bien! N'était-ce pas dommage de rompre une idylle commencée sous de si favorables auspices? La comtesse eut un trait de génie. Pendant que sa fille s'habillait pour le dîner:--Prince, fit cette excellente mère, qu'est ce que vous faites chez vous, en ce moment-ci? --Moi, fit Chourof, je ne fais rien du tout! --Peut-être votre présence serait-elle utile... Venez avec nous à Pétersbourg en partie de plaisir. Il faut être Russe pour considérer un voyage de cinq cents lieues en poste comme une partie de plaisir; mais quand on est Russe, on trouve cela tout naturel. Le prince, d'ailleurs, n'avait pas besoin de l'idée de plaisir pour trouver la proposition délicieuse. En pressant la comtesse de partir, il n'avait pas songé d'abord qu'elle emmènerait probablement sa fille, et, depuis qu'il avait eu le temps de réfléchir, il broyait du noir à l'idée de voir Zina disparaître de son horizon. Il remercia la comtesse avec la même effusion que si, souveraine, elle lui avait conféré l'ordre de l'Aigle blanc. Zina entra sur ces entrefaites. Elle n'avait pas encore vu Chourof ce jour-là, les préoccupations de sa mère l'ayant tenue à l'écart. Son temps, du reste, avait été fort bien employé. Ses robes, que sa mère faisait faire de plus en plus longues depuis le départ de Vassilissa,--sous le prétexte spécieux que sa fille grandissait, ce qui était absolument faux pour le moment,--ses robes avaient passé une inspection sévère, et la plus jolie, celle qui servait le mieux à son genre de beauté, envoyée à la blanchisserie, avait reçu le coup de fer merveilleux d'une artiste repasseuse. Les blanches garnitures aériennes flottaient autour de la jeune fille, moelleuses comme le duvet du cygne; par-ci par-là, des noeuds de velours incarnat se cachaient dans le fouillis habilement combiné, et ses boucles brunes, rattachées par des velours de même couleur, tombaient jusqu'à sa ceinture incarnate. Son premier coup d'oeil lui apprit qu'il se passait quelque chose d'insolite, et le coeur lui manqua. Se pouvait-il que le prince eût eu assez peu de confiance en elle, assez peu d'estime, pour avoir parlé à sa mère avant de s'adresser à elle-même? Le regard joyeux et assuré de Chourof calma ses appréhensions. --Vous partez avec moi demain matin pour Pétersbourg, lui dit sa mère. La figure de Zina exprima tant d'étonnement et si peu de joie, que le prince eut envie de rire, tout en se sentant délicieusement ému par la pensée qu'elle ne désirait pas quitter la campagne... Les yeux de la jeune fille semblaient lui reprocher l'épanouissement de son visage... --Votre cousine Vassilissa a disposé de sa main, continua la comtesse; elle épouse Alexis Maritsky. --Oh! que je suis contente! s'écria Zina frappant dans ses mains, sans égard pour le décorum. --Ce mariage n'est pas fait, continua ce modèle des mères en plaçant méticuleusement ses paroles comme un éteignoir sur la joie de sa fille. Il est survenu des empêchements graves... Mais cela ne vous regarde pas. La comtesse passa dans ses appartements. Miss Junior parut, et bientôt après elle Dmitri, son persécuteur attitré. --Madame votre mère m'a permis de vous suivre en ville, dit le prince à Zina, pendant que celle-ci, préoccupée, combinait déjà son plan pour faire venir Chourof à Pétersbourg afin d'abréger la longueur de l'hiver. --Vraiment! s'écria-t-elle radieuse. Le sentiment des convenances lui revint soudain, et elle ajouta cérémonieusement: --J'en suis charmée; nous aurons sans doute le plaisir de vous voir chez nous? L'air, les paroles, l'inflexion de la voix, le mouvement de la tête étaient une copie involontaire, mais si bien réussie de la comtesse, que le prince, Dmitri et miss Junior elle-même ne purent s'empêcher de rire. --Vous vous moquez de moi! s'écria joyeusement Zina; pour la première fois de ma vie que je m'avise d'être convenable, il faut avouer que je n'ai pas de chance! --Si tu savais comme tu ressemblais à maman! dit Dmitri. Sautant sur une feuille de papier qui se trouvait sur la table, il tira prestement un crayon de la poche de miss Junior scandalisée, et en une seconde esquissa le profil de sa soeur, légèrement inclinée en avant avec son gros noud de velours à la ceinture, une main étendue avec grâce, et l'autre posée sur son coeur. Le prince s'empara de la silhouette, autant pour se l'approprier que pour la soustraire aux veux terribles de la comtesse. --Allons jouer à quatre mains, dit-il à sa jolie partenaire. Ils se dirigèrent vers le piano. Zina prit en souriant un vieux cahier usé aux coins, un peu déchiré, démantibulé de toutes parts, et l'ouvrit. --La valse de Lissa? dit-elle en levant ses beaux yeux bruns avec une grâce sournoise. --A la santé des fiancés! répondit le prince, qui fit rouler d'un bout à l'autre du piano un arpège triomphal. --Alors, vous viendrez! murmura Zina en exécutant avec âme la mélodie enchanteresse qui avait si mal accompagné le premier roman de Chourof. --Nous ne serons pas à dix verstes de distance sur la route, répondit celui-ci. --Il n'y a pas moyen de partir ensemble? ce serait plus amusant! --Non, répondit le prince, mais on peut se rencontrer. La comtesse serait bien inhumaine si, après m'avoir enlevé,--car c'est elle qui m'enlève, ajouta-t-il avec un sourire malicieux,--elle me laissait manger à la cuisine des stations de poste... Il y aura bien pour moi quelques petits pâtés à la moelle, à l'heure du dîner. --Vivent les petits pâtés à la moelle! chanta Zina sur l'air de la valse, qu'elle savait par coeur. Tout à coup, elle s'interrompit au milieu d une mesure, fit un demi-tour sur son tabouret à vis, et se planta en face du prince. --Qu'est-ce que vous allez faire à Pétersbourg, au fond? dit-elle. --Au fond? je n'en sais rien, je croirais assez que je vais consacrer l'union de votre cousine avec Maritsky, en qualité de diacre assistant; au moins ne vois-je pas d'autre motif à mon voyage, ajouta-t-il en souriant imperceptiblement dans les coins de sa moustache. Zina se mit à taper délibérément sur l'instrument, en jouant la valse d'un seul doigt. Le prince la rattrapa au vol, et ils jouèrent ainsi une dizaine de mesures. Soudain, la jeune comtesse saisit irrévérencieusement le cahier de musique par un coin et le lança en l'air; les feuilles éparses retombèrent en pluie sur le parquet, à l'extrême indignation de miss Junior, qui se précipita pour les ramasser. Dmitri, derrière elle, imitait avec précision ses gestes anguleux. Zina se mit à rire. --Vous lui en voulez, à cette pauvre valse? demanda le prince. Qu'est-ce qu'elle vous a fait? --Elle sent le moisi, répondit sentencieusement la jeune capricieuse. C'est la musique du passé. Voyons la musique de l'avenir! Sans mot dire, le prince ouvrit la partition de Don Juan au duo: _La ci darem la mano_, et s'assit devant le clavier. Zina, rouge comme les velours qui flottaient sur ses épaules de marbre rosé, joua jusqu'à la fin sans ouvrir la bouche. --Bravo! s'écria l'Anglaise. Oh! miss Zina, vous avez fait des progrès étonnants! Zénaïde la regardait moitié rieuse, moitié fâchée. Dmitri vint la tirer d'embarras. --Tu vas à Saint-Pétersbourg, ma grande soeur? Et vous aussi, mon prince? Et vous aussi, miss Colifichet? jeta-t-i! par-dessus l'épaule à la gouvernante scandalisée; eh bien, et moi? moi, Dmitri, comte Koumiassine, eu l'absence de mon père, qui ne vient jamais ici, seul représentant mâle de cette noble famille, je reste à la campagne? --Hélas! mon pauvre ami, commença Zina, maman... La comtesse entrait. --Maman, vous ne m'emmenez pas? dit le petit garçon. --Non, mon fils; notre absence ne sera probablement pas longue, et je ne puis vous emmener. --Alors, maman, pour m'exercer dans la pratique de la langue anglaise, laissez-moi miss Junior! La comtesse trouva cette idée si lumineuse qu'elle fut sur le point de la mettre à exécution. --Non, dit-elle, après réflexion, je regrette, mon cher enfant, de ne pouvoir vous accorder une demande si raisonnable; je serai obligée de sortir, votre soeur ne peut rester seule. L'Anglaise, qui avait frémi, soupira de bonheur; Zénaïde, qui avait espéré, fit la mine. Dmitri prit son parti comme il sied à un philosophe. --Eh bien, répondit-il, je pratiquerai l'allemand: c'est même, dit-il confidentiellement au prince, une excellente occasion d'apprendre le russe--car c'est la seule langue que je sois incapable de parler et d'écrire. Heureusement, la comtesse pensait à autre chose et ne releva point cette déclaration aussi incongrue que véridique. LIV Fer contre fer. Heureux ceux qui s'aiment et qui voyagent ensemble! Est-il rien de plus délicieux que de rouler côte à côte au galop égal et rhythmé de chevaux rapides, de se perdre au détour des chemins pour se retrouver bientôt, d'échanger un regard, un sourire, lorsqu'une voiture dépasse l'autre, de rompre le pain de l'hospitalité voyageuse et, toujours séparés, d'être pourtant toujours ensemble! Cette joie irritante électrisait le prince, et Zénaïde elle-même, au bout de quarante-huit heures, ne s'interrogeait plus. Elle aimait de toutes ses forces et dans la quiétude de son âme. Mais aussi, que de moyens délicats et discrets le prince ne trouvait-il pas de lui prouver combien elle était présente à ses pensées! Ce voyage fut pour eux un enchantement, une de ces choses que, devenu vieux, en tisonnant dans les cendres de ses souvenirs, on retrouve comme une étincelle ardente, éclairant d'une lueur joyeuse l'abîme grisâtre du passé! Il leur fallut se séparer pourtant. Le prince n'osa suivre la comtesse tout le long de la route et gagna Moscou pour prendre le chemin de fer, tandis que Zénaïde, pour la première fois de sa vie, maudissait le voyage en poste et l'inévitable fourgon de bagages, avec la cuisine portative. Les deux jeunes gens ne furent pas longtemps sans se revoir. Le soir même de l'arrivée des deux dames à Saint-Pétersbourg, Chourof se présenta chez la comtesse pour s'informer de sa santé. La noble dame se hâta de renvoyer sa fille, qui, pour se consoler, alla dans la grande salie jouer à tour de bras sur le piano désaccordé par sa longue solitude. --Avez-vous appris quelque chose? dit la comtesse avec empressement. --Mon Dieu non! Je n'ai osé me montrer dans le voisinage de mademoiselle Gorof, de crainte de nuire là où je voudrais être utile. Mais à y bien réfléchir, je soupçonne fort le Tchoudessof d'être pour quelque chose là dedans. --Oh! s'écria la comtesse scandalisée, se pourrait-il qu'un homme bien élevé, un homme qu'on reçoit dans une société respectable, fût capable d'une telle infamie! --J'en sais plus long que d'autres sur ce monsieur, répondit Chourof. Jadis je me suis tu, n'ayant pas qualité pour parler; maintenant que je suis compromis, si j'achevais de couper les oreilles à ce joli personnage? Malgré les efforts du prince pour la convaincre, et le récit qu'il lui fit des détails communiqués par son ami le sénateur, la comtesse ne voulut pas prendre au sérieux cette dernière proposition. --Ce que je ne comprends pas, dit-elle, c'est qu'il ait pu en imposer à des gens de bien; je vous avouerai que je n'ai jamais eu de sympathie pour lui. On me l'avait présenté comme un homme honorable et fort épris de ma nièce; croyant faire le bonheur de tous les deux, j'avais surmonté mes répugnances, mais j'ai été heureuse que l'événement vint me donner raison. Chourof, stupéfait, regarda la comtesse. Elle était dans son bon sens et pleinement convaincue: on l'eût hachée menu comme chair à pâté sans lui persuader qu'elle avait jadis pensé d'une façon bien différente. --Enfin, se dit-il, quand elle sera ma belle-mère, j'essayerai de lui faire entendre raison. Le prince, on le voit, avait gardé, à trente-deux ans, toutes les illusions de la jeunesse. Le lendemain matin, Vassilissa fut réveillée par un télégramme. Sa tante était à Saint-Pétersbourg et désirait la voir. Un messager manda Maritsky; il arriva sans perdre un moment. --C'est la réponse à ma lettre, dit-il. --Tu avais donc écrit? --Oui. Puisqu'elle est venue elle-même, au lieu d'écrire, c'est qu'elle est bien disposée. Vas-y sans crainte; je suis retenu en ce moment par mon service; mais dans l'après-midi, j'irai te rejoindre. Le coeur plein d'angoisse, Vassilissa partit avec sa mère pour se rendre chez sa noble tante. Elle la connaissait bien et savait, à n'en pas douter, qu'elle allait subir une scène désagréable,--après quoi, peut-être obtiendrait-elle une éclatante réhabilitation. --Il y a pourtant, pensa l'orpheline, des paroles que je ne peux pas prononcer. Je serai soumise, je lui demanderai pardon de l'avoir quittée. Mais si elle veut que je me repente de n'avoir pas consenti à promettre sans savoir ce que je promettais, je ne pourrai pas le faire! A l'arrivée du train, elle trouva dans la gare le valet de pied de sa tante, qui l'attendait avec l'équipage. Du moment où elle devait épouser Maritsky, la comtesse ne pouvait permettre que sa nièce s'encanaillât dans une voiture de louage. Si elle avait dû épouser Tchoudessof ou le policier du gouvernement de N..., c'eût été bien différent, et la voiture de louage, loin d'encanailler Vassilissa, eût été le véhicule approprié à sa situation; mais noblesse oblige! La comtesse attendait sa nièce de pied ferme. Elle aussi se préparait à la bataille. Elle tenait dans sa main l'honneur et le mariage de Vassilissa et comptait ne les lâcher que donnant donnant. Il lui fallait une soumission et un repentir absolus. Dès l'entrée de sa nièce, elle comprit que la victoire lui serait chèrement disputée. Annoncée par un domestique, mademoiselle Gorof entra dans le petit salon de sa tante. Sa mère, à qui la crainte et le chagrin donnaient l'air d'une brebis en peine, marchait sur ses talons. Elle fit un profond salut à sa tante, qui s'était levée, et s'approcha pour lui baiser la main, comme autrefois. Il ne convenait pas à la comtesse d'ouvrir les hostilités; elle se prêta à cet acte de déférence et se rassit, après avoir indiqué des sièges à ses parentes, puis elle attendit les excuses de sa nièce. Vassilissa comprit que le moment critique était arrivé; de ce qu'elle allait dire dépendait le bonheur de sa vie. Toute pâle, baissant les paupières pour contenir l'éclat de ses yeux bleus, animés par la fièvre et par sa colère intérieure, elle parla d'une voix distincte: --Ma chère tante, dit-elle, je reconnais combien j'ai été coupable en abandonnant votre maison. Je vous en fais mes excuses; je regrette d'avoir si mal agi envers vous, et je vous demande pardon pour la peine, l'inquiétude et le mécontentement que je vous ai causés. Elle avait prononcé cette phrase tout d'une baleine; elle s'arrêta et attendit une réponse. Le visage de la comtesse exprimait un étonnement mêlé de colère,--et cependant, en elle-même, elle admirait l'excellente tenue de la jeune fille, sa dignité modeste, la grâce de son maintien, ces choses-là étaient son oeuvre à elle, le fruit de ses efforts; elle glissa un regard de pitié sur la pauvre madame Gorof, qui pleurait comme une fontaine dans son mouchoir, et se demanda comment cette oie avait pu pondre un cygne. Mais ces satisfactions purement extérieures ne calmaient pas son orgueil blessé; l'irritation prit le dessus. --Est-ce là tout ce dont vous avez à me demander pardon, mademoiselle? dit-elle d'une voix sèche. --Je sens très-bien, ma tante, répondit la jeune fille, que le mauvais exemple de ma révolte était pernicieux pour ma cousine Zina... Ses paupières palpitèrent sur ses yeux, mais elle refoula les larmes jaillissantes... Elle va bien, ma tante? dit-elle d'une voix émue; me sera-t-il permis de voir ma chère Zina? La comtesse triompha au spectacle de l'émotion de sa nièce. --Zina va bien! fit-elle d'un air détaché. Nous verrons tout à l'heure s'il y a lieu le vous permettre de la voir. Alors, vous comprenez que vous avez manqué à tous vos devoirs envers moi? --Oui, ma tante. --Précisez. --Je comprends que je n'aurais pas dû permettre à Zina de seconder ma fuite, que dussé-je mourir, je n'avais pas le droit d'exposer une fille à déplaire à sa mère... je vous demande pardon de mes offenses et j'attends tout de votre bonté. Cette dernière phrase toucha particulièrement la comtesse par son élégance. Décidément, cette jeune fille était admirablement élevée. Mais des causes de la rébellion de Vassilissa, pas un mot! Persisterait-elle par hasard à se croire innocente et persécutée? L'insoumission et le manque de confiance allaient-ils reparaître au moment où cette malheureuse enfant avait le plus grand besoin de sa bienfaitrice outragée? La comtesse, malgré son indignation secrète, ne voulut pas brusquer les choses et préféra démontrer préalablement à sa nièce la nécessité de se confier à sa générosité. Laissant de côté la question de pardon, elle entama une homélie longuement préparée. --La Providence, dit-elle, n'a pas tardé à vous punir de votre ingratitude. A peine aviez-vous échappé à la protection de mon toit, que vous étiez déjà en butte à la calomnie. Votre évasion même a donné lieu aux suppositions les plus inconvenantes: on a prétendu que le prince Chourof vous avait accompagné dans votre fuite. --C'est faux! s'écria madame Gorof, sortant enfin de son mouchoir son visage ruisselant de larmes. --Je le sais bien, répliqua la comtesse avec hauteur. Si je croyais que ce fût vrai, ma nièce ne serait pas en ma présence. Elle continua, s'adressant à Vassilissa: --Vous voyez combien le monde est disposé à juger sévèrement celles qui tentent de se soustraire à ses lois; non-seulement cette calomnie a trouvé un inventeur--je n'ai pas besoin de vous dire que si je puis le découvrir, il sera traité comme il le mérite--mais ce qui est plus triste encore, elle a trouvé des gens disposés à l'admettre; de sorte que, sans avoir à vous reprocher ce dont on vous accuse, vous êtes justement punie pour une autre faute: votre insoumission envers moi. Vassilissa baissait la tête; madame Gorof s'était replongée dans son mouchoir. La comtesse continua avec une satisfaction intime: --Par la voie anonyme, méprisable entre toutes, les parents de votre fiancé ont été informés de ce que votre fuite inconvenante avait fait penser de vous; M. Maritsky, avec une sagesse que je loue, s'est adressé à moi comme à la seule personne qui pût vous défendre et vous protéger. Il sait, m'a-t-il écrit, qu'un mot de moi, que ma présence à votre mariage anéantirait ces bruits fâcheux. Donc, je puis tous rendre l'honneur et vous donner la joie de devenir la femme d'un honnête homme, d'un homme du meilleur monde; je suis prête à le faire, mon enfant, et avec plaisir, mais je suis lasse de voir mes bontés payées d'ingratitude. Si vous voulez que je prononce ce mot, méritez-le par un aveu sans restriction, humble et complet, de tous vos torts passés, de toutes vos injures à mon égard. La comtesse se tut. Le silence régna dans le petit salon, interrompu seulement par les sanglots étouffés de madame Gorof. --Ma tante, dit Vassilissa de sa voix claire, je suis au désespoir de ne savoir mieux exprimer ce que je ressens et de ne pouvoir me faire comprendre. Je vous l'ai déjà dit, et je vous le répéterai sans cesse, j'envisage pleinement l'étendue de mes torts envers vous et envers ma cousine; je suis pénétrée de reconnaissance pour votre générosité, aussi bien dans les choses morales que dans les choses matérielles; je vois qu'en vous quittant comme je l'ai fait, non seulement j'ai agi d'une manière imprudente aux yeux du monde, mais encore coupable envers vous, qui remplaciez ma mère... --Mais, s'écria la comtesse, qui se leva, les yeux brillants de rage, vous ne voulez pas avouer que votre fol entêtement et votre orgueil infernal ont été la première cause de ces torts que vous énumérez si complaisamment? Vassilissa leva la tête, et leurs yeux se croisèrent: fer contre fer. --Je ne puis avouer cela, ma tante, dit-elle courageusement. Si vous ne m'aviez demandé que ce qu'on peut exiger d'une enfant soumise et respectueuse, j'aurais obéi. --J'ai donc trop exigé? cria la noble dame. Vassilissa baissa les yeux et ne répondit pas. --Soumets-toi, ma fille, fais ce que veut la comtesse, murmura madame Gorof totalement anéantie en tirant sa fille par sa robe. Vassilissa semblait sourde et muette. --Taisez-vous, dit brutalement la comtesse à sa pauvre cousine, qui tressaillit et se fit imperceptible, cela ne vous regarde pas. J'ai outre-passé mes droits? dit-elle à sa nièce d'un ton menaçant. La jeune fille resta immobile. --Répondez! cria la tante en fureur. C'est là ce que vous voulez dire? Répondez, je vous l'ordonne! Vassilissa leva la tête d'un air assuré et ouvrit enfin la bouche: --Puisque vous voulez que je réponde, ma tante, je pense que vous avez exigé de moi plus qu'il n'était juste et raisonnable. La fureur de la comtesse tomba soudain, remplacée par une ironie amère, implacable. Elle s'assit tranquillement et croisa ses moins sur sa robe. --Ainsi, dit-elle, voilà une demoiselle que j'ai prise chez moi à l'âge de quelques mois, orpheline, sans un sou, condamnée à végéter dans un institut de province et à se placer ensuite comme gouvernante à trois cents roubles par an chez quelque hobereau campagnard. Je la prends en pitié, elle entre chez moi comme ma fille, je lui donne une gouvernante, des maîtres, des talents, des plaisirs, des toilettes, des bijoux, tout ce qui constitue non-seulement le bien-être, mais le luxe; elle acquiert, grâce à mes soins, des manières convenables; je lui permets d'avoir pour amie la comtesse Zénaïde Koumiassine, ma fille,--et pour me remercier de tant de bienfaits, le jour où j'exige d'elle une marque de soumission purement apparente, elle me la refuse avec éclat et m'injurie! Car, sachez-le, mademoiselle, et rougissez éternellement de votre faute, cette promesse que je vous demandais, c'était une épreuve, rien qu'une épreuve, et vous n'avei pas seulement voulu avoir l'honneur d'en sortir triomphante! Depuis une minute, Vassilissa combattait avec peine un tremblement nerveux. --Et Tchoudessof, était-ce aussi une épreuve? dit-elle. Muette d'indignation, la comtesse regarda sa nièce sans pouvoir répondre. --Jusqu'au jour où, malgré mes prières, malgré mon refus formel, vous avez accordé ma main à ce monsieur, qui n'avait ni âme ni conscience, que son éducation et ses habitudes mettaient autant au-dessous de ce que je suis, grâce à vous, que le domestique est au-dessous de son maître, j'ai eu en vous, ma tante, la même foi qu'en Dieu. Je fusse morte pour vous défendre contre quiconque vous eût jugée capable d'une injustice! Vassilissa prononça ces derniers mots avec une animation fiévreuse. --Et depuis? fit la tante, toujours ironique. --Depuis, j'ai pensé autrement. --Et qu'avez-vous pensé? dit la comtesse du plus haut de son orgueil. --J'ai pensé que si ma tante était toujours bonne et généreuse, elle tenait par-dessus tout à se voir obéie; j'ai pensé que si des circonstances indépendantes de la volonté de ma faute n'étaient pas venues rompre ce mariage, je serais à cette heure dans la tombe ou bien mariée à Tchoudessof... --Eh bien! le beau malheur! interrompit la comtesse. --Et si je n'étais pas morte avant, j'aurais tué de ma main cet être vil et méprisable qui, pour se venger, se sert de l'anonyme... La comtesse tressaillit: c'était aussi l'opinion du prince. --Qui vous a dit que ce soit lui?... --Je l'ai vu, il est venu à Pavlovsk pour voir comment je portais mon infortune; il se réjouissait tic la pensée de me voir triste et pâle... Je l'ai laissé me regarder bien à son aise, et alors je lui ai dit ce qu'il est lâche, vil et calomniateur! Il n'a rien répondu. Inconsciemment, Vassilissa avait élevé la voix; ses yeux bleus lancèrent une flamme, et elle se tut. Sa tante ne trouvait rien à dire; peut-être sans le savoir rendait-elle hommage au sang aristocratique qui bouillonnait dans ce jeune coeur. Malheureusement pour elle, la jeune fille reprit: --Et voilà l'homme dont je devais porter le nom! Après avoir vu jusqu'à quel point vous voulez être obéie, ma tante, j'ai craint de m'engager dans une seconde épreuve. La première fois, je n'avais rien promis. Que serait-il arrivé la seconde, si je m'étais laissé imprudemment lier? --C'est cela, dit la comtesse; méfiance et ingratitude! Fidèle à votre devise, vous y ajoutes encore l'insulte! Et vous refusez de vous excuser? --Pour cette méfiance? Oui, ma tante, je le refuse. Cette méfiance était juste et fondée. --Je suis donc un monstre, la plus perverse des femmes? dit froidement la comtesse. --Non, ma tante, vous en êtes la meilleure, et je ne puis cesser de vous aimer, quelle que soit votre injustice; mais vous voulez être obéie sans restriction; il n'est ni de ma dignité ni de mon honneur d'obéir à une volonté despotique. --Despotique! s'écria la comtesse avec emportement: elle se calma.--Votre honneur? reprit-elle, c'est bien peu de chose en ce moment; je le tiens dans ma main, que je puis garder fermée, si bon me semble. Que je retourne à la campagne sans avoir rien dit, sans avoir rien fait, votre honneur est mort et votre mariage rompu. --Vous n'en avez pas le droit, ma tante. --Comment! je n'en ai pas le droit? J'ai le droit de parler ou de me taire, suivant mon bon plaisir. D'un geste ample et superbe, la jeune fille montra le ciel. --Au-dessus de votre bon plaisir, il y a Dieu et le devoir! Votre devoir est de sauver une innocente de l'infamie imméritée. --Et si je ne veux pas sauver une insolente d'un châtiment mérité? dit la comtesse blême de rage. --Dieu vous jugera! car en cachant la vérité, vous seriez complice de l'infamie. --Sortez! cria la comtesse en frappant du pied. Vassilissa s'inclina devant elle et sortit la tête haute. Madame Gorof essaya de balbutier quelques excuses, mais la comtesse impatientée la repoussa. --Vous avez mis ce monstre au monde, lui dit-elle, tâchez de lui faire entendre raison. Madame Gorof sortit plus morte que vive. LV Zina fait une visite sans permission. Au lieu de se faire reconduire à la gare, les dames Gorof rentrèrent dans leur petit appartement de Saint-Pétersbourg. Maritsky arriva dans l'après-midi, suivant qu'il avait été convenu, et courut chez elles. Le bouleversement de cette petite maison, où rien n'était à sa place, où la table dressée à la hâte portait encore le plateau du déjeuner servi tant bien que mal par les soins de madame Gorof, n'était pas fait pour diminuer l'impression pénible que produisit sur le jeune homme la vue du visage de sa future belle-mère décomposé par les pleurs. --Cela ne va pas? fut sa première parole. --Pas du tout, répondit tristement la malheureuse femme. La comtesse veut que Lissa lui demande pardon, et celle-ci ne veut pas. --C'est-à-dire, Alexis, interrompit la jeune fille, que je lui ai demandé pardon, mais elle veut autre chose; il lui faut des excuses pour mon refus d'engager ma parole sans savoir qui l'on me proposait. --C'est trop fort! s'écria Maritsky. --C'est comme cela, pourtant; elle n'en veut pas démordre. Je te le demande, è toi, puis-je, dois-je céder? Maritsky réfléchit pendant un moment, qui parut long k sa fiancée. --Non, lui dit-il tendrement, tu ne dois pas lui demander pardon pour cela; ce serait à elle de se faire pardonner son sot entêtement, son stupide... Un coup de sonnette lui coupa la parole, fort à propos pour la comtesse, car il n'était pas au bout de son rouleau. Madame Gorof courut ouvrir, et au même instant Zina, riant, pleurant, bondissant comme un chevreau, se précipita dans la chambre. Miss Junior, plus effarée que jamais, courait après elle et commença par ramasser l'ombrelle que la jeune comtesse avait jetée à terre afin de mieux embrasser sa cousine. --Oh! Zina, Zina! s'écria Vassilissa, qui fondit en larmes, depuis le jour où tu m'as portée dans tes bras!...--Elle m'a portée, je n'avais forces, continua-t-elle en se tournant vers Maritsky; je ne sentais plus rien; je n'ai pu ni la remercier ni l'embrasser... Je serais morte sans elle... Alexis, mon fiancé, ma cousine Zénaïde, dit-elle en s'apercevant qu'elle avait oublie la présentation de rigueur. --Bonjour, mon cousin, je vous fais mon compliment sincère! dit Zina en tendant la main au jeune homme avec cette grâce parfaite qui était son apanage. Maritsky baisa cette aimable main de jeune reine, et Zina embrassa sa cousine plus étroitement que jamais. Miss Junior adressa au bel officier son petit compliment anglais, aussi sec qu'un pruneau, et resta debout les deux ombrelles à la main, malgré les instances de madame Gorof pour la faire asseoir. --Miss Zina, dit-elle, à présent que vous avez vu votre cousine, retournons à la maison. --N'y comptez pas, miss Junior, répondit Zénaïde en secouant la tête; je ne m'en irai que lorsque je n'aurai plus rien à dire. --Oh! si madame la comtesse le savait... --Ce n'est pas moi qui irai le lui raconter, répliqua la jeune indomptée avec son sang-froid habituel; si vous aimez à rester debout, vous êtes bien libre; moi, j'aime à m'asseoir Si ta savais comme nous avons couru, dit-elle en se laissant tomber sur le vieux canapé vermoulu, tenant toujours Vassilissa par la main. Alors tu tu es heureuse? --Heureuse, oui! mais pas mariée! Je ne sais quand cela s'arrangera... --Oui! au fait, maman me dit tout le temps que cela ne me regarde pas, tu sais que je n'interroge jamais les domestiques,--excepté tantôt le cocher qui m'a dit où tu demeures--miss Junior, on lui dit aussi que cela ne la regarde pas... Pauvre Missy! Ses yeux rieurs lancèrent un regard amical à l'Anglaise qui avait fini par s'asseoir sans lâcher les ombrelles, mais qui par l'extrême roideur de son attitude protestait contre cette démarche imprudente. --Elle est très-bonne, ma miss Junior, dit vivement Zina. Je la fais bien enrager--moins que mon frère cependant;--sa conscience est toujours aux prises avec ma volonté, mais elle est très-bonne et très-patiente--et puis, elle finit toujours par faire ce que je veux, et c'est bien gentil. L'Anglaise sourit un peu, et ses yeux bridés exprimèrent une douce satisfaction. En réalité, les généreuses folies de son élève, tout en secouant d'une façon vraiment terrible ses pauvres nerfs jadis si paisibles, lui avaient inspiré la plus haute estime pour cette vaillante qui ne craignait rien. --Et le prince? demanda Vassilissa, je n'ai pas pu le remercier. --Le prince? répéta Zina, je le remercierai pour toi si tu veux,--il le prendra très-bien de ma main, ajouta-t-elle en rejetant la tête en arrière avec un geste charmant d'orgueil féminin. Nous sommes très-bons amis, fit-elle en rougissant, parce que Maritsky la regardait. Il est venu, tu sais? --Il est venu? répéta le jeune officier. --Oui; il paraît que vous aurez peut-être besoin de lui... Au fond, qu'est-ce qu'il y a? --Il y a, répondit Vassilissa, qu'on accuse le prince de m'avoir enlevée, et moi de vivre à ses dépens... --Eh bien! fit Zina, maman va arranger tout cela! --Elle ne veut pas. --Comment, elle ne veut pas? Nous allons bien voir! Elle n'est plus méchante du tout, maman; maintenant je fais presque tout ce que je veux. Elle est devenue très-indulgente. --Pas pour moi, toujours, répliqua Lissa en se rappelant la scène du matin. --Elle t'a grondés ce matin? Tu as été secouée? --Comme un prunier! Elle m'a positivement chassée! --Oh! fit Zina, c'est sa grande ressource quand elle ne sait plus que dire, mais je t'assure qu'au fond elle est meilleure qu'elle en a l'air. --Pourquoi n'y êtes-vous pas allé, vous? dit-elle éé Maritsky. --Je m'y préparais, mademoiselle, quand vous êtes entrée... --Eh bien, allez-y tout de suite, ça l'empêchera de trouver que je suis trop longtemps absente. Avez-vous avoué quoi que ce soit relativement à la part du prince dans l'évasion de Lissa? --Non, répondit la jeune fiancée; je crois que ma tante ne s'en doute pas. --Très-bien; n'en parlez pas, monsieur Maritsky, je n'ai rien dit non plus. Je lui en réserve la surprise pour plus tard; mais à présent ça gâterait mes affaires. Allez, allez donc, dit-elle en pressant le jeune officier. Quand il fut parti, elle emmena sa cousine dans une autre pièce, et, la regardant bien en face: --Qu'est-ce que tu dirais, fit-elle, si j'épousais Chourof? --Oh! s'écria Vassilissa avec effusion, que je serais contente! Il aurait enfin la récompense qu'il mérite! --Eh bien, ma chérie, tu peux te réjouir. Si je ne le pousse pas un peu, il n'osera jamais, mais cela ne m'embarrasse guère. Arrangeons d'abord ton mariage. --Et tu l'aimes? demanda Vassilissa en interrogeant le visage de son amie. --Je l'adore! répondit bravement Zina. Il n'est pas au monde d'homme meilleur, plus honnête, plus délicat... et il m'aime, vois-tu! non pas à en perdre la tête, mais à devenir d'une intelligence prodigieuse. Pauvre cher prince Charmant! C'est par remords que je l'épouse, tu sais, pour l'avoir si abominablement taquiné. Quand on pense que je l'ai trouvé bête, j'ai envie de me battre! Elle se mit à rire. Miss Junior la réclamait piteusement dans la pièce voisine; elle se décida à terminer ses alarmes et prit congé de Vassilissa. --Quand te verrai-je? dit celle-ci. --Demain; tu viendras chez maman... --Elle m'a chassée! --Oh! ça ne fait rien, sois tranquille, tu peux te lever de bonne heure, car on t'enverra chercher. Je te dis qu'elle n'est pas méchante, elle est seulement un peu... Elle chercha le mot... Despote! conclut-elle. Vassilissa se rappela combien peu cette expression lui avait réussi le matin et sourit tristement. --Je te dis de ne pas avoir de chagrin, répéta impérieusement la jeune comtesse. Que maman le veuille ou non, je te verrai demain. Elle l'embrassa encore une douzaine de fois et sortit. Vassilissa, penchée hors de la fenêtre, la vit passer, légère comme Diane en personne, toujours flanquée de miss Junior, qui n'était pas sans ressemblance avec un chien basset appartenant à la meute de la divine chasseresse. LVI Un peu partout. Après avoir télégraphié à mademoiselle Bochet de venir la retrouver à Saint-Pétersbourg, Vassilissa se remit à la fenêtre pour guetter le retour de son fiancé. La journée était grise et triste; le mois de septembre n'est pas des plus gais en Russie. Le temps parut bien long à la jeune fille, et beaucoup de tristes pensées se succédèrent dans son esprit, la laissant de plus en plus abattue. Maritsky parut enfin, mais pâle et défait comme après une maladie. Elle le regardait sans oser l'interroger... Il la prit dans ses bras avec tendresse. --Eh bien? fit-elle timidement. --Elle est intraitable! répondit-il avec un geste de désespoir. Je n'avais pas idée d'un entêtement pareil. J'ai bataillé pendant deux heures; toutes les cinq minutes elle était au pied du mur, et malgré cela elle venait à bout de reprendre le dessus. Elle a une manière de répondre à ce qu'on ne lui dit pas et de ne pas répondre à ce qu'on lui dit qui est bien ce qu'il y a de plus fatigant au monde. De guerre lasse, je suis parti: rien n'est fait, ou plutôt tout est è recommencer. --Oh! je la connais, dit tristement la fiancée, il n'y a pas moyen de discuter avec elle; et encore elle n'a pas osé se mettre en colère devant toi... --Elle n'a pas osé! s'écria Maritsky. Ah! si tu l'avais entendue! «Cette fille perverse, cette enfant dénaturée... ce monstre d'ingratitude!...» Moi, je lui répétais: Cette jeune fille qui sera ma femme dans quelques jours...» Elle s'arrêtait, modérait sa voix et ses expressions, et repartait de plus belle! Pour une scène, ça a été une scène bien réussie! --Elle a crié? demanda ingénument Vassilissa. --Tant qu'elle a pu! Elle en est tout enrouée. Je ne comprends pas comment une femme du monde, une personne de notre aristocratie peut s'oublier au point de faire des éclats de voix que les domestiques doivent entendre de l'autre bout de la maison! --Elle est comme cela quand on lui tient tête, répondit la jeune fille. Elle n'a pas l'habitude de rencontrer de la résistance, elle perd complètement possession d'elle-même. Qu'allons-nous faire? ajouta Lissa après un silence. --Nous y retournerons demain ensemble... Elle compte sur moi pour te décider à faire des excuses, ce qu'elle appelle des excuses complètes. --Veux-tu que je lui en fasse? demanda la jeune fille après un court silence. Maritsky, au lieu de lui répondre, la regarda avec des yeux pleins de larmes. --Si tu crois que ce soit le seul moyen d'en finir, dit-elle; si par là ton repos et celui de tes parents peuvent être assurés, je crois que je pourrais prendre sur moi de faire ce qu'elle désire... Je ne la reverrais jamais, alors, car je mourrais sans lui pardonner. Il faut que tu me dises que tu le désires, qu'en faisant ainsi je te prouve mon amour... Sans cela... Elle secoua tristement la tête, et sa voix s'éteignit. Maritsky se mit à genoux devant elle. --Tu es un ange, dit-il, pendant qu'une vraie larme roulait sur sa joue. Tu es la plus courageuse et la plus dévouée des femmes. Jamais je ne t'aimerai assez pour ce que tu viens de dire là. Il la serra longuement sur son coeur et s'assit près d'aile. --Non, reprit-il, je ne veux pas que tu t'humilies; je ne veux pas que toi, généreuse et bonne, tu demandes pardon de ton martyre à cette vieille folle... Vassilissa lui mit la main sur la bouche. --Elle m'a élevée, dit-elle, sans ses bienfaits, je ne serais pas de celles à qui tu peux donner ton nom. --Je t'aurais aimée dans n'importe quel rang, paysanne ou servante... Le coeur de Lissa but avidement ces paroles passionnées; mais sa raison lui fit secouer la tête avec un sourire. --Soit, dit-elle; nous sommes libres de ne pas l'admirer ni l'aimer beaucoup; mais je ne peux être une ingrate, et tu me feras plaisir en ne l'appelant plus... --Vieille folle? dit Maritsky en riant, je veux bien; je trouverai un équivalent. Les fiancés se mirent à rire ensemble. A cet âge, les impressions très-vives se succèdent presque sans transition, comme chez l'enfant. --Et si elle ne veut rien entendre? reprit Vassilissa. --J'ai mon idée, répondit mystérieusement le jeune officier. Je donne ma démission, car je ne peux me marier actuellement sans le consentement de mon colonel, et il ne me le donnera pas sans que j'aie celui de mes parents; une fois libre, je trouverai bien un prêtre qui nous mariera, moyennant finance... Je t'emmènerai chez mes parents, et dès qu'ils t'auront vue, ils t'aimeront comme tu le mérites. Vassilissa combattit longtemps cette proposition; elle ne voulait pas apporter en dot à son fiancé les désagréments et les reproches qui accompagnent et suivent ces sortes de mariages; mais Maritsky, à bout de bonnes raisons, lui déclara qu'il se brûlerait la cervelle si elle refusait plus longtemps. Cet argument la décida. Madame Gorof ne fut pas si longue à convertir. Restait mademoiselle Bochet, qui se laissa gagner à ce projet aventureux avec une facilité extraordinaire. La bonne créature dont la vie s'était passée à enseigner la grammaire et le piano s'était d'abord sentie un peu mal à l'aise dans cette atmosphère de passion, de combats et d'orages, puis insensiblement elle y avait pris goût; elle s'apercevait qu'il y a autre chose au monde que Noël et Chopsal et les exercices de Czerny. De vagues bouffées de jeunesse lui montaient au cerveau en contemplant cet amour impétueux et fou; un peu plus, elle fût allée dire son fait à la comtesse. Mais ce n'était pas à elle que devait revenir cette mission périlleuse. Ce n'était pas au comte Koumiassine non plus que devait échoir le dangereux honneur de faire entendre raison à sa femme. Rappelé par télégramme--et Dieu sait si le laconisme de ce mode de correspondance s'était fait ce jour-là plus sec et plus anguleux que de coutume!--le pauvre comte était arrivé dans l'après-midi. Son premier entretien avec sa femme le désarçonna complètement, car il se trouva tout à coup responsable là où sa conscience ne lui reprochait rien. --C'est vous, lui dit sa moitié, vous qui êtes coupable de tout le mal; vous avez toujours gâté cet enfant, et récemment encore, quand elle est venue se plaindre à vous de moi, votre devoir n'était-il pas de la rembarrer d'importance? --Mais, ma chère... --Au lieu de cela, qu'avez-vous fait? poursuivit impitoyablement la comtesse;--vous l'avez choyée, caressée, et tous lui avez donné des sommes folles... --Oh! folles! murmura piteusement le comte. --Combien? --Six cents roubles, dit le comte, diminuant la vérité de moitié. --Eh bien, qu'est-ce que je tous disais? Six fois plus qu'il n'était nécessaire. Enfin, c'est votre faute, et vous sériez mal venu aujourd'hui à m'implorer pour elle. --Cependant, ma chère amie, elle n'a rien à se reprocher, et la calomnie... --Rien à se reprocher! répéta la comtesse en fausset (c'était la voix de ses colères conjugales). Et son ingratitude envers moi? Et la noirceur de ce complot de fuite dans lequel elle a entraîné votre propre fille? Le comte mordit sa moustache, mais cette fois pour s'empêcher de rire; l'idée de ses braves enfants faisant évader Vassilissa sous le nez de la respectable comtesse n'avait pas cessé de chatouiller agréablement son orgueil paternel. Voyant qu'il n'obtiendrait rien, il abandonna la poursuite, mais non sans avoir déchargé son arme. --Fort bien, ma chère, dit-il en pivotant sur ses talons; tous êtes maîtresse de vos actions, je le conteste moins que personne; mais vous m'accorderez bien le même droit. Autant que vous, je suis le parent, et, de plus, le tuteur légal de ma nièce. Vous pouvez refuser votre consentement à son mariage, vous pouvez refuser votre témoignage à son innocence injuriée; moi, hélas! je n'ai pas qualité pour servir de protecteur à l'innocence, mais je puis conduire ma nièce à l'autel,--de même que je puis couper la figure à quiconque la regarderait de travers.--Et, je vous en donne ma parole, mon consentement pas plus que ma protection ne lui manqueront en cette occasion solennelle. Là-dessus, le comte rapprocha ses deux talons, ses éperons sonnèrent; il s'inclina galamment sur la main de sa moitié stupéfaite, la porta à ses lèvres et disparut léger comme un brouillard du matin. La comtesse était si bouleversée qu'elle ne songea pas à le retenir. Quoi! son mari se mêlait de lui tenir tête! Mais c'était donc une conjuration! Le monde entier conspirait-il contre sa dignité? Une ou deux fois seulement pendant les vingt-huit années de leur union, le comte avait exprimé des volontés opposées à celles de sa femme, mais il avait tenu bon, et la comtesse avait été contrainte de céder--de bonne grâce, pour couvrir sa défaite. Or, cette fois, son époux s'était exprimé avec une netteté qui ne laissait pas de place au doute: il le ferait comme il l'avait dit; allaient-ils donner au monde le spectacle d'un ménage désuni? Faudrait-il qu'après tant d'années d'une association si paisible, modèle de tous les mariages présents et à venir au point de vue mondain, le calme bienséant de cette union exemplaire fût remplacé par un orage retentissant? La comtesse mûrit ces réflexions pendant une heure ou deux, au bout desquelles sa disposition d'esprit n'était pas sans analogie avec celle qui la dominait au moment de l'évasion de sa nièce; elle eût donné gros pour sortir de là avec les honneurs de la guerre. Chourof, qui vint la voir dans la soirée, la trouva songeuse et distraite; de sorte que le soin de la conversation retomba principalement sur Zénaïde. Celle-ci, à l'exemple de sa mère, s'était fait un visage sérieux--un visage de jour maigre, disait-elle,--mais sous l'expression solennelle de sa jolie figure perçait on ne sait quelle folle gaieté, aussitôt réprimée. On parla de promenade, innocemment le prince fit une allusion au jardin d'été; depuis les sourcils légèrement levés jusqu'à la fossette du menton, un sourire fugitif et narquois illumina le visage de la jeune comtesse, ce qui ne l'empêcha pas de mettre dans sa réponse toute la gravité désirable. Le pauvre prince avait vainement battu les allées de ce lieu de plaisance de deux à quatre heures. Zina n'avait eu garde d'apparaître. Malgré ces velléités frivoles, Zénaïde sut maintenir l'entretien à une hauteur convenable, et même elle sut mériter un signe de tête approbateur de sa mère par la façon dont elle apprécia l'utilité des écoles privées pour l'éducation des enfants pauvres. En dépit de toutes les probabilités menaçantes, une heureuse harmonie régnait dans ce petit cercle, lorsque Justine Adamovna se présenta pour faire son rapport. Justine--pour employer une expression vulgaire, à coup sûr, mais éloquente--était dans ses petits souliers, depuis l'arivée inattendue, invraisemblable de la comtesse; un événement survenu dans l'après-midi avait encore rétréci le diamètre de ces étroites chaussures, de sorte qu'elle pouvait à peine se tenir sur ses jambes: elle avait rencontré Maritsky dans l'escalier, et celui-ci lui avait jeté un regard si éloquent qu'elle en était restée muette; son bonjour avait reçu pour toute réponse un salut militaire fort écourté; l'infortunée en était à se demander si l'on avait des soupçons sur son compte, et son esprit travaillait à en perdre haleine. Le dîner relativement succinct se passa sans encombre; près de la moitié de la soirée s'était écoulée de même; elle n'avait osé lever les yeux autrement que de côté, pour étudier l'expression des visages. N'y voyant rien d'insolite, elle s'était rassurée cependant, et l'heure venue, elle apportait sa petite pancarte, indiquant soit les événements survenus à l'asile pendant le jour, soit l'absence totale d'événements. La vue de la protégée avait commencé par faire une impression désagréable sur Zénaïde, qui n'avait pas oublié la manière dont elle s'était conduite avec Vassilissa pendant le grand carême précédent; puis elle conçut soudain l'idée de se servir de Justine pour obtenir des informations sur ce qu'elle voulait savoir; par cela même que cette utile personne était restée à Pétersbourg, elle devait être en mesure de lui donner tous les renseignements désirables. Profitant du moment où l'on servait le thé, la jeune comtesse se dirigea vers la salle à manger au moment où Justine s'était réfugiée après la présentation de son rapport, et lui dit à brûle-pourpoint: --J'ai entendu parler de certaine lettre anonyme; avez-vous quelque soupçon du misérable qui a pu l'écrire? Justine, certainement, était une personne de grand mérite et possédait beaucoup d'empire sur elle-même; mais attaquée si rigoureusement, elle perdit contenance, d'autant mieux qu'elle était loin de se douter combien peu Zénaïde pensait à la soupçonner. Elle devint verte, n'osant lever les yeux, resta rivée au sol et répondit d'une voix singulièrement enrouée: --Non, mademoiselle. Qui est-ce qui vous en a parlé? Le timbre étrange de la voix, le changement de son visage avaient frappé Zénaïde; c'est avec une intonation bien différente qu'elle reprit: --Tout le monde en parle ici, d'ailleurs. Il m'a semblé que vous deviez être bien informée. Justine sentit qu'il fallait lever les yeux à tout prix; elle se décida donc à regarder la jeune comtesse, mais elle rencontra deux yeux si pleins de flammes, de mépris, d'indignation, qu'elle se bâta de revenir à sa modestie habituelle; ses mains tremblantes plièrent soigneusement son ouvrage, et elle répliqua du ton le plus aimable: --Je ne suis pas mieux informée que les autres. --En êtes-vous sûre? dit Zénaïde avec hauteur. Vous avez eu de tout temps l'habitude de savoir tout avant les autres. --Que voulez-vous dire, mademoiselle? s'écria la protégée d'une voix pleine de larmes. Zina haussa les épaules et lui tourna le dos, plus qu'à demi convaincue de la vérité. Encore un peu de conversation sérieuse, et le prince prit son chapeau. Pendant qu'il traversait l'un après l'autre les salons presque obscurs, Zina, qui le guettait, vint à sa rencontre et lui dit à demi-voix: --Demain, après midi, ici, vers deux heures, venez voir ma mère. --Oui, mademoiselle, fit Chourof. Puis il ajouta d'un ton piteux: Je ne vous ai pas vue, aujourd'hui!... --Ce soir ne compte pas? répliqua Zina avec une ingénuité de commande. --Non: si vous saviez ce que j'ai marché autour du jardin d'été! La malicieuse jeune fille étouffa un petit rire argentin. --Cela vous apprendra, dit-elle, à vous promener sans permission. Elle lui tendit la main avec un regard si pénétrant et si doux que Chourof, éperdu, baisa cette main clémente. Elle fit d'abord le geste de retirer vivement sa main, qu'il gardait dans la sienne; un regard rapide autour de l'appartement lui ayant appris qu'ils étaient seuls, elle laissa les lèvres du prince s'appuyer encore use fois sur ses doigts roses, puis elle s'enfuit à travers les longues enfilades de pièces désertes. Une glace qui se trouvait là refléta son image vivement éclairée par les lampes dont elle se rapprochait... le prince contempla cette image jusqu'à ce qu'elle se fût fondue en un brouillard grisâtre, poussa un soupir et s'en retourna chez lui. LVII La comtesse prend les choses de haut. Le lendemain, à une heure précise, la voiture de la comtesse vint prendre Vassilissa--sans sa mère--tel était l'ordre précis de la comtesse, que la figure de madame Gorof remplissait d'un insurmontable ennui. Maritsky sauta sur un drochki et arriva en même temps qu'elle au perron de la maison Koumiassine. La porte s'ouvrit, ils entrèrent, et pendant qu'un domestique allait les annoncer, le jeune officier eut le temps de murmurer à sa compagne: --Ne cède pas, je t'en prie! Comme ils traversaient le salon bleu, Zina apparut dans l'embrasure d'une porte et leur fit un signe muet de protection et d'amitié; avant qu'ils eussent pu répondre, elle avait disparu, et un moment après, ils se trouvèrent en présence de la redoutable comtesse. Cette fois, Vassilissa ne fit aucun mouvement pour s'approcher de la main qui lui avait montré la porte le jour précédent; après sa révérence, elle attendit l'invitation de s'asseoir que lui fit aussitôt sa tante. Quand elle n'était pas en colère, la comtesse était encore plus polie avec ses ennemis qu'avec ses amis. Un silence fort embarrassant s'était établi; la noble dame adressa la parole à Maritsky. --Eh bien! monsieur, dit-elle arec une sorte d'enjouement, avez-vous obtenu quelque chose de cette enfant rebelle? Un geste respectueux, mais négatif, fut la réponse. Vassilissa fort pâle, mais toujours résolue, prit la parole. --Ma tante, acceptez les expressions de repentir que je vous ai offertes et que je suis prête à réitérer; croyez à ma sincérité et ne me demandez pas plus de paroles que mon coeur n'en peut ratifier. Elle levait sur la comtesse des yeux si pleins de tendresse, de prière et en même temps de dignité féminine, que Maritsky se tint à quatre pour ne pas se jeter à ses pieds. La comtesse fut un moment sans répondre. --Alors, dit-elle enfin, je dois comprendre que vous aimez mieux renoncer à votre mariage que d'humilier votre orgueil? --J'aimerais mieux renoncer à mon mariage que de consentir par intérêt à faire une démarche que désavoue ma conscience. Je puis ne jamais épouser l'homme que j'aime, dit fièrement Vassilissa; mais si je l'épouse, ce sera le front haut et la conscience pure de tout mensonge, de toute hypocrisie! Hypocrisie! La comtesse n'avait pas pensé à cela! Peu lui importait au fond ce que penserait Vassilissa; il s'agissait uniquement d'une concession matérielle, semblable à celle qu'elle avait exigée à Koumiassina, alors que sa nièce malade perdait ses forces tous les jours dans un isolement malsain et dangereux. Il y aurait donc hypocrisie à proférer des paroles de regret que désavouerait le coeur! Évidemment, oui! Alors, fallait-il persévérer jusqu'au bout, refuser son témoignage, laisser flétrir une innocente parce qu'elle n'aurait pas voulu être hypocrite? Ces réflexions entraînaient bien loin la comtesse, et cependant le temps pressait, car sa nièce et Maritsky attendaient ses paroles. --Votre tort, dit-elle enfin, est précisément d'être incapable de contrition. Vassilissa baissa la tête; sur ce chapitre-là, en effet, la contrition lui était impossible. --Mais madame, dit Maritsky, en cette circonstance, vous ne songez qu'à mademoiselle Gorof, et il me semble que j'y suis aussi pour quelque chose! En ne misant pas les démarches qui peuvent amener le consentement de mes parents, vous punissez votre nièce de ses torts réels ou non envers vous;--mais moi, qui ne vous ai rien fait, contre lequel vous n'avez pas de griefs, pourquoi voulez-vous m'empêcher de me marier selon mon coeur. --Eh bien! épousez-la! s'écria la comtesse au comble de la colère; épousez-la telle qu'elle est, décriée, déshonorée... et vous serez malheureux toute votre vie avec elle. Une enfant aussi ingrate ne peut être qu'une mauvaise femme, une mauvaise mère; épousez-la malgré vos parents, qui en mourront de chagrin, sans ma bénédiction, sans celle de Dieu, qui a dit: «Tu honoreras ton père et ta mère», et puissiez-vous être punis de votre ingratitude par celle de vos enfants! Tout coeur russe est superstitieux. Combien plus celui d'une jeune fille malheureuse depuis longtemps déjà! Vassilissa s'était levée au mot «déshonorée», blanche, roide, une main sur son coeur; elle avait écouté les terribles paroles de sa tante, qui ressemblaient à une prophétie ou à une malédiction. --Ma tante a raison, dit-elle à Maritsky plein d'angoisse, je ne peux obtenir sa bénédiction, celle de vos parents vous manquerait de même,--je ne yeux pas vous porter malheur,--je ne serai jamais votre femme, oubliez-moi... Adieu... Elle fit un pas et tomba sans connaissance; Maritsky la souleva dons ses bras et la porta sur le canapé, et la comtesse lui fit respirer un flacon de sels qui ne la quittait pas. En ce moment un coup de sonnette retentit en bas, mais on n'y fit pas attention dans le salon bleu. Vassilissa ouvrit enfin les yeux, et fit sur-le-champ le mouvement de se lever pour partir. D'un geste plus tendre qu'impérieux, sa tante l'obligea de rester couchée. --Je souhaite, madame, dit Maritsky à voix basse, qu'au jour du jugement vous et moi nous puissions nous présenter devant notre Créateur avec une conscience aussi droite, aussi pure que celle de cette malheureuse enfant. Elle entrera au ciel avec la couronne du martyre! La comtesse ne répondit pas; les dernières paroles de Vassilissa l'avaient vivement frappée par leur noblesse et leur élévation. Le travail inconscient commencé depuis la veille dans son esprit troublé s'acheva tout à coup. Elle hésita une seconde encore;--céder, c'était plier son orgueil, faire acte de soumission,--elle, comtesse Koumiassine! La pensée du jugement que venait d'évoquer le jeune homme l'emporta soudain vers le ciel; aussi sincèrement qu'à Pâques, alors qu'elle faisait acte de religion d'un coeur fervent et contrit, elle offrit à Dieu le sacrifice de son orgueil. --Vous avez raison, monsieur, dit-elle non sans émotion; je n'ai pas la prétention d'être infaillible... Que Dieu soit juge entre elle et moi. J'ai cru bien faire...; mais elle vient de montrer un courage et une abnégation qui peuvent racheter bien des défauts. Je désire que vous soyez heureux, ajouta-t-elle, et une larme tomba de ses yeux sur la joue pâlie de Vassilissa. Celle-ci se souleva aussitôt et se jeta dans les bras de sa tante, qu'elle serra étroitement sur son coeur. --Ah! que je vous aime! que je vous aime! lui dit-elle à plusieurs reprises, pendant que Maritsky baisait la main de la comtesse avec un sentiment de respect sincère et d'affection véritable. LVIII Zina fait des siennes. Quand ils eurent tous trois repris un peu de sang-froid, au moment où la comtesse allait entamer une homélie, un bruit de pas se fit entendre tout prés, et ce n'étaient pas ceux d'un domestique! La noble dame arrêta les paroles sur ses lèvres, pour les remplacer par d'autres, moins indulgentes peut-être, à l'adresse de l'importun, quand--ô surprise inouïe!--elle vit sa fille, sa propre fille, qui venait sans être appelée, et suivie du prince Chourof, encore. Cette fille irrévérente se précipita dans les bras de sa mère sans y avoir été conviée et la couvrit de baisers en s'écriant: --Maman, ma chère maman, que vous êtes bonne et que nous vous aimons tous! Elle avait écouté! Zénaïde avait écouté! O miracle d'horreur! Mais la comtesse n'eut guère le temps de proférer des reproches, car Chourof lui avait pris les deux mains et lui répétait, tout rouge de joie et de timidité: --Vous avez une belle âme, comtesse, une âme céleste! Vous êtes un ange! --D'où tombez-vous, prince? fit la comtesse moitié contente du compliment, moitié fâchée de l'intrusion. On ne vous a pas annoncé. Elle jeta un regard de reproche à sa fille qui répondit avec une naïveté trop jolie pour n'être pas un peu feinte: --C'est moi, maman, qui n'ai pas laissé monter le domestique. Je savais que vous étiez en affaires, j'ai préféré amener le prince moi-même. La pauvre comtesse n'y était plus du tout, du tout! Sa fille amenait le prince, elle empêchait les domestiques d'annoncer! Mais c'était le renversement complet des choses d'ici-bas! Elle se promit de remettre dans le droit chemin Zénaïde, que ce voyage avait par trop émancipée. Dans sa joie, le prince secouait à le rompre le bras de Maritsky, et il avait tout à fait oublié de faire ses compliments à Vassilissa; celle-ci, souriante et nageant dans une félicité céleste, s'approcha doucement de lui et se hasarda à poser le bout du doigt sur son bras. Chourof se retourna tout d'une pièce. --Prince, lui dit-elle, je ne vous avais pas encore vu, je n'ai pu vous remercier... --Remercier de quoi? s'écria la comtesse, qui avait l'ouïe excellente. Les quatre jeunes gens s'entre-regardèrent et restèrent cois. Vassilissa se rappelait, mais trop tard, la recommandation de sa cousine et s'adressait déjà les plus justes reproches... Zina prit bravement son parti. --Maman, dit-elle, ma cousine remerciait le prince de m'avoir si généreusement aidée à la faire partir de chez nous. --A la faire partir? Mais c'est donc vrai? s'écria la comtesse bouleversée. --Ce qui est vrai, dit le prince, c'est que, sans mes chevaux et mon cocher que j'avais fait venir exprès d'une autre terre, mademoiselle Gorof eût difficilement quitté votre domaine; voilà tout. --Vous trouvez peut-être que ce n'est pas d'osez! fit la comtesse avec humeur. Alors, vous?... ajouta-t-elle en tournant vers sa fille son visage couvert d'horreur. --Alors, moi, maman, j'ai prié le prince de m'aider, parce que, toute seule, je ne pouvais pas tout arranger, vous comprenez! --Mais quand, comment avez-vous pu, à mon insu?... --Oh! maman, nous avons causé en nous promenant, et puis nous nous sommes écrit. Elle prononça ces derniers mots avec une mutinerie si adorable que les fiancés, heureux et la main dans la main, ne purent se défendre d'échanger un regard et un sourire. Chourof, la tête basse, avait l'air d'un cheval qu'on étrille. --Écrit? vous? murmura la comtesse. Elle se demanda si c'était elle qui perdait la raison ou sa fille qui devenait folle. Le prince en ce moment sourit malgré lui, comme s'il ne comprenait plus l'énormité de son crime. Les yeux de Zénaïde brillaient comme deux étoiles sournoises sous ses paupières modestement baissées. --Oh! une lettre seulement, c'est-à-dire lui une et moi une: voilà tout, ma chère maman. --Cela ne vous suffit pas? dit amèrement la comtesse. Est-ce qu'il n'aurait pas aussi mis le feu à ma grange, par hasard? --Non, maman; ça, c'est moi toute seule! fit Zina avec un petit mouvement de tête qui dénotait une sorte de satisfaction intime. --Mon Dieu! comment sortirons-nous de tout cela? murmura la comtesse en levant ses bras et ses yeux éperdus vers le ciel. Zénaïde prit la main du prince et le poussa doucement vers sa mère. --Maman... dit-elle, et elle s'arrêta, tirant un peu sur le bras de Chourof. --Bénissez-nous! murmura celui-ci en s'agenouillant avec la jeune fille devant la comtesse ébahie. La surprise et la joie noyèrent le reste dans l'esprit passablement troublé de la noble dame, et la résistance disparut dans le tourbillon. --Ah! de tout mon coeur, mes enfants! s'écria-t-elle. Pendant une minute, tout le monde s'embrassa. Le comte entra à ce moment, annoncé par le cliquetis de ses éperons Sa femme lui fit part des événements qui venaient de s'accomplir et lui, toujours ami de l'ordre et de la paix, il sut s'arranger pour avoir l'air suffisamment surpris, bien qu'un petit entretien qu'il avait eu dix minutes auparavant avec les nouveaux fiancés lui eût épargné la secousse que la comtesse espérait lui faire éprouver. On envoya chercher madame Gorof et même mademoiselle Bochet, que la comtesse sut remercier amicalement de l'attachement qu'elle avait témoigné à son ancienne élève dans la peine, et la journée s'écoula, pleine de projets, de rires et de valses à quatre mains. Les jeunes couples poussèrent la folie jusqu'à danser des quadrilles au son d'une vieille pendule à musique, pendant que la comtesse, souriante et calmée, les regardait en faisant le devis de deux superbes trousseaux pareils pour les jeunes mariées. Madame Maritsky devait prétendre un bien autre trousseau que madame Tchoudessof. Il fallait douze douzaines de tout. Cette jeunesse amoureuse et gaie lui rappelait d'ailleurs le temps de ses fiançailles avec le comte, et son mari fut traité ce jour-là avec une grâce toute particulière. L'heure du dîner arriva; le comte avait fait monter du vin de Champagne pour arroser, à la santé des nouveaux mariés, un menu superfin, commandé au club anglais. Seule, mademoiselle Justine, absente depuis le matin, ignorait ce qui s'était passé. --Tout le monde se marie, mademoiselle, lui dit Zina en courant à sa rencontre, tout le monde, excepté vous! Lissa épouse Alexis Maritsky, j'épouse le prince Chourof, et vous, qui épousez-vous? --M. Tchoudessof! jeta Vassilissa en passant derrière sa cousine; je ne connais que lui qui soit digne de mademoiselle Justine; et d'ailleurs, j'ai idée qu'ils se connaissent bien mieux que nous autres, simples d'esprit, ne le supposons! --J'espère qu'ils auront des enfants, beaucoup d'enfants qui leur ressembleront! ajouta Zénaïde. --Amen! fit le prince, qui pourtant n'était pas méchant. Justine, livide de colère, avait écouté tout cela en souriant d'un air désagréable. Elle prenait fort bien la plaisanterie. --Vous croyez rire, pensa-t-elle; mais nous verrons bien si votre prédiction ne s'accomplit pas! LIX Conclusion. Huit jours après, Maritsky épousa Vassilissa, que le comte et la comtesse conduisirent à l'autel, au milieu de l'assemblée la plus brillante que l'on eût pu recruter à cette époque de l'année. Chourof avait décidé avec Zénaïde qu'ils se marieraient chez eux, à la campagne; et quelques jours après ce premier mariage, tout le monde partit pour Koumiassina. Dmitri fut le plus heureux des petits garçons en apprenant que son bon ami, le prince, allait être son beau-frère et qu'il aurait le droit de le tutoyer. La veilla de son mariage, Zina se promenait avec lui dans la grande allée où ils avaient comploté ensemble la fuite de Vassilissa. --Cela me fait pourtant de la peine, lui dit-elle en l'embrassant, de te laisser ici, mon petit homme. Tu vas être bien triste et bien seul... --Oh! répondit fièrement l'enfant, dans six semaines j'entrerai au corps des pages comme pensionnaire; je suis ignorant comme une carpe avec mes trois langues étrangères; j'aurai assez à faire de m'instruire, et pendant les vacances tu me prendras bien avec toi, dis? fit-il en serrant le bras de sa soeur sur son petit coeur gros de larmes, malgré sa brave contenance. --Toujours, mon frère chéri! et en ville tu passeras tous tes congés avec nous. --Oh! oui, maman a bien assez à faire avec sa charité, elle n'aura pas besoin de moi... Le lendemain, Zina quitta le nom et la terre des Koumiassine pour ceux des Chourof. --Voulez-vous que je fasse changer en rose les tentures de la chambre bleue? lui avait demandé son fiancé. --Pourquoi? répondit la vaillante créature; je ne crains pas les souvenirs, ils n'ont ni corps ni âme, et puis le bleu me va bien, ajouta-t-elle avec la coquetterie enfantine qui lui donnait une grâce si piquante. La comtesse, de plus en plus absorbée dans sa «charité», comme disait son fils, ne se permet plus que trois ou quatre mois de vacances, sur lesquels elle passe environ six semaines à Chourova. Son gendre, le modèle des gendres, car il a su trouver le moyen de vivre avec elle sans se quereller, lui faisait un jour les honneurs de son potager. --Ah! vous avez mis des pommiers dans ce trou-là? dit-elle; moi, j'y aurais mis des cerisiers... l'emplacement était fait exprès; mais vous vous y entendez mieux que moi, naturellement; seulement vos pommiers ne vous donneront jamais de pommes, tandis que des cerisiers... Un autre jour, en examinant les châssis pour le forçage des primeurs: --Vous faites des petits pois? Quelle idée baroque! A quoi bon? Si c'étaient des asperges, je comprendrais cela... Nous forçons les asperges à Koumiassina, et nous en avons toute l'année; mais des petits pois! comme si l'on n'avait pas l'été pour en manger! D'ailleurs, c'est votre affaire, mais c'est bien de l'argent dépensé pour un piètre résultat. Lorsqu'elle quitte Chourova, le prince, qui adore les petits pois, pousse un soupir de soulagement et télégraphie immédiatement aux Maritsky de venir. --Ça renouvelle l'air! dit Zénaïde avec sa malice ordinaire. Les enfants des deux cousines grandissent ensemble et ne forment qu'un seul groupe, toujours remuant et joyeux, de garçons robustes et de fillettes spirituelles. --Il y a des moments, dit Vassilissa, où je ne puis plus reconnaître les miens. Tout ce petit monde adore l'oncle Dmitri, car Dmitri n'a pas tardé à être promu au grade d'oncle; il a attendu plus longtemps sa promotion de sous-lieutenant; mais toute chose arrive en son temps, et il vient d'obtenir les honneurs d'une brillante sortie du corps des pages. Sa nouvelle dignité ne l'empêche pas de découper toute espèce de choses dans du papier, à l'ébahissement perpétuel de ses neveux et nièces, dont aucun ne possède ce talent particulier et assez rare. Mademoiselle Bochet élève les enfants de Vassilissa; miss Junior est retournée en Angleterre avec une jolie pension. Zénaïde lui devait bien cela! On demandait un jour à cette dernière pourquoi elle n'avait pas, à l'exemple de Vassilissa, gardé son ancienne institutrice pour élever ses enfants. --J'ai eu trop peur, répondit-elle, que mes filles n'eussent mon caractère, et dans ce cas-là, ou miss Junior aurait complètement perdu la raison à mon service, on bien mes filles auraient fait des leurs, tout comme j'ai fait des miennes!... Le prince, ravi, n'a pas assez d'yeux pour la regarder quand elle rit de cette façon discrètement railleuse qui donne à sa physionomie un charme irrésistible. Les enfants sont tous charmants, mais on les cache quand la comtesse vient dîner, car elle ne peut pas les tolérer plus de cinq minutes. --Ce n'est pas ainsi que j'ai élevé les miens, dit-elle parfois: autres temps, autres mours, mais l'ancien système valait mieux. Dans ces moments-là, la princesse et son frère tâchent de se regarder sans rire. La prédiction de Vassilissa s'est réalisée. La princesse, qui ne désirait pas voir Justine vivre et mourir dans la maison de sa mère, a sollicité et obtenu pour cette personne capable la direction d'un asile municipal, y compris le chauffage, l'éclairage et le logement. Justine était devenue un bon parti, et Tchoudessof l'a épousée. Seulement, on ne peut pas tout avoir! Il a dû renoncer à se payer «une petite cocotte», car sa femme est d'une jalousie à faire frémir. Au grand regret du prince, ils n'ont pas d'enfant. --J'aurais été curieux, dit-il parfois, de voir ce qui aurait pu sortir de cette union-là! Et de fait, c'eût été curieux! Mais pour cette fois, la Providence a pris pitié des pauvres humains, et ces braves gens n'auront pas de postérité. FIN DU TOME SECOND. TABLE DES MATIÈRES XXXI. Entretien conjugal. XXXII. La nuit de Pâques. XXXIII. Mademoiselle Justine ne perd pas courage. XXXIV. Le comte obtient on succès inattendu. XXXV. Vassilissa tient tête à ta tante. XXXVI. La comtesse forme un nouveau projet. XXXVII. Vassilissa reprend courage. XXXVIII. Autre proposition. XXXIX. Les enfants doivent obéissance et soumission. XL. Zénaïde s'assure du renfort. XLI. Entretien dans la serre aux ananas. XLII. Vassilissa fait de l'exercice. XLIII. Zénaïde se promène. XLIV. Au feu! XLV. Zénaïde reçoit une verte semonce. XLVI. Le comte Koumiassine reçoit une visite imprévue. XLVII. Comme on se retrouve! XLVIII. Le complot. XLIX. Maritsky se met en colère. L. Comment ou va aux serres avec des parapluies. LI. Vassilissa exprime nettement son opinion à Tchoudessof. LII. La comtesse prend une résolution généreuse LIII. Zénaïde joue une vieille valse. LIV. Fer contre fer. LV. Zina fait une visite sans permission. LVI. Un peu partout. LVII. La comtesse prend les choses de haut. LVIII. Zina fait des siennes. LIX. Conclusion. FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND. __________________________________________________ PARIS, TYPOGRAPHIE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE. [Fin du roman _Les Koumiassine_ (tome second) par Henry Gréville]