* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. Dans le cas où le livre est couvert par le droit d'auteur dans votre pays, ne le téléchargez pas et ne redistribuez pas ce fichier. Titre: Les Koumiassine (tome premier) Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1877 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1878 (deuxième édition) Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 3 septembre 2008 Date de la dernière mise à jour: 3 septembre 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 166 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) LES KOUMIASSINE PAR HENRI GRÉVILLE -------------- TOME PREMIER -------------- Deuxième Édition [Illustration: blason] PARIS E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 ----- 1878 L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droite de traduction et de reproduction. Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mars 1877. ________________________________________________________ PARIS, TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. LES KOUMIASSINE I. La ménagerie de la comtesse Koumiassine. Il avait neigé toute la journée, et la nuit promettait de n'être pas meilleure. Un chemin à peine battu dans la neige molle, et recouvert à tout moment pour les gros flocons lourds et paresseux, conduisait des communs à la maison seigneuriale. Les domestiques, en habit noir, en cravate blanche, couraient sans cesse à la cuisine, située au milieu de la cour, et revenaient portant des plats d'argent recouverts de cloches de métal; le maître d'hôtel s'avançait de temps en temps sur le perron, gourmandant à droite et à gauche du ton le plus rogue, puis reparaissait, obséquieux et souriant, derrière la chaise de la comtesse Koumiassine. Les marmitons allaient et venaient, recevant des domestiques des taloches ou des coups de pied qu'ils rendaient avec usure aux chiens de garde attirés par l'odeur du repas; le cuisinier criait à tue-tête, furieux contre de laveuses de vaisselle; et, sur ce va-et-vient inséparable du dîner de chaque jour, la neige tombait lentement, faisant reluire par transparence ses prismes de diamant le long des fenêtres bien éclairées. La comtesse Koumiassine n'avait point d'hôtes à sa table ce jour-là: sa maison suffisait seule à lui tenir compagnie. Le comte était absent, il faisait sa tournée annuelle dans ses terres de Crimée. Près de la comtesse, à sa droite, siégeait le gouverneur de son fils, un Allemand aux joues rouges, aux cheveux blond pâle, aux yeux bleu faïence, qui avait toujours l'air d'avoir trop dîné. A son côté était assis le jeune comte, âgé de huit ans et demi, pétillant d'esprit et de malice, ignorant comme une carpe et capable d'en remontrer à son précepteur sur la dialectique; détestant d'ailleurs le gouverneur allemand, parce qu'il avait succédé è son ancien menin français, moins instruit peut-être, mais qui faisait si bien les queues de cerf-volant! A gauche de la comtesse se tenait, orgueilleusement plantée sur une chaise, la gouvernante anglaise de sa fille, miss Junior, qui ne ressemblait pas à l'Anglaise traditionnelle: toute petite, très-maigre, avec des yeux bridés qui lui donnaient l'air myope et qui y voyaient très-bien; muette à table et employant volontiers, pour parler aux domestiques, la langue française, qu'elle écorchait, mais qu'elle prononçait moins mal que le russe. Celle-ci était de peu de ressource pour la conversation. Au flanc gauche de miss Junior se trouvait la jeune comtesse Zénaïde Koumiassine, âgée de quinze ans et huit mois, aussi jolie et aussi spirituelle que son petit frère Dmitri. Signe particulier: détestant sa gouvernante et adorant celle de sa jeune cousine, chose bien naturelle d'ailleurs! Celle-ci, sa voisine de gauche, était une Suissesse de quarante ans, bonne, placide, foncièrement honnête, peu jolie et n'en ayant cure, contente de remplir son devoir. Miss Junior, étant la gouvernante de la jeune comtesse, recevait deux cents roubles par an de plus que mademoiselle Bochet, bien qu'elle ne sût point la musique; mais la hiérarchie! L'étiquette implacable de la maison Koumiassine séparait à table les deux cousines, qui se retrouvaient ailleurs, à leur grande joie: mademoiselle Bochet était assise entre Zénaïde et Vassilissa Gorof. Vassilissa venait d'avoir dix-sept ans, mais elle en paraissait à peine seize. Le teint fleur de pêcher de ses joues veloutées, l'éclat tendre et malin de ses yeux bleus,--de ses deux pervenches, disait l'excellente mademoiselle Bochet, originaire de Clarens,--le sourire modeste et presque craintif de ses lèvres roses, lui donnaient l'air d'un pastel du siècle dernier. Sa robe décolletée --tes jeunes filles paraissaient toujours au dîner en tenue de bal--dessinait des épaules adorables et une poitrine chaste, toute jeune encore, et qui semblait avoir honte d'être vue, ainsi que des bras mignons encore roses. Vassilissa ne disait jamais rien en présence de la comtesse Koumiassine, sa bienfaitrice et sa parente éloignée, qu'elle appelait «ma tante». A côté de Vassilissa trônait l'intendant polonais, bel homme encore, qui teignait sa barbe et ses cheveux d'un noir éclatant aux lumières, quoique légèrement verdâtre le jour; et, après l'intendant, venait la foule des demoiselles de compagnie, protégées, dames de petite noblesse, pauvres et recueillies par la comtesse, en attendant qu'elle leur trouvât un asile définitif. La table longue, où le bas bout n'était pas un vain mot, se prolongeât jusqu'à la porte d'entrée; le vent froid, venu de la cour par l'antichambre à chaque nouveau plat, faisait péniblement tousser une pauvre demoiselle noble --maigre et poitrinaire--qui dévorait ses quintes dans le creux de sa main. Ce bruit ennuyait visiblement la comtesse, mais, comme elle était très-bonne, elle ne disait rien... Les plats d'argent se succédaient sans fin, comme des enfilades de glaces reflétées l'une dans l'autre. La comtesse tenait le dé de la conversation, et racontait quelque chose de très-intéressant à l'intendant qui l'écoutait sans manger, pour lui témoigner un respect plus évident; les domestiques en profitèrent pour enlever l'aile de gelinotte que le pauvre Casimir s'était offerte de si bon coeur. Casimir retint un soupir de regret; les yeux toujours fixés sur les lèvres de la comtesse, il recueillit ses paroles jusqu'à la dernière; mais, au moment où il ouvrait la bouche pour approuver, les protégées et les demoiselles nobles de peu de fortune» commencèrent en choeur une série d'exclamations louangeuses qui couvrirent ta voix du malheureux intendant. Penaud, il regarda l'assiette de Saxe qu'on venait de mettre devant lui, rêva un instant à la gelinotte envolée, et se consola en pensant qu'on allait servir des glaces. Les deux jeunes filles, qui n'avaient rien perdu de cette petite scène, échangèrent un regard. Vassilissa baissa aussi les yeux sur son assiette, refuge assuré contre les tentations; mais Zénaïde, plus brave ou moins stoïque, ne put retenir le commencement d'un éclat de rire. La comtesse se tourna vers sa fille avec l'expression de l'étonnement le plus profond. --Je vous demande bien pardon, maman, murmura Zénaïde, devenue soudain toute rouge. Et elle s'appliqua consciencieusement à l'asperge glacée que le maître d'hôtel venait de poser sur son assiette. Miss Junior eut aussi une asperge, mademoiselle Bochet et Julie n'eurent qu'une pomme, une glace ordinaire à la vanille. C'est que le maître d'hôtel connaissait ses devoirs, et la hiérarchie n'avait pas d'arcanes pour lui. Le dessert apparut enfin: les assiettes de Saxe montées, les fruits venus de France ou de Crimée, les confitures diverses, circulèrent avec les petites cuillers d'or ciselées à jour, avec les petits couteaux d'ivoire à manche de filigrane, que le comte avait rapportés du Caucase, chefs-d'oeuvre d'un Tcherkesse demeuré inconnu; puis, la comtesse recula sa chaise et se leva, développant sa haute taille et sa robe de moire bleue. Un grand brouhaha suivit; toute l'assemblée se mit à la file pour atteindre les doigts que la comtesse abandonnait généreusement au baise-main obligatoire. Une poignée de main d'une part, une révérence de l'autre, s'échangèrent entre la comtesse et les deux gouvernantes, et tout le reste se précipita sur la noble main qui donnait de si bons dîners... si longs! Naturellement ceux qui étaient les plus proches à table s'écartèrent pour laisser passer les autres. Madame Koumiassine, avec un sourire de commande, déposait un baiser sur chaque front incliné sur ses doigts, mais ordinairement le baiser restait en l'air ou dans les ruches d'un bonnet. Lorsque la dernière protégée eut accompli ce devoir, la comtesse lui tourna le dos et se dirigea vers le salon voisin, éclairé d'une lampe voilée par un abat-jour. Après l'éclat des candélabres et de l'argenterie, ce demi-jour avait quelque chose de particulièrement rafraîchissant. Arrivée sur le seuil de la porte, la comtesse s'aperçut qu'elle avait oublié quelque chose et s'arrêta. Un geste imperceptible fut aussitôt compris du maître d'hôtel, qui refoula sans façon le groupe de protégées prêt à sortir par la porte opposée. Tout le monde se retourna. --J'ai voulu vous annoncer moi-même, dit en français la comtesse Koumiassine de sa voix claire et distincte comme un hautbois, que d'aujourd'hui en huit nous retournons à Pétersbourg pour la saison d'hiver. Soyez sans inquiétude, mesdames, dit-elle en s'adressant plus particulièrement à la foule des protégées, d'ici-là, tout le monde sera pourvu. Le troupeau servile fit mine de se précipiter encore une fois sur les mains de la comtesse pour la remercier. D'un geste plein de noblesse et de grâce, elle arrêta ce mouvement de reconnaissance impétueuse, retourna dans le petit salon et se laissa tomber un peu lourdement dans une grande bergère placée sous la lumière de la lampe. Les plus privilégiées des dames «nobles, mais de peu de fortune», la suivirent et s'assirent sur des chaises, faisant tapisserie. --Lisez-moi le journal, monsieur Wachtel, dit la noble dame au gouverneur allemand. --Lequel, comtesse? et l'infortuné en fouillant fiévreusement dans un paquet prodigieux de journaux et de revues. --Le journal... non, le premier article de la Revue des Deux-Mondes. Le gouverneur prit le livre et commença la lecture avec un accent germanique des plus prononcés. --Que faite-vous ici, monsieur? interrompit la comtesse en voyant la tête moqueuse de son fils émerger derrière le rideau de la porte. --J'écoute mon gouverneur, maman! répondit Dmitri sérieusement. --Vous ne pouvez pas comprendre ce qu'il lit; retirez-vous. --Oh! maman, c'est si amusant!... Il lit si mal... La comtesse fronça le sourcil et Dmitri disparut. II Ce qui se disait entre jeunes filles. Le jeune comte ne perdit pas une minute; il courut à la grande pièce nue et mal éclairée où sa soeur et sa cousine passaient leur vie en compagnie de leurs gouvernantes. On le laissait peu de temps avec les deux jeunes filles, et il avait fallu que l'attrait d'entendre lire «si mal» son gouverneur fût bien puissant pour le retenir loin d'elles. Il bouscula la foule des domestiques occupés à desservir, et pinça de toutes ses forces, en passant, le maitre d'hôtel, qui lui sourit aimablement. --Ah! jeune comte, vous plaisantez, dit avec aménité le vieux coquin, qui ajouta dès que Dmitri eut disparu: Petite canaille! Les deux gouvernantes, chacune dans son coin, se berçaient des rêves les plus doux. Pétersbourg dans huit jours! Pétersbourg qu'elles quittaient avec désespoir au mois de mai, qu'elles retrouvaient avec transport au mois de novembre! Pétersbourg où l'on avait le cabinet de lecture anglais de la place de l'Amirauté, et la colonie suisse, et l'église réformée, et la chapelle anglicane, et les compatriotes, et, ô joie ineffable, les jours de sortie! Y a-t-il quelque chose de plus détestable, se disaient-elles, que la campagne, où l'on n'a pas de jours de sortie? Rester attelée à la besogne pendant quatorze jours, c'est bien ennuyeux, mais au moins a-t-on le dimanche deux fois par mois pour s'épanouir en liberté, tandis que six mois de campagne forcée, vis-à-vis d'une rivale détestée, ou simplement jugée bête ou prétentieuse!... Si les deux gouvernantes ne se haïssaient pas cordialement, c'est qu'au fond elles n'étaient méchantes ni l'une ni l'autre. Pour le moment, à l'idée de ne plus être uniquement condamnées à leur société réciproque, elles s'aimaient presque! Les deux chaises se rapprochèrent et les projets d'avenir prirent l'express. Les jeunes filles, de leur côté, étaient si sérieuses, que le récit de l'escapade de Dmitri ne les fit rire qu'un moment. A l'idée de Pétersbourg, le petit comte faisait la roue sur le parquet,--c'était encore le menin français qui lui avait inculqué ces mauvaises manières.--Il allait retrouver le Skating-Club et les leçons de gymnastique! On le menaçait bien de lui faire commencer le piano, mais c'était encore hypothétique pour cet hiver-là. Il trouva bientôt ses cousines maussades et se mit à découper avec beaucoup d'art une masse de profils de l'intendant dans une feuille de papier;--toujours les fruits de l'éducation de son menin français, le misérable! Pendant qu'i! a'amusait à faire des traîneaux de papier pour varier ses plaisirs, les deux jolies têtes des cousines s'étaient rapprochées, et elles causaient confidentiellement. Jusque-là, les jeunes filles avaient tout partagé: la grande chambre où dormaient aussi les deux gouvernantes,--chacune à l'abri d'un paravent,--les leçons de français et tes leçons d'anglais, les promenades, tout enfin, excepté les toilettes et les respects de la valetaille. Vassilissa n'était et ne pouvait être que l'orpheline élevée par charité dans la maison de la riche comtesse sa parente. Elle avait de jolies robes, mais, si l'étoffe était aussi belle, la façon était moins élégante et moins à la mode que celle des robes de Zénaïde; sa gouvernante était payée moins cher; Vassilissa avait très-peu d'argent de poche: à Noël et à Pâques, elle ne donnait pas de cadeaux aux domestiques, tandis que Zénaïde avait ordre de donner sans compter dans ces occasions solennelles. Aussi Vassilissa sentait-elle son infériorité, et, si elle n'en souffrait guère, c'est qu'elle aimait trop sa cousine pour laisser se glisser dans son coeur un sentiment qui, de près ou de loin, eût pu ressembler à de la jalousie. Zénaïde, elle, était l'oiseau heureux qui perche, vole, gazouille, sans s'inquiéter du reste. Elle craignait sa mère, qu'elle aimait,--un peu comme on aime les saints du paradis, avec respect et de très-loin;--son frère était trop jeune, sa gouvernante sévère d'aspect; elle aimait sa cousine de toute sa force, de toute son âme; plus que sa cousine encore, mais d'un amour plus réservé, elle aimait son père, toujours absent et, en raison de ses absences, compté pour peu de chose au logis. --Pétersbourg! disait tristement Vassilissa. Et qui sait si je reviendrai ici l'année prochaine! --Pourquoi pas? --Mais ma tante n'a-t-elle pas dit qu'elle me conduirait dans le monde cette année? --Eh bien! quel rapport cela peut-il avoir?... --Si je me marie... --Oh! Lissa, si tu te maries, que ce sera gentil! Ou me fera une robe longue pour la noce... Marie-toi, Lissa, marie-toi. --Nous ne serons plus ensemble, et je ne reviendrai plus ici... J'aime cette vieille maison; j'y ai été bien heureuse! Nous sommes libres dans ce coin, personne ne nous dérange. --Bah! dit étourdiment Zénaïde, à Pétersbourg, maman est toujours sortie! Un silence suivit. --Tu vas revoir ta mère, reprit Zénaïde au bout d'un instant. En effet, Vassilissa avait encore sa mère; mais cette mère, restée veuve de bonne heure et sans fortune, s'était accoutumée à un milieu moins relevé que celui de sa famille. Ses manières n'étaient pas irréprochables au point de vue de l'élégance, et la comtesse Koumiassine, tout en traitant extérieurement sa cousine Gorof avec beaucoup d'égards, ne lui permettait que rarement de voir sa fille, et cela toujours en présence de la gouvernante. Madame Gorof en souffrait plus dans son amour-propre que dans son amour de mère, à vrai dire peu développé. Mais la cousine était riche, elle avait promis de doter Vassilissa; et puis l'absence de sa fille lui laissait la liberté de bavarder à son aise avec quelques bonnes langues, ses amies. Vassilissa répondit tristement: --Oui, c'est vrai, je vais revoir ma mère. Et elle n'ajouta rien. A neuf heures, on servit le thé; toujours les porcelaines fines et l'argenterie massive, toujours les petits pains dorés, le beurre battu exprès à l'instant même, les gâteaux faits de crème épaisse et de fleur de froment: tout le luxe d'une famille princière et en même temps le manque de confort qui caractérise, surtout en Russie, les services de la valetaille de grande maison. La maîtresse du logis payait largement, mais, au fond, ne se souciait pas du bien-être de ses hôtes: jamais elle ne regardait par elle-même si les enfants ou les employés étaient bien servis. L'heure du coucher vint ensuite. Wachtel apparut, en quête de son élève, qui lui remplit ses poches de cocottes de papier, pendant qu'il disait quelques fadaises aux gouvernantes. Dmitri embrassa les deux jeunes filles, fit une révérence à mademoiselle Bochet, et s'en allait sans dire bonsoir à miss Junior, quand il fut arrêté et réprimandé par son précepteur. Le délinquant se laissa ramener de bonne grâce,--cela perdait toujours un peu de temps, --fit un salut profond à miss Junior, et, en s'en allant, lui fit les cornes derrière son dos, à l'inexprimable satisfaction de Zénaïde. Les gouvernantes se retirèrent à l'abri de leurs paravents respectifs; chacune avec une bougie, pour faire leur toilette de nuit; les femmes de chambre entrèrent dans la grande pièce en marchant sur la pointe du pied; elles tressèrent en silence les longues nattes des fillettes, assises sur des chaises dans leurs grands peignoirs; puis les jupons blancs, les fraîches toilettes disparurent, emportés à bout de bras. Vassilissa et Zénaïde se prosternèrent ensemble devant les saintes images et firent leur prière. Elles dirent de loin bonsoir aux paravents et se glissèrent dans leurs petits lits blancs, si rapprochés l'un de l'autre qu'elles pouvaient se parler tout bas. Contre l'habitude, Lissa resta muette. --Je suis sûre que tu penses à ton mariage! lui chuchota Zénaïde quand la bougie du second paravent fut éteinte. --Oui, répondit doucement Vassilissa, qui étendit la main pour prendre celle de sa cousine. --As-tu envie d'être mariée? reprit celle-ci curieusement. Ce mot de mariage, qui n'était pas encore fait pour elle, lui semblait plein de jolies choses; elle y entrevoyait des robes neuves, des bijoux, la délicieuse toilette blanche, les fleurs d'oranger, les chantres et les cierges allumés,--tout, excepté le mari. --Non, répondit Vassilissa après avoir un instant soupesé la question dans son esprit. --Pourquoi? fit Zénaïde, tellement surprise qu'elle faillit parler haut. Un hum! significatif sortit du paravent de gauche. --Pourquoi? reprit-elle plus bas en secouant la main de sa cousine. --Je ne sais pas... j'ai peur! --Peur de quoi? --Du mari. --Quelle drôle d'idée! mais un mari, ce n'est pas effrayant, c'est un mari; tout le monde se marie; moi aussi, je me mariera; je l'espère bien, au moins! --J'ai peur du mari qu'on me choisira, dit nettement Vassilissa, qui venait de découvrir le motif de son appréhension secrète. --Il sera jeune, riche, noble... comme tous les maris, reprit Zénaïde d'une voix rêveuse. --Non, Zina, dit Vassilissa avec fermeté, il ne sera rien de tout cela, et il faudra que je l'épouse. --Qu'en sais-tu? Tu as de singulières idées ce soir! --Tu verras! --Plaise à Dieu que tu te trompes! C'est que je ne l'aimerais pas, ton mari, s'il était comme tu dis! --Je ne l'aimerai pas non plus. Bonsoir, ma chérie, dors bien, dit doucement l'orpheline. A la lueur de la lampe qui brûlait devant tes images, les deux bustes mignons se soulevèrent: un baiser fut échangé. --Hum! fit le paravent de droite. Les deux têtes se nichèrent dans tes oreillers, et le silence ne fut plus interrompu de la nuit que par les ronflements aigus de miss Junior. III Ce qu'était la comtesse Koumiassine. Quand la comtesse Koumiassine, lors du décès de son cousin Gorof, avait pris à sa charge Vassilissa, âgée de quelques mois seulement, elle était mariée depuis onze ans et n'avait pas d'enfant. Dans la rue, à la promenade, elle regardait les jolis plis que faisaient, sur les bras des nourrices, les pelisses de cachemire blanc richement brodé, et elle enviait le bébé, ce complément de la vie pour une femme mariée. Dans le décès précoce de son cousin, elle vit le doigt de Dieu qui lui envoyait l'enfant désiré, sans danger ni peine pour elle-même. Le consentement de madame Gorof ne fut qu'une affaire de simple formalité, et, huit jours après la mort de son père, Vassilissa entrait dans la maison comme fille adoptive de la comtesse. Le comte, qui aimait les enfants,--du reste le meilleur des hommes,--avait consenti aussitôt à la proposition de sa femme. Il alla chercher et apporta lui-même dans sa voiture un magnifique costume de nourrice russe pour la péronnelle villageoise qui nourrissait l'enfant, et fut au comble de la joie de voir se promener dans la maison cette belle fille, couverte comme une châsse de damas bleu et de galons d'or, avec sa coiffure russe brodée de perles et de paillettes. La comtesse se fit suivre à la promenade par la nourrice et le nourrisson, répondant aux étonnements par des plaisanteries, et jouant à la jeune mère avec beaucoup de naturel. Mais le ciel, parait-il, n'avait pas pris la plaisanterie d'aussi bonne grâce, car un beau matin, après quelques mois de maternité fictive, la comtesse s'aperçut qu'elle était mère pour tout de bon. Ceci ne lui prêta point à rire. D'abord, elle était mariée depuis une douzaine d'années, et puis, qu'allait-elle faire de l'enfant qu'elle avait si malencontreusement adopté, à présent qu'il y en aurait un autre? Faute de mieux, elle se borna à espérer que ce serait un garçon. Mais, quand la Providence s'amuse à nos dépens, elle ne fait pas les choses à demi: le garçon fut une fille! Le comte en prit aussitôt son parti: les deux fillettes grandiraient ensemble, les jeux et les études n'en seraient que plus faciles pour Zina. Mais la comtesse, plus pratique, vit plus loin dans l'avenir, et se dit qu'il faudrait marier Vassilissa de très-bonne heure afin qu'elle ne fut pas un encombrement trop sérieux. A vrai dire, depuis ce moment-là elle ne l'aima plus du tout; et, si elle n'alla pas jusqu'à la haïr, c'est parce que sa foi religieuse et son devoir de charité lui commandaient d'aimer et de protéger une enfant sans défense dont, en outre, elle était la marraine. La Providence, prenant toujours au sérieux le désir de la comtesse d'avoir des enfants, lui envoya un fils, Dmitri, sept ans après lu naissance de Zénaïde. Cette fois, ce fut un vrai désespoir: la comtesse resta six mois sans sortir de ses terres, et les plus proches mêmes n'entendirent parler de l'événement qui donnait un héritier male aux Koumiassine que lorsque le fait fut accompli. Heureusement, les miséricordes du Seigneur s'arrêtèrent là: car, si elles se fussent une fois de plus traduites sous la même forme, les principes religieux de la comtesse n'eussent peut-être pas pu la retenir de mettre fin à ses jours. Cependant l'ordre le plus parfait ne cessa pas un instant de régner dans la maison Koumiassine; les deux petites filles grandirent côte à côte, Vassilissa plus délicate et demandant plus de soins, Zénaïde plus robuste et venant à plaisir. On les habilla de même tant qu'elles furent petites; elles n'eurent pendant longtemps qu'une gouvernante pour deux; puis, un jour, Lissa avait environ quinze ans, on lui mit des robes longues, on lui donna une institutrice pour elle seule, et celle-ci reçut la mission de tourner son élève vers les devoirs sérieux de la vie. --C'est une orpheline sans fortune, mademoiselle Bochet, ne l'oubliez pas. Son lot, dans la vie, ne sera pas celui d'une héritière; efforcez-vous de lui inspirer des goûts modestes et l'humilité chrétienne dans toute sa noblesse résignée. La comtesse daigna s'exprimer ainsi en remettant sa nièce aux mains de la brave Suissesse. Heureusement celle-ci avait un excellent coeur; elle ne comprit point ce qu'on voulait d'elle, et, se conformant à la lettre plutôt qu'à l'esprit, elle inspira à son élève le goût de tous les devoirs et de toutes les vertus, qui, puisqu'elles sont des vertus, ne sauraient être autrement que modestes. Mais, le dédain des domestiques aidant, Vassilissa avait compris. Aussi ne la vit-on jamais en faute; elle eut l'esprit de ne pas rendre sa cousine chérie responsable des erreurs de sa mère, mais elle se fit dans le silence des heures de travail une ligne de conduite dont elle ne se départirait jamais. Elle se promit de céder aussi longtemps que L'amour–propre seul serait en jeu, et de résister impitoyablement si son honneur ou sa dignité se trouvait en péril. --On m'a donné l'éducation dune demoiselle noble, se dit-elle; tant qu'on me traitera comme une demoiselle, j'accommoderai mes goûts à mes obligations envers ma bienfaitrice; mais si elle manque aux engagements que le fait seul de ces obligations lui a fait contracter envers moi, je saurai lui tenir tête, quand je devrais aller mourir au couvent! Mourir au couvent! c'est le grand mot quand on a quinze ans. A vingt, on trouve d'autres ressources pour résister. Le soir dont nous parlons, lorsque le gouverneur allemand se fut retiré, la comtesse congédia les protégées qui lui servaient de dames d'honneur et s'abandonna à ses réflexions. Vassilissa l'avait deviné, on voulait la marier. Le moment était venu où cette petite fille devenait incommode: Zina allait avoir seize ans dans le courant de l'hiver, il faudrait songer à l'établir... Comment attirer des jeunes gens dans la maison, comment la produire dans le monde tant que Vassilissa serait là? Elle était beaucoup trop jolie pour ne pas présenter de nombreux inconvénients. Oui, certainement, elle était jolie, la comtesse en convenait; son amour maternel ne la rendait pas aveugle. Sa nièce était une bonne enfant, attachée et reconnaissante, très-jolie, très-bien élevée,--ici la comtesse se rendit justice avec quelque complaisance,--en vérité, sa propre fille n'était pas mieux élevée! Sauf le dessin, pour lequel Vassilissa n'avait point de dispositions naturelles, elle possédait les mêmes talents que Zina, et quelques-uns à un degré supérieur, ce que la maturité plus avancée de son âge expliquait, du reste. La bonne comtesse cherchait autour d'elle un mari de condition moyenne, un noble, bien entendu. Mademoiselle Gorof était de bonne noblesse, mais la dot que sa bienfaitrice pouvait lui donner sans dépouiller ses enfants était bien peu de chose; il fallait un homme qui eût de la fortune, pas trop--à quoi bon? Est-ce que jamais la richesse a fait le bonheur? La comtesse oubliait en ce moment qu'elle possédait près d'un million de francs de revenu, et que, si la fortune ne lui avait point donné le bonheur dont elle jouissait, elle lui avait au moins procuré les facilités d'oublier ou d'ignorer bien des petits désagréments. Minuit sonna sur les réflexions de la comtesse. Elle se leva avec la majesté qui ne l'abandonnait jamais, passa dans sa chambre à coucher, et se livra aux mains d'une demi-douzaine de femmes de chambre. Pendant qu'on lui ôtait ses vêtements, une des protégées récitait les prières devant les saintes images, et faisait avec ferveur de grands signes de croix accompagnés de génuflexions abondantes. Lorsqu'elle eut fini les prières de la comtesse, celle-ci s'approcha de la cloison, couverte, sur six pieds de haut et quatre de large, d'images de toute espèce, en or, en argent, en vermeil, sur un fond de perles de turquoises revêtues de diamants, de rubis ou d'émeraudes pour la plupart. Elle baisa avec une vénération particulière une image de la Vierge,--vieille peinture byzantine,--qui portait au-dessus du front un saphir gros comme un oeuf de pigeon; puis elle retourna vers son lit et s'endormit bientôt sous les reflets mystérieux de la lampe de cristal suspendue devant l'iconostase, qui faisait luire de temps en temps des gerbes d'étincelle, dans les pierreries des images. Une femme de chambre de service apporta une mince galette de matelas auprès de la porte, et s'étendit dessus tout habillée, pour le cas où sa maîtresse aurait besoin de ses offices pendant la nuit. IV Zénaïde traduit les ordres de sa mère. Le lendemain en se levant, Zina courut à la fenêtre, en chemise, ses pieds nus chaussés de pantoufles. --La neige! la neige! s'écria-t-elle en battant des mains. Le soleil sur la neige! quel bonheur! --Comment peut-on aimer la neige! grogna l'Anglaise en avançant la tête derrière son paravent; miss Zénaïde, allez vous habiller tout de suite, il fait froid! --Non, miss Junior, il ne fait pas froid; il y a deux heures que le poële est chauffé. La neige! J'ai envie de courir comme je suis dans la neige, et d'y sauter à pieds joints. C'est si bon, si mou! Mademoiselle Bochet ne put s'empêcher de rire. --Allez vous habiller, miss Zénaïde, répéta l'Anglaise. Mais Zina ne t'écoutait pas: elle avait pris les deux mains de sa cousine, aussi peu vêtue quelle, et les deux jeunes filles se mirent à bondir et à tournoyer par la chambre avec de petits cris de joie jusqu'au moment où Zina, hors d'haleine, se laissa tomber en riant sur le bord de son lit. --J'ai perdu ma pantoufle! s'écria-t-elle! Qu'on cherche ma pantoufle! Elle se pendit à un cordon de sonnette, carillonnant à tour de bras. Un troupeau de filles de service effarouchées se précipita dans la chambre. --Cherchez ma pantoufle! dit-elle avec majesté. Le troupeau féminin se précipita à quatre pattes dans toutes les directions, et pendant un moment on n'aperçut que des jupons en peloton: toutes tes têtes avaient disparu. Zina, après avoir remonté ses genoux sous son menton et soigneusement tiré sa chemise sur ses pieds qu'elle prit dans ses deux mains, dit à sa cousine qui s'habillait plus tranquillement: --Sais-tu, Lissa, je vais demander à maman la permission de faire atteler le petit traîneau, le tout petit, petit, tu sais? Et nous irons nous promener dans la neige, dans la forêt. --Par exemple, miss Zina! voilà une idée bien étrange par un froid si cruel! --On ne vous emmènera pas, miss Junior; nous laisserons les personnes raisonnables à la maison. Nous irons toutes seules, n'est-ce pas, Lissa? --Seules, miss Zénaïde! Je ne puis permettre... --Je le sais bien, miss Junior; aussi n'est-ce pas à vous que j'en demanderai la permission: c'est à maman. --Mademoiselle, on ne trouve pas votre pantoufle, vint dire d'un air piteux la première femme de chambre. Zénaïde regarda autour d'elle: --Tenez, la voilà sur la console, dans la boîte à ouvrage de miss Junior. Celle-ci, horrifiée, se précipita hors du paravent, mais l'objet incriminé était déjà dans la possession d'une fille de service, qui se mit à étirer lentement, sur les jambes longues et fines de la jeune comtesse, un bas de soie blanc aux mailles serrées. Depuis longtemps Vassilissa avait mis toute seule ses bas de fil d'Écosse. La toilette de Zénaïde fut longue, car elle ne pouvait rester en place un seul moment. Enfin, malgré ses bonds impétueux et ses mouvements de chèvre fantasque, la soubrette exercée qui la coiffait finit par achever deux superbes nattes brunes, longues, soyeuses, bouclées du bout, malgré les efforts du peigne, et se mit en devoir de les disposer sur la jolie tête brune. Après deux ou trois essais, Zina perdit patience: --Personne ne sait attacher mes cheveux pour qu'ils tiennent! Vous avez toutes peur de me casser, comme si j'étais de verre! Lissa, veux-tu? Elle tendit le paquet d'épingles à son amie, qui se mit à l'oeuvre. Quand ce fut fini: --Merci, ma chère, dit-elle, il n'y a que toi pour cela comme pour le reste, il n'y a que toi, il n'y a que toi!... Et, chantant comme un oiseau joyeux, elle embrassa sa cousine à tour de bras. Puis les deux jeunes filles se dirigèrent vers les images, et, devenues soudain sérieuses, elles firent leur prière avec toute l'ardeur de leur coeur innocent. A midi, le déjeuner réunissait moins de monde que le dîner; souvent la comtesse n'y paraissait point et se faisait servir dans son petit salon; les protégées déployaient alors un appétit féroce, et les gouvernantes causaient avec monsieur Wachtel, en possession de tous ses moyens, que la majesté de la comtesse faisait souvent pâlir au dîner. Dmitri profitait des distractions de son précepteur pour échanger avec sa soeur des signes télégraphiques à propos des projets de l'après-midi; mais ce jour-là, Zénaïde ne voulut rien entendre; elle savait que sa promenade était perdue si Dmitri faisait mine de vouloir y participer. Aussi fut-elle impénétrable, et son frère boudeur lui tourna le dos dès qu'on se leva de table. Zénaïde entra alors sur la pointe des pieds dans le petit salon où sa mère lisait le journal elle-même, pour ne déranger personne. Au bruit des pas légers sur le tapis, la comtesse leva la tête et, clignant un peu, car elle était très-myope: --Ah! c'est vous, ma fille? dit-elle. Bonjour, mon enfant; bonjour, Vassilissa. Et les deux têtes, inclinées chacune sur une main, reçurent un baiser amical et digne. --Maman, dit Zénaïde du ton le plus câlin, j'ai une très-grande faveur à vous demander aujourd'hui. --Voyons! dit la comtesse en souriant bénévolement. --Nous voudrions... je voudrais bien aller me promener en traîneau dans la forêt, sur la neige nouvelle. Oh! maman, dites oui! C'est si Gentil, la neige toute neuve. --Mais, ma fille, de ce que vous aimez la neige, il ne s'ensuit pas que tout le monde doive l'aimer! Cette promenade ne charmera pas votre gouvernante... Il ne faut pas être égoïste, mon enfant. Nous devons apprendre de bonne heure à sacrifier nos plaisirs au bonheur des autres. Zénaïde reçut d'un air soumis cette leçon de morale maternelle, puis elle reprit d'une voix caressante: --Aussi, maman, n'est-ce pas miss Junior que je vous demande pour compagne de promenade; je sais qu'elle n'aime pas la neige, et je ne voudrais pour rien au monde lui être désagréable. Le petite hypocrite appuya sur le mot rien comme si elle eut mûri sa conviction pendant des années. --C'est avec ma cousine, maman, continua-t-elle, que je voudrais aller dans la neige. Votre cocher Garassime est un excellent cocher, très-prudent; si vous vouliez bien donner ordre d'atteler le petit traîneau, le plus petit, avec le jeune cheval noir, nous ferions une toute petite promenade dans la forêt... une heure seulement, ma chère maman... et nous serions si sages, si sages, tout le reste de la journée... La rusée fillette s'était approchée de sa mère; se laissant couler à genoux sur le tapis, elle caressait en parlant tes belles mains de la comtesse; elle reformait du doigt les tuyaux de valenciennes qui sortaient de ses manches; elle faisait de jolis plis avec l'étoffe moelleuse de la robe de satin noir... La comtesse, ensorcelée par la petite fée, sourit et laissa presque échapper le bienheureux consentement; mais elle se ravisa. --Appelez vos institutrices, dit-elle. Vassilissa vola comme un trait dans la salle à manger, et ramena les deux gouvernantes, qui restèrent sur le seuil de la porte. --Ces demoiselles ont-elles été sages? demanda la comtesse avec toute la gravite désirable. --Oui, madame la comtesse, répondirent ensemble les duègnes. --Eh bien, allez, mes enfants. Je vous permets de vous promener pendant une heure et demie. Zina, donnez l'ordre d'atteler le jeune cheval noir au petit traîneau. Les jeunes filles baisèrent avec reconnaissance les mains de la comtesse et sortirent du salon avec une belle révérence. A peine avaient-elles franchi la porte qu'elles prirent leur vol rers l'office. --Vite, vite, appelle Garassime, dit Zénaïde au premier domestique qu'elle rencontra; mais vas-y toi-même, ne fais pas promener mes ordres tout autour des communs, comme vous faites tous. Je veux Garassime tout de suite. Le domestique salua et partit sur-le-champ. Moins de cinq minutes après, le cocher tout essoufflé entrait. --Écoute, lui dit Zénaïde avec gravité, tu vas promener les demoiselles aujourd'hui. C'est la première fois que tu iras sur la neipe cette année, n'est-ce pas? --Oui, comtesse, répondit le vieux cocher, qui adorait sa maîtresse. --Eh bien, je veux te porter bonheur. Tu vas prendre le petit traîneau, le tout petit, bas... --Madame la comtesse t'a permis? --Eh oui, grand nigaud! Est-ce que je te le dirais, sans cela? Va prendre le petit traîneau, mets-y beaucoup de tapis, beaucoup de fourrures; attache-les bien, ajouta-t-elle à demi-voix, parce que, tu sais, nous tomberons... Elle éclata de rire et embrassa Vassilissa, qui se tenait tout contre elle. --Mais n'en dis rien! lui dit-elle; c'est si amusant! --J'entends, mademoiselle... Et quel cheval? --Le cheval noir, mon bijou de cheval, Érèbe. Il n'est pas méchant, n'est-ce pas? --Oh! non, comtesse, et puis, avec un traîneau bas, il n'y a pas de danger. Gagné par la belle humeur qui rayonnait des yeux de Zénaïde, le brave homme sourit. --Dépêche-toi, entends-tu? Je te donne dix minutes, pas une de plus. --Il faut pourtant attacher les coussins, mademoiselle, dit Garassime avec un sourire qui éclaira sa physionomie basanée. --Eh bien, je t'en donne onze. Va, ne t'amuse pas! La mignonne comtesse poussa d'un geste mutin la lourde masse du cocher et s'envola avec Vassilissa dans la chambre où les pelisses, les bottines fourrées et les capelines les attendaient déjà. V Dans la neige. Dix minutes après, Garassime, qui avait vraiment accompli des prodiges de rapidité, amena devant le perron un petit traîneau de cinquante centimètres de hauteur tout au plus. La caisse arrondie du traîneau ressemblait à une barque dont on aurait coupé inégalement les deux extrémités; le bout le plus large, qui n'avait pas un mètre, était borné par un petit dossier haut de deux pieds à peine. Une planche horizontale faisait le siège des promeneurs; une autre planche sans dossier formait le siège du cocher. Une quantité de fourrures, de tapis, de coussins, cachaient la nudité de cet équipage primitif. C'était un traîneau de paysan, à cette différence près que l'acajou massif remplaçant le bois blanc et que les ferrures étaient d'argent, ainsi que tous les ornements du harnais. Érèbe était une jolie bête sortie directement du haras Orlof. Se robe, d'un noir sans tache, lui avait valu ce nom. Le harnais russe, sans oeillères, tout revêtu d'argent, faisait valoir ses yeux brillants et sa jolie tête fine. Garassime, droit comme un pieu, empaqueté dans sa robe russe de drap vert bordée de fourrures, coiffé du large bonnet de velours cramoisi à quatre angles,--pareil à un coussin de cérémonie vu de guingois,--tenait dans ses mains gantées les rênes de velours cramoisi comme son bonnet. Il était superbe, massif et immobile comme un homme de bois. Au moment où les deux jeunes filles, soutenues sous le coude chacune par un domestique nu-tête, s'approchaient du traîneau, Érèbe, qui les aimait toutes deux, fit mine de vouloir aller à elles, probablement pour réclamer son petit morceau de sucre habituel. --Prrr! fit le cocher de cette voix de tête qui donne un accès de fou rire au Français qui l'entend pour la première fois. Cette exclamation ferait partir ventre à terre un cheval de nos régions, mais elle signifie pour les chevaux russes: reste tranquille. --Tu l'auras, tu l'auras! dit tout bas Zénaïde en frottant doucement le nez de la jolie bête, qui faisait des efforts inouïs pour lui lécher la main; seulement ne nous verse pas dans la cour; je te le donnerai dès que tu nous auras versées dans la neige. Érèbe parut avoir compris, car il resta immobile jusqu'au moment où les deux promeneuses, bien et dûment empaquetées dans les couvertures de fourrures, donnèrent le signal du départ. Garassime fit un mouvement imperceptible, et le cheval partit d'un trot allongé, régulier, qui donnait l'illusion du vol de l'hirondelle. La maison fut bientôt loin. La route se bifurquait, toute blanche des deux côtés; Garassime tourna la tête pour interroge.. --A la forêt! dit Zénaïde. Et le traîneau se dirigea vers la grande forêt. En ce moment, un traîneau attelé de trois chevaux passa sur la route dont ils venaient de s'écarter. --Tiens! c'est le prince Charmant, dit Zénaïde. Quelle chance! Nous nous amuserons bien à dîner. --Sais-tu, dit Vassilissa, qu'il est très-bon, au fond, le prince, quoiqu'il ne soit pas charmant du tout? Il a beaucoup fait pour ses paysans; Il leur a fait cadeau de presque la moitié de son domaine. C'est beau, cela! --Oh! oui, mais je ne suis pas sérieuse, moi; on ne pense pas encore à me marier, moi; je n'ai pas encore de robes longues, moi! Elle embrassa sa cousine au vol, sans tirer les mains de son petit manchon. --Et, conclut-elle, je l'appelle le prince Charmant parce qu'il est un peu bête, et parce qu'il est prince. Voilà tout. La jeune bavarde leva la tête: --Oh! Lissa, la forêt! Regarde donc la forêt! La forêt était devant elles, la haute forêt de sapins gigantesques. La neige immaculée, étincelante, n'avait pas encore été foulée. La route molle et blanche serpentait entre deux épais taillis d'un vert riche et sombre. Sur le bord du chemin, quelques arbustes perçaient de leurs branches grêles le tapis nouvellement tombé, et la haute muraille de vieux sapins se dressait au delà, parfois coupée par un éboulement de neige qu'une cime trop chargée avait secouée en se redressant; parfois quelque trou noir s'enfonçait dans le taillis, marquant le passage d'une bête fauve; et au-dessus, le soleil, qu'on ne voyait pas, enveloppait les cimes d'un rutilement de diamants. Le ciel bleu vif était plein de rayons jaunes, l'ombre des sapins tombait bleue sur le sol; et c'était un enchantement muet, que ne troublait aucun cri d'oiseau, aucun bruit, sauf le cliquetis argentin des harnais du cheval. Érèbe enfonçait jusqu'au ventre dans la neige molle qui rejaillissait sur les promeneuses après avoir éclaboussé le cocher. Le jeune cheval levait haut ses pieds d'ébène et les plongeait courageusement dans le duvet glacé, s'ébrouant de temps à autre lorsque la poussière blanche lui chatouillait tes naseaux. --C'est beau! dit à voix basse Vassilissa, qui regardait les ombres bleues succéder aux rayons jaunes, à mesure que le chemin tournait et mettait la forêt entre elles et l'occident. --C'est superbe! mais voilà le moment de verser. Allons, Garassime, verse-nous, et nous donnerons du sucre à ton cheval! --Permettez, mademoiselle... si la comtesse savait... --La comtesse, pour le moment, c'est moi. Si tu ne veux pas nous verser, nous n'irons pas nous promener avec toi. --Alors, tenez-vous bien, dit le brave homme en faisant claquer les rênes sur le dos de son cheval. --Au contraire! cria Lissa en éclatant de rire. Érèbe, familier avec cet exercice, fit un soubresaut, et les deux gamines, au milieu d'un pêle-mêle de coussins et de fourrures, roulèrent ensemble dans la belle neige immaculée et douce comme un édredon. Après sa prouesse, le cheval s'était arrêté. Garassime riait d'un bon rire paternel. Zénaïde se releva, et, sans se secouer, fouilla dans sa poche. --Tiens, mon ami, dit-elle à Erèbe en lui présentant du sucre, tu l'as bien gagné. Le cheval remercia en secouant la tête, et fit sonner son harnais. --Allons, Garassime, en route! Encore! verse-nous encore! s'écria Zénaïde en s'asseyant dans le traîneau. Le cocher rendit la main à Érèbe, et, pendant une demi-heure, les deux jeunes filles s'amusèrent à rouler dans la neige, jeu inoffensif qui donnait à leurs visages roses, à leurs yeux brillants, une expression adorable de joie et de santé. --Allons, Zina, dit enfin Vassilissa, il faut rentrer. --Ta montre avance! --Du tout, elle retarde! Elles éclatèrent de rire ensemble. --A la maison, Garassime! dit Zina d'une voix pleine de regrets. Dis, on ne voit pas que nous avons roulé dans la neige? --Oh! si ça ne se voit pas! C'est-à-dire, mademoiselle, qu'on dirait que tous avez passé un hiver dans la forêt, avec les loups. --Secoue-moi, je te secouerai, dit Zina en rompant une petite branche dont elle se mit à fouetter les vêtements de sa cousine. Pendant cinq minutes encore, elles folâtrèrent comme de jeunes chattes, se poussant et roulant dans la neige et défaisant l'ouvrage commencé. Enfin, lasses de rire et de jouer, elles s'assirent gravement, réparèrent le désordre des fourrures et donnèrent l'ordre du retour. Dès qu'elles eurent quitté leurs vêtements de promenade et revêtu le costume officiel du dîner, elles allèrent remercier encore une fois la comtesse pour le plaisir qu'elle leur avait procuré. --Avez-vous été sages, mes enfants? demanda la comtesse. Elle avait une manière de faire cette question qui donnait à Zina des envies folles de s'enfuir pour rire à son aise. --Oh! oui, maman, nous sommes toujours sages, répondit la jeune espiègle avec un aplomb magnifique. Et le prince? Où donc est-il? --Qui vous a dit qu'il était venu? demanda la comtesse en fronçant légèrement les sourcils. Elle abhorrait les cancans. --Nous avons aperçu son équipage de loin. --Ah! c'est bien, fit la noble dame rassérénée. Le prince est venu nous inviter à dîner chez lui après-demain.. Il pend la crémaillère, c'est-à-dire qu'il a fait meubler à neuf sa maison, et il désire nous en faire les honneurs. --Oh! maman, nous aussi? s'écria Zina, rouge de plaisir. --Tout le monde!... c'est-à-dire moi, vous deux, votre frère et les personnes chargées de votre éducation. --Quel bonheur! c'est si amusant d'aller si loin! --Le prince a l'intention de nous donner un concert; il a demandé la permission d'emporter quelques-unes de vos valses à quatre mains, pour les faire apprendre à son orchestre. Il a choisi sur le piano celles qui lui ont plu. La comtesse reprit sa lecture. Les deux jeunes filles coururent au piano. --C'est drôle, dit Zénaïde à sa cousine tout bas, il n'a pris que les tiennes! --Comment, les miennes? --Oui, celles que tu préfères, celles dont tu joues le primo. Le monstre! je lui ferai une scène. Tu verras comme il est drôle quand il se confond en excuses. --Assez jasé, petites filles! dit la comtesse, de la pièce voisine. Mettez-vous au piano et jouez quelque chose à quatre mains... de la musique sérieuse! Zina fit une moue énorme, puis, riant malicieusement, elle fouilla jusqu'au fond du casier et en retira un oratorio qu'elle entama vigoureusement, secondée par sa cousine. VI La Chambre bleue du prince Chourof. Le prince Charmant, comme l'appelait Zénaïde, s'appelait en réalité Alexandre Chourof. C'était un garçon d'environ trente-cinq ans, un peu épais, un peu bête, laid, comme l'avait dit la jeune railleuse, mais d'une bonté sans exemple. Son grand défaut était une timidité outrée qui le rendait parfois ridicule, surtout quand elle s'augmentait de la politesse excessive qui lui était particulière. Quelque dix ans auparavant, il avait pris part, comme officier, à la défense de Sébastopol. Un jour qu'il était dans une redoute avec quelques camarades, son colonel tendit un papier en disant: --Qui est-ce qui va porter ça là-bas? Ça, c'était un ordre; là-bas, c'était un retranchement situé à deux cents pas tout au plus. Mais l'espace qu'il fallait traverser était absolument découvert, et les obus y pleuvaient. Chourof tendit la main, prit l'ordre et partit tranquillement; il ne pensait pas aux boulets, il pensait à ses camarades qui le regardaient aller: --Je dois avoir l'air bien gauche, se disait-ll en lui-même. Un obus tomba à quelques pas de lui, éclata et le couvrit de poussière. Il s'arrêta... pour se secouer et faire un bout de toilette, afin de ne pas être trop ridicule quand il remettrait à son supérieur l'ordre qu'il tenait à la main. L'année suivante, il donna sa démission, en se disant: --Décidément, je suis trop ridicule. Rentré dans la vie civile, il songea à se marier, mais il ne se maria pas, parce que la jeune fille qu'il recherchait fut prise d'un accès de fou rire, un jour qu'il lui parlait sérieusement. Depuis ce dernier insuccès, il s'était retiré dans ses terres et vivait en gentilhomme campagnard. Là, du moins, il était à l'abri de la malignité pétersbourgeoise; la plupart de ceux qui l'entouraient n'avaient ni son éducation intellectuelle, ni son savoir-vivre, ni son immense fortune, ni ses goûts artistiques; et chez lui il se sentait roi. Mais sa grande maison, si riche et si spacieuse, lui semblait bien vide; son brave et honnête coeur, plein de pensées affectueuses, cherchait à s'épancher. Il voulait se marier, en un mot. Seulement, son premier échec l'avait rendu prudent. Il regarda autour de lui--il vit une princesse Chourof toute trouvée: c'était Vassilissa. Elle avait tout ce qu'il lui fallait. Elle était pauvre, il est vrai, mais qu'avait-il besoin d'une fortune? La sienne, supérieure encore à celle de la comtesse Koumiassine, lui permettait d'épouser une mendiante, pour peu qu'il voulût s'en passer la fantaisie. Restait à savoir si la jeune fille s'associerait à ses projets. Il avait eu tout l'été pour s'en informer, mais, avec sa timidité habituelle, il avait remis de jour en jour, et voilà qu'au moment où la comtesse se préparait à retourner à Pétersbourg, il se trouvait menacé de se voir enlever la fiancée qu'il convoitait. C'est alors qu'il imagina de donner une petite fête dont Vassilissa serait la reine, sans ostentation, et qui pourrait disposer en sa faveur le coeur de la jeune fille. Après quoi, il mettrait à ses pieds sa fortune et son coeur. Le prince Charmant voulait être aimé pour lui-même, non pour son immense fortune. Il s'efforça de plaire. La comtesse dérogeait aux usages en menant sa famille chez un célibataire. Mais ce célibataire était l'homme le plus riche du pays, son honorabilité était universellement prônée; et d'ailleurs, elle se sentait flattée secrètement d'être invitée à l'exclusion de toute autre pour être, en quelque sorte, la marraine de la nouvelle installation. Si habituée qu'elle fût, par sa haute position, à se voir rendre hommage, la comtesse était affamée d'honneurs et de distinctions. Ce fut donc de la meilleure grâce du monde--non sans un certain air de condescendance--que la comtesse, descendant de voiture, appuya sa main sur celle de son hôte, qui s'était avancé jusqu'au bas du perron, nu-tête et en habit noir, pour lui faire honneur. --Vous me recevez comme un archevêque, cher prince! dit-elle en entrant dans le vestibule plein de fleurs. --Votre visite ne m'honore pas moins, répondit galamment le prince en regardant du coin de l'oeil si Vassilissa était de la partie. Il fut bientôt rassuré, et les deux cousines, marchant à pas comptés derrière la comtesse, entrèrent dans la grande salle au moment où l'orchestre invisible, placé dans une galerie supérieure, entamait une des plus jolies valses de Strauss. --Ta valse favorite! dit tout bas Zénaïde à sa cousine. Oh! le monstre! En attendant le dîner, les rafraîchissements furent servis, puis le prince, suivi de toute la cohorte qu'il avait conviée, se mit en marche dans les appartements somptueux qu'il venait de faire remettre à neuf. On s'extasia comme il convient. La comtesse, armée de son lorgnon, se fit expliquer la généalogie des portraits de famille pendant que les enfants s'attardaient aux meubles précieux, aux objets rares et curieux, aux bibelots contenus dans des vitrines. On monta ensuite au premier étage; tout fut visité, depuis les grands appartements jusqu'aux chambres d'amis. Le prince enfin, tirant une petite clef de son gousset, ouvrit une porte, non sans quelque confusion, et s'arrêta sur le seuil. --Je vous demande pardon, mesdames, ceci est ma chambre; mais je ne l'habite pas pour le moment. Vous pouvez entrer. Un cri d'admiration partit de toutes les bouches. La chambre était tendue de velours bleu pâle; des torsades de grosses perles rattachaient les draperies; le lit énorme, en argent repoussé, disparaissait dans des flots de point d'Angleterre et de soie bleue. Des stores de point d'Angleterre tamisaient le jour. Le tapis était fait de peaux d'agneaux rasées, blanches. Tout le reste du mobilier était en argent et en porcelaine de Sèvres. --Ah! prince, quelle folie! ne put s'empêcher de dire la comtesse... Mais c'est une chambre de blonde! Et vous n'êtes pas une blonde, que je sache! ajouta-t-elle en riant. Le regard du prince avait glissé sur Vassilissa, qui paraissait en vérité faite pour ce cadre splendide... La comtesse fit un brusque mouvement et battit en retraite. --C'est très-beau, prince, je vous en fais mon compliment, dit-elle d'une voix moins douce,--mais c'est une véritable folie! Le pauvre homme tomba dans une de ces interminables séries d'excuses qui avaient le don d'amuser si fort Zénaïde, et toute la compagnie redescendit pour dîner. Le repas était ordonné avec une magnificence digne du reste. L'orchestre de vingt-quatre musiciens, tous choisis et dressés par le maître du logis, vivant chez lui à ses gages, ne cessa dr jouer pianissimo les morceaux favoris de Vassilissa. La comtesse n'eut bientôt plus de doutes, et son attention se porta sur la jeune fille. Mais celle-ci ne se doutait de rien: sa candeur la défendait trop. Elle acceptait les hommages assidus du prince comme une politesse délicate adressée indirectement à sa tante. Au bout de deux heures, sans qu'il fût possible de s'expliquer pourquoi, tout le monde s'ennuyait plus ou moins. La comtesse, prétextant les huit lieues qui la séparaient de sa demeure, demanda ses voitures. Le pauvre prince Charmant, tout contrarié de n'avoir pu dire un mot en particulier à la dame de ses pensées, s'approcha d'elle timidement au moment où il distribuait à toute la compagnie des bouquets de fleurs rares coupées dans ses serres. --Aimez-vous le bleu, mademoiselle? dit-il à Vassilissa en lui présentant un bouquet de roses blanches. --C'est ma couleur favorite, répondit la jeune fille sans penser à mal. Le prince rêva de ce mot toute la nuit et les jours qui suivirent. La comtesse en rêva aussi... mais à un tout autre point de vue. VII Comment le prince s'arrêta en route. Certes, la comtesse n'avait jamais songé à donner sa fille au prince Chourof; on avait bien le temps de penser à la marier. Mais si Vassilissa épousait «ce pauvre imbécile»,--comme disait la noble dame dans un subit accès de pitié dédaigneuse,--elle serait la plus riche et la plus noble dame du pays! Jamais Zénaïde ne pourrait faire un plus beau mariage... et, même en admettant qu'elle trouvât un époux qui portât un aussi grand nom et qui eût une aussi belle fortune, ce ne serait pas dans le pays. La maison du prince dominait de toute sa hauteur et éclipsait de toute sa richesse le beau patrimoine des Koumiassine... Et cependant cette fortune, que le hasard envoyait à une pauvre orpheline, n'était-elle pas une manifestation visible de la volonté de Dieu? Avec ses imperfections, la comtesse avait une foi ardente, une piété sincère: elle n'eût pas voulu faire le mal, pour tout au monde... Mais le difficile était de savoir où était ie mal. Évidemment, elle n'avait pas le droit de refuser pour sa nièce le magnifique mariage qui s'offrait; d'un autre côté, si elle lui parlait, ne serait-ce pas en quelque sorte l'influencer? Vassilissa n'avait-elle pas été habituée à considérer comme un ordre la moindre parole de sa tante? Ne croirait-elle pas obéir en acceptant la main qu'allait lui offrir le prince? La comtesse passa une très-mauvaise nuit, et, pendant deux jours, toute sa famille fut consignée à sa porte. Les jeunes filles ne s'en inquiétèrent pas beaucoup: ces accès--de migraine, disaient les gens; de mauvaise humeur, pensait Zénaïde--n'étaient pas rares. Celui-ci dura jusqu'à la veille du jour fixé pour le retour à Pétersbourg. Ce jour-là,--c'était un mardi--la comtesse commença à croire que ses terreurs étaient le fruit de son imagination. Le prince n'avait pas paru; il connaissait la date du départ... il n'allait pas arriver sans doute pour faire sa demande au milieu des paquets! La famille, réunie à déjeuner, vit entrer la comtesse souriante et reposée, qui dit quelque chose d'aimable à chacun en particulier et qui daigna manger une côtelette de veau à la jardinière. La journée se passa très-bien. Mais le soir, Après le dîner, pendant que les deux jeunes filles jouaient du piano à tour de bras, un bruit de clochettes se fit entendre; un traîneau s'arrêta devant le perron et, tout aussitôt, le maître d'hôtel, ouvrant la porte à deux battants, annonça d'une voix effarée, car ce n'était pas son office: --Le prince Chourof! Le prince, très pâle, s'inclina devant les jeunes filles, qui s'étaient levées. --Puis-je voir madame la comtesse? demanda-t-il à Zénaïde. --Maman est dans le saton, répondit celle-ci, non sans remarquer l'air inquiet du visiteur. Le prince, précédé d'un domestique, passa devant les demoiselles avec un salut et entra dans le salon, dont la porte se referma. Les jeunes filles reprirent leur morceau à quatre mains, mais avec une sourdine. Au bout de dix minutes, la comtesse, pâle aussi, les yeux brillants, entra dans la salle. --Ma nièce, dit-elle, allez tenir un instant compagnie au prince Chourof. J'ai des ordres à donner... Vassilissa se dirigea vers le salon. Elle trouva le prince debout, inquiet, nerveux. --Madame la comtesse a permis que je vous parle, mademoiselle, dit-il d'une voix un peu sourde. --Ma tante m'a chargée de vous tenir compagnie pendant qu'elle donne des ordres, répondit ingénument l'orpheline. Le prince tournait et retournait son idée sans oser l'énoncer. Une insurmontable angoisse, la crainte du ridicule, le souvenir de son ancienne mésaventure, le tenaient à la gorge et l'empêchaient de retrouver ses paroles. Vassilissa le regardait, un peu effrayée de cette agitation anormale. --Vous partez demain, mademoiselle? dit-il enfin. --Oui, monsieur. --Cela ne vous fait pas de peine de retourner à Pétersbourg? Vassilissa hésita une seconde, ne comprenant pas la portée de la question: --Non, dit-elle, je suis bien partout avec Zina. --Et parmi... les voisins... ceux qui fréquentaient cette maison... vous ne regrettez personne? La jeune fille regarda son interlocuteur; celui-ci se tenait les yeux baissés. --Non, prince, dit-elle lentement, en croyant répondre à une question banale; je n'ai pas d'amies de mon âge dans les environs, et ma cousine me suffit. --Vous l'aimez bien? --Plus que tout au monde! s'écria-t-elle avec ardeur. --Vous ne sauriez vous résoudre à la quitter? --J'en mourrais de chagrin! répondit la jeune fille avec la même conviction. Le malheureux prince regarda un instant Vassilissa. --Adieu, mademoiselle! dit-il à voix basse. --Comment, vous partez déjà? --Oui... La comtesse est très-occupé.... je pars. --C'était bien la peine, pensa Lissa, de faire huit lieues pour aller et huit lieues pour revenir! --C'est dommage que vous ne restiez pas pour prendre le thé, ajouta-t-elle tout haut. Il sera prêt tout de suite. --Non, merci. Vous serez heureuse à Pétersbourg, n'est-ce pas? dit-il avec une singulière expression de déchirement. --Mais oui, du moins je l'espère, monsieur. --Tant mieux!... Le prince arracha avec effort ce mot de son coeur déchiré: --Adieu!... --Au revoir, prince, dit Lissa en le reconduisant jusqu'à la porte. Elle était seule depuis un moment, assez perplexe, se demandant ce que tout cela voulait dire, lorsque la porte s'ouvrit et la comtesse Koumiassine entra. --Où est le prince? dit-elle avec étonnement. --Il est parti, ma tante. Vous ne l'avez pas vu? --Non... Peut–on vous féliciter? --De quoi donc, ma tante? --Est-ce que le prince ne vous a pas demandée en mariage? Vassilissa poussa un cri. Tout était clair maintenant! Et elle avait découragé cet homme qui l'aimait, qui était bon, qu'elle estimait... --Non, ma tante, je ne savais pas que ce fût son intention, dit-elle lentement. --C'est qu'il aura changé d'avis. Il voulait être aimé pour lui-même. Vassilissa regarda sa tante bien en face: les yeux des deux femmes se rencontrèrent: au bout d'une seconde, la comtesse baissa les siens. --Je regrette, ma tante, dit Lissa avec douceur, que vous ne m'ayez pas prévenue de ses intentions. --C'était à lui de les expliquer: je lui en ai laissé la liberté. --C'est juste, ma tante. Elle fit la révérence. --Eh bien! vous ne me remerciez pas de la bienveillance que j'ai mise à vous procurer un entretien avec l'homme qui vous recherchait en mariage? Vassilissa regarda sa tante encore une fois, et cette fois, au souvenir des bienfaits qu'elle lui devait, ce fut elle qui baissa les yeux. --Je vous remercie, ma tante, dit-elle avec simplicité. Elle s'approcha de la comtesse et baisa respectueusement la main qui lui était tendue... Puis elle sortit, alla droit à sa chambre, se jeta sur son lit, et ses larmes jaillirent, non de regret pour le beau mariage manqué, mais de chagrin pour l'homme honnête et bon qu'elle avait affligé sans le savoir, et aussi d'amertume pour la façon dont elle avait été jouée. La comtesse, en faisant scrupuleusement son examen de conscience devant son Créateur, ce soir-là, ne trouva rien à se reprocher. VIII Zénaïde prend mal la nouvelle. Zénaïde fut bientôt au courant de ce qui s'était passé. Elle avait remarqué la tristesse de sa cousine, et pendant la nuit, quand les deux institutrices, fatiguées d'avoir fait des malles, dormirent d'un sommeil profond, elle se fit raconter par Lissa l'événement de la soirée. Son premier mouvement, après ce récit, aurait plongé la comtesse dans une indignation superbe, si elle en avait eu connaissance. --Que c'est vilain! s'écria-t-elle presque tout haut;-c'est abominable! ajouta-t-elle en baissant le ton;--c'est malhonnête... dit-elle enfin, si bas, si bas, que Vassilissa le devina plutôt quelle ne l'entendit. Un silence suivit, plein de pensées de part et d'autre. --Ma mère aurait dû te prévenir, reprit enfin Zina. Je ne sais pas comment ces choses-là se passent, mais il me semble que, si on ne vous le dit pas, vous ne devinerez jamais qu'un monsieur veut vous épouser! Lissa ne répondit rien. Zina reprit aussitôt: --Ce pauvre prince Charmant! Il t'avait prépare une belle chambre de blonde... Et moi qui lui en voulais de n'avoir fait jouer que tes valses! C'était bien naturel, pourtant! Eh bien, tu ne dis rien? continua-t-elle avec impatience; dis donc quelque chose! --Que veux-tu que je te dise? répondit tristement Lissa. --Mais cela ne peut pas se passer comme ça! Il faut lui écrire... je lui écrirai, si tu ne veux pas le faire! Je lui dirai que... --Que ta mère n'a pas agi franchement avec lui? dit doucement Lissa. Zina enfonça sa tête sous son drap et se mit à pleurer. Lissa descendit tout doucement de son lit, vint la trouver, et les deux jeunes filles pleurèrent ensemble pendant un bon moment. Lorsque les deux petits coeurs trop pleins eurent laissé déborder leurs larmes, Zina, serrant sa cousine dans ses bras, lui dit à l'oreille: --Ne crains rien, je ne permettrai pas qu'on te fasse du tort! Nous avons été élevées ensemble. Tu étais avant moi dans la maison... Il ne fallait pas te prendre, si on voulait te rendre malheureuse! Je m'adresserai à mon père. Je te protégerai. Malgré son coeur froissé, Lissa trouva cette idée si réjouissante qu'elle se mit à rire, et Zina l'imita. Heureux âge! --Chut! il ne faut pas réveiller nos gouvernantes! murmura Vassilissa, toujours raisonnable. Bonne nuit! Rentrée dans sa couchette, l'orpheline attendit que la respiration égale et douce de sa cousine lui annonçât qu'elle dormait, puis elle se cacha à son tour sous ses couvertures, et pleura... IX La comtesse quitte la campagne. Le lendemain, dès huit heures, les équipages de la comtesse Koumiassine furent amenés devant le perron. C'était d'abord une ancienne berline de voyage à six places, complétée par un cabriolet derrière pour deux femmes de chambre; les sièges, le dessus, le dessous, le cabriolet lui-même étaient bourrés de coffres, de tiroirs, de bâches, de sacs supplémentaires,--bref, une vraie boite à surprises qui ne comptait pas moins de dix-neuf numéros. Ensuite venait la dormeuse de la comtesse, plus légère, moins agrémentée de cachettes et d'appendices. Quatre calèches suivaient à la queue-leu-leu, destinées aux femmes de chambre et aux plus privilégiées d'entre les protégées qui accompagnaient la comtesse à Saint-Pétersbourg. Deux fourgons transportaient les bagages, escortés par des domestiques de confiance. Dès le petit jour, un grand fourgon avait pris l'avance, emportant le maître d'hôtel, le cuisinier en chef, les provisions de bouche, le linge de table et l'argenterie de voyage; la comtesse ne mangeait jamais que dans de l'argenterie et de la porcelaine à ses armes. Trois jours plus tôt, une longue file de chariots avait quitté le domaine de Koumiassine, emportant les provisions destinées à la consommation pendant l'hiver: poissons et champignons marinés, concombres salés, confitures, fruits séchés, miel et cire, pommes et airelles conservées dans l'eau de kvass, mets rafraîchissant et très-apprécié des Russes en hiver. Le linge et tes tentures restaient à Koumiassine, où le soin de leur entretien et de leur conservation occupait six personnes pendant toute l'année. Le déjeuner fut bref; tout le monde y parut en costume de voyage et l'air très-fatigué. Une demi-heure après, le valet de pied de la comtesse se présenta à la porte de la grande salle et annonça que tout était prêt. La comtesse, qui s'était levée, se rassit, et tout le monde fit de même. Autour de la salle, munie de chaises à cette occasion, toutes les personnes présentes, celles qui restaient et celles qui partaient, s'assirent, formant une galerie serrée. --Assieds-toi, dit la comtesse au valet de pied. Celui-ci obéit; cette minute de recueillement, qui, selon l'antique usage russe, précède les départs, est la seule où un domestique puisse s'asseoir en présence de ses maîtres. Un grand silence régna dans la salle pleine de monde, puis la comtesse fit le signe de la croix, et se leva. Son exemple fut suivi par tous les assistants, et les adieux commencèrent. Tous les gens de service qui restaient, petits et grands, vinrent prendre congé de leur maîtresse d'abord, des voyageurs ensuite. Les sanglots et les lamentations ne manquèrent pas; beaucoup des anciens serviteurs étaient réellement attachés à la comtesse; les autres geignaient d'autant plus fort qu'ils étaient plus désireux de montrer leur zèle. Et, d'ailleurs, l'usage le voulait ainsi. Enfin la comtesse, jugeant qu'elle avait laissé cours assez longtemps à cette louable douleur, se dirigea vers le perron, soutenue sous le coude par son valet de pied. Six chevaux étaient attelés à chacune des deux premières voitures, quatre à chacune des autres. Les trois enfants, escortés du gouverneur et des gouvernantes, se tenaient groupés autour de la comtesse, attendant ses ordres relativement à la disposition des places. Jusqu'au moment de monter en voiture, personne ne savait quel serait le véhicule qui lui serait affecté. --Ma fille vient avec moi, dit la comtesse d'une voix claire. Zina jeta un regard de douleur à sa cousine, dont elle serra la main bien fort, puis elle vint se ranger près de sa mère. Cette maison était admirablement stylée à l'obéissance passive. --Ces dames, ajouta la comtesse en désignant du regard sa nièce et les institutrices, iront dans la grande berline avec M. Wachtel et mon fils. La nuit, s'il fait froid, je prendrai mon fils dans la donneuse. Sans répondre, les personnes désignées montèrent dans la grande berline, qui dansa sur ses longs ressorts deux bonnes minutes encore après que la portière fut refermée. La comtesse fit ensuite monter sa fille devant elle; puis, toujours soutenue par son valet de pied nu-tête, elle s'installa dans le somptueux équipage. Une femme de chambre, désignée d'avance, prit place en face de Zina. Une brassée de fourrures couvrit les genoux des deux nobles voyageuses. --N'a-t-on pas oublié les boules d'eau chaude pour les pieds? demanda la comtesse. --Il ne manque rien. Votre Excellence, répondit le valet de pied, qui grimpa à côté du cocher. Pendant ce temps, les autres voitures s'étaient remplies. --Allez! dit la comtesse. Avec l'aide de Dieu! Les voitures s'ébranlèrent. La comtesse fit le signe de la croix sur elle-même d'abord, et ensuite, par la portière, sur la maison qu'elle quittait. La valetaille éplorée se mit à hurler des adieux pathétiques. Les paysans nu-tête, groupés tout le long du village, saluèrent les équipages par de profondes inclinations et des bénédictions larmoyantes. La comtesse, comme une souveraine, saluait à droite et à gauche. Zina, moins solennelle, faisait de temps en temps un petit signe d'adieu à quelque paysanne favorite, à quelque gamin préféré. On dépassa la grande porte du village; les lamentations et les aboiements des chiens s'éteignirent peu à peu et les voitures prirent une allure rapide sur la grande route, dont le vent avait presque balayé la neige. Des deux côtés, les champs blancs s'étendaient à perte de vue. Un peu en avant, à gauche, la sombre forêt se dessinait, noire et majestueuse, tachetée de blanc par les masses de neige prises dans les branches. Zina poussa un soupir. --Qu'avez-vous? lui dit sa mère. --Ah! maman, c'est si bon la campagne! Cela me fait toujours de la peine de la quitter. --En hiver! La comtesse haussa les épaules. --Qu'est-ce que votre cousine vous a dit hier? ajouta-t-elle au bout d'un moment. Zina réfléchit un peu: --Elle ne m'a rien dit, maman, répondit-elle. Pour la première fois de sa vie, Zina venait de mentir sciemment. X En voyage. Quand la comtesse Koumiassine voyageait, le dîner était une grave affaire. Le cuisinier, parti d'avance pour un lieu indiqué, mettait en révolution toute la station de poste; mais aussi, jamais en été la comtesse n'avait manqué de glaces pour son dessert, ni en hiver de petits pâtés «rastigat» à la moelle, qu'elle aimait particulièrement en voyage, on ne sait pourquoi, car elle n'en mangeait presque jamais à la maison. Le dîner s'accomplissait dans les stations de poste de première classe, celles qui ont été désignées dans le tracé pour les temps d'arrêt de la famille impériale en voyage. Les belles pièces, hautes de plafond, bien meublées, quoique le style des meubles rappelle principalement la raideur du premier empire, proprement cirées et vernies, toujours chauffées en cas d'arrivée imprévue, et qui ne s'ouvraient pas pour de moindres personnages que la suite de l'empereur, offraient leur asile officiel à la comtesse Koumiassine. La même étiquette qu'à Pétersbourg ou à Koumiassine régnait dans ces dîners majestueux, sauf pourtant un détail: les jeunes filles gardaient leur costume de voyage. Les mêmes personnes se retrouvaient aux mêmes places, les mêmes domestiques servaient les convives de la même façon; seulement, l'argenterie et la vaisselle de voyage étaient plus simples. C'était la seule différence. Aussi personne n'avait-il cette joyeuse hâte de se retrouver qui caractérise ordinairement les voyages entrepris en longues caravanes. Aussitôt après le dîner, pendant qu'on servait le thé et le café par les soins de la première femme de chambre, le fourgon partit au galop, emportant le courrier, le cuisinier et t'attirail de la cuisine comtale, que les gens de service achevaient de remettre en ordre pendant la route. Ne fallait-il pas préparer le souper quinze lieues plus loin, pour une heure fixée d'avance? Pendant que la comtesse s'étendait sur un canapé pour prendre un peu de repos, elle envoya les deux jeunes filles et son fils, accompagnés de leurs gardes du corps, faire une petite promenade hygiénique. Heureuses de se retrouver ensemble, les deux jeunes filles se prirent le bras et coururent en avant. La bonne mademoiselle Bochet, prenant en pitié leur séparation forcée, entama avec miss Junior une discussion très-animée, qui procura à Zina un moment de détente morale dont elle avait grand besoin. --J'ai dit à ma mère que tu ne m'avais rien dit, hier soir, fut le premier mot qui sortit de sa bouche. --Elle te l'a donc demandé? fit Vassilissa sans la regarde.. Zina resta interdite. Certes, sans la croire parfaite, elle aimait sa mère et la respectait... Depuis la veille, cependant, elle était en proie à de cruelles perplexités. Elle n'avait pas été surprise de la conduite de sa mère dans l'affaire du prince Charmant... Vaguement, elle devinait que la comtesse avait déjà dû faire des choses semblables sans que sa fille y accordât grande attention, et cette idée la tourmentait fort. Elle s'en faisait un crime. Pourtant, pouvait-elle approuver la combinaison dont sa cousine avait été victime? Jusqu'alors, bien plus que sa mère et que personne au monde, Vassilissa avait été sa conscience, son conseil, son amie, en un mot. Elle se décida à agir franchement au moins avec elle, sans sonder jusqu'où cette détermination pourrait t'entraîner. --Oui, Lissa, elle me la demandé, répondit-elle à voix basse et en rougissant. Et j'ai menti... pour la première fois!... C'est très-mal... --Il ne faut plus mentir, Zina! dit Vassilissa dune voix ferme. Garde la confiance et l'affection de ta mère... Quant à moi... --Eh bien! quoi? Est-ce que toi et moi, ce n'est pas la même chose, aujourd'hui comme hier? dit Zina presque en colère. --Tu as bien vu, hier, que ce n'est pas la même chose, reprit Lissa de la même voix ferme, mais avec un accent de tristesse. Vois-tu, il faut nous accoutumer à l'idée de nous séparer... --Nous séparer? cria Zina, qui bondit sur place et quitta, courroucée, le bras de sa cousine, en la regardant d'un air furieux. Vassilissa reprit le bras de Zina et le passa sous ie sien. Elles marchaient en ce moment le long des remparts à demi ruinés dune jolie petite ville très-ancienne, qui dominent un lac d'une forme charmante, semblable, en été, à une coupe de Sèvres. --Vois-tu ce lac? dit Vassilissa. La dernière fois que nous sommes passés par ici, il était bleu, couvert de petites voiles blanches qui avaient l'air de grands oiseaux pécheurs: maintenant il est noir d'encre, en attendant que la glace le prenne, et la neige qui l'entoure lui donne un air de deuil... --Tais-toi! tais-toi! tu me fais peur... murmura la pauvre petite comtesse, qui serra le bras de sa cousine. --C'est l'image de ma vie passée comparée à ma vie future, dit Vassilissa les yeux pleins de larmes. Mon printemps est fini. Je suis une pauvre orpheline élevée par charité dans une grande famille; tu es la riche comtesse Koumiassine... Nos vies n'auront plus rien de commun... --Rien ne m'empêchera de s'aimer toujours! dit Zina en embrassant sa cousine avec ardeur. --Mesdemoiselles, rentrons, cria mademoiselle Bochet. Les jeunes filles revinrent sur leurs pas. L'horizon de rose devenait gris, présage de gelée. Les premières étoiles brillaient dans le ciel bleu pâle. --Vois le ciel, dit Zina en pressant le pas: hiver ou été, il brille toujours sur le lac, et le printemps revient. Je serai comme ce ciel! Qu'il neige ou qu'il pleuve, je te serai fidèle comme ces étoiles! Vassilissa lui serra la main sans répondre. Une demi-heure après, les voitures roulaient en faisant craquer la neige sous les roues. La comtesse avait décidé que l'on voyagerait toute la nuit; en conséquence, après le souper, qui eut lieu à dix heures du soir, on se remit en route, et chacun s'arrangea pour dormir. Dmitri avait émigré dans la dormeuse de la comtesse. La femme de chambre dont il prenait la place vint le remplacer dans la berline et s'endormit aussitôt. Les deux gouvernantes et M. Wachtel, après une conversation décousue de quelques minutes, se laissèrent également aller au sommeil. Lissa ne dormait pas. Son esprit lui retraçait la scène de la veille, et une angoisse poignante étreignait son jeune coeur. Un amer regret dominait tout le reste, et elle se reprochait de ne pouvoir le chasser de sa pensée. Elle regrettait quoi? Le prince? Non. En bonne conscience, elle ne pouvait découvrir en elle-même que de l'amitié pour cette brave et honnête nature. Elle aimait bien le prince, elle l'estimait très-haut; mais elle n'avait jamais éprouvé en sa présence ce trouble, cette crainte de ne pas plaire qu'elle devinait vaguement comme les précurseurs ou les compagnons de l'amour. Était-ce alors la grande fortune, le nom illustre, la cour impériale où son rang l'aurait appelée? Vassilissa avait l'âme trop fière pour attacher tant de prix à ces avantages purement extérieurs. Qu'était-ce donc qui lui faisait monter aux yeux ces larmes brûlantes qu'elle dévorait sous son voile? C'était la perte--irréparable, elle le sentait--d'un appui, d'une protection certaine. --Il n'aurait pas permis qu'on m'offensât! se disait l'orpheline, le coeur gros et plein de sanglots, il m'aimait... il m'aimait... Et la pauvre enfant voyait alors passer devant elle le rêve du bonheur perdu avant d'avoir existé; l'époux qui sait protéger et défendre, la maison où tout vous appartient, la domesticité soumise et respectueuse, l'indépendance dans les actes indifférents de la vie... Captive hier encore, elle serait devenue libre tout d'un coup; libre et aimée. Elle avait bien raison de pleurer son beau rêve. La réalité devait se faire, pour elle, plus rude et plus douloureuse tous les jours. A la fin, le balancement de la berline la plongea dans un demi-sommeil. Pendant quelque temps encore, elle entendit le tintement des colliers de grelots que portent les chevaux de poste; puis, les sifflements des postillons encourageant leurs bêtes n'arrivèrent plus à son oreille que comme des bruits lointains; et enfin elle s'endormit d'un sommeil réparateur. Il faisait à peine jour lorsque les voitures s'arrêtèrent devant une grande station bâtie en briques, où le thé et le café du matin les attendaient. Comme à la maison seigneuriale, les voyageurs trouvèrent les petits pains chauds et le beurre frais battu: un four à cuire était aménagé dans ie fourgon, et le pain avait été fait en route. La comtesse était d'assez mauvaise humeur: son fils lui avait donné des coups de pied toute la nuit, en rêvant, bien entendu, et son sommeil en avait été singulièrement troublé. Aussi remit-elle Dmitri aux soins de son précepteur, avec cette remarque pédagogique: --Vous aurez soin, monsieur Wachtel, de surveiller le sommeil de cet enfant. Il est beaucoup trop agité; vous ferez bien, quand il se remuera trop, de le réveiller et de!e gronder. On peut donner de bonnes habitudes au sommeil dès l'enfance, si on sait s'y prendre. Le précepteur s'inclina avec respect. --Avec ça, pensa-t-il, que je me lèverai la nuit pour réveiller ce gamin! Trop heureux qu'il dorme et me laisse tranquille! --Vos ordres seront exécutés, madame la comtesse, dit-il tout haut. Je n'attendais que votre autorisation. Dmitri, furieux, lui tira derrière le dos une langue énorme. La comtesse s'en aperçut fort bien; mais il n'entrait pas dans ses principes de remarquer les injures qui ne lui étaient pas personnelles, surtout quand elles étaient le fait de son enfant gâté. C'eût été une autre affaire si elle avait trouvé là l'occasion de donner une utile leçon de morale. Mais le cas ne se présentait point en cette occurrence. Elle laissa donc le petit garçon s'écarter, et se contenta d'ajouter à demi-voix, en s'adressant aux trois pédagogues: --Il faut savoir exiger certaines choses d'une façon absolue, et en passer d'autres jusqu'au moment où, ayant obtenu ce qu'on exigeait, on peut consacrer ses soins à des défauts volontairement passés sous silence. Les trois auditeurs de ce petit discours s'inclinèrent à la fois. --Zina, continua la comtesse, allez avec ces dames dans la berline; je prends votre cousine avec moi. Les changements indiqués s'effectuèrent silencieusement, et la caravane se remit en route. XI La comtesse explique à sa nièce ce que c'est que le mariage. Le soleil était levé, mais encore très-bas sur l'horizon; il envoyait des rayons aigus comme un fer de lance dans les portières de la voiture. La comtesse baissa la glace du côté de sa nièce, pour jouir de l'air pur et léger sans trop de danger de s'enrhumer; puis elle s'installa commodément sous les fourrures, mit les pieds sur la banquette de devant,--la femme de chambre s'était casée ailleurs,--et se mit à songer au discours dont elle avait l'intention de régaler Vassilissa. Celle-ci, droite comme sur sa chaise à table, attendait, les yeux baissés, ce qui allait lui être communiqué. Quoi que ce pût être, elle était sûre de garder son sang-froid. Combien elle regrettait le cri qui lui était échappé l'avant-veille! Son âme n'était pas d'une forte trempe pour l'action, mais elle possédait la force de résistance au même degré que le marbre le plus dur --Vous vous êtes bien conduite, ma nièce, commença la comtesse. Vassilissa, prise au dépourvu par reloge, fit un léger mouvement. La suite de la phrase mit un terme à sa surprise. --...En ne parlant pas à votre cousine de ce qui s'est passé avant-hier soir, continua la comtesse. Vassilissa inclina la tête, puis la releva, et continua à regarder son manchon, dans lequel ses deux mains nerveuses tourmentaient ses bagues. Il lui semblait bien dur d'être louée précisément pour le premier mensonge de Zina. Mais il n'y avait plus moyen de reculer. --Voyez-vous, ma chère enfant, continua la comtesse confortablement soutenue de toutes parts par des coussins moelleux, ce monde est un monde de misères; sans doute vous êtes bien jeune pour y entrer, et j'aurais préféré retarder ce moment; mais il est venu sans ma participation; il faut donc vous préparer à la destinée qui vous attend. Le prince Chourof était venu dans l'intention de me demander votre main; pour ma part, je n'avais pas d'objection à ce mariage: l'éducation que je vous ai donnée... A ces mots, elle sortit de son manchon sa belle main gantée, et, par une habitude machinale, sa nièce la baisa comme elle le faisait toujours à cette phrase. La main rentra dans le manchon. --L'éducation que je vous ai donnée, reprit la comtesse, ne déparerait certainement aucun rang de la société; mais néanmoins tous n'êtes pas faite pour la haute situation à laquelle le prince avait eu le projet de vous élever. Je ne sais ce qui se sera passé dans son esprit depuis le moment où je vous ai fait appeler jusqu'à celui où je vous ai retrouvée; mais ce qui me semble évident, c'est que vous avez choqué de quelque façon le prince qui, naturellement, très-fin et très-délicat, aura renoncé à ses projets. Vassilissa se tourna très-légèrement, et, au lieu de la voir de trois quarts, sa tante la vit de face. Du reste, les yeux baissés de la jeune fille ne s'étaient point levés; les lèvres seules s'étaient imperceptiblement resserrées, et la joue avait un peu pâli. --Puisque nous en sommes là-dessus, dit la comtesse, qui venait de subir une légère secousse dans sa placidité intérieure, dites-moi donc ce qui s'est passé entre vous; car je vous avoue que cette aventure me parait bien incompréhensible! Pour la première fois, Vassilissa leva les yeux, et la comtesse y lut une expression si étrange et si nouvelle, qu'elle se souleva soudain et s'assit toute droite, comme armée pour une lutte. --Le prince m'a demandé si cela me faisait de la peine de retourner à Pétersbourg. --Qu'avez-vous répondu? --Que j'étais bien partout avec ma cousine, ma tante! --Et puis? --Et puis il m'a demandé si je ne regrettais personne parmi les visiteurs. --Alors?... --J'ai répondu que je n'avais pas d'amies dans les environs, et que ma cousine me suffisait. --Ensuite? --Le prince m'a demandé si j'aimais beaucoup Zina et si je pourrais me résoudre à la quitter. J'ai répondu que je l'aimais...--Ici Vassilissa se rappela fort à propos qu'elle devait aimer la comtesse, sa bienfaitrice, plus que tout au monde--...et que je mourrais de chagrin s'il me fallait perdre sa société. --Et alors? --Alors le prince m'a dit que vous étiez occupée, ma tante, et qu'il ne voulait pas rester plus longtemps. Je lui ai proposé de prendre le thé, il m'a refusé, et il est parti sur-le-champ. --C'est tout? La jeune fille regarda sa tante avec cette même expression qui avait mis la comtesse sur la défensive, puis baissa les yeux et répondit tranquillement: --Oui, ma tante. La comtesse garda le silence. Certes, rien dans les réponses de sa nièce n'avait pu sembler déplacé au prince; rien n'avait pu éteindre ou même amortir la passion dont il avait parle le même soir à la bienfaitrice de Vassilissa. C'était donc le manque d'encouragement qui avait clos ses lèvres prêtes à parler. Mais, si l'orpheline ne savait pas ce qu'on voulait d'elle, sa conduite avait été de tout point régulière et décente. Alors, c'est sa tante qui aurait eu tort de ne pas la prévenir? Cette idée horrible ne fit que traverser le cerveau de la comtesse, comme une chauve-souris qui passe devant une vitre à la tombée de la nuit; et son esprit, avec une dextérité sans égale, saisit le point faible de la déposition de Vassilissa. --Vous voyez, ma chère enfant, dit la comtesse après un silence, vous voyez ce qu'il en coûte d'avoir des idées romanesques et de les exprimer d'une façon déplacée. Les lèvres de Lissa se serrèrent un peu, mais elle ne remua pas. --Sans votre façon ridicule d'exprimer une amitié exagérée pour votre cousine, votre compagne d'enfance, vous eussiez pu atteindre un rang et une fortune inespérés. Mais l'enthousiasme hors de propos, l'absurde idée de mourir plutôt que de quitter votre cousine, ont refroidi à votre égard les bienveillantes dispositions de notre ami et voisin. Il se sera dit que, pour une jeune personne, vous parliez avec trop de feu d'une chose tout à fait ordinaire en soi, de l'affection qui lie deux jeunes filles élevées ensemble. Ce feu et cette exagération ne lui ont pas plu chez une demoiselle qu'il se proposait d'appeler à une position élevée, et c'est cette infraction aux convenances qui aura causé son silence. Nous devons ici reconnaître et adorer la main de Dieu, qui se sert souvent d'une cause frivole en apparence pour l'accomplissement de ses desseins. Et la comtesse, entièrement de bonne foi, adora dans son coeur la main céleste qui avait brisé ce mariage malencontreux. Lissa ne répondit rien. Un orage grondait dans son coeur, et elle craignait de ne pas pouvoir mesurer la portée du premier mot qui sortirait de ses lèvres. Heureusement, la comtesse reprit la parole presque aussitôt. --Puisque l'heure est venue de vous parler mariage, mon enfant, je vais vous dire ce que toute mère doit dire à ses enfants en les présentant dans le monde. Au mot de mère, la main sortit du manchon par habitude; mais l'orpheline, les yeux baissés, avait un air si absorbé, que la comtesse rentra sa main après avoir lissé ses cheveux. --Le mariage, continua la comtesse, est un état naturel établi par Dieu depuis la création du monde. «L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils ne feront plus qu'une seule chair», dit l'Écriture. Donc le mariage est l'acte le plus important de la vie d'une femme. C'est par là qu'elle acquiert le droit de sortir seule, de parler d'elle-même, de porter du velours et des diamants,--quand sa fortune le lui permet,--en un mot, de faire tout ce que les lois et les convenances autorisent, et qui est défendu à une jeune fille. Mais elle contracte aussi des devoirs, et le premier de ces devoirs est d'aimer son mari et de lui obéir. La comtesse reprit haleine. --D'aimer son mari et de lui obéir? répéta Lissa. --Oui, mon enfant, c'est là le premier de ses devoirs. Une femme qui contracte mariage jure par devant Dieu d'aimer son mari, de lui être fidèle et de lui obéir. C'est là le serment le plus solennel, et on ne saurait le prononcer des lèvres seulement; il faut qu'il parte du coeur et qu'il soit consacré par une fidélité de toute la vie. La comtesse prononça ces mots avec une conviction si profonde que Lissa sentit son coeur s'amollir, et ses yeux prirent une expression moins fixe. --N'oubliez donc jamais, mon enfant, que vous devez aimer votre mari plus que vous-même, préférer son bonheur au vôtre, son plaisir au vôtre, ses amis aux vôtres. «Mon joug est un joug d'amour», a dit le Seigneur. --Je ne l'oublierai pas, ma tante! dit Lissa d'un ton ferme. La comtesse la regarda, un peu étonnée. Il n'entrait pas dans ses idées que quelqu'un eût besoin d'affirmer ses convictions quand c'était elle qui parlait. Mais, après tout, il n'y avait pas grand mal; elle continua: --Mais, pour être heureux en ménage, il faut se marier dans sa condition, et c'est pourquoi je reconnais le doigt de Dieu dans l'imprudence de vos paroles, qui a éloigné de vous le prince Chourof. Vous êtes de famille noble, ma nièce; votre père a servi avec honneur et il est mort des suites de ses blessures; mais il n'était qu'un simple colonel, et votre mère n'est que de petite noblesse de province... --Mon père est mort pour son pays! dit Vassilissa en levant la tête. Des larmes lui montèrent à la gorge; elle fit un effort violent et les refoula. Ses yeux, redevenus secs, lui firent si mal, qu'elle fut obligée de les abriter un instant de la main. --J'approuve vos sentiments, mon enfant, dit la comtesse avec douceur. Elle se pencha sur sa nièce et la baisa au front avec plus de tendresse qu'elle ne l'avait fait depuis longtemps. Cette caresse fit déborder le coeur trop plein de la pauvre enfant, qui fondit en sanglots vite réprimés; car la comtesse détestait les épanchements inutiles; c'était elle seule, d'ailleurs, qui décidait s'ils étaient utile? ou non. --J'espère que ie comte et moi nous avons remplacé votre père de notre mieux, et qu'au jour du jugement nous nous présenterons avec assurance devant notre Créateur, pour lui rendre compte du talent qu'il nous avait confié, reprit la comtesse en faisant allusion à une parabole--elle aimait à citer les textes sacrés--Mais, quel que fut le mérite de votre père, il n'en reste pas moins certain, mon enfant, que vous avez été élevée dans un monde bien supérieur à celui dans lequel vous pouvez espérer d'entrer par votre mariage. --Pourquoi, ma tante? Vassilissa mit dans ce mot toute lu naïveté que le peu d'astuce qu'elle possédait put lui procurer. --Parce que... La comtesse hésita, très-embarrassée. Pourquoi, en effet? Elle prit le parti de trancher la question. --Parce que, dit-elle, vous n'avez pas de fortune, et que tout homme doit trouver dans sa femme l'équivalent de ce qu'il apporte: rang, titre ou fortune. Vous n'êtes pas de grande noblesse, vous n'avez rien, vous épouserez un homme de votre classe. Nous tâcherons cependant de le trouver un peu plus riche que vous... Je vous donne pour dot dix mille roubles de capital, dont l'intérêt vous sera servi jusqu'à votre vingt et unième année, plus un trousseau de cinq mille roubles: linge, effets, argenterie et meubles... Vous ne me remerciez pas? La comtesse dit ces mots avec un tel accent de hauteur, que Vassilissa sentit l'insulte et non le bienfait. --Je vous remercie, ma tante, dit-elle d'un ton presque aussi hautain que celui de la comtesse. Elle s'inclina sur la main gantée et se releva. La comtesse avait déposé un baiser sur le velours du bonnet fourré; elle se sentait bravée et ne pouvait rien dire. Faute de mieux, elle continua: --J'ouvre ma maison cet hiver. Le premier jeudi de décembre je donnerai un bal, et je vous présenterai comme jeune fille à marier. Vous serez mariée au printemps et l'hiver prochain je m'occuperai de présenter Zina. --Il faut que je sois mariée auparavant? dit Vassilissa d'un air indifférent. --Sans doute! répondit sa tante avec humeur. Les gens que j'inviterai pour vous cet hiver, à quelques exceptions inévitables près, ne seront pas tes mêmes que ceux qui peuvent prétendre à ma fille. La coupe était trop pleine. Un instant Vassilissa eut l'idée de se précipiter par cette portière qui lui envoyait au visage l'air glacé de l'hiver; puis une pensée d'attendrissement sur elle-même lui vint, et presque en même temps le souvenir de sa cousine: --Zina pleurerait trop, pensa-elle. --Je vous remercie de vos bontés pour moi, ma tante, dit-elle à la comtesse avec un grand effort, et je tâcherai de les mériter. La comtesse, satisfaite, parla encore fort longtemps des devoirs d'une femme mariée envers la société... Sa nièce ne l'écoutait plus. --C'est la mère de Zina, c'est ma bienfaitrice, se disait-elle tout le temps pour se calmer. Enfin le relais arriva, et la comtesse, qui voulait se dédommager de sa nuit troublée par les coups de pied de son fils, renvoya la jeune fille. Comme on ne savait où caser le trop plein de la berline, une idée vint à Zina. Elle renvoya sans façon une protégée en supplément dans une autre voiture, et grimpa triomphalement avec sa cousine dans une calèche, où, se trouvant seules, elles eurent le loisir de causer. --Pourvu que maman ne s'aperçoive de rien, dit-elle; mais j'espère qu'elle va dormir... Et puis, si elle gronde, je dirai que c'est moi. Pour cette fois, en effet, maman dormit et ne s'aperçut de rien. XII Le repos de l'asile est troublé. Le voyage dura cinq jours, sans autres temps d'arrêt que les repas et quelques heures de repos pendant la nuit. Certes, il eût été bien plus simple d'aller chercher le chemin de fer à Moscou, et cela eût aussi coûté beaucoup moins cher; mais la comtesse détestait les chemins de fer et n'avait jamais voulu s'en servir. --C'est si vulgaire! disait-elle, on se trouve là avec tout le monde! Vainement lui alléguait-on la possibilité d'avoir un wagon à elle seule, de s'y faire apporter à manger, d'y avoir son lit... Le comte lui avait même offert de lui faire faire un wagon spécial qui ne servirait qu'à elle, deux fois par an, pour l'aller et le retour à son domaine de Koumiassine; elle avait refusé. --Ce serait encore la même locomotive, disait-elle; et puis, est-ce que je pourrais empêcher ces gens du peuple de grouiller sur les plates-formes? --Pour cela, avait dit le comte en riant, j'avoue... mais vous auriez la ressource d'un train spécial: on vous ferait chauffer une locomotive pour vous toute seule. Qu'en dites-vous? --Les rails sont à tout le monde! avait répondu la comtesse. La chaussée où elle roulait à six chevaux était bien à tout le monde aussi; mais, du plus loin qu'il entendait les sonnettes de la longue file d'équipages, le marchand faisait ranger son tarantass, et le paysan reculait son chariot jusque dans le fossé qui borde la route. Et les calèches, rapides comme le vent, passaient au milieu du chemin, couvrant de poussière ou de boue, selon la saison, le pauvre monde ébloui de tant de magnificence. Décidément, la comtesse n'avait pas la bosse des instincts démocratiques. Cette même femme, qui détestait le grouillement du peuple, hébergeait dans sa maison de Pétersbourg tout un hospice de pauvres femmes qui vivaient chez elle comme au pays de Cocagne, et dont les mésaventures avaient parfois le don de la faire rire. Ce qu'elle n'aimait pas, c'était le peuple indépendant, pour lequel elle n'était rien; ce peuple qui ne la saluait pas, qui disait parfois avec colère et mépris: _tfou!_ lorsque son valet de pied jalonné, la précédant pour lui faire place, touchait l'épaule d'un paysan distrait ou récalcitrant. Ce peuple-là, elle le détestait et le méprisait, tandis que les paysans de ses villages, découverts et suppliants devant elle, la trouvaient toujours généreuse et charitable, prête à remettre une dette ou à faire une concession. Ce qu'elle voulait par-dessus tout, sans s'en douter le moins du monde, c'était être adorée humblement: alors elle était capable de tous les sacrifices, de tous les renoncements. De même, tous les mercredis et vendredis de carême,--et les carêmes sont longs en Russie,--cette femme orgueilleuse et despote portait à l'insu de tous, excepté de sa femme de chambre, une chemise de grosse toile de chanvre non blanchie, qui déchirait sa peau délicate, accoutumée à la batiste. C'était pour mortifier sa chair. Elle jeûnait pendant les trois derniers jours de la semaine sainte: sous prétexte qu'elle n'aimait pas le maigre, elle ne vivait que d'un petit morceau de pain et d'une tasse de thé toutes les vingt-quatre heures,--et ces mortification,, elle les accomplissait bien par esprit de pénitence et de foi, car elle se gardait d'en parler. Mais là t'arrêtait son devoir religieux. La charité remplissait sa vie et sa maison; sa foi lui ordonnait de se mortifier comme une religieuse professe, de donner à l'église des sommes immenses; elle avait fait voeu de ne jamais refuser l'aumône à qui que ce soit--et son coeur était dur comme la pierre, son orgueil n'avait pas d'égal: elle se faisait toujours inviter deux fois par l'impératrice avant de se décider à lui faire visite. Sous prétexte de maladie, elle déclinait régulièrement le premier de ces honneurs, pour mortifier son orgueil, disait-elle. En réalité,--mais on l'eût bien surprise en le lui disant,--c'était pour que la volonté souveraine ne passât qu'après la sienne. Telle était la femme avec laquelle Lissa entreprenait de lutter. Si elle l'eût connue, la pauvre enfant aurait demandé sans doute à prendre le voile plutôt que d'entamer cette lutte insensée. Mais elle ne se rendait pas compte de ce qu'elle faisait. Aussi le premier choc ne se fit-il pas attendre. Le principal souci de la comtesse, en arrivant, fut de réorganiser l'espèce d'asile de Sainte-Périne, qu'elle entretenait dans un pavillon détaché, situé dans la cour de la maison. Une protégée en laquelle la perspicacité avait reconnu des aptitudes spéciales pour la gestion des affaires fut chargée de composer un règlement qui passa trois jours sur le bureau de la comtesse. La gracieuse dame le lut et le relut au moins trois fois dans le courant de chaque journée, corrigeant, ajoutant, retranchant, aggravant les sévérités louables de cette utile institution. Le règlement, dûment corrigé, approuvé, copié de la belle écriture officielle des scribes russes, fut encadré sous verre et suspendu dans la grande pièce affectée aux vieilles femmes;--malheureusement, il ne s'en trouva jamais une qui sût lire. «Les hôtesses de cet asile,--portait le règlement,--ne pourront pas sortir avant sept heures du matin, ni rentrer après six heures du soir. «Tous les jours elles feront la prière en commun et seront tenues d'assister à l'office divin. Les discussions et les querelles sont sévèrement prohibées et seront une cause de renvoi. «Il est interdit aux personnes reçues dans l'asile d'apporter du dehors d'autres provisions que du thé et du pain blanc; cependant elles pourront faire cuire, pour leur usage, les aliments qui leur auraient été donnés par charité.» (Les esprits chagrina auraient pu remarquer dans cet article une légère contradiction; mais quelle oeuvre est sans défaut sur notre pauvre terre? Le soleil lui-même a des taches.) Après une longue série d'autres articles interdisant les spiritueux, etc., etc., suivait un dernier paragraphe, ainsi conçu: «Pour quelque raison que ce soit, personne ne pourra résider plus de huit jours de suite à l'asile, à moins dune permission spéciale de Son Excellence madame la comtesse.» Le petit Dmitri avait appris la pancarte par coeur, et, de temps en temps, en répétant ses leçons à son précepteur, il intercalait une phrase du règlement au milieu de l'histoire grecque ou des verbes allemands. M. Wachtel, qui avait bon caractère, se retenait à grand peine de rire, et se contentait de réprimander son jeune élève; mais cette trop grande indulgence faillit causer des malheurs. Le jour de sortie du précepteur allemand se trouvait précisément le premier dimanche qui suivit t'arrivée à Pétersbourg de la famille Koumiassine. Miss Junior, en sa qualité de première gouvernante, avait également droit au premier dimanche et n'eut garde de l'oublier. Mademoiselle Bochet resta donc responsable des deux jeunes filles et du petit comte. L'après-midi s'écoulait sans encombre; les demoiselles lisaient des romans anglais dans leur chambre, Dmitri faisait des patiences sur la grande table d'étude, lorsqu'un bruit singulier s'éleva dans la cour: on eut dit le gloussement de plusieurs coqs d'Inde, mêlé aux piailleries de quelques douzaines de poules. La comtesse était assise dans son boudoir près de là; toutes les portes intérieures étaient ouvertes, comme c'est l'usage en Russie. Elle leva la tête d'un air distrait; le bruit cessa. La noble dame reprit sa lecture; au bout d'une minute, les piailleries recommencèrent de plus en plus belle. Lissa et Zina s'entre-regardèrent en riant. Dmitri, très-affairé avec ses patiences, se mordait les lèvres dans l'excès de son attention. --Qu'est-ce que cela veut dire? murmura mademoiselle Bochet en déposant son livre. La sonnette de la comtesse fit alors un tel vacarme, que le bruit extérieur en fut étouffé pour un moment. --Allez voir ce que c'est, dit la comtesse d'une voix perçante, et que je sache à l'instant ce que cela veut dire. --Gagné! s'écria joyeusement Dmitri, qui brouilla les cartes de sa patience, sauta sur le maroquin de la grande table de classe et la parcourut dans toute sa longueur en marchant sur les mains. --Veux-tu bien descendre! lui dit Zina, riant malgré elle. Tu vas te faire gronder. Dmitri retomba sur ses pieds et s'assit sur un grand fauteuil, les pieds et les bras ballants; une expression de béatitude animait son visage enfantin, et la malice triomphante lançait des feux d'artifice par ses yeux noirs. --Tu as fait quelque sottise, murmura Zina tout bas. Mademoiselle Bochet regardait, inquiète, le jeune comte, qui se contenta de trépigner des pieds et des mains sur le fauteuil d'un air satisfait, et qui reprit instantanément sa gravité. Le maître d'hôtel, consterné, se présenta à l'entrée du salon de la comtesse. C'était lui qui avait la haute main sur toute la valetaille. Les piailleries avaient cessé. --Que signifie ce vacarme? dit la comtesse de sa voix de tête. C'est inouï! Jamais, depuis que le monde est monde, pareil scandale ne s'est vu! Eh bien? --Ce sont les vieilles femmes, Votre Excellence, commença-t-il. --Je les ai bien entendues! Ce n'est pas la peine de me l'apprendre. Qu'est-ce qu'il y a? --Votre Excellence, il s'est passé quelque chose de bien extraordinaire... Quand elles ont voulu faire du thé, tout à l'heure... c'est dimanche aujourd'hui, Votre Excellence... --Je le sais bien! après?... --Eh bien... elles ont préparé le samovar, et... --Parle donc! cria presque la comtesse, hors d'elle-même. --Ce n'est pas de l'eau, Votre Excellence, qui a coulé, c'est de l'encre! Un fou rire prit les jeunes filles. Dmitri s'était laissé glisser à terre et se roulait sur le tapis, son mouchoir sur sa bouche pour étouffer son hilarité. Mademoiselle Bochet elle-même, tout en jetant un regard de reproche sur Dmitri, ne put s'empêcher de faire comme les autres. --Qui est-ce qui a pu se permettre une farce aussi inconvenante? dit la comtesse, qui n'avait pas envie de rire. Le coupable, quel qu'il soit, sera sévèrement puni. L'oeil du maître d'hôtel glissa par la porte ouverte sur Dmitri, que la comtesse ne pouvait voir, et qui suivait en ce moment d'un air affairé les rosaces du tapis avec une grosse épingle. --Mais cela ne m'explique pas ces cris, ces disputes... continua la bienfaitrice des pauvres. --C'est que, Votre Excellence, quand elles sont venues chercher leurs sacs, ceux qui contiennent les aumônes, celle qui avait reçu du pain a trouvé de la viande, celle qui avait des noix a trouvé des pommes;--alors elles se sont précipitées dans la cour en criant que c'étatt un tour du démon. Voilà la cause du bruit, Votre Excellence. --Tu leur diras qu'elles sont un tas de vieilles sottes, dit la dame irritée. --J'entends, Votre Excellence, répondit le maître d'hôtel en s'inclinant. --Celui qui s'est permis cette incongruité quittera sur-le-champ mon service! ajouta la bienfaitrice des pauvres. As-tu des soupçons? Le maître d'hôtel entrevit une occasion superbe de se débarrasser d'un marmiton nouvellement reçu, et qui, peu au fait des usages de la maison, ne lui témoignait pas assez de déférence, à son idée du moins. --Cela pourrait bien être Vassili. --Quel Vassili? demanda la comtesse. Il y a un Vassili parmi vous? --Oui, Votre Excellence; un petit garçon qui lave les casseroles. Il est malpropre, méchant, malhonnête et capable de tous les tours. --C'est bien, qu'on le renvoie! dit la comtesse. Allez! et que de semblables scènes ne se renouvellent plus. Les deux jeunes filles se regardèrent pleines de pitié. Le pauvre Vassili était un excellent petit garçon, un peu rustaud, mais serviable et doux. Dmitri était tout pâle. --J'entend,, madame la comtesse, dit le maître d'hôtel prêt à se retire.. Dmitri, d'un bond, franchit la porte et lui barra le passage. --Que voulez-vous? dit la comtesse étonnée et scandalisée de cette façon de se présenter. Au lieu de répondre à sa mère... --Pourquoi mens-tu? dit le petit garçon au maître d'hôtel, qui lui fit vivement deux ou trois clins d'yeux significatifs. Tu sais très-bien que c'est moi qui ai vidé, ce matin, mon encrier dans le samovar des vieilles sorcières, et qui ai changé de sacs leurs rogatons! --Monsieur! un pareil langage! une action semblable! s'écria la comtesse outrée. Elle s'arrêta, ne trouvant pas de mots pour exprimer son indignation. --Oui, ma mère, dit le petit garçon grandi par le mépris qu'il ressentait, et toisant le valet de toute la hauteur de sa naissance,--c'est moi qui ai fait cela, et il le sait bien, puisque je l'ai rencontré dans l'antichambre des vieilles. Fi! l'horreur! faire renvoyer ce petit qui n'a rien fait, qui n'a qu'un défaut, c'est de parler de toi au singulier, au lieu de te mettre au pluriel comme on met les gens nobles. Bel avantage! On y met les chiens aussi, au pluriel, là-bas, à la campagne, parce que ce sont des chiens de nobles!... Tu es un méchant, tiens!... Maman, dit-il en se tournant vers sa mère, punissez-moi! Avec une grâce chevaleresque, touchante et comique à la fois, il s'approcha de la comtesse et mit un genou en terre. --Sors, dit la comtesse au maître d'hôtel, qui obéit. Elle regarda son fils une seconde, puis lui tendit le dos de sa main. Elle brûlait d'envie de le serrer sur son coeur. Mais c'eût été manquer «aux principes» de toute sa vie. Dmitri baisa tendrement la main de sa mère et rentra, la tête haute, dans la chambre des jeunes filles, où il fut étouffé de caresses par les trois femmes. Mademoiselle Bochet avait les larmes aux yeux, et pendant huit jours elle l'appela Bayard. C'est M. Wachtel qui reçut une semonce pour avoir laissé à son élève le temps de faire cette équipée! --Mais, madame la comtesse, dit-il, c'était un jour de sortie! Je ne suis pas responsable. --Je vous demande pardon, monsieur, il n'est pas redescendu depuis que vous l'avez confié à mademoiselle Bochet. C'est donc pendant qu'il était avec vous, dans la chambre du rez-de-chaussée, qu'il a pu trouver le moyen de s'échapper. Ce défaut de surveillance me parait très-grave, monsieur, très-grave. Une récidive vous ferait perdre ma confiance et le reste. Pensez-y, monsieur Wachtel. --Quelle pédante! grommela le précepteur dès qu'il fut seul. Mais il se le tint pour dit. XIII Le premier bal. Le premier jeudi de décembre, comme elle l'avait dit, la comtesse Koumiassine donna un bal. Mais ce n'était pas à proprement parler ce qu'on appelle un bal dans le grand monde. L'orchestre se composait de six musiciens de choix, la salle était joliment garnie de fleurs; mais on n'avait rien changé aux meubles ni aux tentures; ces grands changements étaient réservés pour l'année suivante, quand on produirait Zina dans le monde. --Voyez-vous, ma chère amie, disait la comtesse dans l'après-midi à une de ses compagnes d'enfance, ces petites soirées ne seront que des réunions sans cérémonie, quelque chose dans le genre des bals d'enfants. Je n'y inviterai que mes amis intimes avec leur famille et quelques jeunes gens... Il ne s'agit que de marier ma nièce. L'année prochaine, ce sera autre chose. En attendant, Zina prendra l'habitude de recevoir. Et là-dessus, un sourire fit entendre qu'en effet ce serait toute autre chose que de marier Vassilissa. La comtesse ne put faire, cependant, que ces réunions sans cérémonie ne se présentassent quelques jeunes gens des meilleures familles de Pétersbourg, de ceux qui avaient de jeunes frères, de jeunes camarades à peu près de l'âge de Dmitri. Le petit comte invitait avec une grâce parfaite les grandes demoiselles de dix-huit ans, qui se prêtaient en riant à sa fantaisie, tout étonnées de s'amuser bien plus avec ce petit bonhomme qu'avec les jolis officiers de la garde. Parmi les plus brillants de ceux que la comtesse n'invitait qu'a regret, se trouvait un jeune officier de Cosaques, âge de vingt-quatre ans à peine et fort joli garçon. D'ailleurs, joyeux compagnon au régiment, aimé de ses chefs et de ses camarades. --C'est dommage qu'il n'ait pas de titre, disait la comtesse à son amie en regardant tournoyer les couples pendant la valse d'ouverture, au premier jeudi de décembre; bonne noblesse de Moscou, mais enfin, il n'y a pas à dire, un titre, cela relève un beau nom, pour une femme surtout. C'est dommage, je ne lui vois que ce défaut. --Vous le laisses danser avec Zina, ce jeune homme qui n'a pas de titre? dit l'amie d'un ton légèrement railleur. --Zina dansera avec tout le monde; c'eat le seul moyen d'habituer les jeunes personnes à se tenir à leur place. Et puis, il a une excellente conduite, ce jeune homme. --Vraiment? --Oh! oui..., il a débuté au Caucase; il a la croix de Saint-Georges. On est très-content de lui --Tu m'as bien l'air, pensa l'amie, d'avoir jeté ton dévolu sur celui-là! Elle se trompait. La comtesse n'avait jeté son dévolu sur personne, mais elle s'arrangeait dès lors pour grouper une élite d'adorateurs auprès de sa fille. Tous ne pouvaient pas être titrés,--il en fallait bien quelques-uns de plus ordinaires;--et puis Maritsky hériterait tôt ou tard d'une grande fortune, et sa présence ne déparait aucun groupe de jeunes élégants. --Eh bien, Lissa, dit Zina en s'approchant de sa cousine entre deux contredanses, t'amuses-tu bien? Vassilissa fit un petit geste de tête énergique. Elle était heureuse ce soir-là. Sa tante lui avait fait faire une adorable toilette ruchée, toute blanche, comme un nuage de neige; de plus que Zina, elle avait au front une toute petite couronne de roses mousseuses; sa robe avait une petite traîne; elle débutait vraiment dans le monde. Pour une heure, elle oubliait sa position dépendante, sa pauvreté, le destin qui l'attendait. Elle ne voyait rien au delà des murs tapissés de verdure où brillaient les girandoles chargées de bougies. Elle était reine pour cette heure-là. --Je suis bien contente, va! continua Zina. C'est dommage que maman ne veuille pas aussi me faire des robes longues: je suis pourtant plus grande que toi... Enfin, un peu de patience: cela viendra. Vassilissa pensa que le moment où sa cousine mettrait des robes longues serait celui où elle-même passerait aux mains d'un époux inconnu... et, loin de lui serrer le coeur, cette pensée lui donna un frisson joyeux. L'époux inconnu, pourquoi ne serait-ll pas beau, jeune, noble? Le prince Chourof avait bien pensé à la demander en mariage! Pourquoi ne s'en rencontrerait-il pas un autre aussi noble, aussi riche, mais plus jeune et plus beau? Elle passait en ce moment devant une glace, et elle se regarda. Elle était jolie comme une petite fée. L'orchestre commença une valse... Maritsky s'avança vers les deux jeunes Elles, hésitant un peu... il avait déjà dansé avec Zina. Il s'inclina devant Vassilissa, passa son bras autour de sa taille et l'enleva, blanche et légère comme un duvet de cygne. Zina regarda aller le joli couple. --Qu'il est bien! se dit-elle; quelle grâce élégante, et quel air sérieux! J'aimerais un mari comme cela... Mais ma mère veut un titre. Un autre cavalier s'inclina devant elle; elle se laissa entraîner, et de toute la soirée n'eut pas une minute pour réfléchir. Le lendemain d'une fête n'est pas toujours fête, dit un proverbe chagrin: les deux pauvres fillettes en firent l'expérience sans plus tarder. Le vendredi matin, pendant qu'on la coiffait, dès dix heures, la comtesse les fit appeler dans l'intention de leur inculquer des principes de sagesse mondaine. --Asseyez-vous, leur dit-elle. Les jeunes filles obéirent et se tinrent bien roides sur leurs chaises. --Vous n'êtes ni l'une ni l'autre exemptes de reproches pour votre conduite d'hier soir, commença la comtesse. Vous, Zina, vous avez l'air trop évaporé. Vous ne devez pas causer avec les jeunes gens dans l'intervalle des danses; il suffit que vous les interrogiez pour vous assurer qu'ils ont des dames pour le quadrille suivant. Et vous, ma nièce, vous aviez hier soir l'air de vous amuser beaucoup trop. Comment voulez-vous qu'un homme sérieux vous choisisse pour compagne de sa vie, si vous riez et plaisantez tout le temps? N'oubliez pas, mon enfant, que vous n'avez pas de fortune, que la vie pour vous ne sera pas une fête, et tâchez d'apporter, même dans les plaisirs permis que je vous accorde, le sérieux et la dignité calme d'une jeune fille qui se rend compte de sa position. La comtesse parla longtemps sur ce ton. Lorsqu'elle eut fini, les deux cousines se levèrent, lui baisèrent la main, lui firent une révérence et s'envolèrent dans leur chambre. Là, les gouvernantes allaient les reprendre; Zina fit exprès un long détour dans les salons qui occupaient une partie du premier étage. --Si ce n'est pas à présent que tu dois t'amuser, dit-elle à sa cousine, et si tu dois épouser un homme si sérieux, je ne vois pas quand tu t'amuseras!... Mais je ne vois pas non plus la nécessité d'épouser un homme si sérieux... Il en est venu hier de bien gentils qui ne sont pas trop sérieux. As-tu remarqué Maritsky! --Oui, dit Vassilissa, il est très-bien. --Sais-tu, continua Zina, je crois que toutes ses institutions de bienfaisance ont tourné l'esprit de maman à l'envers! Elle ne voit plut que du sérieux partout. Laissons-la dire, obéissons lui,--et, quand il sera question de nous marier, nous n'épouserons que celui qui nous plaira. C'est entendu? --Je te le promets de bon coeur, dit Vassilissa avec une ombre de sourire. --Tu ne me trahiras pas? Il faut être deux pour être fortes. Parole donnée? --Parole donnée. Pour rattraper le temps perdu, les deux petites révolutionnaires se mirent à courir, la main dans la main. --D'où venez-vous tout essoufflée, miss Zina? dit l'Anglaise scandalisée. --De chez ma mère, répliqua Zénaïde très-tranquillement. Mademoiselle Bochet vit que les deux fillettes avaient été morigénées et n'en fut que plus indulgente. --Vous avez tort! vous avez tort! lui dit miss Junior le soir, pendant la récréation. Ces jeunes filles n'ont pas besoin d'être gâtées. --Soit, mais alors soyez sévère avec les deux également! répliqua la bonne Suissesse, qui ne put ee tenir. La gouvernante de Zénaïde la regarda de travers, mais ce fut peine perdue;--quand mademoiselle Bochet avait mis ses lunettes, elle ne voyait plus que son ouvrage. Les jeudis succédèrent aux jeudis, formant une chaîne ininterrompue de plaisirs. Les petites soirées de la comtesse Koumiassine lui furent rendues par les autres familles. On invita même les deux jeunes filles à quelques grands bals donnés dans l'élite de la noblesse pétersbourgeoise; mais ces dernières invitations furent impitoyablement déclinées. --Je ne produis pas ma fille dans le monde, répondait la comtesse; c'est déjà trop qu'on la voie chez moi. --Eh bien! amenez-nous votre nièce, disait-on souvent. Lissa était fort bonne à voir, et sa grâce modeste avait gagné le coeur de quelques bonnes âmes du grand monde. --Ma nièce! répétait la comtesse en haussant les épaules. Vous n'y pensez pas. Et elle parlait d'autre chose. Un jour cependant que son amie d'enfance, madame Souftsof, lui demandait pour la troisième ou quatrième fois de conduire Lissa à un bal qu'elle donnait la semaine suivante, la comtesse se départit de sa réserve et laissa pénétrer ses projets. --Non, ma chère, dit-elle, Lissa n'ira pas, parce que j'irai... --Eh bien! vous l'amènerez! La comtesse fit un signe négatif. --Lissa n'ira jamais dans le monde en même temps que moi. Vous n'avez probablement pas remarqué que je ne l'accompagne jamais? --Non! fit madame Souftsof très-surprise. --Elle vivra dans un milieu où je ne veux pas me compromettre. Une fois la noce faite, je permettrai à ma nièce de me rendre visite; je serai marraine de son premier enfant, si les circonstances s'y prêtent; mais on ne me verra jamais chez elle. --Cette rigueur envers une fillette qui, je le suppose, ne vous a causé aucun désagrément... --Ce n'est pas de la rigueur, ma chère, j'aime beaucoup Vassilissa; mais vous connaissez le proverbe: chacun à sa place! Ce que j'en fais, c'est pour son bien. Il n'y eut pas moyen de la faire sortir de là. XIV Les souvenirs de jeunesse de mademoiselle Justine. La protégée que la comtesse avait mise à la tête de son refuge pour les vieilles femmes était une demoiselle noble, de trente-cinq ans environ, encore franche et assez agréable. Venue en 1856 pour solliciter une pension après la mort de son père, capitaine de l'armée tué à Sébastopol, elle avait été recommandée aux bienfaits de la comtesse par une parente du comte, sa voisine de campagne. --Vous, ma cousine, qui aimez tant à faire le bien, avait dit malicieusement la provinciale, tâchez d'obtenir quelque chose pour cette pauvre fille; elle est très-intelligente et peut rendre des services. Je l'aurais volontiers gardée auprès de moi, n'était que je pars pour l'étranger... Ma santé réclame les eaux. Ce que l'habile commère ne disait pas, c'est qu'elle trouvait Justine Adamovna trop intelligente, et qu'elle l'aimerait bien partout, hormis dans sa propre maison. La comtesse, très-bonne femme quand il ne s'agissait point de ses principes, avait commencé par donner à la demoiselle pauvre la table et le logement; et, comme Justine, après tout, était noble, elle l'avait admise à sa propre table. La nouvelle venue, qui avait aussi des principes, chercha à devenir utile, et elle se rendit promptement nécessaire. Aussi bientôt put-elle entrer chez la comtesse sans avoir été appelée,--mais jamais sans se faire annoncer; l'étiquette, sur ce point, restait inflexible. C'était quelque chose que de diriger le refuge de la comtesse Koumiassine; sans doute, en peu d'année, elle avait fait un chemin considérable, et le plus difficile était accompli. Elle pouvait espérer de devenir directrice de quelque établissement de charité sous le patronage d'une grande-duchesse; elle serait peut-être appelée à remplir des fonctions à la cour. Mais tout cela était bien lointain: elle eut voulu trouver quelque ressource plus à portée de sa main, quelque chose qui lui affermit le pied dans l'étrier, quelque chose, en un mot, de moins aléatoire que le caprice protecteur d'une grande dame ou d'une princesse du sang. Un jour d'hiver, un peu avant Noël, elle trottinait le long des galeries à arcades du Gostinnoï-Dvor, tournant et retournant son avenir dans sa pensée, et s'occupant en même temps des emplettes destinées aux étrennes des protégés de la comtesse,--depuis les bambins à la mamelle jusqu'aux vieillards décrépits, car la charité vraiment prodigue de la grande dame n'oubliait personne;--elle fut étonnée de s'entendre appeler par son nom. --Justine Adamovna! dit une voix masculine. Elle leva les yeux, pâlit, ouvrit la bouche, la referma et se mit un peu de côté pour laisser passer le torrent des acheteurs. --Comment!... vous? dit-elle enfin d'une voix singulièrement brisée. --Oui, moi! Et que faites-vous ici? --J'achète des étrennes pour les pauvres, dit Justine, qui reprenait peu à peu son sang-froid. Pendant les quelques secondes qui venaient de s'écouler, la pauvre protégée avait vu passer devant ses yeux le rêve de sa jeunesse. Elle habitait une pauvre maison de bois à sa campagne; sa mère n'avait qu'une servante; son père était à l'armée et ne venait que tous les cinq ou six ans; une ou deux familles de paysans, avec un petit lopin de terres labourables, formaient tout leur fief. Mais à quelque distance de la maison un taillis de bouleaux se dressait, semblable à un bouquet de plumes ondoyantes. Ce taillis était toute la joie des pauvres propriétaires.--Notre bois! disaient-ils avec orgueil. Justine avait passé son enfance dans un de ces établissements que l'Etat entretient en province pour l'éducation des jeunes filles de noblesse pauvre, et qu'on nomme Instituts; elle revint à la maison paternelle avec de beaux diplômes, des récompenses méritées et des ambitions sans bornes. La maison de bois lui parut laide; la vieille servante, ignoble; sa mère, pesante et vieillie. Le petit taillis de bouleaux, qui avait grandi en même temps qu'elle, était l'oasis de ce désert. Elle y passa bientôt le plus clair de ses journées. Dans le voisinage vivait un petit gentilhomme campagnard, veuf, fort occupé de ses chevaux, au nombre de trois, et de sa meute, composée de six chiens. Il passait sa vie à la chasse. Son fils, qui le gênait parce qu'il lui prenait ses chevaux pour courir, avait été placé par lui dans un établissement public afin d'y faire son éducation. Le sort voulut que le jeune Nicolas Tchoudessof revînt au bercail, lettré et barbu, un an avant le retour de Justine chez sa mère. Le bois de bouleaux était presque sur la limite des deux propriétés. Nicolas, excellent tireur d'instinct, aimait la chasse. Il partait avec son fusil et rentrait sans gibier,--mais qu'est-ce que cela prouve? Toujours est-il que, certain jour, M. Tchoudessof, revenant à cheval d'une course dans les environs, eut l'idée de traverser le taillis, et, à son inexprimable horreur, il aperçut à travers les branches son fils, étendu dans l'herbe d'une clairière, aux pieds d'une jolie personne, qu'il reconnut pour Justine Adamovna. Les deux jeunes gens paraissaient fort tranqullle et accoutumés à se trouver ensemble. L'herbe fine et drue amortissait le bruit des sabots de son cheval; les jeunes gens avaient à peine daigné tourner la tête, croyant avoir affaire à un paysan. Le vieux Tchoudessof, qui n'était pas commode, ne dit rien et retourna chez lui en mordant sa moustache grise. A l'heure du thé, son fils apparut comme de coutume, le fusil désarmé, la gibecière vide. --Tu n'as rien tué aujourd'hui? lui demanda !e père. --Non, mon père, rien du tout. --Tu n'as pas de chance, hein? Le jeune homme, âge alors de dix-neuf ana, regarda son père avec quelque surprise, et répondit: --Non, je n'ai pas de chance, c'est vrai, mais je ne me donne guère de peine. Le vieux Tchoudessof sauta sur sa canne, qu'il guignait depuis un moment dans le coin habituel, et appliqua à son héritier une volée fort satisfaisante. Quand il jugea que la correction porterait fruit, il déposa sa canne et dit à son fils: --Ça, c'est pour te faire passer les idées de mariage. Si jamais tu t'avises de venir me demander ma bénédiction pour épouser cette mamselle qui te tenait compagnie dans le bois, je te déshérite. Nicolas, furieux et rossé, regardait son père de travers. --Oui, tu crois que je ne peux pas te déshériter, n'est-ce pas? Je vendrai mon bien et je le boirai jusqu'à la dernière goutte, jusqu'au dernier kopek. Tu m'entend?9 --J'ai compris, mon père. Mais pourquoi?.... --Parce que je ne veux pas d'une belle-fille qui court les bois avec un garçon: suppose que ce ne soit pas avec toi qu'elle ait été assise dans le bois, hein? --Mais, mon père, puisque c'était avec moi! --Eh bien, puisque c'était toi, tant mieux pour toi, mais je t'ai dit mon dernier mot! Nicolas fit ses réflexions et retourna au bois, comme d'habitude. L'automne s'avançait, les pluies devenaient fréquentes, et le jeune homme n'aimait pas la pluie, de sorte qu'il ne venait pas avec une exactitude militaire. --Eh bien! lui dit un jour Justine, quand prierez vous à votre père? --Je lui ai parlé.... répondit Nicolas, qui se souvint des coups de canne. --Eh Lien? fit la jeune fille pâle d'angoisse. --Il ne veut pas, et il ne veut pas! C'est son dernier mot. En disant ces paroles, Nicolas baissa la tête, car il sentait bien qu'il aurait peut-être pu insister davantage. --Ah!... il ne veut pas, répéta lentement la jeune fille. Eh bien! adieu, monsieur Tchoudessof. Elle s'en allait, pâle, blessée au coeur; le jeune homme la rattrapa, la saisit dans ses bras, lui dit tout ce qu'il put trouver de mieux, et finit par la consoler un peu. A partir de ce jour, elle le considéra comme un étranger. Dans son plaidoyer cependant, il avait si bien su mêler la fiction à la réalité, il avait parlé des coups de canne avec tant d'éloquence, que Justine, sans se trouver convaincue, cessa de lui en vouloir. D'ailleurs, à dix-sept ans, on est crédule. Les deux jeunes gens se séparèrent donc sans colère et sans rancune. Quelque temps après, Nicolas partit pour chercher fortune à Pétersbourg. A dire vrai, Justine n'avait pas eu le coeur pris; sa petite nature sèche se prêtait mal aux dévouements sublimes et absurdes de l'amour. Mais, une fois seule dans la monotonie de sa vie campagnarde, elle arriva à se faire une sorte de héros de Tchoudessof. Elle ne vit plus en lui qu'une victime de la cruauté paternelle, et ne se souvint plus que des coups de canne. Le petit bois fut pour elle une sorte de pèlerinage qu'elle accomplissait de temps en temps pour chercher l'ombre de sa jeunesse. Et voilà que cette jeunesse évanouie, elle venait de la voir apparaître dans les galeries du Gostinnoï-Dvor, sous la forme de Nicolas Tchoudessof. Il avait changé depuis dix-huit ans. De longs favoris, bien soignés, remplaçaient sa jeune barbe soyeuse; son visage portrait les traces du temps, eut dit un poète, c'est-à-dire que de petites rides fines indiquaient non les excès, mais la méditation soucieuse d'un homme qui voudrait parvenir; à cela près, toujours joli garçon à trente-sept ans. Sa mise, autant que la longue pelisse la laissait voir, était sévère; ses manchettes de toile fine étaient attachées par de jolis boutons d'or mat, d'un goût sérieux. Le chapeau de soie était neuf, lustré, irréprochable; la main, blanche et soignée. Évidemment, Nicolas Tchoudessof vivait dans un milieu où les bonnes manières faisaient parti des aptitudes. --Que faites-vous à Pétersbourg? demanda Justine lorsqu'elle eut chassé le trouble de ses esprits. --Je suis employé au Sénat; d'ici peu, j'espère avoir de l'avancement. Ah! Justine Adamovna, quelle rencontre! Qu'il y a longtemps!... Mais venez par ici, on ne peut pas causer! Ils s'écartèrent de la foule et montèrent au premier étage, où les galeries, presque entièrement occupées par les réserves des magasins du rez-de-chaussée, sont habituellement désertes. Es quelques mots, Justine raconta son passé et sa situation actuelle dans la maison de la comtesse Koumiassine. --A-t-elle des enfants? demanda Tchoudessof sans attacher grande importance à sa question. --Elle a une fille, un fils, et une fille adoptive. --Des bambins? --Non: sa fille aura bientôt seize ans; sa nièce en a dix-sept; elle cherche à la marier. Un éclair d'inspiration montra à Tchoudessof le parti qu'il pouvait tirer de cette rencontre. --Elle est riche, cette nièce à marier? demanda-t-il négligemment. --Non; la comtesse lui donne dix mille roubles et un trousseau; mais il y aura la protection... Un silence se fit. --Vous n'êtes pas marié? demanda Justine, non sans quelque trouble. --Pas encore, répondit Tchoudessof. --Êtes-vous promis? --N... non, répondit le compère, qui ne voulait rien compromettre. Justine s'arrêta et le regarda en face avec des yeux brillants qui lui firent peur. Un moment il eut l'idée de prendre la fuite. --Je tous ai fait du tort autrefois, dit-elle; vous avez souffert pour moi... Il la regarda assez étonné, car au fond, sauf les coupa de canne, ce n'était pas lui qui avait souffert. --Je puis vous donner une bonne revanche, continua-t-elle. Je vous veux du bien, croyez-le; je n'ai oublié que ce qu'il fallait oublier... Faites de même... Voulez-vous épouser la nièce de la comtesse? Tchoudessof croyait rêver. Mais c'était un homme sérieux; il prit tout de suite le côté pratique de la proposition. --Est-ce un mariage convenable sous tous les rapports? dit-il d'un air grave. --Est-ce que je vous en parlerais sans cela? répondit la protégée en haussant les épaules. Vous me devrez votre bonheur: cette pensée m'est très-agréable. Et puis, moi aussi, je suis ambitieuse... nous monterons ensemble. Dites-moi, avez-vous servi à l'armée? --Oui, répondit l'employé, deux ans seulement. I! n'y avait pas d'avancement, j'ai préféré le service civil. Pourquoi cette question? --Parce que la comtesse aime assez les militaires, ou du moins ceux qui l'ont été. Elle dit que cela dégourdit un homme. --Je lui parlerai de mes campagnes, si cela peut lui faire plaisir! dit Tchoudessof avec un sourire aimable, extrêmement faux. --Et puis, on veut des principes chez nous. --Cela va de soi, répondit l'employé en a'inclinant. --Qui est-ce qui va vous présenter? demanda Justine inquiète. Il faut quelqu'un,--une dame,--une personne sérieuse... On prendra des renseignements sur vous. --Je suis prêt! ma vie est sans reproches! dit Tchoudessof en se redressant. Il se troubla cependant un peu en achevant le dernier mot, car il se souvenait du taillis de bouleaux; mais il avait une alliée là où il eût pu trouver une ennemie. Les deux complices passèrent en revue les maisons où l'on pourrait trouver un intermédiaire. --J'en trouverai un, soyez-en sûre, dit Tchoudessof en tendant la main à Justine, et je vous l'écrirai par la poste. --Non, dit la protégée, n'écrivez pas! Il ne faut jamais écrire. Tchoudessof s'inclina devant cette sagesse supérieure. --Et... dites-moi, fit-il en se rapprochant: pourquoi la nièce de la comtesse, et pas sa fille? Justine secoua négativement la tête. --La jeune comtesse be se mariera qu'après sa cousine; et cela n'est pas pour tous, mon ami... Un million de dot! --Bien, bien, fit Tchoudessof d'un air dégagé. Ce que j'en ai dit, c'était pour me renseigner. Alors je ne vous reverrai pas? --Non; faites-vous présenter. Je tâcherai de vous rencontrer par hasard dans la maison, et je dirai ce que vous êtes: un voisin de campagne. Mais présentez-vous hardiment comme prétendant! Le premier qui viendra aura toutes les chances. Ne perdez pas de temps. --C'est entendu, merci! Ils se serrèrent la main et se tournèrent le dos. Tchoudessof s'en alla de son pied léger à ses affaires, et Justine continua à acheter des bas de laine et des livres de piété. XV Dmitri découpe des maris pour toutes les demoiselles. Le soir même, après le dîner, quand la comtesse fut rentrée dans son boudoir, pendant la causerie à bâtons rompus qui rapprochait tous les hôtes pour un moment, Justine se glissa vers les deux cousines sous prétexte de leur parler des emplettes qu'elle avait faites dans la journée,--en réalité pour voir Vassilissa de plus près et la faire parler, s'il se pouvait. Miss Junior engagea la protégée à passer dans la salle d'études, où les enfants se réunissaient pour la soirée, et les cinq femmes se trouvèrent assises autour de la table, examinant les achats de charité et causant amicalement. C'était la première fois... Jusqu'à ce jour, Justine n'était entrée dans cette pièce que pour porter quelque message de la comtesse. Mademoiselle Bochet n'éprouvait pas grande sympathie pour cette nouvelle recrue: ses yeux honnêtes avaient souvent cherché vainement le regard de cette demoiselle peu communicative. En revanche, miss Junior, gloutonne, comme un brochet, de compliments et d'attentions, se laissait prendre à merveille aux politesses, aux prévenances de l'astucieuse protégée. Les deux jeunes filles n'y entendaient pas malice et s'amusaient à étirer sur la table les petits bas et les brassières de laine. --Ils auront bien chaud là-dedans, disait Zina en passant ses doigts dans les manches des brassières et en leur faisant faire le polichinelle. Vassilissa écoutait d'une oreille distraite les récits de la protégée, qui s'était assise à côté d'elle. --Et vous, mesdemoiselles, dit celle-ci en interrompant le fil d'une histoire touchante qu'on n'écoutait pas, qu'est-ce que vous allez me donner pour mes pauvres vieilles? Zina fouilla dans sa poche, ramena son porte-monnaie, l'ouvrit tout grand, le renversa et l'appliqua brusquement sur la table. Il en sortit une pièce en cuivre de cinq kopeks, une pièce de dix kopeks en argent et une autre de vingt. --Tout ça! dit-elle en riant aux éclats. Voilà tout ce que je possède! Je vous le donne de grand coeur, continua-t-elle en poussant cette monnaie vers Justine. Jusqu'à ce que ma mère me donne mes appointements, au premier du mois, je n'ai plus rien, rien, rien! La petite fille fit tournoyer deux ou trois fois son porte-monnaie en l'air, puis le referma et le mit dans sa poche avec le même sérieux que s'il eût contenu une fortune. --Et vous, mademoiselle Vassilissa? dit la protégée d'un air patelin, ne me ferez-vous pas aussi l'aumône pour mes pauvres? --Je n'ai rien, murmura honteusement l'orpheline. --Comment! tu n'as rien dépensé ce mois-ci! Mesdemoiselles, je vous dénonce ma cousine; Lissa est avare, elle a un magot, je suis sure qu'elle a un magot. Dis-moi où tu le caches, que je t'emprunte de l'argent; j'ai horriblement besoin d'argent! --Je n'ai rien, répéta Vassilissa en regardant Zina les yeux pleins de larmes. --Qu'as-tu fait de ton mois? Maman te donne un mois--tous les mois. Qu'en as-tu fait? Et Zina se croisa les bras d'un air délibéré, rejetant la tête en arrière avec la gravité d'un juge. --Tu sais bien, Zina, que maman est venue me voir dimanche, je lui ai tout donné pour qu'elle l'envoie à noa pauvres de la campagne. --Ah! vous avez aussi une campagne, mademoiselle Vassilissa? dit la protégée, pendant que Zina demandait pardon à sa cousine en mettant la ponctuation avec des baisers. --Nous avons une quinzaine de paysans, dit la jeune fille, ils sont très-pauvres... --Cela fait toujours quinze paysans, pensa la protégée. Je n'en ai pas tant que cela, et les miens ne sont pas plus riches. A partir de ce jour, elle prit l'habitude de venir tous les jours après le dîner faire une visite dans la salle d'études. La visite, de dix minutes d'abord, se prolongea peu à peu, si bien qu'elle finit par durer toute la soirée. Mademoiselle Bochet n'était pas contente; mais la comtesse ayant approuvé la présence de Justine presque sous sa main, à l'heure où elle prenait ses arrangements pour la journée suivante, l'honnête fille garda le silence. Depuis quelque temps déjà, elle sentait sa position craquer sous ses pieds: on faisait allusion autour d'elle au prochain mariage de son élève; mais elle s'était attachée à l'orpheline, et, faisant bon marché de son amour-propre, elle s'était décidée à rester tant qu'on ne la congédierait pas. Plus d'une fois elle eut envie de dire à Vassilissa: Méfiez-vous! Mais elle se dit qu'elle n'avait aucun droit de le faire et se borna à protéger le plus souvent possible la jeune fille par sa présence. Les choses allaient ainsi depuis deux ou trois semaines; le jour de l'an avait apporté dans la maison son contingent de cadeaux et de rhumes de cerveau; Vassilissa avait eu une parure de corail, Zina un bracelet de perles, la comtesse une grippe et Dmitri un cheval mécanique, lorsqu'un soir madame Souftsof se fit annoncer chez son amie. Après les préliminaires d'usage: --J'ai trouvé un fiancé pour votre nièce, dit-elle à la comtesse. --Ah! vraiment! Fort bien! Je vous remercie. On m'en a déjà proposé deux ou trois, mais je ne suis pas entièrement satisfaite... Qu'est-ce que c'est que ce monsieur? --Un homme comme il faut, d'abord, à ce qu'il paraît, car je dois vous avouer que je ne l'ai jamais vu. C'est madame R... qui m'en a parlé. Il a vu Lissa, paraît-il, et il d été très-frappé de sa bonne tenue, de sa modestie... --Où a-t-il pu la voir? --C'est ce que j'ignore. Dans la rue, peut-être, ou à l'église... --Ah! oui, à l'église, c'est possible; son nom? --Tchoudessof... Nicolas. --C'est un nom de clergé, cela! Ancienne famille de prêtres, probablement, peut-être anoblie par les armes... Oui, cela me conviendrait assez. Quelle position? --Employé au Sénat; appointements de deux à trois mille roubles, susceptibles d'augmentation... --Fortune personnelle? --Peu de chose: un petit bien que lui a laissé son père, environ quinze cents roubles de revenu annuel. --C'est peu, mais c'est suffisant. Et la personne? --Il est très-bien, dit-on, trente-cinq ou trente-six ans; des principes religieux, une excellente conduite: pas de jeu, pas d'excès de table, pas de liaisons... --C'est une perle alors, dit la comtesse en riant. Et qu'est-ce qu'on paye pour le voir? --Si vous consentez à le recevoir, je vous l'amènerai. La comtesse réfléchit un peu: --Oui, dit-elle, le carnaval dans un mois, puis le grand carême... On pourra la marier à Pâques. Amenez-le moi. Mais vous savez que je ne m'engage à rien! Il faut que je m'assure... On peut prendre des renseignements? --Tant que vous voudrez. --Eh bien, amenez-le vendredi soir: je serai seule, nous le ferons causer. Je vous avoue que jusqu'à présent aucun de ceux qu'on m'a proposés n'avait réuni tant d'avantages... Mais il faut que je le voie. Le vendredi, vers huit heures, le valet de pied annonça: Madame Souftsof, M. Tchoudessof. Justine, qui entendit ces noms par la porte ouverte de la salle de la classe, réprima un imperceptible tressaillement. --Il a bien choisi sa protection! se dit-elle avec orgueil. C'est un homme très-fort. La robe de soie de la visiteuse fit froufrou sur le tapis; un pas masculin s'arrêta sur le seuil; puis la voix de la comtesse proféra quelques paroles banales,--et le valet de pied, se retirant, ferma sur le trio les portes du boudoir, toujours ouvertes. --Oh! oh! conciliabule secret! dit Dmitri, l'enfant terrible, qui découpait des chevaux de carton. Cas punissable par les lois,--plus ou moins,--selon la gravité des circonstances! C'est mon précepteur qui me l'a appris ce matin, miss Junior! Vous n'avez pas besoin de me faire des yeux comme cela, mademoiselle Justine! Si vous ne me croyez pas, demandez-le lui. Justine, indifférente, continua à coudre; elle ne travaillait jamais qu'à des habita pour les pauvres. Miss Junior entama avec Dmitri une controverse aiguë, où, malgré le soin qu'elle avait de parler anglais, l'enfant lui répondait imperturbablement en allemand, ce qui n'élucidait pas la question. Mademoiselle Bochet et Vassilissa se regardèrent effarées. Cette visite à une heure inusitée, cette porte que, de mémoire d'enfant, on n'avait vue fermée... Zina leva la tête et surprit ce regard. --C'est... commença l'étourdie... Elle s'arrêta sérieuse tout à coup. --Qu'est-ce que c'est, mademoiselle Zénaïde? demanda la protégée de sa voix douce. Dmitri, qui avait saisi le profil de Tchoudessof au moment où il passait devant la porte, déposa sur la table une silhouette que, pendant sa querelle avec miss Junior, il avait soigneusement découpée dans du papier. La silhouette représentait assez bien le nez aquilin, les favoris en pointe et le chapeau que le visiteur tenait à la main avec grâce. --C'est le mari de ma cousine Vassilissa! dit-il en contemplant son oeuvre, la tête un peu de côte, plein de la satisfaction de l'artiste convaincu. --Cet affreux bonhomme? s'écria Zina rouge de colère en saisissant le corps du délit. N'as-tu pas honte? --D'abord, ce n'est pas un bonhomme, c'est un monsieur très comme il faut...-–Dmitri fit le geste d'un homme bien élevé qui ôte son chapeau pour le garder à la main.--Et puis il n'est pas affreux, il est très-bien fait, au contraire... Et puis ce n'est pas l'homme en papier qui est le mari de ma cousine, c'est... --Qu'est-ce que c'est, mon jeune ami? demanda Justine, toujours douce et aimable. C'est... Qu'est-ce que ça vous fait, mademoiselle Justine? Tenez, votre mari à vous, je vais vous le donner, ça ne sera pas long. Maniant les ciseaux avec une dextérité sans égale, il déposa presque instantanément sur l'ouvrage de Justine la silhouette du diable avec des cornes gigantesques et une queue de sapajou. Le rire et les reproches éclatèrent à la fois autour de la table. L'indignation de miss Junior ne connaissait plus de bornes. --Vous êtes jalouse, miss Junior? s'écria Dmitri détenu nerveux et surexcite. Il vous faut aussi un mari... Attendez! le voilà. Évitant habilement les mains qui essayaient de lui ôter les ciseaux, mais qui n'osaient l'attaquer brusquement de peur de le blesser, il découpa la caricature d'un ministre anglican, avec ses longues basques, son chapeau plat et sa bible sous le bras. Miss Junior, bleue de colère, allait certainement faire quelque esclandre, lorsque mademoiselle Bochet, pour opérer une diversion, prit l'enfant sur ses genoux. --Et mon mari, à moi? dit-elle. Est-ce que vous ne le ferez pas? Dmitri la regardait en souriant; son petit visage changea tout à coup d'expression, il fondit en larmes et se cacha dans le cou de la brave fille. --Elles me détestent toutes les deux, murmura-t-il en montrant ie poing à l'Anglaise et à Justine. Vous, vous m'aimez, et je vous aime... Les jeunes filles s'empressèrent autour de lui et arrêtèrent ses larmes, non sans quelque peine. Puis vint la grande question de lui faire demander pardon à celles qu'il avait offensées. Ce ne fut point aisé. Mais les deux victimes, effrayées du résultat que pouvait avoir cette acène si la comtesse en avait connaissance, ne se montrèrent pas exigeantes. Dmitri se réinstalla sur sa chaise, et la paix était faite quand, neuf heures sonnant, M. Wachtel vint réclamer son élève et l'emmena. --Cet enfant est méchant! dit miss Junior quand il fut hors de la portée de la voix. --Non, je ne crois pas, mademoiselle, dit la Suissesse, mais il est trop nerveux. Justine lui jeta un de ces regards obliques qui lui étaient particuliers. Mademoiselle Bochet le soutint froidement. --C'est égal, se dit-elle, la branche fait plus que de plier sous moi. Dans quelques semaines, dans huit jours peut-être, je ne serai plus ici. Pauvres enfants! La porte du boudoir se rouvrit; le froufrou de deux robes s'engouffra dans le salon qui conduisait à la salle d'étude,, et la comtesse entra, accompagnée de ses visiteurs. Au premier bruit, Zina avait sauté sur les bonshommes et en avait fait une pelote prestement jetée sous la table. Les visiteurs s'avancèrent. Une grande lampe à abat-jour, suspendue au plafond, éclairait les visages. Tout le monde se leva. --Ma fille Zénaïde, dit la comtesse en présentant son hôte; Dmitri est déjà couché? --Oui, maman. --Ma nièce, Vassilissa Gorof, continua la comtesse.--Elle s'arrêta un peu.--Miss Junior et mademoiselle Bochet, qui ont la charge de l'éducation de nos jeunes filles. Mademoiselle Justine... Justine leva les yeux et sourit. --J'ai déjà le plaisir de connaître monsieur, dit-elle. Monsieur est un voisin de campagne de ma mère. --Ah! vous vous connaissez? dit la comtesse, enchantée de pouvoir se procurer des renseignements sans se déranger; j'en suis charmée. Vous referez connaissance chez moi, je l'espère. Tchoudessof s'inclina. --Je serai trop heureux, dit-il, que Votre Excellence veuille bien m'autoriser à revenir lui présenter mes hommages,--son regard s'arrêta sur Vassilissa,--ainsi qu'aux personnes qui ont le bonheur de vous appartenir. Il salua, prêt à se retirer. --Restez, ma chère, je vous en prie, dit la comtesse à madame Souftsof.-Je suis chez moi le soir généralement, monsieur, dit-elle à Tchoudessof. Celui-ci salua encore une fois et sortit. Les deux dames causèrent un moment de choses indifférentes, puis s'en retournèrent dans le boudoir. --Il est très-bien! dit la comtesse. Demain, je me ferai donner des renseignements par Justine. Est-ce une chance heureuse qu'elle le connaisse! --Oui, en vérité; qui aurait deviné cela? répondit la bonne âme sans méfiance. Pendant ce temps, Zina réfléchissait. Après cinq minutes de silence: --Il n'est pas mal, ce monsieur, dit-elle sournoisement. --Oui, répondit Vassilissa d'un ton décidé, mais il salue trop bas. XVI Tchoudessof fait la roue. Le lendemain, dès neuf heures, la comtesse, tout en faisant sa toilette, manda Justine auprès d'elle. --Y a-t-il longtemps, ma bonne, lui dit-elle, que vous connaissez M. Tchoudessof, qui est venu hier soir chez moi? --Oui, comtesse: je l'ai connu lorsque je sortis de l'Institut, il y a environ seize ans. C'était un voisin de ma mère. --A-t-il de la famille là-bas? --Je ne saurais vous dire. Je crois cependant que son père est mort depuis que j'ai quitté mon pauvre petit patrimoine... --Quel homme était son père? interrompit la comtesse peu désireuse d'entendre les doléances de Justine. --C'était, autant que je puis m'en souvenir, un homme rude et brutal. Son fils lui était extrêmement soumis et passait pour un bon garçon. --Il est plus jeune que vous? demanda la comtesse. --Je ne crois pas, répondit Justine un peu piquée. Elle avait diminué deux ans de son âge pour faire plus d'honneur à Tchoudessof, et voilà qu'à présent on la croyait plus vieille que cet homme de trente-sept ans! Pendant un moment, elle eut positivement envie de bouder; puis elle revint à de meilleurs sentiments. --C'est tout ce que vous savez à son sujet? demanda la comtesse après un moment de silence. --Mais oui, comtesse... Il y a longtemps que je t'ai perdu de vue... J'ai été bien surprise de le voir entrer avec vous dans la chambre de ces demoiselles... Justine prononça ces derniers mots lentement, avec une sorte d'hésitation si bien jouée, que la comtesse s'y laissa prendre et la regarda d'un air de condescendance, avec un sourire de bonne humeur très-gracieux. --Vous êtes intelligente, Justine Adamovna, dit-elle. J'aurai peut-être prochainement besoin de vous pour autre chose que pour surveiller ma maison de refuge. Vous étiez hier au soir chez ces demoiselles quand mes visiteurs sont venus? --Oui, comtesse. --Mon fils était présent, je crois? Sur un signe affirmatif de Justine, la comtesse continua: --M. Wachtel m'a dit, ce matin, que Dmitri avait eu quelque peine à s'endormir, et qu'il avait rêvé tout haut... Ne s'est-il rien passé d'extraordinaire pendant la soirée? Justine Adamovna garda un silence significatif et baissa les yeux d'un air embarrassé. --Parlez, je le désire, dit la comtesse, accoutumée à agir en souveraine. --Le jeune comte s'est permis quelques plaisanteries un peu vives à l'égard de miss Junior--la rusée protégée se garda bien de parler de son propre grief--et mademoiselle Bochet ayant pris son parti, il s'est un peu monté la tête. Cependant, conseillé par mademoiselle Zénaïde, il a fait des excuses, et tout est rentré dans l'ordre... Il ne s'est rien passé de plus, madame la comtesse. --Enfin, murmura la comtesse entre ses dents d'un air décidé, cela ne durera plus bien longtemps. --Je tous en supplie, madame la comtesse, s'écria la protégée d'un ton plein d'angoisse, ne laissez soupçonner à personne que je vous ai parlé de ceci!... Je l'ai fait par dévouement pour vous... et par soumission à vos ordres, car je ne sais comment il se fait que je ne puisse rien garder sur ma conscience lorsque vous me commandez de parler. Le sourire bienveillant de la comtesse annonça à Justine qu'elle avait chatouillé le point sensible de son amour-propre: la soif de domination. --Soyez tranquille, dit-elle en étendant la main d'un geste protecteur--plein de noblesse et de grâce--j'espère, d'ailleurs, que personne, chez moi, n'oserait vous molester pour avoir obéi à mes injonctions! --Avez-vous quelques ordres à me communiquer relativement au refuge? demanda Justine après avoir baisé pieusement la main protectrice. --Au refuge? non. Mais j'ai diverses courses que je vous prierai de faire pour moi. La comtesse entra aussitôt dans le détail d'une foule d'oeuvres pieuses: jamais on n'a connu tout le bien que cette femme orgueilleuse de son nom et de son rang avait fait parmi les pauvres de toutes les classes. La protégée la quitta aussitôt pour se mettre en campagne; elle prit un traîneau de louage pour la porter d'un bout à l'autre de Pétersbourg, et, tout en débattant le prix avec le cocher:--Bientôt, se dit-elle, je ferai mes visites de charité dans une bonne voiture, et non plus dans ce piteux véhicule. Et elle partit, pleine de rêves d'avenir. Depuis la veille, Zina cherchait le moyen de causer avec sa cousine et ne pouvait la trouver. Au moment où elle venait de communiquer avec elle, avant la promenade de l'après-midi, sa mère les fit appeler toutes deux. Se serrant la main, elles entrèrent dans le boudoir où la comtesse, tout à fait habillée, les attendait, assise dans son fauteuil. --Dmitri a-t-il été sage, hier? demanda la mère aussitôt après les formalités usuelles. --Oui, maman, répondit Zina, qui sentit l'odeur de la poudre: un peu nerveux seulement. --Ah! des nerfs! Très-bien. Et la cause de ces nerfs? --Miss Junior l'a contrarié; ils se sont un peu querellés... mais mon frère lui a demandé pardon bien gentiment. --Je n'aime pas ces scènes continuelles. Si votre frère ne se sentait pas soutenu, il ne se permettrait pas ces querelles inconvenantes. --Nous ne le soutenons, pas, maman, dit vivement Zina. N'est-ce pas, Lissa, que nous lui avons dit de demander pardon? D'ailleurs, il n'avait pas grand tort... --Vous n'êtes pas juge, je suppose, des torts de votre frère envers votre gouvernante, dit la comtesse d'un ton sec. Ce que je veux, c'est que pareille circonstance ne se présente plus. Un enfant qu'on soutient dans ses impertinences ne peut que devenir de plus en plus acariâtre. Je serai obligée de couper court à ces soirées si votre frère y apprend à mépriser miss Junior, que j'estime et que je considère comme une personne tout à fait distinguée. --Bien, maman, répondit Zina, qui sentit le soufflet sur la joue de mademoiselle Bochet. Lissa, muette, les yeux pleins de larmes, ne disait rien... --Vous m'avez entendu,, Vassilissa? dit la comtesse en se tournant vers elle. --Oui, ma tante. --Tâchez d'en faire votre profit, alors. Je voulais vous dire aussi, Vassilissa, que vous voilà présentée dans le monde. De temps à autre, je vous ferai venir près de moi quand j'aurai des visiteurs. Cela vous formera. --Et moi, maman? dit Zina, qui prévoyait d'ennuyeuses soirées en l'absence de son amie. --Vous resterez chez vous, ma fille, jusqu'à ce que je vous fasse appeler, dit la comtesse d'un ton sec. Allez étudier, mademoiselle: vous avez encore beaucoup à apprendre. Les deux cousines sortirent le coeur gros et prirent, comme d'habitude, le chemin le plus long pour retourner chez elles. --Je ne sais pas ce qu'a maman, dit Zina en refoulant de son point fermé les larmes de ses yeux, on dirait que tous les jours elle devient moins bonne! As-tu remarqué qu'elle n'a pas nommé mademoiselle Bochet? C'est à son adresse, le paquet que nous avons reçu. Nous ne lui en dirons rien, n'est-ce pas? --Non, répondit Lissa, il ne faut pas lui faire de peine. --C'est Justine qui nous a vendues! je la déteste, dit Zina d'un ton convaincu. Ce monsieur d'hier, reprit-elle, c'est un promis pour toi, tu sais!... Ce qui m'étonne, c'est que maman ne t'ait rien dit. --Il faut bien m'accoutumer peu à peu! répliqua Lissa d'un ton ironique qui ne lui était pas habituel. Zina la regarda, un peu surprise. --Il ne te plaît pas? lui dit-elle tout bas. --Il me fait horreur, avec sa voix mielleuse et ses grands saluts. --Mais si maman vent que tu l'épouses? --Je ne l'épouserai pas! dit Vassilissa, qui rougit soudain, et dont les yeux bleus lancèrent un éclair. --C'est bien! tu es un vieux brave, toi! une vieille moustache grise! s'écria Zina en sautant au cou de sa cousine. --Chut! fit-elle en posant un doigt sur ses lèvres; et, de l'air le plus posé, elle ouvrit la porte de sa chambre. Cinq jours après cette scène, M. Tchoudessof se fit annoncer chez la comtesse vers huit heures du soir. A ce nom, Zina, dans la salle d'étude, regarda Lissa, qui pâlit. Dmitri fit sournoisement de l'oeil le tour de tous les visages, et, retournant les cartes de sa patience: --Dix de coeur, dit-il, valet de coeur, dame de coeur, roi de coeur! Mariage! --Madame la comtesse prie mademoiselle Vassilissa de passer chez elle, dit un domestique sur le seuil. Vassilissa se leva lentement, déposa sa broderie et se dirigea vers la porte. Tous les yeux la saluaient avec des expressions bien diverses. Seule, Justine piquait régulièrement son aiguille dans la grosse toile de ses chemises de pauvre. Arrivée sur le seuil, la jeune fille tourna la tête avant de disparaître, et vit tous ces yeux qui la regardaient. Ceux de Zina, pleins d'angoisse, lui firent peine; elle sourit, d'un faible sourire, et entra chez sa tante. --Voici monsieur Tchoudessof, qui désire connaître notre campagne de Koumiassine, ma chère Lissa, dit la comtesse avec cette grâce incomparable qu'elle apportait, quand il lui plaisait, aux relations de la vie sociale. Vous qui aimez, je crois, ce lieu champêtre plus que nous tous ensemble, décrivez-nous-en les beautés. Elle indiquait à Vassilissa une place sur le canapé. La jeune fille s'assit, pour la première fois de sa vie, à cette place d'honneur.. Elle gardait le silence. Tchoudessof rompit la glace: --Est-il vrai, mademoiselle, lui dit-il en français, d'une voix suave, que vous préfériez les champs à la ville? Lissa, sous l'oeil scrutateur de sa tante, murmura une courte réponse. Tchoudessof avait beaucoup cultivé la langue française depuis l'époque de ses jeunes amours. Il s'était aperçu qu'au Sénat, un employé qui parle bien le français a tout espoir de se faire apprécier par ses chefs. Il employa les phrases les plus mélodieuses, les accents les plus persuasifs, pour induire Lissa en conversation; mais il avait grand' peine à obtenir autre chose que des monosyllabes. La comtesse, croyant que c'était au respect quelle inspirait à sa pupille qu'était due cette timidité extraordinaire, sortit du boudoir et passa un moment dans la salle d'étude. Pour la première fois de sa vie, Lissa se trouvait seule avec un inconnu. Les portes étaient ouvertes, les domestiques allaient et venaient dans les pièces voisines; elle prit du courage, et au moment où, pour la vingtième fois, Tchoudessof lui adressait une question banale, elle leva sur lui ses grands yeux bleus, pleins de hauteur et de malice à la fois: --Oui, monsieur, lui dit-elle, j'aime le monde. On y rencontre, il est vrai, des gens qui vous déplaisent, mais on en trouve aussi de fort sympathiques. --Puis-je espérer, mademoiselle, dit Tchoudessof en se penchant d'un air tout à fait tendre, que vous me compterez au nombre de ces derniers? --Je n'en sais rien, monsieur, répondit froidement Vassilissa en se reculant un peu; j'ai toujours entendu dire que les gens sympathiques étaient délicats, discrets et scrupuleux... Je n'ai pas encore l'honneur de vous connaître. --En un mot, pour vous plaire, dit Tchoudessof un peu piqué, il faut faire ses preuves? --Je ne sais pas, monsieur, s'il est question de me plaire à moi; mais il me semble que, pour plaire à qui que ce soit, il faut faire en effet ses preuves. Un chien même n'accorde sa confiance qu'à celui qui l'a méritée. --Elle a de l'esprit, pensa Tchoudessof. C'est une conquête à faire, et non pas seulement une petite fille à épouser. Eh bien! tant mieux! ce ne sera que plus amusant! Il se remit à marivauder, mais la comtesse rentra, et Lissa redevint muette. Au bout d'une demi-heure, Lissa fut renvoyée dans ses pénates. --Elle n'est pas dégourdie encore, dit la comtesse à Tchoudessof, elle est très-jeune et ne sait guère causer qu'avec des jeunes filles de son âge. --Je vous demande pardon, madame, dit Tchoudessof avec une légère nuance de fatuité; pendant le court instant que nous sommes restés seuls, mademoiselle Vassilissa a fait preuve de beaucoup d'esprit et même de sagacité. --Vraiment? C'est alors que ma présence l'effarouche. Eh bien, cher monsieur, venez dîner lundi, tous aurez occasion de faire votre cour à ma nièce. Je ne lui parlerai pas de vos intentions d'ici là. C'est à vous de vous faire apprécier. Tchoudessof, ravi, prit congé de la comtesse et retourna chez lui dans des intentions tout à fait conquérantes. Lissa, de son côte, en rentrant dans la salle d'étude, fut accueillie par ce silence plein de questions muettes qui accompagne presque toujours les situations embarrassantes. Elle revint s'asseoir à sa place d'un pas léger et sans souci. --Tiens! dit-elle, Dmitri est allé se coucher? --Il est neuf heures passées, mademoiselle, dit Justine à demi-voix: le temps vous parait court aujourd'hui. --Il me parait long, au contraire, mademoiselle Justine; j'allais vous demander si mon pauvre cousin avait encore eu le malheur de vous déplaire, pour qu'on l'ait envoyé au lit avant l'heure. Mademoiselle Bochet réprima un sourire; miss Junior prit un air plus morose que jamais; Justine, décidée à ne pas comprendre, elle étira sur la table sa vilaine chemise de toile de chanvre, de l'air placide et satisfait d'une jeune mère qui contemple sa layette. La séance fut bientôt levée. Quand les deux cousines furent couchées: --Eh bien! dit Zina tout bas, ton promis te plaît-il davantage? --Sois tranquille; je lui ai donné sur le nez. S'il y revient, c'est qu'il n'aura pas de coeur. Zina bondit de joie dans son lit. --Mon Dieu! mademoiselle, dit miss Junior de son paravent, est-ce que vous n'avez pas assez de la journée pour gambader et bavarder... que vous parlez toute la nuit? --Nous, parler! miss Junior, vous rêvez! dit Zina dune voix paresseuse; vous m'avez réveillée! je dormais déjà. Je vais avoir bien de la peine à me rendormir! XVII Vassilissa ne témoigne pas de dispositions marquées pour le mariage. Le lundi suivant, comme les jeunes filles rentraient de la promenade, la comtesse les rencontra sur l'escalier. --Nous avons du monde à dîner, Vassilissa. Mettez votre robe de soie bleu pâle, et tachez d'être bien coiffée. --Et moi, maman? dit Zina. --Vous?... une robe blanche et un velours noir, comme toujours. Quand perdrez-vous l'habitude de vouloir être en tout semblable à votre cousine? En disant ces mots, la comtesse s'éloignait... Lorsqu'elle fut trop loin pour entendre: --Quand vous voudrez aussi me marier, maman! répondit la jeune indisciplinée. Il restait à peine une heure pour se préparer. Les femmes de chambre furent convoquées en hâte, et le joli va-et-vient de mousselines et de rubans qui préside à la toilette des jeunes filles remplit toute la vaste chambre en un moment. Lissa, indifférente, se laissait parer. --Quelle coiffure désirez-vous, mademoiselle? demanda la coiffeuse. --Celle que tu voudras... Non!... celle que ma tante préfère. --Oh! mademoiselle, pour un dîner prié! une coiffure si simple! --Fais-moi celle-là, te dis-je! Ma tante désire que je sois bien coiffée. A son grand regret, la soubrette commença la coiffure modeste, plate, qui donnait à Vassilissa l'air dune petite religieuse manquée. --Vos boucles vous vont bien mieux, disait la bonne fille en s'arrêtant à tout moment; nous avons encore une demi-heure; si vous me permettiez de recommencer? --Non, fais des tresses et mets-les en paquet tant que tu pourras. Tire bien, serre bien; tâche qu'il y en ait le moins possible. --Oh! mademoiselle, vous avez l'air d'une femme de chambre! s'écria la soubrette scandalisée en voyant Vassilissa piquer délibérément les épingles dans sa magnifique chevelure dont elle réduisait les nattes de moitié. --C'est bien comme ça. Maintenant, donne noeud bleu. Elle le planta juste au milieu de sa tête, et se regarda dans la glace en souriant. --Oh! Lissa, qui a l'air d'un bonbon! s'écria Dmitri faisant une apparition incongrue parmi les jupons. On le chassa à coups de mouchoir, comme une mouche importune, et il disparut. Zénaïde, attirée par l'exclamation de son frère, échappa à sa femme de chambre et, à moitié coiffée, courut à sa cousine. --Horrible! dit-elle; il a raison. Mets le noeud de côté, ou maman sera furieuse. --Laisse donc! dit Vassilissa tout bas, j'ai une coiffure de demoiselle pauvre et modeste. Elle ne dira rien. Et puis ça me va mal; je suis enchantée. --Eh bien! non, dit mélancoliquement Zina en la regardant d'un oeil investigateur, si c'est ça que tu veux, tu n'as pas réussi à être laide. Écoutant, à la fin, les doléances de sa femme de chambre, elle retourna à son miroir, pendant que Lissa, droite au milieu de la grande pièce, se laissait mettre sa robe de soie bleue décolletée, garnie de moelleuses dentelles, d'où ses épaules charmantes semblaient vouloir se dérober. --Mon Dieu, que tu es jolie! s'écria Zina en se retournant brusquement, ce qui lui mit son velours noir sur l'oeil gauche. --Mademoiselle, fit la soubrette éplorée, nous ne serons jamais prêtes, si vous remuez toujours! La comtesse entra. Il était bien rare qu'elle vint à ce moment solennel de la toilette. Elle jeta un coup doit sur sa fille et la gronda de son retard; puis, s'approchant de Vassilissa, elle mit un peu sur le côté le fameux noeud de ruban b!eu, baisa l'orpheline au front et l'emmena, victime parée--mais non résignée--pour le sacrifice. Le boudoir était plein de monde: le chef du bureau de Tchoudessof, que la comtesse connaissait de longue date, deux employés supérieurs au ministère de la justice, une ou deux parentes éloignées, pas riches, enfin tout le personnel des dîners des parents pauvres, mais nobles, comme disait Zina, qui ne manquait pas d'esprit d'investigation. Lissa reçut un coup de plus à son pauvre orgueil, déjà endolori, en voyant ceux qu'on invitait pour tenir compagnie à l'homme qui lui était destiné. D'un geste rapide, elle remit le noeud au milieu de son front. Tchoudessof fit son entrée un moment après, ganté, rase, parfumé--des odeurs, anglaises! irréprochable, ses cheveux noirs séparés au milieu de la tête. A son entrée, un murmure flatteur courut parmi les protégées. On s'assit à table, Tchoudessof auprès de Vassilissa; les rangs étaient rompus pour ce jour-là; Dmitri était à côté de sa soeur et ne tarissait pas en remarques sarcastiques sur le compte du prétendant. Le menu même du dîner mortifia la pauvre Lissa. C'était un dîner substantiel, de gens qu'on veut nourrir pour toute une semaine: de grosses pièces de viande, des rôtis solides, des légumes vulgaires; pour plat doux, un gâteau feuilleté; pas de poisson, pas de volailles, pas de mets fins, pas de glaces, rien de ce qui rend un dîner délicat, élégant... La comtesse faisait bien ce qu'elle faisait, et ce menu était commandé par elle. Le maître d'hôtel n'eût pas pris soin d'éliminer ainsi toutes les friandises. --Un dîner de parents pauvres! répétaient les yeux moqueurs de Zina, en allant des invités aux plats qui faisaient le tour de la table. Vassilissa finit par trouver la chose si drôle, qu'une pointe de sarcasme vint se mêler à sa vexation. Tchoudessof ne ralentissant pas ses amabilités, et l'orpheline se donna pour la première fois le plaisir d'une coquetterie en règle. Il lui semblait amusant de bafouer cet homme qu'elle devinait lâche et qui se permettait de la courtiser. --Il sera bien vexé lorsque je le refuserai! se dit-elle triomphante. Et elle causa sans contrainte, montrant tout son esprit, toute sa malice. Le noeud bleu se remit sur le côté comme par miracle, et elle devint si adorablement jolie, que Zina en resta éblouie. Après le dîner, ce fut bien autre chose. La comtesse avait fuit éclairer les salons. --Dis, Lissa, est-ce pour la cousine Barbe que maman a fait mettre des lampes partout? murmura Dmitri en se glissant le long de la robe de la jeune fille. --Non, petit, répondit sa cousine, c'est pour miss Junior, parce qu'elle a un orgelet. Les yeux brillants, les joues teintées d'un rose vif, elle continua à causer avec Tchoudessof. --Ah! vous voulez m'épouser, pensait-elle, parce que j'ai dix mille roubles et un trousseau... Plus vous vous croirez près du but, mon beau monsieur,, plus fort vous vous casserez le nez quand le moment sera venu. Sa tante ne la reconnaissait pas. Avec la perspicacité des tantes et des mères mondaines qui ne voient leurs enfants qu'aux heures des repas, elle crut que Vassilissa était ravie de cette fête donnée pour elle, et aussi du prétendant qu'on lui proposait. --Ce n'est pas, pensait la comtesse, qu'elle puisse en être éprise en si peu de temps, mais l'amour-propre dune jeune fille qu'on demande en mariage est bien naturel, et puis la passion n'a rien à voir là-dedans. Sollicitée, Vassilissa se mit au piano avec sa cousine. On demanda des valses, et Zina choisit, sans y penser, celles que le prince avait fait jouer chez lui--simplement parce que Lissa les jouait bien. La petite main de Lissa attaqua les notes sans hésitation; mais que de regrets dans le coeur de la jeune fille pendant qu'elle pressait ou ralentissait, au gré de la mélodie, le mouvement rapide et entraînant de la valse aimée! Elle songeait au pauvre Chourof, triste et seul dans la neige, au milieu du luxe de sa maison déserte; elle revit la chambre bleue--la chambre de blonde--qu'elle avait entrevue comme dans un rêve... --Princesse! pensa-t-elle. Riche à millions! aimée d'un honnête homme délicat jusqu'au scrupule! J'aurais pu être tout cela. Et aujourd'hui je serais la femme de ce plat personnage qui empeste les odeurs et qui en veut à mes dix mille roubles!... Jamais! Cette idée lui donna tant d'ardeur qu'elle enleva le reste de la valse comme dans un tourbillon. Zina, malgré toute son habitude et son aplomb, avait quelque peine à la suivre. --Brava! brava! dit Tchoudessof, applaudissant du bout de ses doigts gantés! vous avez un beau talent, mademoiselle. Lui aussi, pendant cette valse, avait fait un retour sur lui-même. La fête se donnait pour lui, pour lui pauvre grippe-sou, possesseur de quelques masures et d'une petite maison de briques toute décrépite! Il était invité à dîner chez la comtesse Koumiassine; il était le prétendant officiel à la main de sa nièce. La noce se ferait dans cette maison luxueuse; la comtesse l'appellerait «mon neveu» et lui meublerait un gentil petit appartement; sa femme élégante, jolie, spirituelle, bonne musicienne, ferait les honneurs de sa maison.--Mes chefs viendront chez moi, se dit-il, et, grâce à ma femme, mon avancement sera rapide... Dans le fin fond de sa pensée, il se vit décoré de l'ordre de Sainte-Anne, première classe, chef de bureau, honoré, cossu...-–Quand j'en serai là, pensa-t-il, je me payerai une petite cocotte... Une petite cocotte... c'était son idéal. Mais tant qu'il ne serait pas marié, la chose n'était pas possible; et puis, cela compromet les gens qui veulent de l'avancemenr... Tchoudessof vint encore dîner deux fois; mais la réception fut moins brillante. Il vint sans cérémonie, et le repas fut bien meilleur que le diner des parents pauvres. Lissa, plus réservée, parce qu'il y avait moins de monde, ne laissait pas cependant de surprendre sa tante par l'aisance de ses manières. --C'est qu'elle fera une très-bonne maîtresse de maison, se disait la tante en se félicitant de la belle éducation qu'elle lui avait donnée. Un dimanche de février, la comtesse fit prier madame Gorof de passer chez elle. Elle la reçut fort amicalement, l'embrassa, l'appela «ma chère cousine» et lui dit sans ambages: --J'ai trouvé un mari pour Lissa. C'est un excellent homme; des principes, une jolie position, cinq à six mille roubles de revenu. Votre fille aura six cents roubles par an pour sa toilette; c'est l'intérêt du capital que je lui donne en dot, et je lui ferai un joli trousseau; de plus, je meuble l'appartement et je paye la première année de loyer. Cela vous convient-il? Madame Gorof, prise au dépourvu, ne pouvait que remercier. Elle exprima donc toute sa reconnaissance à la comtesse; mais, comme elle avait du sens, malgré ses défauts un peu vulgaires, elle se hasarda à demander: --Le caractère de ce monsieur convient-il à celui de ma fille? A-t-elle du goût pour lui? --Vous comprenez, ma chère cousine, dit la comtesse avec un sourire légèrement dédaigneux, que ce n'est pas au caractère de ce monsieur de s'accorder avec celui de votre fille. Une femme doit modeler son caractère sur celui de son mari, et c'est pour cela qu'il n'est pas mal de se marier jeune, pendant que le caractère est malléable. Le comte Koumiassine était bien loin en ce moment-là; sans quoi, malgré son excellente éducation, il eût peut-être levé les bras au ciel, dans l'excès de son étonnement, à l'énoncé de cette maxime. --Soit, dit madame Gorof encore indécise; mais Vassilissa a-t-elle du goût pour lui? --Elle le reçoit fort bien, répondit la comtesse; que voulez-vous de plus? Vous ne voudriez pas, je suppose, qu'elle lui fit la proposition de l'enlever pour se marier un mois plus tôt. --Vous me permettrez d'interroger ma fille? dit la mère, sentant pour la première fois de sa vie que sa parente l'avait de fait dépossédée de ses droits. --Je vous prierai, au contraire, de ne pas lui parler de ce que je viens de vous communiquer. Je me suis abstenue de l'influencer, et, pour faire les choses en conscience, il faut la laisser libre de son choix. Madame Gorof respira. Puisque la comtesse elle-même n'avait rien dit, elle n'avait pas à redouter de pression morale. Du moins, elle le croyait. Le soir du même jour, mademoiselle Bochet fut priée de passer dans le boudoir où se réglaient ainsi les destins de toute la maison. --Chère mademoiselle Bochet, lui dit la comtesse, j'ai l'intention de marier ma nièce d'ici peu. Votre tâche est achevée. Comme Vassilissa ira beaucoup plus dans le monde que sa cousine, votre présence auprès d'elle n'est plus indispensable; vous pouvez donc, à partir d'aujourd'hui, vous considérer comme absolument libre de tout engagement. Je crois inutile d'ajouter que, tant qu'il vous plaira de rester chez nous, vous serez la bienvenue. --Pourrai-je accompagner mademoiselle Vassilissa dans ses sorties? demanda l'honnête fille. --Non, chère mademoiselle Bochet, vous êtes absolument libre. Jusqu'au jour du mariage, Vassilissa sera accompagnée dans ses sorties par Justine Adamovna, qui a beaucoup de temps à elle. --Alors, si Votre Excellence n'y voit pas d'obstacle, dit la Suissesse, je me retirerai après-demain chez une de mes parentes qui habite cette ville. --Quoi! si tôt? fit la comtesse, qui aurait bien voulu faire un peu de générosité. --Du moment que je ne suis plus utile à madame la comtesse, dit la gouvernante, je ne dois pas abuser de son hospitalité. --Comme il vous plaira, mademoiselle, répondit la comtesse blessée. Elle prit une enveloppe sur la table: --Voici ce que je vous dois: il y a trois mois en surplus. J'aurais dû vous prévenir plus longtemps d'avance. Il est possible que vous ne trouverez pas à vous placer immédiatement... Vous voudrez bien ne pas m'offenser par un refus. Mademoiselle Bochet s'inclina en silence. Au moment de quitter le boudoir, son pauvre coeur se serra si fort qu'elle fut obligée de s'arrêter. La comtesse se tourna à demi vers elle, croyant quelle voulait parler. --Pourrai-je venir de temps en temps voir ces demoiselles et M. Dmitri? Ce dernier nom réveilla la mauvaise humeur de la grande dame. --Mais certainement, mademoiselle. Vous avez l'air de croire que je vous renvoie; vous serez toujours la bienvenue chez nous, ajouta-t-elle en lui tendant la main, car elle n'était pas méchante. Mademoiselle Bochet serra cette main et sortit la mort dans l'âme. C'était l'exil. Était-ce donc pour cela qu'elle avait tant aimé ces trois enfants? Bien que Lissa fut plus spécialement sous sa direction, celui qu'elle préférait était Dmitri, si bon petit garçon, si tendre et si spirituel, cette nature fine, exquise, nerveuse à l'excès et qui lui paraissait si frêle qu'elle craignait à tout moment de voir rompre le fil qui retenait à la terre cet ange moqueur. Miss Junior était sortie; c'était son jour. Mademoiselle Bochet rentra dans la grande pièce maussade, où elle avait passé deux années de son existence, et ces murs inhospitaliers, ces meubles désobligeants lui parurent un palais à travers les larmes qui remplissaient ses yeux et qu'elle ne voulait pas laisser tomber. En la voyant rentrer si pâle, presque défaillante, les deux jeunes filles se précipitèrent au-devant d'elle et la firent asseoir sur un fauteuil. A leurs questions inquiètes, mademoiselle Bochet sentit qu'elle allait faiblir et laisser couler ses pleurs. Le visage effrayé de Dmitri, qui la regardait de ses grands yeux noirs, lui fit comprendre la nécessite d'éviter une scène. --Ce n'est rien, dit-elle, je me suis tourné le pied en marchant. Elle refusa tous les soins, toutes les compresses, et tâcha de retrouver un peu de gaieté, mais en vain. Lorsque Dmitri fut parti, elle prétexta une migraine et courut se jeter sur son lit. Les deux cousines appelèrent les femmes de service presque aussitôt, et lorsque tout fut tranquille, en attendant l'arrivée de miss Junior, qui ne devait rentrer qu'à onze heures, elles se glissèrent auprès de mademoiselle Bochet. --Qu'est-il arrivé? dit Zina tout effrayée à la vue du visage décomposé qui se leva sur l'oreiller à leur approche. --Je m'en vais, mes enfants chéries... je m'en vais demain. On va vous marier, Lissa, vous le savez sans doute: on n'a plus besoin de moi... je m'en vais. Et je vous aime tant! O mes filles! murmura la Suissesse, qui fondit en larmes. Les deux fillettes se mirent à pleurer avec elle. Tout à coup Zina leva la tête: --Dmitri va tomber malade, dit-elle, il vous aime à la folie! --C'est pour cela que je n'ai pas voulu en parler devant lui tout à l'heure. Si la comtesse voulait bien ne pas lui annoncer que je m'en vais tout à fait... On lui dirait que je vais faire un voyage, et que je reviendra.... --Ma mère ne voudra pas de ce petit mensonge, dit Zina en secouant tristement la tête. Lissa ne pleurait plus. Après le premier échec, elle était devenue calme et restait assise sur le lit, une main de sa gouvernante dans la sienne. --Nous nous faisons peut-être de fausses inquiétudes, reprit mademoiselle Bochet. Les enfants sont oublieux; dans huit jours, Dmitri ne se souviendra sans doute plus de moi... A cette pensée, ses larmes coulèrent avec plus d'amertume. --Mais vous viendrez nous voir? L'institutrice, justement froissée, ne voulait pas le promettre; à force d'instances, cependant, elle finit par céder. --Donnez-moi votre adresse, mademoiselle, dit Vassilissa qui, jusque-là, n'avait pas dit grand'chose. --Je veux bien. Pourquoi? --Pour que je puisse vous trouver si j'ai besoin de vous. --Besoin de moi! ma chère enfant. En quoi une pauvre fille comme moi pourrait-elle vous être utile? --On ne sait pas... Faites-moi ce plaisir. --De grand coeur, mon enfant. La voici... Et vous m'écrirez? Un léger bruit dans la pièce voisine annonça le retour de miss Junior. Les deux cousines se sauvèrent dans leur lit sur la pointe du pied. Pendant que l'Anglaise, étonnée de les trouver endormies de si bonne heure, se déshabillait avec précaution, Zina dit tout bas à sa compagne: --C'est bien étrange, tout cela! Qu'est-ce que cela signifie? --C'est le commencement... répondit Vassilissa. --Le commencement! Que veux-tu dire? --Oui, on veut me faire plier... Mais je résisterai, quand je devrais rester brisée sur le carreau. Zina lui pressa chaleureusement la main. En ce moment, elle avait complètement oublié que l'ennemi était sa mère. D'ailleurs, cette mère à peine entrevue, qui la grondait souvent, qui ne la caressait jamais, car ce n'étaient pas des caresses que les baisers distraits accordés le matin et le soir, cette mère représentait l'autorité dans la maison, et l'autorité n'est guère aimée lorsqu'elle ne joint pas un peu de tendresse à sa majesté redoutable. XVIII Dmitri donne un soufflet à mademoiselle Justine. Le lendemain, la comtesse annonça aux jeunes filles que mademoiselle Bochet les quittait; elle ne dit pas le motif de ce départ. C'était ce quelle appelait préparer sa nièce à l'idée du mariage: le travail qui se ferait tout seul dans la tête de Vassilissa était, à son avis, meilleur que toutes les précautions oratoires et que les discours les mieux préparés. En théorie, elle avait peut-être raison, mais la pratique lui réservait une surprise. A l'heure de la promenade, miss Junior fut désignée pour emmener les deux demoiselles au Jardin d'été. L'Anglaise était loin de triompher, comme le supposait Zina, qui ne l'avait jamais tant détestée. Elle éprouvait au contraire un grand embarras à voir partir son ancienne rivale; sa nature un peu aigrie, mais honnête et scrupuleuse, lui faisait envisager toute délation comme un acte monstrueux, et, tout en se sentant parfaitement innocente, elle craignait, que mademoiselle Bochet ne lui imputât une disgrâce dont elle connaissait bien le véritable auteur. Avant de sortir, miss Junior, en présence des deux jeunes filles, se dirigea vers mademoiselle Bochet, fort occupée à ranger sa malle. J'espère, mademoiselle, lui dit-elle avec hésitation, que vous avez oublié les petites piques qui ont pu avoir lieu entre nous, et que vous êtes parfaitement convaincue que je ne suis pour rien dans les circonstances qui vous éloignent de cette maison? La Suissesse se hâta de répondre et rassura complètement son ancienne rivale, qui pouvait d'un moment à l'autre devenir sa compagne d'infortune. --Il y a ici, miss Junior, quelqu'un de plus fort que vous et que moi, quelqu'un qui, je le crains, sera bientôt maître de la maison... Elle se tut. Une poignée de main énergique lui prouva qu'elle avait été comprise. En ce moment Justine entra pour annoncer que la voiture était attelée. Elle assumait volontiers bien des petits devoirs comme celui-là, de ceux qui lui permettaient d'entrer à l'improviste partout où elle n'était pas attendue. Mais, pour cette fois, elle n'apprit pas grand'chose. Le soir, après le dîner, Dmitri vint, comme toujours, passer la soirée avec les jeunes filles. Par une sorte d'entente tacite, personne ne lui avait parlé du départ prochain de sa bonne amie. Il jouait et gambadait comme d'ordinaire, et mademoiselle Bochet se prêtait à ses jeux avec plus de bonne grâce encore que d'habitude, lorsque Justine Adamovna entra dans la chambre avec son ouvrage. Elle marchait tout doucement comme un chat qui a rentré ses griffes. --Je ne sais pas comment elle s'y prend, disait Wachtel, qui ne l'aimait guère; jamais je ne lui ai vu de bottines qui craquent! L'arrivée de cette sage demoiselle tempéra la gaieté du petit garçon; personne n'était gai, d'ailleurs; les deux cousines avaient grand'peine à faire bonne contenance. Justine s'assit tout doucement: les chaises qu'elle prenait ne faisaient pas de bruit sur le parquet. Au bout d'un instant: --Vous êtes tout triste, monsieur Dmitri, dit-elle, mais ce n'est pas pour toujours que mademoiselle Bochet s'en va. Madame votre mère m'a chargée de l'inviter pour dimanche. --Bochet s'en va? dit Dmitri devenu tout pâle. Il sauta à bas de sa chaise et appuya ses deux petits poings fermés sur la table. --Comment, mesdames, vous aviez caché à cet enfant?... J'en suis désolée, je ne pouvais pas prévoir... C'était si simple. Il n'y a pas là de mystère, je suppose! Ces phrases se suivirent sans interruption, ponctuées seulement par un haussement de sourcils de plus en plus étonné. --Bochet s'en va? répéta le petit garçon avec une expression de menace, en regardant la protégée. --Je m'en vais, mon enfant, dit mademoiselle Bochet en essayant de le prendre dans ses bras, mais je reviendrai... Vous voyez bien que je reviendrai dimanche. --Pour tout à fait? demanda Dmitri, ses poings fermés toujours posés sur la table. --Non, pas pour tout à fait: je viendrai dîner; nous jouerons ensemble. --Alors, vous vous en allez? Maman vous renvoie. La chose était si nette que personne ne trouva de réponse. --Maman vous renvoie parce que vous m'aimez... Elle dit que vous me gâtez... Et c'est parce que vous lui avez fait des rapports, vous! dit-il, les dents serrées, en se tournant vers la placide Justine. --Moi, monsieur Dmitri? --Oui, vous!... C'est depuis que vous venez ici le soir que tout va de travers, que maman nous gronde! C'est vous!... Je vous déteste! --Dmitri! Dmitri! s'écria mademoiselle Bochet tremblante, car la comtesse, qui s'habillait pour aller en soirée, pouvait tout entendre de son cabinet de toilette, si les portes étaient ouvertes. --Oui, je la déteste! Il chercha un mot nouveau pour lui, et, l'ayant trouve dans sa mémoire, il t'appliqua avec une énergie virile à la protégée de sa mère. --Je la méprise! dit-il en se croisant les bras d'un air hautain. La protégée rougit sous l'affront; ce petit garçon, que tout le monde essayait vainement de calmer, exprimait visiblement les sentiments de l'assistance. --Vous n'êtes qu'un enfant, monsieur Dmitri, et vous ne savez pas ce que veut dire le mot que vous avez employé;--sans cela, bien certainement, vous ne vous seriez pas permis... --Si! je sais ce que mépriser veut dire! Je le sais! cria l'enfant en frappant au pied. --Je suis persuadée que non, et c'est pour cela que je vous pardnnne. --Me pardonner, à moi? dit l'enfant blême de rage. Vous, une protégée, pardonner à un comte Koumiassine! --Vous êtes un comte Koumiassine, mais vous êtes aussi un petit garçon très-impoli. Cependant, je vous le répète, je ne vous en veux pas, parce que vous ne savez pas ce que mépriser veut dire... L'enfant regarda d'un air de défi la protégée, dont les mains tremblaient sur son ouvrage. Il fit deux pas en avant, et, du plat de sa petite main ouverte, il lui appliqua un soufflet sur la joue. Un cri général s'éleva, et Dmitri fut en!evé dans les bras de sa soeur. La comtesse, qui sortait de son appartement en mettant ses gants, s'approcha du groupe: --Qu'y a-t-il? demanda-t-elle, toutes les fois que cet enfant vient ici, ce sont des cris à fendre la tête. --C'est moi qui ai donné un soufflet à Justine, cria Dmitri, malgré les efforts surhumains de sa cousine, qui lui mettait la main sur la bouche. --Un soufflet? dans ma maison! s'écria la comtesse véritablement outrée; c'est impossible! Est-ce vrai, Justine? --C'est vrai, madame la comtesse, répliqua la protégée humblement, mais M. le comte n'est pas responsable... à son âge... La comtesse sonna vivement. --Emportez mon fils dans sa chambre, dit-elle au domestique qui parut, et dites à M. Wachtel qu'il le fasse coucher immédiatement. Dmitri, demandez pardon à mademoiselle Justine, que vous avez offensé. --Jamais! dit le petit garçon. Vous êtes ma mère, et je vous demanderai pardon, si vous voulez, d'avoir fait une chose qui vous déplaît, mais je ne demanderai jamais pardon à cette méprisable... --Emportez le jeune comte, dit la comtesse au domestique. --Ce n'est pas la peine, maman; j'irai tout seul, répondit l'enfant en écartant doucement de la main le domestique prêt à obéir. Il s'inclina profondément devant sa mère, et un second salut à ses cousines, et pendant que les assistants, pétrifiés de sa conduite, ne pensaient pas à l'en empêcher, il étreignit les jupes de mademoiselle Bochet dans ses petits bras, embrassa au hasard ce qui tombait sous ses lèvres et se retira d'un pas tranqullle. --Enfin, dit la comtesse d'une voix brève, c'est la dernière fois, j'espère! Bonsoir, mesdemoiselles. Elle sortit en traînant derrière elle la longue queue de sa robe de velours. Dix minutes après que le roulement de la voiture se fut éteint, mademoiselle Bochet quittait la maison. Dmitri ne fut pas malade: la commotion nerveuse qu'il avait éprouvée avait été fort amoindrie par l'essor de sa colère. Mais à partir de ce moment, toutes les fois que ses yeux rencontrèrent ceux de Justine Adamovna, ce fut pour lui lancer à la face le même regard qui avait accompagne le soufflet. L'histoire de ce soufflet courut toute la maison, et, chose bien singulière, à l'exception de la comtesse, chacun s'en réjouit plus ou moins. Dmitri, mandé par sa mère dès le matin du jour suivant, ne voulut jamais consentir à faire des excuses. Enfin la comtesse, voyant qu'elle ne vaincrait pas la ténacité de cet enfant--qui lui ressemblait fortement par ce côté de son caractère,--se décida à lui donner à choisir entre une très-forte punition et le pardon complet sous la condition d'excuses à la protégée. --Pouvez-vous penser, maman, dit l'intraitable petit garçon, que j'hésite un seul instant? Je serai non pas deux mois, mais un an, si vous voulez, privé de dessert et de friandises, plutôt que de faire ce qui ne serait pas bien. --Comment... ce qui ne serait pas bien? A votre avis, c'est donc mal de témoigner du regret pour une faute commise? --C'est mal de témoigner un regret qu'on n'éprouve pas. --Vous n'éprouvez pas de regret d'avoir mal fait? --Je n'ai pas mal fait, maman. Je recommencerais tout de suite, si je ne craignais de vous déplaire. Le petit garçon fut dépêché avec une verte leçon de morale. La comtesse, quelques jours après, dit en riant à madame Souftsof: --Je ne sais vraiment pas où ce petit garçon va pécher ses raisonnements! Il a failli me réduire au silence! Et il est entêté!... C'est bien mon fils, ajouta-t-elle avec orgueil. --Il est trop avancé pour son âge, répondit l'amie. A votre place, je chercherais n lui épargner les émotion,, et je ne le pousserais pas beaucoup dans ses études. --Oh! M. Wachtel s'entend très-bien à l'instruire sans le fatiguer, répondit la comtesse; et puis, mademoiselle Bochet n'étant plus là, son caractère va redevenir ce qu'il était auparavant. XIX Tchoudessof ne triomphe pas sur toute la ligne. La comtesse avait bien autre chose en tête que d'étudier la santé de Dmitri. Il s'agissait de soumettre à Vassilissa elle-même la demande en mariage de son prétendant. Ne doutant pas une seule minute du succès de cette heureuse démarche, elle voulut lui donner une certaine solennité. Après le dîner du mercredi, Vassilissa, qui avait reçu l'ordre de revêtir une robe blanche avant de se mettre à table, fut conviée à passer dans le boudoir de sa tante. Ce n'était pas chose commode, pour une fille de dix-sept ans et demi, que d'entrer et de s'asseoir sans embarras au milieu de ce cénacle: Vassilissa, dont le coeur battait si fort qu'il lui en faisait mal, vint à bout de trouver sa place sans marcher sur les pieds de personne; mais elle n'y voyait pas devant elle. Un très-court moment de silence, qui suivit son entrée, lui permit de se reconnaître, et elle s'arma intérieurement pour la lutte. Pendant ce temps, Zina, à genoux dans sa chambre devant les images, priait de toutes ses forces, en se mettant ses mains sur les oreilles pour mieux s'absorber. M. Tchoudessof, voyant tous les yeux, excepté ceux de la jeune fille, se tourner vers lui, se leva avec grâce, et de sa voix la plus suave s'adressa à madame Gorof: --Madame, lui dit-il en français (c'était bien plus élégant qu'en russe), avec l'autorisation de madame la comtesse ici présente, à qui vous avez concédé vos droits sur mademoiselle votre fille, je viens vous demander l'honneur d'entrer dans votre famille, avec la main de mademoiselle Vassilissa Gorof. Les yeux de madame Gorof se remplirent de larmes, d'abord parce que c'était un moment très-pathétique, et ensuite parce qu'il fallait l'autorisation de la comtesse pour lui demander sa fille,--ce qui était vraiment un peu fort. --Monsieur, répondit-elle en portant son mouchoir à ses yeux, le coeur d'une mère ne peut pas mettre d'obstacle au bonheur de son enfant... Si ma fille a du penchant pour vous, je ratifierai son choix de bon coeur. Son français ne valait pas tout à fait celui de Tchoudessof, mais, pour une personne qui en avait perdu l'habitude, ce n'était vraiment pas mal. Tchoudessof salua. La comtesse fut piquée à son tour; il n'était pas question d'elle dans la réponse; mais madame Gorof avait toujours manqué d'usage! --Puisque j'ai déjà eu le bonheur de voir mes intentions accueillies par madame la comtesse, reprit Tchoudessof en faisant un demi-tour, ponctué par une inclination de tête au fauteuil de la maîtresse du logis, c'est à mademoiselle Vassilissa elle-même que j'adresserai ma demande directe... Mademoiselle, continua-t-il d'une voix caressante, je possède environ cinq mille roubles de revenu annuel, je suis privé des douceurs de la famille, ayant perdu tous ceux qui m'étaient chers: j'ose vous demander de partager ma vie. Je serai heureux de passer le reste de mes jours à mériter votre affection par la preuve constante de celle que m'ont inspirée vos charmes et vos mérites. --Répondez, Vassilissa, fit la comtesse, qui avait trouvé la phrase trop longue. Vassilissa se leva; la pâleur de son visage ne se détachait presque pas de la blancheur de sa robe; elle leva ses yeux bleus sur la comtesse, puis sur Tchoudessof, et s'adressant à celui-ci: --Je vous remercie, monsieur, de l'honneur que vous voulez me faire... Elle s'arrêta. --Eh bien? dit la comtesse d'un air encourageant. Vassilissa reprit longuement haleine. --Mais je refuse... dit-elle d'une voix nette. Et elle s'assit. Tchoudessof, extrêmement vexé, était resté seul debout au milieu du salon. Il regarda autour de lui et prit le parti de s'asseoir. --Je crois, ma nièce, dit la comtesse avec hauteur, que vous n'avez pas compris ce que monsieur vous a dit. Mon consentement lui est acquis, je désire ce mariage, votre mère se range à mon avis, l'union est fort convenable, au-dessus même de ce que vous pouvez espérer... Voulez-vous répondre une seconde fois? --Je refuse, ma tante, dit Vassilissa sans se lever. --Pourquoi? dit la comtesse, qui rougit brusquement. --Parce que vous m'avez dit, quand nous revenions de la campagne, qu'il fallait aimer et respecter son mari: je n'aime pas monsieur. La vieille parente ouvrit les yeux très-grands. Ceci était un dénouement bien imprévu pour une demande en mariage si officiellement annoncée. Qui eût pu prévoir chose semblable? --Quand j'ai parlé d'aimer, répliqua la comtesse, je n'ai pas fait allusion aux passions qu'on trouve dans les romans. Ici Tchoudessof lança à Vassilissa un regard langoureux, chargé de lui apprendre que lui, au moins, brûlait pour elle des flammes qu'on voit dans les romans, toujours coupables de tout le mal. --J'ai voulu, continua la comtesse, parler de l'affection honnête et sincère que l'on éprouve pour un homme de bien; une sorte d'amitié qui fait que l'on sera bien aise de passer sa vie avec un compagnon sûr et agréable. --Je n'éprouve rien de semblable pour monsieur. La comtesse n'avait jamais vu personne lui résister, sauf peut-être Dmitri, son enfant gâté. Il ne pouvait pas lui entrer dans l'esprit que le refus de Vassilissa fût autre chose qu'une boutade sans conséquence. Elle essaya de tourner la chose en plaisanterie. --Cela viendra! dit-elle avec un sourire engageant. Vous avez voulu cueillir le fruit avant qu'il fût mûr! continua-t-elle en s'adressant à Tchoudessof. Force vous sera d'attendre que cette fillette voie un peu plus clair dans son coeur. En attendant, je vous autorise à vous regarder comme son prétendu. A mesure qu'elle vous connaîtra mieux, elle s'attachera à vous comme vous le méritez. --Est-il vrai, mademoiselle, dit Tchoudessof avec âme... puis-je espérer qu'un jour?... --Non, monsieur, dit Vassilissa d'une voix claire: je ne vous aime pas, et de mon plein gré je ne serai jamais votre femme. --J'ai donc eu le malheur de vous déplaire? Vassilissa fit un signe de tête affirmatif. --Un autre plus heureux, peut-être?... Vassilissa rougit à cette supposition nouvelle, mais elle répondit sans embarras: --Non, monsieur, ni vous ni un autre. --Mais alors, pourquoi cette assurance que jamais vous ne consentirez.... --Parce que je devrai jurer devant Dieu d'aimer toute ma vie et de n'aimer que mon mari. --Eh bien? --Eh bien, je ne puis pas jurer de vous aimer, ni de n'aimer que vous; si, une fois mariée, j'allais rencontrer celui que j'aimerai? Tout le sang de la jeune fille lui monta aux joues comme elle prononçait ces dernières paroles, et elle se leva. Droite, les yeux baissés, rose comme un matin de mai, elle semblait l'image de la pudeur. Tchoudessof éprouva un moment de véritable passion--si ce nom peut s'appliquer à ce qu'il ressentit. --Ah! s'écria-t-il avec feu, à force d'amour, je finirai par vous convaincre! --Laissez donc, monsieur Tchoudessof, dit la comtesse en se levant à son tour; c'est un caprice de petite fille qu'il faut punir et non flatter. Je vous autorise à vous considérer dorénavant comme le fiancé de ma nièce. Je lui parlerai raison. Tout le monde s'était levé. --Ma cousine, hasarda timidement madame Gorof, si monsieur ne plaît pas à Lissa, peut-être vaudrait-il mieux... --J'ai eu jusqu'ici toutes les peines de l'éducation de ma nièce, répondit la comtesse avec hauteur; vous trouverez bon que je continue à m'occuper de son bonheur. Je connais son caractère mieux que vous, ajouta-t-elle d'un ton radouci. Vassilissa rentra chez elle. Zina courut à sa rencontre. Miss Junior elle-même attendait, la tête levée. --Eh bien? murmura Zina toute palpitante. --J'ai refusé... dit Lissa, tombant épuisée sur une chaise. Miss Junior lui fit respirer son flacon de sels, et la sensation désagréable que procure cette sorte de réconfortant ranima bientôt la pauvre jeune fille. --Et ma mère, qu'a-t-elle dit? fit Zina. --Elle n'a pas dit grand'chose. Ce sera pour demain. --Et elle l'a congédié? --Non pas: il est autorisé à me faire sa cour. Miss Junior leva les bras et les yeux au ciel. Mademoiselle Justine, qu'on n'avait ni vue ni entendue jusque-là, se glissa dans la salle d'étude. --Votre maman désire vous dire bonsoir, dit-elle à Vassilissa. Madame Gorof la suivait de près. Elle serra sa fille dans ses bras, la bénit et l'embrassa en lui glissant un petit mot à l'oreille. Elle sortit sur-le-champ et Justine l'accompagna jusqu'à l'antichambre. La soirée s'acheva sans autre incident. Les jeunes filles se couchèrent en silence, contre leur coutume. Miss Junior témoigna à Vassilissa plus d'amitié qu'elle ne l'avait encore fait, mais sans une allusion au sujet qui intéressait tout le monde. Zina, déjà couchée, sauta à bas de son lit pour venir embrasser la cousine. Les deux jeune filles restèrent un moment étroitement serrées, puis le séparèrent sans mot dire, et le sommeil descendit bientôt leurs nerfs fatigués. XX Un bal de fiançailles. Le lendemain, Vassilissa était à peine habillée, lorsqu'elle reçut l'ordre de comparoir devant sa tante. Elle s'approcha, comme d'habitude, pour baiser sa main; mais la comtesse, sans se laisser toucher par elle, lui fit signe de s'asseoir. --Votre conduite d'hier n'a pas de nom, mademoiselle! lui dit sa bienfaitrice avec le calme de l'indignation concentrée. Vous m'avez induite en erreur en acceptant les hommages de M. Tchoudessof, et au moment où, par vos coquetteries, vous l'avez amené à vous demander votre main, vous faites l'esclandre d'un refus public! Vous devriez rougir de votre conduite. Vassilissa rougissait en effet de toutes ses forces; mais la comtesse, qui avait coutume de parler sans regarder ceux qu'elle grondait, ne s'en aperçut pas. L'accusation de coquetterie était un peu méritée, et la jeune fille sentait bien que là était le point faible de sa défense. Cependant, comme l'audace grandit en proportion du péril quand on lutte pour sa vie, elle se promit de ne céder sur aucun point et attendit la reprise des hostilités. --Pourquoi avez-vous refusé cet honnête homme, qui a la faiblesse de s'être attaché à vous? Répondez! dit la comtesse en levant les yeux, cette fois. --Je n'ai pas d'autre raison, ma tante, que celle que je vous ai donnée hier: je ne l'aime pas. --Et c'est après six semaines de coquetteries indignes que vous vous en apercevez? --Ma tante, je ne savais pas que j'étais coquette... Et la jeune rusée en baissant les yeux. J'ai essayé de l'aimer, voilà tout, et je n'ai pas pu. --Comment, vous avez essayé de t'aimer, à présent? La comtesse était désorientée et ne savait plus très-bien distinguer ce qu'il eût fallu défendre de ce qu'elle avait dû permettre. --Oui, ma tante; vous m'avez dit, en venant à Pétersbourg qu'il fallait aimer son mari... J'ai bien vu que vous me destiniez M. Tchoudessof... --A quoi avez-vous vu cela, mademoiselle? --A ce que vous avez été très-aimable avec lui, ma tante... un homme que vous ne connaissiez pas auparavant; et puis, dès le premier jour, vous l'avez amené dans notre salle d'étude. La comtesse, dépitée, chercha une échappatoire et n'en trouva point. --Eh bien! mademoiselle, puisque vous êtes si savante et que vous avez déjà tâché de l'aimer, tâchez encore. --Je ne puis pas, ma tante. --C'est ce que nous verrons!... Je veux ce mariage, entendez-vous... Je le veux. Vassilissa baissa la tête et ne répondit pas. --Je le veux! cria la comtesse qui s'oublia complètement devant cet air de résistance. Sa nièce ne disait mot; elle la prit par le bras et!a secouant rudement: --Je le veux! dit-elle. M'avez-vous comprise? --Oui, madame. --Vous obéirez? --Non, ma tante, dit courageusement l'orpheline en regardant la comtesse en face. La comtesse eut un moment l'idée de broyer sur le parquet, sous ses bottines, la frêle enfant qui lui résistait ainsi. C'était la première fois de sa vie qu'elle avait affaire à la résistance ouverte, avouée, sans concessions. Elle se retint à grand'peine. --Vous obéirez pourtant! dit-elle. A dater d'aujourd'hui, vous quittez la chambre que vous avez partagée avec ma fille. Vous pervertiriez aussi cette enfant par vos exemples de rébellion. Vous habiterez la chambre de Justine Adamovna. Les yeux de l'orpheline, qui e'étaient remplis de larmes à l'idée de quitter Zina, se séchèrent brusquement à cette mention de la protégée. --Vous m'entendez? --Oui, ma tante. --Vous allez y monter immédiatement. On y portera vos effets. Toutes les après-midi, à quatre heures, vous descendrez ici, et M. Tchoudessof viendra vous faire sa cour avant le diner. Ce soir, j'annonce vos fiançailles à la société qui se réunit chez nous--c'était un jeudi--et vous ouvrirez le bal avec votre fiancé, que j'invite pour la première fois à mes soirées On va commencer immédiatement votre trousseau, et vous vous marierez le dimanche de Quasimodo. Vous m'entendez? --Je vous entends, ma tante; mais je ne me marierai pas. --Il y a loin d'ici là! dit la comtesse avec un rire sarcastique. Vous avez le temps de changer d'avis. Vassilissa garda le silence. Ceci était plus tort que ce qu'elle avait prévu. --Votre fiancé vous apportera ce soir son cadeau de fiançailles. Vous le porterez pour entrer au bal. On vous félicitera; vous répondrez comme il convient. Si tous faites un esclandre, ai vous me contredises sur un seul point, je vous fais enfermer au couvent, et vous n'en sortirez pas. Les filles telles que vous sont rares, Dieu merci, mais on en vient à bout cependant! Allez. Vassilissa se retira navrée. La séparation d'avec Zina était ce qui lui coûtait le plus. Le couvent était loin--et puis c'était un peu comme le diable, dont on parle toujours et qu'on ne voit jamais;--mais l'absence de Zina et la présence de Justine à la fois, c'était trop! Elle monta à la chambre de la protégée, où l'on avait déjà porté son lit et quelques effets. Justine, fort aimable, la reçut avec mille tendresses. --Je ne vous aurai pas longtemps pour compagne, lui dit-elle avec grâce; la comtesse a fait venir son tapissier ce matin, et l'on vous a commandé une jolie chambre bleue pour votre appartement de nouvelle mariée. Le salon sera rouge. L'appartement est loué au coin de la Galernaïa. Vassilissa ne l'écoutait plus. Une chambre bleue!... Et le prince qui lui en avait préparé une si belle, qu'elle faisait pâlir les contes de fées! Justine s'aperçut du peu de succès de son éloquence et la laissa à ses médiations. La journée a'écoula. Le déjeuner de Lissa lui fut servi en haut; elle ne sortit point au moment de la promenade. A peine entendit-elle, à deux heures, le bruit de la voiture qui emmenait miss Junior et son élève. Avant le diner, sa femme de chambre vint la coiffer et lui apprit que Zina avait beaucoup pleuré, que pour cette raison elle n'avait pas travaillé et qu'elle était allée chez un bijoutier choisir une parure que sa mère voulait lui faire offrir à la fiancée. --On va vous donner beaucoup de belles choses, mademoiselle, disait la femme de chambre. Quand elle eut mis la dernière main à la coiffure et posé le bouquet de jasmins blancs que la comtesse avait envoyé exprès: --Vous dînerez avec votre robe de ville, mademoiselle, lui dit cette fille peu intelligente mais dévouée; après le dîner, nous remonterons et on vous mettra une belle robe neuve, qu'on vous a apportée tantôt. Ainsi, tout était préparé de longue main pour cette fête de fiançailles, tout, excepté la fiancée, qu'on avait négligé de consulter! Vassilissa parut au diner avec sa robe de laine. --Ma cousine Lissa, lui dit Dmitri en s'approchant d'elle au moment où on se levait, tu et donc en pénitence? Et il regarda d'un oeil furibond Justine qui s'approchait, et qui, fidèle garde du corps, emmena Lissa en haut sans lui avoir permis d'échanger un mot avec sa cousine. Quand la jeune fille fut parée, la comtesse la fit appeler dans son boudoir. Il pouvait être neuf heures; les soirées de la maison Koumiassine ne devant jamais dépasser une heure du matin, on y venait plus tôt qu'on ne se rend d'ordinaire à ces sortes de réunions. On arrivait déjà, et les instruments de musique s'accordaient de la façon discordante qui, paraît-il, ne peut s'éviter. Zina, descendue avec sa gouvernante depuis quelque temps déjà, recevait les arrivants. Tchoudessof, toujours irréprochable, était avec la comtesse. Des écrins ouverts sur la table jetaient leurs feux sous la lumière de la lampe. Jamais, aux yeux de sa fiancée, Tchoudessof n'avait paru aussi laid qu'à la lueur de ces diamants. --Approches, ma nièce; voici M. Tchoudessof qui vous offre le cadeau des fiançailles. J'espère que vos ridicules enfantillages sont finis et que vous allez vous montrer ce que vout êtes au fond, une bonne enfant, affectueuse et reconnaissante. Vassilissa s'inclina sans répondre. Tchoudessof fit un pas vers elle, tenant à la main un écrin qui contenait un large bracelet d'or, orné d'un fermoir de rubis entouré de brillants. Il offrit l'écrin à la jeune fille, qui resta immobile comme si elle n'avait pas entendu. La comtesse prit le bracelet dans l'écrin, ouvrit le fermoir, saisit brutalement le bras de sa nièce et passa le bijou au poignet de Vassilissa. Le fermoir produisit un bruit sec. --On me rive ma chaîne, pensa la fiancée, mais je saurai la briser, même si je ne peux réussir que par la mort. La comtesse tendit alors à Tchoudessof le bras inerte qu'elle n'avait pas quitté: --Baisez la main de votre fiancée, monsieur, dit-elle. Tchoudessof, empressé, radieux, s'avança et prit la main qu'on lui offrait. Au moment de la porter à ses lèvres, il leva les yeux sur le visage de Lissa. Elle le regardait calmement; ses beaux yeux bleus n'exprimaient ni colère ni dédain; ils semblaient dire:--Voyons jusqu'où vous oserez aller: Le fiancé, inquiet de ce regard énigmatique, était prêt à laisser retomber la main froide et morte qu'il tenait, lorsque la comtesse lui dit avec impatience: --Eh bien! est-ce que vous hésitez? L'employé du Sénat baisa respectueusement, du bout des lèvres, les doigts de Vassilissa et lâcha la main qui retomba, froissant le dessous de soie de lu robe de bal. --C'est bien, dit la comtesse. Voici, mon enfant, le cadeau que je vous offre, avec mes voeux pour votre bonheur. C'était un médaillon assorti au bracelet. Tout en attachant au cou de sa nièce, toujours immobile et muette, le collier d'or qui soutenait ce médaillon, la tante ajouta: --Vous reconnaîtrez bientôt, j'espère, que tout le monde ici vous aime et n'a en vue que votre bien. Là-dessus, la comtesse, sincèrement convaincue de la vérité de ton assertion, baisa le front glacé de Vassilissa. --Encore une chaîne! pensa celle-ci, qui sentait à son cou le froid du collier: mais deux ou dix, ou plus, peu importe! L'âme a des ailes! Sa tante la regarda: elle attendait un remerciement; ce silence prolongé la troublait, malgré son assurance. Elle sonna et fit appeler sa fille. Pendant qu'on allait la chercher, elle planta dans tes cheveux de Vassilissa une étoile de diamants, présent du comte. Un dernier écrin attendait sur la table. Zina accourut, si légère et si rapide qu'on ne l'entendit pas venir. Toute blanche dans son nuage de tulle, elle sauta au cou de sa cousine. Les deux jeunes filles restèrent embrassées une seconde sous les yeux de la comtesse, qui, fort mécontente de cette effusion, ne savait cependant comment l'empêcher. --Offrez à votre cousine, dit-elle, le souvenir que vous avez préparé à son intention. Zina prit les boutons d'oreilles dans la petite boite; mais ses mains tremblaient si fort qu'elle ne put tes attacher. Ce fut Vassilissa qui passa les bijoux à ses petites oreilles roses. Sa main, à elle, ne tremblait pas. Sur un regard de sa mère, Zina commença: --Accepte ce souvenir, chère cousine, comme gage de mon amitié et de mes souhaits de bonheur... Sa voix a'étrangla, et elle saisit Lissa dans une étreinte désespérée. Les garnitures de leurs deux robes froissées s'étaient enchevêtrées dans cet embrassement. Pendant qu'elles se dégageaient: --Ne me dis rien, murmura Vassilissa, ne me tais pas pleurer: cela leur ferait plaisir. Zina resta près d'elle, plus pâle certainement et plus tremblante que la victime. --Monsieur Tchoudessof, dit la comtesse, offrez le bras à votre fiancée. Nous descendons. L'orchestre jouait en bas les valses mélodieuses à la mode dans ce temps-là. Les sons arrivaient distinctement au premier. Tchoudessof s'engagea dans l'escalier; les doigts gantés de blanc de Lissa reposaient sur sa manche. Au tournant de la rampe, pendant que Zina et sa mère se tenaient forcément un peu en arrière, écartées par la traîne de sa robe. Lissa, adressant pour la première fois la parole à son fiancé: --Monsieur, lui dit-elle, je ne vous aime pas, je ne tous aimerai jamais... Si vous êtes on honnête homme, renoncez à des projets qui feraient le malheur de nos deux existences. Elle le regardait bien en face; ses yeux bleus, agrandis par la torture qu'elle subissait intérieurement, cherchaient au fond de l'âme de cet homme l'étincelle divine qui devrait se trouver en chacun de nous. Tchoudessof, de sa main droite, prit doucement les doigta gantée et voulut les porter à ses lèvres; il souriait d'un air fat, comme pour dire:--Ce ne sera rien, allez, on s'y fait... Vassilissa retira sa main avec un tel air de menace, que Tchoudessof se crut souffleté. Depuis la volée de coups de canne qui avait rompu son premier roman, il n'avait pas éprouvé de frayeur aussi vive! Ils étaient arrivés au bas de l'escalier: la comtesse les rejoignit, passa devant eux avec sa fille, et les quatre personnages entrèrent dans la salle de bal. La musique s'interrompit: --Monsieur Nicolas Tchoudessof, dit la comtesse au premier groupe qui l'entoura, fiancé d'hier à ma nièce Vassilissa. Tchoudessof fut, en un clin d'oeil, toisé et jugé. Les compliments n'en plurent pas moins de tous côtés sur la fiancée, qui saluait silencieusement; les jeunes filles embrassaient ses joues amaigries, les dames la baisaient au front, les jeunes gens lui faisaient une inclination profonde; elle acceptait tout, répondait à tout par le même geste machinal. L'orchestre entama une valse, et Tchoudessof, enlaçant sa fiancée, s'envola avec grâce. Après le premier tour, il s'apprêtait à continuer; Vassilissa s'arrêta court. --Je suis fatiguée, monsieur, lui dit-elle, je vous remercie. Elle s'assit. Zina, qui la suivait des yeux, vint auprès d'elle, et un groupe de jeunes filles la sépara bientôt de l'odieux fiancé.--Tu vas te marier?--Est-ce que ça te fait plaisir?--Tu l'aimes, ce monsieur?--Il n'est pas beau. --C'est un civil.--Pourquoi n'épouses-tu pas un officier?--Ce serait bien plus gentil.--Est-ce que tu te marieras bientôt?--Ce sont tes cadeaux de noces? Ces questions et cent autres s'échappèrent à la fois de vingt bouches rieuses. Puis un silence relatif se fit, car Vassilissa ne parlait pas, ne souriait pas, et ce n'est pas l'usage des fiancées. --Je le déteste! dit-elle. --Oh! dirent toutes les jeunes filles, et pourquoi l'épouses-tu? Vassilissa n'osa répondre. De l'autre côté du salon, sa tante regardait d'un air sérieux. Elle se contenta de secouer négativement la tête, puis regarda ses compagnes d'un air où le triomphe se mêlait à la colère. --Tu ne l'épouseras pas? lui dit l'une d'elle. Comment feras-tu? --Je n'en sais rien, répandit Vassilissa, mais si je l'épouse, cela m'étonnera bien. En attendant, puisque c'est un bal de fiançailles, mesdemoiselles, amusons-nous! D'un geste, elle rompit le cercle et parut au milieu des danseurs. Maritsky se trouvait devant elle. --Je vous félicite, mademoiselle, lui dit-il avec une nuance de dédain. --Vous trouvez mon choix étrange? répondit-elle en souriant. Depuis qu'elle avait proclamé sa haine pour Tchoudessof, elle se sentait vingt fois plus forte. --J'avoue, en effet... répliqua le jeune officier abasourdi. --Ce n'est pas mon choix, monsieur, dit-elle, et, s'il plaît à Dieu, cet homme...--elle appuya sur le mot,--ne sera jamais mon mari. --Alors pourquoi... --Ma tante est plus sage que moi! Vassilissa releva ses yeux baissés; une expression de malice enfantine éclaira son visage. L'orchestre jouait toujours sa valse. Maritsky s'inclina devant elle: elle mit sa main sur l'épaule du jeune officier et fit trois fois avec lui le tour de la salle. On ne sait quel mot d'ordre avait circulé parmi toute cette jeunesse, mais Tchoudessof eut beau faire, jusqu'au prochain quadrille il ne put venir à bout de percer le groupe qui se reformait sans cesse autour de sa fiancée. Sa position, à lui, était fort embarrassante: il n'avait pas d'amis, personne ne le connaissait; la comtesse avait beau le présenter, après deux ou trois phrases de politesse inspirées par la curiosité, on n'avait plus rien à lui dire. En revanche, on le regardait beaucoup. Vassilissa, au milieu des compagnes de son enfance, entourée et courtisée par les jeunes gens qu'elle connaissait, quelques-uns depuis le berceau, d'autres depuis quelques semaines au moins, Vassilissa se sentait à son aise: elle voyait que son fiancé déplaisait à tout le monde, et elle était ravie. Elle prenait un plaisir sans bornes à le voir tourner, inquiet et ennuyé, autour de son petit royaume. Lorsque les hasards de la valse la faisaient passer auprès de lui, elle sentait avec une satisfaction maligne les rubans de satin de sa ceinture claquer comme un coup de fouet sur le drap noir de son habit. Elle réussit pendant une heure à le tenir éloigné d'elle; et au bout de cette heure-là, tout le monde dans la maison, jusqu'aux domestiques qui gardaient les fourrures dans l'antichambre, savait que la comtesse mariait mademoiselle Gorof contre son gré. Mais, hélas! toute joie doit finir: il fallait bien danser un quadrille avec le fiancé!... Zina s'arrangea pour leur faire vis-à-vis avec Maritsky, afin de pouvoir au moins serrer la main de sa cousine quand les règles de la contredanse les feraient se rencontrer. Pendant ce quadrille, Lissa ne répondit que oui et non à Tchoudessof. L'autre couple, au contraire, causait avec beaucoup d'animation. Zina était très-prudente; l'espèce particulière de réserve que le grand monde inspire à ses nourrissons dès le berceau permet de dire beaucoup de choses sans se compromettre. La jeune comtesse ne prononça pas le nom de sa mère, ne dit que du bien de Tchoudessof, ne souffla mot de Justine Adamovna, ni de la manière dont ce mariage avait été conclu, et, au bout de vingt-cinq minutes, quand le quadrille cessa, Maritsky, plein de compassion pour la victime, regardait la comtesse Koumiassine comme une tante qui avait fort envie de marier sa nièce, et lui avait pria le premier venu. Le premier venu! Lui aussi, Maritsky, aurait pu être le premier venu a'il s'était présenté, et on lui aurait donné cette jolie personne. Oui, et c'eût été beaucoup mieux, à tous les points de vue... Mais il était trop tard. Même en admettant quelle n'épousât pas Tchoudessof, à présent, on ne la lui donnerait pas... La comtesse serait très-mécontente, et ses parents à lui ne voudraient pas d'une belle-fille qui aurait eu un premier mariage scandaleusement rompu après des fiançailles officielles... Et le jeune homme, qui n'avait jamais pensé à épouser mademoiselle Gorof, se prit à regretter de n'avoir pas eu cette idée plus tôt. Dans le courant de la soirée, il invita plusieurs fois Zina, pour parler de sa cousine, et celle-ci, qui trouvait Maritsky très-gentil, ne demandant pas mieux que de causer, ils devinrent les meilleurs amis du monde. Le bal finit, la foule s'écoula peu à peu; à une heure et demie, la comtesse et les deux jeunes filles se trouvèrent seules avec Tchoudessof dans la salle à manger, où l'on avait soupé. Le fiancé prit congé de la comtesse en la remerciant de toutes les grâces dont elle le comblait. La grande dame sourit avec bienveillance. --J'espère, Vassilissa, dit-elle à sa nièce, que vous avez achevé de vous ranger à des sentiments plus raisonnables. --Je n'ai pas changé, ma tante, répondit la jeune fille. Vous m'avez défendu de faire un esclandre, je n'ai pas voulu vous désobéir dans votre maison. Mais, si on me mène à l'église quand le prêtre m'interrogera, je répondrai: non! Au mouvement héroïque de sa tête blonde, les brillants dont elle était couverte jetèrent leurs feux sur Tchoudessof, ébloui et vexé. La comtesse se tut pendant un instant. --Vous aurez le temps de réfléchir d'ici là. Nous n'en continuerons pas moins les préparatifs du mariage, monsieur Tchoudessof, dit-elle au fiancé. Et, par esprit de compensation sans doute, elle lui donna sa main à baiser. Vassilissa avait mis ses deux mains derrière son dos; mais Tchoudessof, qui se rappelait encore le regard qu'il avait reçu dans l'escalier, ne réclama point cette faveur, qui lui était pourtant légitimement due, et s'en alla la tête levée, mais au fond très-penaud. XXI Zina a une idée. En rentrant dans sa nouvelle chambre, celle qu'elle partageait désormais, avec mademoiselle Justine. Vassilissa trouva les écrins de ses nouveaux bijoux rangés sur la table de toilette. La protégée, tout sucre et tout miel, l'aida à reloger les diamants dans leurs nids de velours et lui donna la clé d'un petit meuble où elle devait les enfermer. --Que de belles choses vous avez reçues, mademoiselle! lui dit-elle. On vous a vraiment fait de jolis cadeaux! Demain j'ai ordre de madame la comtesse d'aller avec vous au magasin hollandais acheter la toile pour votre trousseau. Vous la choisirez vous-même. Vassilissa regarda la protégée de ce même air tranquille auquel elle avait déjà accoutumé son visage. --Est-ce que ma tante vous a ordonné de me faire la conversation? lui dit-elle de sa voix douce. --Mademoiselle... je ne sais vraiment comment prendre cette question... La femme de chambre de Vassilissa et une petite fille qui arrangeait la chambre de Justine, du temps qu'elle était seule, étaient présentes à cette conversation. --Si vous n'avez pas reçu d'ordres contraires, dit la fiancée en russe, je vous serai obligée de me parler le moins possible. Votre présence m'est désagréable; on me l'impose, je dois la subir; mais, jusqu'à ce que ma tante m'ait ordonné de me soumettre au supplice de vous entendre, vous trouverez bon que je me dispense de vous écouter. La petite fille, qui détestait la mam'zelle, dont elle ne recevait que des gronderies, étouffa un gros rire à la façon des servantes russes. Disons, en passant, qu'elle était fille de parents pauvres et que, sous un prétexte quelconque, elle fut mise à la porte quinze jours plus tard. --Vous êtes bien fière, mademoiselle! répondit Justine en français; si c'est votre nouvelle position de fiancée qui vous monte à la tête, vous n'avez pas besoin d'être si hautaine: votre mariage ne vous donnera ni un nom ni une fortune! C'est là ce que vous aviez rêvé sans doute; mais Dieu se sert de tous les moyens pour punir les orgueilleux; celui qu'il a pris est bon sans doute... --Je vous souhaita le bonsoir, dit Vassilissa en lui tournant le dos. La protégée continuait sas phrases filandreuses. Une idée d'en haut vint à l'orpheline: elle se mit à genoux devant les images et resta longtemps prosternée. Justine n'osa pas troubler sa prière, et fut obligée de se coucher sans en dire plus long, car Vassilissa ne se releva que vers le matin. Son sommeil fut de peu de durée. La comtesse la fit mander de bonne heure. Justine avait déjà porté plainte contre la pauvre petite fiancée, et il lui fut enjoint de prêter l'oreille à tout ce que la protégée lui dirait. --C'est une personne sage et entendue, lui dit sa tante, elle ne peut vous donner que de bons conseils. Vous me ferez le plaisir de l'écouter avec le même respect que si c'était moi. De plus, c'est avec elle que vous sortirez désormais. Lissa courba la tête. A partir de ce jour, elle fut obligée d'entendre le parlage égal et monotone de Justine, qui ne parlait pas vite, mais qui ne s'arrêtait guère. Cette voix douce, écoeurante, lui rebattait les oreilles tout le long du jour des perfections de Tchoudessof, des devoirs d'une femme mariée, de la nécessité d'être humble, des vertus chrétiennes, etc., etc., si bien que l'orpheline se sentait quelquefois près de s'évanouir sous la pression continue et graduée de cette machine à torturer. On la traînait dans les magasins on mettait des étoffes, des dentelles sous ses yeux; elle ne regardait rien, ne disait rien. On lui essaya des robes, elle se laissa faire. On lui apporta des bonnets, ce rêve des jeunes filles dans un pays où les femmes mariées ont seules le droit d'en porter; elle se les laissa essayer sans rien dire. On la conduisait devant les glaces pour voir combien elle était jolie, comme tout cela lui allait bien; elle se regardait, ne souriait pas à son image et se détournait sans mot dire. Tous les jours, en présence de Justine ou de sa tante, Lissa recevait la visite de Tchoudessof. Muette, elle le laissait parler; il lui apportait des présents, elle les oubliait sur la table, et il fallait les lui envoyer par un domestique. Un jour il apporta une loge pour les Italiens; elle se laissa tomber dans l'escalier, se contusionna une articulation et ne put sortir de huit jours. Le carême était venu; le jeudi du bal des fiançailles avait été l'avant-dernier de la saison. La gaieté et l'animation de la maison Koumiassine avaient fait place à la plus noire mélancolie. Dmitri, désormais très-sage, passait ses soirées avec sa soeur et miss Junior, qui parlaient de Vassilissa. Le petit garçon, privé à la fois de ses deux amies, avait perdu sa gaieté; de temps à autre, il faisait bien quelque polissonnerie, mais son rire, qui ne trouvait plus d'écho, le fatiguait tout de suite; la seule chose qu'il eût gagnée était de ne plus voir qu'à bâtons rompus son ennemie Justine. La comtesse, à vrai dire, n'était pas contente de la manière dont marchaient les choses; elle craignait que Vassilissa, comme elle l'avait dit, ne fit un esclandre irréparable le jour de son mariage. Heureusement, elle ignorait que l'idée de sa nièce lui avait été soufflée par madame Gorof. En l'embrassant, celle-ci avait eu le temps de lui murmurer: A l'église, on peut dire non! Ces quelques mots avaient fait de Vassilissa une personne toute différente: elle était sûre de ne pas épouser Tchoudessof. Mais après? Trois semaines seulement les séparaient, du jour fatal, lorsqu'un accident survenu dans un des nombreux établissements que protégeait la comtesse força celle-ci à s'absenter pour quelques heures, en compagnie de sa fidèle et indispensable protégée. A peine leur voiture avait-elle quitté le perron, que Zina franchit l'escalier et bondit chez sa cousine. Depuis deux mois les jeunes filles ne s'étaient vues qu'en public. --Et misa Junior? dit Vassilissa dès qu'elle put parler. --Elle a fait semblant de lire très-attentivement lorsque la voiture est partie. Je suis sûre qu'elle est bien aise que je sois venue. Tu comprends bien quelle le sait, quoique je ne lui en aie rien dit. Que vas-tu faire? --A l'église, je dirai non, voilà tout, répondit Vassilissa, qui, dans les bras de son amie, sentait l'énergie factice qui la soutenait depuis si longtemps faire place à des larmes irrépressibles et à un affaissement complet. Ma mère ne te le pardonnera jamais! dit Zina. C'est mal, ce qu'elle fait là, elle n'a pas le droit de te forcer à te marier... Tu sais, tout le monde le déteste, ton Tchoudessof! Il a l'air d'un sacristain monté en grade--c'est Maritsky qui disait ça, l'autre soir, chez Sophie Karine, où il y avait la lanterne magique. --Ah! tu as vu Maritsky? dit Lissa, dont les joues se colorèrent légèrement. --Oui. On a'a pas dansé--en carême, tu sais--mais on a joué aux petits jeux et on s'est bien amusé. Si tu avais été là, ma pauvre Lissa! Voilà qui fera un gentil mari, ce Maritsky--tout le monde serait bien aise de l'avoir. --Toi aussi? dit Lissa en souriant. --Oh! moi... Zina resta songeuse. --Qu'est-ce que tu feras après que tu auras refusé Tchoudessof? C'est cela qui fera une scène à l'église! Comme dans _Lucie de Lammermoor!..._ Seulement Edgar ne viendra pas, parce qu'il n'y a pas d'Edgar... Oh! oh! s'écria-t-elle en bondissant sur ses pieds. J'ai trouvé! --Tu as trouve? Dis-moi ce que c'est, Zina! Le bonheur de ma vie est dans tes mains. Parle vite! Les mains et les lèvres tremblantes de la pauvre enfant se tendirent vers sa cousine avec l'expression de la prière. --Non, non, ma chérie, je ne puis pas te le dire: c'est impossible, tu ne pourrais pas le permettre; tandis que, toute seule, je puis!... Elle embrassa étroitement sa cousine. --Je t'ai promis de te protéger et je te protégerai, dit-elle en déployant toute ta grâce de sa haute stature. Elle était beaucoup plus grande et plus forte que sa cousine, quoiqu'elle fût plus jeune, et, véritablement, elle avait l'air d'un archange protégeant une martyre dans l'arène. --Est-ce que ce sera long? demanda Vassilissa. --Je n'en sais rien: je vais commencer aujourd'hui même. Cela ne dépend pas de moi seule, ma chérie, mais je crois que je réussirai! Et si je ne réussis pas, tu auras toujours la ressource de dire non à l'église. Mais ne crains rien... on te sauvera! Après bien des caresses, quelques larmes et beaucoup de promesses, tes deux cousines se séparèrent de peur de surprise. Vassilissa essaya de reprendre un peu de calme en prévision de la lutte qu'il fallait recommencer à l'heure de la visite de Tchoudessof, et Zina descendit dans sa chambre. Miss Junior la regarda sans rien lui demander. Ses yeux interrogeaient pourtant Zina, qui l'aimait mieux depuis quelque temps, en récompense de aa discrétion. --Elle ne va pas mal, dit la jeune comtesse. Ma visite lui a fait beaucoup de bien. Tout en parlant, elle fouillait dans son secrétaire, où elle prit une enveloppe quelle mit discrètement dans sa poche. --Oh? miss Zina! si la comtesse savait! --Elle ne le saura pas, miss Junior! Nous ne le lui dirons ni l'une ni l'autre, et personne ne m'a vue. En disant ces mots, elle tira à elle son cahier de copies, en détacha une feuille avec des ciseaux et se mit à griffonner sur la couverture. --Miss Junior, dit-elle, regardez donc mes derniers dessins: il me semble qu'ils sont moins bons que ceux de l'été dernier. Pendant qu'elle parlait, elle avait été chercher un immense carton, qu'elle disposa sur l'appui intérieur de la fenêtre, de façon à ce que l'Anglaise lui tournât le dos. Lorsqu'elle la vit absorbée dans les comparaison,, la jeune comtesse écrivit à la hâte, d'une grosse écriture d'écolier, sur la feuille arrachée à son cahier de copies: «On veut marier Vassilissa Gorof malgré elle. Elle se laissera mourir plutôt que d'y consentir. Le fiancé est un misérable, il s'appelle Tchoudessof. Venez délivrer la malheureuse. Hâtez-vous.» Elle ne saigna pas. De la même écriture, elle écrivit sur l'enveloppe timbrée: _«A Son Excellence le prince Chourof, à Chourovo, gouvernement de N...»_ Puis elle cacheta sa lettre avec un pain à cacheter gommé, représentant un lévrier, qu'elle avait pris dans sa boite à emblèmes. Lorsque cette grosse besogne fut terminée: --Miss Junior! dit-elle. --Que voulez-vous? --Si nous allions nous promener? --Maintenant? Il est tard! Il faut vous habiller pour dîner! --Pas encore, maman n'est pas rentrée. Allons à pied, ne fût-ce que jusqu'au bout de la rue. Miss Junior céda. Dix minutes après, elles descendaient les marches du perron. --A droite? dit t'Anglaise, au quai de la Cour? --Non, à Gauche! dit Zina. Nous verrons venir la voiture de maman, si elle rentre avant nous. Cinquante pas plus loin se trouvait une boite aux lettres. D'un mouvement rapide, Zina tira l'enveloppe de sa poche et la jeta dans le gouffre. --Oh! miss Zina, dit l'Anglaise épouvantée, à qui écrivez-vous? --Pas à un amoureux, soyez tranquille! dit Zina en riant. Elle avait envie d'embrasser miss Junior sur tes deux joues, de lui tirer la langue, de faire des grimaces aux passants, de tirer sur la queue des chiens errants, de faire enfin tout ce que les bienséances interdisent dans la rue. --Mais, miss Zina, c'est très-grave! Si madame la comtesse savait.... --Nous ne lui dirons pas, miss Junior? --A qui avez-vous écrit? --Au prince Chourof, pour qu'il vienne sauver ma cousine, puisque vous voulez le savoir. Mais si vous me dénoncez, miss Junior, ajouta-t-elle en la regardant en face de ses grands yeux mutins et caressants, je ne vous reverrai de ma vie! Et, d'ailleurs, la lettre n'est pas signée: je dirai que ce n'est pas vrai, je dirai que c'est vous! L'Anglaise grommela pendant plusieurs jours, toutes les fois qu'elle se trouva seule avec Zina. --Ecoutez, miss Junior, lui dit celle-ci un beau matin avec un sourire plus malin et plus caressant que jamais, si vous m'en parlez encore, je raconterai comment je m'y suis prise et maman dira que vous n'êtes guère fine pour que j'aie pu écrire ma lettre, la cacheter et la mettre à la poste sous votre nez. Cet argument irrésistible, aidé de la pitié sincère que l'Anglaise éprouvait pour la victime valut la paix définitive à Zina. XXII Comment le prince Chourof avait passé l'hiver. Depuis ce triste soir de novembre où son beau rêve s'était envolé, le prince Chourof avait mené une vie singulièrement variée. Pendant les huit premiers jours, il s'était enfermé chez lui, vivant de thé et de confitures, afin de mieux savourer sa douleur. Puis, ce régime débilitant ayant fatigué son estomac sans endormir son chagrin, il avait essaye de se distraire. Pendant trois mois, ses chevaux harassés l'avaient voituré aux quatre points cardinaux; il avait rendu des visites qui dataient de dix ans. Dans sa recherche fébrile de distractions mondaines, il était même allé voir l'archevêque de son diocèse, à cent vingt verstes de là, excursion que les propriétaires campagnards considèrent plutôt comme une promenade que comme un voyage. Le prélat lui avait promis de s'arrêter chez lui, l'année suivante, en faisant sa tournée épiscopale. Mais telle était la mélancolie de Chourof, que cette promesse ne l'avait pas consolé. Voyant que le proche voisinage ne lui offrait pas de ressources sérieuses, il alla a'installer dans la maison qu'il possédait comme pied-à-terre au chef-lieu de son gouvernement. C'était en pleine saison d'hiver: les bals succédaient les uns aux autres, très-brillants et très-longs. On y dansait de huit heures du soir à six heures du matin. Le prince ne manqua pas un bal, arriva le premier et partit le dernier, fit la cour aux plus jolies filles de marchands que l'on pût voir, et, après avoir fait naître dix-huit passions au moins dans autant d'inflammables petits coeurs bourgeois, il reconnut, un beau jour, que là non plus n'était pas l'oubli. Alors il partit pour Moscou. Il y retrouva quelques-uns de ses camarades de régiment, devenus des personnages, parés du grade de général ou des ordres civils les plus étincelants, presque tous pères de jolis garçons vêtus à la russe, en chemises de soie rouge serrées à la ceinture par des galons d'or, ou bien de jolies fillettes en robes décolletées, déjà très-sages et fort bien élevées, promettant de faire un jour les plus aimables coquettes du monde. --J'ai trop attendu, se dit le pauvre vieillard de trente-deux ans; j'aurais dû me marier comme eux, il y a une dizaine d'années. A prêtent, je ne suis plus qu'un vieux garçon, et je mourrai célibataire. Pour chasser un peu ses tristes réflexions, il se décida un soir à aller souper dans un cabaret très à la mode parmi la jeunesse de Moscou. On y faisait de la musique; de temps en temps on y rencontrait une troupe de chanteurs tyroliens ou suédois--mais plus particulièrement bohémiens. Le soir qu'il s'y rendit, le cabaret était plein. On riait, on parlait très-haut et l'on faisait grand accueil à une troupe nouvelle de tziganes qui débutait ce jour-là. C'était entre deux morceaux. Les chanteurs, mêlés au public de choix, s'étaient dispersés dans la grande salle. Les garçons firent une place au prince, qui, de par son nom et sa fortune, était sûr d'être partout au premier rang, sans métaphore. Les chanteurs et les chanteuses se groupèrent de nouveau, et les voix, diverses de timbres, si bien assouplies et mariées ensemble qu'elles semblaient être une seule voix plutôt qu'un quatuor, entonnèrent une de ces chansons au rhythme inégal et onduleux, aux élans soudains, brusquement comprimés, qui donnent un caractère si passionné à cette musique étrange que l'on ne saurait classer dans aucune école. Ce jour-là le prince ne s'ennuya pas; les chants bohémiens l'avaient tiré de l'ornière mélancolique dans laquelle il semblait suivre le char funéraire de sa jeunesse, et le lendemain il revint. Au bout de quelques jours, l'attrait de nouveauté bizarre qui l'avait séduit perdit tant soit peu de son charme. Il fit alors plus ample connaissance avec la troupe, qui se composait de quatre femmes et de six hommes. Les femmes étaient laides, à l'exception du contralto. Celle-ci était une belle fille d'environ vingt ans, au type tzigane fortement accentué, aux yeux noirs et brillants comme du charbon de terre. Ses dents écatiraient son visage quand elle chantait et quand elle souriait; mais elle n'était pas prodigue de sourires, malgré les amabilités de tout calibre que lui décochaient les jeunes gens à la mode. Son humeur bizarre s'adoucit cependant avec le prince, qui était, il faut le dire, d'une prodigalité insensée. Mais celui-ci se lassa tout à coup et annonça brusquement son départ pour ses terres. --Nous irons chanter chez vous en faisant notre tournée de province, dit en souriant la jolie tzigane. --C'est une idée! répondit Chourof enchanté. Commençons par moi, j'inviterai toute la noblesse des environ. Aux premier, jour du dégel, en effet, les bohémiens quittèrent Moscou, et, un beau matin, le prince les vit arriver chez lui en quatre chariots, avec cet appareil nomade que ces gens ne peuvent se résoudre à abandonner, même lorsqu'ils sont assez riches pour voyager autrement. Les messagers du prince coururent inviter tous les environs, et, le surlendemain, la salle de bal, brillamment éclairée, recevait ceux à qui l'état des chemins avait permis de se mettre en route--c'est-à-dire à peu près tout le monde, car il n'y a guère d'obstacles pour les gens qui s'ennuient. La soirée fut des plus brillantes. La bohémienne avait connaissance de mariages contractés par des femmes de sa caste avec des personnages aussi riches et aussi nobles que son hôte; elle se surpassa elle-même. Un des voisins de Chourof, le comte K... en fut tellement enthousiasmé, qu'il alla jusqu'à dire au prince: --Tudieu, mon cher ami, vous avez là une belle créature... Quand vous n'en voudrez plus, dites-lui de venir me voir. Ce jour-là, Chourof ne s'ennuya pas non plus. Le lendemain matin, pendant que la troupe se reliait dans le pavillon qui lui avait été assigné pour demeure, la belle chanteuse, accompagnée du prince, parcourait toute sa riche maison. Elle allait et venait, regardant tout, touchant à tout, admirant çà et là de jolis objets que le prince lui offrait galamment. Tout à coup, arrivée sur le palier du premier étage, elle mit la main sur le bouton de la chambre bleue. Le prince lui saisit le bras: elle s'arrêta surprise. --Une chambre à secret? dit-elle, je veux la voir. --Non, dit le prince, vous ne la verrez pas. --Et si je le veux? dit la tzigane en avançant la main avec un geste d'enfant gâté. Le prince lui tourna le dos et descendit. La clef était dans son secrétaire. Après avoir bien secoué le bouton et essayé vainement de trouver un ressort secret, la chanteuse alla rejoindre son hôte; elle le trouva qui réglait les honoraires du chef de la troupe. On attelait déjà les chariots, et, une heure après, toute la petite caravane, y compris ta belle fantasque, avait quitté la demeure de Chourof. Lorsque le dernier chariot eut disparu au bout de l'allée, le prince ouvrit la chambre bleue--chauffée par un calorifère qui maintenait toute la maison à la même température--toujours prête à recevoir la princesse qui viendrait. Il ferma la porte derrière lui, s'approcha du lit, se mit à genoux, et, pleurant comme un enfant, il demanda pardon à Vassilissa. Le carême prêtait aux réflexions sérieuses, il resta huit jours sans sortir de chez lui. Le neuvième jour, c'était un dimanche, en revenant de la messe, il rencontra le messager qui lui apportait ses lettres de la station de poste voisine. Il pleuvait; la neige fondue était aussi désagréable sous les roues de sa calèche que sous les patins d'un traîneau. C'était un de ces temps humides et froids qui glacent les plus résolus, et Chourof avait grande envie d'être rentré chez lui pour prendre une tasse de thé bien chaud. Après avoir mis à son côté le sac qui renfermait la correspondance, il s'était enveloppé dans sa pelisse et chaudement rencogné, lorsqu'une seconde pensée lui vint. --Qui est-ce qui s'est souvenu de moi? se demanda-t-il. Et il ouvrit le sac de cuir. La première lettre qui lui tomba sous la main fut celle de Zina. Il regarda l'écriture, tourna et retourna la missive, puis se décida à la décacheter. Il la lut deux fois et resta stupéfait--si stupéfait qu'il fut quelques secondes avant de a'apercevoir que son équipage était arrêté devant son propre perron. Son valet de chambre, en détachant le tablier de la calèche, le rappela au sentiment de la réalité. --Ne dételle pas! dit-il au cocher. Je repars. Il monta chez lui, toujours préoccupé, et relut encore une fois la lettre sans signature. --Si c'est une mystification, se dit-il, je couperai tes oreilles à celui qui l'aura faite; et je le trouverai, quoi qu'il en ait. Son parti était pris. Il mit dans son portefeuille tout ce qu'il avait d'argent disponible, s'assura des moyens d'en avoir d'autre, fit préparer en un clin d'oeil une petite valise, puis, sans manger, descendit lentement l'escalier comme quelqu'un qui réfléchit, se tâta pour voir s'il n'avait rien oublié, et remonta précipitamment. D'un tour de main, il ouvrit la chambre bleue, courut au lit, enfonça sa tête dans les oreillers, baisa fiévreusement la batiste brodée, referma la porte, et redescendît aussi vite qu'il était monté. Son valet de chambre, également prêt pour le départ, fit avancer la calèche, et, quand Chourof s'y fut installé, grimpa sur le siège. --Où faut-il aller, Votre Excellence demanda-t-il en se tournant vers son maître. --A Pétersbourg, répondit celui-ci. Son domestique le regardait sans comprendre. --A la station de poste! dit le prince. Et vite! L'équipage partit au galop. XXIII Chourof ne perd pas ton temps. Chourof n'avait pas contre les chemins de fer les préjugés aristocratiques de sa noble voisine. Il trouva même l'express fort à point, car, en arrivant à Moscou, il se fit conduire directement à la gare et n'eut que le temps de sauter dans un wagon. Comme il était très-fatigue par la longue traite qu'il venait de fournir, il commença par s'endormir le plus confortablement du monde, et ne fit qu'un somme jusqu'à l'heure du diner. Les exigences de son estomac, aussi bien que le remue-ménage qui l'entourait, le réveillèrent juste à point: il entra dans la vaste salle du buffet et s'attabla devant un bon repas. Après avoir dépêche vivement les premières bouchées, il défit le col de sa pelisse et releva la tête. --Tiens! s'écria son vis-à-vis, Chourof! Vous allez à Pétersbourg? --Oui, répondit le prince, et vous, Zakharief? --Moi, j'en viens et j'y retourne. J'ai passé vingt-quatre heures à Moscou pour une affaire. Et vous resterez longtemps à Pétersbourg? --Je n'en sais absolument rien. Où êtes-vous? --Wagon no. 549. Avez-vous de la place chez vous? --Je suis tout seul. Venez donc dans mon coin: 347, deuxième coupé. --Avec plaisir. Dès qu'on repartira, j'emménage. Nous ferons une partie de cartes. --Très-bien. La cloche annonça bientôt le moment du départ. Chacun remonta dans son compartiment, et, deux minutes après, grâce aux wagons à l'américaine qui rendent si commode le parcours entre Pétersbourg et Moscou, Zakharief entra dans le coupé du prince, suivi d'un employé porteur de son menu bagage. Celui-ci dressa la table de jeu qui meuble les salons de première classe, alluma deux bougies et se retira après avoir promis aux voyageurs, qui donnaient de bons pourboires, la solitude complète jusqu'à destination. La partie de cartes s'engagea: le wagon bien chauffé, les bons cigares, la perspective d'une tasse de thé à la prochaine halte conviaient à la conversation. Chourof, «qui n'était qu'un peu bête», comme disait Zina, laissa causer son interlocuteur sur tout ce qui lui passa par la tête. Quand il le vit à court, il lui adressa tranquillement la question que, depuis le dîner, il préparait mentalement. --Et la comtesse Koumiassine, ma chère voisine, que devient-elle? --La comtesse? mais d'où tombez-vous, mon cher? --De chez moi, où je via comme un loup. Que lui arrive-t-il? --Elle marie sa nièce, la jolie Vassilissa. --Avec qui? --Un certain Nicolas Tchoudessof. --Est-ce un bon mariage? --Pour qui? Pour lui? Je crois bien! Pour elle, non. Entre nous, ce Tchoudessof est un pleutre, un petit rien du tout, qui s'est faufilé dans le monde on ne sait comment. Il doit y avoir des femmes là-dessous. Et du diable pourtant si je comprends comment une femme peut avoir eu envie de s'occuper de ce monsieur-là! Enfin, il y a des goûts si étranges! Chourof se recueillit un moment pour poser sa question avec le calme nécessaire. --Et mademoiselle Gorof... qu'est-ce qu'elle dit de son fiancé? --Entre nous, je crois qu'elle a la main un peu forcée. Ma femme et ma fille m'en ont rompu les oreille, pendant huit jours Vassilissa Gorof aurait dit, paraît-il, au bal de ses fiançailles, qu'elle déteste son fiancé. --Oh! oh! c'est grave, cela! Mais, alors, pourquoi l'épouse-t-elle? --Voilà! On ne sait pas. Sa tante le veut. --Pourrait-elle le vouloir jusqu'à la marier malgré elle? Zakharief haussa les épaules. --Il y a tant de manières, dit-il, de marier une jeune fille malgré elle! Il y a la persuasion, les cadeaux, les caresses, les chatteries; il y a les grands moyens, les menaces, l'intimidation... Mademoiselle Gorof est orpheline: ce n'est pas sa mère, pauvre femme sans énergie et, mieux encore, sans fortune, qui pourratt empêcher la comtesse Koumiassine de faire ce qui lui plaît... Où descendez-vous à Pétersbourg? Le prince indiqua l'hôtel Demouth. --J'aurai peut-être besoin de vous, Zakharief, dit-il après un silence... Pour des choses graves. --Tout à votre service, mon cher; usez de moi comme il vous plaira. Les cartes reparurent, et la soirée a'acheva très-agréablement. Après quelques heures de sommeil, les voyageurs se séparèrent, avec promesse de se retrouver bientôt. Le prince, tout en se faisant conduire à l'hôtel, réfléchissait et cherchait, sans les trouver, les motifs qui avaient porte la comtesse Koumiassine--une femme d'esprit et de coeur, se disait-il--à choisir pour sa nièce un si singulier époux. --Enfin, nous verrons bien ce qu'elle me dira, pensa-t-il. Vers trois heures, ayant fait sa toilette et s'étant préparé, par un tour à la Perspective, à voir le plus possible de gens de connaissance dans le plus bref espace de temps, il prit une voiture et se rendit chez la comtesse. Elle était chez elle et le reçut non sans étonnement et même avec une sorte de déplaisir. Il arrivait bien mal à propos, cet ancien prétendant à la main de Vassilissa. --Quel bon vent vous amène? lui dit-elle dès le premier mot. --Des affaires de famille, répondit-il tranquillement. J'ai appris une nouvelle en route, chère comtesse: mademoiselle Vassilissa va prendre un époux, à ce que l'on m'a dit? --C'est vrai, répondit la tante: --Avant que je tous en félicite, permettez-moi de vous demander si son coeur a parlé; vous savez que je suis quelque peu intéressé dans la question... --Le coeur des jeunes filles est difficile à pénétrer, cher prince! répondit la comtesse, décidément fort ennuyée du sot personnage qui arrivait si mal à propos. Vassilissa, qui vous avait refusé on ne sait pourquoi... --Pardon, comtesse..., m'a-t-elle refusé? demanda le prince, qui, pour la première fois, conçut un doute relatif à l'équité du procédé qu'on avait employé à son égard. --C'est vous qui devez le savoir, cher prince, répondit la grande dame avec une sécurité de la meilleure compagnie.--Si vous voulez bien vous le rappeler, je n'étais pas présente à votre entretien. Chourof, toujours pour employer l'expression de Zina, était «un peu bête», de sorte qu'il ne trouva pas de réponse immédiate à ce coup de boutoir. --Je dois conclure, reprit-il pourtant avec une certaine insistance, que mademoiselle Vassilissa aime son prétendu? --Aimer! Le mot est bien romanesque! Ma nièce a confiance dans ma tendresse et prend de ma main le mari que j'ai accepté pour elle. Avec beaucoup d'habileté, la comtesse évita toute autre question directes et laissa tomber les allusions avec cette indomptable persévérance qu'elle mettait au service de ce qu'elle appelait ses principes. Après trente bonnes minutes d'entretien, Chourof se retira sans avoir été invité à dîner ou à prendre le thé, sans avoir vu Vassilissa, sans avoir obtenu le moindre renseignement. Il descendait l'escalier, très-perplexe et assez mécontent de tout le monde, lorsque la porte extérieure s'ouvrit, et il entendit la voix de Zina qui disait au valet de pied: --A qui est cette voiture? --Au prince Chourof, répondit le domestique. --Miss Junior, dit la voix de Zina, légèrement altérée, j'ai laissé de la musique dans ta grande salle; auriez-vous la complaisance.... L'Anglaise, qui ne se souciait aucunement d'être témoin de ce que sa folle élève allait dire ou faire, disparut docilement. Zina, en costume de promenade, parut alors, grandie, mûrie, femme déjà par la souffrance et la réflexion, différente en tout de l'enfant moqueuse que Chourof avait quittée à Koumiassine. --Prince, dit-elle en lui tendant la main, bonjour! merci d'être venu. Les domestique, qui l'entouraient comprenaient le français plus ou moins, à force de l'avoir entendu parler; elle hésita un instant: --Merci d'être venu... répéta-t-elle en regardant Chourof avec insistance. Il comprit sur-le-champ d'ou venait la lettre qu'il avait reçue. --Que fait-elle? dit-il imprudemment. --Elle eu mourra, répondit la jeune fille. Vous seul pouvez... Cherchez!... Au revoir, ajouta-t-elle en souriant. Elle entendait un bruit suspect, et elle s'élança d'un bond jusqu'au tiers de l'escalier, barrant le passage à Justine qui descendait, et qu'elle força à rebrousser chemin jusqu'au palier plutôt que de lui livrer passage. Pendant ce temps, Chourof avait endossé sa pelisse, et la voiture qui l'avait amené quittatt le perron. Justine, en descendant, ne rencontra que miss Junior, les bras chargés de gros volumes de musique, déposés depuis longtemps dans la grande salle par la main prévoyante de son élève. --Est-ce que cela vous amuse de porter ces énormes bagages? Donnez-les donc au valet de pied, dit Zina en penchant son frais visage sur la rampe. Ses yeux pétillaient de malice et de joie. Miss Junior, obéissant à l'injonction, déposa son fardeau sur les bras du domestique. Justine, étonnée, ne comprenait rien à ce manège. Un rire étouffé de Zina lui apprit bien qu'on se moquait d'elle; mais elle eut beau chercher, elle ne put en découvrir le pourquoi. XXIV Chourof poursuit ses investigations. En quittant la maison Koumiassine, le prince rencontra un drochki de louage qui, fort cahoté sur les morceaux de neige à demi dégelés, venait, cahin-caha, à sa rencontre. Il se trouve certainement beaucoup de semblables drochkis dans les rues de Pétersbourg, et rien n'est moins extraordinaire que d'en rencontrer un occupé par un monsieur en costume civil, orné de longs favoris et de cheveux très-noirs; cependant le prince fut frappé par l'air dur et concentré du visage qui passait près de lui. Se penchant hors de la portière, il le suivit des yeux et le vit s'arrêter devant la maison qu'il venait de quitter. --Ce doit être mon Tchoudessof, pensa le prince, qui devenait étonnamment perspicace depuis que la lettre de la jeune comtesse l'avait brusquement arraché à la tasse de thé qui l'attendait chez lui, le dimanche précédent. Changeant d'avis, au lieu de retourner à son hôtel, il indiqua à son cocher l'adresse de certain sénateur qui avait été l'un des meilleurs amis de son père. --Là, se dit-il, je saurai à quelle espèce d'homme j'ai affaire. Il fut reçu à bras ouverts par l'excellent homme, qui, veuf et sans enfants, ne savait où mettre le trop plein d'un coeur toujours chaud et fait pour la vie de famille. --Que te faut-il, que tu viens me voir, polisson? dit-il au prince, qu'il avait toujours tutoyé. --Permettez! je ne viens pas toujours parce que j'ai besoin de quelque chose! --Soit! admettons que ce n'est pas toujours pour cela! dit le brave homme en riant d'un bon rire qui secoua sa large poitrine et son ventre épanoui. Je reconnais que tu es venu plus d'une fois pour me faire plaisir. Mais aujourd'hui, en particulier, tu ne vas pas me faire croire que tu aies quitté la campagne pour avoir de mes nouvelles! Tu es arrivé ce matin? --Ce matin, affirma le prince. --De chez qui viens-tu? --De chez la comtesse Koumiassine --Bon! une jolie nièce, une jolie fille, le voisinage de campagne..... Tu viens me demander d'être ton père d'honneur à l'église... Tu veux te marier, hé? Chourof rougit jusqu'aux oreilles inclusivement. Cette malheureuse habitude de rougir avait peut-être été la cause de toutes ses hésitations et de toutes ses mésaventures. --Ah! mon bonhomme, s'écria le sénateur enchante, j'ai deviné juste! --Non, mon excellent ami, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Je suis venu effectivement vous demander quelque chose, mais ce n'est pas ce que vous supposes... Je voudrais avoir des renseignements sur un certain Tchoudessof, employé au Sénat. --Tchoudessof... Attends donc, j'ai entendu prononcer son nom ces jours-ci... Je ne le connais pas. --Eh bien, vous devez avoir un moyen de le connaître, n'est-ce pas, si vous en avez besoin? --Certainement! Le chef de la chancellerie du Sénat doit savoir ce qui concerne ses employés. Mais qu'est-ce que tu lui veux, à cette espèce d'ecclésiastique? C'est une famille de prêtre, ça. --Je le suppose, d'après son nom (Tchoudessof signifie: des miracles). Mais ce que je veux, c'est savoir quel homme c'est, d'où il vient, ce qu'il fait, de quels moyens il s'est servi pour arriver au grade qu'il a obtenu, tout ce qui concerne sa moralité, bref... --Bref, tout! s'écria le sénateur en riant de plus belle. Comme tu y vas, mon garçon! Est-ce que tu voudrais épouser sa fille ou courtiser sa femme? --Je voudrais, mon cher ami, dit gravement le prince, que cet homme, s'il n'est qu'un intrigant, comme j'ai quelque lieu de le supposer, n'entrât pas dans une famille de l'aristocratie, et que personne de nous ne fût exposé à saluer un faquin, parce qu'on l'a rencontré chez des gens honorables qu'il a trompés. Le sénateur réfléchit un instant. --J'y suis! dit-it enfin. C'est à lui que la comtesse Koumiassine marie sa nièce? Eh! dis-moi, est-ce uniquement pour ne pas saluer ce monsieur que tu veux savoir son histoire? N'y a-t-il pas là-dessous quelque rivalité? Voyant que les oreilles de Chourof retounaient au ponceau, le brave homme ajouta: --Ke me dis rien, je ne te demande pas tes secrets. Le motif que tu me donnes est suffisant. Tu as raison: le devoir des grandes familles, dont le grand nom immaculé fait partie des fleurons de la couronne de Russie, est de se soutenir entre elles et de ne pas permettre aux pierrots vulgaires de piller leur moisson. Es-tu très-pressé? --Je voudrais savoir ce que je vous demande tout de suite, si c'est possible. --Tout de suite! comme tu y vas! Non, mon cher, tu ne le sauras pas tout de suite. Si tu veux venir demain, à une heure de l'après-midi, je te dirai probablement ce que tu veux savoir, mais pas une minute avant. Chourof, enchanté du succès présumé de son entreprise, se confondit en remercîments. Il dîna avec le sénateur et rentra de bonne heure à l'hôtel, où il ne fit qu'un somme jusqu'au lendemain onze heures, pour réparer le sommeil perdu. A une heure précise, il entrait chez le bon vieillard qui, tout en lui montrant un siège, lui cligna de t'oeil d'une façon significative. --Si tu l'aimes, ton Tchoudessof, tu vas avoir bien du chagrin. Vos beaux yeux vont pleurer! comme dit la chanson. --J'aurai du courage. Allez toujours. --Eh bien, voilà, mon ami! Ton protégé--ici le vieux sénateur rit silencieusement, faisant aller et venir par saccades son joyeux bedon--ton protégé est entré au service de très-bonne heure; il avait à peine vingt-deux ans, qu'il quitta i'armée pour entrer au Sénat, après deux années de service militaire... Dans l'infanterie, tu sais! c'est ingrat... C'est une dame qui l'a recommandé!... Le rire joyeux reprit, mais moins long, cette fois. --La dame... Tu ne tiens pas à savoir son nom? Le prince fit un signe négatif. --Cette dame était une ancienne amie de couvent de sa mère, mais encore jeune pour son âge, et jolie. Elle aimait beaucoup à placer les jeunes gens. Le nombre des employés qu'elle a fournis au service de l'État--le sénateur recommença à rire--est incalculable, et la couronne lui devrait une récompense civique, s'i! y avait quelque justice en ce monde. Comment Tchoudessof a-t-il retrouvé son nom? De quelle façon a-t-il mérité sa bienveillance? Le rapport est muet sur ce chapitre. Veux-tu que nous nous en informions? continua le vieux railleur en s'arrêtant court. --Non, merci! dit le prince, qui ne put s'empêcher de rire. Je m'en doute. Continuez, je vous en prie. --Eh bien, entré au service à l'âge de vingt-deux ans, il resta dans les bureaux, inconnu, oublié, recevant de temps à autre cent roubles de gratification pour son assiduité, mais n'avançant point. Soudain son chef de bureau fut dénoncé pour concussion par lettre anonyme, et le chef de bureau qui lui succéda prit Tchoudessof en amitié et lui procura un avancement rapide. Tu ne te réjouis pas de sa bonne fortune? Le prince partagea le rire communicatif de son interlocuteur. --A partir de ce moment, tout réussit à Tchoudessof, car, à peine était-il sous-chef, qu'on découvrit--par un hasard bien malheureux et dont notre protégé fut longtemps inconsolable--que le chef de bureau entretenant des relations coupables avec la femme d'un général civil, chef de service dans un autre département. Celui-ci se plaignit; il y avait eu scandale, des lettres très-détaillées avaient été trouvées par des employés subalternes, on avait glosé; bref, le chef de bureau fut mis en disponibilité et, par rang d'ancienneté, Tchoudessof obtint sa place. Il a été décoré de divers ordres, car il ne néglige pas son ancienne protectrice: dernièrement encore, sachant qu'elle aime les petits chiens, il lui en a acheté un, ce qui n'est rien, mais il a eu la constance de le porter sous son bras tout le long de la Perspective, jusqu'au domicile de la dame. Ceux qui l'ont rencontré--il y en a beaucoup--n'ont pas pu faire autrement que d'admirer sa reconnaissance, la mémoire du coeur, comme il t'appelle, pour des services rendus il y a si longtemps. C'est une belle âme! Eh bien, es-tu content? --Enchanté... dit le prince avec un dégoût manifeste. C'est tout? --Il y a encore le chapitre des moeurs. De ce côté-là, Tchoudessof est inattaquable, oh! inattaquable! On ne l'a jamais vu dans une maison douteuse, ni chez une femme mariée! C'est qu'il a des principes, vois-tu! Il ne fréquente que des veuves, absolument et authentiquement veuves! Voilà tout ce que j'ai pu recueillir à ton intention! Le bouquet est joli, ce me semble. --Mais, dit le prince, si cet homme est tel que vous le dépeignez, comment se fait-il qu'on le garde au service? --Que tu es bien de ta province! Crois-tu que nous n'ayons que des prix Monthyon dans nos bureaux? Et puis, mon cher, c'est élémentaire: quand un employé fait exactement son devoir, sa vie privée ne nous regarde pas, à moins qu'il n'y ait scandale.... --Mais les faits que vous m'avez rapportés relativement à son avancement? --Eh bien? c'est de la vie privée, cela! Des suppositions! Il n'y a pas de preuves! Mais sois tranquille, va, quand nous avons besoin d'un homme de confiance pour une mission personnelle ou délicate, nous savons choisir; nous consultons alors les documents que j'ai fouillés pour ton usage. --Je vous remercie infiniment, dit le prince avec effusion. C'est une désagréable corvée... --Eh! eh! cela a bien son côté drôle! Quand on est revenu de tout, comme moi, cela dégoûte toujours, mais cela ne met plus en colère. --Il ne me reste plus qu'une chose à savoir, reprit Chourof: par quelle voie est-il arrivé jusqu'à la comtesse Koumiassine? --Est-ce que tu ne peux pas lui demande?? --Non, soupira Chourof, c'est impossible. --Attends, je vais sonner mon valet de chambre: c'est une gazette ambulante, il nous le dira peut-être. Piotre fit son entrée. C'était un homme de cinquante-cinq ans, maigre, menu, l'air sérieux et presque dogmatique. Il resta immobile près de la porte. --Connais-tu un nommé Tchoudessof, employé au Sénat? --Comment ne pas le connaître!... Il va se marier. --Tu vois! et le sénateur en clignant de t'oeil à l'adresse du prince. Qui épouse-t-il? --La pupille de la comtesse Koumiassine. --Est-ce une jolie demoiselle? --Jolie! répondit laconiquement le serviteur. --Qui est-ce qui a présenté le futur dans la maison? --Je ne sais pas. --Chez qui allait-il avant? --Chez madame Termine... chez madame Lojinof... Le valet de chambre nomma plusieurs dames de la noblesse qui avaient reçu Tchoudessof par condescendance, parce que leurs maris avaient avec lui des relations de service, ou bien comme danseur pour les bals de l'hiver. --Quelqu'une de ces dames connait-elle la comtesse? --Non, dit le serviteur; mais elles connaissent presque toutes madame Souftsof, qui la connaît. --Très bien, dit le sénateur, tu peux t'en aller. Le domestique se retira, sans témoigner d'étonnement. --On n'en fait plus comme ça! dit mélancoliquement le sénateur quand Piotre eut refermé la porte... Quand tu auras mon âge, tu ne trouveras plus à te faire servir. Les vrais domestique, les bons, ceux que nos pères avaient formés, savaient tout, et non-seulement ils ne disaient rien, mais ils ne se demandaient pas seulement le pourquoi des choses. Sur ce panégyrique des anciens serviteurs, le prince prit congé de son vieil ami. --Me tiendras-tu au courant de tes entreprises? lui dit celui-ci en le quittant. --Soyez tranqullle, répondit Chourof, vous entendrez bientôt parler de moi. XXV La provocation. En sortant de chez son ami, le prince s'en alla tout droit chez madame Souftsof, qu'il connaissait pour l'avoir vue à la campagne, lorsqu'elle était venue chez la comtesse, quelques années auparavant. Depuis lors, à chacun de ses voyages à Saint-Pétersbourg, il n'avait pas manqué de lui présenter ses hommages. La dame, qui était pleine d'esprit, appréciait la droiture et la franchise du pauvre prince Charmant. Au bout de cinq minutes de conversation, le nom de Vassilissa se trouva prononcé. --Elle se marie, je crois, dit machiavéliquement le prince. --Non, répondit madame Souftsof, on la marie, et je n'ai pas l'esprit tranquille quand j'y pense, car j'ai à me reprocher d'avoir présenté le fiancé dans la maison..... Qui pouvait se douter, pourtant, que la pauvre fille le prendrait en grippe à première vue! --Cela va si loin? dit le prince, dont le coeur se mit à battre si fort qu'il eut peur que madame Souftsof ne l'entendit. --Le jour des fiançailles, elle a déclaré publiquement, dans la salle de bal, qu'elle le détestait. Jusque-là, du reste, elle n'en avait rien fait paraître; la comtesse dit que c'est pour attirer l'attention sur elle qu'elle se pose en victime, et qu'au fond elle est très-satisfaite de son sort. --Quand le mariage doit-il avoir lieu? demanda le prince qui crut avoir reçu l'injure qu'on faisait à Vassilissa. --Le dimanche après Pâques: dans une quinzaine de jours, par conséquent. --Et vous, madame, est-ce que vous partagez l'opinion de la comtesse sur mademoiselle Vassilissa? Madame Souftsof resta silencieuse pendant un moment, qui parut bien long à Chourof. Il avait peur de s'être montré indiscret. --Non, dit-elle enfin, je sais que la comtesse, dont l'excellent coeur est bien connu, se fait facilement illusion sur les choses qu'elle désire:--elle aime à se voir obéir, il est bien probable qu'elle prend la résistance de sa nièce pour de l'amour-propre. Je regrette de m'être mêlée de cette affaire: c'est une leçon, et on ne me reprendra plus à arranger des mariages. Le prince se sentit plus navré que jamais. Celle qu'il aimait était-elle donc si malheureuse qu'elle ne pût même pas parler librement sana se voir accusée de mensonge? --Je suis curieux de voir ce M. Tchoudessof, dit-il. J'ai connu les deux demoiselles de la comtesse toutes petites filles, et je m'intéresse à leur sort. Où peut-on rencontrer ce monsieur? --Il dine le plus souvent, à ce que je crois, au club de la petite noblesse, vous savez, près du pont de Police. Vous le trouverez là probablement vers six heures. Je sais qu'il s'y rend communément en quittant sa fiancée. Après quelques minutes d'entretien banal, qui lui coûtèrent beaucoup de force d'âme, il prit congé de madame Souftsof. Ainsi, en ce moment même, le monstre à longs favoris et à cheveux noirs et plats, avec la raie au milieu, courtisait sa malheureuse fiancée et la forçait d'entendre ses odieuses protestations d'amour! Peut-être même baisait-il les mains de Vassilissa, ces mains adorables que lui, Chourof, n'avait baisées qu'en rêve! L'idée de cette insolence fit faire au prince de ai grandes enjambées, qu'il arriva au club de la petite noblesse un des premiers. Il n'avait pas ses entrées, c'était pour la première fois de sa vie qu'il mettait les pieds dans ce refuge de la noblesse récente acquise dans la bureaucratie, refuge fort méprisé de l'aristocratie et fort envié de la bourgeoisie, qui n'y pouvait entrer. Mais quand le suisse, ne le reconnaissant pas pour un habitué, voulut lui demander son permis, il lui jeta au nez sa carte avec un geste de dédain. Le suisse, déjà suffisamment convaincu par cette noble façon d'agir, lut: «prince Chourof», et s'inclina bien bas. Le prince monta l'escalier et pénétra dans les salons. Pendant qu'il parcourait l'immense établissement, fort bien aménagé, du reste, et luxueusement meublé, les regards curieux des abonnés se portaient sur lui. --C'est un nouveau membre, disaient-ils entre eux.--On ne l'a jamais vu!--Qui l'a présenté?--C'est probablement un invité. Chourof prit un journal et se mit à le lire, levant la tête à chaque nouvel arrivant. Deux fois le garçon vint lui demander s'il dînerait à table d'hôte ou à la carte, deux fois le prince répondit qu'il n'avait pas faim et qu'il y penserait. Enfin, les favoris et les cheveux plats qu'il avait rencontrés devant la porte de la comtesse firent leur apparition dans l'embrasure de la porte. --Ah! bonjour, Tchoudessof, dit un habitué. Vous êtes en retard aujourd'hui. --Cela se comprend: auprès d'une fiancée, le temps paraît court, dit un autre. Chourof bouillait. Le nom de Vassilissa prononcé dans cet endroit public où le premier venu, s'il avait seulement un an de service dans les bureaux, pouvait venir diner pour 60 kopeks! Tchoudessof, souriant d'un air fat, répondit quelques mots. Au moment où il frôlait Chourof pour se rendre dans la salle à manger, le prince lui barra le passage. --Pardon! dit-il, monsieur Tchoudessof, je crois? --C'est moi-même, monsieur. A qui ai-je l'honneur de... --Le prince Alexandre Chourof. Voici ma carte. Tchoudessof s'inclina avec la flexibilité propre à son échine en présence d'un grand personnage. --En quoi puis-je être agréable à Votre Excellence? dit-il du ton le plus aimable. --N'y a-t-il pas ici un endroit où nous puissions causer un instant sans être dérangés? demanda sèchement le prince. --Parfaitement! Si Votre Excellence veut me suivre... L'Excellence emboîta le pas derrière Tchoudessof, et au bout d'un instant ils s'assirent tous deux sur d'excellents fauteuils, dans un joli boudoir bleu et or. Un domestique vint allumer deux becs de gaz et se retira. --J'irai droit au fait, monsieur, dit Chourof, qui n'était pas né diplomate et qui avait passé une rude journée à déguiser sa pensée. On faisait tout à l'heure allusion à votre mariage: est-ce bien vous qui voulez épouser mademoiselle Gorof, la nièce et pupille de madame la comtesse Koumiassine? --C'est moi, monsieur. J'ai l'inestimable bonheur d'être agréé par madame la comtesse et par mademoiselle Gorof. --Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez, monsieur? fit Chourof en s'approchant un peu sur son fauteuil. Toute l'ardeur guerrière qu'il avait ressentie à Sébastopol l'enflammait en cet instant, bien que son adversaire ne méritât pas tant d'honneur. --Mais, monsieur... je n'ai nul motif d'en douter, répondit Tchoudessof, secrètement inquiet, mais décidé à faire face à cette attaque inattendu.. --On m'a dit autre chose, à moi. On m'a dit, et je ne vous cacherai pas que ce bruit court la ville entière, que vous vous obstinez à réclamer la main de mademoiselle Gorof, malgré l'aversion qu'elle vous témoigne. Or, monsieur, dans la noblesse--Chourof appuya sur ce mot de façon à faire comprendre à son interlocuteur qu'il ne le considérait pas comme faisant partie de cette noblesse--nous avons une grande solidarité, et nous ne pouvons accepter une mésalliance,--je dis: «une mésalliance,» que si elle a la passion pour excuse. Le cas n'est point celui de mademoiselle Gorof, me suis-je laissé dire. --Mais, monsieur, fit Tchoudessof avec un sourire sarcastique qui lui donna l'air d'un singe aux prises avec une noix récalcitrante, vous n'êtes ni le père, ni le tuteur de mademoiselle Gorof, et si madame la comtesse agrée ma recherche... En faisant son petit discours, il se leva comme pour faire comprendre au prince que le sujet de la conversation lui paraissait épuisé. Chourof ne bougea pas plus qu'un terme, mais il essaya de précipiter le dénouement: --Vous n'en restez pas moins un cuistre, dit-il, pour vouloir épouser une jeune fille qui vous a donné des preuves publiques de son aversion et de son mépris. --Cela, monsieur, c'est mon affaire!... dit Tchoudessof, qui battit en retraite vers les salles communes. Le prince se leva vivement et le saisit par le bras. --C'est aussi la mienne, monsieur! lui dit-il d'une voix contenue. Depuis des siècles... oui, monsieur, des siècle!... ma famille est l'alliée et la voisine de la famille Koumiassine, Je ne puis permettre qu'elle se commette avec vous! En attendant que le comte revienne pour vous couper tes oreilles comme vous le méritez, je vais faire part à madame la comtesse du dossier privé qui contient l'histoire de votre vie, et que je me suis procuré, par des moyens honnêtes, monsieur. Peut-être la comtesse changera-t-elle d'avis. Ils étaient arrivés presque au seuil de la salle à manger. Des têtes curieuses s'avançaient de tous côtés au bruit des voix irritées. --Le comte est loin, monsieur le prince, répliqua Tchoudessof. Et quant à vos calomnies... Ce mot n'était pas prononcé que Tchoudessof recevait le gant du prince au travers de la figure. --Vous me rendrez raison de ces paroles, monsieur! dit Chourof, qui avait peur que son adversaire ne gardât l'injure sans vouloir la venger. Tchoudessof, blême de rage, n'avait qu'une idée: quel malheur que le prince eût attendu jusque-là pour le souffleter! On eût pu s'arranger, tandis que maintenant le duel était nécessaire! Faisant de nécessité vertu, et pensant qu'après tout un duel pour sa fiancée le relèverait aux yeux de tout le monde, de toutes les femmes, sans excepter Vassilissa elle-même, il s'écria en fausset: --Nous nous battrons, monsieur! --Parbleu! je ne me suis dérangé que pour cela! répondit le prince. Vous avez mon nom, je demeure hôtel Demouth, à deux pas d'ici. Je me considère l'offensé; mais, de par mon gant, vous avez le choix des armes. J'attendrai vos témoins toute la soirée, sinon... Mais j'espère, monsieur, que vous avez bonne mémoire et que je ne serai pas forcé de vous répéter ce que je vous ai dit tout à l'heure. Les camarades de Tchoudessof, furieux, voulaient faire un mauvais parti au prince; quelques-uns d'entre eux ne se gênaient guère pour exhiber, chez eux, des manières de crocheteurs, qu'une légère couche de vernis conventionnel couvrait au club. Mais Chourof les regarda d'un air si hautain, sa noble physionomie et la droiture de son âme, visible dans ses yeux, contrastaient d'une façon si remarquable avec l'air louche et la colère haineuse de son rival, que les honnêtes gens--et il y en avait beaucoup de présents--protégèrent la retraite de Chourof jusqu'au dehors et lui témoignèrent les égards de la meilleure compagnie. Rentré chez lui, Chourof commença par se laver et changer de toilette, pour se débarrasser de l'odeur de graillon truffé que ses vêtements avaient contractée dans la salle à manger du club. Puis il se rendit chez Zakharief. Celui-ci dînait en famille. Chourof lui fit passer sa carte, avec la prière de venir le trouver dès qu'il aurait fini. Vingt minutes après, Zakharief entrait dans te salon du prince. --Je me bats demain, lui dit celui-ci. --Allons donc! pas de mauvaise plaisanterie après diner! Cela trouble la digestion. --J'en suis bien fâché pour votre digestion, mon cher ami, mais c'est la vérité. Je vais faire monter du café et des liqueurs pour rétablir cette digestion troublée, et l'on m'apportera à diner, car j'ai grand faim;--et, en attendant que les gens m'aient servi, car on attend toujours à l'hôtel, je vous raconterai mon histoire. Zakharief fut bientôt au courant de l'histoire. Le prince lui donna la raison officielle, à savoir que la comtesse s'était laissé tromper par un intrigant; qu'en l'absence du comte Koumiassine, lui, prince Chourof, son voisin et ami, avait sommé le malotru de renoncer à entrer dans une noble famille, et ce qui s'ensuit. --Mais pourquoi, dit Zakharief après un moment de réflexion, ne vous êtes-vous pas adressé à la comtesse elle-même? Chourof haussa les épaules. --J'ai commencé par aller la voir, dit-il, elle m'a reçu à peine poliment. Elle s'est mis ce mariage en tête, elle ne veut pas même attendre le retour du comte pour le conclure. Elle aurait le reste de sa vie pour le regretter, je lui rends un service dont elle me saura gré plus tard. Nous sommes un peu parents, vous savez... --Et vous courez risque de vous faire estropier pour empêcher un intrigant d'entrer dans sa famille? dit Zakharief pensif. --Enfin, voyons, mon cher! s'écria Chourof, qui, à bout de ressources, trouva une idée lumineuse: supposez que j'eusse l'intention de demander en mariage la jeune comtesse Zénaïde, croyez-vous qu'il me serait agréable d'avoir ce monsieur pour cousin? --Ah! très-bien! très-bien! répondit Zakharief. Je comprend. Parfait!... Vous voulez que je sois votre témoin? --C'est ce que je voulais vous demander. --Et qui sera le second? --Je n'en sais rien. Amenez-moi un de vos amis. --Mon neveu! Je cours le chercher. --Non, dit Chourof, restez ici. On peut venir à toute minute. Mon domestique ira le prévenir. Une demi-heure après entra le neveu de Zakharief, tout jeune officier de dix-neuf ans, qui se mit au service du prince avec un vif plaisir. C'était sa première affaire. --Vous n'alléz pas le tuer, n'est-ce pas? dit Zakharief, vous êtes trop fort à toutes les armes pour saigner à blanc ce coq d'Inde? --Cela dépend de lui, dit le prince. S'il se soumet, il en sera quitte pour une première égratignure; mais s'il fait le méchant et qu'il persévère dans ses projets, ma foi, je crois que j'en débarrasserai la terre sans remords. Vous l'avez dit, c'est un coq d'Inde, et je le traiterai comme tel. En attendant, allumons un cigare. XXVI Le choix armes. La soirée s'écoula tranquillement chez le prince Chourof. Les trois amis, car le neveu de Zakharief n'avait pas tardé à passer du rôle de témoin à un rôle plus intime, fumèrent quelques cigares, prirent quelques verres de thé, parlèrent du prochain dégel, de la Néva qui allait débâcler, du Théâtre-Français, d'un futur voyage à l'étranger, de tout, en un mot, excepté des témoins qu'ils attendaient. Le jeune officier ne pensait pourtant pas à autre chose: il ne craignait rien pour Chourof, qui lui semblait invulnérable, mais il se disait en lui-même: --Quelle figure devrai-je faire devant les témoins? Faut-il être tout à fait à mon aise? Mais trop d'aisance paraîtrait de l'affectation! Un peu de roideur ne messiéra pas. Du reste, je regarderai mon oncle. Son oncle, en effet, n'en était pas à sa première affaire, bien que les duels, en Russie soient beaucoup plus rares--mais en revanche beaucoup plus sérieux--qu'en France, où l'on se bat tous les jours pour un futile prétexte, où par conséquent le duel à l'épée et au premier sang suffit dans la plupart des cas. Zakharief savait d'ailleurs que le prince, tireur de premier ordre, charmait souvent les interminables loisirs de la vie de campagne en abattant des hirondelles au vol avec des pistolets de précision. Cependant deux bonnes heures s'étaient écoulées depuis la fin du diner, et les témoins attendus n'arrivaient pas. Il y avait à cela une bonne raison: Tchoudessof, après l'insulte publique qu'il avait reçue, s'était efforcé de trouver de bons témoins, c'est-à-dire des témoins pacifiques, sérieux, un peu imposants, capables d'arranger une affaire, ou du moins--car cette fois il n'y avait guère de place pour un arrangement--assez habiles pour organiser un petit duel anodin. Par malheur, les gens raisonnables n'étaient pas ses amis au club du pont de Police; tout en lui, ses paroles, son attitude, ses gestes, exhalait un parfum de friponnerie qui mettait les gens en garde contre lui. Au bout de quelques minutes, dans la grande salle du club, il ne restait plus autour de notre héros que quelques énergumènes. --C'est une insulte grave! disait l'un. Il faut qu'elle soit lavée dans le sang!--Vous ne souffrirez pas, disait un autre, que notre club supporte sans vengeance un pareil affront? Nous passerons sous silence toutes les phrases belliqueuses, voire même héroïques par procuration, qui furent prononcées dans cette circonstance. La comédie des amis qui se sentent outragés se reproduit invariablement la même partout. Le siècle et le pays n'y font absolument rien. --Qui est-ce qui me servira de témoin, demanda Tchoudessof dune voix émue. Les amis belliqueux s'entre-regardèrent. Ils savaient qu'en Russie les peines édictées contre le duel sont très-sévères. --Moi, dit le plus enragé de tous, j'aurais bien voulu, mais ma femme est malade en ce moment, et vous comprenez, mon cher, qu'une émotion... Tous les autres trouvèrent des motifs d'abstention aussi sérieux que celui-là. Il y eut même un employé du ministère des finances qui se déclara enrhumé. --Si on pouvait se battre dans une chambre bien chauffée, je serais votre homme, n'en doutez pas... Mais il faudra courir pas mal loin, par ce temps de dégel, et, si mon coryza devenait une fluxion de poitrine, je ne me le pardonnerais pas. Un seul des assistants restait immobile et muet. Sa figure rébarbative, sa moustache et ses favoris coupés d'une façon martiale semblaient indiquer qu'il avait, comme Tchoudessof, connu le noble métier des armes. En réalité il n'avait jamais connu que le métier de plumitif. Il avait des allures de guerrier à cause de son nom, Voïnof, qui signifie guerrier. Il profita d'un moment de silence pour venir frapper sur l'épaule de son collègue dans l'embarras. --C'est moi qui serai votre témoin! Seulement, vous concevez bien que je ne me dérangerai pas pour une affaire qui se terminerait en queue de poisson. I; nous faudra des excuses par écrit... sinon... --Pourquoi par écrit? dit Tchoudessof d'un accent désespéré. La discussion s'engagea sur ce point. Voïnof eut beaucoup de peine à faire la concession demandée. Il y vint pourtant, car l'idée d'assister à un duel l'avait mis en goût, et il craignait de manquer l'affaire s'il se montrait par trop tenace. Ce fut bien autre chose quand il s'agit des conditions du combat. Tchoudessof, qui avait conservé le goût des armes à feu depuis le temps où il chassait dans le petit bois de bouleaux, avait chez lui une paire de pistolets dont il se servait assez proprement. --Mettez-nous à trente pas, dit-il à Voïnof... On tirera au commandement. --Vous plaisantez! répliquait son adversaire (nous voulons dire son interlocuteur). Il n'y a que les bourgeois qui se battent ainsi! Vous oubliez, mon cher, qu'il vous a mis son gant sur la figure! Un bon duel à la barrière, voilà ce qu'il nous faut. On vous mettra à trente pas, si vous voulez; mais vous pourrez faire dix pas chacun, et vous tirerez à volonté. Le premier qui aura fait feu devra s'avancer jusqu'à la limite. C'est la règle; il n'y a pas moyen d'y échapper... A propos, il faudrait se procurer des pistolets... --J'en ai chez moi, dit Tchoudessof, qui vit poindre dans sa nuit désolée un rayon d'espérance. --Chez vous? mais si vous vous en êtes déjà servi... --Jamais! jamais! se hâta de dire Tchoudessof. --Mais alors pourquoi les aviez-vous, si ce n'était pas pour vous en servir? --C'est un cadeau d'un ami qui me devait quelque argent, et qui me les a laissés faute de pouvoir rembourser... --Vous m'affirmez que vous ne vous en êtes jamais servi? --Jamais! vous pouvez m'en croire. D'ailleurs, où aurais-je pu m'en servir? Mon logement est trop petit... Tchoudessof ne disait pas que derrière son logement il y avait une vaste cour déserte, faite à souhait pour le plaisir d'un amateur de tir au pistolet. --C'est parfait! dit Voïnof, qui ne demandait pas mieux que de croire à cette affirmation, car cela lui épargnait l'ennui de se procurer des armes. --Je vous avoue, insinua Tchoudessof, que la bonne foi du prince me paraît un peu suspecte... Puisque j'accepte le combat dans les conditions plus dangereuses que vous trouvez seules convenables, faites-moi une petite concession... Il pourratt se faire que le prince apportât des armes faussées, qu'il aurait essayées à loisir... Après tout, je ne le connais pas, moi, ce monsieur! Un coup de lime sur une mire est vite donnée... Je viserais droit avec son pistolet, et ma balle irait de travers... --Mais que voulez-vous que j'y fesse? On tirera tes armes au sort... --Non... offrez au prince de choisir... Ou je me trompe fort, ou il nous laissera le choix! --Il n'est donc pas si canaille que tous voulez bien le dire? --C'est-à-dire qu'il n'osera pas faire autrement! --Vous tenez donc bien à tirer avec vos armes? dit Voïnof impatienté. --Je vous ai dit le motif... Et puis, il y a peut-être dans mon fait un peu de superstition. --Vous me donnez votre parole d'honneur que vous ne vous êtes jamais servi de vos armes? Votre parole d'honneur? insista Voïnof en regardant son homme dans le blanc des yeux. --Je vous la donne!... Du reste, si ce que je vous demande ne vous plaît pas, vous n'avez qu'à le dire, il n'y a rien de fait... En voyant Tchoudessof se lever comme un homme bien décidé, Voïnof sentit ses scrupules se fondre. Il ne voulait pas manquer son duel: --Bah! se dit-il, après tout, un pistolet ou un autre, qu'est-ce que ça fait? Comme il vous plaira, ajouta-t-il tout haut. --Un pistolet ou un autre, ça fait beaucoup! se disait à part lui Tchoudessof. Me voilà bien tranquille. A présent, prince Chourof, à nous deux: vous allez passer un mauvais quart d'heure, c'est moi qui vous le dis. Ce n'étatt pas tout: il fallait trouver encore un témoin; Voïnof se chargea de l'affaire. Il alla chercher un jeune homme timide, du même bureau que lui, un pauvre garçon qu'il amena là comme ou mène un agneau à la boucherie. Il fallut, en outre, faire un bout de toilette, mettre un habit. Voilà pourquoi Chourof et ses amis attendaient. Ils commençaient à trouver le temps fort long et à devenir un peu nerveux, quand un coup de sonnette retentit. Le domestique apporta deux cartes. Noms inconnus. Évidemment, c'étaient eux. Voïnof, suivi de son jeune ami blond, entra d'un air vainqueur ou qui essayait de l'être. On se salua froidement. Le prince s'était retiré dans une pièce voisine pour laisser le champ libre aux négociations. M. Tchoudessof faisait savoir, par l'intermédiaire de ses témoins, que si M. le prince Chourof voulait bien exprimer en présence de quelques personnes--peu nombreuse,, d'ailleurs,--le regret d'avoir été un peu brusque, d'avoir été trompé par un malentendu, M. Tchoudessof se contenterait de cette explication verbale, sans demander d'excuses par écrit. Au mot excuses, le jeune officier tressauta dans son fauteuil, et une expression peu parlementaire faillit lui échapper. Heureusement, il regarda son oncle, qui, souriant avec aménité, demandait à ses interlocuteurs: --M. Tchoudessof a-t-il prévu le cas d'un refus? --Sans doute! dit Voïnof. --Je m'en doutais, répliqua Zakharief toujours souriant. Et alors, quelles armes choisira-t-il? --Le pistolet, monsieur! Il s'agit ici d'une injure grave et qu'un homme d'honneue... --Le pistolet? interrompit Zakharief. Fort bien... --Permettez, messieurs, dit le second témoin d'une voix flûtée, avant de parler de ces choses, ne serait-il pas plus rationnel, plus humain, de chercher le moyen de terminer à l'amiable un différent qui... --Il n'y en a qu'un, monsieur, interrompit Zakharief toujours souriant, et M. Tchoudessof le connaît. Vous en a-t-il parlé? Les deux témoins de Tchoudessof se regardèrent un peu déconcertés. --Il n'a parlé que d'excuses... dit le jeune homme blond. --De quelle part? dit le jeune officier, se contenant à peine et haussant un peu la voix. --Mais, naturellement, de la part de l'offenseur --Allons, reprit Zakharief, je vois que M. Tchoudessof ne vous a pas parlé de mon moyen. Revenons aux conditions de la rencontre. Les conditions furent aussitôt acceptées que proposées, sans réflexions ni contestations inutiles. --C'est très-correct... Telle fut la réponse de Zakharief. Et, ajouta-t-il, avez-vous quelque préférence pour un lieu de rendez-vous? --Non, M. Tchoudessof nous a laissés libres de choisir. --Eh bien, avez-vous choisi? --Pas encore... --Voulez-vous que je vous aide? Prenons l'île de Krestovsky. Les premiers arrivés attendront près du pont, dans le taillis. Je connais là une clairière qui semble faite tout exprès... Zakharief, en disant ces mots, eut un léger sourire qu'il réprima soudain. Cette clairière était celle où, une quinzaine d'années auparavant, il avait fait ses premières armes contre un de ses camarades, hussard de Grodno. Il avait eu, ce jour-là, toutes les chances: d'abord, la cause du duel était une créature éminemment frivole qu'il avait soufflée au hussard--et, dans des circonstances semblables, on aime toujours mieux être l'offenseur que l'offensé;--ensuite, quoique fort médiocre tireur, il était parvenu à blesser son camarade juste assez pour que l'honneur fût déclaré complètement satisfait, et pas assez pour avoir des remords; enfin, ce duel avait été l'origine d'une étroite amitié entre les deux adversaires. Zakharief se rappelait tout cela et mettait une sorte de superstition dans le choix de cette même clairière pour le duel du prince. La superstition, en effet, n'est pas, comme on pourrait le croire, l'apanage exclusif de quelques esprits faibles. Elle pénètre dans les coeurs les plus fermes, toutes les fois qu'il s'agit de soumettre son bonheur, sa fortune, sa vie ou celle d'un être cher aux chances d'un inconnu toujours redoutable. Y a-t-il beaucoup de marins qui soient exempts de cette faiblesse? c'est qu'ils savent combien la mer est perfide, combien tous les calculs de la prudence humaine sont peu de chose contre l'ouragan qui peut survenir d'une minute à l'autre, contre une étincelle qui suffit à allumer l'incendie en pleine mer, contre le brouillard qui cache la route des étoiles et qui empêche les navires d'éviter les bas fonds ou les récifs! Combien de militaires, à la veille d'une bataille, n'ont-ils pas eu pour eux ou pour un cher camarade des pressentiments de mort! Et les joueurs... en est-il un sur cent, un seul, qui ne croie pas être doué du pouvoir mystérieux de pressentir la chance ou la déveine? Encore ce centième, ce joueur impassible qui ne croit pas, comme il dit, «à toutes ces bêtises», demandez-lui pourquoi, jouant au baccarat ou au lansquenet, il augmente brusquement son enjeu quand c'est à lui de prendre la main! Il sait bien qu'à chaque coup les chances sont égales pour les deux adversaires, mais il a confiance, sans vouloir s'en rendre compte, il a confiance uniquement parce qu'il tient les cartes dans sa main! Le jour où il n'y aura plus de superstition dans le monde, c'est que la terre sera habitée par une race de sages. Nous n'en sommes pas encore là. Mais revenons à nos héros. --Krestovsky? dit le compagnon de Voïnof avec une hésitation visible, c'est bien loin... Et puis, il dégèle, ce soir... --Eh bien, nous mettrons des galoches! riposta Zakharief. On ne peut pourtant pas se battre dans la grande salle de l'Assemblée de la Noblesse, que diable! Ce serait peut-être dangereux pour les glaces! Voyons, quelle heure choisissez-vous? --Sept heures du matin, dit Voïnof. --Fort bien! heure militaire. Zakharief se leva; son neveu, qui ne le quittait pas des yeux et qui admirait son sang-froid imperturbable, fut debout aussitôt que lui. Les témoins de Tchoudessof, comprenant ce langage muet, mais expressif, se levèrent à leur tour. On se salua cérémonieusement, et ils firent une sortie plus modeste que leur entrée. --Nous couchons ici, n'est-ce pas? dit Zakharief au prince après lavoir mis au courant des résultats de l'entrevue. --Merci, mes amis, dit Chourof. --Ah! diable! Et ma femme que j'oubliais! Elle va me tirer les oreilles demain, bien sûr. Je vais écrire un mot pour lui dorer la pilule Toi, mon neveu, va-t-en chercher tes pistolets de tir. Si ces animaux en apportent aussi, on tirera au sort. --Sont-ils bons, tes vôtres? demanda le prince au jeune officier. --Des Devisme. --Tant mieux pour le Tchoudessof. Si j'ai de bonnes armes, je pourrai lui casser ce que je voudrai sans trop l'endommager. Le prince serra la main à ses deux compagnons, s'occupa de leur coucher, et rentra dans sa chambre. Il ne se mit pas au lit tout de suite; son premier soin fut d'écrire un testament olographe dont voici la teneur: «En cas de mort, je lègue à mademoiselle Vassilissa Gorof, fille unique de madame veuve Gorof, et demeurant actuellement chez madame la comtesse Koumiassine, la pleine et entière propriété de tous mes biens meubles et immeubles, à la seule charge de faire usage, pour le bien-être physique et moral de mes anciens paysans, d'une portion de mes revenus déterminée par elle selon ce que son bon coeur lui dictera.» Après avoir signé et daté cet important document, il plia la feuille de papier, la mit sous enveloppe, et la laissa sur sa table pour la confier à son ami Zakharief. XXVII Le duel. Le lendemain matin, quand Zakharief et son neveu frappèrent à la porte de la chambre à coucher du prince, celui-ci était déjà debout: --Tenez, dit-il à Zakharief, mettez ce pli dans votre poche. S'il m'arrivait un malheur... --Allons donc, voulez-vous bien ne pas plaisanter! --Il faut tout prévoir. J'aurais bien tort, certes, de me plaindre de la vie, mais, après tout, je n'y tiens pas outre mesure. --Tenez-y dans la bonne mesure, cela suffira! dit Zakharief avec son rire. En attendant, permettez à un homme pratique de vous donner un bon conseil, que votre estomac vous donnerait bientôt, mais un peu tard: mangez un morceau avant de partir! avec cela deux doigts de vin; mais pas de thé, cela excite les nerfs et fait trembler la main. Tiens! voilà une heureuse chance! ajouta-t-il en regardant par la fenêtre. Il a gelé ferme, cette nuit; nous ne pataugerons pas. Quelques minutes après, un déjeuner froid était servi. Les trois amis mangèrent sobrement, égayés par l'intarissable babil de Zakharief. Deux traîneaux bien attelés les attendaient en bas. --Prenez-moi avec vous! dit Zakharief au prince. --Non, si cela vous est égal, j'aimerais mieux aller seul. --Très-bien! si vous aviez dix ans de moins, je m'accrocherais à vous, mais... suffit! Allez, nous vous suivrons. Chourof monta en traîneau et dit un petit mot à l'oreille du cocher. L'équipage Glissa rapidement sur la couche glacée qui couvrait d'un vernis étincelant les minces flaques d'eau et de boue liquide de la veille. La Néva fut franchie sur le pont Xicolas. Le traîneau, courant droit au Nord, enfila les longues avenues rectilignes du Vassili-Ostrof et du Vieux-Pétersbourg. Le prince regardait d'un oeil distrait la ville encore à moitié endormie; il vit glisser, à droite et à gauche, d'abord les rangées de hautes maisons, puis les bâtiments à deux étages, puis les modestes maisons de bois séparées les unes des autres par d'interminables palissades qui dessinaient les rues de l'avenir. Il traversa un pont de bois, un autre encore, entra dans un grand parc désert--et là, un spectacle admirable le secoua de sa rêverie. Rêverie n'est pas le vrai mot: il en faudrait un autre, qui n'existe pas, pour désigner la situation d'esprit dans laquelle il se trouvait. Pendant les vingt premières minutes de cette course vers le lieu du duel, le prince n'avait réellement pensé à rien, ni aux événements qui allaient avoir lieu, ni à la possibilité de recevoir une balle dans la tête, ni aux précautions qu'il devait prendre si «par maladresse» il tuait son adversaire, ni même, chose étrange, à la cause première de tout ce remue-ménage, à Vassilissa! C'était pourtant le cas ou jamais d'y penser. Peut-être se dira-t-on qu'il refusait volontairement d'évoquer cette image, parce qu'il savait ou croyait n'être pas aimé? Eh bien, non; il ne pensait à rien et ne désirait pas penser Tout semblait lui être devenu indifférent, il avait fait certaines démarches nécessaires--le soufflet donné à Tchoudessof en était une qui lui avait paru plus nécessaire que les autres, et maintenant il se reposait, comme un mécanicien qui a lancé sa machine et qui se croise les bras en attendant l'arrivée. Pure affaire de tempérament, sans doute! D'autres ont un courage non moins réel, mais plus actif, plus bouillant, moins équilibré, plus troublant pour eux et pour les autres. Le même homme, d'ailleurs, n'est presque jamais deux fois dans le même état d'esprit, il suffit d'une circonstance extérieure, d'un changement de saison, d'heure ou de lieu, pour rendre un homme--sinon moins résolu--en tout cas, autrement résolu. En entrant dans le parc désert, le prince avait levé les yeux. Il regarda sa montre, qui marquait six heures quarante. Dix minutes suffisaient pour arriver au lieu du rendez-vous. --Mets ton cheval au pas, dit-il à son cocher. Le second traîneau, qui suivait à cinquante mètres de distance, ralentit aussi sa marche. En ce moment, le soleil, quoique bas sur l'horizon, était levé depuis environ une heure et demie. L'équinoxe du printemps était déjà passé depuis trois semaines, et l'on sait combien, dans les pays du Nord, les jours grandissent vite. La veille encore, à l'heure du coucher du soleil, ceux qui avaient traversé ce parc avaient dû le trouver bien lugubre. En effet, pendant ces heures de dégel, les chemins étaient couverts d'une boue épaisse; les grands arbres, buvant comme des éponges la neige qui les avait parés tout l'hiver, avaient l'air de grands spectres noirs comme de l'encre, dont les mille bras bizarrement tordus semblaient plus noirs encore par contraste avec la coupole de vapeurs grises sur laquelle ils se profilaient... Une belle gelée de quelques heures avait suffi pour mettre à chaque tronc d'arbre, à chaque branche, au moindre brin d'herbe sèche, une mince gaine de givre. Ce n'était plus une forêt d'hiver à l'écorce noirâtre: de son coup de baguette, une fée l'avait transformée en une forêt de cristal. Un clair soleil brillait là-dessus. A chaque mouvement du traîneau, le spectacle changeait. Sur la gauche, les rayons du soleil, renvoyés par réflexion, allumaient partout des milliers d'étincelles qui semblaient courir et se poursuivre comme d'agiles scarabées sur les rameaux transparents. A droite, du côté de l'Est, chaque arbre, passant devant le disque du soleil, devenait tout à coup une immense girandole de diamant, où l'oeil ne distinguait plus les branches emmêlées et noyées dans une puissante irradiation. Cet étrange paysage de givre n'avait pas la blancheur des paysages de neige--blancheur satinée ou veloutée, selon le moment, mais toujours opaque;--il était sans couleur, comme l'eau des fontaines, comme la glace immaculée des premiers jours de froid, comme l'éther infini des belles nuits claires de l'été dans les pays du Nord. Uniquement formé de reflets et de transparences, il n'avait d'ombre nulle part: la lumière enveloppait les surfaces brillantes, tournant autour des grands troncs, fouillant dans toutes leurs sinuosités les brindilles des arbrisseau et les touffes d'herbe séchée, glissant horizontalement sur la terre gelée qui avait l'air d'une glace de Venise sans commencement ni fin, où la fée du givre avait répandu à profusion ses trésors de diamants et de pierreries. Le prince, ébloui, regardait ce merveilleux spectacle, dont tous ceux qui l'ont vu connaissent l'irrésistible fascination. I! se plongeait avec délices dans ce bain de lumière. Sa pensée avait quitté le vilain monde où nous sommes, pour se réfugier dans l'idéale sérénité d'un autre monde plus parfait où l'atmosphère n'a pas de vent, où le ciel n'a pas de nuages, où la lumière n'a pas d'ombres--où les femmes, peut-être, n'auraient pas eu de dédains pour lui. --Vous allez vous fatiguer les yeux, mon ami! dit une voix. Il tressaillit et retomba dans la réalité. Cette voix était celle de Zakharief, dont le traîneau s'était mis de front avec le sien. Nous n'avons que le temps d'arriver! Allongeons le trot! Pourquoi me faites-vous les gros yeux? --Je ne vous fais pas les gros yeux, dit le prince un peu confus; je ne vous vois pas; je suis encore tout ébloui. --Là! que vous disais-je? Il faut avouer que le moment était bien choisi pour regarder le soleil en face! Comment ferez-vous pour viser à présent? Il n'y a qu'un moyen de réparer la faute: fermez les yeux, mettez votre main par-dessus, et ne les rouvrez plus jusqu'à l'arrivée. --Chourof suivit ce conseil. Pendant une minute encore, il vit dans ses yeux fermés tous les rayons de lumière qu'il y avait pour ainsi dire emmagasinés. Le feu d'artifice diminua ensuite peu à peu, non sans quelques subites recrudescences; puis enfin l'obscurité complète se fit. En se voyant ainsi plongé dans la nuit noire, après les éblouissements de la minute précédente, le prince éprouva une étrange impression. Il lui sembla qu'un voile de mélancolie ensevelissait à plis épais son âme brusquement désenchantée. La vie lui apparut comme un désert aride et sombre, où l'on ne rencontre pas un seul coeur aimant, pas une main amie. --A quoi bon vivre?... se dit-il amèrement. J'ai légué mes biens à Vassilissa... autant vaut que ce soit elle qui en profite avec un autre plus heureux. Après tout, l'ai-je aimée seulement? J'ai demandé sa main parce qu'il me semblait qu'elle ferait une bonne femme, et que, pauvre comme elle était, j'avais moins de chance d'être refusé par elle... Voilà un beau calcul, qui m'a bien réussi!... Eh bien, mon testament sera ma vengeance! Peut-être alors pleurera-t-elle un peu en pensant à moi... Mais si le Tchoudessof me tue? c'est lui qui sera son mari... Non: Lissa millionnaire sera laissée libre.--Et puis, franchement, si elle ne sait pas résister, elle ne sera qu'une sotte et n'aura que ce qu'elle mérite... Plaise au ciel que le Tchoudessof soit bon tireur: il me délivrera d'un lourd fardeau. C'est au milieu de ces pensées qu'il arriva au lieu du rendez-vous. --Nous y voilà, s'écria Zakharief, et les premiers, encore! Cela m'aurait vexé de tes trouver ici avant nous. Ah! il n'était que temps; les voici qui arrivent de l'autre côté. Ils ont pris par le Kamennoï Ostrof. Le prince, en apercevant la figure de son adversaire, sentit fortement diminuer l'envie qu'il avait eue de mourir. --Être tué par ce sacristain? pensa-t-il, ce serait trop ridicule. Il est vrai que les choses ridicules arrivent quand c'est leur tour, et d'ailleurs la mort n'est jamais ridicule pour personne. --Messieurs, dit Zakharief au trois arrivants, nous n'avons que deux cents pas à faire. Veuillez nous suivre par ici. Ils entrèrent dans les taillis de Krestovsky, aujourd'hui peuplés d'élégantes villas et parsemés de jardins d'agrément. La neige, dans cet endroit presque désert et exposé à tous tes vents, s'était tant soit peu tassée sous l'action du dégel à son début, mais formait encore une couche de six à huit pouces d'épaisseur. La légère surface de givre qui la recouvrait cédait en craquant sous les pieds des six promeneurs. Au bout de dix minutes de marche, la clairière s'étala devant eux, presque circulaire, large d'environ cinquante pas. Zakharief, voyant le terrible Voïnof tirer une boite à pistolets de dessous sa pelisse, fit le même mouvement. --Messieurs, dit-il, j'ai aussi apporté des armes. Nous vous donnons notre parole d'honneur que le prince ne les connait pas. M. Tchoudessof, sans aucun doute, n'a jamais essayé les vôtres? --Jamais! dit Tchoudessof avec empressement. --Nous allons donc tirer au sort... --A quoi bon? dit Voïnof, qui avait l'air de réciter une leçon apprise par coeur. Que le prince daigne choisir... Sa loyauté nous est connue... Zakharief, mécontent, interrogea Chourof du regard. Celui-ci répondit par un haussement d'épaules qui voulait dire: Que m'importe? je ne dois pas me mêler de ces détails. --Le prince n'y tient pas. Choisissez vous-mêmes, messieurs. Nous avons autant de confiance dans votre loyauté que vous en avez dans la nôtre! répliqua Zakharief, qui n'était pas fâché de montrer «à ces gens-là» qu'on ne voulait rien leur devoir. Voïnof, sans répondre, saisit une des armes qu'il avait apportées, et se mit en devoir de la charger. Zakharief voulut prendre l'autre pistolet de la même paire. --Oh! monsieur, dit Voïnof d'un air chevaleresque, confiance pour confiance ce serait nous blesser! Donnez au prince un de vos pistolets, nous vous en prions. Tchoudessof regardait ce manège d'un air qui voulait être distrait; mais une satisfaction mal dissimulée rayonnait sur sa figure. En vérité, il y avait de quoi. Il connaissait l'arme dont il allait se servir, comme un bon écuyer connait son cheval, et, si son adresse n'allait pas jusqu'à tuer des hirondelles au vol, du moins avait-il le droit de se dire excellent tireur. En outre, il ignorait parfaitement que le prince fût d'une force quelconque à cet exercice. --Je tirerai le premier, se disait-il in petto. A trente pas, je suis sûr de mon coup. --Désirez-vous compter les pas? dit Zakharief. Voïnof se mit en marche sans répondre. Il n'avait pas fait trois pas, que Zakharief t'arrêta. --Pardon, lui dit-il, vous tournez tout juste le dos au soleil. --Eh bien, qu'est-ce que ça peut faire? --Cela fait qu'un de ces messieurs aura le soleil en face et ne pourra viser. Voulez-vous permettre? Voïnof s'inclina avec la même raideur que s'il eut été un vieux militaire blanchi sous le harnais. Zakharief, rasant le bord de la clairière, chercha un point de départ commode; puis il se mit en marche, sans faire de trop grandes enjambées, et ses pieds laissèrent trente fois leur trace bien visible dans la neige, que le poids de son corps faisait légèrement céder. Rien ne fut plus facile que de diviser cet espace en trois parties égales, pour marquer la limite que tes deux adversaires ne devaient pas dépasser en marchant l'un sur l'autre. Les distances bien mesurées et les adversaires placés après avoir mis bas leurs pelisses, les témoins s'écartèrent à droite et à gauche Un court silence suivit. --Allez! dit une voix. Les deux adversaires restèrent parfaitement immobiles. Chacun d'eux semblait viser soigneusement. Au bout d'une seconde, qui parut terriblement longue aux témoins, un coup retentit. C'était Tchoudessof qui jouait son va-tout. Les regards se tournèrent tous instinctivement du côté d'où le coup était parti, puis votèrent comme un éclair vers le point opposé. Le prince était debout, mais un peu pâle, et sa main droite, qui tout à l'heure soutenait l'arme à la hauteur de l'oeil, pendait maintenant à son coté. Ses doigts se détendirent, le pistolet glissa doucement sur le verglas, dans une touffe d'herbe sèche qui émergeait au-dessus de la couche glacée. Le prince baissa la tête et mit un genou en terre. A trente pas de là, Tchoudessof savourait ce spectacle avec une farouche avidité. La joie de n'avoir pas à essuyer le feu, le plaisir de la vengeance, la perspective de son prochain mariage, désormais sans obstacle... tout cela bouillonnait en lui dans un délicieux péle-méle... Tout à coup la figure jaune de Tchoudessof devint verdâtre. Le prince n'achevait pas de tomber: il saisissait son pistolet de la main gauche, se relevait et, d'une allure ferme, faisait dix pas en avant. Son bras droit pendait toujours à son côté. --Malheur! se dit Tchoudessof, c'est le bras droit qui a paré le coup! Et il resta immobile comme une statue, n'ayant pas l'air de comprendre l'invitation pressante qui se lisait pourtant bien clairement dans le regard fixe du prince. --Avancez donc! dit la voix indignée de Zakharief. En entendant cette voix, Tchoudessof tressaillit. Les regards méprisants qu'il sentait peser sur lui étaient aussi terribles et l'atteignaient aussi sûrement qu'une balle de pistolet. Il le mit donc en marche, pas trop vite d'abord, a'effaçant toujours et se faisant tellement mince, qu'il pouvait réellement se croire à l'abri derrière son pistolet comme derrière un bouclier. Si Dmitri avait été là, quelle grotesque silhouette il eût trouvé è copier! Puis, voyant que le prince ne prenait pas la peine de le viser d'avance, Tchoudessof parcourut franchement les quatre ou cinq pas qui lui restaient à faire, et s'effaça plus que jamais. --Imbécile! murmura le prince Chourof en le regardant avec des yeux furieux. Le prince visa soigneusement, longtemps, trop longtemps même au gré de Zakharief, car dans ces moments-là une demi-seconde est une durée interminable. --Il lui en veut donc bien? pensa Zakharief. Mais il n'avait pas eu le temps d'énoncer mentalement sa pensée, que le coup parti.. Tchoudessof ouvrit des yeux effarés, tourna à demi sur lui-même, et tomba comme une masse inerte. --Ah! mon Dieu!... l'aurais-je tué? s'écria Chourof. J'avais pourtant bien visé! Tout le monde se précipita vers le blessé. Quelques gouttes de sang rougissaient la neige: elles sortaient de son épaule gauche. Un petit trou dans la manche prouvait à tout le monde que la blessure ne pouvait être aucunement grave. Il y avait eu plus de peur que de mal. --Ah! je respire! dit Chourof tout bas à ses témoins. Cet imbécile s'effaçait si bien, que j'ai eu toutes tes peines du monde à voir un petit bout de son bras gauche! --Mais vous-même, vous êtes blessé! Montrez-nous ça. Vérification faite, pendant que le Tchoudessof reprenait ses sens, il fut constaté que le prince avait reçu la balle au coude, au moment où il était déjà en position pour viser. Le projectile avait enlevé un morceau de la manche, éraflé la peau et froissé vivement quelques nerfs contre l'os, ce qui avait causé une douleur vive et passagère, en amenant un engourdissement momentané de l'avant-bras; ceux qui ont eu l'occasion de se heurter le coude contre un objet dur connaissent, en petit, ce phénomène-là; puis la balle avait continue ta route en égratignant une côte, mais sans pénétrer le moins du monde. Le prince en serait quitte pour une nuit de repos et quelques petites bandes de sparadrap. Quant à Tchoudessof, il était blessé tout près de l'articulation de l'épaule; mais, par un bonheur qu'il ne méritait guère, l'humérus n'était pas cassé. On lui fit un premier bandage expéditif. Il rouvrit enfin les yeux. --Monsieur, lui dit!e prince, je suis heureux de voir que votre blessure n'est pas grave. J'y avais mis tous mes soins. La prochaine fois, ce serait plus sérieux, d'autant plus que vous tirez fort bien. Je vous en fais mon compliment sincère. Est-il absolument nécessaire que nous recommencions? --Prince, dit Tchoudessof avec dignité, j'ai tenu à vous prouver que l'on n'obtient rien de moi par la menace. Maintenant que nous avons fait tous les deux notre devoir... --Hum! tous les deux... murmura le neveu de Zakharief. --Je peux vous affirmer, continua le blessé, que mon intention, avant notre première entrevue, était déjà d'écrire à madame la comtesse pour lui déclarer que je ne voulais point forcer l'inclination de... --Parfaitement! interrompit le prince. Votre intention n'est pas changé? --Non, prince. --Vous écrirez aujourd'hui même dans ce sens? --Non, prince, c'est déjà fait. La lettre est sur mon bureau. Je n'ai pas voulu que ma résolution put avoir l'air d'être dictée par le résultat, quel qu'il fût, de cette rencontre. --Veuillez être persuadée que je vous félicite sincèrement de cette bonne résolution... dit le prince. On se salua et les deux groupes se séparèrent. --Je ne l'aurais pas cru capable... Après tout, c'est peut-être un mensonge, et la lettre n'est pas encore écrite! dit Zakharief. Il se trompait. La lettre était écrite. Mais Tchoudessof s'était promis de la jeter au feu si le duel tournait à son avantage. Il est toujours bon de se donner le beau rôle. XXVIII Tchoudessof ne vient pas! Depuis sa rencontre avec le prince, Zina ne pouvait rester en place: tantôt c'étaient les aiguilles qui se brisaient à tout moment, tantôt ses épingles à cheveux qui tombaient en pluie autour d'elle, tantôt ses crayons qui refusaient le service; et puis l'encre était bourbeuse, les plumes crachaient, son col lui serrait le cou, ou les boutons de ses bottines--moins solidement cousus qu'à l'ordinaire, sans doute--couraient sur le parquet comme de petits négrillons noirs très-pressés. Miss Junior passa les vingt-quatre heures les plus orageuses de son existence. Dans le silence de la nuit, elle eut un cauchemar: elle crut voir Zina, debout près de la lampe des images, griffonner quelque chose au crayon sur du papier. Elle se souleva, et l'apparition disparu.. --J'aurai révé! se dit-elle. Et elle se retourna du côté du mur, suivant le proverbe: Pour changer de cauchemar, changez de côté. Le lendemain matin, Zina, en se levant, sonna sa femme de chambre, et, avant de la laisser lui rendre le moindre service, elle la chargea de porter à la femme de chambre de Lissa un pain de savon qu'elle avait acheté la veille--avec ordre de lui remettre immédiatement et à elle-même, comme un petit souvenir. Le pain de savon fit son ascension dans les escaliers, et, sous le propre nez de mademoiselle Justine, fut remis dans les mains de Vassilissa. Celle-ci, triste et préoccupée--à mesure que le jour de son mariage approchait, elle se détachait de plus en plus de la vie--prit en souriant faiblement le petit souvenir, ordonna de remercier sa cousine, et déposa le savon, bien et dûment enveloppé dans son papier parfumé, sur sa toilette, à côté d'elle. Une fois ses beaux cheveux nattés, elle se leva, prit le petit paquet, se dirigea vers le petit meuble où elle mettait ses effets et chercha sa clef pour l'ouvrir. Le parfum pénétrant du savon l'attirait... elle fit sauter un bout du papier, et, ô surprise! aperçut t'écriture de sa cousine... Elle ferma vivement le meuble, glissa le mystérieux objet dans sa poche, et retourna à ses occupations ordinaires. Justine n'avait rien remarqué. Presque tous !es jours Zina envoyait à sa cousine quelque bagatelle, un fruit, une fleur, un petit objet qui lui disait combien i'exilée était présente à ses pensées. La protégée descendit bientôt pour vaquer à ses occupations, savoir: faire le tour de la maison, des communs, du refuge, et rapporter à la comtesse tout ce qui pouvait nuire à quelqu'un. Vassilissa courut à la porte, la ferma à clef, tira le savon de sa poche et, l'ayant développé, elle trouva un billet de Zina. La jeune comtesse, craignant d'être découverte, parlait un langage tant soit peu obscur, plein d'allusions que Vassilissa devait seule comprendre, et cependant assez banal en apparence pour qu'on put s'y méprendre et n'y voir que des enfantillages. Un mot terminait cette effusion enfantine, et ce mot fit palpiter le coeur de la pauvre Vassilissa de toutes les espérances les plus folles: «Nous avons vu des amis, disait la lettre énigmatique; on s'intéresse à toi et on désire ton bonheur. Aie courage.» Hélas! le coeur est ainsi fait, que c'est ce qu'on désire que l'on croit posséder. Ce mot «amis» ne réveilla pas en Vassilissa le souvenir du pauvre prince Charmant, qu'elle aimait pourtant bien. Amis, voulut dire pour elle Maritsky, parce qu'elle pensait à lui plus souvent qu'à tout autre. --Que peut-il pour moi? se dit-elle ensuite tristement. Du courage, ah! certes, j'en ai, car s'ils veulent me conduire à l'église, je resterai trois jours sans manger, et ils seront obligés de m'y porter. Ils, c'étaient ses deux ennemis, Tchoudessof et la comtesse. La comtesse autrefois tant aimée! Quel changement étrange avait dû se produire en elle, pour que cette fée protectrice de son enfonce fût devenue son mauvais génie! --Que lui ai-je fait, se disait constamment l'orpheline, pour qu'elle me déteste? Et ses larmes coulaient, autant sur sa bienfaitrice devenue son ennemie, que sur elle-même, pauvre jouet d'une grande dame capricieuse. Cette blessure de son coeur était peut-être la plus douloureuse de toutes. En effet, blâmer et détester ce qu'on a jadis respecté et adoré--c'est une des plus cruelles épreuves que nous soyons obligés de subir--et pourtant, quel est celui de nous qui, une fois dans sa vie, n'a passé par là? Le jour de la provocation du prince fut pour Vassilissa un des plus longs de sa vie. Le billet qu'elle avait reçu le matin la préoccupait; elle pensait bien qu'il avait dû se passer quelque chose; mais quoi?... Elle descendit comme d'ordinaire à quatre heures. L'odieux Tchoudessof vint lui faire sa cour, ou plutôt parler avec la comtesse du cinq pour cent, de l'emprunt prochain et du logement nuptial que le tapissier mettait peu de zèle à terminer. En disant ces mots, il glissa un tendre regard de côte de l'impassible fiancée, mais, ne trouvant point de sympathie, il se remit à parler de choses pratiques avec la comtesse Koumiassine. Il s'en alla enfin et Vassilissa poussa un soupir de soulagement; elle allait être vingt-trois heures sans le voir, et c'était bien quelque chose. Muette et résignée, elle resta dans le boudoir de sa tante, qui ne la voyait pas et qui lisait une revue sans s'apercevoir de son existence. Enfin le domestique annonça le dîner; elle descendit, précédant sa tante, et, un moment après, Zina parut dans la salle à manger. Un regard qui dit merci, un baiser officiel, un serrement de main où leurs deux tendres petits coeurs de fillettes mirent tout ce qu'ils possédaient d'énergie, et les deux cousines se séparèrent. Pas un mot n'était possible: Vassilissa, depuis qu'elle était promue au grade de fiancée, dînait entre sa tante et M. Wachtel. Tout à coup, au milieu du dîner, Dmitri, qui n'avait pas parlé à table depuis plus de trois semaines, s'adressa à mise Junior: --Avez-vous rencontré mon ami Chourof? dit-il. Je l'ai vu aujourd'hui, en revenant de la promenade. N'est-ce pas, monsieur Wachtel? Mais il faisait de grands pas, et il ne nous a pas reconnus. Miss Junior feignit de n'avoir pas entendu. Il y avait, d'ailleurs, deux ou trois invités, et l'on causait autour de la table. Au nom si imprudemment prononcé par l'enfant, Vassilissa avait senti une secousse électrique de la tête aux pieds. Mais depuis quelques mois, elle avait appris à cacher ses émotions: elle resta immobile, le front baissé, comme d'ordinaire. Au bout d'un instant seulement, elle leva les yeux et rencontra le regard de Zina, clair, rieur, indéfinissablement joyeux et malin, et cependant fort posé, car on les observait de toutes parts. Le regard de Vassilissa retomba sans même avoir pu dire merci, car elle comprenait maintenant tout ce qu'avait risqué sa vaillante cousine; et ses yeux, en le lui disant, pouvaient la perdre. Jamais le long dîner ne parut plus long aux jeunes filles, malgré le plaisir qu'elles éprouvaient à se voir de loin, faute de mieux. Il se termina enfin, et Vassilissa, après avoir embrassé sa cousine sous l'oeil sévère de sa tante, remonta à ce que Zina appelait son perchoir. Mais elle avait désormais à quoi penser. Le prince était venu, venu à l'appel de Zénaïde! Donc il pensait à elle, il l'aimait! A cette idée, la pauvre orpheline fondit en larmes: il y avait au monde quelqu'un qui l'aimait, quelqu'un qui avait fait un long voyage pour la tirer de peine, pour la sauver! Comme elle pria Dieu pour cet homme de bien, qu'elle avait affligé et qui l'aimait pourtant! --Oh! se dit-elle, si je sors de là et s'il veut encore de moi, comme je ferai une bonne femme dévouée et consciencieuse! Pour la première fois depuis qu'elle habitait cette chambre désolée, elle s'endormit avec un vague sourire sur les lèvres. Le lendemain lui réservait bien d'autres surprises. Elle descendit à l'heure ordinaire et s'installa, sa tapisserie à la main, dans le boudoir de de sa tante... Mais Tchoudessof ne parut point! La comtesse donnait des signes non équivoques d'humeur. Le couteau à papier grinçait férocement dans les feuillets de l'éternelle revue, la soie faisait entendre des craquements gros d'orages dans les plis épais de la jupe agitée par un pied impatient, et l'oeil de la comtesse inspectait, toutes les cinq minutes, les aiguilles imperturbables de la pendule. Cinq heures sonnèrent, le domestique parut, annonça le dîner. Vassilissa descendit avec sa tante sans qu'elles eussent échangé un mot. Ce que ressentait la comtesse est au-dessus de toutes les plumes humaines. On avait osé la faire attendre! Et qui? Un homme de rien, un petit employé qu'elle protégeait, qu'elle allait condescendre à nommer son neveu! C'était inouï... et peu s'en fallut que le mariage ne fût rompu sans autre auxiliaire. Le diner s'acheva silencieusement. A l'aspect austère et sombre de la comtesse, chacun devina qu'il devait se passer quelque chose d'extraordinaire. Zina, sachant que Tchoudessof n'avait pas fait son apparition accoutumée, se réjouissait déjà intérieurement du succès de ses petites manoeuvres; miss Junior tremblait dans sa peau et craignait que d'une minute à l'autre la coupable participation à laquelle elle s'était laissé entraîner par la rusée petite comtesse ne fut découverte et punie. Les protégées et Wachtel firent seuls honneur au diner. A peine le dessert avait-il circulé, que la comtesse se leva, reçut d'un air préoccupé les remercîments de ses subordonnés, et se retira dans son boudoir après avoir fait signe à Vassilissa de la suivre. Quand elles furent seules, la comtesse s'assit, et laissant sa nièce debout devant elle: --Votre fiancé n'est pas venu, dit-elle: avez-vous agi de quelque façon propre à motiver cette étrange conduite? Vassilissa regarda sa tante d'un air assuré: --Non, ma tante, dit-elle. --Vous pouvez me donner votre parole d'honneur que par aucun acte, par aucune parole, vous n'avez essayé de le détacher de la pensée de vous épouser? --Je vous demande pardon, ma tante, dit la jeune fille, qui se sentait animée d'un courage invincible: le jour où vous l'avez présenté comme mon fiancé--bien contre mon désir, vous le savez,--j'ai supplié M. Tchoudessof, au nom des sentiments d'honneur qu'il pouvait avoir en lui, de renoncer à un mariage qui ferait notre malheur à tous deux. La comtesse fronça légèrement le sourcil. --C'était, dites-vous, le jour de vos fiançailles? --Oui, ma tante. Il y a deux mois environ. --C'est bien, retournez chez vous. Vassilissa obéit, et la comtesse, restée seule, s'enfonça dans de profondes méditations. Pourquoi Tchoudessof, ainsi adjuré, avait-il persévéré dans ses projets? Jamais la comtesse n'eût cru sa nièce capable d'un acte aussi hardi; de fait, elle ignorait absolument le caractère de Vassilissa, et, en dépit de la longue persévérance de celle-ci, elle continuait à la regarder comme une jeune fille boudeuse et capricieuse. Cette échappée de vue dans les dispositions de Vassilissa la mit en garde contre la possibilité d'autres audaces du même calibre. Mais, cette pensée de prévoyance une fois casée dans son cerveau, la comtesse se remit à penser à Tchoudessof, et se demanda encore pourquoi celui-ci ne lui avait jamais parlé de cette adjuration si nette, si franche et si extraordinaire chez une jeune fiancée. --Craignait-il, se demanda la noble dame, que je ne cédasse au désir de ma nièce en rompant ce mariage? Mais un homme vraiment amoureux et vraiment délicat consentirait-il à épouser une jeune fille qui ne l'aime pas, et qui, au nom de son honneur, le supplie de renoncer à elle? Ici, pour la première fois, la comtesse se demanda si Tchoudessof était vraiment amoureux. On lui avait dit que ce bouillant jeune homme était réellement amoureux de sa nièce pour l'avoir vue à t'église: tant qu'elle approuvait le mariage, cette raison lui paraissait suffisante; mais, du moment où elle concevait des doutes sur l'irréprochabilité du personnage à l'endroit de ce qu'il lui devait à elle, comtesse Koumiassine, la susdite raison n'était plus si bonne... Au bout d'un instant, la comtesse la trouva à peine valable. Elle en était là, quand un valet de pied lui apporta, sur le plateau d'argent spécial, une lettre cachetée de cire rouge. --De la part de M. Tchoudessof, dit le domestique. Il n'y a pas de réponse. Il se retira sur la pointe des pieds. La comtesse considéra cette lettre: le pli de l'enveloppe était net, le cachet de cire pur et brillant, la lettre était irréprochable. Tchoudessof remonta instantanément au niveau habituel... XXIX Vassilissa sort de sa cage. Le cachet sauta, et la comtesse, effarée, si ce mot peut s'appliquer à sa dignité imperturbable, lut ce qui suit, en russe: «Très-estimée madame la comtesse, «Vous avez eu la bonté de consentir à m'admettre au sein de votre famille, et je vous garderai toute ma vie une éternelle reconnaissance pour votre généreuse conduite; mais les sentiments non équivoques d'aversion que mademoiselle votre nièce m'a toujours témoignés me font un devoir de ne pas persévérer dans ma recherche. Je ne veux pas sentir sur ma conscience le poids du malheur d'une jeune fille que je ne cesserai jamais de chérir, de respecter, et dont je préfère le bonheur au mien...» --Qu'il est filandreux, mon Dieu! se dit la comtesse à elle-même. --Veuillez donc, madame la comtesse, annoncer à Mlle Vassilissa que je la prie de me rendre ma parole, et que je lui rends celle qu'elle ne m'avait donnée qu'à contre-coeur...» --Tu pourrais même dire, imbécile, qu'elle ne te l'avait pas donnée du tout! murmura la comtesse. «....Et soyez assurée, avec les regrets d'un coeur déchiré qui sait se taire, d'un respect qui ne finira qu'avec la vie de «Votre très-humble serviteur, «N. TCHOUDESSOF.» La comtesse lut deux fois cette missive, la seconde fois sans réflexions, et, chose extraordinaire, en sondant les profondeurs de son âme, elle y trouva une certaine joie qu'elle ne se pressa point de définir. Au fond, elle était enchantée de la circonstance qui lui permettrait de ne point terminer une affaire qu'elle eût déjà laissée de côté sans l'entêtement naturel qui faisait partie de ses principes. Ce qui la choquait vivement, en revanche, c'était que M. Tchoudessof se fut arrogé le droit de rompre, comme si ce n'était pas à elle, à elle seule, qu'incombait le droit de faire et défaire ce mariage! Pendant cinq minutes, elle flotta ainsi de la colère à la joie, de l'indignation contre ce malotru à l'humeur contre la petite sotte, cause de tout ceci; puis une idée sublime lui vint. Elle attira à elle le papier et les plumes, et écrivit de sa belle écriture large, un peu ancienne, prodigue d'encre et d'espace, le billet suivant: «Cher monsieur, «Au moment où j'ai reçu votre lettre, j'apprenais de la bouche de ma nièce qu'elle vous avait déclaré son aversion d'une façon, comme vous le dites, non équivoque, il y a deux mois environ, et je la blâmais de me l'avoir laissé ignorer. La seule chose qui m'étonne, c'est que vous ayez eu besoin de réfléchir pendant deux mois pour arriver à la conclusion que vous m'annoncez. Pour ma part, si j'avais su que vous aviez gardé le silence lorsque ma nièce vous a conjuré, au nom de l'honneur, de renoncer à elle, je lui aurais épargné le chagrin de subir pendant si longtemps les assiduités d'un homme qu'après une semblable prière, suivie d'un semblable effet, elle ne pouvait plus estimer. «Agréez, cher monsieur, l'assurance de ma considération, «COMTESSE KOUMIASSINE.» La comtesse relut ce billet, ajusta sur leurs i quelques points réfractaires, mit des virgules, data d'après l'heure exacte de sa montre, et appela son domestique: --Portez ceci à mademoiselle Vassilissa, et allez chercher une corbeille d'osier. Elle lui remit quelques mots qu'elle venait de tracer au crayon sur un bout de papier, et, en attendant l'exécution de ses ordres, elle cacheta méthodiquement son billet dans une enveloppe triangulaire. Elle ne voulait pas que cette lettre eût rien de solennel: le sire n'en valait certes pas lu peine! Comme elle achevait cette opération, Vassilissa parut chargée de bibelots de toute espèce, et portant par-dessus le tout l'écrin qui contenait le bracelet des accordailles. --Mettez tout cela sur le canapé et asseyez-vous, dit-elle à sa nièce, qui, le coeur palpitant, n'osait rien dire... Est-ce bien tout ce que vous avez reçu de M. Tchoudessof? --Oui, ma tante. --Vous n'avez rien oublié? --Oh! non, ma tante! dit joyeusement Vassilissa. Elle venait de voir le domestique qui entrait, muni de sa corbeille. --Du papier! commanda la comtesse. Et vous, Vassilissa, emballez soigneusement tous ces objets. Prenez bien garde de rien endommager! --Je serai bien soigneuse, ma tante, répondit Vassilissa soumise; mais ce sera long, si... --Allez chercher votre cousine pour vous aider, dit la comtesse devenue soudain débonnaire. Vassilissa vola jusqu'au seuil de la salle d'études. Là, sans oser entrer, elle dit d'une voix si changée que Zina et sa gouvernante en restèrent stupéfaites. --Zina, veux-tu venir m'aider dans le boudoir de ma tante? Elle disparut comme elle était venue, sans bruit. Zina accouru. A la vue des objets dispersés sur le canapé, elle comprit tout et baisa avec une ardeur passionnée la main de sa mère, qui fut touchée de ce baiser sous la cuirasse d'indifférence qu'elle portait orgueilleusement. Les quatre mains alertes eurent bientôt disposé les petits riens de la manière la plus engageante; l'écrin précieux fut posé tout en dessus, et le couvercle fut attaché avec des ficelles roses. Le domestique reçut l'ordre de porter immédiatement la corbeille et le billet chez M. Tchoudessof. --Tu ne le remettras qu'à lui-même, dit la comtesse; il y a des objets de prix dans la corbeille. Cinq minutes après, toute la maison, sauf Justine, savait que la princesse renvoyait les présents à Tchoudessof et que le mariage de Vassilissa était rompu. Quand le domestique fut parti, la comtesse silencieuse restait abîmée dans ses réflexions. Zina fit un signe à sa cousine, et elles s'approchèrent doucement de la majestueuse jupe noire. D'un commun mouvement, elles s'agenouillèrent dans les plis, à droite et à gauche, et la comtesse sentit ses deux mains couvertes de baisers et de larmes. Émue, elle se pencha sur les deux têtes inclinées et les embrassa d'une tendresse égale. --Cela te faisait donc beaucoup de peine, ma pauvre enfant? dit-elle à Vassilissa. --Oh! ma tante... j'en serais morte! La comtesse baisa encore une fois la tête blonde de la jeune fille, qui sanglotait dans les plis de sa robe. --Voyez-vous, dit-elle doucement, c'est votre faute. Si vous aviez eu confiance en moi dès le premier jour que vous avez vu monsieur Tchoudessof, vous seriez venue me dire: Ma tante, ce monsieur me déplaît beaucoup, pour telle et telle raison. Alors, n'étant pas trompée par vos coquetteries, car vous avez été tres-coquette, ce qui est une grande faute--ici la comtesse adressa un regard d'avertissement à Zina, qui avait l'air d'être la coupable, tant elle baissait la tête;--n'étant pas trompée, vous dis-je, je ne vous aurais pas proposé pour époux un homme dont le caractère n'est point à l'abri... La comtesse pensa tout à coup qu'en accusant le caractère de Tchoudessof de n'être pas à l'abri du reproche, elle incriminait son propre choix, et elle s'arrêta sagement. --Vous êtes libre, Vassilissa!... Celle-ci baisa avec effusion les plis de la robe qui enveloppait une si bonne tante. --Mais n'oubliez pas que votre résistance entêtée et votre manque de confiance ont été les seules causes de la sévérité que j'ai dû déployer envers vous! Vous avez donné à ma fille de déplorables exemples de révolte et d'insubordination. Ici, Zina, que sa mère ne voyait point, regarda la comtesse d'un air si comique que la délinquante elle-même eut peine à garder son sérieux. --Vous serez plus sage à l'avenir? --Oh! oui, ma tante, je serai très-obéissante! s'écria Vassilissa, dont le coeur débordait de joie et de tendresse. --Nous le verrona bien, dit la comtesse en manière de conclusion. --Maman, hasarda Zénaïde, puisque ma cousine n'est plus punie, est-ce qu'elle ne reviendra pas demeurer avec moi? Je vous assure, maman, que je m'ennuie depuis qu'elle est là-haut, à son perch...--Zina s'arrêta au moment de prononcer le mot vulgaire «perchoir» par lequel elle entendait la chambre de Justine--à la chambre du second, voulais-je dire. C'est-à-dire, maman, continua-t-elle en voyant que la comtesse goûtait médiocrement son raisonnement, ce n'est pas que je m'ennuie, mais je manque d'émulation, je deviens paresseuse, et puis je ne joue plus du tout à quatre mains, et j'ai déjà oublié nos symphonies... --Eh bien! soit! dit la comtesse, que le mot d'émulation avait touchée à l'endroit sensible. Vous pourrez faire descendre les effets de Vassilissa demain matin. --Pas ce soir, maman? dit Zina dune voix câline. La comtesse regarda la pendule. --Il est trop tard. Allez tous courber, mesdemoiselles. Demain matin vous reprendrez vos études communes. Puisque Vassilissa ne se marie pas, elle doit s'efforcer d'acquérir ce qui lui manque et de perfectionner ce qu'elle possède. Les deux cousines sortirent du boudoir à pas comptés et entrèrent entrelacées dans la salle d'études. Miss Junior n'en croyait pas ses yeux, elle eut peur d'une nouvelle escapade. Quelques mots la mirent au courant de ce qui s'était passé; mais le motif qui avait provoqué ce changement radical dans les destinées de Vassilissa restait obscur pour tout le monde. --Nous le saurons bientôt, dit Zina en embrassant sa cousine. Regrimpe à ton perchoir, tu le quitteras demain pour toujours, j'espère. Lissa, toute heureuse, s'envola jusqu'au perchoir, et, dans l'excès de sa joie, se mit à préparer ses effets pour les faire emporter dès son réveil. C'est à cette agréable occupation qu'elle se livrait lorsque Justine rentra dans la chambre. --Que faites-vous, mademoiselle Vassilissa? dit-elle de sa voix écoeurante comme un gâteau rassis et trop sucré. --Je déménage, mademoiselle Justine! répondit Lissa du même ton. Dans sa surprise, Justine laissa tomber ses bras. --Vous déménager? Où allez-vous? On ne se marie pas en carême! --Je ne me marie pas du tout, mademoiselle Justine! Si le coeur vous en dit, vous pouvez revendiquer Tchoudessof pour vous-même: il vous offrira le bracelet que je viens de lui renvoyer par l'ordre de ma tante. Justine fut obligée de s'asseoir. Quoi! sans sa participation, la comtesse avait rompu ce mariage si sagement agencé, si parfaitement combiné? Qui donc avait pu se mettre à la traverse? --Comme cela vous contrarie! lui dit malignement Lissa, qui se vengeait eu ce moment de deux mois de tortures. J'aurais dû prendre plus de précautions pour vous annoncer une nouvelle qui m'est agréable. Voulez-vous un verre d'eau pour vous remettre? Justine se leva, belle d'indignation. --Tout cela ne peut être qu'une plaisanterie inconvenante, et je m'informerai auprès de la comtesse. --Je comprends votre surprise: il s'est fait ici quelque chose sans que vous y ayez mis votre nez... Mais peut-être ma tante serait-elle peu flattée de savoir que vous décorez du nom de plaisanterie inconvenante une décision qu'elle vient de prendre. Soyez tranquille, je ne le lui dirai pas. Justine, muette de rage, se coucha sans mot dire. Le lendemain, avant huit heures, les femmes de chambre transportèrent les effets et le lit de Vassilissa à leur ancienne place; et la comtesse eut la satisfaction d'entendee les exercices à quatre mains rouler du haut en bas du piano pendant une bonne moitié de la journée. XXX La comtesse n'aime pas qu'on fasse son ouvrage. Le bruit du duel se répandit bientôt. Tchoudessof n'était pas homme à ce qu'on s'occupât beaucoup de lui, mais la façon dont le prince l'avait accommodé était assez originale pour faire sensation. Et puis, le motif du duel, quand on n'y regardait pas de trop près, était fort acceptable. Le prince avait combattu _pro aris et focis,_ pour l'honneur de la vieille noblesse, qui ne doit point se ternir au contact de la noblesse de bureau, fraîche émoulue de n'importe où. On trouva cela galant, chevaleresque, et le prince se vit tellement à la mode, que, s'il l'eût voulu, une bonne douzaine de mères de famille lui eussent donné leurs charmantes filles en mariage sans aucune réclamation de la part de celles-ci. Le rôle de la comtesse n'était point aussi brillant, et le prince, qui tenait immensément à ne point se brouiller avec elle, eut beaucoup de peine à arranger les apparences de manière à ne l'attaquer d'aucun coté. L'esprit lui venait positivement à ce pauvre prince Charmant, et il eut à en dépenser une forte dose pour prouver aux gens que la comtesse avait été trompée, que tout le monde eut été trompé comme elle, que Tchoudessof était un homme très-rusé, très-dangereux, et que personne ne pouvait se douter de ce qu'il avait déployé de génie dans le rôle d'un homme de bonne noblesse, qui n'avait pas eu de chance. Le prince, cependant, fut trois jours avant de se résoudre à aller voir la comtesse. Il ignorait absolument comment il y serait reçu. Prenant enfin son courage à deux mains, un jour que le soleil brillait dans un azur sans nuages et que tout Saint-Pétersbourg barbotait à qui mieux mieux dans l'immense nappe d'eau grise formée par le dégel--c'était le jeudi de la semaine sainte,--il se décida à sonner à la porte de ce lieu redoutable. La comtesse écrivait. Il monta inquiet, et tâcha en passant de plonger un oeil dans la chambre d'études: elle était déserte; par ce beau soleil d'avril, les demoiselles participaient au barbotage universel. --Eh bien! prince, lui dit la comtesse en le voyant entrer, c'est donc tous qui avez pourfendu ce pauvre Tchoudessof? Cette aimable plaisanterie mit du baume dans le coeur du prince Charmant; il hasarda un sourire modeste et fin. --Que vous avait-il fait? reprit la comtesse qui avait bonne envie, comme dit le vulgaire, de tirer les vers du nez à Chourof, qu'elle ne considérait point comme doué d'une intelligence surhumaine. --Ce n'est pas à moi qu'il avait fait quelque chose, répondit le prince sans défiance; mais pouvais-je permettre qu'un tel personnage se fit donner ses entrées dans la société? --Qui donc les lui aurait données, ses entrées? demanda la comtesse. Comme à un cheval de race, le moindre chatouillement de l'éperon lui faisait dresser les oreilles. --Mais... le fait de son mariage avec votre nièce. --C'est pour cela que vous lui avez cassé le bras? Je croyais, moi, que c'était une jalousie! Le chien du jardinier, vous savez... je ne mangerai pas les fruits de mon jardin, c'est vrai, mais tu ne le mangeras pas non plus... Chourof rougit bien au delà de ses oreilles. La crainte d'être soupçonné d'un sentiment aussi ridiculement romanesque le priva de ses ressources intellectuelles nouvellement acquises. --Ne croyez-vous pas, comtesse, dit-il, que le déplaisir de vous voir dupée par un faquin, vous que j'estime et que j'honore... Il s'interrompit, sentant vaguement qu'il avait fait fausse route. Ce que ta comtesse détestait par-dessus tout, c'était l'idée qu'on pouvait penser à la tromper. Il n'y a que les imbéciles qui se laissent duper était un de ses axiomes favoris. Elle faisait ainsi bon marché des trésors d'expérience que l'histoire et la philosophie ont accumulés depuis des siècles pour notre profit; elle oubliait que le sage se trompe septante fois sept fois par jour, et que, de Sésostris jusqu'à nous, en passant par les papes, les généraux d'armée et les simples banquiers, chacun est dupé en raison même de sa droiture et de sa conscience. --On ne me dupe pas comme on veut, mon cher prince! dit-elle à Chourof d'un ton qui lui prouva, en effet, qu'il n'était pas dans la bonne voie. --Sans doute, comtesse, mais tout le monde peut se tromper... et l'absence de renseignements suffisants... dit le malheureux en achevant de se fourvoyer. --Alors, reprit la comtesse de sa voix la plus sèche, c'est pour me rendre service que vous êtes venu casser le bras à ce monsieur? C'est pour me rendre service que vous racontez probablement partout, depuis votre arrivée, que je me suis laissé embobiner par lui comme une ingénue? Je vous en suis vraiment reconnaissante, cher voisin; et vous m'avez véritablement rendu le plus grand des services en me faisant passer aux yeux de tout Saint-Pétersbourg pour un pauvre esprit que tout le monde peut tromper sans la moindre peine! Apprenez, cher prince, que le mariage de ma nièce était déjà rompu dans ma pensée lorsque ce misérable Tchoudessof m'a envoyé la belle épître que vous lui avez sans doute dictée pour plus de sûreté. Pour juger ce monsieur à sa valeur, il m'avait suffi d'apprendre de la propre bouche de ma nièce comment il avait persévéré dans ses projets de mariage après avoir reçu l'assurance de l'aversion de sa fiancée; et si Vassilissa s'était décidée à ne confier cela plus tôt, ce mariage eût été rompu plus tôt, ou même n'eût jamais été projeté. Chourof resta abasourdi sous le poids de cette déclaration, lancée avec l'aplomb d'une conscience impeccable. La comtesse se serait fuit hucher pour soutenir ce qu'elle venait de dire. Elle y croyait comme à i'Évangile. Que pouvait le pauvre don Quichotte vis-à-vis de ce redoutable moulin à vent? Un instant, il crut que Zina s'était trompée; puis, réflexion faite, donnant une plus grande preuve de sagacité qu'il ne s'en croyait capable, il se dit que la comtesse était versatile et qu'il s'en apercevait pour la première fois. I! essaya de répondre, de se disculper, mais le mal était fait. Cinq minutes après il se retira, emportant pour tout remerciaient de la comtesse ces mots aimables: --Au revoir, cher voisin, nous nous retrouverons cet été à Koumiassine. Ainsi, pour prix de ses peines, on le mettait poliment dehors! Jusqu'à l'arrivée de la comtesse à la campagne, il ne pourrait pas revoir Vassilissa, pour laquelle il avait fait le voyage, risqué sa vie--Vassilissa qui l'aimait peut-être mieux à présent!... Il s'en allait, tout mélancolique, barbotant à pied dans l'eau claire qui coulait à flots des gouttières trop pleines sur les trottoirs de granit polis et glissants comme des miroirs, lorsqu'il s'entendit appeler. C'était Zina. --Prince! prince! criait-elle avec l'aplomb de l'innocence. Miss Junior avait beau l'assaillir de remontrances, elle continuait à appeler le prince de sa voix de cristal qui traversait comme une flèche l'air pur et printanier. Les deux jeunes filles étaient sur l'autre trottoir, du côte de l'ombre. Fort soucieux du ridicule, le prince hésita une seconde avant d'oser traverser la rue: un véritable océan chamarré de petits archipels de glace, sur lesquels, en posant le pied, on avait trois chances contre une de glisser dans l'eau. Se sentant regardé, Chourof manqua le dernier petit bloc de glace, et entra jusqu'à la cheville dans l'eau, qui rejaillit sur les deux jeunes filles. Peu fier de cet exploit, il arriva devant elles son chapeau à la main, et commença par s'excuser. --Laissez cela, dit Zina en russe--miss Junior ne comprenait pas un traître mot de cette langue;--nous vous remercions... elle surtout! dit-elle en indiquant Vassilissa rouge et muette. Ne me trahissez pas, je vous prie. --Soyez persuadée, mademoiselle.....commença le prince. --C'est beau, ce que vous avez fait, prince, c'est chevaleresque! Et si cette ingrate ne vous en sait pas le gré qu'il faudrait,--elle regarda Vassilissa qui rougissait de plus en plus,--c'est moi qui prendrai sa reconnaissance sur moi. Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour vous, je vous en donne ma parole. La candeur seule a le droit de proférer de semblables choses sans en comprendre la portée. Le prince, ému de cette jeune ardeur, remercia en quelques mots qui, sortant de son coeur, cette fois, ne furent pas embarrassés, et s'éloigna rapidement, car miss Junior témoignait d'un évident malaise. --Pourquoi n'as-tu rien dit, nigaude? commença Zina quand le prince fut loin. C'est moi qui l'ai remercié, et c'est pour toi qu'il s'est battu! Vassilissa se contenta de rougir et de se taire. Hélas! son coeur lui faisait de sanglants reproches; elle s'était bien promis, si jamais elle rencontrait le prince, si elle pouvait lui parler, de mettre dans ses mains tout son coeur et elle-même... et puis, tout à coup, elle avait senti sa résolution s'évanouir, s'éteindre, la laisser aussi faible qu'un enfant au berceau... Et pourquoi? Au détour du quai, elle avait rencontré Maritsky. Elle supporta religieusement les reproches que Zina ne lui ménageait pas et s'excusa sur sa timidité ordinaire. La nuit venue, elle put réfléchir et examiner sa conscience. Elle se morigéna de son mieux et se promit de tenir la promesse qu'elle avait faite, si le prince la sauvait, d'être une bonne femme consciencieuse... Elle s'endormit sur cette résolution. Le lendemain, quand elle s'éveilla, le vent lui apporta l'écho lointain d'un sifflet de locomotive. C'était le train de Moscou qui emportait à Chourava le prince, triste, mécontent de son sort, et cependant content de lui-même. Ce jour-là même, pour la première fois depuis les événements qui avaient interrompu la douce monotonie de leur existence en commun, les jeunes filles allèrent au Jardin d'Été. On ne sait comment se répandent les nouvelles. Il faut bien accorder une part de vérité à l'expression banale qui leur donne des ailes, car Vassilissa était libre depuis quelques heures à peine, et déjà plusieurs demoiselles du grand monde, habituées à causer un instant avec elle quand elles la rencontraient, se bornèrent à lui adresser un salut. Dans aucun monde on n'aime les mariages rompus. Si la comtesse avait pensé à ce changement dans la situation de Lissa, elle aurait eu certainement beaucoup de mérite à montrer ainsi sa nièce en public à côté de sa fille, mais la bonne dame n'y avait pas même songé; et la première personne qui lui en fit l'observation, le fait une fois accompli, fut reçue de façon à n'y pas revenir. La comtesse n'aimait pus à avoir tort, et encore moins qu'on lui parlât de ce qui pouvait avoir été une erreur. Aussi cette méfiance à l'égard de Vassilissa, qui aurait dû la rendre moins favorable à l'orpheline, produisit-elle un effet tout opposé. Les jeunes filles faisaient, pour la sept ou huitième fois au moins, le tour du Jardin d'Été, leur promenade habituelle, lorsqu'elles rencontrèrent Maritsky. Celui-ci, trop bien élevé pour leur parler, se contenta de les saluer; mais son regard, dirige particulièrement sur Vassilissa, exprimant une satisfaction non ambiguë. Lui aussi se réjouissait de la voir libre. La jeune fille rougit et baissa les yeux sous ce regard de félicitation. Maritsky, depuis ce jour, manqua rarement l'occasion de rencontrer les jeunes filles à l'heure de la promenade. FIN DU TOME PREMIER TABLE DES MATIÈRES I. La ménagerie de la comtesse Koumiassine. II. Ce qui se disait entre jeunes filles. III. Ce qu'était la comtesse Koumiassine. IV. Zénaïde traduit les ordres de sa mère. V. Dans la neige. VI. La Chambre bleue du prince Chourof. VII. Comment le prince s'arrêta en route. VIII. Zénaïde prend mal la nouvelle. IX. La comtesse quitte la campagne. X. En voyage. XI. La comtesse explique à sa nièce ce que c'est que le mariage. XII. Le repos de t'asile est troublé. XIII. Le premier bal. XIV. Les souvenirs de jeunesse de mademoiselle Justine. XV. Dmitri découpe des maris pour toutes les demoiselles. XVI. Tchoudessof fait la roue. XVII. Vassilissa ne témoigne pas de dispositions marquées pour le mariage. XVIII. Dmitri donne un soufflet à mademoiselle Justine. XIX. Tchoudessof ne triomphe pas sur toute la ligne. XX. Un bal de fiançailles. XXI. Zina a une idée. XXII. Comment le prince Chourof arait passé l'hiver. XXIII. Chourof ne perd pas son temps. XXIV. Chourof pourrait ses investigations. XXV. La provocation. XXVI. Le choix des armes. XXVII. Le duel. XXVIII. Tchoudessof ne vient pas! XXIX. Vassilissa sort de sa cage. XXX. La comtesse n'aime pas qu'on fasse son ouvrage. FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER _____________________________________________________ PARIS, TYPOGRAPHIE DE PLON ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. [Fin du roman _Les Koumiassine_ (tome premier) par Henry Gréville]