* Livre électronique de Project Gutenberg Canada * Le présent livre électronique est rendu accessible gratuitement et avec quelques restrictions seulement. Ces restrictions ne s'appliquent que si [1] vous apportez des modifications au livre électronique (et que ces modifications portent sur le contenu et le sens du texte, pas simplement sur la mise en page) ou [2] vous employez ce livre électronique à des fins commerciales. Si l'une de ces conditions s'applique, veuillez consulter gutenberg.ca/links/licencefr.html avant de continuer. Ce texte est dans le domaine public au Canada, mais pourrait être couvert par le droit d'auteur dans certains pays. Si vous ne vivez pas au Canada, renseignez-vous sur les lois concernant le droit d'auteur. Dans le cas où le livre est couvert par le droit d'auteur dans votre pays, ne le téléchargez pas et ne redistribuez pas ce fichier. Titre: Idylles Auteur: Gréville, Henry [Alice-Marie-Céleste Durand-Gréville, née Fleury] (1842-1902) Date de la première publication: 1885 Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Paris: Plon, 1885 Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 25 août 2008 Date de la dernière mise à jour: 25 août 2008 Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 163 Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque, à partir d'images généreusement fournies par la Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) IDYLLES L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mars 1885. ______________________________________________________ PARIS TYP. E. PLON, NOURRIT ET Cie. RUE GARANCIÈRE. 8. IDYLLES PAR HENRY GRÉVILLE [Illustration: logo.] PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 1885 Tous droits réservés _A F. F. HENNER. Le maître des sources limpides Où le ciel bleu se réfléchit S'en va seul, par les prés humides Que le crépuscule blanchit. Au seuil des longues avenues, Sous l'abri des arbres discrets, Il voit passer les nymphes nues Qui sont les âmes des forêts. Comme des bêtes merveilleuses, Elles vaguent en liberté Sous l'oeil du maître, insoucieuses De leur auguste nudité. Il peint ce qu'il voit, et son âme Jette, ainsi qu'un manteau royal, Sur la beauté d'un corps de femme La vision de l'idéal. C'est pourquoi je veux dans ce livre Inscrire son nom près du mien; Et sa gloire me fera vivre Lorsque je ne serai plus rien. Henry GRÉVILLE. Paris, 22 février 1885._ [Illustration: head01.] LA BERGERIE LA petite pluie fine qui rayait le ciel depuis le lever du jour cessa enfin; un rayon d'or jaune enfilant le sombre couvert des hêtres pénétra au fond de la grande bergerie. Les béliers enfouis jusqu'au jarret dans la haute litière, que, tout en broutant la provende matinale, ils avaient, recouverte de trèfle vert arraché aux crèches, levèrent la tête vers le rayon et poussèrent un bêlement d'appel. A ce signal, les brebis pleines et nourrices se levèrent précipitamment en ployant leurs genoux, et, d'un seul bond, la moitié du troupeau se présenta à la claire-voie qui ferme la bergerie. Les derniers venus grimpaient sur les autres pour aspirer la tiédeur du soleil, et les maîtres béliers durent repousser d'un coup de frontal plus d'un indiscipliné sorti des rangs. --Eh oui! fit le valet de ferme en s'approchant lentement de la porte, on va vous lâcher dans les clos! Vous avez bien le temps, l'herbe est encore mouillée! Jean, le maître, veut voir les agneaux. La porte de la cour est-elle fermée? --Oui! répondit une voix lointaine. Et l'on entendit la lourde barrière retomber de tout son poids contre le montant de pierre avec le cliquetis ordinaire du crochet de fer sur le granit. --Allez! dit le valet de ferme de sa voix paresseuse et lente. Il retira la traverse qui assujettissait la claire-voie, puis ôta la claire-voie elle-même et recula un peu pour n'être pas renversé. Effrayés de la liberté subite, les béliers restèrent immobiles sur le seuil étroit et bas, regardant devant eux et craignant un piège. Une bouffée de vent tiède leur apporta l'arome des falaises humides des buées de la mer, l'odeur de l'herbe courte et grasse, tondue jusqu'au sol par leur dents tenaces et patientes, et soudain, la tête levée, comme poussés par un fouet invisible et résistant encore à l'instinct qui les appelait, les superbes animaux se précipitèrent dans la grande cour qu'ils franchirent en quelques bonds. L'abreuvoir, entouré de pierres moussues, abrité par les épines noires, ne les tenta point; ils passèrent outre et s'arrêtèrent, le nez sur la barrière qui menait à la liberté. Tout le troupeau avait suivi, les vaillants en tête, les mères pleines plus lentes et plus lourdes, et enfin les nourrices, encourageant les agneaux nouveau-nés encore chétifs et tremblants sur leurs jambes d'un jour. La masse entière s'arrêta immobile, résignée, et pourtant frémissante devant la grande barrière qui ne voulait point s'ouvrir. --Eh! sont-ils pressés! dit le valet en traversant de son pas ferme et lent la cour boueuse où ses lourds sabots de hêtre remplis jusqu'au bord de paille fraîche laissaient de larges empreintes. On dirait qu'ils n'ont pas vu d'un mois le ciel du bon Dieu! --Laisse-les aller! dit une voix forte derrière lui. Le fermier venait de sortir; sur le seuil de la porte, les bras croisés, la tête couverte d'un chapeau à larges bords, il dénombrait son troupeau et le trouvait en bon état; son oeil de propriétaire satisfait allait des brebis pleines aux agneaux gras, s'arrêtant avec complaisance sur les nobles béliers, si redoutables quand ils tenaient tête aux chiens du voisinage. Longeant le mur de terre, le valet se fraya à grand'peine un passage jusqu'à la barrière, et d'un geste de menace écarta la troupe pusillanime. Ils reculèrent tous, excepté les trois grands béliers, qui continuèrent à regarder la route d'un air méchant. Un second geste ne les effaroucha pas davantage, et ils rallièrent le troupeau d'un bêlement d'appel. --C'est bête, ces animaux-là, grommela le valet de ferme en prenant par les cornes le plus voisin de lui; ils ne comprennent pas qu'une barrière, ça s'ouvre en dedans, exprès pour les faire rentrer quand ils sont dehors, et pour les empêcher de sortir quand ils sont rentrés! Le bélier se débattit et menaça pendant un instant; mais de sa main libre le valet avait repoussé la barrière qui s'écarta, grinça sur ses gonds et alla battre le mur; toute la bande, d'un élan prodigieux, se précipita sur la route. Ils prirent leur course au grand galop, se culbutant contre les haies et se passant sur le corps sans pitié; puis le parfum des lychnides roses, abreuvées de pluie et déjà chauffées par le soleil, tenta leur gourmandise, et lentement, faisant l'école buissonnière, les moutons se dirigèrent vers la falaise. Quand le piétinement du troupeau sur la route eut cessé de frapper l'oreille d'un bruit régulier, le fermier se décroisa lentement les bras, regarda le ciel devenu bleu, et poussa un soupir. L'horloge de la salle derrière lui dans la maison frappa lentement neuf coups, avec un formidable bruit d'échappement, puis le silence se fit, mesuré par les battements égaux et sourds du balancier. Quelques gouttes de pluie tombaient l'une après l'autre du toit de chaume neuf, et faisaient un petit clapotis mélancolique dans l'ornière pleine qui marquait la ligne d'avancement du toit tout autour de la maison; l'une d'elles effleura le fermier qui avait fait un pas en avant; il l'essuya sur sa joue d'un geste machinal et poussa un second soupir, comme si cette larme de sa maison avait remué en lui toutes les larmes de son cour. --Marie, dit-il en se tournant vers l'intérieur, voilà qu'il fait beau, vous pouvez sortir le petit. Une vieille servante parut, tenant dans ses bras, avec autant de soin et de respect que si c'eût été un Enfant Jésus de cire, un petit être pâle et triste, dont les grands yeux bleus errants autour de lui cherchaient, pour s'y reposer, un objet qui lui fût agréable. --Promenez-le le long de la haie, il n'y a pas trop de soleil, et il y a de la chaleur, fit le père en couvrant le petit garçon d'un regard aussi triste et plus profond que celui de l'enfant lui-même. Il approcha, son visage du petit visage pâle et l'embrassa avec tendresse; le garçonnet lui passa doucement la main sur la bouche, mais sans sourire, et le père, navré, recula un peu pour ne pas laisser voir à la servante le chagrin que lui causait l'état de son fils unique. Soudain les yeux du petit s'éclairèrent; il leva son bras débile indiquant un objet qui satisfaisait son regard, et prononça lentement ce nom court et facile: --Vevette! Le père suivit ce mouvement, et la jeune fille qui passait de l'autre côté de la cour, se sentant regardée, pressa le pas en rougissant. --Vevette! répéta l'enfant prêt à pleurer. --Le petit te veut, viens un peu ici, cria le fermier de sa voix mâle et sonore. Vevette traversa la cour et s'approcha du groupe. Le petit lui tendit les bras; elle le prit, et il se mit aussitôt à jouer avec les cheveux frisés et indociles, avec le petit bonnet de toile, avec les oreilles mignonnes de la fillette. Elle se prêtait à ce jeu, lui donnant de petits noms d'amitié, faisant coucou avec lui derrière l'épaule de la vieille servante, et transfusant en cet être frêle et soucieux toute la joie de sa propre jeunesse. --Il n'aime guère que toi, dit tristement le père, pendant que l'enfant, qui avait commencé par sourire, finissait par rire aux éclats des caresses de son amie. --Oh! notre maître, et puis vous! Et il vous aime plus que moi, et c'est bien juste, puisque vous êtes son père! fit la jeune fille avec un sentiment de délicatesse qui amena sur sa joue une nouvelle rougeur. Voyez comme il vous regarde! Elle présenta au père ému l'enfant qui continuait à sourire. Le père ouvrit les bras, et le petit garçon tendit les siens. Vevette le remit au fermier et s'éloigna aussitôt du côté de la bergerie. En la voyant disparaître, le petit visage se contracta, la bouche pleureuse se gonfla, et l'orphelin répéta plaintivement: --Vevette! --Pauvre petit! murmura le fermier, ce n'est pas Vevette, c'est ta mère qu'il te faudrait. Mais ni ton chagrin ni le mien ne feront revenir la pauvre âme! Il rendit l'enfant à la bonne et s'en alla de son pas ordinaire voir les veaux nouveau-nés à l'étable. Laurent avait perdu sa femme dix-huit mois auparavant, et la joie d'être père avait été assombrie par la mort prématurée de la jeune mère. Non qu'il l'eût aimée d'un amour très-profond, mais l'habitude d'être ensemble, la douceur de la pauvre créature, souvent malade et toujours patiente, lui avaient inspiré un attachement plein de pitié. Elle désirait ardemment un fils,--moins pour elle que pour le fermier; ceux qui possèdent la terre savent seuls quel chagrin cruel ressent le propriétaire à la pensée de mourir sans héritier direct. A quoi bon l'ordre et l'épargne, si le patrimoine séculaire, augmenté de tout ce que peut y joindre une vie de travail, doit aller enrichir des collatéraux? Avec quel courage, au contraire, n'ensemence-t-il pas, celui qui dans l'avenir voit mûrir les moissons des fils de son fils! Elle sentait qu'elle mourrait de sa maternité, la pauvre jeune femme peu faite pour l'existence grossière des champs, et pourtant elle avait demandé un fils dans toutes ses prières. Il était venu, cet enfant désiré, et la mère était partie, sans même avoir le temps d'apprendre que la vie de l'héritier semblait un miracle, tant il était frêle. Depuis, l'époux esseulé, le père inquiet devenait de jour en jour plus triste dans la maison riche et désolée, où il y avait de tout en abondance,--sauf du bonheur. Laurent avait beau vouloir détourner son esprit vers les choses pratiques, il ne pouvait secouer la mélancolie de ses souvenirs. Qu'est-ce qu'une maison sans maîtresse, sinon un corps sans âme? Les armoires de chêne, hautes et luisantes, avec leurs appliques de cuivre découpé, sont tristes à voir lorsque la fermière n'y range pas elle-même les piles de linge parfumé d'une bonne odeur de lessive; ce silence même de la demeure bien ordonnée est triste et lourd; ne vaudrait-il pas mieux mille fois y entendre résonner la voix de la maîtresse, dût-elle donner des ordres et réprimander les filles négligentes? Pendant qu'on promenait l'enfant, des poules aux lapins, puis aux canards, puis dans le jardin, plein d'un fort bruissement d'abeilles affairées autour des touffes de thym en fleur, puis aux ruches qui portaient encore un lambeau d'étoffe noire, en deuil de la fermière, Laurent faisait partout sa visite accoutumée. Depuis les greniers pleins de fourrage jusqu'à l'humble tect à porcs, il inspectait chaque jour les moindres coins de son domaine, et c'est cette surveillance active sans tracasserie qui lui permettait d'être un maître généreux, tout en faisant de lui-même un homme riche. Il s'assura que les portes des granges étaient closes, que personne n'avait touché à la clef du cellier, plein de grandes futailles de cidre en bel ordre; ensuite il entra dans les écuries et ramassa un collier tombé de son clou, puis dans l'étable, où tout était à souhait, et enfin, passant devant la bergerie, vide à cette heure, il s'arrêta pour voir si rien n'y était dérangé. Il croyait n'y trouver personne; il resta immobile sur le seuil en apercevant Vevette assise sur une pierre, dans le jour qui venait de la porte, un agneau sur les genoux et une tasse de lait à la main. Son tablier de toile-bleue et blanche à petits carreaux, ourdi et filé à la ferme, protégeait contre le courant d'air venu de la porte, la bestiole encore frêle et presque nue. --Qu'est-ce que tu fais? dit Laurent surpris. --C'est un agneau de la semaine dernière, répondit la jeune fille, levant vers lui son doux visage qui rougissait si facilement; sa mère a eu deux jumeaux; elle nourrit l'autre et ne veut pas de celui-ci; j'ai essayé dix fois de le faire téter, elle le tuerait d'un coup de pied si je n'étais pas là; elle n'en a que pour l'autre. Pauvre petit! Ce n'est pourtant pas sa faute! Il est si doux et si mignon! Elle trempa dans la tasse de lait une sucette de mie de pain dans un chiffon, comme celles qu'on donne aux nourrissons pour les empêcher de crier, la fit entrer dans la bouche de l'agneau qui se mit à sucer avec avidité, et tout en rejetant sur lui son tablier, elle continua: --C'est drôle, n'est-ce pas, notre maître, que des mères n'aiment qu'un enfant et pas l'autre? Ce pauvre petit, il m'a fait peine, quand je l'ai vu resté là, l'autre jour; la mère ne veut pas qu'il la suive au clos: il grelottait dans la paille. Alors je l'ai mis à part et je le nourris. Il pourra bientôt manger un peu d'herbe, car il devient fort. --Et tu le gardes sur tes genoux tout de même? fit Laurent en souriant. Vevette fit un mouvement d'épaules plein de compassion et rougit encore. --C'est pour qu'il ait chaud et qu'il soit content, notre maître, dit-elle en souriant, mais en baissant la tête pour cacher son embarras; je me figure que cela lui fait plaisir et qu'il croit avoir une mère. Elle écarta un peu son tablier et laissa voir l'agneau repu, endormi, blotti dans son giron, avec la pose abandonnée d'un être heureux et réchauffé. Laurent regarda la jeune fille, puis la bestiole, et, troublé lui-même, il ne savait par quelle émotion bizarre et nouvelle, il promena son regard autour de la bergerie. Elle était grande et haute, chaude en hiver, fraîche en été, avec une petite fenêtre à l'ouest, faisant face à la porte à l'est, qu'on pouvait ouvrir pour aérer l'asile. La paille jaune foulée et brisée avait un ton doux à l'oeil, et les brins de trèfle vert éparpillés formaient çà et là des taches sombres, surtout près des crèches; une bonne odeur de laine et de verdure mêlées imprégnait les murailles et provoquait à une sorte de mollesse aussi douce que les toisons floconneuses qui y trouvaient abri la nuit. Malgré lui, le regard de Laurent revenait toujours à la jeune fille, qui restait immobile et comme assoupie dans la chaleur du soleil déjà haut. --Il y a longtemps que tu es chez nous? demanda-t-il. --Quatre ans à la Madeleine, répondit Vevette réveillée en sursaut de sa rêverie. --Quel âge as-tu? dit le fermier, sans savoir pourquoi il faisait cette question. --J'ai eu dix-huit ans aux Rois, notre maître, répondit-elle en levant la tête par déférence, mais en tenant ses yeux toujours baissés. --Aux Rois... mais tu n'es pas allée voir ta famille, aux Rois? Les autres domestiques y sont tous allés... et toi, pourquoi es-tu restée? --Je n'ai pas de famille, dit la jeune fille sans changer de voix ni de visage. Vous savez bien que je n'ai plus ni père ni mère. --Tu as des tantes, là-bas, du côté de la lande? Vevette ne répondit pas. --Est-ce qu'il serait arrivé malheur chez elles? reprit Laurent avec un intérêt soudain pour Vevette et les siens. Elle secoua doucement la tête. --Il n'est rien arrivé, notre maître, dit-elle, de sa voix douce et un peu attristée; mais la famille, c'est tout bon ou tout mauvais: quand on ne s'aime pas, on se déchire, et moi, j'aime la paix. --Elles ne sont pas bonnes pour toi? insista Laurent. --Pour cette famille-là, reprit Vevette, j'aime mieux rester ici. Elles ne m'aiment pas, mes tantes; il faut y aller les mains pleines, et je n'ai rien. --Tu n'as vraiment rien, Vevette? demanda le fermier attendri. --J'ai la maisonnette et le jardin de mes pauvres parents, mais cela ne rapporte rien, puisque je n'ai pas pu les renter à loyer; de fait, j'ai mes gages que vous me donnez, mon maître, répliqua la fillette. Mais il leur faudrait autre chose, elles aiment à bien manger. Et puis, elles seraient autrement, que j'aimerais mieux rester ici que d'aller les voir. Je me plais mieux ici que partout ailleurs. Elle voulut se lever, mais l'agneau poussa un gémissement, et elle reprit sa première posture. --Tu es une bonne fille, Vevette, dit le fermier, surpris de se sentir touché jusqu'au fond de l'âme par ces paroles si simples. Veux-tu que j'augmente tes gages? Je suis prêt à te donner, ce que tu me demanderas: tu es la meilleure servante de la maison, et puis ma défunte t'aimait. Vevette détourna légèrement la tête, et avec un tremblement dans la voix, elle répondit: --Vous ferez comme vous voudrez, mon maître; ce n'est pas pour de l'argent que je vous sers fidèlement, c'est par grand amour pour la défunte et pour son joli _fisset_, votre petit garçon. Laurent rougit à son tour, un peu de honte, et il fit un mouvement pour sortir, mais il se ravisa. --Si l'agneau en réchappe, Vevette, dit-il, je te le donne; tu l'auras bien gagné. Tu n'as pas besoin de le vendre si tu veux le garder; il sera nourri avec les autres. C'est un mâle? --C'est une brebis. --Elle est à toi, et les petits qu'elle pourra avoir aussi. A tantôt, Vevette. Laurent disparut de la porte, et le soleil entra. Mais il ne sembla pas causer de joie à la jeune fille; elle continua à passer sa main doucement sur la tête fine et veloutée de l'agneau. Les paroles de son maître lui avaient fait à la fois plaisir et peine, elle ne savait pas pourquoi. Il avait eu tort de parler de gages; à quoi bon les gages, quand elle avait l'asile et le couvert? Cette maison était celle où elle voulait vivre et mourir. Enfin, elle inclina ses lèvres jusqu'au front de la bestiole et l'embrassa à deux reprises. C'était sa propriété désormais; pour la première fois de sa vie elle avait reçu un présent; elle était très-contente; cependant à côté de ses deux baisers, elle laissa tomber une larme. Soulevant l'agneau endormi; elle le plaça doucement dans une crèche pleine de paille, et sortit de la bergerie pour vaquer à ses autres devoirs. En traversant la grande cour, elle aperçut l'enfant du fermier; soutenu par les bras de la vieille servante, il essayait ces premiers pas si gauches et si gracieux, si comiques qu'ils font éclater de rire, et si touchants qu'ils font pleurer les mères. Averti par quelque instinct secret, le petit garçon tourna la tête de son côté, et l'appela du geste et de la voix. Vevette savait que le maître ne dirait rien pour quelques instants dérobés au travail en faveur de son fils; d'ailleurs, eût elle dû être grondée, elle ne pouvait résister au plaisir de voir sourire ce petit garçon et sentir le baiser de ses lèvres fraîches; elle se dirigea vers lui. A une courte distance, elle se baissa, lui tendant les bras; avec un sourire plein de triomphe et de confiance, l'enfant s'échappa des mains qui le retenaient, fit quelques pas en trébuchant et vint tomber dans le tablier de la jeune fille, rouge de plaisir et d'orgueil. --Il a marché, Seigneur Jésus! Il a marché tout seul! s'écria la vieille servante en levant les mains au ciel. Reviens à moi, mon _fisset_, et montre que tu es un grand garçon! Mais l'enfant ne voulait pas quitter sa petite amie, et détournait obstinément la tête. La voix grave de Laurent se fit entendre. --Il a marché tout seul! C'est la première fois! --Va voir ton père, mon _fisset_, va vite, dit Vevette avec douceur. Le petit leva en hésitant les yeux sur son père, puis soutenu par la main, encouragé par la voix de la jeune fille, il traversa la courte distance qui le séparait du fermier;--soudain, Vevette retira sa main, et l'enfant cherchant un appui alla tomber dans les bras de Laurent, fier et ému, qui le souleva jusqu'à son visage, puis le remit sur ses jambes. --Vevette, répéta l'enfant au moment où ses petits pieds touchaient la terre. Et, encore appuyé sur le genou de Laurent, il étendit sa menotte vers son amie. Mais elle avait disparu, ne voulant pas usurper les caresses dues au père. --Vevette! cria Laurent, qui eût voulu la voir rester. La présence de la jeune fille auprès de son fils lui semblait une sauvegarde. Quand elle était là, jamais de pleurs ni de cris; elle devinait ses désirs, et pourtant elle savait refréner ses caprices. Seule, elle lui parlait le langage de la raison, et seule elle obtenait sa soumission. Mais elle avait disparu, comme elle faisait toujours après ces courtes scènes. On l'eût dite honteuse de son empire et désireuse de le faire oublier. La servante emporta le petit garçon pour le distraire, mais non sans résistance de sa part, et ses cris de colère et de regret se firent entendre au loin plus d'une fois dans l'après-midi. Laurent prit à travers les clos pour aller voir ses génisses, parquées à l'autre extrémité de la propriété. Il marchait la tête baissée, comme font le plus souvent les habitants de la campagne habitués à chercher leur bien dans le sol; les mains derrière le dos, penché en avant, il pensait, il ne savait pourquoi, mais avec une persistance singulière, à la petite servante que son fils chérissait. C'était vrai; à proprement parler, Vevette n'avait pas de famille, puisque celles qui lui appartenaient ne se souciaient pas d'elle. Son père était un honnête homme, mais un cultivateur inhabile; loin de prospérer, son modeste patrimoine s'était fondu dans ses mains, et le chagrin l'avait miné avant son temps. La mère avait survécu de quelques années, filant pour vivre le fil le plus fin de la contrée; puis elle était morte aussi, et l'orpheline s'était placée pour gagner son pain. Laurent, la revoyait encore à l'assemblée de la Madeleine, où se louent pour l'année les serviteurs à gages. Avec son petit bonnet blanc, ses yeux pleins de larmes, son mince paquet sous le bras, elle regardait tristement dans la foule, cherchant un visage bienveillant, choisissant un maître par la pensée, redoutant celui-ci, acceptant plus volontiers celui-là, mais le coeur bien gros d'être obligée de vivre chez les autres. Elle avait fermé le matin sa petite maison de pierre grise, dont elle était, hélas! seule propriétaire; après avoir fait en pleurant le tour du jardinet, elle avait mis la clef dans sa poche, et maintenant elle craignait de ne pas trouver ce maître d'abord redouté. Voudrait-on d'elle, avec ses petits bras débiles, sa stature mignonne, ses mains rouges, mais fluettes... Si on allait la trouver trop chétive, lui faudrait-il s'en retourner à la maison déserte, si triste, où le pain manquait? Faudrait-il mendier de village en village ce pain qu'elle eût préféré devoir au travail? C'est alors que la femme de Laurent s'était approchée, et trouvant à cette enfant un visage honnête, l'avait louée pour soigner les veaux et les agneaux, et donner du grain aux poules. Depuis, la figure candide et les yeux pleins de bonté s'étaient toujours tournés vers la fermière comme vers le soleil levant. Marchant dans l'ombre de ses pas, elle avait appris tous les devoirs du ménage sans peine et sans fracas. Quand les forces avaient manqué à la jeune femme, c'est Vevette qui, sans mot dire, avait pris sa part d'ouvrage et l'avait ajoutée à la sienne, trouvant le temps de tout faire sans cesser de sourire. Laurent se rappelait ces choses, et bien d'autres. Il revoyait la mourante s'appuyant sur Vevette pour respirer avec effort l'air qui n'entrait plus dans ses poumons,--il voyait la jeune fille, pâle de fatigue, soutenir courageusement dans ses bras la pauvre femme qui se débattait contre la mort; il voyait encore, alors que tout le monde, brisé de lassitude, s'était endormi dans la maison,--lui-même comme les autres,--Vevette veiller auprès de la défunte, renouveler le cierge funéraire et lisser les draps du lit, comme si sa maîtresse eût pu la voir. Et l'enfant! de quelle tendresse ne l'avait-elle pas entouré! Que de nuits n'avait-elle pas passées à le promener dans ses bras, autour de la chambre, en lui chantant ces refrains du pays qui n'ont plus ni âge, ni sens, ni origine, mais dont les paroles incompréhensibles ont une musique, qui berce les rêves et fait oublier le mal! Etait-ce étonnant que le petit la préférât à tout, lorsqu'elle avait été tout pour lui? Pendant qu'il évoquait ce passé, Laurent sentait une tendresse profonde s'élever en lui pour Vevette. C'était elle qui avait adouci leur deuil, et il n'avait rien fait pour elle. Plein de regret de son ingratitude, il donna un coup d'oil à ses génisses, puis revint lentement par le même chemin. Il passa le grand abreuvoir, creusé de temps immémorial au bord d'une haie, à l'ombre, dans un grand clos, où l'herbe haute et grasse, toujours tondue, repoussait avec une vigueur extraordinaire. Depuis l'enfance de Laurent, l'abreuvoir était là;--son grand-père, qu'il se rappelait avoir connu, lui avait dit que personne n'avait jamais vu là autre chose que l'abreuvoir; une petite source s'échappait entre les racines d'un saule, remplissait la mare, aux bords en pente, foulés deux fois par jour par les pas des bestiaux, puis s'enfuyait muette sous les cressons et portait la fraîcheur dans le clos voisin. Laurent s'arrêta pensif. Les sources coulent sans qu'on s'en occupe, et abreuvent pendant des générations les taureaux qui se succèdent les uns aux autres; pourquoi, alors que la terre est clémente et donne aux bêtes l'herbe et l'eau fraîche, les enfants restent-ils sans mère et les agneaux sans nourrice? Le soleil dardait entre des nuages gris qui changeaient lentement de place, jetant des ombres tantôt ici, tantôt là. Laurent se trouvait dans un rayon qui lui brûlait le front sous son chapeau de feutre et les épaules sous sa blouse; il avisa une haie double, un de ces tertres plantés de hauts arbres qui séparent les clos et permettent en même temps d'aller de l'un à l'autre, souvent de traverser toute une propriété sans passer par les champs, où l'on pourrait endommager les récoltes. L'ombre était tentante; la terre, protégée par l'épais couvert des arbres, était sèche. Le fermier s'assit entre deux aubépines, s'adossa à un hêtre fourchu, et se mit à méditer en regardant devant lui. La langueur de l'air et la chaleur du jour portèrent Laurent au sommeil. Sans s'en rendre compte, il ferma les yeux et s'endormit. Il continua pourtant à voir en rêve les pâturages et les bêtes qui l'avaient occupé pendant sa veille, mais ses champs étaient plus vastes, ses troupeaux plus nombreux; les boeufs et les vaches peuplaient à perte de vue des espaces immenses qui descendaient en pente douce jusqu'au bord de la mer. L'Océan fraîchissait, comme disent les marins, et les vagues blanches qui couronnaient les grandes ondulations de la mer d'un bleu intense et profond ressemblaient à ses moutons, qui auraient dû paître la falaise. Inquiet, il cherchait le troupeau, mais il n'y avait de moutons que sur la mer; il jetait un cri d'appel, rien ne lui répondait; ses bestiaux eux-mêmes avaient disparu, et de tous côtés, il ne voyait que l'herbe et la mer agitée, de plus en plus couverte des moutons redoutables du vent d'ouest. Dévoré d'angoisse, Laurent, dans son rêve, se dirigea à grands pas vers la ferme, où sans doute le troupeau venait de rentrer: personne sur le seuil des maisons, personne devant les granges; pas une poule, pas un chien,--rien qui parlât de vie et d'habitation humaine. Le coeur de plus en plus serré, il entra dans la cour de sa ferme: elle était déserte aussi. Poussé par l'instinct, il courut à la bergerie. Qu'elle était grande, et haute, et sombre! Le jour semblait n'y avoir jamais pénétré qu'à regret; plein de colère contre la négligence de ses serviteurs, Laurent pénétra plus loin, et, à mesure qu'il avançait, la bergerie s'étendait de plus en plus, déroulant à perte de vue son toit noir d'ombre, sa litière de paille froissée et ses crèches vides. Soudain, à l'autre extrémité, un point lumineux se dessina, et, de tous côtés, les agneaux cachés dans les coins, sous les crèches, dans la litière, se dressèrent en bêlant vers cette clarté. Les têtes fines et suppliantes se tournèrent toutes du même côté, et mille bêlements résonnèrent à la fois. Laurent vit alors que son troupeau n'avait point de nourrices, et que tous ceux qu'il voyait là étaient des nouveau-nés. --Que vont-ils devenir? pensa le fermier, s'agitant dans son rêve; qui nourrira cette horde d'agneaux? Ils sont, autant dire, perdus! Il vit alors dans la clarté qui venait à lui, se dessiner la forme de Vevette. Elle tendait aux bestioles le creux de ses mains pleines de lait, et à cette source intarissable ils se désaltéraient à longs traits; des brins d'herbe sortaient de son tablier à demi relevé, et ceux qui avaient assez bu la suivaient, tirant avec leurs lèvres les longues branches du trèfle rose, brillant et embaumé. La lumière émanait de la jeune fille elle-même, sortant de ses cheveux blonds, de son petit bonnet, de ses mains roses, où buvaient les agneaux, et surtout de son sourire, si modeste et si tendre, qu'elle répandait comme un parfum sur tous ces orphelins pressés autour d'elle. Laurent sentit à son approche qu'il pouvait être en paix, et que le troupeau avait trouvé sa providence. Mais la clarté de Vevette, devenue trop vive, l'aveuglait, et portant sa main à ses yeux avec un geste de souffrance, il s'éveilla. Le soleil passait à travers une trouée dans les branches du hêtre, et frappait en plein sur son visage; encore mal éveillé, il se souleva, regarda autour de lui, et vit qu'il était seul. Il eût voulu continuer son rêve; la vision qui l'avait hanté lui laissait un vague désir de la revoir, de savoir la fin, comme disent les enfants... mais il était bien seul, et loin de la ferme. Il en reprit le chemin à pas lents, songeant plus que jamais à la petite servante que son fils chérissait. Il trouvait une douceur singulière à se reprocher ses torts envers l'orpheline; son coeur débordant de remords battait dans sa poitrine comme il n'avait jamais battu, et une quiétude le remplissait pourtant; il arriva dans sa cour sans avoir pu démêler d'où lui venait cette joie, au moment où il eût dû être honteux et troublé. Au lieu de suivre ses valets au travail, après le repas de midi, il s'enferma dans sa chambre, et passa la journée à mettre en ordre ses papiers d'affaires. Tout allait bien, ses granges étaient pleines, il ne devait rien à personne, on lui devait quelque argent. Il se sentit content--fier d'être riche--et toujours le trouble lui revenait à la pensée de son ingratitude envers Vevette. Le soir approchait; ramenés de bonne heure, pour éviter la rosée, les moutons étaient enfermés dans la bergerie; la claire-voie était posée, et le troupeau lassé, grisé d'air pur et d'herbe tendre, s'était couché dans la bonne litière sèche; les dos arrondis, les flancs laineux faisaient de petits monticules jaunâtres, doux à l'oeil. Un rayon de soleil couchant se glissait par la fenêtre à l'ouest et se posait sur la pierre qui servait de banc. Poussé par un désir secret de retrouver au moins l'image de son rêve, Laurent vint jeter un coup d'oeil sur le troupeau rentré au bercail, et dans le rayon de soleil, il aperçut la jeune fille assise à la même place que le matin, nourrissant son agneau de la même façon. Emu plus qu'il ne voulait se l'avouer à lui-même, Laurent tressaillit. Le bruit de ses souliers à gros clous fit lever la tête à la petite servante. --Te voilà encore! dit Laurent avec douceur; il est donc bien gourmand, ton nourrisson? --Depuis que je l'ai nourri, vous avez dîné, notre maître, et vous allez encore souper; il faut bien qu'il soupe aussi! fit la jeune fille en souriant, enhardie par le ton enjoué du fermier. Les cris perçants du petit garçon traversèrent l'air du soir. Il se lamentait de toutes ses forces depuis plus d'une heure, et rien ne pouvait le calmer. --Il souffre, le pauvre petit, il s'ennuie, murmura tristement Vevette, en tournant la tête du côté de la cour. Laurent la regarda indécis, il ne comprenait pas bien ce qu'il éprouvait. Ses yeux tombèrent sur l'agneau repu prêt à s'endormir, et il lui parut que de la jeune fille émanait une paix profonde, presque solennelle. Il se rappela les images de la Charité qu'il avait vues dans les livres de prières, et se demanda pourquoi, au lieu d'enfants, on ne leur avait pas mis des agneaux dans les bras. Bien sûr, elles ressemblaient à Vevette. --Tu aimes les petits? dit le fermier en s'approchant de la servante. --Oui, notre maître, tous les petits! les petits oiseaux, les petits agneaux, les petits enfants. Ils ont tous besoin de bonne nourriture et d'amitié, les chers petiots! Elle avait rougi en parlant; tout son joli visage respirait la tendresse et la chaleur d'une âme maternelle. Laurent la regardait toujours troublé, inquiet, sentant monter à ses lèvres il ne savait quel flot de paroles qu'il n'avait jamais dites et ne savait comment dire. --Voyez-vous, notre maître, reprit la jeune fille, il faut plus d'amitié que de richesse pour nourrir et élever tous ces petits-là. Ce qu'il leur faut, c'est qu'on comprenne ce qu'ils veulent, et quand on les aime, on comprend toujours. Les cris du petit garçon redoublaient au dehors; le rayon de soleil avait disparu, et dans la bergerie toute grise, le bonnet et le mouchoir de Vevette formaient seuls deux petites taches blanches. Le sommeil et la paix reposaient sur tout le troupeau, sur la jeune fille, sur son agneau. Laurent sortit en courant, chose qu'il n'avait pas faite depuis qu'il n'allait plus à l'école, et revint aussitôt, portant dans ses bras son fils, qui se débattait en jouant des pieds et qui criait à tue-tête. Sans mot dire, il le déposa sur les genoux de Vevette, qui, étonnée, mais contente, arrondit son bras autour de lui. L'enfant satisfait et l'agneau repu se blottirent côte à côte dans le creux de la jupe de laine, et le silence régna dans la bergerie. Le souffle égal des moutons remplissait la haute voûte; le petit garçon, serré contre le sein de cette vierge qui comprenait si bien la maternité, se sentait heureux et ne demandait plus rien. L'obscurité croissait toujours, et Vevette troublée se disait qu'elle aurait dû s'en aller, qu'il fallait remettre l'agneau dans la crèche et préparer le souper. Mais Laurent restait immobile devant elle, les bras croisés, regardant le groupe sans mot dire. Elle baissait la tête et rougissait sous ce regard qui n'était pas celui d'un maître. La voix du père, grave et très-douce, s'éleva dans l'ombre: --Tu aimes les petits,--garde le mien, Vevette; il ne veut que toi, il a raison. Tu seras sa mère. Paris, 24 février 1879. [Illustration: deco01] [Illustration: head02] LE PORTRAIT Maurice errait lentement au hasard, sous l'épais couvert de la forêt. La pluie avait cessé, mais, de feuille en feuille, les gouttes d'eau roulaient encore avec le léger bruit d'une source presque tarie dans son bassin à demi rempli, et au loin la sombre allée s'ouvrait sur une clairière toute mouillée, d'un' vert profond et d'une douceur exquise. Les troncs étaient très-noirs, les branches plus noires encore, et la grande masse des châtaigniers au-dessus de la tête du jeune peintre semblait la haute voûte d'une cathédrale, à l'heure où tout est sombre dans les églises, où les vitraux coloriés jettent dans l'obscurité des lueurs si vives et si mystérieuses qu'on les croirait éclairés par un brasier extérieur. Maurice aimait l'heure où le jour baisse, après la pluie, quand le soleil ne s'est pas montré, et qu'une teinte grise embrasse tous les objets, confondant leurs contours, adoucissant leurs angles, ajoutant à toutes les formes une rondeur délicieuse et molle. Il marchait sans se presser, découvrant à chaque instant dans la forêt connue une beauté qu'il ne connaissait pas encore, et pénétré jusqu'au fond de lui-même de cette tendre admiration pour la nature qui est une part du génie. Ayant atteint la clairière, il regarda autour de lui. L'herbe était verte et brillante, les feuilles délicates des arbustes, reluisant sous l'eau qui les avait lavées, formaient un réseau fin comme de la dentelle sur le fond noir de la grande forêt qui reprenait au-delà. Il s'arrêta pour mieux voir, mieux observer, mieux respirer l'impression de cette forêt mouillée, plus pénétrante, plus humaine pour ainsi dire dans ces grandes ombres, qu'en plein soleil, sous toutes les magnificences du jour. Une forme mignonne et svelte se détacha sur le feuillage délicat des bouleaux; elle s'approcha d'un pas souple, sans voir Maurice qui la regardait, aussi immobile qu'un tronc de châtaignier. A deux pas de lui, la fillette l'aperçut, tressaillit, et quelques brindilles tombèrent du fagot qu'elle portait sur la tête. --Vous m'avez fait peur, dit-elle en souriant; et ses grands yeux noirs brillèrent gaiement sous ses cheveux blonds, emmêlés. Il la regardait sans répondre. Une harmonie complète, impossible à rendre avec des mots, régnait entre cette forme élégante, ce visage riant, le feuillage découpé de la clairière et la couleur du paysage. --Reste là, dit le jeune homme, je vais faire ton portrait. Elle voulut écarter les cheveux qui tombaient sur son visage, il la retint du geste. --Reste comme tu es. Il s'assit sur une pierre et esquissa rapidement la silhouette et les traits de son jeune modèle. C'était une paysanne, mais fine et grêle comme le sont ces fillettes avant leur développement complet, souvent tardif. Les yeux étaient déjà ceux d'une femme; le sourire était encore celui d'une enfant. --Quel âge as-tu? demanda le peintre tout en travaillant. --Seize ans bientôt. --Déjà! Je t'ai vue toute petite il y a trois ans. --J'étais bien petite, dit-elle avec un beau rire hardi et franc comme un moineau, mais j'ai grandi vite, et à la Saint-Jean, j'aurai des amoureux. --Pourquoi à la Saint-Jean? fit le jeune homme en s'arrêtant pour la regarder. --Parce qu'il en faut un pour danser autour du feu de joie. Déjà! Ce front pur, ces yeux innocents, cette bouche enfantine, tout cela allait être profané à la galanterie lourdaude d'un rustre! Maurice sentit une vague jalousie lui poindre au coeur. --Veux-tu de moi pour amoureux? dit-il en reprenant son ouvre. --Oh! vous, vous êtes un monsieur; moi, je suis une paysanne; les honnêtes filles n'écoutent pas les messieurs. C'est le code de l'honnêteté villageoise; le jeune homme ne répondit rien. --Je n'y vois plus; veux-tu revenir demain, ici, un peu plus tôt? --Pour mon portrait? --Oui. --Je reviendrai. Bonsoir, monsieur. Elle reprit son fagot et s'en alla, dans l'ombre déjà épaisse, sous la voûte des châtaigniers noirs. Maurice retourna chez lui en rêvant de la fillette aux cheveux blonds. Il l'avait vue souvent et l'avait toujours regardée en artiste. Il lui semblait maintenant la voir avec des yeux d'amant jaloux. La nuit et le lendemain lui semblèrent longs, et bien avant l'heure il était dans la clairière. Il avait travaillé seul, et quand la jeune fille arriva, un peu en retard,--déjà coquette,--elle fut toute surprise. --C'est moi! dit-elle. Vous me le donnerez? --Non,--je t'en ferai un tout petit pour toi. --Et celui-là, qu'est-ce que vous en ferez? --Il ira à Paris, on le mettra dans un grand cadre, on le suspendra dans un beau salon, et tout le monde viendra le regarder. --Ah! oui, je sais,--à l'Exposition. --Tu connais cela? --Il y a chez nous des messieurs peintres qui travaillent pour l'Exposition, comme ils disent, mais on n'avait jamais fait mon portrait. Le jour baissait doucement; comme la veille, Maurice retrouva les tons doux et fins qui l'avaient charmé, et l'ouvre avança de cent coudées vers la postérité. Il la revit encore plusieurs fois, sous le jour tamisé de l'atelier; il se complut à faire de cette ouvre la meilleure. Déjà célèbre, il n'avait plus besoin de chercher à se faire un nom, et cependant il était sûr que cette toile mettrait le sceau à sa renommée. Quand il en fut tout à fait content, l'hiver était venu,--et Maurice aimait son petit modèle. Il l'aimait trop pour le lui dire, trop pour ternir cette fleur des prés dont il ne pouvait faire sa femme, mais assez pour souffrir à la pensée de la quitter. Elle n'avait rien de ce qui assure le bonheur d'une vie--ni la profondeur du sentiment, ni le dévouement qui fait tout oublier, ni la passion qui excuse tout; c'était une jolie fleur des champs, un peu vaniteuse, un peu coquette, sans grands défauts et sans grandes vertus. Maurice savait qu'elle ne pouvait lui appartenir, et cependant il adorait la ligne charmante de ce corps à peine formé que les plis de la bure enveloppaient chastement sans pouvoir le déguiser. Il aimait ces yeux profonds, cette bouche riante, ces cheveux blonds, toujours en désordre, le petit mouchoir noué de travers sur la poitrine,--il aimait tout, et c'est avec peine qu'il partit. On part toujours avec peine quand on n'espère rien pour le retour. Il est si dur de laisser derrière soi un morceau de sa vie, dont rien ne doit subsister! Il emportait sa toile, cependant, et c'est devant elle qu'il passa les meilleures heures de l'hiver, perfectionnant sans cesse une ouvre déjà parfaite. Le tableau fut admiré; la critique, unanime dans son enthousiasme, déclara que de tels visages ne pouvaient exister, sinon dans le cerveau du poëte ou l'imagination du peintre. Maurice écouta tout en souriant, et garda pour lui seul le secret du doux visage qui l'avait inspiré. On lui fit des offres brillantes pour son tableau; jamais on n'avait proposé de lui payer si cher une de ses oeuvres; il refusa; il refusa aussi de le laisser reproduire. Puisqu'il ne devait jamais posséder de son modèle que l'image, il entendait qu'elle restât à lui seul. L'automne s'avançait quand il retourna au village: les feux de la Saint-Jean avaient vu deux fois tournoyer les rondes joyeuses, depuis qu'il avait peint le portrait, et quand il pensait à la jeune fille, c'était avec un sourire un peu triste, se demandant lequel des rustauds du village avait su fixer son choix. Son premier pèlerinage à l'arrivée fut pour la forêt de châtaigniers; au jour baissant,--la nuit vient vite au commencement d'octobre,--il parcourut la longue allée; mais elle n'était plus noire; un rayon ambré la traversait encore, et semblait s'être fixé sur chaque feuille tremblante au rameau, ou frissonnante sous ses pieds. Avec l'odeur des feuilles mortes, tout un monde de regrets, de souvenirs, d'amertumes montait vers lui, remuant une indicible tristesse, un dégoût plus complet de tout ce qu'il avait cherché jusqu'alors. Arrivé à la clairière, il s'assit à l'endroit même où dix-huit mois auparavant il avait esquissé l'étude qui, maintenant, avait mis le comble à sa renommée. Cette pierre froide semblait le railler ironiquement de tout ce qu'il avait éprouvé. --Une paysanne,--une coquette! la belle affaire! Elle m'aurait aimé si je l'avais voulu. Bien d'autres ont aimé des peintres et les ont suivis à Paris, puis ont disparu dans l'écume de la grande ville, sans charger de chaînes celui qui les avait initiées à l'art, à la vie intellectuelle... Insensé celui qui sacrifie à des chimères les biens réels de ce monde: l'amour d'une belle fille,--la gloire que donne le talent,--la fortune qu'apporte le succès! Tandis qu'il reniait ainsi les dieux de sa jeunesse, il vit venir à lui, dans le sentier connu, la fillette d'autrefois, grandie, devenue femme en un mot. Elle n'était pas seule; un rustaud marchait auprès d'elle en la tenant par le petit doigt: beau gars, d'ailleurs, solide et bien bâti, richement mis pour un paysan. Il se penchait vers elle, et de temps en temps essuyait avec ses lèvres une larme sur la joue de la jeune fille. En voyant Maurice, ils s'arrêtèrent confus et surpris. --Voilà pourquoi, pensait-il, j'ai respecté cette fleur! Et il prenait en pitié sa sottise, lorsque la jeune fille lui adressa la parole: --On ne veut pas nous marier, monsieur, dit-elle, la voix pleine de sanglots. Je suis pauvre, il a du bien, et sa mère ne veut pas de moi pour bru; elle parle de le déshériter. --Et vous ne voulez pas, vous deux, qu'on le déshérite, n'est-ce pas? fit Maurice ironiquement. --Dame! répondit le garçon, il faut vivre! --C'est trop juste! Je vous plains, mes enfants. Ils s'éloignèrent; Maurice, resté seul, se prit la tête dans les mains et pensa longuement. La chimère était envolée,--rien ne restait de la svelte fillette dans cette paysanne toujours belle, mais bien près de devenir une vulgaire matrone. --Ainsi de nos rêves! dit-il en se levant; le plus sûr qui en reste est de faire un peu de bien. Il écrivit à Paris le soir même, et quelques jours après se présenta dans la maison de la jeune fille. --J'ai vendu ton portrait, lui dit-il en présence de la mère stupéfaite; il m'a été payé très-cher, c'est toute une fortune. Je te l'apporte afin que tu puisses épouser ton amoureux... Paris, 1879. [Illustration: deco02] [Illustration: head03] APRÈS LA PLUIE Un frisson passa dans les branches qui laissèrent tomber une pluie de gouttelettes brillantes, et le nuage gris, aux bords amincis et transparents, s'envola vers l'horizon sombre encore, en secouant sur les futaies ses dernières rosées, menues comme de fines perles de cristal. Une lueur chaude emplit tout à coup le ciel, communiquant sa splendeur ambrée à tout ce qu'elle effleurait, comme si les objets eussent été plongés dans un bain d'or; la rivière sembla rouler des flots de métal pur, les arbrisseaux se dressèrent comme des apparitions du pays de féerie, et les graviers des chemins parurent une poussière de diamants. Pendant un quart-d'heure, le paysage se sécha sous la tiède clarté, envoyant au ciel bleu la molle buée qui suit les ondées; les oiseaux rassemblés sous le couvert du bois chantèrent pour la première fois du jour, puis le soleil disparut derrière la colline, laissant dans l'atmosphère lumineuse tout l'or qu'il retirait à la terre. L'herbe parut alors d'un vert brillant, éclatant comme une fanfare; les poussières qui ternissent avaient disparu, entraînées par la pluie, et la coloration merveilleuse des verdures reparaissait avec la splendeur d'une chose nouvelle. La cime des hêtres restait comme dorée, alors que leurs branches inférieures avaient déjà repris leur teinte grave et sombre; puis les arbres tout entiers rentrèrent dans l'ombre des collines, formant une masse mystérieuse presque sans nuances et sans reflets; et toujours l'herbe verte resplendissait au bord du petit lac, où le zénith d'un bleu pâle se réfléchissait, doux et calme comme l'oeil d'un tout petit enfant. Un beau jeune garçon traversa lentement la prairie et vint s'asseoir au bord de la source, sur les larges pierres plates, polies par les pieds de cent générations. Triste, il regardait tour à tour l'azur et la hêtrée, et ses pensées s'entassaient confusément dans son esprit, comme les nuages lourds l'avaient fait durant la longue journée de pluie. Enfin, lassé, mais non vaincu par sa peine, il se renversa en arrière, et resta les yeux fixés au ciel, comme pour ne plus rien voir de ce qui pouvait le faire songer à ce qu'il voulait oublier. Une figure fluette et légère parut à l'orée du bois, et, craintive, à demi protégée encore par l'ombre des grands hêtres, se haussa sur la pointe des pieds afin de s'assurer que la plaine était déserte. Rien ne remuait; les hautes herbes courbées par la pluie s'étaient déjà relevées et cachaient les abords de la source. La petite figure s'avança d'un pas rapide, se retournant de temps à autre, comme si elle avait craint d'être poursuivie. Tout en marchant vite, la fillette pleurait, et ses larmes roulaient sur son corsage, furtives et brillantes. --Non, il ne viendra pas, se disait-elle en pressant encore le pas. Il n'oserait point, après ce qu'il a osé me dire! Moi vaniteuse! moi égoïste! C'est lui qui est méchant et ingrat! Bien sûr, il ne pourra plus me regarder en face, pour peu qu'il ait du coeur! Et si jamais il venait à se repentir, j'espère que la honte l'empêcherait de me demander pardon! Et ce serait très-heureux pour lui, car, en vérité, jamais, jamais je ne pourrais lui pardonner son injustice! Et pendant qu'elle marchait vite, se parlant à elle-même, ses larmes roulaient plus pressées sur son jeune corsage encore presque enfantin. Comme elle approchait de la source, le jeune gars se releva; il craignait d'être surpris dans cette posture, à cette heure, en ce lieu, où rien ne motivait sa présence. --Comme on se moquerait, pensa-t-il, si l'on savait que je suis venu ici, parce que je l'y rencontrais le soir, quand elle m'aimait,--voilà deux jours à peine... Au moment où il se mettait debout, la fillette tournait le coin du sentier, défendu par un grand sureau tout en fleur, et ils se trouvèrent face à face. Avec un léger cri, elle laissa rouler à terre sa cruche de cuivre au ventre rebondi, et ils restèrent tous deux saisis, presque effrayés, pleins de trouble et de colère. --Que viens-tu faire ici? dit-elle d'une voix qui tremblait. Après ce que tu m'as dit, est-ce que tu oses encore venir me chercher? --La source est à tout le monde, répondit-il d'un air de défi. Je voudrais bien savoir qui pourrait m'empêcher d'y venir et d'y rester s'il me plaît! --Fort bien, dit-elle, tu as raison; c'est moi qui m'en revais. Avec un mouvement fiévreux, elle saisit sa cruche et la plongea dans la source limpide. L'eau frémit et bouillonna, pendant que le vase se remplissait; avec un effort la fillette voulut le retirer, mais sa force la trahit, et elle ne put. Cependant, trop fière pour demander secours, elle s'arc-bouta contre la pierre et tira de son mieux... Mais la cruche pleine était trop lourde; alors, sentant son impuissance, elle ne put retenir ses pleurs. --Pourquoi ne me demandes-tu pas de t'aider comme à l'ordinaire? lui dit le gars, qui la regardait faire. --A toi? Moins qu'à personne! répondit-elle en essuyant bravement son visage. Ne sais-je point ce que tu as dit de moi? Tu me l'as dit à moi-même, pour que je ne puisse feindre de l'ignorer. --J'ai dit ce que j'ai dit, répondit-il d'un air sombre; mais ce n'est pas une raison pour que tu te fasses du mal devant mes yeux. Se penchant aussitôt, il enleva la lourde cruche, qu'il posa sur la pierre. L'eau fit des ronds, puis se plissa doucement, et enfin resta immobile; et au fond du petit bassin, les jeunes gens qui le regardaient, pour ne pas se voir, aperçurent la première étoile. Elle n'osait dire merci, il n'osait lui parler; soudain ils se tournèrent à la fois, et leurs yeux se rencontrèrent. --Pourquoi as-tu dit que j'étais vaniteuse et égoïste? dit la jeune fille d'une voix mouillée de larmes. Tu sais bien que, si mauvaise que je sois, je t'aimais plus que tout autre, et plus que moi-même! --C'est que je t'aime tant! répondit-il tout d'une haleine. Je ne veux pas seulement que les autres te regardent. Toi, tu aimes ça! Ça te fait plaisir! Et, quand tu regardes les autres, tu m'arraches le coeur! Ils n'avaient point détourné la tête, mais dans leurs yeux la colère était remplacée par les larmes. Tout à coup il la prit dans ses bras, et elle ne se défendit point. --Plus jamais? lui dit-il tout bas, car sa voix était pleine d'angoisse qu'il voulait lui dérober. Plus jamais? Tu ne seras plus coquette? Et moi, je ne serai plus injuste!... --J'ai donc été coquette! fit-elle en levant sur lui son regard plein d'innocente malice. --O méchante! O mon tourment! répondit-il, en lui fermant la bouche avec un baiser. Ils restèrent silencieux, immobiles, seuls au milieu de la plaine qui sentait bon. --Rentrons, dit-elle un peu honteuse, on m'attend, la nuit tombe... Il prit la cruche et l'emporta, pendant que la fillette appuyait à son autre épaule son corps élégant et frêle. Ils marchaient lentement pour être plus longtemps ensemble, et pourtant disparurent sous les hêtres devenus noirs. La lune se leva bientôt à l'orient, et ses premiers rayons effleurèrent la source tranquille; mais sous la lueur argentine l'herbe resta verte,--si verte,--après la pluie. Paris, juin 1883. [Illustration: deco03] [Illustration: head04] LE MATIN L'air était calme, si calme que rien ne frémissait encore; les touffes d'herbe au haut des toits se dressaient immobiles sur le ciel d'un gris laiteux, et la route, sillonnée par les chariots de la veille qui avaient laissé la trace des roues et des sabots dans la poussière épaisse et blanche, la route semblait endormie sous la clarté grise du matin. Un son lointain s'éleva des prairies et vint mourir aux premières maisons du village; doux, prolongé, presque éteint, il vibra un instant dans l'air limpide, puis le silence recommença, ce grand silence de la nature qui précède le réveil, plus profond avant l'aube qu'au plus noir des ténèbres. Un son semblable, mais plus fort, répondit au premier dans le lointain: les vaches qui avaient passé dans les pâturages cette clémente nuit de juin, appelaient les trayeuses à débarrasser leurs mamelles gonflées de lait. Deux ou trois appels résonnèrent encore, puis rien.... Un frisson presque insensible agita les brins d'herbe dressés sur le chaume, et une faible lueur rosée, si faible qu'on la distinguait à peine, se glissa entre les vapeurs grises du levant. Martial ouvrit sa fenêtre: rien dans le village n'annonçait encore le réveil; au travers des rosiers-noisettes, parure de la muraille grise, qui caressaient son visage, il se pencha au dehors pour écouter...; un bruit éloigné que lui seul pouvait percevoir, frappa son oreille au bout d'un moment: c'était le claquement d'une porte de bois qui retombe. Il s'accouda rêveur à l'étroite fenêtre et fixa les yeux sur l'orient. Un pas fit craquer le gravier de la route, une forme féminine passa au bout des champs voisins... En ce moment l'hirondelle qui nichait sous le toit de Martial sortit de son nid, et de son aile fourchue effleura en passant la joue du jeune homme. Il sourit à cet heureux présage. Depuis deux ans que Martial avait fait sa dernière visite au pays, il avait encore une fois navigué autour de la terre. Les marins sont fidèles, on ne sait pourquoi; à travers les distractions des escales, les tentations d'une vie facile à terre, rude à bord, il avait gardé le souvenir d'une fillette, entrevue et courtisée un peu, bien peu, lors de son dernier congé. Pourquoi les yeux bleus de Céline avaient-ils hanté le marin jusque dans les mers du Sud? Pourquoi avait-il rapporté pieusement le souvenir de ce visage innocent, plutôt que de tant d'autres? C'est justement parce que l'amour est si beau dans son détachement de ce qui n'est pas lui. Martial avait terminé son service et voulait épouser Céline, c'était bien simple. Revenu de la veille, il n'avait pu la voir encore. L'eût-il désiré? Il n'en était pas sûr. Revoir en présence des amis et de la famille un visage dont on a rêvé deux ans n'est pas une épreuve indifférente: on peut être ridicule, produire une impression défavorable, et Martial craignait le ridicule par-dessus tout. Mais Céline allait traire, le matin aux premières lueurs du jour; c'était elle qui venait de passer, car elle était toujours la première éveillée au village, et s'en vantait avec un naïf orgueil. L'usage de nos campagnes permet aux galants d'aller courtiser les jeunes filles à cette heure matinale; Martial descendit donc de sa chambrette, il jeta un coup d'oil plein de joie et de tendresse familiale sur la chambre toujours ouverte où les parents déjà vieux reposaient paisiblement côte à côte sous les draperies du vieux lit garni de cotonnade bleue à fleurs; puis il ouvrit la porte, fermée au loquet seulement, et sortit de la maison paternelle. Le ciel se colorait de tons plus vifs; la nuance des nuages, tout à l'heure à peine semblable aux roses de Bengale, était à présent celle des roses du roi; les vapeurs du zénith étaient déjà atteintes par des lueurs d'incendie, le couchant seul se teintait à peine des reflets de l'orient. Martial prit le chemin de la vallée où passait le bétail de Céline, et ce chemin longeait la crête de la falaise. Il marchait pensif, évoquant un à un mille souvenirs de son enfance. Bien des jours et bien des nuits avaient passé sur sa tête alors blonde, aujourd'hui brune, depuis qu'il courait dans le sentier raboteux qui menait à la mer; ce sentier qu'il n'avait pu voir la veille, car il était arrivé à la tombée de la nuit, lui paraissait autrefois si large et si beau! Maintenant il le revoyait étroit, rocailleux, coupé à chaque instant par un ruisseau bruyant qui ne pouvait se contenter du lit qu'on lui traçait depuis cinquante ans avec la même persévérance toujours inutile, et qui, suivant sa fantaisie, prenait la droite ou la gauche, arrosant partout des rives de cresson. Ce sentier bizarre, presque impraticable pour tout autre qu'un homme du pays, était la route préférée de Martial, celle qui menait à la mer, la mer qui l'avait toujours attiré, tant qu'à la fin, il s'était fait marin pour l'amour d'elle. Un grand buisson de houx lui barrait la vue, il le tourna, et revit enfin cette mer qui l'avait tant fait rêver, cet horizon encadré de lignes aimées, dont à l'autre bout de la terre il avait ressenti la nostalgie jusqu'à en pleurer, dévoré par la fièvre, quand ses compagnons dormaient dans leurs cadres. La mer était devant lui, mais telle qu'on la voit en rêve; la vapeur des chaudes nuits d'été la couvrait entière, tout était d'un blanc d'opale; le bord de la falaise en pente rapide, à trois cents pieds au-dessous, les rochers bruns qui forment une infranchissable ceinture d'écueils à cette côte, les nuages, la surface de l'onde dont il entendait le bruit sur les roches, tout était d'un blanc à demi opaque et pourtant mystérieusement éclairé par on ne sait quelle clarté joyeuse. Il s'arrêta, croyant rêver; oui, c'était bien comme un rêve: derrière lui, les vertes prairies, les arbres découpaient nettement leur fine silhouette sur le ciel embrasé,--et devant lui, l'abîme blanc et doux à l'oil comme la soie nouvellement dévidée, comme la graine moelleuse du cotonnier. Une barque passa à peu de distance: la coque était invisible; seule la voile blanche glissait entre la brume de l'onde et celle du ciel; Martial n'osait remuer, craignant de rompre cet enchantement, et tout autour de lui, les flocons laiteux se massaient doucement sur les cimes des chardons en fleur, sur les touffes épaisses de la haute fougère, partout où un obstacle les arrêtait un instant. --Est-ce le présage de ma destinée? se demanda le marin au coeur superstitieux. Faut-il m'arrêter ici, renoncer à tenter le sort, à interroger Céline? Dois-je renoncer à mon rêve? Un rayon doré, pénétrant entre deux couches de vapeurs, éclaira soudain la voile qui glissait sur la mer, et tout à coup les oiseaux, qui n'avaient gazouillé qu'en sourdine, entonnèrent à pleine voix la chanson de l'aube; le ciel étincela jusque dans ses replis de l'occident. Une flèche d'or vint frapper Martial entre les yeux, et la brume enroulée comme un voile de tulle s'éleva lentement sur l'onde, sur les collines; poussée par un souffle insensible, elle s'en alla doucement vers le nord, sur la mer qui devenait bleue et dont le bruit retentissant arriva désormais aux oreilles du jeune homme; un lacis de diamants liquides couvrit tout autour de lui et lui-même. Le charme était rompu; il contempla un instant avec une joie profonde et recueillie le cher pays qui l'avait vu naître, les rochers énormes à demi recouverts de lierre, l'orifice de la vallée où courait le ruisseau en cascatelles argentines, les prairies inclinées, la falaise au sol ingrat recouvert de fougère et d'ajonc, percé à tout endroit par le roc de granit; il respira à pleins poumons l'odeur des menthes sauvages, celle des bruyères qui sentent le miel, et ivre de jeunesse et de vie, il agita en l'air son chapeau, saluant ainsi la terre natale, puis il tourna rapidement le promontoire et pénétra dans le vallon. La prairie où Céline allait traire était à mi-côte, les rayons du soleil levant réchauffaient les trois belles vaches paresseuses, dans l'herbe jusqu'au fanon. Deux s'étaient couchées, le mufle tourné vers la chaleur, et semblaient engourdies dans leur bien-être; la troisième, debout, se laissait patiemment traire par les mains attentives de la paysanne. Assise sur un petit banc, elle faisait jaillir le lait fumant dans une cruche de cuivre au flanc rebondi; mais, tout en surveillant ses doigts habiles, elle tournait souvent la tête vers le midi et semblait attendre quelque chose avec impatience. Martial s'arrêta pour la regarder. Elle ne le voyait pas, c'était le sentier opposé qu'elle explorait à tout moment d'un oeil inquiet. Le cour du jeune homme battit joyeusement. Le savait-elle revenu? L'attendait-elle déjà? Se souvenait-elle qu'il avait promis de revenir, et revenir pour elle? Il le crut, et, pressant le pas, il allait atteindre la barrière, lorsqu'à l'autre extrémité du pré il vit apparaître un autre homme. C'était un ami d'enfance, il le reconnaissait bien: celui-là n'avait pas quitté le village; que venait-il faire auprès de Céline? Ce n'était pas la première fois que François se hasardait à visiter la jolie trayeuse, car elle sourit en le voyant approcher, et son regard jusqu'alors inquiet s'abaissa pour ne plus le quitter sur le lait qui coulait entre ses doigts. Le jeune homme s'approcha tout près d'elle, ils échangèrent quelques mots, puis d'une branche qu'il tenait à la main, il se mit à effleurer doucement la joue et le col qu'elle tenait penchés. Elle se défendait en riant, et continuait de traire, mais peu à peu ses doigts se ralentirent; la cruche était pleine, la bonne bête s'éloigna satisfaite, et Céline resta assise, la tête baissée, écoutant ce que disait François. Celui-ci laissa tomber sa baguette; doucement, parlant toujours, mais très-bas, il prit la main de Céline, et ils restèrent tous deux silencieux, sous les rayons ardents du soleil qui dominait le coteau, noyés jusqu'aux genoux dans l'herbe humide et verte... La seconde vache, s'approchant d'eux, posa son mufle frais et rose sur les genoux de Céline; la jeune fille sourit, fit un signe affirmatif et recommença de traire... Martial, le coeur serré, reprit lentement le chemin de la falaise. --Trop tard! pensa-t-il amèrement; qu'irais-je maintenant chercher auprès de celle qui en aime un autre? François est resté, lui, et pouvait se faire aimer! Il a eu le loisir pendant ces deux années; à la veillée en hiver, à l'heure de traire en été, de courtiser la jolie fille... Les absents ont tort! L'absence est mauvaise; nous n'avons pas le temps de nous faire aimer là-bas, dans nos voyages, et au pays les jeunes filles ont celui de nous oublier... La brume était un présage, je n'aurais pas dû aller plus loin! Il s'assit au haut de la falaise, triste et presque méchant, car son coeur était plein d'amertume. Le soleil dorait la mer et la terre autour de lui, partout; les mouettes et les hirondelles l'entouraient de leurs cercles joyeux; mais que lui importait la joie de la nature, à lui dont l'âme était en deuil? Un bruit de pas sur le sentier lui fit lever la tête: une femme venait à lui, d'une autre prairie, sans doute, la cruche de cuivre gracieusement posée sur l'épaule gauche et retenue en équilibre par une longe de cuir serrée dans la main droite. Il se leva pour lui faire un passage, car le sentier était étroit, et la falaise rapide; mais la jeune fille ralentit le pas en s'approchant de lui. Il la regarda comme on regarde une belle ouvre de la nature. Elle était brune; ses lourds cheveux repoussaient le petit bonnet qui voulait les couvrir, ses yeux bruns brillaient d'un feu contenu sous ses paupières aux longs cils baissés; ses joues roses rougirent encore sous le regard du jeune homme. --Bonjour! dit-elle, et elle s'arrêta. Il la regarda ébloui. Cette jeune fille était bien plus belle que Céline, elle semblait le connaître, et il ne se souvenait pas des traits de son visage. --Vous voilà revenu? dit-elle d'une voix tremblante;--peut-être le poids de la cruche de lait l'avait-il essoufflée. --Vous me connaissez donc? demanda Martial, ému sans savoir pourquoi. La jeune fille sourit-sans lever les yeux. --Vous m'avez portée dans vos bras quand j'étais toute petite, dit-elle de sa voix riche et grave. --Qui donc es-tu? dit Martial, suivant l'habitude du pays qui veut qu'on se tutoie quand on s'est connu enfant. --Devine! fit la belle créature. --Comment t'appelles-tu? --Aurore. Aurore! oui, il la connaissait bien; mais qu'elle était devenue belle et qu'elle avait changé, pendant ces deux années d'absence! --Quel âge as-tu? demanda-t-il, oubliant soudain son amertume et sa colère. --Seize ans. --Et tu m'as reconnu? La jeune fille sourit et fit un signe de tête, puis levant les yeux timidement, elle regarda Martial pendant la durée d'un éclair. Il tressaillit; que n'eût-il pas donné pour revoir ces yeux merveilleux, pleins de flammes et peut-être de larmes! mais elle regardait la terre. --Tu m'as reconnu! répéta-t-il, avec une sorte de tendresse inquiète. --Je vous attendais, dit-elle simplement; vous m'avez dit un jour à votre dernier voyage que si j'étais bien sage, je serais votre petite femme... J'ai été bien sage... C'est vrai; il l'avait dit en riant, un jour, à cette fillette de quatorze ans, chétive et grêle, pas même adolescente, tout à fait enfant; il n'avait pas encore jeté les yeux sur Céline à cette époque, et depuis il n'avait pas pensé à cette parole, semence perdue pour lui, tombée dans une âme, où elle avait si magnifiquement fructifié. --Tu m'attendais, Aurore? dit Martial, inondé soudain d'une joie nouvelle, inconnue. Elle répéta oui, très-bas, rajusta la longe de cuir dans sa main qui tremblait et passa devant lui. Sans mot dire, brûlé soudain au coeur par un rayon de soleil qui devait dorer toute sa vie, Martial suivit la belle fille qui s'appelait Aurore. Paris, mars 1879. ______________ [Illustration: head05] MIDI LE soleil est tout au haut du ciel, si haut que les grandes haies ne dorment plus d'ombre. Les troupeaux haletants se sont couchés dans l'herbe, au milieu du pré, et, sous la chaleur ardente, ils dorment d'un sommeil de plomb. Les oiseaux, blottis sous les feuilles, attendent que la grande heure, l'heure solennelle de midi, soit passée. A perte de vue, les moissons sommeillent; à peine une onde de vent passe-t-elle sur les épis couleur d'or mat, en moirant d'un ton plus terne la nappe immense. C'est sur la terre l'heure du repos pour tous ceux qui, dès le lever du jour, ont travaillé, la sueur montant à leurs fronts à mesure que le soleil montait dans le ciel. Ils se reposent maintenant, et tout repose avec eux. Seules, la cigale et l'alouette agitent leurs ailes infatigables et, l'une dans le sillon, l'autre dans l'azur, pendant ces heures lourdes chantent la vie, la vie qui ne dort jamais. La mer dort là-bas, douce, bleue, sans une ride; une voile rousse se fait voir, mais si loin qu'elle semble immobile. Les grandes mauves aux ailes blanches dorment dans le creux des rochers, la falaise gazonneuse brille au soleil comme une cuirasse d'émeraude, les panaches des hautes fougères s'inclinent de temps en temps et montrent leurs dessous plus clairs au passage de quelque animal farouche. Un cri se fait entendre, puis le silence et l'immobilité recommencent, pendant que tout en bas des rochers, la frange d'écume blanche qui joue et s'agite, éternellement inquiète, autour de noirs écueils, répète à la terre somnolente que pas plus que la vie elle-même, l'Océan ne dort pas. Ecrasés sous la chaleur pénétrante, les moissonneurs se sont endormis à l'abri de la haute meule; leur lente respiration soulève d'un mouvement rhythmé leur large poitrine; plus loin, sous le parasol grêle d'un frêne encore tout jeune, les femmes se sont rapprochées pour profiter de toute l'ombre, et dorment d'un sommeil moins lourd. Une d'elles, assise à l'écart, la tête renversée et appuyée contre le talus verdoyant, semble rêver, les yeux fermés, à quelque insaisissable joie, suspendue dans l'air doré, entre la terre et le ciel. Un bruit, presque un souffle se fait entendre du côté de la barrière. La dormeuse ouvre les yeux sans bouger et regarde: Elle le connaît bien, le visage qui se penche vers elle, au-dessus des traverses de bois moussu; elle les connaît bien, les yeux qui lui ont pris son âme, sa volonté, tout elle-même enfin: les yeux bleus du fiancé. Séparés par l'espace où l'air surchauffé tremble et monte vers le ciel comme une flamme, ils se regardent immobiles, et tout leur être se fond dans une intensité de joie égale à l'intensité de la lumière dont la terre est inondée; puis lentement, la jeune femme se lève et s'en va vers celui qui l'attend. Il ouvre sans bruit la barrière--elle passe--il la referme; rien n'a été troublé dans le champ paisible, et les dormeurs n'ont même pas tressailli. Que le sentier creux, recouvert par les arbres des haies qui croisent leurs branches en dôme, paraît étroit et sombre, après l'immensité brûlante du champ de blé! Ils descendent dans la douce vallée où le bruit des eaux se fait entendre, puis ils remontent la pente opposée. Monter ou descendre, que leur importe? Ne sont-ils pas ensemble? N'iront-ils pas ensemble, maintenant, jusqu'au bout de la vie? Les chemins leur seront tantôt doux à fouler et garnis de mousse, tantôt âpres et rocailleux comme, le sentier qu'ils escaladent péniblement; mais ils auront toujours, comme maintenant, leurs mains unies, qui se disent tant de choses, leurs yeux croisés, qui plongent dans leurs âmes. Ils ont attendu longtemps; la première fleur de la jeunesse est passée pour eux, elle est restée dans les luttes et les chagrins de l'attente: que leur importe aujourd'hui en présence du bonheur qui les rend muets! --C'est demain, dit-il en serrant plus fort la main qui ne tremble pas dans la sienne. --Demain! répond-elle. Ils ont fini de gravir la pente escarpée, et le sentier ne leur prête plus d'ombre. Ils sont devant leur champ à eux, où la faucille n'est pas encore entrée; l'immensité dorée s'étend à perte de vue; derrière, la mer bleue et sans bornes; au-dessus, le ciel où le regard s'oublie... Ils regardent leur bien; ensemble désormais ils ensemenceront et moissonneront ce champ de leurs pères, qui leur appartient maintenant. Et de toute cette terre chauffée monte vers le soleil une odeur riche et saine de blé mûr... La vie leur appartient, avec la force et la jeunesse. Sans rêves insensés, sans folles espérances, dans le respect du devoir et l'amour du travail, ils s'en vont lentement, heureux et graves, sous le soleil de midi. 17 avril 1882. [Illustration: deco04] [Illustration: head04] LE SOIR La forêt se faisait noire; un coin de ciel bleu pâle apparaissait entre les grands troncs des pins; une raie d'or éteint marquait l'horizon, et l'orée du bois claire encore, avec ses troncs épars et son herbe semée de fleurettes, semblait le vestibule de quelque palais magique tiède et velouté, où l'on ne devait entrer qu'avec respect. Les prés étaient déjà rafraîchis par la rosée du soir, mais la chaleur du soleil disparu devait encore reposer quelques heures sur le tapis roux des aiguilles de pins, où flottait une odeur résineuse. Les oiseaux et les insectes cependant s'étaient endormis, et aucun bruit, pas même un frémissement d'ailes, ne troublait le silence de la forêt majestueuse. Un jeune garçon sortit de l'ombre épaisse et respira plus librement en voyant s'éclaircir le ciel devant lui; il marchait d'un pas rapide, son carnier de chasse au flanc, son fusil sur l'épaule, et paraissait se hâter vers le logis. --D'où viens-tu si tard? fit une voix musicale qui semblait sortir du sol. L'adolescent s'arrêta en tressaillant et regarda à ses pieds. Devant lui, couchée dans l'herbe, le menton appuyé sur la paume de sa main, une fillette levait sa tête rieuse. La forme grêle et svelte de son corps, revêtu d'un sombre vêtement de laine, se dessinait à peine sur le sol presque noir; il recula d'un pas. Elle rit de sa surprise et de sa frayeur, et répéta: --D'où viens-tu? --Je viens... je viens de la chasse, répondit le jeune garçon d'une voix mal assurée. Et toi, qui es-tu? La fillette se dressa à demi, de façon à se trouver assise, et la main toujours appuyée sur le sol, elle répondit: --Sylvie. --Sylvie! Es-tu la forêt elle-même? demanda en souriant l'adolescent lettré; une nymphe est-elle ta mère, et tes pieds sont-ils fixés au sol en forme de racines? La jeune fille se mit debout; sa stature élégante atteignait celle du jeune garçon. --Je suis la fille du forestier, répondit-elle, je m'appelle Sylvie, et je demeure là. Elle étendit le bras vers la profondeur la plus noire et la plus veloutée de la forêt endormie. --Et toi, comment t'appelles-tu? Tu as failli marcher sur moi. --Je m'appelle Réal; mon père demeure au château. --Ah! je sais, fit Sylvie; tu es le fils du seigneur. Le maître du château était toujours le seigneur dans ce coin de terre perdu. --Que fais-tu là? continua le jeune homme en regardant la fillette aux clartés presque éteintes du soir mourant. Elle n'évita pas son regard; ses grands yeux foncés, d'une couleur indécise, ignoraient la timidité qui fait baisser les paupières; elle sourit, montrant ses dents blanches, écarta de la main les cheveux noirs qui retombaient sur son front bas et pur, et répondit sans, honte: --Je t'attendais. Je sais que tu passes souvent ici le soir, et je voulais te faire peur. Réal se mit à rire. --Un garçon n'a jamais peur, répondit-il en secouant orgueilleusement ses boucles blondes. Mon père dit qu'un homme n'a pas peur et ne pleure pas. --J'ai vu pleurer mon père, répliqua la fillette d'un ton grave. --Quand cela? --Quand on a emporté ma mère qui était morte. Réal ne répondit pas; cette impression-là lui était inconnue. Cependant sa mère aussi était morte, mais il n'avait jamais vu pleurer son père. Il passa à une autre idée. --Quel âge as-tu? --Quatorze ans; et toi? --Quinze. --Alors, reprit Sylvie, c'est toi qui es le plus vieux. Tu dois être le plus raisonnable. Sais-tu lire? --Je crois bien! répondit Réal avec dédain. Je suis très-instruit.. --Je ne sais rien du tout, soupira Sylvie. Mon père est dans le bois tout le jour... Je suis seule. --Tu t'ennuies? --Oh! non! Il y a tant de choses amusantes dans la forêt! Il y a les fleurs, il y a les bêtes!... Mais toi, tu n'aimes les bêtes que pour les tuer. Réal posa la main sur son carnier vide. --Pas toujours, répondit-il. J'ai manqué un chevreuil tantôt'. --Tant mieux! fit Sylvie battant des mains. C'est bien fait! Réal la regarda avec une sorte de dépit; elle riait. --Pourquoi es-tu venue m'attendre? demanda-t-il pour la seconde fois. Sylvie ne répondit pas tout de suite; elle cherchait une idée et ne parvenait pas à la trouver. --Je ne parle à personne, dit-elle enfin, et personne ne me parle; mon père rentre tard et sort tôt; parfois il passe la nuit en embuscade: on vous vole votre gibier, il faut surveiller les braconniers... Je voulais parler à quelqu'un. --Pourquoi moi et pas un autre? demanda Réal avec un certain trouble. --Je ne sais pas... tu es presque de mon âge, tu es beau, tu dois être bon, j'ai pensé que tu ne te moquerais pas de moi..., et puis j'avais envie de te parler. Elle s'était mise en marche, Réal la suivait, ils prirent le chemin du château. La nuit était venue, le rayon d'or pâle avait disparu du ciel, et les étoiles commençaient à pointer dans le bleu. La clairière finissait au bord du pré; Sylvie s'arrêta. --Adieu, dit-elle. Réal hésitait: cette rencontre avait pour lui le charme inexprimable du rêve; la poésie entrevue dans Virgile pendant les heures d'étude venait d'apparaître brusquement dans sa vie; mais les lumières du château brillaient à quelque distance dans l'obscurité; on l'attendait pour souper. --Adieu, dit-il, non sans regret. --Tu reviendras? demanda Sylvie avec une douceur de flûte dans sa voix d'enfant. --Oui, répondit Réal. Sylvie agita sa main fluette dans l'air du soir, et fit quelques pas... elle sembla s'évanouir dans l'ombre comme une forme impalpable; l'adolescent, ne la voyant plus, se demanda s'il n'avait pas été victime de quelque imagination. Il ne put résister au désir d'en faire l'épreuve. --Sylvie, dit-il très-haut. --Que veux-tu? répondit la voix de l'enfant. A la pâle lueur des étoiles, il entrevit vaguement la blancheur d'un visage tourné vers lui. --Bonsoir! dit-il, rassuré. --Bonsoir! Tout disparut. Réal, resté immobile, écoutait encore la vibration de cette voix harmonieuse dans l'air sonore. --Bonsoir! cria-t-il. Un son tremblant, presque insaisissable, vint à lui, mais il ne put distinguer que la dernière syllabe, ...soir! doucement prolongée et traînée presque à l'infini. L'heure d'apaisement et de silence retombait sur la forêt tous les jours un peu plus tôt, car l'été décroissait vers l'automne; et, tous les jours un peu avant l'heure accoutumée, Réal trouvait Sylvie à l'orée du bois. Ils étaient devenus grands amis; une sorte de gaminerie sauvage de la part de la fillette, un peu de supériorité pédante du côté du garçon mettaient entre eux juste ce qu'il fallait de querelles et de brouilles pour les rendre parfaitement heureux de se retrouver. Réal était libre de ses actions pendant les vacances. Pourvu qu'il fût présent à l'heure des repas, son père, homme sec et taciturne, ne s'inquiétait pas de l'emploi de son temps. Le jour, Réal courait la plaine et la forêt; mais, le soir venu, un sentier frayé dans les herbes par son pas fidèle le ramenait au lieu de la première rencontre. Lorsqu'il voyait les troncs d'arbres s'éclaircir, une singulière émotion s'emparait de lui; il était à la fois joyeux et inquiet. S'il n'allait pas trouver Sylvie? Elle était là pourtant, couchée à plat dans l'herbe, presque recouverte par les hautes tiges du regain montant en graine; le visage tourné vers lui, elle l'attendait, silencieuse et souriante. Il arrivait honteux du trouble qui lui serrait la gorge, s'asseyait auprès d'elle, et lui contait les menus faits du jour. Elle l'écoutait, parlant peu elle-même. Dans l'âme de cette fille sauvage, les pensées ne savaient point revêtir la forme des mots; elle sentait son coeur déborder d'une joie muette, et ses yeux seuls pouvaient parler. Aussi Réal était-il sûr de trouver toujours tournés vers lui ces yeux lumineux et veloutés, où toute la tiédeur de la forêt chaude et rousse semblait s'être concentrée. --J'aime tes yeux! dit-il à Sylvie un soir que le soleil se couchait plus tard, pensait-il, sans souci des vraisemblances,--en réalité parce qu'il était venu plus tôt. La fillette sourit d'un air heureux, mais ne répondit pas. Que pouvait-elle répondre? --J'aime tes yeux et tout le reste, continua Réal en parcourant du regard le visage ovale, le cou menu, la taille souple et enfantine de sa jeune amie; tout cela est joli. Sylvie continua de sourire et de le regarder. Un désir ardent, irrésistible, monta peu à peu du plus profond de lui-même aux lèvres de Réal. Ce cou brun, doré, caressé par les derniers rayons du soleil, duveté comme une pêche, attirait le regard et le baiser. Il voulut s'approcher de la jeune fille... celle-ci avait peut-être lu dans les yeux de son ami la pensée insolite qui venait de le surprendre. D'un bond elle fut debout, invitant du geste Réal à la suivre. --Déjà? fit celui-ci, paresseusement étendu sur l'herbe chaude et jaunie. --Allons, répondit Sylvie, je vais te montrer quelque chose. Il ramassa son fusil et la suivit docilement. Il l'eût suivie partout. Ils marchèrent un moment, puis la jeune fille s'arrêta auprès d'un rocher qui surplombait une source. --C'est beau, ici, dit-elle, regarde cela. Réal n'était jamais venu là. La fraîcheur de l'eau courante et de la verdure argentée des saules calma son agitation. Sylvie s'était assise au haut du rocher, les pieds pendants sur l'onde. Il la rejoignit et s'assit près d'elle. Un filet d'eau s'échappait de la pierre et tombait dans un petit bassin creusé par la nature entre les troncs des arbres. Au fond de cette coupe sourdaient deux ou trois sources plus abondantes, qui alimentaient un joyeux ruisseau. Le bassin n'était guère profond; un homme n'eût pas eu de l'eau à mi-jambes; mais les scolopendres et le lierre qui tapissaient les cailloux, la hauteur du rocher lui-même donnaient à ce lieu quelque chose d'agreste et d'intime à la fois. --On est bien ici, n'est-ce pas? dit Sylvie, lorsque son ami se fut assis auprès d'elle. Avec quelques brins de lierre arrachés au plus près elle fit deux couronnes de feuillage qu'elle posa sur leurs têtes. --Regarde-moi dans l'eau, dit-elle en se penchant un peu, et se retenant d'une main au rocher. Réal, sur l'autre versant de la pierre, se retint également et contempla dans le clair bassin le reflet de la jeune fille qui lui souriait. --Comme tu es jolie! s'écria-t-il en levant la tête pour comparer l'image avec la réalité. --Non, non, s'écria Sylvie boudeuse. C'est dans l'eau qu'il faut me regarder. Réal, obéissant, s'inclina sur la coupe de cristal, où Sylvie continuait de lui sourire; quand il relevait la tête, elle reprenait son air sévère, et pour retrouver sa grâce émue, le jeune homme devait la chercher dans le miroir de la source. Fascinée par le regard de son ami toujours plus tendre et plus ardent, la jeune fille sentit aussi un vague souhait germer au fond de son âme innocente et troublée. Cédant aux yeux qui l'imploraient, elle porta lentement sa main à ses lèvres et envoya un baiser à l'image de Réal réfléchie dans l'onde. Le visage qu'elle contemplait disparut soudain, et Réal saisit dans ses bras Sylvie tremblante, presque épouvantée. --Je t'aime, lui dit-il tout bas, je t'aime. Et ses lèvres brûlantes se posèrent sur le cou velouté de la jeune fille. Sylvie se défendit faiblement, et leurs couronnes de lierre tombèrent dans la source. --Regarde, dit-elle, nos couronnes qui s'en vont! Les deux guirlandes flottant au fil de l'eau avaient déjà quitté le bassin, et, tantôt réunies, tantôt séparées, se dirigeaient vers la prairie. Une vague tristesse saisit le cour de la jeune fille lorsqu'un détour du ruisseau les cacha à ses regards. --Déjà! fit-elle. Réal ne regardait plus le ruisseau. Il avait passé un bras autour de la taille de Sylvie. --Viens dans la forêt, lui dit-il à demi-voix. --Non, répondit-elle: lâche-moi. Au lieu de répondre, il posa un second baiser sur sa joue en fleur.--Elle se débattit, s'arracha de ses bras et glissa dans la source à quelques pieds au-dessous. --Je n'ai pas de mal, cria-t-elle aussitôt à Réal, qui, saisi d'effroi, la regardait d'en haut. Elle riait et tremblait, de peur, d'émotion et aussi de la fraîcheur de l'eau. Elle sortit du petit bassin, jeta un regard autour d'elle vers un saule voisin. --J'ai retrouvé nos couronnes, dit-elle en les montrant à Réal, qui l'avait rejointe. Son vêtement de laine, ruisselant d'eau, collait à son corps svelte; elle allait sans s'en inquiéter et releva même sa jupe sur son bras pour marcher plus aisément. Mais Réal ne voyait plus la grâce de cet être jeune et charmant; la fin brusque et presque terrible de son rêve d'amour, lui avait mis au cour une sorte d'inquiétude. --Ou vas-tu? dit-il en la voyant prendre un chemin qu'il ne connaissait pas. --A la maison, pour me sécher, répondit-elle. --Je vais avec toi. --Non, non, fit-elle avec inquiétude, il ne faut pas que mon père te voie... Va-t'en. --Tu le veux? répéta-t-il avec chagrin. --Oui. Ils étaient devenus sérieux, presque tristes. --A demain, dit-il, debout devant elle. Il n'osait rien demander. --A demain, répondit Sylvie, les yeux brillants, les joues couvertes de carmin. Il attendait... Elle lui présenta les couronnes de lierre, qu'elle tenait toujours à la main. --Prends-les, dit-elle. Il les prit machinalement. --Permets-tu que je t'embrasse? dit-il à demi-voix, rougissant lui-même, et tout honteux. Elle lui tendit les deux joues, et le baiser qu'il lui donna fut celui d'un frère. --Je suis bien fâché, balbutia-t-il, c'est ma faute si tu es tombée... Sylvie baissa les yeux, et ils restèrent muets l'un devant l'autre. --Tu n'es pas fâchée? continua Réal. --Non, répondit-elle. --Bien sûr? Pour réponse, elle lui rendit son baiser aussi chaste, aussi fraternel qu'elle l'avait-reçu. --A demain, dit-il. --Bonsoir, murmura Sylvie avec l'accent traînant et musical dont elle accentuait ce mot en le quittant. Réal reprit lentement le chemin du château; le soleil était couché quand il rentra. Le lendemain, il attendit Sylvie pendant longtemps. Venu alors que le soleil était encore haut sur l'horizon, il partit bien après que la bande d'or se fut éteinte au couchant... mais il ne vit point son amie. Le surlendemain, dès l'aube, il courut à la source, puis revint au lieu de leur rencontre... rien! Il s'aventura alors dans le sentier qui menait chez Sylvie. Au bout d'un peu de temps il entrevit une maisonnette; un homme à l'air soucieux, à l'aspect peu encourageant, était assis sur un banc devant la porte. C'était le père de Sylvie, sans doute. Réunissant toute son audace, Réal s'adressa à lui. --Le chemin du château, s'il vous plaît? dit-il. --Vous lui tournez le dos, répondit l'homme en indiquant la direction; puis il laissa tomber son bras en poussant un soupir. Réal le regardait, les yeux de l'homme rencontrèrent les siens. --Qu'est-ce qu'il vous faut encore? dit-il avec brusquerie. --Rien, répondit le jeune garçon en reprenant lentement le chemin de sa demeure. Le jour suivant fut un jour de pluie. Vers le soir, cependant, un rayon jaune et mouillé traversa les nuages, Réal prit son fusil et se hâta de sortir. Il gagna vite la clairière et le chemin qu'il n'avait vu que deux fois, et qui pourtant hantait son souvenir. Comme il passait près de la source, il vit sortir du bois une bière, portée par deux hommes; le forestier solitaire marchait derrière le convoi. Réal, saisi d'effroi, regarda cet homme. C'était bien lui qu'il avait vu la veille. Deux grosses larmes tombant sans cesse et sans cesse renouvelées débordaient de ses yeux mornes... Le fossoyeur, sa bêche sur l'épaule, suivait ce groupe funéraire, Réal l'arrêta. --Qu'est cela? demanda-t-il d'une voix étranglée. --C'est Sylvie Forestier qu'on enterre, répondit le fossoyeur. Elle a attrapé une pleurésie à courir dans le bois, ça n'a pas été long! Une bonne fille, mais si sauvage! Ces gens-là ne parlent à personne, conclut-il avec un haussement d'épaule, en indiquant le père muet qui suivait le cercueil de sa fille. Et il continua son chemin en pressant le pas pour le rejoindre. Réal n'osa les suivre. Il alla s'asseoir sur le rocher, et là, une douleur affreuse lui saisit le coeur; il n'y put rester. Regagnant alors le village, il passa près du cimetière. L'office des morts est vite dépêché pour un pauvre, encore plus vite pour ceux qu'on ne voit point se mêler aux vivants. Quand, le jeune homme atteignit la clôture, la tombe était déjà comblée. La dernière bande jaune disparut du ciel au moment où le fossoyeur nivelait la dernière pelletée de terre. Le forestier, toujours muet, reprit à pas lents le chemin de sa demeure déserte, et Réal rentra chez lui. Ne le voyant point au repas, son père, si calme d'ordinaire, s'inquiéta, et entra dans sa chambre. --Qu'as-tu? dit-il en trouvant son fils sur son lit, le visage défait et marbré par les pleurs. --Je souffre, répondit Réal en détournant son visage. --Des larmes? Un homme ne pleure pas! répondit le père. Cependant, ce jour-là, Réal avait versé ses premières larmes d'homme. Paris, juillet 1877. __________________ [Illustration: head07] SOUS LES FRÊNES Ils avançaient lentement dans le sentier profondément coupé d'ornières verdoyantes où les grands chariots chargés de foin ou de blé occasionnaient, deux fois l'an, des révolutions profondes dans le monde des pâquerettes et des graminées. L'eau des pluies récentes y formait des petits étangs tranquilles, aux endroits les plus défoncés; mais le milieu de la route, poussiéreux et marqué çà et là du fer d'un cheval, était assez large pour y passer deux. --Alors, tu ne veux pas? demanda d'une voix contrainte le garçon qui baissait les yeux et tournait autour de son doigt une longue tige de folle avoine. La jeune fille garda le silence. Il était bien cruel en lui disant que c'était elle qui ne voulait pas! Comment depuis si longtemps n'avait-il pas deviné que c'était lui qu'elle aimait? Elle baissa la tête et releva le coin de son tablier bleu, qu'elle roula et déroula dans ses mains tremblantes pour leur donner contenance, tout comme il roulait son brin d'herbe. --Tu ne veux pas? Nous avons pourtant été camarades de première communion, ne t'en souvient-il point? Elle jeta un coup d'oil sur le petit clocher qui se montrait au-dessus des clôtures et ramena ses yeux vers la route, où l'épaisse poussière formait un tapis de velours. --Tu m'aimais bien, dans ce temps-là, reprit-il avec amertume, mais tu as changé ton coeur: tu ne savais vivre sans moi; depuis, tu n'as plus eu de plaisir à me regarder. Elle ne dit rien; une nuance de rougeur plus vive monta à ses joues; il crut qu'elle allait parler, mais elle resta silencieuse, continuant de marcher à son côté. Le sentier se rétrécissait, les branches des frênes et des aunes se croisaient maintenant sur leurs têtes. Un jour glauque, doux, attendri, filtrait sur eux à travers la feuillée, et les rayons du soleil dansaient à leurs pieds sur le chemin, tapissé d'herbes folles, où les ornières ne se voyaient presque plus. Il se rapprocha davantage et prit, sans toucher les mains tremblantes de la jeune fille, le coin roulé du tablier. --Oui, j'avais cru que tu m'aimais; j'avais pensé que nous passerions notre vie ensemble; tu n'es pas riche, moi non plus; qu'est-ce que cela pouvait nous faire? Est-ce qu'on n'est pas heureux tout de même, pourvu qu'il y ait de l'amour dans le ménage? Mais tu es ambitieuse, toi, tu veux être riche et propriétaire, probablement; la misère te fait peur... Ah! si j'avais pensé comme toi, je serais marié de mon côté, peut-être, à l'heure qu'il est! Mais je m'étais dit: J'épouserai celle que j'aime, et je n'ai qu'une parole! Toi, tu avais le coeur mieux placé, n'est-ce pas? Tu veux être au-dessus de ta position? Il avait lâché le coin du tablier et la regardait d'un air irrité. Les faucheurs aiguisaient leurs faux dans le pré au-dessous; on entendait le moulin tourner dans la petite rivière. Un refrain de chanson traversa l'espace au-dessus de leurs têtes, et mourut insaisissable dans l'air de juin... --O mon ami! dit la jeune fille, qui posa ses deux mains sur les épaules du garçon en le regardant de ses yeux profonds, pleins de larmes; je t'ai aimé de tout temps, mais tu n'as jamais parlé, et ce matin mon père m'a promise à un autre!... Elle laissa tomber sur son tablier ses mains lentes et découragées... Sous les rayons changeants qui dansaient à travers les feuilles, ils restèrent immobiles, se regardant, pleins d'un immense désespoir; pendant que la chanson lointaine, lancée à pleine voix dans les prés par un gars heureux, passait dans les feuilles, au-dessus de leurs têtes... Paris, juin 1882. [Illustration: deco05] [Illustration: head08] LA NUIT _A mon ami Ad. Dupuis_. Le rossignol jetait au dehors un appel si vibrant, si passionné, que Jacques ferma son livre et se dirigea vers la fenêtre. La lune versait sur la campagne une lumière douce et qu'on eût dite tamisée à travers un tulle blanc; les jeunes pousses des bouleaux qui commençaient à vêtir les branches grêles et déliées, dessinaient sur le ciel gris pâle des bouquets d'une élégance extrême; quelques masses de sapins noirs formaient d'épaisses ombres çà et là, et plus loin, les rochers humides de la pluie du jour brillaient comme des parcelles de mica, sous les clartés sereines de cette nuit de printemps. Jacques embrassa des yeux le paysage connu, aimé, qui faisait presque partie de lui-même; pas une ligne de ce pays qui ne lui fût assez familière pour qu'il ne pût indiquer du doigt, les yeux fermés, l'endroit précis où se trouvait tel arbre, tel buisson: pas un de ces sentiers où son pied ne se fût imprimé dans la poussière. Que de jours et de nuits de son existence s'étaient écoulés là, devant cet horizon tranquille, borné, d'où s'exhalait cependant je ne sais quel souffle de grandeur et de liberté... Par delà les rochers, par delà les forêts, on sentait s'étendre les plaines, dont l'air sain, embaumé, arrivait par larges bouffées à la poitrine du travailleur fatigué. Le rossignol, qui s'était tu un moment, reprit son appel, intense, enivré, avec une véhémence inouïe, presque de la colère; c'était un défi plutôt qu'une prière... au loin, dans ces rochers, un autre rossignol lui répondit; sa voix affaiblie par la distance arrivait comme un écho... un troisième rival lança tout à coup une note éclatante dans la clairière voisine, et tous les trois ne cessèrent plus de se répondre... Jacques poussa un soupir, quitta la fenêtre et voulut retourner à son livre, mais les rayons jaunes de la lampe blessèrent ses yeux si doucement reposés par la lumière voilée de la lune; il retourna à la fenêtre, s'accouda, et, se laissant envahir peu à peu par un flot montant de souvenirs, il revécut le passé et rouvrit sa blessure. C'était une vieille blessure, et elle saignait toujours; ce petit bois, qui touchait à son jardin, avait vu grandir ses jeunes amours; il avait aussi vu tomber les larmes amères de l'amour trahi, de l'orgueil vaincu. Cinq ans s'étaient écoulés, et pourtant, à chaque renouveau, la blessure semblait ne dater que de la veille; les jours avaient emporté la vivacité de ce chagrin, ils n'avaient pu en diminuer la profondeur. C'est là qu'il avait aimé; elle était jeune, belle et libre de donner sa main et sa vie à celui qu'elle aurait choisi. Séduit par le voisinage, Jacques avait passé près d'elle de longues soirées d'hiver, la regardant travailler sous la clarté adoucie de la lampe, l'écoutant causer avec ses vieux parents, et nul ne sait pourquoi cette jeune femme veuve, qui avait à peine effleuré la vie, lui paraissait plus sage et plus instruite que les philosophes et les savants. Etait-ce la douleur qui, en la touchant de son aile, lui avait donné cette maturité précoce? Régine était-elle un de ces fruits savoureux qui contiennent d'eux-mêmes, sans que le jardinier y contribue, la quintessence de tous les arômes, de tous les parfums? Qu'importait au travailleur pensif, pourvu que ce fruit embaumât sa demeure et sourit éternellement à ses yeux charmés? Le printemps était venu après l'hiver, les portes de leurs jardins donnaient sur la clairière; pourquoi se trouvèrent-elles un jour ouvertes en même temps? Pourquoi Jacques et Régine, lorsque les vieux parents, endormis de bonne heure, oubliaient dans un rêve heureux les soucis de leur vieillesse, prirent-ils l'habitude de marcher côte à côte dans les sentiers sablés qui tournaient si doucement autour des rochers et du bois? Les rossignols le savent sans doute, et c'est pour cela qu'ils passent leurs nuits à chanter. Leurs mains s'étaient jointes, leurs yeux s'étaient parlé, leurs lèvres n'avaient rien dit; à quoi bon les promesses quand le coeur se sent capable de tout tenir? Les chatons des saules tombèrent, les bouleaux prirent tout leur feuillage, les muguets des bois se fanèrent, et les rossignols cessèrent de chanter. Jacques n'avait rien dit encore, car Régine était presque riche, et lui n'avait que son travail, travail de penseur qui vieillit vite et n'enrichit guère. Un soir, la pluie les avait empêchés de sortir ensemble, il vint retrouver son amie sous la lampe, auprès des vieux parents; un intrus se présenta, fut aimable et se retira après une courte visite. C'était un prétendant protégé par la famille: Régine ne pouvait rester veuve; un beau parti se présentait... On demanda à Jacques quel était son avis... Le coeur plein d'amertume, car il se sentait pauvre et son amie ne disait rien, il conseilla le mariage et rentra chez lui désespéré. Etait-ce à lui d'enchaîner à sa vie de travail et d'obscurité cette jeune femme, digne de briller dans le monde? Les gens modestes ont de ces méfiances... Il se jugea égoïste, flétrit son amour pur du nom de recherche intéressée, et, sans attendre les conseils du grand jour, il partit pour un voyage... Quand il revint, Régine n'était plus là; abandonnant les deux vieux, tristes de son absence, elle était retournée dans le monde; depuis, elle y vivait non mariée, mais il l'ignorait, très-fêtée, il le savait, sans qu'on le lui apprît. Qui sait ce qui s'était passé dans son âme quand Jacques avait pris la fuite? Elle avait peut-être aussi souffert, mais pas plus que lui elle n'avait proféré une plainte. Voilà ce que Jacques se rappelait, pendant que les rossignols chantaient dans le bois... l'amertume croissant toujours, il descendit dans son j'ardin, moins pour se distraire que pour épuiser son angoisse; la clef de la petite porte était toujours là, bien rouillée, mais serviable toujours... il ouvrit la porte et entra dans la clairière. La lumière de la lune projetait sur le gazon encore court l'ombre des rameaux déliés; les ormes n'avaient presque pas de verdure, les coudriers portaient à peine au bout de leurs branches souples les petits noeuds tendres et veloutés d'où sortiraient les feuilles; une bonne odeur d'herbe, de jeunes pousses, d'écorces humides donnait à l'air de la nuit une fraîcheur pénétrante; une vigueur jeune et résolue semblait flotter dans l'atmosphère et s'infiltrer jusqu'au plus profond des moelles. C'était un de ces soirs où l'on se sent courageux, où l'on voudrait partir pour la conquête du monde, où l'on ne peut rien entreprendre que de noble et de grand. Il errait depuis un moment, et l'amertume qui l'avait poussé là se changeait peu à peu en un chagrin plus résigné, plus idéal, quand il entendit un pas sur le gravier. La clairière était bien isolée, mais jamais rien de mal n'y était arrivé; le petit bourg dormait depuis longtemps; Jacques s'arrêta et attendit. Une robe grise passa devant lui, se dirigeant vers l'autre porte, celle de Régine; il s'élança rapidement vers la jeune femme, qui se retourna effrayée. --Jacques! murmura-t-elle en le reconnaissant. Elle étendit la main vers un tronc pour se soutenir, palpitante de sa peur passée et de son émotion nouvelle, et resta immobile, appuyée aux branches inférieures d'un lilas. Il n'osait parler; craignant de rêver et de voir s'évanouir cette image tant aimée; toute son amertume, avait soudain disparu, faisant place à une joie intense et muette. --Vous étiez ici? dit-il enfin, très-bas; il lui semblait que le son de sa propre voix devait lui blesser les oreilles. --Oui... depuis ce matin... mes vieux parents sont malades et tristes... Elle baissa la tête: il y avait longtemps qu'ils étaient tristes et malades, mais elle n'avait osé venir les voir plus tôt, craignant aussi peut-être une rencontre inévitable. --Vous êtes seule, dans ce bois, la nuit? demanda-t-il avec un reste de soupçon; votre mari vous laisse sortir seule? --J'étais venue écouter les rossignols, répondit doucement Régine, ils chantent si bien! Je ne suis pas mariée, ajouta-t-elle plus bas. Jacques, ivre de joie, sentit tout à coup que cette heure allait faire date dans sa vie. --Les rossignols chantaient aussi bien autrefois, dit-il, s'enhardissant soudain, et cela ne vous a pas empêchée de partir! Elle secoua tristement la tête et se mit à marcher dans l'étroit sentier; ils avaient quitté les coudraies et cheminaient maintenant sous les pins, dans l'ombre parfumée de senteurs résineuses. --Ce n'est pas moi qui suis partie, dit-elle enfin. Un rayon de lumière qui passait par une trouée montra à Jacques son doux visage, un peu amaigri, mais toujours aussi beau et cent fois plus charmant. --C'est moi, j'en conviens, mais je l'ai fait pour ne pas vous nuire, pour vous laisser libre... --Hélas! s'écria-t-elle en serrant l'une contre l'autre ses mains nerveuses, étais-je libre? est-on libre quand le coeur s'est donné, quand... Elle se tut; ses lèvres tremblantes l'empêchaient de parler. --Vous m'aimiez donc? lui demanda Jacques sans oser la regarder. --Oui, je vous aimais! Je puis vous le dire à présent que les années ont tout ôté, tout détruit, à présent que j'ai appris à souffrir... Mais l'épreuve a été cruelle! Pourquoi m'avez-vous fait subir ce martyre? Trop d'orgueil, sans doute! Ah! vous autres hommes, vous avez plus d'orgueil que d'amour, tandis que nous... --Vous n'avez pas d'orgueil, vous autres femmes? Ce n'est pas par orgueil que vous avez gardé le silence? C'était à vous de parler, vous qui étiez plus riche et plus considérée que moi... moi, pauvre diable! --L'orgueil, toujours l'orgueil! répéta Régine avec tristesse; vous saviez que je vous aimais, cela ne vous suffisait pas. Il eût encore fallu vous le dire! Allez, Jacques, votre châtiment sera de connaître trop tard le coeur que vous avez perdu. --Perdu! demanda-il, non pas désespéré comme il eût dû l'être, mais plein d'une émotion joyeuse. Perdu? Vous ne m'aimez plus? --Non! dit-elle, en détournant la tête. --Et moi, je vous adore, Régine, s'écria-t-il soudain en lui prenant les deux mains. Êtes-vous satisfaite, cruelle orgueilleuse? J'ai passé cinq ans à vous maudire, à me maudire, à vous pleurer, et, vous, vous ne m'aimez plus: êtes-vous assez vengée? Elle détourna la tête pour cacher le flot de pleurs qui inonda son visage. --Vous êtes vengée, vous êtes contente? Et maintenant que me direz-vous? --Mon mari! fit-elle en cachant ses yeux débordant de larmes sur l'épaule de Jacques. Ils revinrent lentement par les sentiers semés d'aiguilles résineuses; les branches des aliziers secouaient sur eux leurs grappes parfumées, les muguets dans les taillis ouvraient des clochettes sur leur passage, le bois tout entier semblait leur faire fête d'être revenus ensemble comme autrefois. --Je crois, dit Régine au moment de se séparer, je crois qu'après tout, il vaut mieux que nous ayons souffert... Nous sommes meilleurs, et nous nous aimons mieux. Il lui serra une dernière fois la main et la laissa disparaître derrière cette petite porte qui désormais lui serait toujours ouverte... En ce moment, le rossignol, son voisin, que sa présence n'effarouchait pas, lança dans l'air calme une fusée aiguë de notes triomphantes, et ses rivaux lui répondirent au loin; pendant un instant, ils chantèrent tous trois en même temps leur hymne à la joie. Au Bourdon, Nemours, avril 1878. [Illustration: deco06] [Illustration: head09] LA TEMPÊTE La petite maison de Vivien s'élevait sur un plateau exposé à tous les vents, qui dominait les vallées environnantes. Le jeune homme aimait sa demeure, il aimait son jardin et les grands peupliers plantés par son père, qui avait acheté jadis pour peu d'argent la lande inculte et triste. Avant de mourir, le vieillard vit sa haie de sureaux et d'osiers s'élever bien au-dessus de sa tête, et quand l'heure fut venue, pensant qu'il avait bien travaillé, il s'endormit content. Vivien continua son oeuvre, mais la solitude est mélancolique au travailleur: un jour, il amena dans sa maison neuve la jeune épouse qu'il aimait en silence depuis longtemps. Le travail partagé est le plus puissant des liens: penché sur le même sol, soucieux des mêmes soins, Anne et Vivien sentirent se resserrer chaque jour l'étreinte de leur tendresse. Ils vivaient seuls sur le plateau, ils furent bientôt tout l'un pour l'autre, sans qu'aucune pensée étrangère troublât la paix sereine de leur solitude. La terre sait récompenser celui qui l'aime: après dix ans de travail en commun, la maison se cachait à demi sous les feuillages, et les champs défrichés formaient autour de l'enclos une ceinture verdoyante. Pleins d'un orgueil légitime, les époux se disaient que leur lutte salutaire contre la lande inutile profiterait à ceux qui les suivraient dans la vie; aussi chacun, après l'autre, n'aimait-il rien autant que leurs cultures. Un soir, le soleil se coucha dans un nuage sombre; pendant la nuit, la tempête arriva du sud avec tant de violence que, renfermés chez eux, les époux tremblaient en entendant craquer les arbres et gémir les murailles. Jusqu'au jour, serrés l'un contre l'autre, ils écoutèrent l'ouragan passer sur le plateau, semblable aux pieds pesants d'escadrons ennemis qui broient indifféremment les vivants et les morts. Au matin, le soleil se leva dans la buée des jours sereins, le calme s'était fait. Pâles encore de leur effroi, Anne et Vivien sortirent de la maison. De tout ce qui avait fait leur joie, rien n'existait plus; les arbres déracinés, en tombant sur le sol, avaient brisé les fleurs et les arbustes, la pluie avait emporté les semences et raviné les cultures; tout était ruine devant eux, et comme ils franchissaient le seuil de leur demeure, un pan de mur s'écroula, ensevelissant leur pauvre avoir. Au bruit terrible ils s'étreignirent avec force, et restèrent immobiles, anéantis devant ce désastre. Après le premier choc de la douleur, Anne serra plus fort son mari contre sa poitrine, et levant sur lui ses yeux pleins d'une indicible tendresse: --Tu me restes, au moins, dit-elle, et je te reste! O Vivien, rien n'est perdu, puisque nous vivons tous les deux! Il regarda avec respect sa vaillante épouse, et les yeux débordants de larmes de joie: --Puisque tu m'aimes, dit-il, rien n'est perdu. Nous sommes encore jeunes, nous recommencerons. Paris, novembre 1879. [Illustration: deco07] [Illustration: head10] LA NEIGE La neige tombait presque sans relâche depuis deux jours entiers. Les routes avaient d'abord reçu une couche fine et ténue, semblable à du grésil, bientôt emportée par le vent; puis une autre espèce de neige était venue, celle-là composée de larges flocons en forme d'étoiles, qui tombaient lentement, comme des plumes de cygne, et s'étalaient sur le sol avec la grâce moelleuse d'un être vivant et coquet. La neige ne s'était pas contentée de recouvrir les chemins battus; après avoir commencé par fondre sur le gazon jauni, sur les haies épineuses, elle s'y était enfin attachée, et, depuis, elle n'avait cessé de s'amasser lentement, mais sans répit, et la campagne avait disparu sous un voile uniforme. Le ciel s'était rougi pour un instant vers le soir du jour précédent, et les creux où la neige entassée formait des ombres bleues avaient semblé plus bleus encore; puis le gris uniforme s'était refermé sur l'astre disparu, la nuit était venue, grise aussi sur la terre blanche, le jour terne et blafard lui avait succédé, et les villages, n'osant plus se secouer dans leur torpeur glacée, se demandaient si le monde allait mourir sous la neige qui tombait toujours. Dans la dernière maison du village, la fenêtre était close par un volet de bois; un filet de fumée sortant du toit de chaume montait tout droit dans l'air tranquille; la lumière qui éclairait cette demeure venait du côté du jardin, où une porte-fenêtre donnait accès de plain-pied. Sous l'énorme manteau de la noire cheminée, deux jeunes gens causaient tout près l'un de l'autre, mais leurs escabelles ne se touchaient pas; quoique seuls, leurs mains restaient désunies,--leurs coeurs ne battaient pas ensemble. --Le vieux est à la ville? demanda le jeune homme. Son air ennuyé ne suffisait probablement pas à exprimer sa mauvaise humeur, car il y joignit un ton bourru. --Il est allé chercher une potion pour la vache malade, répondit la jeune fille; mais je ne crois pas qu'elle l'attende, elle doit être morte à l'heure qu'il est. Il va gronder quand il rentrera. --Pourquoi ne vas-tu pas y voir? grommela le jeune homme. Elle haussa les épaules. --Pour le bien que je peux y faire, ça n'en vaut pas la peine, et d'ailleurs ça me fait du mal de voir souffrir une bête. J'aime mieux n'y pas regarder. Elle baissa la tête tristement vers le foyer, où brûlait un petit feu de racines, aussi maigre et aussi chétif que pouvait le souhaiter le maître le plus parcimonieux. Ils gardèrent le silence un instant. Quelques flocons de neige tombèrent par le haut de la cheminée, brillèrent pendant leur chute de toutes les couleurs du prisme, puis disparurent dans les cendres. --Quand doit-il revenir? fit le jeune homme. --A trois heures. La voiture repart une heure après pour la ville; il ne peut pas y avoir de retard, dit-elle. --Il sera ici dans une demi-heure, répondit-il en regardant la vieille horloge. Ecoute, Mélie, puisqu'il faut parler franc, j'ai quelque chose à te dire. --Je sais ce que c'est, fit la jeune fille d'un air navré, tu ne m'aimes plus. Le jeune homme, embarrassé, fit un geste indécis, puis, revenant à son idée, il reprit avec une naïveté cruelle: --Mais si, je t'aime toujours; on n'est pas camarades pour rien; il reste un peu d'amitié... --Oui, c'est entendu, tu ne m'aimes plus comme tu m'aimais à la Saint-Jean dernière; tu ne veux plus de moi pour ta bonne amie. Il se leva de son siège rustique et fit quelques pas dans la salle. --Eh bien! non, c'est vrai, dit-il enfin; ce n'est pas ma faute! l'amour ne se commande pas. --Ce n'est pas ce que tu me disais quand tu me demandais de t'aimer; tu disais dans ce temps-là que ton amour pour moi méritait une récompense, et que je devais t'aimer aussi. J'ai obéi, et à présent, c'est autre chose? --Eh! oui, c'est autre chose! dit Jean, de plus en plus maussade. On a une bonne amie pour un temps, pour passer sa jeunesse, et puis, le temps venu, il faut bien faire comme, les autres, et se marier. Mélie se leva toute droite, toute blanche, les yeux fixés sur le visage de celui qui l'abandonnait et qui baissait la tête, incapable de soutenir son regard. --Tu te maries? dit-elle d'une voix rauque. --Oui,--mes parents le veulent, et je ne peux pas les contrarier. --Et moi? --Ah bien! toi... je ne t'avais pas promis le mariage au bout du compte! fit le don Juan de village en se révoltant. --Oh! non! tu ne m'avais rien promis du tout. --Puisque tu en conviens toi-même... --J'en conviens, répéta la jeune fille en se rasseyant. Tout son être frêle et mignon frissonnait plus encore sous la lâcheté de l'abandon que sous la douleur d'un amour méconnu. --Je conviens que tu as raison de ne pas m'épouser, puisque je ne suis qu'une enfant trouvée, nourrie par charité, servant aujourd'hui chez le vieux qui m'a recueillie. Oh! non! on n'épouse pas une fille comme moi... tu as raison, Jean. Ta future est riche? --Mais oui, pas mal! répondit Jean en se caressant la moustache d'un air content. Mélie prenait bien la chose, à ce qu'il lui semblait, et cela le mettait en belle humeur. --Et jolie? --Pour cela, rien de trop! fit l'ex-amoureux en baissant l'oreille. Mais la noce n'est pas faite, et ne se fera qu'à Pâques; il leur faut tout ce temps-là pour arranger les chiffons de la mariée. En attendant, petite Mélie, si tu veux, nous pourrons avoir encore quelques semaines de bon temps... Tu es jolie, plus jolie que ma future, ah! pour cela, oui! Il voulait prendre la jeune fille par la taille et appliquer un baiser sur ses joues décolorées; elle bondit en arrière, s'appuyant au montant de la cheminée, et, regardant en face l'homme qu'elle avait aimé, elle lui cracha au visage. --Va-t'en! lui dit-elle, pendant que Jean stupéfait essuyait machinalement l'outrage avec sa manche et la regardait avec ses gros yeux à fleur de tête, pleins d'une méchante colère. Va-t'en, répéta-t-elle; ou je te tuerais! Elle avait pris la pelle à feu et la brandissait si près du visage de Jean, qu'il recula prudemment du côté de la porte du jardin. --Comme tu voudras, murmura-t-il, déconfit; comme tu voudras... Je ne pensais pas à te fâcher, il n'y a pas de quoi se mettre en colère... --Va-t'en! dit encore la jeune fille, mais cette fois sans le menacer; la fureur avait disparu de son visage, qui n'exprimait plus que le dégoût. Il battit en retraite et sortit en refermant sur lui la porte du jardin. Sa silhouette assombrit un instant le peu de jour que laissaient entrer les carreaux verdâtres, puis disparut, et Mélie retourna près du foyer. Elle ne pleurait pas; certains coups meurtrissent le coeur comme d'autres le corps, sans faire couler ni de sang ni de larmes, et ce ne sont pas les moins douloureux; elle regarda sa vie passée comme on regarde un travail mal fait, une ouvre manquée. C'était par un jour d'hiver semblable à celui-ci qu'on avait accueilli dans la maison communale sa mère mourante, qui la portait dans ses bras. Le seul mot que la malheureuse avait su prononcer était un nom: Mélie. Était-ce le sien ou celui de la petite fille, alors âgée de trois ans? A qui cela importait-il? L'enfant fut nommée Mélie; on enterra la mère, et tout fut dit. Le vieux Jacques, qui n'était pas jeune alors, avait ramassé vers sept ans cette petite créature, jusque-là un peu nourrie par tous, et il l'avait promue au grade de servante. Servante, pour une enfant qui n'était qu'une mendiante! Il y avait là un changement de position sociale, et Mélie sut gré au vieillard de l'avoir élevée à cette dignité. Toute petite, mais déjà intelligente et docile, elle l'avait servi dans la mesure de ses forces enfantines, souvent au delà,--ne réclamant d'autre salaire que son pain quotidien. Le vieillard était rude et grossier, et souvent il parlait plus fort qu'il n'eût fallu; cependant jamais il n'avait frappé l'orpheline, retenu peut-être par un vague respect de ce malheur qui n'avait aucune protection. La vie de Mélie s'était écoulée dans cette cabane, entre les vaches et les poules, sans joies, sans espérances, sans rêves d'avenir. Que pouvait-elle rêver? Jean l'avait remarquée un jour, puis courtisée,--à la Saint-Jean il l'avait choisie pour danser... C'est alors que le coeur de la jeune fille avait connu l'orgueil d'être aimée et la joie plus humble et plus pénétrante d'aimer elle-même. Elle n'aimait pas le vieux, qu'elle craignait. Elle avait aimé les petits veaux et les poussins;--tous ces êtres élevés par elle avaient disparu dans la voiture qui conduit les marchandises à la ville. Les enfants trouvés n'ont jamais d'amis parmi ceux de leur âge; les parents ont bien soin de leur répéter: On ne sait pas seulement d'où ça vient! Comme s'il était nécessaire de venir d'un endroit connu pour mériter un peu de tendresse! Jean l'aimait! Il la préférait aux autres! Elle sentait son pauvre petit coeur gonflé de reconnaissance, à l'idée que lui, le plus beau et le meilleur du village, ne méprisait pas une enfant trouvée. Elle l'aima de toutes ses forces, car elle goûtait pour la première fois la douceur de la tendresse. Maintenant il se mariait. Il avait assez d'elle! Pas encore assez, cependant, puisqu'il avait osé... A ce souvenir, elle frissonna comme sous l'injure, en cachant sous ses deux mains ses yeux brûlants et secs, et son front couvert de honte! Il ne l'avait pas aimée, c'était clair. Pendant qu'elle rêvait de lui consacrer sa vie, s'efforçant d'imaginer des dévouements impossibles pour les mettre à ses pieds, il cherchait un passe-temps qui le conduisît sans ennui jusqu'à l'époque de son mariage. Une amertume profonde entra irrévocablement dans l'âme de cette enfant, à qui personne n'avait enseigné la résignation, et qui se révoltait contre l'injustice. La colère et l'amertume, tels allaient être ses compagnons de chaque jour. Rien n'est plus cruel pour une âme innocente que de sentir soudain de mauvais sentiments la pénétrer avec le froid du glaive. Ces hôtes malsains sont plus douloureux encore à supporter que le mal qui les a fait entrer. Hélas! quoi qu'on ait pu dire, ce n'est pas par goût qu'on devient méchant: l'apprentissage de la perversité est accompagné de bien des tortures! Pendant que Mélie sentait la rage et l'indignation lui déchirer le coeur, la porte extérieure s'ouvrit, et le vieux entra tout couvert de neige. Il se secoua sur le seuil, et pénétra dans sa demeure sans une parole amicale pour celle qui gardait son foyer. --Eh bien, dit-il, la vache? --Elle ne va pas mieux, répondit machinalement la petite servante. --J'y vais, grommela Jacques en sortant aussitôt. Elle avait repris sa méditation, et cherchait quelque vengeance, lorsque le vieux rentra, les sourcils hérissés, les mains tremblantes, dans une indicible colère. --Elle est morte! cria-t-il en frappant de son bâton sur la pierre du seuil; elle est froide, et toi, misérable fainéante, tu n'as pas seulement été la regarder. --J'y ai été, maître, répondit Mélie en quittant sa place; j'ai cru qu'il n'y avait rien à faire, et je n'y suis pas retournée. --Tu mens, s'écria le vieillard en bégayant de colère; tu n'as pas mis les pieds hors d'ici! Tu crains le froid, tu es frileuse comme une princesse, et tu es restée à te chauffer les pieds... Il s'était approché de la porte vitrée, et il aperçut les traces de pas, que la neige n'avait pas eu le temps de recouvrir. Le temps s'était un peu éclairci, et les flocons blancs avaient cessé de tomber. --Tiens, dit-il, blême de rage, voilà pourquoi tu ne soignes pas ton bétail, pourquoi tu ne fais plus oeuvre de tes dix doigts! Mademoiselle a un amoureux qui vient la voir, et l'on devise ensemble, au lieu de travailler... Un amoureux! un amoureux à Mélie! Quel malheureux abandonné de toutes a pu courtiser la belle demoiselle que voilà? Mélie sourit amèrement et se croisa les bras pour attendre que la colère de Jacques fût passée. --Un amoureux! à une enfant trouvée! Une misérable fille que j'ai eu la bonté de recueillir, et qui ne m'a jamais aidé en rien! C'est depuis que tu es chez moi que le malheur me poursuit! Auparavant j'étais riche et je faisais des économies; à présent, l'argent s'en va on ne sait où... Tu m'as porté malheur, oiseau de vilain présage! Je te chasserai, je te remettrai dans la rue où je t'ai prise et où j'aurais dû te laisser. Que j'ai été bête ce jour-là! La voix claire de Mélie s'éleva tout à coup et couvrit les radotages irrités du vieillard. --Je vous ai porté malheur, maître, cela se peut, mais je ne l'ai pas fait exprès. J'ai travaillé de mon mieux et je n'ai point demandé de gages. Si je vous porte malheur, je vais vous rendre votre chance, car je m'en vais, mon maître, et je ne vous coûterai plus rien! Les yeux irrités du vieillard rencontrèrent le regard clair et dédaigneux de la jeune fille. En une heure, elle avait vidé la coupe d'absinthe; une goutte de plus ou de moins lui importait peu. --Eh! va où tu voudras, enfant du diable, s'écria Jacques, furieux de se voir tenir tête, personne n'a besoin de toi ici! Tu dois être une fille de sorcier! --C'est peut-être vrai! répondit la petite servante en levant le loquet de la porte. Adieu, maître; que le bon Dieu vous rende la chance que je vous ai fait perdre. Elle ouvrit la porte. Sa silhouette frêle et élégante, malgré ses lourds vêtements de laine grossière, se dessina un instant sur le fond éclatant de la neige fraîche tombée. Il ne neigeait plus du tout, mais l'air du soir approchant semblait plein de douleurs inexprimées, comme les yeux et la bouche d'un enfant prêt à fondre en larmes. La porte retomba, et Jacques, resté seul, murmura: --Bon débarras! Quittant ses vêtements de voyage, il revêtit ceux qu'il portait tous les jours, puis alluma une lanterne, car la lumière décroissait rapidement; et retourna près de la vache morte. Il la toucha de la main, s'assura qu'elle ne vivait plus, et rentra dans la maison, toujours grommelant et maugréant. L'heure du souper viendrait, personne n'y songerait pour lui; il alla chercher une terrine et quelques légumes dans un panier, s'assit sur un siège bas, le panier entre ses jambes, et commença de préparer son repas. Pendant qu'avec des gestes maladroits, il pelait lentement des pommes de terre, il se mit à songer à ce qui venait de se passer. Elle était partie! Eh bien, tant mieux! Avec ses petites mains et ses petits pieds qui ne trouvaient jamais de sabots assez mignons pour se chausser, c'était une piètre servante. Ce qu'il faut dans un ménage, c'est une forte fille avec de grands pieds et de grandes mains, qui ne ploie pas sous le fardeau des lourdes canes pleines de lait. Et puis, elle avait sa tête, cette Mélie! Il ne fallait pas lui dire grand'chose pour la faire mettre bien en colère! Si peu qu'on lui parlât de sa naissance, elle devenait rouge comme un coq, et ses yeux flambaient comme braise! Elle n'était pas née pour être servante, bien sûr, car elle ne savait pas supporter les reproches. Ainsi tout à l'heure elle était partie, Dieu sait pourquoi! N'eût-elle pas mieux fait de se mettre tranquillement à préparer la soupe! mais elle avait toujours eu un caractère du diable! Toujours! non. Autrefois elle était bien-gentillette quand elle était petite et qu'elle se tenait à ses genoux en l'appelant: Papa Jacques. Elle avait été bien aimable dans ce temps-là, et même longtemps après. Dans une maladie qu'il avait faite, elle lui avait préparé les ordonnances du docteur comme une petite femme, si bien qu'un jour, M. le docteur lui-même avait caressé les cheveux de la petite en disant que c'était elle qui avait sauvé le vieux bonhomme. Quel âge avait-elle alors? Peut-être bien douze ou treize ans. C'est dans ce temps-là que Jacques, n'ayant ni enfants ni proches parents, avait pensé à laisser par testament son bien à sa petite servante. Mais il n'en avait rien dit à personne, car on dit que ça porte malheur de faire son testament, et Jacques n'entendait pas mourir avant son temps. Est-ce après la maladie du vieux qu'elle était devenue si jolie? Ce devait être après, car, lorsque le médecin lui avait fait compliment, elle était bien pâle et bien maigre... La fatigue sans doute, car elle avait veillé plus de quinze nuits, et s'en ressentait encore à l'hiver suivant... Oui, elle était devenue très-jolie; si les garçons y avaient fait attention, le père Jacques aurait pu avoir de l'ennui à cause d'elle; mais les garçons n'y avaient pas pensé, et ça se comprend! Une enfant trouvée! Elle ne se marierait pas, pour sûr... Qui diable avait pu venir la courtiser? Eh bien, ça ne faisait plus rien, à présent, puisqu'elle était partie... Partie? Bah! on dit qu'on s'en va, et puis on revient bien penaude à l'heure du souper... Elle allait rentrer tout à l'heure. Une minute s'écoula. Le père Jacques continuait à peler ses pommes de terre, et naturellement il en pelait pour deux, puisqu'elle allait revenir. Quand il jugea qu'il en avait assez, il prêta l'oreille, croyant entendre le bruit du loquet... Mais personne ne parut. --Elle est derrière la porte, se dit-il, et n'ose pas entrer. Bah! il faut avoir de l'indulgence pour les fautes de la jeunesse, et puis elle doit avoir eu froid. Il se leva, referma son couteau et le mit dans sa poche--vieille habitude de paysan--puis attendit encore un moment. --Elle n'entrera pas toute seule, se dit-il, je vais lui ouvrir. Il se dirigea vers la porte à pas de loup, autant que le lui permettaient ses sabots, et ouvrit. Il n'y avait personne. Il recula effrayé, comme s'il avait vu se dresser en face de lui quelque apparition menaçante, et une peur inexplicable fit dresser ses cheveux gris sous son chapeau de feutre. Il n'était pas poltron, cependant, et fit aussitôt deux pas en avant. Les traces de ses pas venant de la route qui conduisait à la ville étaient presque effacées par la neige; d'autres traces toutes fraîches reprenaient le même chemin en sens inverse, celles-là étaient celles de Mélie, reconnaissables à la petitesse des empreintes; depuis il n'était pas tombé de neige. Elles étaient assez espacées, profondes, le talon à peine marqué, comme celles d'une personne qui court. Le vieillard se frotta les yeux, et dit tout haut: --Elle doit être quelque part dans le village. Il tourna la tête vers les maisons, mais aucune empreinte n'était visible de ce côté-là. Malgré lui, niant l'évidence, il dit: --Cela ne se peut pas! Le jour avait presque disparu, mais le ciel gris plein de neige n'était pas sombre, et la blancheur de la terre rendait les moindres traces très-reconnaissables. Oubliant de refermer derrière lui la porte de sa maison, le père Jacques suivit les marques des petits pieds, un peu penché en avant, comme un homme qui cherche à déchiffrer quelque chose. Après quelques enjambées, les empreintes reprenaient une allure raisonnable, Mélie avait cessé de courir, sans pour cela ralentir beaucoup le pas. L'un après l'autre, les petits pieds si mignons, si peu faits pour supporter le poids des lourds fardeaux des champs, avaient suivi leur chemin dans la neige, vers la route de la ville. Quand il eut fait un kilomètre, le père Jacques s'arrêta pour humer l'air. Un flocon de neige tomba dans sa barbe et un autre sur sa main. Levant la tête et regardant devant lui, il cria: --Petite! C'est ainsi qu'il la nommait autrefois, quand elle était pour lui plutôt un jouet qu'une servante; c'était un terme d'amitié auquel elle répondait toujours par un sourire. --Petite! répéta le vieillard, et il pensa avec confiance: Elle comprendra tout de suite que je lui pardonne. Rien ne répondit; il pressa le pas en suivant toujours les petits pieds imprimés dans la neige et qui semblaient marcher devant lui vers un but inconnu. Mais les flocons recommençaient à tomber, de plus en plus épais; le ciel devenait plus noir et se rapprochait de la terre; la nuit venait... La nuit, ce n'était rien, mais la neige! Voici que les empreintes, tout à l'heure si nettes, même de loin, se remplissaient de flocons nouveaux; ce n'étaient plus que de petits creux encore visibles. Le vieillard marchait vite maintenant, presque plié en deux pour mieux distinguer ces traces effacées; de temps en temps il se relevait et lançait contre le ciel noir et bas son appel, non plus confiant, mais désespéré: --Petite! Et rien ne répondait dans l'air sans écho. Retrouvant encore les petits pieds sous la neige, par un effort de volonté qui lui donnait mal à la tête, il arriva à la grande route, celle qu'il avait quittée deux heures auparavant, celle que la voiture avait dû parcourir depuis peu, se dirigeant vers la ville... Mais là, plus rien. Les petits pieds avaient disparu sous une épaisse couche de neige, et les flocons, de plus en plus nombreux, de plus en plus épais, tombaient lentement, formant devant les yeux dilatés du vieillard un voile impénétrable et glacé. Debout sur le chemin où ses traces à lui-même venaient de s'effacer, il regarda l'horizon à droite et à gauche, en l'interrogeant avec une anxiété sans fond, et d'une, voix pleine de larmes, il lança encore une fois son appel inutile: --Petite! Paris, 10 mars 1879. [Illustration: deco08] [Illustration: head11] LES NOISETTES La verte avenue toute droite s'allongeait sous les branches croisées, bien loin, bien loin, terminée par un point blanc qui était la plaine lumineuse, où le soleil faisait ondoyer l'or des blés. La charmille qui bordait l'allée de vert gazon, fraîchement émondée, donnait à ce bois l'apparence d'un paysage de jardin, tel qu'on en voit à Versailles ou dans les gravures d'Eisen. Des deux côtés le clair taillis s'étendait, formant de petits îlots de verdure où le soleil jetait des percées joyeuses de mouvante lumière, suivant la fantaisie du vent léger, qui passait sur les cimes avec un joli bruissement de feuilles froissées. Ils marchaient tous deux dans l'allée, lentement, à petits pas, elle, s'appuyant sur le pommeau de son ombrelle à haute canne; lui, tout droit encore et guilleret, les mains derrière le dos; elle, les cheveux couverts d'une dentelle sous laquelle ses petites boucles argentées semblaient mousser et foisonner; lui, sous un chapeau de paille à larges bords qui faisait penser aux chaudes journées de ce pays où les nègres, revêtus de caleçons blancs, travaillent dans les cannes à sucre, sur les images de vieilles boîtes de sucre d'orge ou dans les éditions vieillottes de Paul et Virginie. Ils se boudaient visiblement, car ils allaient sans se parler, sans se regarder, hormis à la dérobée, et le coup d'oeil qu'ils se jetaient alors était chargé de reproches. Après qu'ils eurent ainsi franchi la moitié de l'avenue, ils se trouvèrent pourtant moins loin l'un de l'autre, et force leur fut de se parler. --C'est décidé alors, dit-elle d'une voix douce où tremblait pourtant un reste de colère, vous voulez faire le malheur de ces enfants? --Je veux, au contraire, que notre petite-fille ne puisse jamais me reprocher d'avoir causé son malheur par mon imprudence. Elle haussa les épaules, mais très-légèrement, comme une vieille dame bien élevée qu'elle était. --Parce que le garçon qui l'aime est moins riche qu'elle... la belle affaire! Ils sont toujours sûrs d'avoir du pain... --Mais pas de beurre! fit observer le grand-père. --Quand on s'aime, on mange des baisers sur son pain, répondit-elle avec un demi-sourire. Comme il ne disait rien, elle fit encore quelques pas, regardant à droite et à gauche, puis s'arrêta devant un coudrier: --Regardez donc, mon ami, fit-elle, il me semble voir là des noisettes. Avec sa politesse chevaleresque, le grand-papa s'approcha, appliqua à ses yeux son lorgnon d'or, regarda le coudrier et répondit: --Ce sont des noisettes, en effet. --Voulez-vous me les cueillir, mon ami? Le grand-papa regarda la grand'maman avec quelque surprise. Voilà déjà quelques années que ni l'un ni l'autre n'avaient trouvé de plaisir à manger des noisettes... Cependant il passa le crochet de sa canne sur la branche, qu'il amena jusqu'à sa femme; elle cueillit délicatement le frais bouquet de petites noisettes à demi mûres et les mit à son corsage avec une épingle. --Vous ne vous rappelez pas? dit-elle. Un rayon de soleil traversant la feuillée éclaira singulièrement le visage de bon papa, ou bien était-ce un souvenir? Les yeux gris de grand'maman plongeaient dans les siens avec une persistance inquiétante. Il se rappelait fort bien, mais que venaient faire les noisettes dans une affaire aussi sérieuse que le mariage de leur unique petite-fille? Bon papa feignit de s'occuper d'un arbre dont les branches basses réclamaient l'émondeur, mais bonne maman l'avait pris par sa boutonnière. --C'est ce coudrier-là, dit-elle,--car c'est un vieux coudrier,--qui était si chargé de noisettes l'année que... --Je sais, je sais, fit bon papa en cherchant à s'échapper, mais elle le tenait bon. --J'étais ici même, il vous en souvient, et j'avais dépouillé les branches basses quand vous vîntes... C'est vous, mon ami, qui avez terminé la cueillette, et à mesure que les noisettes tombaient dans mon tablier, vos yeux devenaient plus bavards; le dernier bouquet, c'est vous, je crois, qui l'avez attaché à la place où je viens de mettre celui-là. --Ma chère femme! murmura bon papa. --Et vous m'avez dit en même temps: --Madelinette, si vos parents refusent de nous marier, je me ferai sauter la cervelle... --Et on nous a mariés, et nous sommes heureux depuis trente-sept ans, conclut bon papa. --Et nous n'étions pas riches; nous le sommes devenus... les enfants le deviendront... vous souvenez-vous?... Ils n'en dirent pas plus long, car ils s'étaient pris le bras et marchaient vaillamment côte à côte vers l'orée du bois, où le point blanc devenait comme une grande ogive pleine de lumière. Ils causèrent ensuite longuement. --Il faudra nous restreindre un peu, dit bon papa, et faire la dot plus forte. --Soit, dit bonne maman, on se privera de bon coeur. --Et comme cela, avec leur pain, les pauvres enfants auront un peu de beurre... --Et pendant qu'ils sont jeunes, conclut en souriant grand'maman, ils auront aussi des noisettes! Aux Bouleaux, juillet 1884. [Illustration: deco09] [Illustration head12] L'ÉPAVE Le vent qui soufflait en tempête depuis la veille au soir s'était calmé un instant; un rayon de soleil, jaune et pâle, traversa les nuages et fit briller comme de l'étain neuf les toits de schiste bleuâtre. Roger ouvrit la fenêtre; la senteur âpre et bien connue du varech poussé sur les plages par les hautes marées le saisit à la gorge, et il l'aspira avec délices en fermant les yeux pendant un instant. Les arbres avaient assez bien résisté; beaucoup de feuilles brunes jonchaient le sol, mais les hêtres perdent leur feuillage de bonne heure, et les ouragans n'effrayent pas les troncs serrés en rang épais le long des grandes avenues, sur les haies doubles, ni leurs branches enchevêtrées, courbées dès l'enfance dans la direction la plus fréquente du vent. Quelques rosiers remontants n'avaient plus leurs roses de la veille, quelques tiges grêles avaient cédé dans le parterre, et c'était tout. Roger interrogea le ciel du regard. --Dites donc, monsieur, lui dit la vieille servante qui venait aussi examiner le temps, est-ce que ce n'est pas fini, le sabbat de cette nuit? --Je crois plutôt que cela va recommencer, répondit-il. Les grands nuages s'avançaient en masses régulières et lourdes comme des escadrons de cavalerie; leur teinte uniforme, leurs bords réguliers, annonçaient qu'ils venaient de loin, ils arrivaient de l'horizon, vite mais sans hâte fébrile, dans toute leur puissance et leur majesté. Le rayon jaunâtre qui glissait entre les nuées venait du second tiers de l'horizon; le zénith appartenait tout entier à ces cohortes redoutables. La pluie tombait par intervalles, droite et régulière, car le vent ne soufflait plus à la surface de la terre, et de moins accoutumés à ces fausses accalmies eussent cru le danger passé. Roger prêta l'oreille, et le grand fracas des vagues qui déferlaient à une lieue de là, sur la plage, lui arriva comme l'écho d'une bataille. Le froissement des galets roulés rappelait les mitrailleuses, les lourdes vagues, s'écroulant à pic, imitaient les coups de canon... Il écoutait la tête penchée. Soudain l'ouragan reprit, le vent souffla en foudre, comme disent les marins, les branches des hêtres craquèrent et se rompirent sous cet assaut inattendu. Du fond du ciel, d'énormes masses nouvelles, presque noires accoururent, se précipitèrent sur les lourds escadrons réguliers, puis, emportées par un courant irrésistible, se déchiquetèrent en lambeaux qui s'en allèrent on ne sait où. Les nuages gris disparurent roulés par la tempête, une brume noirâtre envahit le ciel, fondue en petite pluie fine qui frappait douloureusement le visage, et au-dessus des bruits de la terre ainsi violentée dans tout ce qui croît à sa surface, l'écroulement des vagues monstrueuses frappa régulièrement la grève, semblable au roulement du tonnerre. Roger ferma sa fenêtre, descendit l'escalier de granit qui résonnait sous les clous de ses souliers de chasse, et, passant devant la servante, se trouva dans le jardin. --Monsieur, est-ce que vous sortez? Il n'y pas de bon sens. --C'est trop beau, répondit-il de son ton calme; il faut que j'aille voir cela. Pendant que la vieille femme grommelait et levait les mains au ciel, il était déjà sur la route, et marchait résolument à la rencontre de l'ouragan furieux. Le paletot bien boutonné, les mains enfoncées dans ses poches, offrant au vent aussi peu de prise que possible, il fit assez rapidement un quart du chemin, protégé par l'abri des haies de terre battue qui enclosent les pièces de terre, et qui faisaient obstacle au vent de la mer. Mais, au premier coude de la route, cet abri disparut, et il se trouva en butte à toute la rage de la tempête; vainement il voulut résister, il se trouva soudain acculé contre l'angle du chemin. Baissant la tête, s'adossant au mur, il attendit un moment plus favorable; bientôt il put lever les yeux et regarder devant lui. Le soleil brillait toujours, et sa clarté pâle, presque blanche, donnait un singulier aspect maladif aux objets qu'elle éclairait. Les brumes qui passaient en courant dans le ciel empêchaient le plus souvent ses rayons d'arriver jusqu'à la terre, et c'est l'Océan seul qui les recevait. Entre les deux hautes collines couronnées de bruyères qui descendaient en pente abrupte dans la vallée jusqu'au rivage, le coin de mer que Roger pouvait apercevoir semblait une vaste coupe pleine d'écume et de reflets métalliques. L'onde affolée au large se brisait en vagues contrariées, formant des bandes immenses qui accouraient frénétiquement à l'assaut d'un rocher noir, le recouvraient et retombaient en un bouillonnement laiteux qui se répandait au loin comme une nappe d'huile; puis la vague, se reconstituant, prenait de plus en plus d'ampleur, et immense, effrayante, venait battre le galet qui s'écroulait avec fracas sous ces coups épouvantables. Saisi d'un désir irrésistible de contempler de plus près ce spectacle étonnant, Roger rassembla ses forces, et se lança en courant sur la route en pente. A mesure qu'il descendait, la violence du vent diminuait, et, quand il fut au fond de la vallée, il se trouva dans une zone presque calme. Il ralentit sa course, reprit haleine, secoua ses vêtements et regarda autour de lui. A quelques pas en avant marchait une forme brune, la tête enveloppée d'un voile épais, aux plis serrés; il n'eut pas besoin de la regarder deux fois, un tressaillement de son cour lui avait appris le nom de cette promeneuse hardie. En toute autre circonstance, il eût peut-être rebroussé chemin,--à quoi sert de se parler quand on ne peut s'entendre?--Mais il est des jours où un esprit de vaillantise et d'audace s'empare de nous et nous porte plus loin que ne le voudrait notre raison, si on la consultait; Roger doubla le pas et rejoignit la promeneuse. --Par ce vent affreux? lui dit-il, au moment où il se trouva près d'elle. Elle tressaillit aussi, non de frayeur, et répondit: --Rien au monde n'est plus beau. --C'est mon avis, dit Roger. Ils se remirent à marcher de conserve dans l'air apaisé de ce coin de vallée, protégé par une haute colline. --Vous allez loin? demanda-t-il au bout d'un instant. --Jusqu'au rivage. Je suis sortie exprès pour voir l'effet de ce soleil étrange sur cette mer en furie. Il y a là un contraste qui me navre et qui m'attire. N'est-il pas vrai que le soleil ne devrait briller que sur des scènes de paix, sinon de joie? --Les malheureux ont pourtant quelque droit à un peu de consolation, répondit Roger. --Ah! reprit-elle avec amertume, un tel soleil ne console pas... il ne fait qu'éclairer les souffrances, et les souffrances préfèrent l'obscurité. Roger ne répondit pas. Ils ne voyaient plus l'Océan, et une sorte de calme semblait renaître en eux. Après quelques minutes, il interrogea encore sa compagne, mais avec une espèce de soumission mélancolique. --Vous vouliez quitter ce pays, dit-il; n'avez-vous point changé d'avis? --Que sais-je! répondit-elle avec amertume. Est-ce que je sais ce que je veux? J'en viendrai à me fuir moi-même;--mais cela, c'est ce qu'aucun voyage, si lointain qu'il soit, ne peut me donner. J'ai vu bien des contrées, et mon humeur est toujours la même, elle ne changera pas, allez! --Détestez-vous ce pays plus qu'un autre? demanda-t-il, avec cette même tendresse craintive que démentaient ses yeux hardis et sa bouche résolue. Elle secoua la tête sans répondre. Une douceur fugitive détendit ses traits contractés par l'amertume. --Non! plus que tout autre, je l'aime ou j'ai cru l'aimer... J'y serais morte avec joie, mais je ne peux pas mourir, rien ne me tue! L'amertume reparut sur ses traits délicats, et elle fit de la main un geste plein de colère hautaine. --Il faut que je m'en aille! reprit-elle aussitôt: oui, il faut que je m'en aille. Je n'ai que trop attendu. Elle prononça ces derniers mots d'une voix toute pleine de reproches et d'angoisses. --Vous pourriez être heureuse ici, reprit Roger, vous y êtes aimée... Vous ne le serez jamais mieux ni plus ailleurs... mais ailleurs, on vous attend sans doute! --M'attendre! Et qui, grand Dieu! m'attendrait? Où? Je n'ai plus rien: ni patrie, ni famille: j'ai tout brisé autour de moi. J'ai changé mon or pur contre du cuivre empoisonné, et depuis lors personne, non, personne, entendez-vous, Roger? ne m'aime ni ne m'attend. La route tournait subitement, une rafale aiguë leur ferma la bouche à tous les deux. Le rivage était proche; sans se toucher la main, sans presque sembler se connaître, ils gravirent le mur de galets que les hautes marées élèvent chaque fois, et qui protège le village contre les coups de mer, puis ils s'arrêtèrent pleins d'une horreur sacrée. A dix pas d'eux, battant son plein, la mer attaquait la terre, sa vieille ennemie, avec la rage de sa plus formidable colère. Quelques pouces de plus, et la digue protectrice était franchie;--mais le soleil déclinait vers l'horizon, et, pour ce jour-là, l'Océan n'irait pas plus loin. La violence du choc faisait trembler sous leurs pieds l'amas de galets mal entassé; un frisson, non d'épouvante, mais de respect pour cette force indomptable, les secouait de la tête aux pieds; ils s'assirent sur le galet, à quelque distance l'un de l'autre. Etroitement enveloppée dans son vêtement d'un brun très-foncé, qui laissait deviner son corps svelte et nerveux, la tête légèrement inclinée en avant sous le voile qui serrait ses tempes et ses cheveux noirs, elle semblait la statue de la concentration. Roger ne voyait que son profil délicat de médaille grecque, et cependant il sentait le regard de ses yeux verts se fixer sur les vagues comme pour les interroger. Dans cette courte conversation sur la route, elle venait de lui révéler la plaie de son cour, jusque-là si religieusement cachée. Elle avait aimé, au loin sans doute, car, dans ce pays qu'elle habitait depuis deux ans, personne ne savait rien d'elle, sinon qu'elle était bonne et charitable, assez riche pour n'avoir besoin de personne, assez simple pour ne rien posséder de meilleur que les autres, assez réservée pour que personne n'osât l'interroger. Pourquoi Roger s'était-il épris de cette énigme vivante? Pourquoi, lui qui pouvait choisir parmi toutes les jeunes filles du pays et de la ville voisine, avait-il vécu depuis dix-huit mois dans une retraite presque absolue, voyant rarement la jeune femme, et ne trouvant plus de plaisir auprès d'aucune autre? C'est peut-être parce qu'il avait trouvé en elle ce qui précisément manquait aux autres: l'intelligence pour partager ses goûts artistiques fruit de ses études, la connaissance du monde, qui fait que l'on s'entend aussitôt entre gens bien élevés,--et la beauté,--la beauté absolue, celle des lignes, qu'éclaire, comme une flamme intérieure, le sens du beau et du bien poussé à sa plus haute limite. Il l'aimait, et ne pouvait le lui dire; entre elle et lui, elle avait toujours placé une barrière infranchissable de dignité glaciale; pourquoi aujourd'hui avait-elle levé un coin du voile qui couvrait sa vie mystérieuse? Et lui, chose bizarre, au lieu de se sentir froissé de ce demi-aveu, il en éprouvait une sorte de joie inquiète et troublée. C'est qu'il vivait loin du monde. Lui aussi n'avait trouvé qu'un métal méprisable en échange de ses trésors, et le monde lui importait si peu qu'il ne tenait plus à lui. Mais elle... n'aimait-elle vraiment plus rien? Jadis, dans leurs premiers entretiens, elle avait paru détachée de tout; une amertume souveraine, un dédain glacial, étaient le fond de sa philosophie; mais en ces derniers temps, elle avait semblé s'attendrir; parfois, sa voix émue avait laissé tomber l'entretien commencé... Sentait-elle la vie revenir à son âme desséchée? Ce n'est pas à vingt-quatre ans qu'on est sûre d'être à jamais morte au bonheur! Tout en songeant à ces choses, il la regardait, et s'efforçait de deviner quelle pensée douloureuse attachait ses yeux sur l'Océan en furie. Il vit une larme, ce n'était pas une goutte d'eau, se détacher des longs cils noirs et rouler sur les joues pâles, où le poudrin de la mer attirait une teinte à peine rosée. Les larmes se succédèrent lentement d'abord, puis plus pressées, et lui n'osait parler, n'osait approcher, craignant de lui rappeler sa présence peut-être oubliée, craignant de la faire s'enfuir, pour cacher la faiblesse de ce coeur jusque-là si bien fermé. Que n'eût-il pas donné pour essuyer avec ses lèvres ces larmes silencieuses, irrécusable preuve de longues douleurs subies dans la nuit et dans la solitude? Qui donc avait pu la blesser, cette âme fière, si digne d'estime et d'amour? Ah! quel que fût son destin dans le passé, elle avait été victime, non coupable, ses yeux purs et son front honnête l'attestaient hautement. Les vagues énormes déferlaient devant eux, si près qu'elles semblaient à chaque fois vouloir les engloutir. Elles accouraient du large avec une crête d'écume de plus en plus haute et mousseuse; à travers l'onde glauque on voyait la clarté du soleil; souvent, un rayon jaune filtrait, bien loin, sur le sable fin que laissait voir la vague transparente. Elle approchait rapidement, haute de quinze pieds, se recourbant en volute frangée; arrivée au bord du galet, elle s'écroulait tout d'une masse, comme s'écroulerait un palais, avec un bruit terrible, et se précipitait à l'assaut des galets, puis, redescendant la pente du rivage, courait à la rencontre d'une autre qu'elle prenait corps à corps, et réduisait en poussière d'écume impalpable et salée. Les flocons que les marins appellent les papillons blancs de la mer s'envolaient au fond des terres où les moutons parqués dans la lande les voyaient avec surprise tomber sur les fleurs des ajoncs. La jeune femme tourna la tête vers Roger; le vent avait séché ses larmes, et de son désespoir récent il ne lui restait plus qu'une expression navrée. Elle se leva et dit quelques mots. Il ne pouvait l'entendre au milieu de ce fracas, et il se rapprocha pour pouvoir lui répondre. Ils étaient tout près l'un de l'autre; cependant il restait entre eux un petit espace qui ne permettait pas même à leurs vêtements de se toucher. Elle lui montrait du doigt, à quelque distance, un objet sombre, qui, porté par les eaux, avançait et reculait sans pouvoir toucher le rivage; cependant, repris par une vague plus forte, il se trouva bientôt sous leurs yeux. Dans l'onde verte et transparente, il semblait d'un noir intense; c'était une simple planche arrachée à quelque barque; elle ne portait aucune indication et n'offrait rien d'intéressant. --C'est une épave, dit Roger. Pour s'entendre, ils devaient se parler à l'oreille, et son souffle effleura la joue de sa compagne. --En arrive-t-il beaucoup ainsi? demanda-t-elle d'une voix lente, comme épuisée par l'intensité de la douleur. --Parfois, après les grandes tempêtes. Quoique ce soit défendu par les lois, on n'ôtera pas de la tête de nos paysans que le droit d'épave est un droit sacré. --Le droit d'épave? répéta la jeune femme en tournant la tête vers Roger. Il vit alors dans ses yeux profonds l'immensité d'une douleur irrémédiable; il y vit aussi, telle que le rayon jaune dans la vague transparente, la clarté d'une tendresse douloureuse qui s'épanchait sur lui, sans joie et sans espoir. Troublé, il continua: --Oui, dans leur idée, l'épave appartient à celui qui la sauve; il a parfois bien du mal à la disputer à la mer, il la tire à grand'peine hors de la portée des vagues, on ne peut lui persuader ensuite qu'elle n'est pas à lui... C'est la loi du pays: l'épave est à celui qui l'a sauvée. Elle répéta machinalement: --L'épave est à celui qui l'a sauvée. L'épave allait et venait sous leurs yeux, tantôt rejetée sur le sable, tantôt reprise par la vague, tournée et retournée cent fois en une minute. La jeune femme se leva et fit quelques pas. --Allons plus loin, dit-elle; cette pauvre planche me fait de la peine; elle ne peut ni s'écarter ni trouver un port. --Elle trouvera bien quelqu'un pour la sécher et la brûler, répondit Roger. --Eh bien? fit-elle en tournant vers lui son visage soudain enfiévré, elle sera au moins bonne à quelque chose! Elle apportera dans la cabane la flamme et la chaleur qu'elle possède en elle... cela ne vaut-il pas mieux que d'errer toujours, incessamment battue par les tempêtes? Elle s'assit sur le galet et promena son regard autour de l'horizon toujours chargé de nuages. Le soleil avait disparu, et toute la tristesse de la tempête revenait plus intense, avec une pluie méchante et rageuse qui les frappait au visage; elle ne la sentait certainement pas. L'endroit où ils s'étaient assis formait une petite crique, et la vague, moins profonde, y était, aussi moins bruyante. Ils pouvaient se parler et s'entendre; cependant il se trouvait tout près d'elle. --J'aurais aimé, dit-elle, de cette voix trempée de larmes qui la rendait si vraie et si touchante, une petite maison avec un jardin, beaucoup d'air, beaucoup de lumière, du soleil de tous les côtés... un peu d'aisance,--mais cela, je l'ai et ne le dois à personne, c'est tout ce qui me reste de mon enfance heureuse;--j'aurais voulu un être à aimer, qui ne fût pas un chien, car les chiens meurent avant vous, et on les pleure... un être à aimer, qui ne m'eût ni en mépris ni en pitié, qui m'aimât comme une créature semblable à lui... et pour celui-là,--ainsi que l'épave de là-bas,--j'aurais donné ma flamme et toute ma chaleur, dussé-je mourir rapidement consumée... mais pas sans avoir fait un peu de bien, pas sans avoir connu la joie du sacrifice récompensé... je n'ai jamais connu que l'autre, celui qu'on vous reproche, eh vous disant: Je ne l'avais pas demandé! Il la regardait, interdit, n'osant la comprendre, n'osant lui répondre. Est-ce que vraiment elle voudrait, après tant de souffrances, qu'il ignorait, mais qu'il devinait si bien, mettre sa main dans celle d'un honnête homme, simple de coeur et de goût, sans grande fortune, elle faite pour porter hardiment toutes les couronnes? --Mais non, reprit-elle, je suis l'épave qui flotte à toutes les vagues, qui bat tous les rivages, et je mourrai réduite en poussière contre tous les rochers de la vie, sans avoir éclairé ni réchauffé de foyer. Elle s'était levée et marchait sur le sable que la mer, en se retirant, laissait à sec peu à peu. Une vague monstrueuse s'avançait, Roger se recula instinctivement, croyant que sa compagne faisait de même. Soudain, dans l'écroulement du flot, il entendit un cri et vit rouler une forme brune. Semblable à l'épave, elle flottait dans la transparence glauque de la vague, abandonnée comme un corps inerte. Sans pousser un cri, les dents serrées, décidé à reprendre sa proie à l'Océan trop avide, il entra dans l'eau, reçut sur la tête le choc de deux ou trois lamés, plongea, reparut, saisit le corps qui ne résistait pas, et le rapporta sur le rivage, serré contre sa poitrine. Il courut jusque derrière le galet, et là, sur une couche de sable fin, il déposa celle qu'il avait reconquise. Elle ouvrit les yeux et les fixa sur lui, avec quelle douceur soumise, avec quelle tendresse éperdue! --Vous m'avez sauvée, lui dit-elle d'une voix faible, et sans pouvoir remuer, dans le grand engourdissement de tout son être. Je suis l'épave. Savez-vous que l'épave est à celui qui la sauve? --Je le sais, répondit-il, en la regardant comme une mère regarde un enfant malade. C'est ainsi que vous êtes à moi pour toujours. Paris, 9 mars 1879. [Illustration: deco10] [Illustration: head13] LEVER DE LUNE Les dernières lueurs rosées s'éteignaient au couchant, mais le ciel restait éclairé par une lumière mystérieuse; on n'y voyait point encore d'étoiles, et pourtant la nuit devait être une des plus belles que le monde eût encore vues. La mer semblait sombre, sous le firmament lumineux; la terre brune n'avait plus d'ombres ni de reflets; la falaise entière n'était plus qu'une masse énorme, un bloc de granit austère et menaçant. Le long des rochers, où les vagues venaient se briser avec un mouvement et un bruit incessants, le sentier ardu côtoyait le rivage, battu par les rares villageois et les troupeaux effarés de moutons à demi sauvages. Un homme s'y promenait, lentement, la tête baissée, songeant non à ce qui s'étendait sous les yeux, mais à ce que voyaient les yeux de son esprit, et sa pensée était pleine d'amertume. Il avait vécu des années, là-haut, dans un repli de la falaise, avec sa femme qu'il aimait; ils étaient heureux, au moins ils croyaient l'être; et puis, on ne sait quel ferment étrange de querelle et d'aigreur s'était tout à coup mis entre eux. Ils s'aimaient toujours, mais ils ne pouvaient plus vivre ensemble. Se quitter alors? se dire adieu pour toujours? Vivre séparés avec le regret poignant, implacable, du bonheur perdu qui ne devait plus revenir! C'est ce qu'ils avaient décidé le jour même, pendant que le soleil ardent, cuisant la pierre du seuil, envoyait dans la pauvre demeure un essaim furieux de mouches importunes. --Eh bien! j'en ai assez, je m'en irai, avait-elle dit pour clore la querelle. --Va-t'en si tu veux, avait-il répondu, le bras mou, l'esprit las, harassé par l'incessant retour de la discussion infatigable, oiseuse, cruelle. Et maintenant, il pensait qu'elle s'en allait, et qu'il resterait seul, dans cette maison, dans ce pays... Il marchait le long de la côte: son pied ne buttait pas contre les rochers, dans le chemin qu'il connaissait si bien, mais son coeur meurtri se heurtait à tout ce que touchait sa pensée douloureuse. Le ciel devint plus clair, plus clair encore; on eût dit qu'il allait s'illuminer tout entier d'une clarté blanche et laiteuse. L'homme le regarda d'un oeil distrait. C'était beau; c'était tendre et émouvant comme des larmes d'enfant contrit; mais il ne voulait pas être ému par ces choses qui ne le touchaient point. N'avait-il pas assez de son propre souci? que lui voulait la nature? Il tourna le dos à l'orient, et reprit sa marche solitaire. Une forme humaine descendait rapidement le sentier à pic qui venait du village, et tout à coup, en levant les yeux, l'homme l'aperçut. Elle n'était pas sombre et mal définie comme le sentier qu'il foulait, elle semblait baignée d'une lumière douce et flottante. C'était elle; que lui voulait-elle encore? Venait-elle lui chercher querelle jusque dans sa promenade nocturne? Il revint sur ses pas, lui tournant le dos, ne voulant pas la voir, tant il se sentait l'âme déchirée. Elle marchait vite, et il avait honte de presser le pas, avouant qu'il prenait la fuite. Elle le rejoignit bientôt, et il entendit à ses côtés sa respiration un peu essoufflée par la marche. --Mon mari... dit-elle très-doucement. Il sentit son cour se fondre, sa colère tomber, et une grande faiblesse l'envahit, emportant l'amertume. --J'ai eu tort, dit-elle, j'ai eu tous les torts; je suis méchante, injuste, acariâtre; je ne sais ce que j'ai, je suis malade sans doute... mais je ne peux pas m'en aller! Je ne peux pas te quitter... Je t'aime plus que ma vie, je me corrigerai, je redeviendrai bonne, mais pardonne-moi, oh! pardonne-moi! Il tourna la tête vers elle; comment ne l'eût-il pas fait? Au même moment la lune brillante, qui dépassait l'horizon, les enveloppa d'une lumière exquise: il vit comme en plein jour le visage qu'il aimait... Oui... il l'aimait toujours, il le sentait bien maintenant, ce cher visage, couvert de larmes, adouci par le chagrin, ennobli par la tendresse... Et il l'enveloppa dans ses bras. Ils ne se dirent pas grand'chose; ils s'étaient tout dit depuis bien longtemps; mais, pressés l'un contre l'autre, ils sentirent que leurs querelles n'étaient rien, que leur amour était éternel, et qu'heureux ou malheureux ensemble, il faudrait, bon gré, mal gré, rester unis jusqu'à la mort, car ils ne pouvaient vivre l'un sans l'autre. Et, longtemps, sans se parler, pleins d'une joie grave et mouillée de larmes, ils regardèrent s'ouvrir, toujours plus grand et plus merveilleux, l'éventail d'or pâle que la lune déployait sur la mer attiédie. 16 septembre 1884. [Illustration: deco10] [Illustration: head14] LE BONHEUR Votre garçon grandit joliment vite, madame Mennequet! --C'est votre fillette que je trouve grandie, madame Bauport! Depuis l'année dernière ses jupons ont raccourci de trois doigts au moins. Ils sont pourtant du même âge. Il va être temps de les envoyer à l'école. --J'y songe, fit la mère en jetant un coup d'oeil plein de satisfaction sur la petite fille qui jouait avec son camarade à bâtir des maisons avec un peu d'argile, des cailloux et de l'eau; un peu trop d'eau peut-être, car un filet menu coulait de l'édifice et s'en allait rejoindre le ruisseau de la route. Les aiguilles à tricoter des deux bonnes dames cheminèrent activement dans les bas de laine pendant un temps appréciable; un vent léger bruissait par moments dans les cimes des grands hêtres; de petits nuages blancs et ronds couraient dans le ciel bleu, et, à travers une échappée de haies vertes et touffues, on apercevait les voiles blanches des navires sur la mer. La paix, une paix du Nord, active et réjouie, non la paix ensommeillée du Midi, régnait sur le village; les brebis étaient à la falaise, les hommes au labour, les ménagères à leur ouvrage;--les enfants mêmes s'occupaient à un semblant de travail. --Quand comptez-vous envoyer Claire à l'école? Madame Bauport releva deux mailles tombées, puis répondit: --Après les vacances d'août, madame Mennequet, au Ier septembre, à moins d'empêchement. Vous deviez aussi y envoyer le vôtre; ces enfants feraient la route ensemble, le temps leur durerait moins. --Y a-t-il d'autres enfants d'ici qui aillent à l'école cette année? demanda la mère du petit garçon avant de se décider. --Non, il n'y en aura pas avant trois ans; ils sont tous trop grands ou trop petits. --Eh bien, j'en parlerai à mon homme; pour moi, je ne suis pas contre, conclut madame Mennequet avec la prudence instinctive du paysan normand. Les enfants, sans se tourmenter de leur avenir, continuèrent leur bâtisse, qui menaçait de ne jamais s'élever à plus d'un pouce de terre, car elle avait une malheureuse disposition à crouler dès qu'elle prenait façon de muraille. Le premier lundi de septembre, Claire et Marcel, bien et dûment stylés; se tenant par la main, tout roides dans leurs tabliers neufs, prirent le chemin de l'école. Dans ces villages de la Hague, l'église, l'école, la mairie et l'auberge sont groupées avec quelques maisons; le reste de la commune est disséminé de toutes parts; un examen superficiel tendrait à faire croire que la vie s'arrête autour de ces dix ou douze demeures; mais, en observant le pays de plus près, le voyageur découvre çà et là, cachés dans les bouquets d'arbres, des hameaux entiers, dont les toitures de chaume couvert de fleurs se confondent avec la teinte brune des troncs d'arbres. Ces hameaux sont le plus souvent situés à des distances considérables de la paroisse,--c'est-à-dire de l'église et de l'école; les enfants ont parfois trois ou quatre kilomètres à faire pour aller recevoir les éléments de l'instruction,--et autant pour revenir, ce qui est beaucoup pour des jambes de six ou sept ans. Claire et Marcel étaient mieux partagés; quinze cents mètres au plus les séparaient de l'école, et cette distance ne leur paraissait pas effrayante. Aussi s'en allèrent-ils pour la première fois, non-seulement sans crainte, mais avec une sorte d'orgueil. C'est beau d'aller à l'école tout seuls,--à deux, s'entend. Ce mois de septembre, dans la Hague, est un mois privilégié. Le soleil n'est plus si chaud, mais il dore si doucement les cimes des grands arbres, et projette le soir sur les routes de si belles ombres branchues, feuillues, qui font rire les enfants par la singularité de leurs formes! Et puis les haies sont pleines de mûres violettes, sucrées et savoureuses, qui viennent d'elles-mêmes s'offrir sous la main: les prés s'ont fauchés, on peut prendre la traverse sans être grondé par un propriétaire bourru; l'hiver est encore loin, et d'ailleurs les enfants ne songent pas à l'hiver. Ce premier mois d'école fut facile et charmant pour les deux enfants; il ne leur offrit qu'un chagrin, bien dur, celui-là: la séparation pendant les heures de classe. Mais à peine l'heure avait-elle sonné, qu'on voyait s'envoler la petite Claire, toujours pressée, on ne sait pourquoi, car l'école des filles ouvre et ferme quelques minutes avant celle des garçons, pour sauvegarder la morale, parait-il. Heureusement, ce procédé barbare n'avait pas d'influence fâcheuse sur nos deux amis; Claire se hâtait de dépasser l'école des garçons, éloignée de quelques dizaines de mètres; puis, assise sur l'échalier du cimetière, séparée des tombes seulement par une pierre plate dressée sur champ qu'il fallait enjamber pour se rendre à l'église, elle attendait son camarade. Marcel arrivait sans se presser; les garçons, surtout dans les campagnes, sont plus lourds et plus lents que les filles; mais, quand il avait vu sa petite amie, il hâtait le pas, faisant de grandes enjambées, comme un homme; Claire descendait de son échalier, et ils s'en allaient ensemble vers le logis. Là encore, le soir il fallait se séparer; Marcel demeurait un peu plus loin que Claire, dans le fond de la vallée, au moulin, modeste moulin à deux meules, qui ne marchait pas toute l'année. En rentrant, il voyait son père debout sur le plancher de la trémie, secoué par le mouvement régulier de la meule, tout blanc d'une impalpable poussière de farine. --Bonsoir, petiot, criait la voix mâle du père. --Bonsoir, mon père, vous allez bien? répondait le petit, accoutumé dès le berceau par sa mère à une extrême politesse envers son père. Le meunier riait, et Marcel, libre pour le reste du jour, allait retrouver Claire à la ferme, à moins que Claire ne vînt le retrouver au moulin. Le soir, ils se quittaient encore, et, pendant que la fillette allait dormir dans son petit bers, au pied du lit de ses parents, le garçonnet s'endormait au bruit cristallin de l'eau filtrant de la vanne dans le _ruet_. Le _ruet_ était pour les enfants un inépuisable sujet d'étonnement, une merveille toujours nouvelle. D'abord, il y faisait sombre, derrière le moulin, sous les grands arbres qui répandaient, une ombre si épaisse qu'en plein midi on y aurait à peine pu lire. Et puis la muraille de pierre toute noire, d'en bas; leur apparaissait effroyablement haute, d'en haut, redoutablement profonde; des scolopendres au long feuillage rubané tapissaient le gouffre étroit; des herbes grasses et moites croissaient au bord du ruisseau; le bas du gouffre était tapissé de cailloux moussus, la vieille roue noire et luisante avait un aspect imposant: c'était superbe et effrayant, et de plus il était défendu d'aller là. Les enfants s'y rendaient à la dérobée avec: un léger battement de coeur; ils aimaient bien à voir tourner la roue à travers les branches épaisses, parfois un rayon de soleil égaré faisait briller comme des diamants l'eau qui tombait de palette en palette avec un bruit charmant; mais, quand la meule était au repos, si c'était plus effrayant, c'était aussi plus intéressant. L'hiver vint; le trajet de l'école était plus rude; les petits, bien encapuchonnés, s'en allaient le nez rouge, les mains bleuies cachées sous la blouse ou sous le tablier; on marchait vite, si vite, qu'on arrivait tout essoufflé; le soir, il fallait s'en retourner à la nuit tombante, par les chemins boueux, où le froid n'arrivait pas à sécher les ornières; on allait bravement, car les enfants de village n'ont guère peur la nuit; et puis du haut de la colline, quand la journée avait été claire, ils voyaient en revenant s'allumer les phares de Cherbourg et de la digue. Cette illumination verte, rouge et blanche, avec les grands feux lointains du cap Lévy et de Barfleur, les faisait rêver d'une fête mystérieuse et lointaine. Un soir, les deux petits revenaient comme de coutume d'un bon pas ferme et léger, faisant claquer leurs sabots sur la terre durcie par la gelée prochaine. Un hurlement étrange, dans le clos à Bruneau, leur fit dresser l'oreille avec inquiétude. --Entends-tu? dit Marcel. --J'entends, répondit Claire. --Qu'est-ce que c'est? --Ça doit être un loup. Le hurlement se fit entendre une seconde fois, plus près, et Claire, frémissant de la tête aux pieds, s'arrêta, pétrifiée par la frayeur. --Viens donc, lui dit Marcel. Elle ne pouvait bouger, tant elle avait peur. Un bruit de branches froissées leur parut aussi effrayant que la chute de la foudre; un gros animal fauve qui faisait des bonds énormes passa devant eux en poussant un cri plaintif. Marcel s'était jeté devant son amie, son couteau ouvert à la main, prêt à la défendre en se battant corps à corps, s'il le fallait, avec la bête. La redoutable bête se dirigeait à toutes jambes du côté de l'église; les enfants, rassurés en partie, se prirent la main et se mirent à courir de toutes leurs forces. Arrivés au logis, ils racontèrent leur aventure; on les accusa d'avoir inventé ce drame;--le lendemain seulement la vérité se découvrit. Un propriétaire voisin qui chassait chez lui, par méprise ou par maladresse, avait envoyé une charge de plomb dans la cuisse d'un de ses lévriers; la malheureuse bête s'était enfuie droit devant elle, sans vouloir rien entendre. Quand l'aventure fut connue, on plaisanta les enfants sur leur frayeur, et Marcel sur sa belle conduite. --Il m'a pourtant défendue! dit Claire d'un air résolu; il ne mérite pas qu'on se moque de lui. Elle disait avec tant d'autorité que les gens cessèrent de railler son camarade. La fillette de sept ans eut gain de cause sur l'opinion publique, et, par un revirement qui n'est pas rare dans l'histoire de nos idées, ceux qui se souvinrent de l'événement considérèrent plus tard Marcel comme un petit héros. Cependant l'impression du loup était restée si vivace dans leurs jeunes mémoires qu'en passant devant le clos Bruneau ils se prenaient instinctivement la main, avec un léger frisson; ils ne savaient plus bien pourquoi, mais leur instinct les avertissait; et d'ailleurs ils aimaient à sentir leurs mains unies. Ils puisaient dans cette étreinte une joie tranquille, une confiance mutuelle qui les enhardissait. Les années heureuses passèrent aussi pour eux: les années heureuses! hélas! oui, si heureuses que plus tard, après avoir connu de grands bonheurs, ils regardaient encore le temps où ils allaient à l'école comme le plus heureux de leur vie. Mais cela ne pouvait toujours durer; quand ils eurent dix ans accomplis, il fallut songer à leur première communion. Sur les bancs du catéchisme, ils se retrouvèrent encore, séparés en apparence, mais non en réalité, car Marcel, plus paresseux, savait rarement sa leçon, et c'est sur le visage de Claire qu'il la trouvait toute prête. Elle savait si bien lui souffler, qu'au mouvement seul des lèvres il reconstituait les phrases qui manquaient à sa mémoire hésitante. Après les lenteurs de l'instruction religieuse, bien abrégées pourtant dans ce pays à l'esprit indépendant, le grand-jour arriva enfin. C'est d'ordinaire un beau dimanche de juillet; les filles portent toutes la robe de percale blanche, les garçons sont habillés de neuf; on offre des cierges proportionnés à la fortune de chacun. C'est ici que Claire s'aperçut, pour la première fois, que Marcel n'était pas son égal sous le rapport de la fortune. Jamais elle n'avait songé à sa propre aisance ni à la médiocrité de son ami, mais, en voyant le gros cierge de cire blanche festonné et fleuri, qu'elle ne put porter seule, et que sa mère, marchant à ses côtés, porta pour elle,--en le comparant du regard à celui de Marcel, de moitié plus petit, Claire sentit son cour se serrer. Il ne suffit donc pas de s'aimer pour partager tout ensemble? Pourquoi ses parents lui avaient-ils acheté, un si beau cierge, ou plutôt pourquoi n'en avaient-ils pas donné un semblable à Marcel? Elle se tournait vers sa mère pour le lui demander, quand le curé monta en chaire. --Aimez-vous les uns les autres, en mémoire de ce jour, disait-il. De tout le sermon, c'est tout ce que retint la petite fille; certes, elle aimait bien tout le monde, mais c'est son ami Marcel qui tenait la première place après ses parents. Après? Oui, elle disait après, par déférence filiale, et à quoi bon sonder les mystères, d'un coeur innocent? C'était peut-être avant,--mais qu'importe! Après la procession, la cérémonie, le pain bénit, les cantiques, l'étourdissement général d'un jour si peu semblable aux autres, Claire et Marcel se trouvèrent à la sortie de l'église au milieu de leurs parents, venus quelques-uns de très-loin pour cette occasion mémorable. Le couvert était mis pour trente personnes dans la grange de la ferme de Bauport. Une longue nappe, de celles qu'on appelle dans le pays _doubliers_, c'est-à-dire une nappe large, sans couture au milieu, couvrait une table étroite et longue; la traditionnelle galette au beurre en plusieurs exemplaires trônait aux bouts et au milieu. La reine de la fête, Claire Bauport, s'assit au milieu, dans sa robe blanche, comme une petite mariée, et son camarade de communion, Marcel, prit place auprès d'elle. De même qu'ils avaient été les seuls enfants du hameau pour aller à l'école la première année, ils se trouvaient, en raison de leur âge, seuls en cette circonstance. Bauport, qui n'était ni méchant ni orgueilleux, avait invité les parents de Marcel au dîner de fête. Ils étaient très-graves tous deux; se sentant l'objet de l'attention publique, ils se tenaient immobiles, roides sur leur banc, sans presque se parler, et cependant heureux de cette communauté d'impressions, qui semblait mettre le sceau à leur amitié d'enfance. --Dame! c'est que vous n'êtes plus des enfants, leur disait-on à tout moment; il va falloir vous mettre au travail! Ils croyaient tout ce qu'on leur disait; en effet, ils ne devaient pas être des enfants, puisque tout, le monde le leur répétait, et cependant ils ne se sentaient pas changés, un peu gênés seulement par tant de regards et tarit de paroles. On porta leurs santés, avec du cidre d'abord, puis avec du vin, ensuite avec du café additionné d'eau-de-vie; ils répondaient gravement en se levant, choquant leurs verres contre ceux qui s'avançaient; puis, après avoir trempé leurs lèvres dans le breuvage, ils le déposaient devant eux: les mères prudentes leur avaient bien recommandé de faire attention, afin d'éviter les suites scandaleuses, hélas! trop fréquentes, de ces banquets de famille en de semblables occasions. La cloche qui sonnait vêpres vint enfin leur rendre la liberté. Ils s'envolèrent vers l'église par le chemin parcouru tant de fois. Bauport restait pour tenir tête à ses hôtes qui n'avaient aucune envie de déserter le banquet; sa femme se trouva retenue un instant pour donner quelques ordres, et les deux petits amis, toujours sérieux, une sorte d'ivresse placide dans l'âme, s'en allèrent lentement sur la route ombragée à cette heure de l'après-midi. Ils échangèrent quelques remarques sur la fête, sur la cérémonie du matin, puis continuèrent à marcher silencieusement. Arrivés au clos à Bruneau, ils se prirent machinalement la main,--puis se sourirent au même moment. --Nous ne sommes plus des enfants! fit Claire avec un mouvement d'orgueil naïf, au souvenir de leur frayeur puérile. --Nous ne nous en aimerons pas moins pour cela, répondit tranquillement Marcel. Claire retira sa main; sa mère arrivait derrière eux. Pourquoi ce mouvement de crainte involontaire ou de pudeur précoce? Elle rougit et pressa le pas. La procession se formait dans le cimetière pour se rendre aux fonts baptismaux; le custod chargé de distribuer les cierges rendait à chaque enfant celui qu'il avait apporté le matin; Claire, en recevant le sien, chercha des yeux Marcel, qui n'était pas bien loin. Elle lui fit un signe; il s'approcha, rompant le rang. --Tiens, lui dit la petite fille, donne-moi ton cierge et prends le mien: il est trop lourd, je ne peux pas le porter. Le petit garçon obéit;--et la procession défila en chantant--très-faux--les cantiques en usage. Le sermon vint, puis le salut, et la bande enfin rendue à la liberté s'éparpilla dans la campagne, où les robes blanches des communiantes faisaient au loin des taches claires dans les chemins herbeux. Madame Bauport n'avait pas vu le troc des cierges, mais elle avait remarqué le changement dans les mains de sa fille. Quand elles furent seules le soir, pendant que, dans la grange, les buveurs intrépides chantaient des refrains qui n'avaient rien de pieux, la mère fit une question: --Comment se fait-il que Marcel ait porté ton cierge à vêpres? La petite fille hésita un peu; cependant elle aimait la vérité; puis la solennité du jour lui faisait haïr le péché plus encore que de coutume: elle répondit franchement: --J'avais eu du chagrin ce matin, en voyant que j'avais le plus beau cierge de toute la communion, tandis que Marcel en avait presque le plus petit. Maman, est-ce qu'il n'est pas aussi riche que nous? Un peu surprise de la réponse et plus encore de la question, madame Bauport médita un instant. --Nous sommes plus riches que ses parents, répondit-elle enfin;--mais tu aurais du me demander conseil avant de faire ce que tu as fait. Claire baissa la tête, et une rougeur nouvelle envahit son visage. Elle ne croyait pas avoir mal fait; serait-ce donc vrai qu'ils n'étaient plus des enfants? Ce qui était permis hier serait-il défendu demain? Elle hasarda une question timide: --Dites-moi, maman, est-ce que j'ai mal fait? J'avais bonne intention... Si j'ai eu tort, je vous en demande pardon. La rigueur de la mère ne tint pas devant cette soumission; elle embrassa sa fille, lui fit un peu de morale, et termina en disant: Tu n'es plus une enfant. Quand elle fut seule dans son lit, auquel on avait mis des draps blancs en l'honneur de la circonstance, dans la chambre d'en haut, qui, après avoir été celle des visiteurs, désormais serait la sienne, en raison de son âge et de sa nouvelle dignité, Claire se sentit une grande envie de pleurer, sans savoir pourquoi. Sa mère l'avait grondée,--bien peu,--mais c'en était plus qu'elle n'avait l'habitude d'en entendre, et d'ailleurs, sous la douceur transparente de la semonce, elle sentait quelque chose qu'on ne lui disait pas; puis, Marcel n'était pas riche. Quelle injustice qu'il fût plus pauvre qu'elle! Est-ce qu'ils n'auraient pas dû avoir tout pareil, toujours jusqu'à la fin? Elle pleura: un peu, puis se reporta mentalement à la sainteté de la cérémonie, se reprochant de profaner ce jour par des pensées qui n'avaient rien de particulièrement religieux, et les paroles du sermon lui revinrent à l'esprit: «Aimez-vous les uns les autres:» Cette pensée lui mit dans l'âme une paix infinie, presque voluptueuse. --Oh! oui, je les aime tous; se dit-elle, et ils m'aiment-aussi: mon père, ma mère, Marcel, ses parents, et les autres, qui sont venus pour moi... je les aime... Elle s'endormit dans une espèce d'extase. Comme l'année scolaire était payée en entier, les enfants continuèrent à se rendre à l'école jusqu'à la fin du mois; sans en être convenus, sans que personne leur en eût parlé, depuis le jour de leur première communion, ils avaient pris l'habitude de ne plus s'attendre comme auparavant. Ils partaient séparément de la maison, mais arrivés à une certaine distance, le premier sorti ralentissait un peu le pas, et avant d'avoir passé la barrière d'un certain clos, ils s'étaient toujours rejoints. Peut-être Marcel avait-il eu le pendant de la semonce que Claire avait subie; quoi qu'il en soit, ils ne se firent point de confidences à ce sujet. Au mois d'août, dès le premier jour de vacances, madame Bauport emmena Claire dans sa famille; c'était une visite promise depuis longtemps à sa mère; celle-ci, privée de l'usage de ses jambes, n'avait jamais pu se déplacer pour aller voir sa petite-fille, qui était aussi sa filleule par procuration. Elle habitait un beau pays, au centre du Cotentin; de grasses prairies, une herbe qui montait jusqu'au poitrail des puissantes bêtes, de grands boeufs de labour, le mouvement d'une ferme riche et bien dirigée, tout cela amusa d'abord la fillette, puis, dès la fin de la première semaine, elle eut le mal de son pays, baigné du poudrin de la mer. Elle n'en dit rien, elle exprimait rarement ses pensées, mais elle pâlit peu à peu et cessa de manger. --Si tu es bien sage, tout ça sera à toi, ma petite, disait la grand'mère, en indiquant du geste le paysage vu par la fenêtre, la cour de la ferme, la mare où barbotaient un demi-cent d'oies et de canards, et les grands ormes séculaires qui jetaient une ombre si épaisse sur l'eau immobile, au pied de la haie. Claire souriait,--mais elle pleurait la nuit en songeant à son hameau, au moulin des Mennequet, au ruet tapissé de scolopendres, et à Marcel. Le jour du retour vint; elle revit sa maison, qu'elle trouva petite auprès de la grande ferme, son jardin, son verger; elle courut au ruet; la roue ne tournait pas ce jour-là, faute d'eau,--les Mennequet étaient à la ville; elle s'en revint le coeur triste, et se coucha sans souper, prétextant la fatigue. Le matin en s'éveillant, le soleil dans les yeux, elle ouvrit sa fenêtre comme d'habitude, et fut tout étonnée d'y voir un gros bouquet de chèvrefeuille posé sur la pierre d'appui. Qui avait pu grimper là? Elle pencha la tête en dehors, et aperçut Marcel, assis dans la haie, en face de la maison, qui la regardait de tous ses yeux noirs. --Te voilà? dit-elle en souriant, sans élever la voix. Il fit un signe de tête affirmatif. Elle indiqua le bouquet. --C'est toi qui m'as apporté ça? Il répondit de la même façon silencieuse. --Comment as-tu fait? --J'ai grimpé amont le cerisier qui est à la muraille. Ce n'est pas difficile. Claire resta pensive. --Il ne faut plus, dit-elle. --Ça t'ennuie? --Non, mais tu nous ferais gronder. Marcel baissa la tête, très-soucieux; son intelligence était moins développée que celle de Claire; il crut l'avoir fâchée, et sa bonne figure devint toute rouge comme s'il allait pleurer. --Tu sais bien, dit-elle, avec une gravité de jeune matrone, que nous ne sommes plus des enfants. --Ah! je m'en moque bien! répondit le jeune garçon avec un indicible mépris. --Ça ne fait rien, il faut obéir, dit Glaire en se retirant, un peu humiliée du mince succès de sa mercuriale. La fenêtre se referma, et Marcel, vexé, dégringola de son poste au travers des aubépines et des troènes, non sans quelque dommage pour ses habits, puis s'en alla en faisant claquer bruyamment un fouet de charretier qu'il avait pris pour contenance. Ce fut leur première querelle, bientôt apaisée. Peu après le père de Claire mourut, et le fardeau de la ferme retomba sur la veuve, qui se fit remplacer par sa fille dans tous les soins de l'intérieur. A partir de ce moment, les vies des deux amis furent séparées, mais un fil mystérieux semblait les réunir, car en toute occasion ils se rencontraient, ne fût-ce que le temps d'échanger un sourire et un bonjour. Marcel, assis de côté sur le vieux mulet blanc, allait reporter les sacs de farine chez les pratiques de son père, et dans ce contact journalier avec les habitants du pays il prenait une sagesse au-dessus de ses années. Son père lui avait donné pour premier précepte l'aphorisme suivant: «Par devoir de profession, le meunier entre dans bien des maisons, il voit et entend bien des choses; il ne doit jamais rien répéter, car on saurait que c'est lui qui l'a dit, et les honnêtes gens ne le regarderaient plus.» Le jeune meunier régla sa conduite sur cette sentence, et avant qu'il eût vingt ans, il était considéré comme le plus honnête garçon d'un pays où l'honnêteté est tenue en grand honneur. Les années avaient passé sur Claire comme sur lui, sans leur paraître lourdes, quoiqu'ils se vissent tous les jours. Ils restaient des mois entiers sans se parler, se contentant d'échanger un regard en souriant; ce qu'ils lisaient dans cette communication muette leur donnait sans doute une grande force, car ils eurent à supporter des chagrins, et, s'ils devinrent plus sérieux que leur âge, leur sérénité intérieure n'en fut pas troublée pour cela. Le père Mennequet fut trouvé un soir couché sur les sacs de blé, dans la chambre d'en haut du moulin; il avait l'air calme, mais il ne respirait plus. Il était mort au milieu de son labeur, sans souffrance et sans secousse; la roue tournait toujours. Le premier soin de son fils, après une minute de stupeur, fut d'arrêter le moulin, car la meule travaillait à vide, et c'était miracle qu'elle n'eût pas déjà volé en éclats. Il revint ensuite près de son père, s'agenouilla tout contre lui, et resta longtemps absorbé, pensant aux leçons d'honneur et de droiture que lui avait données le vieux meunier; il sentait l'âme de son père pénétrer en lui dans cette contemplation silencieuse, qui n'était pas sans douceur, même dans son amertume. Il se disait que le brave homme n'avait pas souffert, et que la Providence, après tout, s'était montrée clémente en lui donnant une mort si calme, après une vie si bien remplie. La voix de sa mère qui appelait les poules au dehors pour leur donner le petit blé du soir le ramena à la vie réelle. La pauvre femme allait recevoir un coup terrible. Il descendit en hâte après avoir jeté un dernier regard sur son père, et tout ce que la tendresse la plus délicate, la plus ingénieuse, peut inspirer à un fils dévoué, lui vint en aide pour adoucir la rigueur de cette fatale nouvelle. Dès qu'il eut prononcé le mot cruel, profitant de ce qu'elle entendait à peine et ne comprenait plus, il la souleva dans ses bras, la porta plutôt qu'il ne la conduisit chez madame Bauport, et entra sans frapper dans la grande salle, éclairée par un feu de fougère sèche qui jetait des lueurs intermittentes. --Il est arrivé un malheur chez nous, dit-il, ma mère est veuve; je vous prie d'avoir soin d'elle, madame Bauport; Claire, je te la laisse. J'ai affaire au moulin. Claire le regarda, ouvrit la bouche pour parler, mais ne dit rien. D'un geste filial, elle soutint la pauvre femme, la fit asseoir dans le fauteuil de paille au coin de la cheminée, et s'agenouilla près d'elle en serrant ses mains glacées et flétries dans les siennes jeunes et tièdes. --Ma bonne mère, lui dit-elle tout bas, il est au ciel! Marcel sortit sans ajouter un mot; il était tranquille pour sa mère. La veuve languit quelques mois, puis elle mourut un jour d'une indisposition légère que sa constitution affaiblie ne put supporter. Marcel se trouva tout seul au moulin qui lui paraissait désormais bien grand. Ne pouvant suffire à la besogne, il prit un domestique et une servante, le mari et la femme, qui s'occupèrent l'un du moulin, l'autre du ménage, et il continua à vivre ainsi, toujours fort affairé, et ne perdant pas une minute en route. Mademoiselle Bauport était très-courtisée; sa mère recevait de temps en temps une demande en mariage, la lui soumettait, et transmettait au prétendant une réponse négative. Dans le pays, on disait que Claire, se sachant appelée à recueillir une belle fortune du côté de sa grand'mère, attendait d'être en possession de son héritage pour choisir un mari; on la traitait d'orgueilleuse, mais les filles pensaient tout bas qu'à sa place elles eussent fait de même. Cependant la, jeune fille venait d'avoir vingt-deux ans quand sa grand'mère mourut, lui laissant l'héritage promis. Les demandes affluèrent plus que jamais, et elles eurent le même sort que précédemment. Madame Bauport n'était pas contente; les servantes racontèrent plus d'une fois qu'elle avait sévèrement tancé sa fille; celle-ci lui répondait respectueusement: --Attendez, maman, que mon cour se décide. Qu'objecter à ce raisonnement? Rien, assurément; aussi Claire restait demoiselle. Un soir, le cheval blanc, qui se faisait très-vieux, s'arrêta de lui-même devant la porte de la ferme Bauport, en tournant la tête du côté de la ruelle où donnait la fenêtre de Claire. Peut-être s'était-il arrêté là bien des fois de grand matin, ou le soir tard, quand il n'y avait plus personne pour le voir. Ce soir-là, Claire était sur la porte, relevant aux dernières lueurs du jour les mailles tombées de son tricot. Marcel descendit du mulet et s'approcha de la jeune fille; il y avait trois mois au moins qu'ils ne s'étaient dit d'autre parole que bonjour ou bonsoir. --Te voilà! dit Claire, tu rentres de bonne heure. Marcel ne lui répondit pas; il la regardait avec une expression pénible. Enfin, les paroles se firent jour. --Est-ce vrai, lui dit-il, que tu vas te marier? --Elle leva la tête et vit qu'il souffrait. --Qui est-ce qui t'a dit ça? fit-elle d'une voix émue. --Les gens en causaient à l'auberge. --Les gens ne savent ce qu'ils disent, répondit Claire en détournant la tête. --Alors tu ne veux pas te marier? --Tant que je n'aurai pas l'homme qui me convient, répondit la jeune fille; ses mains tremblaient si fort, qu'elle ne put continuer son travail, et le laissa retomber sur ses genoux en disant:--On n'y voit plus. --C'est, bien dommage que tu sois riche, reprit Marcel, qui tremblait plus qu'elle; ta mère ne voudra pas de moi... et moi, je n'en veux pas d'autre que toi. Le vieux cheval s'en était allé tout seul du côté du moulin; sa silhouette blanche se détachait vaguement sur le fond noir des arbres; il faisait presque tout à fait nuit; au-dessus des arbres, le vent passait en apportant le bruit lointain de la mer qui déferlait sur la côte. --Faut-il que je le demande à ma mère? fit la jeune fille d'une voix défaillante. --Ah! ma Claire, si tu veux de moi, nous serons trop heureux! dit Marcel tout bas. Il lui prit la main, ils restèrent muets tous les deux, absorbés dans leur joie intérieure. --Je lui en parlerai, dit Claire en retirant sa main. --Quand? --Tout de suite. Viens après souper, tu auras la réponse. Il se pencha vers elle et voulut l'embrasser; elle se retira tout doucement. --Nous ne sommes plus des enfants! dit-elle en souriant, comme jadis, lors de leur première querelle d'amoureux. Une heure après, Marcel se présenta timidement dans la salle de la ferme. Dès qu'il fut dans le cercle lumineux du foyer, madame Bauport lui adressa sèchement la parole. --Ma fille a eu tort de vous faire venir, Marcel, dit-elle; vous êtes un brave garçon, mais, avec la fortune qu'elle a, elle peut prétendre à un mariage plus avantageux. Je vous prie de ne plus songer à elle. --Très-bien, madame Bauport, fit Marcel, étourdi par ce coup imprévu.--Toi, Claire, qu'est-ce que tu me dis? --Je ne veux pas désobéir à ma mère, répondit la jeune fille d'une voix ferme; mais je n'épouserai jamais d'autre homme que toi; Marcel, tu as ma parole. Madame Bauport eut beau s'emporter contre sa fille pendant une heure entière, elle ne put tirer autre chose des deux amoureux. --Voilà huit ans que je ne dis rien, fit Claire, et que j'attendais sa demande; vous pensez bien, maman, que je ne changerai pas d'avis à présent. Je sais qu'il n'a pas regardé d'autres filles que moi, et c'est lui que je veux. Ainsi, c'est lui qui est mon accordé. Mais je ne vous désobéirai pas, maman, si vous ne voulez pas me donner votre consentement; nous resterons, lui, garçon, moi, fille; voilà tout. Rien ne put faire changer d'avis les deux entêtés; l'histoire se trouva bientôt sue, et l'on approuva fort la jeune fille de vouloir faire la fortune d'un brave homme qui le méritait bien, et l'on, espéra que madame Bauport céderait. Mais celle-ci était aussi entêtée que sa fille. Elle tint bon, et deux ans s'écoulèrent sans rien changer à la situation des fiancés, sauf qu'il ne vint plus de demandes en mariage. A la fin de la seconde année, madame Bauport tomba malade; un soir d'hiver, pendant que Claire travaillait auprès, de son lit, la mère se souleva un peu sur le coude. --Tiens-tu toujours à ton bon ami? dit-elle. --Autant que le premier jour, vous le savez, maman; ce n'est pas la peine, de me le demander. --De sorte que si je mourais, tu l'épouserais à la fin de ton deuil? Claire baissa la tête sans répondre, et de grosses larmes descendirent lentement de ses yeux et allèrent sur ses genoux; Le silence régnait dans la chambre. --Je ne veux pas, dit madame Bauport avec une grande tristesse dans la voix, non, je ne veux pas que ma mort te donne la liberté et que tu aies sujet de t'en réjouir. Envoie chercher ton bon ami. Claire baisa respectueusement la main amaigrie qui reposait au bord du drap, la pressa sur ses yeux humides; puis, remontant jusqu'au visage, elle serra sa mère sur son coeur et la couvrit de baisers. --Vous ne mourrez pas, maman. Vous verrez comme nous serons heureux tous ensemble. Elle sortit en courant et revint aussitôt. Cinq minutes après, Marcel se présenta. --Prends ma fille, dit madame Bauport, tu as été un bon fils, tu seras un bon mari. --Merci, madame Bauport, répondit le jeune homme d'une voix étouffée. Il saisit la main de Claire et s'assit auprès d'elle, comme s'ils avaient passé ainsi toute leur existence. La mère se rétablit; quelques mois après, le mariage eut lieu. C'était au printemps, les aubépines bordant les chemins étaient toutes blanches, aussi blanches que le bouquet de mariée que portait Claire à son bonnet et à son corsage. La noce s'en allait tranquillement par le chemin qui mène à l'église aussi bien qu'à l'école; devant le clos à Bruneau les jeunes gens sourirent en se serrant la main. Tant d'années, les unes si douces, les autres si dures,--et tout cela maintenant leur paraissait un rêve! La vie ne leur fut ni plus ni moins clémente qu'à la plupart d'entre nous: ils eurent des enfants,--ils en perdirent deux, et virent grandir les autres au sein d'une prospérité croissante; les changements que le progrès apporte au monde passèrent sur eux sans secousse, grâce à l'éloignement de ce pays de tout centre de civilisation trop actif; madame Bauport alla rejoindre son mari; peu avant sa mort, elle dit un jour à ses enfants: --Vous m'en avez beaucoup voulu, n'est-ce pas, dans le temps où je m'opposais à votre mariage? --Non, maman, répondit Claire, vous étiez dans votre droit, et comme mère, vous aviez raison; nous ferons peut-être un jour de même avec nos enfants, mais nous n'avions pas tort non plus, puisque nous sommes heureux en ménage. La mère mourut et fut pleurée. Les enfants grandirent, se marièrent, et une couvée de petits vint bientôt s'ébattre le dimanche dans la grande ferme. Les biens du Cotentin avaient été vendus; Marcel avait fait bâtir un corps de bâtiment pour loger ses domestiques et se réserver plus de place pour lui et sa famille. Ils eurent toutes les joies et toutes les peines que comporte la vie: le feu prit à une grange et leur dévora une récolte entière, mais deux belles années d'abondance vinrent réparer cette perte; leurs bestiaux obtinrent le prix à divers concours, une épizootie fit place nette dans leurs étables quelques années après. Somme toute, ils n'eurent à se plaindre du sort ni plus ni moins que les autres hommes. D'où venaient alors leur air calme, même dans les malheurs, leur bonté aux pauvres, leur fermeté avec les méchants, leur indulgence pour les fautes de ceux qui les entouraient, quand ces fautes n'avaient pour causes que la faiblesse ou l'étourderie? On se le demandait autour d'eux,--et c'est Marcel qui trouva un jour la réponse. C'était une après-midi d'août; les chaumes nouveaux reluisaient au soleil, un vent frais qui venait de la mer adoucissait la chaleur du jour pour les bêtes de somme. Assis au bord de la route, Marcel et sa femme regardaient passer les charrettes chargées de blé, avec un vaillant jeune garçon tout au haut de l'édifice branlant, pour défaire les cordes et lancer les gerbes dans les greniers. Un air de bien-être et d'abondance régnait partout autour d'eux, et les poules de la ferme venaient picorer jusque sous leurs pieds les grains tombés des épis trop mûrs. Depuis bien longtemps les époux n'étaient plus jeunes, mais ils avaient toujours l'un dans l'autre cette même confiance muette qui les avait fait patienter autrefois; ils ne se parlaient guère, sûrs de s'entendre sans parole. Marcel leva la main vers la route: malgré ses soixante-dix ans, cette main ne tremblait pas. --Quelle année de bonheur! dit-il, c'est peut-être la dernière que nous passons ensemble, ma bonne femme, car, à présent, chacun de nos jours est compté,--mais nous avons des enfants qui cultiveront notre bien après nous; nous avons eu notre temps, il ne faut pas nous plaindre. --Nous plaindre,--non, dit Claire: sa voix était devenue très-faible et très-douce, ses cheveux blancs dépassaient un peu le bord de sa coiffe, mais elle marchait droit et sans bâton. Nous aurions tort de nous plaindre. On nous aime, on dit que nous sommes bons; nous n'y avons pas grand mérite, pourtant, car nous avons l'âme contente, c'est bien naturel! Marcel méditait; il leva les yeux sur l'honnête visage ridé de son épouse. --Sais-tu, Claire, dit-il, je regarde notre vie: le bonheur n'est pas fait rien qu'avec des joies. Nous avons eu bien des mauvais jours, et des peines, et pourtant, nous avons été parfaitement heureux! Gréville, septembre 1879. [Illustration: deco11] [Illustration: head15] LE POTIER DE TANAGRA Le soleil ne montait pas encore dans le ciel, couleur de la fleur du lin, on n'apercevait pas même les rougeurs de l'aube, cette pudique immortelle, lorsque le potier Charmide ouvrit la porte de sa maison. Tout dormait dans la rue étroite; le bruissement d'une fontaine, sur la place voisine, faisait seul vibrer les murailles sonores. Le jeune homme secoua la tête, et rentra: son impatience l'avait éveillé trop tôt. Le sommeil l'avait fui pour cette nuit-là; au lieu de regagner sa couche, il se dirigea vers la petite cour de sa demeure, et s'assit d'un air pensif sur le coin d'un banc de pierre, encombré de poteries. Tout en méditant, il prit distraitement ces produits de son art, et les examina, afin d'en mieux connaître les mérites et les défauts. C'étaient des amphores au long col, aux flancs sveltes, au profil effilé, propres à contenir des vins précieux; c'étaient des vases pour conserver les olives, d'une forme pareille au fruit lui-même; c'étaient des gobelets aux bords arrondis, aux contours simples et nobles; et si vulgaires que puissent paraître ces objets d'un usage journalier, le potier les aimait, car il les avait faits lui-même sur la roue agile, et ses doigts les avaient façonnés, ainsi que son esprit les avait conçus, dans l'amour des belles formes, qui satisfont à la fois la main et le regard. Charmide caressa tour à tour ses plus belles amphores, qu'un feu savamment ménagé avait préservées de tout mal pendant la cuisson: il passait ses doigts sur leur col, il étendait la paume de sa main sur leur panse élargie, et son visage exprimait une douceur sereine, le contentement de l'artiste satisfait de son oeuvre. L'art du potier était un art alors, et celui qui savait habilement gouverner sa roue était bien vu de ses concitoyens. Avec un léger soupir, Charmide se leva, et, soulevant un cuveau renversé dans le coin le plus frais de la cour, il retira avec précaution, de dessous cet abri, un objet d'argile qu'il regarda longtemps avec une sorte de respect. C'était une mince statuette, haute de quelques pouces, si semblable à la forme humaine, que Charmide lui-même doutait de sa réalité. --Est-ce bien moi qui l'ai faite? se demandait-il en regardant attentivement les traits purs et les membres souples de la figurine. Est-ce moi, mortel, ou bien quelque déesse a-t-elle terminé mon oeuvre pendant mon sommeil? C'était l'image d'une femme aux formes élégantes; drapée jusqu'au col dans les plis multiples d'un vêtement léger, la tête un peu inclinée en avant, un bras replié sur la poitrine, l'autre main rapprochée de son visage, elle souriait avec une grâce mêlée de modestie; ses yeux semblaient chercher à lire dans les yeux de celui qui la regardait... Le jeune artiste la contempla longtemps et soupira encore. La femme que représentait la statuette n'avait jamais daigné lui sourire. D'un doigt soigneux il redressa un pli froissé dans la draperie, il creusa légèrement la ligne qui séparait les cheveux épais rattachés par des bandelettes, puis il posa la figurine devant lui: l'oeuvre était prête à subir l'épreuve de la dessiccation, en attendant celle du four. Inquiet, craignant de la voir disparaître en poussière, il se décida à la mouler. Mais le temps le pressait; le soleil déjà levé dorait la crête du mur derrière lui; il se rendit dans la chambre où il dormait la nuit, prit sur une escabelle une figurine presque semblable à l'autre, moins parfaite cependant, mais cuite et légèrement coloriée aux joues, aux lèvres, aux yeux. C'était la plus chérie, car c'était le premier essai en ce genre de ses doigts encore hésitants. --Il m'en coûte, lui dit-il, de me séparer de toi, qui depuis tant de jours veilles à mon chevet, comme une muse protectrice,--mais aujourd'hui je l'ai juré, Chrysis saura que je l'aime. Il emporta la statuette, la mit auprès de l'autre et les compara un instant, avec la gravité de l'artiste qui juge son oeuvre, puis il sortit de sa maison, laissant sa porte entr'ouverte, et se dirigea vers une petite rue voisine, qui descendait doucement dans la campagne. Il s'arrêta devant une maisonnette de peu d'apparence, et voulut frapper à la porte; elle céda sous sa main, et il entra dans une cour dallée. Le léger grincement des gonds fit retourner une vieille femme, occupée à trier des herbes sur un banc de marbre à peine dégrossi. --Que veux-tu, Charmide? dit-elle en reconnaissant le jeune homme. --Je viens chercher la guirlande que j'ai commandée hier à ta fille, répondit-il. --Elle est dans le jardin, qui cueille les fleurs et les plantes aromatiques; tu es bien pressé, mon bel amoureux! Le soleil se lève à peine! Charmide détourna les yeux sans répondre et fit quelques pas sur les dalles. La cour s'ouvrait en face de lui sur un jardin d'une pente presque insensible, qui s'étendait jusqu'à l'Asopos; le petit fleuve baignait la rive ombragée de lauriers-roses, et les fleurs des eaux s'épanouissaient en gerbes brillantes dans les criques vertes. La fraîcheur du matin et celle du printemps donnaient un éclat incomparable aux touffes des lauriers, ainsi qu'à la verdure glauque des iris et des nénufars. Au bout du jardin, dans l'ombre d'un bouquet d'arbres, le jeune homme aperçut la forme élancée de Naïs. Dans un pan relevé de sa tunique, elle ramassait une abondante moisson de plantes et de fleurs; la rosée matinale avait mouillé les plis de sa robe, qui modelait ses jambes fines et nerveuses; son bras nu s'élevait de temps en temps au-dessus de sa tête pour atteindre une haute branche, et l'artiste admira la grâce de ses mouvements agiles. --Naïs! cria-t-il à pleine voix. Un écho lui répondit dans les lauriers; la jeune fille tourna la tête, lui fit un signe et continua sa cueillette, en se rapprochant de la maison. Elle s'arrêtait çà et là, se baissait vers la terre, ou étendait le bras vers les arbustes, et ses beaux talons roses relevaient légèrement sa tunique mouillée. Elle arriva près du jeune homme. --Je te fais attendre, lui dit-elle avec douceur. Je te demande pardon: je me suis pourtant levée avant le jour, et, pendant une heure, j'ai marché dans la rosée, mais j'avais mal calculé, la guirlande était trop courte; vois, j'ai dû retourner au bord du ruisseau. Elle parlait d'une voix douce et suppliante, semblant demander grâce de son retard. Le jeune homme reprit sans y prendre garde: --Dépêche-toi, les rues seront pleines de monde, il sera trop tard. --C'est pour une femme que tu aimes? demanda la vieille d'un air moqueur. --A ce qu'il paraît, répondit Charmide d'un ton bourru. Naïs tressait dextrement les herbes et les fleurs, la guirlande déjà longue s'allongeait vite sous ses doigts; le jeune potier la regarda un instant, puis soudain: --Je n'ai pas le temps d'attendre, dit-il; quand elle sera prête, tu me l'apporteras. --Soit, dit la jeune fille sans lever les yeux. Une légère rougeur colora son visage qu'elle pencha sur la guirlande; mais Charmide était déjà sorti. Il rangeait machinalement les objets autour de lui, se préparant au travail de la journée, quand la porte de sa maison s'ouvrit lentement, poussée par une main timide, et Naïs resta sur le seuil, attendant un mot d'encouragement. Il se retourna et resta immobile, saisi d'admiration. Dans l'ombre favorable du portique, la figure de la jeune fille apparaissait comme la statue d'une nymphe, ou de Flore elle-même. Ne pouvant porter sur ses bras encore enfantins la guirlande trop lourde et trop longue, elle l'avait passée deux fois autour de son cou mince; la masse de fleurs tombait ainsi jusqu'au-dessous de la ceinture; les deux bouts, ramenés en avant jusqu'à ses genoux, forçaient les épaules à plier, les bras à descendre; la tête penchée, les yeux bleus perdus dans l'ombre de ses cheveux blonds et frisés, elle avait l'air d'une jeune victime parée pour le sacrifice. --Entre donc, dit enfin Charmide, arraché à sa contemplation d'artiste par sa préoccupation d'amoureux. --Je ne puis plus marcher, dit-elle, c'est si lourd! Il s'approcha pour la débarrasser, puis, gouverné par son égoïste pensée: --Traverse la rue, dit-il, je porterai les deux bouts de la chaîne, et tu m'aideras à la poser sur la porte. Elle obéit, et franchit le seuil sans réplique. Naïs était accoutumée à de pareilles demandes, depuis que sa mère l'envoyait à sa place porter les couronnes qu'elles tissaient toutes deux avec les fleurs de leur jardin, pour subvenir à leurs besoins. Les marchandes d'herbes ne doivent pas refuser les commandes des amoureux, source intarissable de prospérités, pour qui sait en tirer profit. Mais Naïs ne semblait pas apporter ici l'enjouement qu'elle montrait ailleurs. Elle s'arrêta devant la maison qui faisait vis-à-vis à celle du potier, et dont la porte ornée de sculptures indiquait un certain luxe. La jeune fille supporta le fardeau de la guirlande jusqu'à ce que Charmide l'eût fixée aux deux pitons de fer posés en haut de la porte et destinés à cet usage; puis, elle resta immobile, pendant qu'il allait chercher sa figurine qu'il plaça sur le seuil, au milieu d'une brassée de feuillages odoriférants. --C'est fini, dit Charmide en reculant pour contempler l'effet de son offrande. --Adieu, répondit, sans le regarder, Naïs d'une voix douce. --Et ton salaire, tu ne viens pas le chercher? fit le jeune homme en se dirigeant vers elle avec quelque menue monnaie qu'il lui présenta. Elle refusa du geste en le suivant dans sa demeure. --Non, pas cela, dit-elle en même temps. Je t'ai donné mon travail, donne-moi quelque produit du tien. --Bien volontiers, répliqua le potier. Que veux-tu? Une amphore? celle-ci, avec des figures noires sur un fond couleur de l'aurore? ou bien un vase, pour mettre les olives pendant la saison d'hiver? ou bien... --Non, je veux une de ces figures d'enfants, que tu fais pour amuser les petits... --Un jouet? Je le veux bien, Naïs, mais n'as-tu pas passé l'âge des hochets? --J'aime ces figures, dit la jeune fille, tu les fais bien; si petites qu'elles soient, elles ont l'apparence de la vie... Elle étendit la main pour prendre une poupée de terre cuite qui souriait comme un enfant au sein de sa mère, et elle la regardait avec complaisance, lorsque ses yeux distinguèrent dans l'ombre du portique la figure, d'argile, terminée le matin même. --Tu en as fait deux! dit-elle. Oh! donne-moi celle-là! Charmide se mit entre elle et sa création. --Non, dit-il, je regrette de te refuser quelque chose; mais je ne puis te donner cela... Naïs rougit et recula d'un pas. --Je comprends, dit-elle, j'ai eu tort... mais, Charmide, tu te prépares bien des chagrins... --Pourquoi? --Ce n'est pas à moi de te le dire; cependant tu sais que Chrysis est plus sensible à l'or qu'à la tendresse... Charmide fronça le sourcil. --Elle peut aussi se laisser toucher par l'artiste qui sait reproduire l'image de sa beauté. --Cela se peut, répéta docilement Naïs en courbant son col flexible. Elle se dirigea vers la porte, la tête baissée, ses yeux bleus pleins de larmes. --Et l'argent, tu l'oublies? fit Charmide. Mon ouvrage a payé, le tien, mais les fleurs ont quelque prix... --C'est Flore qui les donne, dit Naïs en écartant doucement sa main. Si tu penses lui devoir quelque chose, offre-lui une libation. Elle sortit; et le jeune homme, resté seul, trouva sa cour plus sombre. --C'est le blanc vêtement de cette fillette, pensa-t-il, qui mettait tant de lumière sous le portique. Il se mit à sa roue, car il avait renvoyé son apprenti pour ce jour-là, et, tout en pétrissant l'argile sous ses doigts, tout en modérant son travail par les mouvements mesurés de son pied, il pensait à la belle fille dont il venait d'orner la porte. Chrysis vivait des dons de l'amour, cela est certain, et Charmide, sans être pauvre, n'était pas de ceux qui pouvaient lui faire de riches offrandes. Il le savait; cependant le jeune homme se laissait aller à croire que ses voeux ne sauraient être repoussés. N'a-t-on jamais vu une femme, fût-elle marchande d'amour, s'éprendre d'un beau garçon qui l'aime, et lui donner pour rien ce qu'elle vend à d'autres, moins fortunés? Charmide était beau, et il estimait sa beauté digne d'attirer sur lui les regards d'une femme libre d'aimer qui lui plaît. D'ailleurs, s'il ne possédait pas de fortune, il était maître en son art; les vases sortis de ses mains étaient fort goûtés de ses concitoyens, qui aimèrent toujours le rhythme harmonieux des belles formes et la sérénité souriante des belles lignes. S'il n'était pas encore considéré comme un grand artiste, il pouvait l'être du jour au lendemain. Que Chrysis l'aimât, seulement, et dans la joie de son désir satisfait, dans l'épanouissement de son orgueil d'amant, il pouvait faire une oeuvre qui passerait à la postérité... «Que reste-t-il de nous quand nous sommes morts, sinon le souvenir de nos belles oeuvres et de nos grandes actions?» Charmide ne se sentait pas poussé vers les actions qui laissent une trace dans l'histoire; mais il était sûr de produire un jour une oeuvre immortelle. Il pensait à toutes ces choses et travaillait avec une ardeur croissante, pour tromper l'impatience de connaître son sort. Enfin, il n'y put tenir; il se leva brusquement, trempa ses mains souillées dans un vase plein d'eau pure, et vint se poster sur le seuil de sa porte, pour savoir quel accueil Chrysis avait fait à ses dons. La guirlande, effeuillée, gisait dans la rue; la brassée de feuillages qui jonchait le seuil, balayée de ci, de là, s'éparpillait de tous côtés, et, dernier outrage plus cruel, la statuette, repoussée d'un pied brutal, brisée en plusieurs morceaux, gisait devant la porte même de Charmide. Avec un geste fiévreux, il ramassa son oeuvre et en chercha partout les plus petites parcelles; son sang bouillonnait de colère; en ce moment, l'artiste souffrait plus que l'amant. Il rentra chez lui, déposa les débris de la figurine sur son établi, puis il retourna dans la rue, indigné, prêt à enfoncer la porte inhospitalière de Chrysis... Il allait frapper d'une main violente quand cette porte s'ouvrit, et l'esclave de la belle coquette se montra sur le seuil. --Ta maîtresse? demanda Charmide, enflammé de colère. Daphné lui rit au nez. --Elle est au bain. Tu avais mis devant sa porte un tas de choses qui l'encombraient; elle a failli tomber dessus en sortant. Elle était de belle humeur, va! Si tu l'avais vue! Le rire insolent de l'esclave calma l'irritation du potier. --Je ne suis pas venu pour te prêter à rire, dit-il d'un air grave. J'avais offert ce don à ta maîtresse, parce que ma statuette lui ressemblait; d'ordinaire une belle femme est contente d'avoir son image; mais Chrysis n'aime que l'or. --Eh bien! s'écria Daphné en levant au ciel ses mains rougeaudes, que veux-tu donc qu'elle aime? Est-ce que l'or ne donne pas tout? Toi-même, si tu avais de l'or, elle t'aimerait! --Tu le crois? fit Charmide interdit. --J'en suis certaine. Nous aimons les gens riches, nous autres, ajouta-t-elle avec importance; ils sont pleins d'agréments de toute espèce, ils sont parfumés, leurs vêtements sont d'une étoffe précieuse, et leurs conversations se terminent toujours par quelque joli présent. --Alors je n'ai aucune chance d'être aimé? demanda le jeune homme en contenant sa colère. --Aucune, mon bel ami, tant que tu n'auras pas une bourse à la main, et tâche que la bourse soit pleine de pièces sonnantes. Elle lui jeta un dernier rire de mépris, et rentra dans la maison. Charmide demeura un instant indécis. Après tout, cette esclave insolente, qui le raillait, ne connaissait peut-être pas le coeur de sa maîtresse; qui sait si lui-même, en plaidant sa cause avec l'enthousiasme d'un ardent désir, ne pourrait séduire Chrysis? Il se résolut à l'attendre, et laissa sa porte ouverte, afin de distinguer le plus léger bruit dans la rue. Il n'attendit pas longtemps: un pas pesant retentit sur les dalles, une voix d'homme proféra quelque lourde plaisanterie, un éclat de rire jeune et railleur lui répondit... Charmide fronça le sourcil. Il connaissait aussi ce rire; mais il avait espéré supplanter le riche marchand de laine, il avait rêvé d'adoucir pour lui la méchante ironie de ces lèvres rouges et brillantes comme la fleur du cactus; s'était-il trompé? Il voulut en avoir le coeur net, et, courant à la porte, il arriva sur le seuil au moment où Daphné se montrait en face, ouvrant au riche amant la maison de sa belle. Giton entra en maître. Chrysis allait le suivre. Le potier l'appela par son nom; elle s'arrêta, la tête penchée en avant, comme un oiseau prêt à prendre l'essor. --Que veux-tu? dit-elle. Charmide n'était qu'un artisan, mais il était beau, on pouvait s'arrêter pour l'entendre. --Je veux que tu m'aimes, répondit le jeune homme avec une hardiesse qu'il ne se connaissait pas. Je ne suis pas riche, et je ne puis te mettre au cou ni aux bras les lourds ornements d'or dont te surcharge le ridicule personnage qui vient d'entrer chez toi; mais je suis un maître dans mon art, et je puis faire passer tes traits à la postérité, si tu veux... Chrysis, qui l'avait d'abord écouté avec indifférence, le regarda d'un air étonné, et, renversant en arrière sa jolie tête sans cervelle, se mit à rire à gorge déployée. --La postérité! dit-elle au milieu de ses rires, la postérité! Ceux qui viendront quand nous serons morts! La belle affaire! Et qui s'inquiète de ceux-là qui ne sont pas nés? La chaleur du jour t'a troublé le cerveau, Charmide, ou bien, parmi les fleurs que tu as suspendues ce matin à ma porte, peut-être s'en trouvait-il quelqu'une qui t'a fait perdre l'esprit; cette fleur sombre, sans doute, qui rend triste et prive de la mémoire... Ne m'approche pas, ô beau jeune homme, car la folie parfois est contagieuse!.... Elle riait et montrait ses belles dents; la fleur de ses vingt ans brillait sur ses joues ambrées, et tout son être n'était que souple abandon. Charmide étendit les bras; elle le repoussa, devenant soudain sérieuse. Ses traits se contractèrent, et son regard parut au jeune artisan aussi dur que l'éclat du fer. --Arrière, dit-elle, ne me touche pas, ma personne est sacrée, c'est mon bien, tout comme tes amphores sont le tien. Tu es un sot, Charmide; avec quelques drachmes, et tu les possèdes, tu pouvais passer plusieurs jours à mes côtés; au lieu de te conduire en homme sensé, tu m'as débité des folies, et avec tes offrandes ridicules, tu as failli ce matin indisposer contre moi Giton, qui est en ce moment le maître dans mon logis. Tu prétends m'aimer, et tu m'exposes à perdre les bienfaits de cet homme généreux. --Ce n'est pas pour de l'argent que je voulais ton amour, dit Charmide d'un air sombre. Il avait reculé et se tenait sur le seuil de sa porte: --Tu es belle, ô Chrysis la bien nommée; je voulais mouler ton corps souple, comme font les sculpteurs, et conserver à ceux qui viendront après moi le souvenir de ta beauté passagère. Tu refuses? C'est bien. Moi, j'aurais eu honte de te proposer de l'or, quand j'avais quelque chose de plus noble à t'offrir. J'avais rêvé de consacrer ta mémoire, ô femme mortelle! Mais puisque tu préfères l'or... --L'or, c'est tout, puisqu'il donne tout, s'écria la belle fille en reprenant son air railleur: elle parlait comme avait fait sa servante. Mon corps souple est beau tant qu'il est jeune; mais je n'ai nul désir de vieillir, pour devenir semblable aux Parques, ni de me revoir, quand je serai vieille, telle que je suis maintenant, dans l'éclat de ma beauté. Cesse tes rêveries, Charmide,--et, vois, je m'intéresse à toi, car tu es beau comme Apollon;--apporte une bourse pleine ce soir, et je renverrai Giton pour toi. Charmide fit un geste de dédain. --Je ne veux de toi à aucun prix, dit-il, toi qui préfères l'or à tout ce qui vaut qu'on vive. Tu survivras à ton corps, Chrysis, mais pour n'avoir pas voulu m'aimer, tu seras punie aux yeux de tes concitoyens; chacun saura que tu n'aimes que l'or... --Eh! potier, il n'y a pas de mal à cela! fit la belle insolente en refermant la porte avec colère. Charmide ne resta pas longtemps à regarder la muraille devant lui; il rentra dans sa cour, et, prenant la statuette qu'il voulait mouler le matin, il en écrasa les deux bras dans ses mains tremblantes de colère. Sous ses doigts une autre poignée de glaise prit une forme nouvelle; un bras se replia sous la poitrine avec un geste d'appel, provocant et hardi; l'autre main agita une bourse rebondie, le vêtement s'ouvrit et laissa voir le sein nu, l'expression du visage perdit sa modestie, pour devenir audacieuse... --La voilà telle qu'elle est, dit tout haut Charmide, la voilà, la courtisane qui n'aime que l'or, et qui, pour de l'or, accepte le plus ridicule et le plus laid de ceux qui possèdent des vaisseaux ou des fermes d'un bon rapport. Elle vivra, cette Chrysis effrontée, elle vivra quand nous aurons tous franchi le Styx, et ceux qui viendront après nous se diront: Voilà comment étaient faites les courtisanes de Tanagra!... Il se mit à mouler dextrement les différentes parties de la figurine, et l'après-midi s'écoula dans cette occupation. Plusieurs vinrent acheter des amphores et des gobelets, mais il eut soin à chaque fois de jeter un linge sur le travail afin de le cacher aux yeux indiscrets. Le soir était proche, et il n'avait rien mangé, tant il s'acharnait à son oeuvre. Les rayons du soleil sur son déclin coloraient en rose cerise la muraille de sa maison, lorsque devant lui il vit Naïs qui tenait une écuelle fumante. --Que veux-tu? lui dit-il en essayant de cacher son ouvrage. Mais cette fois la figurine reconstruite, debout, ne put retenir le linge qui glissa à terre. --Ma mère t'envoie un plat fait des herbes de notre jardin. Tu n'es pas sorti de tout le jour, tu dois avoir faim. --Qui t'a dit que je n'étais pas sorti? commença Charmide. Il s'arrêta: Naïs rougissante avait baissé, la tête, et jouait distraitement avec l'ébauchoir resté sur la table. --Je l'ai vu, dit-elle, car elle ne savait pas mentir. Je voulais connaître le résultat de ton offrande à Chrysis... Excuse ma curiosité, Charmide, c'est l'intérêt que ma mère te porte, pour t'avoir vu tout enfant, et moi-même... Elle se tut, craignant de devoir proférer un mensonge. --Le résultat? Le voilà, fit Charmide en lui montrant la statuette. A présent que sa colère était assouvie, il avait grand'faim, et il s'assit pour manger. --C'est Chrysis, dit la fillette; elle est bien belle, mais tu l'as faite bien hardie! --Elle n'aime que l'or, elle me l'a dit tantôt: aussi tu vois, je lui en ai mis plein la main! Naïs sourit faiblement et regarda l'écuelle. --Est-il bon, notre plat aux herbes? dit-elle; c'est moi qui ai cueilli le fenouil pour le faire. --Excellent; tu remercieras ta mère d'avoir pensé à moi. --Ce n'est pas ma mère, dit Naïs en détournant les yeux. O Charmide, tu n'offriras plus de guirlandes à Chrysis? --Non, certes! Elle n'en fait pas assez de cas. Pourquoi? --Pour rien... je n'ai pas eu de plaisir à faire celle de ce matin, moi qui aime par-dessus tout à tresser les fleurs... C'était peut-être un mauvais présage... Naïs s'était détournée à demi, un dernier rayon de lumière lui faisait un nimbe de ses cheveux d'or; Charmide ébloui la regarda. --O vierge, lui dit-il, sais-tu que tu es belle, plus belle que Chrysis, aussi belle qu'Hélène, blonde comme toi, et pour laquelle tant d'hommes vaillants sont morts? --Je ne sais, murmura Naïs, et qu'importe? Nul ne mourra pour moi! --Mieux vaudrait, pour toi vivre! dit le jeune homme. Il posa l'écuelle-et se leva. --Quelle chose incompréhensible! dit-il. Tu es moins grande que Chrysis, et cependant mille fois plus charmante; elle a les traits plus beaux, toi tu es encore presque une enfant: d'où vient ta grâce, et la clarté pure de tes yeux bleus?... O Naïs, ai-je pu vivre jusqu'à ce jour et ne pas voir combien tu étais belle! Le rayon d'or s'était retiré, les étoiles paraissaient au ciel déjà sombre; Naïs prit l'écuelle d'une main qui tremblait un peu. --Bonsoir, dit-elle, Charmide; que les dieux protègent ton sommeil! Il avait envie de la retenir, tant il croyait avoir de choses à lui dire; mais, avec un geste d'adieu, elle passa devant lui, disparut dans la rue,--et comme le matin, plus que le matin, tout redevint sombre dans la cour du potier. La semaine suivante, un jour de marché, la rue étroite où demeurait Charmide se trouva en rumeur: Daphné, curieuse, ouvrit la porte pour savoir ce qui provoquait tant de rires dans ce lieu, ordinairement désert. Devant la maison du jeune homme, sur un banc de bois, au milieu de la vaisselle de tout genre qu'il étalait pour plaire aux gens de la campagne qui apportaient à la ville les fruits de leurs jardins, au milieu des plats, des gobelets et des amphores, se dressait la statuette semblable à Chrysis; un passant l'avait reconnue; un autre, attiré par ses rires, s'était arrêté devant l'oeuvre fragile, et bientôt les plaisants du marché avaient déserté la fontaine pour établir devant la maison du potier le siège des propos du jour. --Ah! Daphné, dit un d'entre eux, se retournant au bruit de la porte sur ses gonds, ta maîtresse ne sera pas contente, quand elle verra comment Charmide la traite. La servante se retira brusquement, n'osant tenir tête à une douzaine d'hommes échauffés par le rire, cher aux Grecs. --Charmide, cria un autre, viens donc nous dire pourquoi, tu as fait Chrysis avec cette bourse et cet oeil effronté. Le potier parut sur le seuil de sa demeure, calme en apparence, mais enfiévré par le divin plaisir de cette vengeance exquise. --Elle m'a trouvé trop pauvre pour m'aimer, quand je lui proposais de la faire aussi belle que cette vierge! D'un geste rapide, il présenta aux curieux l'image chastement voilée de Naïs, si noble dans son maintien, si modeste dans les moindres plis de son vêtement, que le plus débauché n'eût osé soulever ses voiles par la pensée. --Chrysis est belle, mais elle n'a point d'esprit, dit un amant jadis trompé par elle; garde pour toi ta statuette voilée, et vends-moi le portrait de Chrysis. --Non, à moi, à moi! crièrent dix voix, pendant que dix mains se tendaient vers la figurine. --J'en ai pour tous, mes amis, dit Charmide avec la placidité d'un triomphe longtemps attendu. Chrysis est à tous; il est juste que tous puissent avoir son image, pourvu qu'ils aient de l'argent, puisqu'elle n'aime que cela! Il fit un signe, et l'apprenti qui tournait sa roue apporta une corbeille pleine de Chrysis en terre cuite. --Et moi, fit une voix grêle, derrière les acheteurs, ne me représenteras-tu point aussi avec de l'argile, afin que les gens des autres pays sachent comment est fait le plus beau marchand de fruits de Tanagra? Tous, se retournant, éclatèrent de rire à la vue d'un esclave difforme, qui, vêtu d'un simple haillon, criait des figues et des raisins à gorge déployée dans les rues de la ville; sa laideur lui avait valu plus d'un quolibet, mais il savait répondre, et ses reparties l'avaient rendu fameux. --Certes! je te représenterai tel que te voilà, un fruit dans la main, et la bouche tellement ouverte qu'on croira voir ton cri s'échapper de ton étroite poitrine. --Je passerai donc à la postérité! dit l'esclave d'un air fier en redressant, au milieu des éclats de rire, son torse déjeté sous le poids de son éventaire. Ils glosèrent encore quelques instants, puis on se dispersa pour répandre par la ville le bruit de l'ingénieuse vengeance que le potier avait su tirer de la cupide belle. Quand la rue se fut calmée, quand le bruit des voix sur la place voisine apprit aux voisins que tout était rentré dans l'ordre, Chrysis, honteuse et voilée, se glissa furtivement dans la maison de Charmide. --Tu as été cruel, jeune homme, dit-elle... Il l'interrompit: --Et toi, tu ne l'étais point, quand tu répondais à mes prières par ton éternel refrain: De l'or! Va, Chrysis, j'ai réfléchi, depuis: tu n'es ni meilleure ni pire que tes semblables, et ce n'est point à vous, filles amoureuses de tous les plaisirs, qu'il faut demander des sentiments délicats... --Tu ne m'aimes plus, alors? dit-elle attristée. Moi qui venais t'offrir... --Ce que tu m'as refusé quand je l'implorais? Tu as peur de moi maintenant, et c'est pour m'apaiser que tu viens... Non, Chrysis, je ne me vends point, moi; et quant à toi, ne t'afflige pas; grâce aux images de ton corps que j'ai répandues par la ville, ta renommée ne peut que croître, tes amants n'en seront que plus nombreux et plus empressés. --Mais on rit de moi... --Un peu de honte est bientôt bue, et pense à tout l'or que cela va te rapporter! Il lui tourna le dos, et elle regagna sa demeure, fort honteuse, mais sans colère, car elle ne l'aimait pas. Le soir venu, le potier se dirigea vers le grand jardin où, pour la guirlande de Chrysis, Naïs avait cueilli les herbes qui font aimer. La vieille femme l'aperçut et quitta la plate-bande qu'elle sarclait, après la chaleur du jour. --Écoute, Charmide, lui dit-elle, je t'aime pour t'avoir connu tout petit. Mais j'aime ma fille plus que toi, et tu viens trop souvent depuis quelque temps... Ma fille n'a guère que sa bonne renommée... --Ma mère, dit Charmide, si je viens souvent, c'est que je voudrais la prendre pour femme, et je crains de lui déplaire... --Lui déplaire? fit la vieille avec un air narquois. Dis, petite fille, viens ici, et écoute ce jeune homme qui demande s'il te déplaît. La modestie, attribut des vierges, fermait les lèvres de Naïs, et l'ombre qui descendait du ciel cachait sa rougeur; mais elle dit d'une voix faible: --Pourquoi me déplairait-il? Il n'est ni méchant ni mal fait! --Naïs, dit Charmide, veux-tu venir dans mon gynécée? Je ferai de toi des statues que les femmes chastes garderont à leur foyer, comme protectrices des bonnes moeurs. La petite marchande d'herbes mit sa main dans celle du potier, et, dans l'obscurité croissante, ils échangèrent le serment des fiançailles. Les siècles se sont succédé, Chrysis vit toujours; ainsi que le lui avait prédit Charmide, sa renommée a dépassé les âges. Paris, 3 mai 1880. [Illustration: deco12] TABLE DES MATIÈRES DÉDICACE. La Bergerie. Le Portrait. Après la pluie. Le Matin. Midi. Le Soir. Sous les frênes. La Nuit. La Tempête. La Neige. Les Noisettes. L'Épave. Lever de lune. Le Bonheur. Le Potier de Tanagra. _______________________________________________________ PARIS. TYP. E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. [Fin du roman _Idylles_ par Henry Gréville]