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Titre: Les vengeances — Poème canadien
Auteur: Le May, Pamphile (1837-1918)
Date de la première publication: 1875
Lieu et date de l'édition utilisée comme modèle pour ce livre électronique: Québec: C. Darveau, 1875 (première édition)
Date de la première publication sur Project Gutenberg Canada: 12 juillet 2008
Date de la dernière mise à jour: 12 juillet 2008
Livre électronique de Project Gutenberg Canada no 144

Ce livre électronique a été créé par: Rénald Lévesque

Nous tenons à remercier la Bibliothèque nationale du Québec d'avoir offert en ligne les images de l'édition imprimée sur laquelle nous avons fondé ce livre électronique.



LES
VENGEANCES

POEME CANADIEN

L.-PAMPHILE LE MAY



QUÉBEC
TYPOGRAPHIE DE C. DARVEAU
8 Rue de La Montagne

1875



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Enregistré, conformément à l'acte du Parlement du Canada, en
l'année mil huit cent, soixante-quinze, par LÉON-PAMPHILE LE MAY,
au bureau du Ministre de l'Agriculture.
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A LA MÉMOIRE DE MON PÈRE



LES VENGEANCES



PREMIÈRE PARTIE

LA VENGEANCE INDIENNE



CHANT PREMIER

L'ORME DE LOTBINIÈRE

Que j'aime à vous revoir, forêts de Lotbinière,

Lorsque vous secouez votre épaisse crinière,

Comme fait la cavale en courant dans les prés

Qu'elle bat avec bruit de ses sabots ferrés!

Que j'aime à vous revoir quand le printemps se lève

Et que vos troncs puissants se tordent dans la sève!

Quand vos rameaux feuillus bercent les petits nids

Et chantent les amours des oiseaux réunis!

Quand vous jetez au ciel vos arômes suaves

Avec des chants d'ivresse ou des murmures graves!


Mais je t'aime surtout, toi, vieux bois des Hurons

Que réveillent souvent les cris des bûcherons,

Les chants des charroyeurs conduisant à la file,

Par le chemin tracé sur la neige mobile,

Leurs grands traîneaux remplis de sapin résineux.

Souvent, quand le soleil desséchait de ses feux

Le sable de la route et l'herbe des prairies,

Je suis venu chercher, sur tes mousses fleuries,

Le repos bienfaisant et l'oubli de mes maux.

Mais déjà, ma forêt, tes arbres les plus beaux

Sont tombés, tour à tour, sous les coups de la hache

Comme des diamants qu'un doigt profane arrache

D'un brillant diadème: et tes arbustes verts,

Recourbés humblement sous le vent des hivers,

Ne diront pas à qui ne t'a jamais connue

Que jadis tu portais ton front jusqu'à la nue!

Et ceux-là qui liront ces humbles vers, demain,

Chênes qui m'abritez, vous chercheront en vain!


Quand de l'été soufflaient les brûlantes haleines,

Que les boutons des fleurs s'ouvraient au bord des plaines,

Quelques hurons chrétiens revenaient, autrefois,

Elever leurs wigwams au milieu de ce bois:

Et de là vient son nom qu'on lui conserve encore.

Ces sauvages, armés de leur fusil sonore

Chassaient le daim timide et le rusé renard.

L'enfant, adroit et vif, pouvait lancer un dard

Et suspendre le vol de la tourte rapide;

Il grimpait lestement, et d'un poignet solide

Se cramponnait aux troncs des érables altiers.


Les femmes s'assemblaient pendant des jours entiers

Laissant flotter au vent leurs longs cheveux d'ébène

Et tressaient des paniers avec l'aubier du frêne.

Près d'elles la nagane aux rameaux se berçait

Pour endormir l'enfant que l'oiseau caressait.


Quand la bise à nos bois enlevait leur couronne,

Quand les feuilles tombaient sous les frimas d'automne

Que la neige éclatante étendait son manteau

Sur le chaume jauni du fertile coteau,

Ces indiens partaient pour les pays de chasse.

Ils allaient quelquefois jusqu'aux terres de glace;

Quelques fois ils allaient, montant le cours des flots,

Jusqu'aux lacs de l'ouest, dans leurs légers canots.


O noble rejeton de nos forêts antiques;

Arbre dont les rameaux remplis de bruits mystiques

Se dessinent, de loin, comme un nuage noir,

Dans l'azur du matin ou la pourpre du soir;

Géant resté debout sur le champ du carnage;

Ornement de nos bords, souvenirs d'un autre âge;

O toi que respecta la hache du colon,--

Orme de Lotbinière, orgueil de mon canton,

Je te salue! Au loin, le marin intrépide

Qui va du Riche-Lieu traverser le rapide

Aperçoit au dessus des tilleuls fastueux,

Comme un dôme éternel, ton front majestueux!

Combien de gais oiseaux sur tes branches altières

Sont venus à leur Dieu moduler leurs prières!

Sous tes rameaux pliés comme de grands arceaux,

Combien de jeunes gens, vers le soir des jours chauds,

Sont venus échanger, dans leurs molles ivresses,

Des baisers innocents et de douces promesses!

Mais tu n'as jamais vu de couples plus charmants

Que Louise et Léon, ces deux jeunes amants

Dont je vais essayer de chanter sur ma lyre

L'amour et les douleurs! Tu n'as pas vu reluire

Un oeil aussi brillant sous ses longs cils de jais

Que l'oeil de cette vierge. Et ton feuillage épais

N'a jamais entendu nulle voix plus sonore

Que la voix de Léon qui chantait, dès l'aurore,

Avec les rossignols cachés dans les fourrés

Et les flots déferlant sur les sables dorés!


Jadis il s'élevait, à l'ombre de cet orme

Dont on admire encor chez nous le tronc énorme,

Une blanche maison avec un large auvent

Qui gardait le lambris de la pluie et du vent.

Son pignon élevé lui donnait l'air sévère.

La porte peinte en rouge et trois chassis de verre

S'ouvraient sur le devant aux rayons du soleil:

Deux chassis regardaient le grand fleuve vermeil.

A deux arpents au plus était la vieille grange

Avec son toit de chaume et son concert étrange

De bêlements, de cris, de plaintes et de chants.

La forêt déroulait son rideau sur les champs

Par delà les blés mûrs et les féconds pacages.

On entendait, au nord, l'onde bruire aux rivages.

Jean Lozet habitait cette blanche maison.

C'était un homme franc, encor dans la saison

De la jeunesse ardente et des suaves rêves;

Travaillant du matin jusques au soir sans trèves;

Un peu dur toutefois, n'aimant pas l'indigent

Et mettant son bonheur à compter son argent.

Il avait pour compagne, en son foyer modeste,

Une femme adorable. Il le savait, du reste,

Et le disait souvent à ses amis jaloux.

Un enfant gracieux jouait sur ses genoux:

D'un amour pur c'était encor l'unique gage,

L'enfant savait charmer par son gentil langage

Son père trop souvent rempli d'anxiété,

Et faisait sous le toit renaître la gaîté.



CHANT DEUXIÈME

TONKOUROU


Tonkourou jeune chef de la tribu guerrière

Qui venait, chaque été, dresser à Lotbinière,

Dans la vaste forêt, ses tentes de bouleau,

Avait, dans une course, un jour, au bord de l'eau,

Rencontré se jouant sur le tuf de la rive

Ainsi qu'une alouette, une enfant fraîche et vive.

Il l'aima follement. En son âme de feu

Il avait emporté son image en tout lieu.

Et quand il revenait, à la saison nouvelle,

Il retrouvait l'enfant plus riante et plus belle.

Souvent il se rendait à sa porte le soir,

Epiant, tout ému, le moment de la voir.

Un jour qu'elle s'était dans le bois engagée,

Il lui parla longtemps sa parole imagée,

Lui disant qu'il l'aimait comme l'aigle vaillant

Aime le roc altier et le soleil brillant;

Qu'il ornerait son cou des plus belles parures

Et mettrait à ses pieds les plus belles fourrures,

S'il n'était pas enfin dédaigné sans retour,

Et pouvait sur son front mettre un baiser d'amour.

La vierge tout surprise, hésitait. Sur sa lèvre

Elle sentit passer comme un frisson de fièvre.

Mais sa gaîté revint; elle rit aux éclats.

Le sauvage, passant dans ses longs cheveux plats

Ses larges mains de bronze, eut un espoir suprême.

Il approche du front de la vierge qu'il aime

Sa bouche frémissante. Aussitôt un soufflet

De sa témérité vient punir l'indiscret.

Et la rieuse enfant courut d'un pied agile

Laissant dans la stupeur le huron immobile.


L'indien parle peu: morne, rusé, prudent,

Il sait, quand il le faut, taire un amour ardent

Et cacher dans son coeur la plus brûlante flamme.

Il est homme avant tout; et l'amour, pour son âme,

N'est pas un don du ciel. Il en craint la douceur

Qui flétrit le regard et ramollit le coeur.

La seule passion qu'il nourrit et caresse,

Qui lui donne, à la fois, le vertige et l'ivresse,

C'est la vengeance. Il est surtout vindicatif.

Et quand loin du wigwam il va s'asseoir pensif,

Quand il laisse son arc et ses flèches à terre,

C'est pour mieux attiser le feu de sa colère.


Tonkourou s'est assis: sa main porte son front.

Il n'avait jamais su la honte d'un affront.

Il tourmente, du pied, les fleurs, les feuilles sèches;

Il songe et n'entend pas le sifflement des flèches

Que lancent les enfants à travers les bouleaux;

Et son amour se change eu des tourments nouveaux.

Comment lavera-t-il cette infamante tache?

Comment il punira la vierge qui se cache

Sous le toit paternel et se moque de lui,

Il ne saurait le dire en son trouble aujourd'hui;

Mais que ce soit demain ou bien plus tard, n'importe!

Il saura se venger d'une terrible sorte!



CHANT TROISIÈME

PREMIÈRE VENGEANCE


Bien des jours ont passé depuis que l'indien,

Etouffant dans son coeur tout sentiment chrétien

Jura de se venger du mépris de la vierge.

Toujours rempli de haine, il marche sur la berge

Du fleuve qui mugit en mordant le rocher.

Dans les ombres du soir on le voit approcher.

Il avance sans bruit vers une maison blanche,

Et se cache derrière un grand orme qui penche

Au dessus du pignon ses orgueilleux rameaux.

Tel un serpent impur déroule ses anneaux,

Se glisse en ondulant sous la verdure dense

Pour surprendre le nid où s'endort l'innocence.

La vierge qu'il aimait habite ce foyer.

Pendant bien des saisons il a dû se ployer

Sous le fardeau pesant de l'ironie amère:

Elle est heureuse et riche, elle est épouse et mère!

La crainte, les remords ne troublent pas ses nuits;

Elle ne connaît pas les funestes ennuis!

Mais le soleil brûlant présage la tempête:

Et la vengeance veille; à frapper elle est prête!


L'airain avait sonné la prière du soir.

Le clocher dans le ciel plongeait son profil noir,

Et tous les paysans rentraient dans leur demeure.

Jean Lozet s'attardait. Souvent depuis une heure,

Pour causer, les voisins s'étaient tous assemblés,

Et lui semait encore ou moissonnait ses blés.

Il voulait amasser pour les jours du vieil âge,

Et laisser à son fils un superbe héritage.


Près de l'orme toujours l'indien Tonkourou,

Menaçant, l'oeil en feu, sombre comme un hibou,

Attendait. Au sommet de l'arbre solitaire,

Alors, un rossignol chanta, comme pour faire

Au jour qui s'éteignait ses suprêmes adieux.

On eut dit, par instant, des éclairs radieux

Qui se précipitaient à travers le feuillage.

Tous les autres oiseaux suspendent leur ramage

Pour écouter la voix du chantre harmonieux.

Il a de longs soupirs, puis des rires joyeux,

Une plainte suave et des cris d'allégresse.

Capricieux accords jetés avec souplesse,

Roulades, trilles gais, doux murmures, sanglots

Se succèdent sans fin, comme les flots aux flots.

Ce sont, de feuille en feuille et jusque sur les herbes,

De riches diamants qui retombent en gerbes;

Ce sont comme, la nuit, des gouttes de métal

Tombant, une par une, au bassin de cristal.

Parfois il ouvre une aile, il se tait, se recueille,

Et l'air chante à son tour, et la légère feuille

Semble frémir encore au souffle merveilleux.


L'indien, immobile, écoute, et ses deux yeux,

Comme d'ardents charbons, se fixent sur la porte

De la maison paisible à laquelle il apporte,

Dans sa vengeance atroce, un éternel malheur.

Un enfant souriant, tout brillant de fraîcheur,

Sortit pour écouter du rossignol sauvage,

Dans l'orme chevelu, l'harmonieux langage.

Sur le gazon moelleux, courant comme le daim,

Jusqu'au dessous de l'arbre il avance. Soudain

Le sauvage s'élance, et l'empoigne, et l'enchaîne:

Riant d'un rire affreux, vitement il l'entraîne

Vers le fleuve bruyant. L'enfant pousse des cris.

L'indien le menace, et, de ses doigts maigris,

Lui tenaille les bras et lui ferme la bouche.

Au fond de son canot rudement il le couche,

Et, ramant avec force il s'éloigne des bords.


Aux cris de son enfant qu'elle savait dehors

Accourut aussitôt la mère infortunée.

Elle vit s'envoler une forme damnée,

Un démon qui tenait un ange dans ses bras.

Dans sa douleur étrange elle crut voir, hélas t

Des regards suppliants qui se tournaient vers elle.

Bientôt tout disparut. Une voix solennelle

Des vagues en courroux montait de temps en temps.

Le rossignol toujours, sous les rameaux flottants,

Egrenait sa chanson comme une molle pluie:

Mais nul n'écoutait plus l'enivrante harmonie!

Et lorsque Jean Lozet, fatigué mais heureux,

Revint du labourage avec ses deux grands boeufs,

Près de l'orme il trouva son épouse chérie,

Le front contre le sol, gisant évanouie:

Et nul enfant joyeux de la blanche maison

N'accourut sur ses pas à travers le gazon!


Dans les bois l'indien alla cacher sa proie.

Sous un air triste et morne il déguisa sa joie.

Il revint bien souvent dans la maison en deuil,

Et les gens abusés lui faisaient bon accueil,

Lui vouaient dans leurs coeurs de la reconnaissance.


Il n'était pas souillé du sang de l'innocence:

Il rêvait, le barbare, une autre iniquité:

Il voulait prendre un homme à la société,

Pervertir son esprit et le rendre sauvage.


Vint le temps de la chasse. Alors, selon l'usage,

Pour des pays lointains partirent les hurons.

Les grands monts de l'Ouest voient dans leurs environs

De nomades tribus qui cheminent sans cesse.

Tonkourou s'éloignant toujours avec vitesse

Atteignit ces tribus et leur livra l'enfant.

Avant de l'accepter, le chef dur et puissant

Le fît lier debout au tronc d'un jeune chêne;

Armé d'un os aigu comme l'est une alêne

Il le vint tatouer, le marquant désormais

D'affreux signes que rien n'effacera jamais.



CHANT QUATRIÈME

TOMBE ET BERCEAU


L'hiver a bien des fois dans nos plaines fécondes

Jeté ses froids brouillards et ses neiges profondes,

Et des bruyants ruisseaux suspendu les accords;

Bien des fois le printemps a parfumé nos bords

De la senteur du sol, des foins, de l'églantine;

Au lever du soleil, sur la verte aubépine,

Bien des chants d'espérance ont réveillé les nids;

Sur la grève déserte et sous les bois jaunis

Sont venus, bien des fois, aux heures du mystère,

Rêver les coeurs naïfs qui souffrent sur la terre;

Au fond du coeur de l'homme et sur le front des cieux

Ont brillé bien souvent des soleils radieux,

Ont passé, tour à tour, le calme et la tempête.

Jean Lozet a vieilli. Maintenant, sur sa tête,

Parmi ses cheveux noirs brillent des fils d'argent;

Sa main plus volontiers s'ouvre pour l'indigent;

Car il a bien compris, dans son âme de père,

Du Dieu de charité le châtiment sévère.

Il avait pour son fils voulu gagner des biens,

Chassé les pauvres nus comme on chasse les chiens;

Et ce fils bien aimé, dans un jour d'infortune,

Disparut pour jamais! Alors, une par une,

Comme les fleurs des champs et les feuilles des bois

Tombent sur le sol dur, quand viennent les jours froids,

Tombèrent de son coeur les douces espérances.

Sa femme comme lui vieillit dans les souffrances.

Le ciel ne donna plus d'enfant à leur amour.


Les saisons revenaient et fuyaient tour à tour;

Et, malgré les chagrins, le temps était rapide.

Au foyer de Lozet, pourtant, u'était plus vide

La place de l'enfant méchamment enlevé:

Une jeune orpheline avait jadis trouvé

Un refuge béni dans la demeure agreste.

C'est là qu'elle était née en une nuit funeste.

Sa mère s'envola dans le divin séjour.


Sous le toit désolé, le soir d'un sombre jour,

Deux jeunes voyageurs, pour demander un gîte

Alors étaient entrés. Jean Lozet alla vite

De ses hôtes nouveaux dételer le cheval,

Pendant que son épouse, avec un zèle égal

Eveillait, sous la cendre, une vive étincelle

Et sortait du buffet la plus blanche vaisselle.

Des longs chemins d'hiver méprisant les dangers,

Du bourg de Gentilly venaient ces étrangers.

C'était un noble couple à l'allure humble et franche:

L'homme était basané, mais la femme était blanche.

Il était expansif, d'une joyeuse humeur,

Et racontait fort bien un fait, une rumeur:

Elle était plus timide; et ses deux lèvres roses,

Comme un bouton de fleur, demeuraient longtemps closes.

Elle aussi regardait avec foi l'avenir,

Et pourtant son bonheur était près de finir.

Elle ne devait plus, pauvre enfant, reparaître

Sur le seuil ombragé de sa maison champêtre.

Ils étaient frère et soeurs. Hélas! elle voulait,

Malgré la neige froide et le veut qui soufflait,

Conduite par son frère et sous sa noble égide,

Rejoindre son époux, un pilote intrépide,

Maintenant retenu par un destin fatal

Aux rives de l'Islet, son village natal.

Il venait du midi, sur un riche navire,

Quand il fut pris du mal dont, peut-être, il expire,

Lorsqu'en priant, le soir, elle versa des pleurs,

Avait-elle senti ces étranges douleurs

Qui sont le pris sacré de chaque vie humaine?

Quand du soleil levant la lumière sereine

De ses filandres d'or inonda le carreau,

Sous le toit de Lozet, près d'un sombre tombeau

Un doux berceau chantait. L'angoisse et l'allégresse,

La vie avec la mort ainsi marchent sans cesse!


Depuis plusieurs longs jours dans un triste linceul

La morte reposait. L'étranger partit seul.

Pour égayer son toit, calmer sa peine amère,

Lozet garda l'enfant qui n'avait plus de mère.

Depuis trois ans, alors, son fils était perdu:

Il n'avait nul espoir qu'il lui serait rendu.

La jeune enfant grandit. Elle était douce et belle

Avec de la tristesse en sa noire prunelle.

De ce moment, le seuil si muet autrefois

Tressaillit aux échos d'une joyeuse voix.



CHANT CINQUIÈME

LE BRIGANTIN


Les prés étaient sans fleurs et les bois sans feuillages.

Le ciel arrondissait sa tente de nuages,

Comme un couvercle lourd, sur les pâles coteaux.

Les enfants ramenaient les mugissants troupeaux

Du maigre pâturage à l'abondante grange.

La terre se gelait. Une brillante frange

Ondulait sur le bord des ruisseaux desséchés;

Et les saules pleureurs, sous les frimas penchés,

Ne se regardaient plus dans le cristal de l'onde.

Le fleuve bouillonnait dans son urne profonde

Et ses flots écumeux se tordaient aux récifs;

Le vent d'est tourmentait les peupliers plaintifs,

Et jonchait les sentiers des débris de leurs branches.

Et la neige tombait; et ses étoiles blanches

Tourbillonnaient dans l'air et sur les prés flétris.


Un léger brigantin venait sur les flots gris,

Comme un timide oiseau sur ses rapides ailes,

Quand il est poursuivi par les serres cruelles

D'un vautour qui descend du sommet des rochers.


Il cherchait un abri. Sur le pont, les rochers

Regardaient, inquiets, dans le brouillard de neige.

Le vent faisait danser le bâtiment à lège

Qui longeait les récifs du sombre Riche-Lieu.

S'il eut touché l'écueil, par malheur, eu ce lieu,

Il eut été perdu. De temps en temps la côte

Se montrait, au midi, lointaine, sombre, haute.

Un vaillant matelot se tenait à l'avant

Sondant la profondeur du flot noir et mouvant.

Debout sur le tillac veillait le Capitaine,

Jeune homme au large front, d'une mine hautaine,

Ou plutôt d'un oeil ferme et d'un coeur résolu;

Car il était fort bon et n'eut jamais voulu

Attrister, sans motif, l'être le plus infime.

Il avait pour chacun du respect, de l'estime:

Le maître, peu souvent, en lui se laissait voir;

Puis il savait toujours accomplir son devoir.

Le pilote, plus vieux, paraissait impassible;

Sa tête était de bronze, et son âme irascible

Ne souffrait pas toujours les contretemps ainsi.

Mais il avait déjà, dans les mers, loin d'ici,

Tant vu les sombres flots monter jusques aux nues,

Et les cieux leur lancer des foudres inconnues,

Que les clameurs du fleuve et les épais brouillards

Enchantaient son oreille et charmaient ses regards.


Le bâtiment courait. On plia quelques voiles:

Les huniers seulement arrondirent leurs toiles

Au souffle impétueux du vent de l'Orient.

Souvent le gouvernail se tordait en criant

Pour guider le vaisseau le long de la batture,

Ou lui donner au large une route plus sûre.


Bientôt le brigantin laissa derrière lui

Le phare de l'ilette où veillent dans l'ennui,

Depuis maintes saisons, loin des plaisirs du monde,

Trois vierges qui sont soeurs. Le flot profond qui gronde,

Leur parle seul d'amour et berce leur sommeil.

Leur printemps est passé: leur front n'est plus vermeil.

Elles mourront un jour sur le roc solitaire

Qui pour elles semble être, hélas! toute la terre!


La neige épaississait. Par moments, toutefois,

On distinguait encore et la rive et ses bois.

Toujours l'on espérait atteindre les Grondines.

Là se trouve un mouillage où, pendant les bruines,

Dans les grains dangereux ou dans les vents mauvais,

Les vaisseaux jettent l'ancre et se bercent en paix.


Déjà l'on avait vu dans la blanche poussière

Fuir les flèches d'argent du bourg de Lotbinière;

Et le bois des Hurons avec ses noirs rochers

Suivit bientôt aussi les deux brillants clochers.

La chaloupe, au bossoir, de neige était remplie;

Les cordages de lin gelaient dans la poulie,

Et les câbles noués ne se démarraient plus.

--«Je crois que nous faisons des efforts superflus:

«Nous ne voyons plus rien: nous allons au naufrage.

«Prions la vierge sainte! armons-nous de courage!»

Dit le capitaine. Et le pilote reprit:

--«Vous le savez, Patron, le destin me sourit.

«J'ai bravé bien des fois la mort et la tempête:

«L'orage fait pencher mais n'abat point ma tête.

«Des deux côtés je vois les long bancs de cailloux

«Où se brisent toujours les vagues en courroux.

«Je les verrai longtemps car la mer n'est pas haute;

«Et nous pourrons ainsi voguer loin de la côte.

«Voici là-bas, à gauche, en son enfoncement,

«La rivière du Chêne et son cristal dormant.

«Les ilôts gracieux de sa large, embouchure

«Semblent des cygnes blancs. L'été, la vague pure

«Réfléchit leurs bosquets de chêne et de tilleul;

«Mais la glace, aujourd'hui, s'étend comme un linceul....

«Je reconnais ces lieux que depuis vingt années

«Je n'ai jamais revus dans mes longues tournées....»

Le pilote attentif vira soudain de bord;

Le bâtiment courut une bordée au nord.



CHANT SIXIÈME

LA SAINTE CATHERINE


Sous nos cieux inconstants les jours coulent bien vite.

A de nouveaux plaisirs tour à tour nous invite

Chaque saison nouvelle. Et le mouvant tableau

Passe devant nos yeux comme passent, sur l'eau,

Algues vertes et joncs, cygnes aux blanches ailes,

Noirs vaisseaux, troncs moussus et légères nacelles.

Le printemps fait chanter les vagabonds ruisseaux,

Et remplit de soleil nos scintillants carreaux.

Il durcit chaque nuit la neige de nos plaines,

En fait des mers de glace immenses et sereines

Où des pins toujours verts les rameaux inclinés

Semblent de grands vaisseaux par le calme enchaînés;

Où la foule, en riant, circule dès l'aurore;

Où glissent les traîneaux avec un bruit sonore:

Alors l'érable dur est percé dans l'aubier:

Il verse, goutte à goutte, au joyeux sucrier,

Commodes pleurs d'amour, sa sève succulente.

Traîné par les grands boeufs à la démarche lente,

Alors le soc tranchant sillonne au loin les prés,

Et le semeur au sol confie avoine et blés.

L'été brûlant mûrit les moissons abondantes,

Promène les parfums sur ses ailes ardentes,

Protège les oiseaux dans leurs tendres amours.

L'automne amène, hélas! bientôt les sombres jours,

Le froid et les brouillards, et la pluie et la neige!

L'hiver est plus aimable avec son blanc cortège,

Son froid salubre et vif, son ciel limpide et bleu;

Et la vive gaîté s'éveille au coin du feu.

Pourtant le pauvre souffre, et nos hivers rigides

Eloignent le souris de ses lèvres livides.


On était en novembre. Il neigeait, les flocons,

Comme de blanches fleurs, s'accrochaient aux buissons.

Blancs étaient les sentiers et blanche l'aubépine.


C'était en ce jour-là la Sainte Catherine.

Pour savourer la tire et pour tromper l'ennui;

Pour chanter et danser, alors comme aujourd'hui,

Au son du violon s'assemblait la jeunesse.

Bien souvent j'ai passé de ces heures d'ivresse

Avec de gais amis, dans nos humbles hameaux;

Ah! ces plaisirs naïfs sont toujours les plus beaux!


Jean Lozet détela ses chevaux de bonne heure.

La propreté toujours brillait dans sa demeure:

Mais ce soir-là, pourtant, le buffet de noyer,

La table, les carreaux, la pierre du foyer,

Tout était plus luisant. Deux chandeliers de cuivre

Faisaient de la fenêtre étinceler le givre.

La maîtresse empressée allait et revenait,

Mettant tout en son lieu. Près d'elle se tenait,

Souriant quelques fois avec mélancolie,

Comme une âme malade, une fille jolie.

Vingt printemps sur son front avait semé des fleurs.

Les roses et les lis mariaient leurs couleurs

Sur sa lèvre timide et sur sa fraîche joue.

Et sa gorge ondulait comme l'onde qui joue

Sur les sables dorés avec le vent du soir.

Louise était son nom. Souvent son grand oeil noir

Avait dans un doux trouble et dans la rêverie

Jeté les jeunes gens qui, dans l'herbe fleurie,

Au temps de la moisson, la rencontraient chantant.

Mais elle n'aimait pas. Elle écoutait pourtant

Les timides aveux qu'au milieu des soirées

Lui faisaient, en tremblant, des bouches enivrées,

Dans le fond de son âme une divine voix

Lui disait-elle donc que l'époux de son choix

Ne venait pas encore? Elle demeurait calme.

Les amoureux, en vain, se disputaient la palme.

Le plus constant de tous était François Ruzard.

Jean Lozet l'estimait, lui montrait de l'égard,

Et le menait souvent visiter son domaine.

Ruzard était actif, fourbe, d'une âme vaine:

Il savait de chacun caresser les penchants;

Se faire aimer des bons autant que des méchants.


Sur la tablette en bois, tout au-dessus de l'âtre,

Jean Lozet, souriant, prit sa pipe de plâtre,

Son briquet, de la tondre, et lit jaillir le feu:

--«Ma Louise, dit-il, songes-y donc un peu:

«Voici que je vieillis; mon front porte des rides;

«Moins fermes sont mes pieds, mes poignets, moins solides;

«Il me faudra bientôt, je suis à mon couchant,

«Des bras plus vigoureux pour cultiver mon champ.

«Tu pourras, sous ce toit, avec ta vieille mère,

«Couler des jours heureux, jouir d'un sort prospère,

«Si tu choisis enfin, Louise, un bon époux.

«François est travaillant, d'un caractère doux,

«Sévère s'il le faut, jovial, économe....

«Il va venir ce soir, puisque ce soir on chôme....»

Il ne put achever... Des chevaux hennissants

On entendit alors les fers retentissants

Retomber à la fois sur la terre gelée;

Car le vent emportait au loin la giboulée

Et devant la maison balayait le sol nu.


Jean Lozet se leva:--«Soyez le bien venu!

Dit-il au convié qui frappait à la porte.

«La Sainte Catherine aujourd'hui nous apporte

«Une bonne bordée. Et c'est bien mon désir,

«Mes amis, qu'elle apporte à chacun du plaisir.»

Louise aux jeunes gens offrait les chaises peintes.

Sa paupière gardait les humides empreintes

D'une larme furtive essuyée à demi.

--«Vous êtes toujours vert, mon vénérable ami,

«Comme votre orme antique; et le ciel vous protège,»

Dit au père Lozet François Ruzard.--«La neige

«Tombe depuis longtemps, mon enfant, sur mon front.

«Nous partirons bientôt: d'autres meilleurs viendront,»

Répondit à François, lui tapant sur l'épaule,

Le père Jean Lozet. Il ajouta: «C'est drôle,

«Mais je suis on humeur: je vais mourir je crois.»


Les convives entraient. C'était Simon Langlois

Qui se donnait du ton en tordrait sa moustache;

C'était Paschal Blanchet, du haut de Saint-Eustache

Avec sa jeune blonde, en traîneau rembourré;

C'était Joson Vidal et Suzanne Bourré,

La coquette Finon et le bedeau Péroche

Qui devait si longtemps vivre à sonner la cloche.

Jos Fanfan vint aussi de la Pointe Platon

Conduisant dans sa traîne Angèle Baptiston,

Une rieuse fille, à la taille bien prise.

Paton le caboteur vint de la Vieille-Eglise

Avec Edouard-Pierre et Mélonne Germain.

On se disait bonjour; on se donnait la main;

On causait fort gaîment et sans gêne et sans honte.

L'érable pétillait dans le poêle de fonte.

Une douce chaleur montait sous les lambris.

Le froid avait pourpré d'un brillant coloris

Les visages riants des aimables convives.


Pendant qu'à la maison les femmes sont actives,

Et disent à chacun un mot plein de bonté,

Suivi des gais garçons, le père s'est hâté

De mener les chevaux à la chaude écurie

Où d'un trèfle odorant chaque crèche est remplie.

--«Louise, est-il bien vrai que tu vas prendre époux?

«Ce François, à coup sûr, fera bien des jaloux,»

Risqua, d'un ton plaisant, la joviale Angèle.

--«Te serait-il, ma chère, à ce point infidèle!»

Fut la seule réponse. Angèle aimait François;

Mais elle était sans dot; et le plus beau minois

Ne pouvait, sans argent, plaire au jeune homme avare.

Angèle répliqua:--«Chez nous il se fait rare,

«Et quand il vient me voir c'est pour parler de toi.

«Je ne m'en défends pas: je l'aimais un peu, moi....»

--«Mais t'ai-je dit jamais, Angèle, que je l'aime?»


--Allons! mes bons amis, il fait un froid extrême;

«Prenons un petit coup!» dit le père Lozet,

En rentrant de la grange avec son grand gilet.

--«Moi je n'ai jamais vu pareil mois de novembre,--

Reprit François Ruzard en marchant dans la chambre

Parmi ses compagnons qu'il semblait dominer,--

«L'été devrait un peu plus tard se terminer.»

Louise se leva; tous les yeux lui sourirent.

Plusieurs des jeunes gens fort galamment lui dirent

Des mots assez flatteurs. Elle rougit un peu,

Baissant timidement son grand oeil plein de feu,

Et sur sa lèvre rose arrêtant son baleine.

Elle étrennait alors une robe de laine

Qu'elle même avait faite avec le plus grand soin.

Elle ouvrit le buffet reculé dans un coin,

Prit le plateau de fer, la carafe vermeille

Pleine d'un bon rum d'or acheté de la veille,

Les verres reluisants comme des vrais cristaux,

Mit le tout sur la table avec de frais gâteaux.

--Allons! servez-vous bien, et sans cérémonie,

Dit le père Lozet,--l'armoire est bien garnie;

«Ce n'est pas tout encore. «--Après vous! après vous!

«Ce sera notre tour, père Lozet, à nous,

«Quand vous aurez rempli vous-même votre verre:

«Les cheveux blancs d'abord!» reprit Edouard-Pierre.

--Allons! c'est bien! suivez mon exemple; il est bon.»

La carafe versa l'enivrante boisson,

Et dans un choc joyeux les verres retentirent:

Les rires éclatants, les gais propos suivirent;

Chacun à s'amuser rivalisait d'ardeur.

Tout à coup on savoure une suave odeur.

C'est, dans le noir chaudron sur le poêle qui gronde,

Le succulent sirop qui bondit comme l'onde

Et fait, en crépitant, crever ses bouillons d'or.

Les cris et le plaisir alors doublent encor.


François Ruzard savait, chacun pouvait le dire,

Cuire, sans la brûler, la plus brillante tire.

Quand il était enfant, le dimanche venu,

A l'église, il vendait le boubou bien connu

Aux gourmands du village empressés à le suivre,

Faisait dans son gousset sonner ses sous de cuivre,

Et rendait envieux: ses jeunes compagnons.

De leur habileté, de leurs justes renoms

Les gens adroits souvent deviennent les victimes.

Dans le groupe éveillé tous furent unanimes

A désigner François pour veiller la cuisson.

Il accepta la charge et se mit sans façon

A ranimer la flamme avec les lourdes pinces.

Le sirop s'étendit bientôt en couche minces,

Comme des morceaux d'ambre, au fond des plats d'étain.

Et tous, pour étirer, avec un fol entrain

Otèrent leurs gilets, de leurs chemises blanches

Laissant avec orgueil flotter les larges manches.


Pour ce plaisant travail on se met deux par deux:

C'est moins dur et plus gai. Chaque couple amoureux

Reçoit, d'une main ferme, un des bouts de la chaîne,--

Chaîne aux douces senteurs où, rieuses, sans gêne,

Les dents blanches vont mordre en perdant leur éclat.


Ruzard, c'était son droit, a pris le premier plat,

Et, d'un air radieux, à la douce Louise

Il est venu l'offrir. D'une main indécise

Elle aide son ami qui lui parle d'amour.

Les mains s'éloignent puis s'approchent tour à tour,

Se touchent bien souvent mais comme par mégarde.

Louise semble mal sous l'oeil qui la regarde.

La tire, comme un fil, et s'allonge et se tord;

Elle crépite aux doigts, s'ouvre en aiguilles d'or,

Se durcit en rayons où les yeux étincellent,

Et sous les durs ciseaux qui toujours la morcellent

Tombe avec un bruit sec au fond des plats luisants;

Et l'on savoure alors les morceaux séduisants.



CHANT SEPTIEME

LE PACTE


Pendant qu'un vent glacé pleurait dans le grand orme,

La porte s'entr'ouvrit, puis une étrange forme

S'avança lentement parmi les invités:

--«Mon frère ne sait point que les cieux irrités

«Punissent le chrétien qui ne fait pas l'aumône,»

Dit le nouveau venu, relevant son front jaune.

Jean Lozet tressaillit; un amer souvenir

Dans son âme parut un moment revenir.

--«Que veux-tu, Tonkourou? prendre part à la fête?»

--«Je veux n'être jamais traité comme une bête.»

--«Mais dis-moi quand Lozet, comme on repousse un chien,

«A-t-il donc repoussé de son seuil un chrétien?»

L'indien le couvrit d'un regard d'insolence.

--«Frère, j'ai soif, dit-il, et mon labeur commence.

«J'ai rude nuit à faire.»--«Allons! prend donc un peu,

«Pour te réconforter de ma bonne eau de feu.»

Le sauvage, d'un trait, vida le plus grand verre.

--«Si vous ne chantiez pas, dit-il, d'un ton sévère,

«Vous entendriez tous, quand se taisent les vents,

«Des cris de désespoir monter des flots mouvants.»

Une vive surprise, à ces mots du sauvage,

Des convives émus fit pâlir le visage.

--«C'est peut-être un vaisseau perdu dans le brouillard,

«Qui ne gouverne plus et dérive au hazard,--

Observa le bedeau;--si je sonnais la cloche?»

--«Voyons donc, dit Lozet, si la clameur approche.»

Tous sortirent dehors. Le froid était fort vif,

Et l'on n'entendait plus hurler le grand récif.

Comme un boulet la lune errait aux cieux livides;

Une légère neige, en tourbillons rapides,

Sur les chemins déserts depuis longtemps glissait,

Et sur le bord des clos en longs bancs s'entassait.

Quand la lune, un instant, sortait des grands nuages,

On pouvait voir, au loin, les immenses rivages

Couverts, comme les prés, d'un vaste manteau blanc,

Puis un sombre vaisseau qui gisait sur le flanc.

Et le vent apportait, sur ses ailes funèbres,

Une clameur lointaine au milieu des ténèbres;

Les naufragés criaient, appelant du secours

Et demandant au ciel de protéger leurs jours.


Tonkourou prit François et lui dit à l'oreille:

--«Nous n'avons pas souvent une chance pareille;

«Profitons-en, mon frère, et nous serons loués

«Comme si par amour nous étions dévoués.»

--«Mais il faut, Tonkourou, que la glace nous porte.»

--«Mon frère, il fait bien froid: la glace est assez forte.»

--«Dans le prix du salut serons-nous de moitié?»

--«Peux-tu moins espérer de ma vieille amitié?»

--«Allons, mais sachons bien feindre le sacrifice.»

Leurs yeux étincelaient des feux de l'avarice.

Ils entrèrent. Chacun déplorait des marins,

D'une plaintive voix, les funestes destins.

--«Faut-il qu'on les entende et qu'on les abandonne?

«Non! je veux les sauver! La. Providence est bonne;

«Elle me guidera vers le bateau perdu,»

Dit Ruzard.--«Que ton voeu soit du ciel entendu,

«Noble enfant! Ah! François, tu te montres un homme!...

«Eh bien! femme, entends-tu? Vois-tu, Louise, comme

«Cet aimable garçon est brave et généreux!...

«Mais prends garde, François, le fleuve est dangereux!...»

Ainsi parlait Lozet, tout ému du beau zèle

Que venait de montrer, dans sa ruse nouvelle,

Le perfide François. Les autres approuvaient.


Le sauvage et Ruzard pour sortir se levaient.

--«Un bon verre de rum à la santé du brave!»

Dit le père Lozet d'une voix haute et grave,

Et, sous le toit, l'écho redit de tout côté:

«A la santé du brave! Encore à sa sauté!

François, en ce moment, d'orgueil se sentait ivre:

Il voyait dans son coeur l'espérance revivre,

Car il avait reçu, dans un tendre souris,

De son acte admirable un doux et premier prix.

Louise avec fierté lui tendit sa main blanche;

Elle l'encouragea de sa parole franche,

Lui disant qu'aux bons coeurs le bien est toujours doux.

Elle entra dans sa chambre et se mit à genoux.

Longtemps elle pria devant une croix sainte.

Et toujours la rafale apportait une plainte

Qui pourtant s'en allait faiblissant par degrés:

C'étaient des matelots les cris désespérés.



CHANT HUITIÈME

LE NAUFRAGE


Dans nos rudes climats tout se fane à la bise,

Et l'on marche toujours de surprise eu surprise.

Le soleil aujourd'hui, c'est l'orage demain.

La poussière du soir qui couvre le chemin

Se transforme souvent en une froide boue;

Souvent la chaude effluve où l'insecte se joue

Se change, à l'heure même, en un souffle glacé.

Avant que la faucille, en criant, ait passé

Dans le champ de froment que les vents chauds mûrissent,

Souvent les blonds épis sous les frimas périssent;

Ou la pluie incessante, inondant le vallon,

Fait rouiller la javelle au temps de la moisson.

Mais quand l'été s'envole et que parait novembre,

Que les champs moissonnés ont la teinte de l'ambre,

La bise, tout-à-coup, arrive du Levant,

Souffle avec une ardeur qui va toujours croissant;

Le soleil sans éclat se cache dans les nues;

Les troupeaux vont beuglant sur les campagnes nues;

Les feuilles des forêts s'échappent des rameaux,

Tourbillon rient dans l'air comme un essaim d'oiseaux,

Ou d'un tapis brillant couvrent la terre aride;

La neige en blancs flocons tombe d'un ciel livide

Et comme une fumée enveloppe les toits.

Puis le fleuve s'irrite, et ses flots lourds et froids

Agitent en hurlant leurs panaches d'écume

Qui tombent avec bruit, comme sur une enclume

Tombent les durs marteaux. Et le froid devient vif;

Et la glace s'étend sur le fleuve plaintif,

Comme une écorce blanche. Elle le tient, l'enchaîne.

Alors le bâtiment comme un oiseau qui traîne,

En sortant du lacet, son vol endolori,

Vogue péniblement cherchant un sûr abri,

En mille sens essaie à s'ouvrir un passage

A travers les glaçons qui rongent le bordage,

Dérive avec les flots, n'obéit plus au vent,

Et sur les blancs écueils vient sombrer trop souvent.


Quand, pour virer de bord, la fine goélette

Déploya sous le vent, son aile de mouette,

On la vit incliner ses deux mâts hauts et droits,

Et l'onde rejaillit sur le bord des pavois.

L'espérance à l'horreur, hélas! fît bientôt place,

Lorsqu'aux yeux des marins un vaste champ de glace,

Implacable, sans borne, apparut tout-à-coup.

Le vent, depuis une heure, avait fraîchi beaucoup,

Et, de la Chevrotière aux Pointes des Grondines

Où les chasseurs s'en vont, par les jours de bruines,

Tuer le pluvier gris, l'outarde et le canard,

La glace avait jeté son immense rempart.

Le fleuve se couvrait de sonores banquises:

La nuit faisait sur l'eau danser ses ombres grises.

Et c'était le reflux: la mer se retirait.

Aux caprices des flots le brigantin virait

Comme une feuille au vent sur le milieu des routes.

Les matelots bordaient vainement les écoutes.

Les glaçons anguleux lui déchiraient les flancs;

Il rasait, sans les voir, les redoutables bancs

Qui ceignent en ces lieux le chenal du long fleuve:

--«Dieu nous envoie, hélas! une terrible épreuve:

«Soyons fermes et forts, et ne murmurons pas.

«Tâchons, ô mes amis, de fuir l'écueil, là-bas,

«Où les glaces au roc se heurtent avec rage.»

Ainsi le Capitaine éveille le courage

Des matelots tremblants que le froid engourdit.

Le pilote sans peur que ce coup étourdit

Regrette l'atlantique et ses brûlants orages.

Le vent passe en sifflant dans les roides cordages.

La voile se déchire et ses lambeaux gelés

Aux vergues de sapin restent encor gonflés.

Le courant, plus rapide à mesure qu'approche

Le Riche-Lieu terrible en sa couche de roche,

Dans ses nombreux remous fait tournoyer sans fin,

Avec les verts glaçons, le léger brigantin.

Tout-à-coup, en touchant une pierre, la quille,

Avec un bruit sonore et bondit et vacille.

Un cri s'élève. On court à l'arrière, à l'avant.

Pour savoir où l'on vogue on consulte le vent;

Car dans l'obscurité la neige aisément trompe.

On visite la cale; on fait jouer la pompe;

Et l'on s'assure enfin que le joli vaisseau

N'a pas eu d'avarie et qu'il ne fait point d'eau.

La neige est moins épaisse, et par moment la lune

Jette un pâle reflet sur la voile de hune;

Dans les coeurs attristés glisse un rayon d'espoir.

L'ilette montre au loin, son étrange dos noir.


Le froid devenait vif. Ses cruelles morsures

Arrachaient aux plus forts des plaintes, des murmures.

Dans le chenal étroit, comme un immense étau,

Les glaces cependant étreignent le bateau

Et le font, tour à tour, sur leurs carreaux de marbre,

A bâbord, à tribord, pencher comme un grand arbre

Que les bises d'automne agitent rudement

Avant de le casser; le poussent lentement,

Mais avec une force affreuse, irrésistible,

Vers l'écueil où la perte est, hélas! infaillible.

Les marins consternés élèvent vers les cieux

Et leurs bras engourdis et leurs humides yeux.

Un craquement sinistre enfin se fait entendre:

De l'arrière à l'avant le pont semble se fendre;

Les haubans verglacés se brisent sous le choc;

La carène s'élève et monte sur le roc;

Les mâts penchent sur l'onde avec leurs longs cordages,

Comme au bord des ruisseaux des saules sans feuillages;

La chaloupe brisée est emportée au loin;

Le pilote aux pavois se cramponne avec soin.

En bloc majestueux la glace s'amoncelle:

Une dernière fois le fier bateau chancelle;

Et l'eau se précipite, avec un bruit affreux,

Par la blessure ouverte à son flanc généreux.


On entendit alors dans toute la paroisse

Des marins en péril les nouveaux cris d'angoisse.

Mais celui qui voudrait voler à leur secours

N'exposerait-il pas lui-même trop ses jours?

Dans leur cupidité, François et le sauvage

Allaient tenter pourtant le hardi sauvetage.

Vers le pied de la côte où vient mourir le flot,

Renversé sur le flanc, est un léger canot

Que Lozet a creusé dans un tronc d'épinette.

Des branches de sapin lui font une cachette

Où la neige et les eaux ne s'introduisent pas.

François et Tonkourou dirigent là leurs pas.

Ils rangent les rameaux que la neige recouvre,

Relèvent d'un bras sûr le fier canot qui s'ouvre,

Comme un traîneau rapide, un facile chemin.

A travers le nuage un rayon incertain

Glisse parfois du ciel sur l'éclatante nappe;

Et l'on entend, au loin, un chien perdu qui jappe,

Appelant dans la nuit son maître indifférent.


Le sauvage et François s'avancent en courant

Quand sous leurs pieds hardis la glace semble sûre;

Quand elle craque et casse en profonde fissure,

Ils se jettent tous deux dans le canot vaillant.

Déjà le flanc du brick se détache saillant

Sur les monceaux de glace et les chaînes de roche.

Les cris semblent plus hauts car déjà l'on approche.


Aux vergues cramponnés, dans les ombres du soir,

Le maître et le pilote ont, par instants, pu voir

Une masse plus sombre errer sur le rivage.

Ils ont vu s'approcher de l'endroit du naufrage,

Trop lentement, hélas! pour leurs coeurs oppressés,

Comme des anges purs, leurs sauveurs empressés.

Mais les deux matelots de leurs mains engourdies

Ne s'étaient pas tenus aux amarres roidies,

Lorsque le bâtiment, avec un bruit plaintif,

Fut par les lourds glaçons brisés sur le récif;

Et dans le gouffre ouvert par la mer en furie

Ils étaient descendus en invoquant Marie.


Le vent soufflait toujours et se mêlait aux cris

Des deux pauvres marins attachés aux débris

De ce joli vaisseau qui naguère à la lame

Berçait avec orgueil sa longue et blanche flamme.

Le canot arrivait. Un énorme rempart

S'élevait devant lui ceignant de toute part

Le navire vaincu. La glace amoncelée

Semblait d'une forêt la cime dentelée.

On entendait au fond, dans les larges remous,

Les sourds bouillonnements des vagues en courroux.

Le sauvage cria:--«Votre perte est certaine:

«Nous ne pouvons plus rien; toute espérance est vaine.»

De l'épave sinistre une voix répondit:

--«Sauvez-nous! sauvez-nous!» Et François Ruzard dit:

--«Mais pour sauver la vôtre on risque notre vie:

«D'une inutile mort je ne sens pas l'envie.»

--«Sauvez-nous! sauvez-nous! Ah! pour l'amour de Dieu

«Retirez-nous enfin de ce terrible lieu!»

--«Que nous donnerez-vous si nous pouvons vous prendre

«Et jusques au rivage heureusement vous rendre?»

--«Tout ce que je possède est à vous en purs dons»

--«Oui vous aurez, amis, ce que nous possédons!»

Reprit le vieux pilote en frottant ses mains froides

Qui s'en allaient gelant sur les cordages roides.


Un canal où les flots déchaînaient leurs fureurs

Séparaient les marins de leurs vaillants sauveurs.

François et Tonkourou sentaient doubler leur force.

Pour leurs âmes sans foi la plus brillante amorce

Etait l'espoir d'un gain. Dans leur avidité

Ils ne comprenaient pas la douce charité.

Unissant leurs efforts, d'une main ferme et leste,

Pendant que les marins, de la voix et du geste,

Excitent leur courage, ils poussent le canot,

Et l'avant rebondit sur la vague aussitôt,

Pendant que sur la glace ils retiennent l'arrière.

Un moment l'eau retombe au-dessus en poussière,

Mais par un autre effort le canot descendu

Reprend sur les flots noirs l'équilibre perdu.



CHANT NEUVIÈME

L'HOSPITALITÉ


Cependant chez Lozet l'âtre gaîment flamboie.

Un souffle de tristesse a passé sur la joie.

Ou parle des marins exposés à périr

Et des vaillants amis qui, pour les secourir,

Risquent alors leurs jours. Et personne ne danse.

Le violon joyeux garde un morne silence.

On fait, de temps eu temps, un de ces jeux naïfs

Qui plaisent d'ordinaire aux amoureux craintifs.

Recule-toi de là commence la soirée:

Chacun prend à son tour la place désirée

En eu chassant l'ami qui l'occupe déjà;

Et de même, à son tour, chacun bientôt s'en va.

Il faut dire pourquoi;--mais bien se donner garde

De ne rien répéter: le curé qui regarde

Fera payer un gage au joueur imprudent.

Quelques malins parfois, parfois un mécontent

Déploie un zèle habile à séparer sans cesse,

Un couple qui se cherche avec non moins d'adresse.

Ou joue à la paroisse, et l'on change de lieu

Pendant qu'un officier qui se tient au milieu,

Les yeux bien recouverts d'une écharpe de laine,

S'efforce de saisir, d'une main incertaine,

L'un des deux paysans qu'il a sollicités

A changer de paroisse et de propriétés.

Et les fins échangeurs qui marchent en silence,

Le narguent, en passant, d'un geste d'insolence.

Mais l'imprudent qui tombe aux mains de l'ennemi

Qu'il bravait à son aise et croyait endormi,

Vient, sous les quolibets et les éclats de rire,

Relever le gardien dont le service expire.

Pour retirer un gage ou fait berceau d'amour.

Les amis deux à deux s'avancent tour à tour:

Le timide salue et le galant embrasse

La riante beauté devant laquelle il passe.

Ou fait son testament, et l'on donne son coeur:

C'est, à cet âge, un don d'une haute valeur.

Après les jeux naïfs, quand chacun se repose,

Que l'amoureux s'asseoit puis, à demi voix, cause

Avec le tendre objet de son amour jaloux,

Louise prend un plat et vient offrir à tous,

Avec une grâce humble et son charmant sourire,

Les plus brillants rayons de la nouvelle tire.


L'heure s'écoule vite, et Jean Lozet, souvent,

Revient à la fenêtre ou murmure le vent,

Regardant vers la côte et le morne rivage

S'il verra revenir François et le sauvage;

Mais il branle la tête et semble sans espoir:

A la porte du poêle il retourne s'asseoir;

A peine répond-il si quelqu'un l'interroge.


Sur l'antique cadran de l'implacable horloge

Les aiguilles tournaient avec rapidité,

Comptant tous ces moments qui dans l'éternité,

Comme des gouttes d'eau tombent, tombent sans cesse.

Louise par instant sentait que la tristesse

Montait, vague, en son âme, ainsi qu'une vapeur.

Elle voulait sourire et vaincre cette peur

Qui l'étreignait parfois comme une serre étrange,

Mais le rire mourait sur cette lèvre d'ange

Comme un frisson de l'eau sur le sable éclatant.

Pour plaire aux conviés elle chanta pourtant.

Sa voix tremblait un peu comme tremble une feuille,

Comme tremble l'épi que le glaneur recueille.

Et comme elle disait dans son tendre refrain:

«Quand je l'ai vu sourire au petit orphelin,

«Moi j'ai souri de même en ma reconnaissance:

«J'ai pleuré comme lui, d'une même souffrance,

«Quand je l'ai vit pleurer en me disant adieu,»

La porte s'ouvrit.--«Ah! rendons grâces à Dieu,

Dit François,--à la mort nous avons pu soustraire

«Ces deux braves marins qu'un sort longtemps contraire

«A jetés sur nos bords! Deux autres ont péri!...»

Alors, dans la douleur, un long et triste cri

Fit retentir le toit du vieillard tout en larmes.

Lozet dit:--«Puissiez-vous trouver, amis, des charmes

«Dans l'hospitalité que je vous offre ici!»

Le plus jeune des deux, ému, souffrant, transi,

Répondit d'une voix faible et mal assurée:

--«Le bon Dieu bénira ta vieillesse sacrée,

«O généreux vieillard! De même un heureux sort

«Sera donné, j'espère, à ceux qui de la mort,

«Viennent de nous sauver.» La force, l'énergie

Dont l'âme des marins avait été remplie,

Pendant les longs moments d'un extrême danger,

Maintenant s'effaçaient. Sous le toit étranger,

A l'abri des vents froids, à l'abri des flots sombres,

Ils voyaient devant eux passer les tristes ombres

De leurs deux compagnons disparus à jamais.

Ils versèrent des pleurs.--«Qu'ils reposent en paix

«Ces amis malheureux qui font votre tristesse!

«Je leur ferai chanter à chacun une messe,»

Dit la mère Lozet, en cherchant vivement

Pour les deux naufragés un nouveau vêtement.

Les jeunes gens, muets, approuvaient de la tête:

Ils entouraient alors, oublieux de la fête,

Les marins attristés et leurs sauveurs heureux.

--«Capitaine, pardon!--dit faiblement le vieux,

En montrant de sa main François et le sauvage,--

«Ils attendent, ces gens, le prix de leur courage.

--«En effet! j'oubliais!... Comme je suis ingrat!...

«Sans ces hommes, pourtant, moi-même, au pied du mât,

«J'aurais été saisi par une mort certaine....

«Mais j'ai bien peu de chose.... et cette bourse pleine

«Ne peut assez payer un service si grand.»

Puis à François Ruzard, au moment même, il tend,

Pleine de pièces d'or, une bourse de soie.

--«Oh! pour moi, dit Ruzard, c'est assez de la joie

«De vous avoir sauvés d'un si triste trépas!

«Gardez! gardez votre or! Non! non, je n'en veux pas!

«Que le sauvage pauvre accepte quelque chose,

«Personne n'y verra de mal, je le suppose.»


En achevant ces mots, François, tout orgueilleux,

S'avança vers Louise. Et Tonkourou joyeux,

Prit dans ses doigts crochus la bourse étincelante,

A ses yeux releva d'une manière lente,

Et la lit disparaître au fond de son gousset.


Cependant la gaîté revenait. Jean Lozet

Avait versé le rum dans les verres sonores.

Le poêle bourdonnait; le vent sur les écores

Faisait: gémir toujours les rameaux dépouillés.

Les marins n'avaient plus leurs vêtements mouillés:

Ils avaient mis tous deux de chauds habits de laines.

Une douce chaleur circulait dans leurs veines;

Un sommeil enivrant venait noyer leurs yeux.

Louise prépara, le lit, le plus moelleux.

Et longtemps leurs esprits virent flotter ces songes,

Ces songes merveilleux, ces ravissants mensonges

Qui parfois des souffrants enchantent le sommeil,

Et qu'on voudrait saisir à l'heure du réveil.



CHANT DIXIÈME

LE PARTAGE


Un soleil radieux inondait de lumière

La, forêt sans ombrage et la froide chaumière;

Les battures du fleuve étaient comme un désert,

Et les glaces au loin donnaient sur le flot vert.

Seul le chenal laissait monter ses plaintes graves.

Du vaisseau naufragé l'on voyait les épaves

Sur le rocher couvert d'immobiles glaçons,

Comme en la terre neuve, au milieu des moissons,

L'on voit de noirs amas de rameaux et de souches.

La neige miroitait, et, sur ces blanches couches

Nul rapide traîneau tiré par un coursier

N'avait fait un sillon de ses lisses d'acier.

Vêtu d'étoffe grise et portant la mitasse

Un homme cheminait pensif, la tête basse.

Il arriva bientôt dans le bois des Hurons,

S'arrêta sur le seuil d'une hutte en bois ronds,

Prêtant au moindre bruit une oreille attentive.

Il ouvrit à la fin, mais d'une main craintive:

--«François, mon jeune ami, tu viens de bon matin:

«Tu flaires, je le vois, quelque riche butin,»

Grommela de son coin une maligne vieille,

Sous les rides du temps encore un peu vermeille.

--«Mère Simpière, allons! ne vous emportez pas:

A votre âge on ne doit que songer au trépas.»

--«Je ne crains pas la mort, parles-en à ton aise:

«J'aime à faire du mal, et je mourrai mauvaise.»

--«Où donc est Tonkourou, votre aimable mari?»

--«Tonkourou? qui le sait? En quelque trou péri....»

--«Vous ne l'aimez donc plus?--'Je n'aime plus personne,

«Et peu m'importe à qui ma vieillesse se donne!...»

La porte, de nouveau, s'ouvrit en ce moment,

Et Tonkourou parut. Il dit joyeusement:

--«Ah! tu n'as pas, mon frère, oublié cette bourse!...»

--«Dans le malheur, vois-tu, la meilleure ressource

«Est l'argent que l'on trouve en son coffre entassé.»

--«En ruses, te voilà, François, maître passé:

«Le vieux Lozet t'admire; il te trouve exemplaire;

«Puis à Louise aussi tu commences à plaire.»

Et les deux vauriens s'assirent dans un coin,

Comptant, une par une, avec le plus grand soin,

Toutes les pièces d'or du vaillant capitaine.

La vieille regardait la radieuse aubaine,

Et ses grands yeux jaloux dardaient de vifs éclairs;

Son oreille écoutait les sons joyeux et clairs

Des pièces de cinq francs tombant l'une sur l'autre:

--«Prenez, mon ange cher, cette part est la vôtre,»

Dit à la vieille femme, en lui jetant cinq francs,

L'indien jovial. La vieille ouvrit tout grands,

En poussant un soupir, des yeux de convoitise:

--«Tu me nargues, dit-elle, eh bien! de ta sottise

«Je saurai bien, un jour, te punir, Tonkourou!»

Pendant qu'elle parlait les muscles de son cou

Se gonflaient, tout grouillant comme un nid de coulèvres,

Un souffle empoisonné s'exhalait de ses lèvres.

François ne riait pas: il avait presque peur.

Le huron prit alors un flacon de liqueur,

Le donna souriant à la vieille Simpière:

--«Bois, dit-il, avec moi! Je t'aime coeur de pierre:

«Tu dédaignas les blancs pour me suivre partout;

«Et dans ton sein flétri toujours la haine bout!

Et la mégère but à même la bouteille,

A longs traits, la boisson enivrante et vermeille;

Et, quand elle eut fini, ses amis, à leur tour,

Burent jusqu'à l'ivresse en se jurant amour.



CHANT ONZIÈME

LE DÉGEL


Du brigantin léger le naufrage funeste

Fut l'unique entretien de tout le bourg agreste.

On pleurait sur le sort des matelots perdus

Que leurs parents, hélas! ne verraient jamais plus!

On vantait de François le courage sublime:

Il avait résolu de se faire victime

Pour sauver son semblable et le prendre à la mort,

Peu d'hommes, en effet, de ce suprême effort,

Sont capables. Et lui, le héros du village,

Il savait profiter de son noble avantage.

Les fillettes sur lui levaient des yeux plus doux:

Et les jeunes garçons en étaient fort jaloux.

Louise ressentait tant de reconnaissance

Qu'elle s'abusait même; et, dans son innocence,

En levant sur François son regard ingénu,

Croyait à cet amour jusqu'alors inconnu.


Aux premiers vents glacés le ruisseau se festonne,

La terre se durcit: mais ces grands froids d'automne

Sont suivis, bien souvent, d'un dégel prolongé.

On dirait, ô saisons que votre ordre est changé!


Le temps s'est adouci; le jour chasse les ombres.

Du bâtiment perdu les épaves sans nombres

S'en vont à la dérive avec les flots calmés.

Les soucieux hérons et les canards palmés

Dans le ciel nuageux volent en noires bandes.

Les âmes des marins restent fortes et grandes

En face du malheur. Cependant sur le bord

Du fleuve dont la vague en murmurant s'endort,

Jean Lozet et Louise et la mère elle-même,

Et les deux naufragés que leur malheur suprême

Venait de réunir par des liens nouveaux,

Debout, silencieux, à travers les rameaux,

Regardaient s'en aller, avec les bancs de glace,

Du malheureux vaisseau la sinistre carcasse.

Ces débris aux marins étaient encore chers;

Et sur leur brune face, alors, des pleurs amers

Coulèrent lentement; et leurs mains se joignirent

Comme dans la prière; et les flots entendirent

Un adieu solennel qui les fit tressaillir.

Louise, aussi, pleurait. Elle sentait jaillir

De son âme sensible un flot de sympathie

Depuis la mort du Christ la douleur est bénie:

On se sent attiré vers l'homme malheureux,

Et l'on marche avec lui le chemin douloureux.


Le plus jeune marin vit, à travers ses larmes,

Les larmes de Louise et les radieux charmes

Que donnait à ses yeux la divine pitié.

Il se sentit plus fort; et la douce amitié

De cette noble enfant qui partageait sa peine,

Rendit son esprit ferme et son âme sereine,

Comme après la tempête un rayon de soleil

Rend au lac agité sa nappe de vermeil.

Quand le dernier débris disparut comme un rêve,

Noyé dans le mirage, au large de la grève,

Par le sentier battu sur le pâle gazon,

En silence chacun revint à la maison.

Ce jour-là les chagrins inondèrent les âmes,

Et l'on ne causa guère en attisant les flammes.


Louise n'avait pas de ses douces chansons,

Comme font les oiseaux, l'été, dans les buissons,

Modulé les refrains, depuis que tout près d'elle,

Sous le toit de Lozet, l'infortune cruelle

Avait cherché refuge. Et souvent les voisins

Venaient causer le soir avec les deux marins,

Déplorant du bateau l'irréparable perte,

Et jurant que toujours leur demeure est ouverte,

Comme celle de Jean, à l'homme malheureux.

Mais Jean ne voulait pas partager avec eux

L'oeuvre de charité qu'il venait d'entreprendre:

--«Je garde tout pour moi. Vous devez bien comprendre,

Disait-il eu riant à ses loyaux amis,

«Que je ne puis livrer ceux que le ciel a mis,

«Pur un décret divin, sous mon indigne garde,

«A moins que de partir, hélas! il ne leur tarde.

--«Où donc serions-nous mieux, disaient les naufragés?

«Le Seigneur, après tout, nous a bien protégés

«Puisqu'il nous a conduits à ce foyer honnête.»

Et Louise, rêvant, penchait sa belle tête,

Oubliant une maille à son léger tricot.

Jean Lozet, se levant, apportait aussitôt,

Pour sceller l'amitié, l'aimable petit verre.

Son front large et bruni paraissait moins sévère,

Et ses lèvres, alors, s'ouvraient plus volontiers;

Et l'on se gênait moins. Les plus vieux, les premiers,

Aux doux navigateurs demandaient mille choses

Sur lesquelles, tantôt, leurs bouches étaient closes;

Et ceux-ci répondaient avec aménité.

Ils diront quel endroit ils avaient habité,

Les noms de leur famille et leurs lointains voyages.

Souvent, à ces récits, on voyait les visages

S'animer ou pâlir selon que les destins

Etaient doux ou cruels envers les deux marins.



CHANT DOUZIÈME

LES COMMÉRAGES


Les femmes du canton exerçaient leur faconde:

Elles avaient sans doute une mine féconde

Dans les divers récits de ces deux étrangers.

Emportant leurs tricots ou leurs rouets légers,

Elles se rassemblaient, le soir, chez l'une d'elles,

Pour apprendre ou conter les dernières nouvelles.

Et pendant que grondaient les rapides fuseaux,

Que les broches d'acier maillaient les fins tricots,

Les langues s'agitaient comme les verts feuillages

Lorsque le vont s'abat sur le front des bocages;

Et de la médisance, alors, les traits cuisants

Allaient atteindre au coeur les bons amis absents.


--«Savez-vous, dit un soir Marguerite Josine,

«Que le jeune marin a, pardi! bonne mine,

«Et qu'il pourrait fort bien rendre Ruzard jaloux?»

--«Je crois bien, dit une autre, il a des yeux si doux;

«Et puis, vous le savez, ce n'est pas calomnie,

«La petite est coquette autant qu'elle est jolie.»

--«Oh! dit une troisième, il me faut plus de temps

«Pour que je puisse croire à ces drôles de gens,

«Qui viennent nous conter de longues infortunes,

«Quand souvent, de leur vie, ils n'en auront aucunes.»

--«Allons! la mère Blais, vous ne pouvez nier

«Que ces gens sont venus, en novembre dernier,

«Perdre leur bâtiment sur nos larges battures?»

--«C'est vrai, madame Auger, mais d'autres aventures

«Ont-elles aussi bien de la réalité?»

--«Qu'en savez-vous?--«J'en sais, j'en sais eu vérité

«Aussi long que quiconque»; et que penser d'un homme

«Qui ne sait pas, ma foi! de quel nom il se nomme?»

--«Pour cela, par exemple, Angélique, c'est fort,

Dit à la mère Blais, la femme de Chénort,

Arrêtant son rouet, déposant sa quenouille,

«Et si par tout le monde avec grand soin l'on fouille,

«On trouvera des gens,--et ce n'est pas un tort,--

«Qui n'ont point d'autre nom,--c'est leur malheureux sort,

«Que celui qui leur fut donné dans le baptême.

«Le plus jeune marin,--il l'a bien dit lui-même,--

«Il se nomme Léon. Son père nourricier,

«Le seul qu'il a connu s'appelle Lemercier.»

--«C'est bien vrai tout cela, mais cette souvenance

«De l'amour d'une mère et d'une heureuse enfance,

«Et le fantôme noir qui le prit dans ses bras,

«Pour cacher le bâtard, sont bien faits n'est-ce pas!»

En tordant les brins d'or des soyeuses filasses

Ainsi causaient souvent les commères loquaces,

Au récit de la veille ajoutant un détail,

Et mêlant sans remords médisance au travail.



CHANT TREIZIÈME

LE VIATIQUE


--«Oui, je m'appelle Auger, dit un jour le pilote

Répondant à Lozet,--«Ou bien bonne ou bien sotte,

«Une idée, autrefois, naquit dans mon cerveau:

«Je voulus voir beaucoup et toujours du nouveau.

«Je partis, j'étais seul; car ma femme adorée

«Venait de s'endormir dans la tombe sacrée,

«Je dis que j'étais seul, non; j'avais une enfant

«Qu'elle m'avait donnée, hélas! en s'en allant....»

Les voisins curieux, pour entendre à leur aise,

Auprès du vieux conteur approchèrent leur chaise;

Mais un son argentin fit soudain vibrer l'air:

Il approchait bien vite et devenait plus clair.

Chacun resta muet écoutant en silence.

Le galop d'un cheval retombait en cadence.

--«On porte le bon Dieu, dit Louise: à genoux!»

Sur le seuil de la porte ils s'agenouillent tous,

Inclinant leurs fronts nus jusque dans la poussière.

Le cortège passait: Une vive lumière

Berçait son auréole, image de l'amour,

Devant le Viatique. On la vit au détour

Que formait, près de là, la route tortueuse,

Disparaître bientôt dans la nuit ténébreuse;

Le son de la clochette allait s'affaiblissant.


Après avoir loué le Seigneur Tout-Puissant

Caché sous l'humble aspect de la divine hostie,

On se leva.--«Qui donc se meurt? Vierge Marie!»

Dit la femme Lozet d'une inquiète voix.

--«C'est, répondit quelqu'un, un accident je crois,

«Car le curé n'a pas, dans les fêtes dernières,

«Recommandé, bien sûr, de malade aux prières.»

--«Savez-vous le malheur, mes amis? dit Ruzard

En entrant, tout-à-coup, essoufflé, l'oeil hagard.

Tout le monde, surpris, se lève et l'environne.

--«Qu'est-ce donc? Parle vite.--«Eh bien! voici: je donne

«Comme je l'ai reçu le récit du forfait.»

--«Un crime, juste Dieu! fit Lozet, stupéfait.»

--«Un crime abominable, un vol, un homicide!...»

Chacun se rapprocha, penchant d'un sur avide

Vers le jeune Ruzard un visage inquiet.

François reprit alors:--«C'est Amable Beaudet

«Qui m'a tout raconté, tout à l'heure, à l'église.

«Le bonhomme Sivrac, ce vieux à barbe grise

«Qui garde, vous savez, le phare du Platon,

«Est presque mort, hélas! sous les coups de bâton.

«On ne l'avait pas vu de toute la journée.

«Comme il n'avait pas fait sa petite tournée

«Chez le père Beaudet, son plus proche voisin,

«Quand le soir arriva le père était chagrin:

--«Sivrac n'est pas venu, dit-il, fumer sa pipe;

«Serait-il donc malade, ou me prend-il en grippe?

«Allons voir.» Il sortit marchant rapidement:

«Il avait dans son coeur un noir pressentiment.

«La porte de Sivrac était fortement close.

«Beaudet a peur d'ouvrir, il le voudrait et n'ose.

«Le foyer est éteint et pas une lueur

«N'éclaire en ce moment le calme intérieur.

«Il appelle, et personne à sa voix ne s'éveille;

«Il frappe dans la porte et prête en vain l'oreille;

«Il pousse une fenêtre, et, d'un pied résolu.

«En enjambe aussitôt le cadre vermoulu;

«Puis il bat le briquet, allume une chandelle,

«Et parcourt chaque chambre avec un soin fidèle.

«Tout est bouleversé: les buffets sont ouverts;

«Le lit est tout défait; des coffres en travers

«Ecrasent de leur poids la porte de la cave.

«Beaudet tremblait un peu bien qu'il fut fort et brave.

«Cependant tout-à-coup quelques faibles sanglots

«De la maison déserte éveillent les échos.

«La porte de la cave est fragile, et petite:

«Les meubles entassés en sont éloignés vite,

«Et Beaudet, hors de lui, tout au fond aperçoit

«Sivrac ensanglanté gisant sur le sol froid.

«Des brigands inconnus ont accompli ce crime.

«Et l'on n'a plus d'espoir de sauver la victime.»

Tel fut l'exact récit que fit François Ruzard.

--«Quel démon a tué cet excellent vieillard?

«On pouvait le piller dans cette, solitude

«Et de n'être point pris avoir la certitude.

«Le tigre boit le sang pour assouvir sa faim;

«Pour le plaisir du mal, d'une barbare main,

«L'homme seul ose ôter la vie à son semblable.

«La bête s'apitoie et l'homme est implacable.

«O supplice! ô douleur! on peut en vérité

«Rougir de toi souvent, ô pauvre humanité.»

Ainsi parla Lozet d'une voix fort émue.

En poussant un soupir Ruzard baissa la vue.

Louise s'écria: Jésus crucifié!

Pitié pour l'innocent, pour le bourreau pitié!

--«Nous ne ferions pas mal, dit un autre, il me semble,

«D'aller voir notre ami cette nuit même ensemble,

«Avant qu'il ait rendu le suprême soupir.»

Et, tous s'étant montrés disposés à partir,

On sort de l'écurie, avec sa noire bride,

Un cheval hennissant, au pied dur et rapide;

A la grande charrette il est vite attelé.

Malgré l'état affreux un chemin dégelé,

Les vieux amis, chagrins, sans tarder davantage,

Montent dans la voiture et fouettent l'attelage.



CHANT QUATORZIÈME

LE RÉVEIL DE L'AMOUR


Le maître du vaisseau, le jeune et beau marin

Des sensibles vieillards partageait le chagrin;

Mais il était resté. Contre la table assise,

Louise, lentement, d'une main indécise

Tourne, le front penché, l'antique dévidoir.

Près des blancs écheveaux, l'écheveau ronge ou noir

Se tord, comme un serpent, sur la flexible roue;

Et, comme un arc-en-ciel, la laine qui se joue

Sous les doigts de la vierge aux pensera sérieux,

Décrit en frémissant un cercle radieux.

Le jeune homme rêveur vint s'asseoir auprès d'elle.

Elle sourit, rougit, parut encor plus belle.

Un songe séduisant captivait ses esprits;

Par un charme inconnu son coeur se sentait pris

Comme un timide oiseau dans une étroite cage.

Elle essayait pourtant de fuir la douce image.

Qui revenait toujours occuper ses pensers.

Elle avait peur encor de ces deux étrangers

Dont les regards sondaient son existence intime;

Mais elle aurait cru voir s'ouvrir un large abîme

Devant les rêves d'or de sa félicité

S'ils eussent dû partir. Et, dans sa charité,

Elle craignait, par fois, d'avoir une âme ingrate

A l'amour de Ruzard. Sensible et délicate,

Elle croyait mal faire en oubliant celui

Qui dévouait ses jours pour sauver ceux d'autrui.

Mais l'amour rarement se surveille et raisonne;

Au torrent qui l'emporte, aveugle, il s'abandonne;

Il s'anime au chagrin comme la flamme au vent:

Le coeur qui vent l'éteindre avec lui meurt souvent.


Le jeune homme parlait, et son langage tendre

Dans le coeur de la vierge, alors, semblait descendre

Comme, aux jours du printemps, dans la chaude forêt,

Des grands hêtres en fleurs les flocons de duvet.


Le dévidoir léger tournait déjà moins vite;

La laine s'attachait aux doigts de la petite;

L'eau chantait sur le poële; et, sur le bahut bleu,

S'échappant du foyer, un long ruban de feu

Tremblait comme une feuille au souffle de la brise.

Et Louise écoutait, palpitante, surprise,

Les discours séduisants du jeune marinier.

Assise dans un coin où donnait le métier,

La mère tricotait d'une main vive et sûre.

Le fuseau, tout-à-coup, suspendit son murmure;

La laine s'arrêta sur le vieux dévidoir.

Louise, par moment, levait son grand oeil noir,

Balbutiait un mot qui mouvait sur sa lèvre.

Elle sentait passer comme un frisson de fièvre

Qui brûlait sa poitrine et lui serrait le coeur;

Elle eut voulu pleurer; elle avait presque peur

Et se trouvait, hélas! faible contre elle-même.

Elle goûtait pourtant une ivresse suprême.

De ses liens de fleurs la molle volupté

Enchaînait doucement sa noble volonté.

Elle oubliait François et son amour austère;

Elle oubliait les voeux de son vieux et bon père;

Elle sentait déjà s'éteindre les remords,

Et n'osait plus tenter d'inutiles efforts

Pour vaincre cet amour, étouffer cette flamme

Qui faisait resplendir comme un soleil son âme.

Elle croyait revivre en un monde nouveau

Où tout était plus grand, où tout était plus beau.

Une divine voix remplissait d'harmonie,

En cette heure d'amour, son âme rajeunie.


Et quand Léon pressa dans sa brûlante main

Sa main blanche et petite, elle leva soudain,

Comme au sortir d'un rêve, un regard plein de larmes

Sur lui. Contre l'amour, l'amour reste sans armes.

Elle n'essaya point d'échapper aux transports

Qui brisaient tout son être et l'enivraient alors.

Longtemps l'un près de l'autre, au milieu du silence,

Ils parlèrent, tout bas, d'amour et de constance.

Et leurs coeurs s'embrasaient toujours de plus en plus;

Et tout chantait en eux les refrains des élus.

Quand le matin se lève, un rayon de lumière

Perce timidement la forêt sombre et fière,

L'oiseau sort de son nid, la feuille tremble un peu,

Et la senteur du sol monte dans le ciel bleu;

Mais l'ombre de la nuit dort encor sur la mousse,

Et l'oiseau ne dit pas sa cantate si douce.

Le soleil monte encor. Ses feux purs et sereins

Font resplendir bientôt la cîme des grands pins.

La lueur va croissant et de vives filandres

Des bois silencieux inondent les méandres;

Un souffle harmonieux passe dans les rameaux;

L'onde s'éveille et chante avec les gais oiseaux;

Le feuillage s'agite, et, sur les molles herbes,

Fait danser les rayons en scintillantes gerbes;

Puis la chaleur descend sous le dôme discret,

Et les chants et les feux remplissent la forêt.

Ainsi se réveilla de la jeune Louise,

Au soleil de l'amour, l'âme tendre et soumise.



CHANT QUINZIÈME

LE BATTAGE


C'est l'hiver couronné de ses brillants festons.

Aux gouttières de bois, s'accrochent les glaçons

Comme des glaives d'or ou comme des dentelles.

On n'entend plus de voix dans les nids d'hirondelles;

Et, sous le voile épais des neiges, des frimas,

Avec ses chants d'amour et ses prés de damas,

La terre, on attendant la chaleur printanière,

Dort d'un pesant sommeil. De même, au cimetière,

Sous le couvercle lourd de leurs sépulcres noirs,

Sommeillent les humains avec leurs doux espoirs,

En attendant le jour de la nouvelle vie.

De temps en temps, au loin, sur la route durcie

On entend retentir les grelots éveillés.

Au milieu des vallons les arbres effeuillés

Ressemblent aux vaisseaux qui n'auraient plus de voiles.

Pendant qu'à la maison l'on fabrique des toiles,

Au coeur de la forêt la hache retentit;

Et le fléau pressé sur l'aire rebondit.


Louise s'enivrait d'amour et d'espérance;

Jetant vers l'avenir un regard d'assurance,

Elle ne savait pas, la généreuse enfant,

Qu'un souffle peut ternir l'or le plus éclatant,

Elle ne cachait pas, comme on fait d'une faute,

L'amour pur dont son coeur brûlait pour le jeune hôte.

Souvent ils se voyaient, se parlaient coeur à coeur,

Et loin de tout regard indiscret ou moqueur.

Souvent, quand la maison se remplissait de monde,

D'un serrement de main l'éloquence profonde

Remplaçait les discours. Et souvent, en secret,

Leurs regards radieux, brûlant d'un doux reflet,

Se rencontraient soudain, comme, dans les nuits sombres,

Se rencontrent, par fois, en dissipant les ombres,

Deux globes enflammés. Lozet, dès le matin,

Se rendait à sa grange où l'on battait le grain.

On n'avait pas alors ces machines puissantes

Qui dévorent, pour nous, les gerbes frémissantes;

Font pleuvoir avec bruit, dans les profonds boisseaux,

Les grains de froment d'or qui s'élève en monceaux;

Font voltiger la paille et la balles légères;

D'un nuage de poudre enveloppent les aires,

Et couvrent de poussière, et couvrent de sueurs,

Comme d'un masque noir, la face des batteurs.

Jean Lozet souriait quand sa main un peu gourde

Défaisait le lien d'une gerbe bien lourde.

Sur l'aire balayée, ainsi qu'un grand tapis

Il étendait en rang les susurrants épis;

Puis, armé du fléau, jusques à la soirée,

D'un bras infatigable il frappait sur l'airée,

Tant que de blonds épis restaient encore pleins,

Et tant que sous les coups rebondissaient les grains.


Le pilote souvent, souvent le capitaine,

Pour dissiper l'ennui d'une vie incertaine,

Et pour payer un peu cette hospitalité

Que Lozet leur donnait avec tant de bonté,

Se rendaient à la grange au lever de l'aurore

Et s'armaient eux aussi de leur fléau sonore.

Alors on entendait sur les épis serrés

Les instruments actifs, rapides, mesurés,

Sans cesse, tour à tour, retomber en cadence

Comme les pieds légers d'une foule qui danse.


Sous le toit de Lozet Ruzard venait toujours;

Mais Louise avec peine écoutait ses discours.

Il le devinait bien et commençait à craindre

De perdre le bonheur au moment de l'atteindre.

Il regrettait d'avoir, pour quelques pièces d'or,

Sauvé les deux marins d'une implacable mort.

La sombre jalousie, en attisant sa flamme,

Faisait pâlir son front et torturait son âme.

Eu Louise il n'avait jusqu'à ce temps aimé

Que la dot entrevue. Et son coeur animé

Du désir d'amasser des richesses frivoles,

N'avait pas tressailli sous les douces paroles

De la naïve enfant. Et maintenant ses yeux

Regardaient, étonnés, les charmes merveilleux

Qu'ils découvraient en elle; et, changement bizarre,

Il eut donné ses biens, lui, le sordide avare,

Pour mettre un seul baiser sur ce front noble et pur.

De la faveur du père il était encor sûr.

Il savait bien aussi que la jeune Louise

A ses parents aimés serait toujours soumise.

Tout n'était pas perdu: Mais il fallait lutter;

Son coeur dur n'était pas facile à rebuter;

Son âme résistait longtemps à la secousse:

Tous les moyens pervers venaient à sa rescousse.

Comme tous les méchants, vains, superstitieux,

Il croyait aux esprits, aux sorts malicieux,

Aux philtres ramassés, la nuit, dans la campagne.


Tonkourou l'indien et sa vieille compagne

Etaient au loin connus pour leur habileté

A découvrir d'un coeur l'indigne fausseté,

A voir, dans l'avenir, les épreuves, les peines

Qui s'abattront un jour sur les âmes sereines.

Elle, surtout, savait mieux que le vieux Huron

Faire bouillir, la nuit, dans un sale chaudron,

Les simples vénéneux et les herbes lubriques.

Elle savait par coeur des formules magiques,

Dans les cartes lisant, ses yeux évaporés

Trouvaient mille secrets des autres ignorés,

Amoureux ou jaloux envahissaient sa hutte,

Ruzard voulait savoir la fin de cette lutte

Qu'il allait entreprendre avec son fier rival.

Il ne paraissait pas craindre un arrêt fatal.

Il vint donc de nouveau, vers le soir, dans le bouge

Où se cachait la vieille à l'oeil faux, au teint rouge.

Il jeta sur la table un vaillant trente sous

Qui rendit un son clair, un son plaisant et doux

Au coeur astucieux de la vieille Simpière:

--«Je vous verse, dit-il, ma bourse toute entière,

«Si l'horoscope est bonne.... Eh bien! entendez-vous?»

--«Oh! oui, Ruzard, j'entends. Mais n'avons-nous pas nous,

«Un devoir à remplir? Et nous sommes connue

«Pour apprendre à chacun la vérité tout nue.

«Que veux-tu consulter, les cartes ou ta main?»

--«Les cartes. Leur langage est je crois plus certain.»

--«Car ta main, en effet, est peut-être un peu fausse.»

--«Si j'étais comme vous sur le bord de ma fosse

Je me ferais ermite et n'aurais pas d'amours.»

--«Aimes-tu quelqu'enfant sourde à tes beaux discours?

--«Un rival me menace, un rival que moi-même

«J'ai sauvé de la mort avec un trouble extrême.»

La vieille en riant dit:--«Tu pourrais en souffrir;

«Le cas est bien: souvent difficile à guérir.»

Alors elle battit de vieilles cartes sales,

Les coupa, sur la table, en quatre parts égales,

Les mit eu éventail, et lut, d'un oeil pervers,

Les secrets enfermés dans les signes divers:

--«Ton rival est à craindre et son âme est adroite.

«Il ne tient pas encor le bonheur qu'il convoite;

«Mais il a des amis qui vont à son secours.

«La jeune fille aimée est à lui pour toujours,

«Si tu tardes encore à le séparer d'elle.

«La vierge a du chagrin. Agis et sois fidèle.»

Et, lui prenant la main, elle lui dit encor

Des choses qu'il paya, le sot, au poids de l'or.



CHANT SEIZIÈME

LE SERMENT DE RUZARD


Quand Ruzard prit, congé de la vieille lamproie,

Au milieu île la nuit, son âme était en proie

A des doutes nouveaux, à d'étranges tourments.

Il subissait déjà les justes châtiments

Des esprits curieux qui veulent trop connaître;

Car la vieille coquine avait su faire naître,

Par un langage obscur, dans son coeur faux et noir,

La haine et la terreur, et, l'amour et l'espoir.

Il se rendit chez lui par le bois sans arôme,

Sur le chemin de neige allant comme un fantôme,

Et tâchant de trouver conforme à son désir

Un sens mystérieux qu'il n'avait pu saisir.

Il marchait à grand pas, et de sa lèvre blême

Tombait, à chaque instant, un infâme blasphème.

Il réveilla le feu sous la cendre endormi

Et, sur un vieux fauteuil se couchant à demi,

Il se prit à former des rêves de vengeance.

Il parlait seul, disant:--«Oui, j'ai trop d'indulgence

«Pour cet homme sans coeur qui me vole mon bien!

«Il faut que Jean Lozet le chasse comme un chien!

«Il faut que je le perde! Hélas! comment m'y prendre

«Pour vaincre ce rival, l'éloigner ou le rendre

«Odieux à Louise, odieux à Lozet?»


Son oeil jetait du feu quand un heureux projet

Se présentait soudain à son esprit morose.

Il passa, tour à tour, de l'une à l'autre chose,

Tantôt en souriant, tantôt avec dépit.

Il se lève par fois, par fois il s'assoupit,

Et des songes affreux tourmentent sa pensée:

Il croit sentir, hélas! sa poitrine oppressée

Sous le genoux pesant de son heureux rival.

Et Louise applaudit; et le vainqueur brutal

Reçoit de la beauté, pour prix de sa victoire,

Un baiser long et doux qui redouble sa gloire.

Mais parfois il triomphe, et de la douce enfant

Qui, timide et brillante à peine se défend,

Il presse sur son coeur les adorables grâces.

De ses émotions son front porte les traces;

Et ses yeux alourdis restent longtemps fermés....

Quand il se réveilla, les sarments consumés

Eclairaient la cloison de quelques reflets fauves,

Et le soleil luisait dans les vieux ormes chauves.


Souvent eu regardant le grand fleuve captif,

En regardant, au loin, le terrible récif

Où s'était, à l'automne, englouti son navire,

Léon se sentait prêt, dans sa peine, à maudire

Le jour où le destin vers ces bords dangereux

L'avait conduit avec ses amis malheureux.

L'avenir se montrait comme un sombre fantôme.

Il avait tout perdu, travaillant, économe,

Le fruit de bien des ans de peine et de labeur;

Et pourrait il jamais réparer son malheur?


Il se livrait alors aux sombres rêveries,

Evitant comme un mal les tendres causeries

Et les propos joyeux et les amusements.

Louise s'éloignait en ces tristes moments:

Elle craignait toujours de se faire importune,

De ne pouvoir calmer une telle infortune.


Auger le vieux pilote était moins soucieux:

Il était chaque jour, fêté, choyé des vieux

Qui lui faisaient conter ses curieux voyages.

Au reste il ne perdait que ses uniques gages,

Dans le bateau péri n'ayant aucune part.

Il savait qu'avec peine on verrait son départ

Quand les vaisseaux courraient de nouveau sur le fleuve;

Mais il était sensible à la profonde épreuve

Que le ciel envoyait à son jeune patron.

L'un et l'autre, depuis cinq étés environ,

Ensemble naviguaient sur la même carène.

Une franche amitié, par une forte chaîne,

Les avait, depuis lors, intimement unis,

Comme un fils à son père ou le père à son fils.


Après ces longs moments de trouble et d'insomnie

Ruzard s'était levé. Comme un mauvais génie

Il vivait solitaire au foyer des aïeux:

Jamais les rires francs, jamais les chants joyeux

Ne faisaient résonner ses chambrettes obscures.

Sur les cloisons de pin quelques enluminures

Du grand Napoléon racontaient les combats.

On n'entendait jamais que le ronron des chats

Dormant pelotonnés chaudement sous le poêle,

Ou des grillons peureux la voix plaintive et grêle.

Il sortit aussitôt, monta sur le fenil,

Prit dans ses bras nerveux une botte de mil

Pour son cheval aimé qui piaffait dans la crèche.

De retour, pour mouiller un peu sa gorge sèche,

Il se versa du rum dans un verre profond.

--«A mon succès!» dit-il, en vidant jusqu'au fond

Le vase enivrant.--«Bien! à mon tour, une goutte!

«Et ton succès, mon cher, ne fera plus de doute,»

S'écria le huron, arrivant jovial.

--«Quel infernal projet te rend si matinal?

«Pourquoi viens-tu me voir? et quel démon t'inspire?

Reprit François Ruzard on éclatant de rire.

--«La vieille m'a conté tes pénibles soucis:

«Il nous faudrait avoir des coeurs bien endurcis

«Pour ne pas s'alarmer du danger qui menace

«Notre meilleur ami. L'Indien est tenace:

«Il ne retire pas sa parole ou sa foi;

«Et tu sais que je veux partager avec toi

«Et ta mauvaise chance et ta bonne fortune.

«Ainsi je me suis dit: c'est une heure opportune;

«Allons à son secours et sauvons-le, pardieu!

«Mais verse donc encor de ta bonne eau de feu:

«Bon! cela nous réchauffe en déliant la langue.

«Je ne veux pas te faire une longue harangue:

«En deux mots c'est ceci: Forçons le vieux Lozet,--

«La chose est bien facile, et dans notre filet

«Il tombera c'est sûr--forçons Lozet, te dis-je,

«A chasser les marins de chez lui.»--«Quel prodige

«Ferons-nous, mon ami, dit Ruzard vivement,

«Pour forcer ce vieillard à chasser promptement

«Ses hôtes malheureux bien loin de sa demeure?»

--«Mais ne comprends-tu pas qu'ils feront, tout-à-l'heure,

«Une impure maison de ce chaste foyer?

«Il faut mentir beaucoup; il faut s'apitoyer

«Sur cet aveuglement d'un homme tant honnête....

--«Je pensais à cela: toute la nuit ma tête

«A travaillé cherchant un moyen sûr et prompt

«D'éloigner mon rival ou de lui faire affront.

--«Ecoute bien, François, je te dirai quoi faire:

«Mais je veux un bon prix pour conduire l'affaire:

«A toi la fille, à moi la moitié, franchement,

«Des biens du vieux Lozet.»--«Soit! j'en fais le serment.»



CHANT DIX-SEPTIÈME

LA CALOMNIE


Comme un vorace oiseau dont les griffes sanglantes

Déchirent des brebis les chaires pantelantes;

Comme un torrent fougueux bondissant de son lit

Arrache, entraîne, et brise, avec un affreux bruit,

Les arbres et les fleurs, les maisons et les haies;

Et comme une vipère infuse dans les plaies

Que fait sa dent cruelle un terrible venin;

Ainsi la calomnie ouvre sur nous, soudain,

Une aile frémissante, une implacable serre;

Sa voix a des échos comme un coup de tonnerre;

Elle déchire, mord et réduit en lambeaux

Les plus belles vertus et les noms les plus beaux.

Rien n'est tenu secret; et les sombres nouvelles

Volent de toutes parts sur de rapides ailes.

Dans nos cantons nouveaux, nos paroisses, nos bourgs,

Où chacun connaît bien les gens des alentours,

Où tous semblent former une infime famille,

La langue du méchant à son aise distille

Son venin redoutable; et l'humble charité

Défend à peine, hélas! la sainte vérité!

Déjà chacun savait de quelle ardente flamme

Le jeune naufragé sentait brûler son âme;

Chacun savait aussi de quel heureux retour

Etait enfin payé ce virginal amour.


Bien des femmes jugeaient Louise téméraire

Et la blâmaient tout haut de ce qu'elle osait plaire

A ce jeune étranger.--«L'aimera-t-il longtemps?

«Disaient-elles alors. Quand viendra le printemps,

«Il ira parcourir de lointaines contrées

«Où de pauvres enfants déjà se sont montrées

«Trop sensibles, peut-être, à ses tendres discours.

«Les jours de volupté pourraient bien être courts,

«C'est notre idée à nous, pour la crédule fille.

«C'est dommage, pourtant, car elle est bien gentille.»

Les meilleures, parfois, s'entretenaient ainsi;

D'autres prenaient souvent un ton moins radouci.


François et le huron avaient bien fait leur oeuvre:

Ils pouvaient s'applaudir de leur noire manoeuvre.

Une rumeur, un bruit se répandait surtout,

Venant d'en haut, d'en bas, volant, glissant partout,

Sombre comme un oiseau qui vit dans les ténèbres,

Vague comme ces flots et ces spectres funèbres

Que nos yeux fatigués voient danser dans la nuit.

Et l'on se répétait, à l'oreille, ce bruit

Qui faisait tressaillir et qu'on jurait de taire.

Le premier qui le dit sut en faire un mystère;

Nul ne le connaissait: il ne se trouvait pas.

Et le secret maudit qu'on s'était dit tout bas

Etait bien plus connu, plus choyé, plus immonde

Que si le son du cor l'eut fait connaître au monde.


«--Le foyer de Lozet sera déshonoré,--

Disaient les gens mauvais d'un air tout éploré,

En se réjouissant dans leur âme hypocrite:--

«Cela ne surprend point: la chose était écrite.

«Et le vieux gémira de son aveuglement;

«Mais il sera trop tard. Si le gars seulement

«Veut bien ne pas laisser cette enfant qu'il affronte

«Seule au milieu de nous avec sa triste honte.»


Parmi les plus ardents à déchirer l'honneur,

A noircir les vertus, à saper le bonheur

Du noble capitaine et de l'humble Louise,

Etait la Déverique, une grosse payse.

Pourtant on la voyait à l'église souvent,

Tout auprès du balustre, à genoux en avant.


Comment donc expliquer sa coupable conduite?

Comment se faisait-il qu'elle volait de suite,

En sortant du saint temple, au seuil de ses voisins

Pour de la calomnie épandre les venins?

Le Dieu de charité seul se fera son juge.

Il sourit au pécheur quand il cherche un refuge

Entre ses bras divins; mais il est sans pitié

Pour qui met sur sa haine un voile d'amitié.


La Déverique, un jour, prenant un air austère,

Alla frapper au seuil de l'humble presbytère.

Elle fit au curé le récit long et clair

De toutes les rumeurs qui circulaient dans l'air.

Le curé fut saisi d'une profonde angoisse:

Le scandale jamais dans sa bonne paroisse

N'aurait été si grand. Au pied des saints autels

Il épancha son âme et, ses chagrins mortels.


Déjà plus d'une fois des langues indiscrètes

Avaient dit à Lozet que les amours secrètes

De sa fille imprudente et d'un aventurier

Qui ne voudrait jamais, bien sûr, se marier,

Apporterait le trouble en sa maison paisible;

Et le vieillard, toujours, s'était montré sensible

Aux avertissements de ses prudents amis.

Profondément pieux, fidèlement soumis

Aux conseils comme aux lois de la divine Eglise,

Il avait en horreur l'homme qui scandalise

Ou par lâche faiblesse ou par perversité.

Il tremblait d'en venir à la nécessité

De refuser asile à son jeune et brave hôte.

Plutôt que de charger son âme d'une faute,

Pourtant, il le fera, si ses yeux vigilants

Ne peuvent surveiller assez les jeunes gens.

La mère, plus sensible au bonheur de sa fille,

Voyait sans se troubler l'hôte de le famille

Rechercher l'amitié de la charmante enfant.

Elle ne trouvait rien de ce que Dieu défend

Dans ces tendres rapports entre deux jeunes âmes.

Elle souriait même à ces fidèles il flammes

Qui prenaient chaque jour plus d'éclat et d'ardeur;

Et quand Lozet lui dit, un soir, avec candeur,

Qu'il faudrait séparer, à cause du scandale

Que déjà, par malheur, la paroisse signale,

Les jeunes amoureux, elle se moqua bien.

De ce monde qui parle et, ne sait jamais rien.


Lozet ne voulait pas traiter avec rudesse

Cette naïve enfant dont la vive tendresse

L'avait tant consolé dans ses longues douleurs.

Souvent il se cachait pour répandre des pleurs.

Il demandait au jour de fuir avec vitesse

Et d'emporter enfin sa mortelle tristesse.

Il tâchait de chasser tous ces pensers amers

Qui s'agitaient en lui comme les flots des mers.

Du vaisseau de Léon il regrettait la perte,

Et l'hospitalité d'un si bon coeur offerte

Aux deux navigateurs. Il ne parlait que peu;

Passait des soirs entiers seul au coin de son feu,

Fumant toujours sa pipe et remuant les cendres.


Il suivait du regard les orbes, les méandres

Que formait la fumée en montant au plafond.

S'enveloppant ainsi d'un nuage profond,

Avec son front pensif et comme inexorable,

Il semblait Jupiter le grand dieu de la fable.


Plus d'une fois Louise avait vu du vieillard

Le regard s'assombrir, comme sous le brouillard

S'assombrit du coteau la riante verdure.

Elle avait remarqué sur sa noble figure

Un souffle de tristesse, une étrange pâleur.

Sou esprit inquiet redoutait un malheur:

Un pressentiment vague agitait sa pensée.

L'âme de son vieux père était-elle offensée

De cet amour nouveau qu'elle redoutait tant?

L'était-elle, surtout, de ce refus constant

Que la vierge chérie opposait aux demandes

Du fidèle Ruzard? Ses peines étaient grandes;

Son instinct toujours sûr ne la décevait pas!

Un fatigant ennui s'attachait à ses pas;

Dans une voie obscure elle était engagée;

Entre deux sentiments désormais partagée,

Elle était indécise. Elle avait des remords

Quand, vers l'un de ces deux sentiments purs et forts,

Elle inclinait enfin son âme virginale.

Et l'amour de Léon et l'amour filiale

Etaient les deux amours qui partageaient son coeur.


Ruzard était content: il se sentait vainqueur,

Car Lozet, de nouveau, lui faisait bien comprendre

Qu'il voulait le nommer bientôt du nom de gendre.

Il savait le succès de son projet damné:

Et pourtant tout encor n'était pas terminé.

Il souriait d'avance en songeant à la peine

Qui remplirait un jour l'âme du capitaine;

En songeant qu'il serait, aux yeux de tous, affreux

Comme la bête fauve on le sale lépreux.



CHANT DIX-HUITIÈME

LE SERVICE FUNÈBRE


Nul ne doit l'ignorer, la, charité chrétienne

De l'âme de nos morts veut que l'on se souvienne.

Elle invite à prier sur les sombres tombeaux;

A brûler des encens; à porter des flambeaux

Qui sont l'emblème saint de la vie éternelle;

A cultiver toujours cette amour fraternelle

Qui nous tenait unis à ceux qui ne sont plus:

Et nous mêlons nos voix à celles des élus,

Nous pauvres pèlerins de ce malheureux monde,

Pour bénir du Seigneur la sagesse profonde,

Pour chanter, dans l'exil, les louanges de Dieu;

Et nous prions ensemble en regardant ce lieu

De douleur et d'espoir ou le Seigneur Auguste

Purifie à jamais, par le feu, l'âme juste.


Or le jeune marin n'avait pas oublié

Les rapports qui l'avaient pendant longtemps lié

A ses deux matelots péris dans la rivière.

Il avait, chaque jour, uni, dans sa prière,

En les recommandant au Dieu plein de bonté,

Leurs deux modestes noms. Mais de sa piété

Il voulait leur donner un plus liant témoignage:

Il voulait leur offrir un plus touchant hommage.


Un matin le clocher jeta de longs sanglots:

Les trois cloches d'airain pleuraient comme des flots

Que rejettent les vents sur la plage sonore,

Puis elle se taisaient, pour commencer encore.

Et les autels dorés étaient tendus de noir;

Et les parfums montaient du brillant encensoir.

Les cierges allumés, pareils à des opales,

Sur les voiles de deuil jetaient leurs flammes pâles:

Les clercs psalmodiaient en regardant la croix;

L'orgue sombre, élevant ses merveilleuses voix,

Faisait d'une harmonie étrange et douloureuse

Trembler la voûte sainte. Et la foule pieuse

Priait agenouillée avec les deux marins

Qui semblaient abattus par de nouveaux chagrins.

L'Eglise célébrait un solennel service:

Elle offrait pour leurs morts le divin sacrifice.


Le curé ne pouvait bannir de ses esprits,

Sans trouble ou sans remords, ce qu'il avait appris

Des rapports de Louise avec le capitaine;

Il ne pouvait vouloir qu'à sa perte certaine

Courut une âme pure, un coeur bon et naïf.

Aux besoins de son peuple il était attentif.

De son humble troupeau, pasteur tendre et fidèle,

Il éloignait le mal avec un divin zèle.

Sous le chaume ou louait sa douce charité;

On recueillait partout, avec avidité,

Les paroles de paix; qui tombaient de sa bouche.

Il savait captiver l'esprit le plus farouche

Et s'attacher les coeurs par son aménité.

Il ne se servait pas de son autorité

Pour faire triompher une foi politique.

Son peuple n'avait pas, dans son bon sens rustique,

La sotte vanité qui s'épand eu tout lieu

De se croire assez fort pour se passer de Dieu.


Quand des cloches d'airain les longs sanglots finirent;

Quand les cierges bénis tour à tour s'éteignirent,

Comme les astres d'or au bord du firmament,

La foule des chrétiens s'éloigna lentement,

Fléchissant le genou devant l'eucharistie.

Le prêtre vit Lozet, et dans la sacristie

Le faisant appeler, lui parla longuement,

Tantôt avec douceur, tantôt sévèrement,

De la tendre amitié qui dorait l'existence,

Mais aussi menaçait la suave innocence

De la jeune Louise. Et le père Lozet

Ecoutait, les yeux bas, respectueux, muet,

Les conseils importants du vénérable prêtre.

Il lui dit à la fin:--«Je ne puis méconnaître

«Les soins sacrés que j'ai dès longtemps espérés.

«Je ferai désormais ce que vous désirez.»


Les deux jeunes amis voyaient-ils la tempête

Qui grondait sourdement au-dessus de leur tête?

Savaient-ils les rumeurs, savaient-ils les propos

Que des langues d'enfer jetaient à tous échos?

Pendant qu'ils se parlaient le souris sur les lèvres,

Savaient-ils que Ruzard, brûlant d'impures fièvres,

Tramait dans le fumée, au milieu de la nuit,

Avec son compagnon, dans un sale réduit,

Leur perte et leur malheur? Comme, dans un mirage,

A nos yeux étonnés, apparaît un rivage

Avec ses prés en fleurs, ses dômes de rameaux,

Ses rivières d'argent et ses calmes hameaux;

Ainsi, dans leur espoir, leurs âmes enivrées

Voyaient de l'avenir les voluptés sacrées.

Ils restaient, quelque fois longtemps silencieux,

Regardant suspendue à la voûte des cieux,

Comme une lampe d'or, la lune étincelante;

Ou regardant passer sur la neige éclatante,

Comme un penser amer dans un esprit souffrant,

L'ombre d'un noir nuage emporté par le vent.

Elle disait parfois combien son noble père

Avait de haut respect et, d'amitié sincère,

Pour un jeune habitant, qui se nommait Ruzard;

Et comme elle avait peur d'irriter le vieillard

En détruisant, un jour, sa suave espérance

Par cet éloignement et cette indifférence

Qu'elle éprouvait toujours pour l'amoureux garçon.

Et quelque fois, alors, un étrange soupçon

Traversait comme un dard l'âme du capitaine.

--«Oh! l'amour, disait-il, est comme une fontaine

«Qui coule en murmurant dans les prés de velours.

«Si pour la retenir vous obstruez son cours,

«Elle monte, elle monte, et bientôt elle inonde,

«Elle emporte la digue; ou, détournant son onde,

«Elle glisse, s'empresse et s'en va serpentant,

«Par un nouveau chemin, au fleuve qui l'attend.»

La vierge répondait: «O Léon, je vous aime!»

Et baissait ses grands yeux d'une douceur extrême.

A l'instant il sentait ses craintes s'apaiser,

Et sur un front brûlant déposait un baiser.



CHANT DIX-NEUVIÈME

LA GRAND DEMANDE


--«Qu'attends-tu, mon ami? dit la vieille Simpière

A Ruzard qui passait, un jour, à la lisière

Du grand bois des Hurons, avec un lourd traîneau

Chargé de bois d'érable et de léger bouleau;

«Qu'attends-tu, mon ami, dit l'impure truande,

«Pour aller chez Lozet faire la grand' demande?

«Attends-tu que lui-même il s'en vienne t'offrir

«Ce trésor que chacun s'efforce à conquérir?

«Il faut tenir l'oiseau qui chante dans la cage:

«Si tu le laisses fuir il deviendra sauvage.

«' Tonkourou, tu le sais, erre de tout côté;

«Il m'a dit que déjà l'on est fort excité,

«Et que l'on veut chasser, pour sa honteuse faute,

«Même avant le printemps, de Lozet le jeune hôte,

«En avant, mon François! de la célérité!

«Car plus tard l'on saurait l'exacte vérité,»

--«J'y vais, mère, j'y vais! Que votre art me protège!

«Voici que le vent souffle et que tombe la neige;

«Les chemins sont mauvais; on ne peut charroyer:

«Je trouverai Lozet sans doute à son foyer.

«Mais conjurez l'enfer, s'il le faut, et qu'il dise

«Si je vais réussir dans ma grande entreprise.»

--«Déjà je te l'ai dit, va, tu réussiras,

«Je vois Lozet, te dis-je, il te presse en ses bras!

«Et la vierge, bientôt, oui la vierge elle-même

«Marchera vers l'autel où le Dieu qu'on blasphème....»

Ici la vieille femme eut un geste d'horreur:

Ses yeux semblaient lancer des flammes de fureur.

--«Va, dit-elle, va vite! et maudit soit cet ange

«Qui combat contre nous et nous tient dans la fange

«Où nous avons couché notre ennemi mortel!»

Vociférant ces mots, elle jetait au ciel

Un regard de défi; puis comme une vaine ombre

Elle alla s'enfonçant sous la ramure sombre.


Derrière son traîneau Ruzard marchait pensif.

Le cheval, à pas lents, longeait le grand massif

D'ormes majestueux qui de la Vieille-Eglise

Ombragent les coteaux comme la plage grise,

Puis il vint s'arrêter en face du hangard.

François sur le ciel noir promena son regard

Cherchant à deviner si la neige serrée

Allait tomber ainsi jusques à la soirée.

Un instant il parut inquiet, indécis.

Sur son front, comme pour en chasser les soucis,

Deux ou trois fois alors passa sa main grossière;

Mais il se ressouvint de la vieille sorcière

Et ne balança plus. Des deux timons épais

Il fit rapidement glisser les porte-traits;

Il ôta le collier, le harnais et la bride,

Etrilla le cheval à la crinière humide,

Le couvrit de nouveau d'un harnais argenté

Qu'il avait depuis peu dans la ville acheté;

Puis sortant de l'abri sa carriole verte,

La plus riche qu'Hamel fit de sa main experte,

Il mit dans les timons le cheval orgueilleux.

Alors il revêtit ses habits les plus neufs,

But un verre brûlant pour vaincre la froidure,

Et partit au galop dans sa chaude voiture.

A travers le chassis Madelaine Bibaud

Le vit, malgré le temps, s'en aller tout faraud.

Elle soupçonna vite une raison suprême,

Et tout en tricotant se dit en elle-même:

«On entendra, c'est sûr, dimanche, un ban nouveau.

Mais aussitôt un doute obséda son cerveau:

«Qui va-t-il épouser? Est-ce Adèle ou Louise?

«Adèle Baptiston cette grosse payse

«A la gorge arrondie, au teint frais, à l'oeil vif,

«Qui ne nous ferait pas de son amour naïf

«Un mystère éternel; Louise, l'orpheline

«A qui Lozet, un jour, donnera j'imagine,

«Sa terre du grand orme et celle des Hurons.

«C'est l'une ou l'autre enfin: bientôt nous le saurons.»

Tout en monologuant agissait Madelaine.

Elle s'enveloppa d'un vieux châle de laine,

De ses rouges souliers rattacha les cordons,

Mit du bois dans le poêle ou mouraient les charbons,

Et s'en alla conter, dans tout le voisinage,

Que Ruzard était près de se mettre en ménage.


François vint arrêter son cheval écumant

Sur le seuil de Lozet. Il entra. Vivement

Jean Lozet lui tendit une main bienveillante.

Assise à son rouet, Louise, travaillante,

Tournait fiévreusement le rapide fuseau,

Et par instant, tremblait comme un timide oiseau

Qui voit de l'épervier s'ouvrir la serre aiguë.

Ruzard d'un air galant s'avance et la salue,

Lui parle du bonheur qu'il éprouve à la voir,

Et de son long amour et de son noble espoir.

Rougissante et muette, elle incline la tête

Sur son rouet plaintif qui frémit et s'arrête.

François veut deviner une sainte pudeur

Dans ces signes nouveaux de peine et de froideur.

Lozet avait conduit le cheval à la grange.

En rentrant de Louise il vit le trouble étrange;

Il en augura bien. Alors avec Ruzard

Dans la pièce voisine il passa sans retard.



CHANT VINGTIÈME

LA PARTIE DE QUATRE-SEPT


Ce jour-là le vent d'est faisait craquer les branches,

Et la neige roulait sur les campagnes blanches

Ses épais tourbillons. Pour mieux passer le temps,

Chez le père Lozet plusieurs vieux habitants

Etaient venus fumer et faire une partie.

Les chevaux reposaient dans leur chaude écurie,

Hennissant de plaisir à la senteur du foin.

Ces tempêtes d'hiver dévastent tout au loin:

La neige monte haut; les chemins disparaissent;

Les balises de cèdre en gémissant s'affaissent

Comme des bâtiments dans les flots engloutis,

Et ne désignent plus aux voyageurs blottis

Sous les peaux de bison, au fonds des carrioles,

La route, hélas! perdue. Et dans les neiges molles

Les chevaux aveuglés plongent de plus en plus.

Aux cris du guide, alors, des hommes accourus

Ouvrent un long sillon avec d'actives pelles

Et rendent l'attelage à des routes nouvelles.


Les vieux amis venus sous le toit de Lozet

Etaient François Boivert, Bibaud, Vidal, Beaudet

Et Lazé Bélanger, vaillant nonagénaire

Qui tous les jours encor découpait, d'ordinaire,

Dans le frêne pliant, sa paire de sabots.

Une gaîté charmante et, souvent, de bons mots

Dérident les fronts nus de leur verte vieillesse.

Ils évoquent d'abord la lointaine jeunesse,

Et comparent leur temps à celui d'aujourd'hui

Qu'ils trouvent moins joyeux et souvent plein d'ennui.

Le présent nous fatigue et le jour qui s'envole

Revêt, en s'éloignant, une vive auréole.


Pour eux le quatre-sept était le roi des jeux.

Ils se liguent bientôt, luttent deux contre deux,

Observent froidement chaque carte jouée,

Et tentent mainte ruse aussitôt déjouée.

Ou, sur la défensive, ils ne relèvent point,

A moins que sur la table ils ne comptent un point.

La lutte quelquefois demeurait incertaine.

Tout à coup, cependant, une affreuse vilaine

Se trouve entre les mains de deux joueurs battus.

Ils se lèvent alors et s'en vont, tout confus,

Parmi les quolibets et les plaisanteries,

S'imputant l'un à l'autre erreurs et gaucheries.


Au même instant entra le vieux pilote Auger.

--«Allez donc, lui dit-on, allez interroger

«Ces deux pauvres joueurs aux moroses figures,

«Qui méditent, là-bas, demandant aux augures

«S'ils auront plus de chance avec nous d'autres fois;

«Ils vous diront comment, par des coups maladroits,

«Ils en sont arrivés à se couvrir de honte.»

--«J'ai pitié du malheur: mais au poêle de fonte

«Laissez-moi réchauffer mes doigts quelques instants,

Dit l'aimable pilote; «il fait un rude temps.»

--«Lozet, tu vas venir me donner ma revanche:

«Je t'en veux, tu le sais; tu m'as battu dimanche.

«Et j'ai fait un capot. Mais je n'avais rien, quoi!...

«Je suis fort aujourd'hui. Bon! l'estèque est à moi!»

Dit le père Bibaud, d'une voix élevée,

En ramenant à lui la dernière levée.

--«Lozet?--reprit Boisvert d'un ton un peu moqueur,--

«Il est en tête à tête, amis, avec son coeur.

«Je m'explique. Il reçoit Ruzard son futur gendre.

«Ils disent des secrets qu'on ne doit pas entendre.

--«Tiens! reprirent plusieurs, François est bien prudent:

«On ne sait ce qu'on perd, parfois, en attendant.»

Au même instant Lozet sortit d'une autre chambre,

Et Ruzard le suivait. Un cheval qui se cambre

N'a pas dans son oeil vif plus d'orgueil et de feux.

S'approchant de la table ils s'assirent tous deux.


--«Père Auger, faites-nous, afin de nous distraire,

«Nous deux à qui le sort des cartes fut contraire,

«Faites-nous le récit commencé l'autre soir,

«Et qu'il fallut suspendre afin de courir voir

«Le vieil ami Sivrac tué par quelque lâche.»

--«Ah! vous me demandez une assez rude tâche,

Répondit le pilote aux deux joueurs vaincus;

«Je veux bien cependant, mais soyez convaincus

«Que je reviens toujours avec quelque tristesse

«Sur ces jours d'autre fois, ces jours de ma jeunesse.

«Je vous racontais donc que j'avais une enfant

«Que ma femme, ô mon Dieu! me donnait en mourant.

«Je ne l'ai jamais vue; et même, hélas! j'ignore

«Où s'écoulent ses jours, si toutefois encore

«Elle vit.» Les joueurs, alors, distraits un peu,

Pour écouter Auger suspendirent leur jeu.

Puis il continua.--«Dans mon premier voyage,

«J'avais, non loin d'ici, connu dans un village,

«Une fille charmante à laquelle je plus.

«Les marins n'aiment pas les retards superflus:

«Il faut qu'il sachent bien profiter de la brise.

«Nous fûmes mariés, un matin, à l'église,

«Grâce au calme profond qui tenait le bateau

«Depuis plus de huit jours comme enchaîné sur l'eau;

«Et puis je m'éloignai de cette rive chère,

«Laissant ma jeune épouse avec sa vieille mère

«Qui ne pouvait, vraiment! s'en séparer déjà.

«Au port de Montréal, de suite, l'on chargea

«De froment et de bois pour les Grandes Antilles.

«Le vent était bon: en fermant les écoutilles

«On dut appareiller. A peine ai-je pu voir,

«Jetant l'ancre un moment, à l'approche du soir,

«Vis-à-vis la demeure où je l'avais laissée,

«A peine-ai-je pu voir, l'âme tout oppressée,

«Mon épouse chérie. Il me fallut partir.

«Elle voulut me suivre. Elle fit retentir

«De ses cris de douleur le rivage et la lame.

«Bien longtemps, ô mon Dieu! je la tins sur mon âme!

«Je vis longtemps voler son blanc mouchoir au vent!

«Mais, petit à petit, avec le flot mouvant

«Tout parut se confondre; et le vaisseau rapide

«Vogua vers le beau ciel de la zone torride.

«Je soupirai, bientôt, après notre retour:

«Il me tardait de voir l'objet de mon amour.

«Le navire ne put se rendre dans la rade;

«L'hiver nous prit aux Bic. Je débarquai malade

«Et m'en vins à l'Islet mon village natal.

«Mes parents, redoutant quelque revers fatal,

«Mandèrent, à la fin, ma femme de descendre.

«Elle se mit en route; elle ne put se rendre.

«La peine et le plaisir, la douleur et l'espoir

«L'ont, comme je l'ai dit, tuée, hélas! un soir....

«Quand j'ai su mon malheur la terre était fleurie,

«L'espérance chantait dans mon âme attendrie.

«J'aurais voulu mourir. Oh! quel terrible coup!...

«On ne saurait, bien sûr, en supporter beaucoup

«Sans voir sa pauvre tête atteinte de folie.

«On me dit que j'avais une fille jolie.

«Je craignais de la perdre, et je tremblais d'effroi:

«Je voulus la chercher, la garder près de moi,

«La conduire partout, sous tous les cieux du monde.

«Autant que ma douleur ma joie était profonde.

«On eut peur de l'amour d'un père infortuné.

«Par mes pleurs on était peut-être importuné:

«Je dus partir encor pour des rives lointaines.

«Depuis plus de vingt ans des courses incertaines,

«Des accidents divers, des plans audacieux

«M'ont toujours tenu loin du pays des aïeux.

«Trouverai-je jamais cette enfant inconnue,

«Ou devrai-je mourir avant de l'avoir vue?...

«Et cependant j'ai peur quand je pars à songer

«Qu'elle ne peut en moi voir qu'un pauvre étranger.»

Auger parlait ainsi, puis des larmes amères

Comme des diamants luisaient sous ses paupières.

Et tous les vieux amis, s'interrogeant des yeux,

Voulaient douter encor du récit merveilleux.

Lozet semblait frappé d'un funeste présage;

Une affreuse pâleur recouvrait son visage,

Sa femme toute émue oubliait le métier,

Et s'essuyait les yeux avec son tablier.

Louise, par moment, tressaillait sur sa chaise,

Pâlissait, rougissait, semblait mal à son aise.

Ruzard, d'un oeil avide interrogeait chacun;

Il trouvait ce récit et long et importun.

Un silence profond enveloppait la salle;

Puis au dehors, toujours mugissait la rafale.

Le pilote vit bien toute l'attention

Donnée à son récit, l'étrange émotion

Qui de chacun alors faisait palpiter l'âme.

--«Quel était, mon ami, le nom de votre femme?

Dit le père Lozet d'une tremblante voix.

--«Mon épouse avait nom Philomène Lacroix.»

Un long cri fit trembler la paisible demeure:

--«Oh! c'est elle! oui c'est elle! ô mon Dieu! que je meure!

«S'il doit, père cruel, me la ravir demain!

Et la mère Lozet serrait contre son sein

Louise son enfant qui, chancelante et pâle,

Faiblement murmurait ainsi que dans un râle:

«O mon père! mon père! «Auger tout stupéfait

Regardait se disant: qu'est-ce donc que l'on fait?


Lozet lui prit le bras et lui montrant Louise:

--«Votre enfant, la voici! Faut-il qu'on vous le dise?

--«Ma fille!... c'est ma fille? Oh! ne me trompez pas!

Et, reprenant soudain, il l'étreint dans ses bras,

La couvre de baisers et l'inonde de larmes:

--«Elle a bien de sa mère, en effet, les doux charmes!

Dit-il en contemplant son front candide et pur.

«Oh! mon enfant je t'aime! et pourtant je suis sûr

«Que tu ne peux m'aimer comme je le demande!

«Vous me faites du bien; ah! que Dieu vous le rende,

«Père Lozet! Tenez! je m'en rappelle enfin,

«Sa mère était ainsi: même regard divin,

«Même sourire triste et même chevelure!...

«En voyant près de moi cette enfant, je le jure,

«Je pensais quelque fois à mon ange perdu:

«Mais pouvais-je espérer qu'il me serait rendu?»

Ainsi le vieux pilote exhale son délire.

Et tout le monde pleure. Aucun ne pourrait dire

Ce qui se passe alors dans les coeurs éperdus.

C'était comme un long rêve où passent confondus

Les rires et les pleurs, les plaisirs et les peines.


Louise était muette, et ses lèvres sereines

S'entr'ouvraient doucement, comme un bouton de fleur,

Pour laisser s'envoler les soupirs de son coeur.

Ses beaux bras entourant le cou de son vieux père,

Semblaient une guirlande autour d'un chêne austère;

Ses yeux fixes brillaient d'un éclat inouï,

Son front, comme un beau jour, s'était épanoui:

Elle paraissait voir, dans une douce extase,

Ce monde merveilleux, ce monde saint qu'embrase

Un amour éternel. Et dans sa vision

Elle voyait, peut-être, au milieu d'un rayon,

Sa mère, jeune encore et comme elle sensible,

Lui sourire. Lozet, en cet instant pénible,

Avait peur de voir fuir l'ange de son foyer.

--«Sous le fardeau des ans je commence à ployer,--

Dit-il au vieux pilote,--Auger, je vous en prie

«N'allez pas m'enlever cette fille chérie.

«Ma vieille femme et moi nous mourrions de douleur.»

--«Je ne suis pas un tigre, encor moins un voleur,--

Lui répondit Auger; «vous garderez ma fille:

«Plus qu'avec moi chez vous elle est dans sa famille.

«Je viendrai seulement sur son front virginal

«Déposer un baiser, quand au pays natal

«On pourra jeter l'ancre après de longs voyages.»

Ces paroles de paix chassèrent les nuages

Qui ternissaient le front du bon cultivateur.


Ruzard jette sur tous un regard scrutateur.

Il suppose, d'abord, que ce n'est qu'une ruse

Et que le fin pilote, en badinant, abuse

De la crédulité de l'honnête Lozet:

Mais bientôt il a peur pour son brillant projet,

Car la vérité perce et déjà se confirme.

Et ce père inconnu qui tout-à-coup s'affirme

Est l'ami de Léon: il va le protéger.

Cependant, aussitôt, les derniers mots d'Auger

Rendent à son amour le calme et l'espérance,

Le jeune capitaine en proie à la souffrance

Errait sur les coteaux malgré le froid, le vent.

Perdu dans la tempête il s'en allait bravant

Ces tourbillons de neige et cette grêle dure

Qui sur lui s'abattaient, lui fouettant la figure,

Il aimait les combats contre les éléments,

Aux tourments des forêts comparait ses tourments.

Il se trouvait alors, dans son humble stature,

Plus fort que l'ouragan, plus fort que la nature.

Quand, pendant plus d'une heure, il eut ainsi marché

Par des chemins déserts, seul et le front penché,

Avec ses souliers mous et ses raquettes peintes

Dont le vent effaçait aussitôt les empreintes,

Il revint au foyer où l'attendaient toujours

Un bienveillant accueil et de chastes amours.

Il se dit on entrant:--Est-ce que l'on complote?

Comme on a l'air troublé!... Mais soudain le pilote,

En riant, en pleurant, se jeta dans ses bras:

--«O mon ami, dit-il, jamais tu le croiras!

«J'ai trouvé mon enfant! oui j'ai trouvé ma fille!...

«Oh! la bonté de Dieu pour moi vivement brille!

«La vois-tu? c'est Louise!... Approche mon enfant.»

Et vers la jeune fille il conduit, triomphant,

Le brave capitaine ému de ces mystères.

Un long éclair d'amour s'élança des paupières

De la vierge sensible et du vaillant marin.

Ils restèrent muets. Ils s'efforçaient en vain

Dans leur trouble nouveau de trouver des paroles:

Comme un souffle embaumé sur de pâles corolles

Un mot divin venait sur leur bouche mourir.


Le vieux Bélanger dit:--«Qui donc peut découvrir

«Les desseins du Seigneur et sa miséricorde?

«On croit qu'il nous châtie alors qu'il nous accorde

«Une grâce suprême, un immense bienfait.

«Vous ne pensiez pas, quand votre navire a fait,

«Sur nos vastes écueils, un si triste naufrage,

«Que ce malheur profond pouvait être le gage

«D'une faveur si grande?» En entendant ces mots

«L'épouse de Lozet jeta de longs sanglots!

Elle eut un souvenir qui lui transperça l'âme,

Comme aurait fait un glaive à la mordante lame.

On l'entendit gémir, disant dans son émoi:

--«Qui donc me le rendra mon tendre fils à moi!»



CHANT VINGT-UNIÈME

VOLONTÉ PATERNELLE


La nuit se retirait devant la vive aurore;

Le jour allait venir quand Louise put clore

Sa brûlante paupière en son lit de duvet.

Elle vit s'incliner, sur son humble chevet,

Un ange au front empreint d'une souffrance amère:

Et cet ange, il semblait, était sa jeune mère.

Elle voulait alors tendre pour l'embrasser

Ses deux bras qu'un lien semblait embarrasser,

Et toujours ses beaux bras demeuraient immobiles.

Et toujours l'ange saint de ses grands yeux tranquilles,

De ses grands yeux souffrants la regardait dormir.

Elle voulait parler, elle voulait gémir;

Mais comme un jeune oiseau qui vainement essaie

D'ouvrir une aile faible au dessus de la haie,

Elle agitait sa lèvre et jetait de vains mots

Sans cesse entrecoupés de soupirs, de sanglots.

Elle crut toutefois, elle crut bien entendre

L'Ange qui lui disait d'une voix ferme et tendre:

--«A ton père obéis en ce qu'il veut de toi;

«La volonté d'un père est une sainte loi.»

Mais lequel, de celui qui m'a donné la vie,

Ou de l'autre aussi bon qui pour moi sacrifie

Depuis plus de vingt ans ses jours, sa liberté,

Lequel doit sur mon coeur avoir autorité?

Aurait-elle voulu demander à son ange.

Mais un charme nouveau, mais une force étrange

Liait toujours sa langue ainsi que sur le pré

La hart de coudre lie une gerbe de blé.


Quand elle s'éveilla son visage était pâle,

Sa poitrine exhalait comme un pénible râle.

Elle vint en pleurant se jeter à genoux

A l'endroit ou cet ange au regard triste et doux

S'était tenu. Devant une image étoilée

Représentant debout Marie Immaculée

Elle pria longtemps. Le soleil radieux

Comme un rubis immense ornait le front des cieux

Et faisait resplendir la fenêtre irisée.


Sur la neige des clos la lumière brisée

Semblait des diamants répandus à foison,

Le métier reposait tout près de la cloison.

Louise ayant prié seule dans sa chambrette,

Vint se mettre à l'ouvrage Elle prit, la navette:

Avec un léger bruit, de ses doigts entendus,

Entre les brins de laine artistement tondus,

Elle la fit courir. Ainsi dans les nuages

Paraît courir la lune à la fin des orages;

Ainsi l'on voit glisser à travers les rameaux

Avec un bruit pareil, l'aile des gais oiseaux.


Sous le toit de Lozet, cette nuit-là, personne

Ne goûta le repos qu'un sommeil calme donne.

Le pilote, ravi dans la félicité,

Sentait ses yeux s'emplir d'une étrange clarté

Et des jours d'autrefois retrouvait les ivresses.

La mère Jean Lozet avait plus de tendresses

Pour cette aimable enfant qu'un singulier hazard

Allait peut-être, hélas! lui ravir tôt ou tard.

Le jeune capitaine en cette circonstance

Trouvait un grand motif à plus vive constance,

Jean Lozet s'avançant vers le bruyant métier

Prit le bras de Louise, et, d'un ton familier,

Lui dit en souriant sous ses vieilles moustaches:

--«Louise, ma chérie, il faut que tu le saches,

«François t'a demandée en mariage, hier...

«C'est un brave garçon; ou peut en être fier.

«Confiant dans ton coeur, car il n'est pas frivole,

«J'ai voulu sur le champ engager ma parole.

--«O mon père! pourquoi vous engager ainsi?...

«Avec ma mère et vous je veux rester ici.»

--«Ici vous resterez, ô ma chère Louise,

«Au lieu d'aller tous deux vivre à la Vieille-Eglise.

--«O mon père, pardon! je n'aime pas assez.

--«C'est inutile, enfant, car je le veux! Cessez

«Vos intimes rapports avec ce capitaine;

«Vous serez mariée avant une quinzaine!»

Dans sa chambre discrète, alors, fondant en pleurs,

Louise alla cacher ses nouvelles douleurs.

Au même instant entrait le jovial pilote:

Il voit sa douce enfant qui se cache et sanglote.

--«Pourquoi donc, vieil ami, dit-il, à Jean Lozet,

«Pourquoi ces pleurs amers? Est-ce quelque secret?

Et Lozet lui répond d'un ton plein d'amertume:

--«Vous ne soupçonnez pas, Auger, je le présume,

«Que je veuille du mal à cette bonne enfant?

--«Non certainement non.--«Notre curé défend;

«Et la défense, Auger, est juste ce me semble,

«Entre les jeunes gens qui demeurent ensemble

«Ces entretiens d'amour, ces tendres liaisons.»

--«Je comprends, père Jean, vos pieuses raisons;

«Vous voulez que d'ici notre jeune ami sorte?

--«Je ne veux pas, Auger, sur lui fermer ma porte;

«Je veux unir Louise, et sans retard l'unir

«A ce jeune habitant dont vous devez bénir,

«Le capitaine et vous, l'héroïque courage.»

--«Parlez-vous de Ruzard?--«Il est dur à l'ouvrage,

«D'une santé de fer, économe, appliqué....

--«Parlez-vous de Ruzard?--«Je l'ai bien remarqué

«Parmi les jeunes gens de tous les voisinages.

«Nul n'est mieux attiffé, nul n'a plus d'avantages....

--«Parlez-vous de Ruzard?--«Oui de l'ami François.

«Il sera notre gendre, et c'est un fort bon choix.»

--«Je n'aime pas cet homme.--«Et pourquoi je vous prie!

«Parceque vous devez à cet homme la vie?»

Le pilote à ces mots qui le blessaient un peu

Sentit que son front nu devenait tout en feu.

Lozet s'aperçut bien qu'il avait été vite;

Mais le mal était fait: la parole était dite.

--«Je n'aime pas cet homme, et ma fille, jamais....

Auger n'acheva, pas. Il comprit que la paix

S'était de ce moment du foyer envolée,

Et qu'il fallait sortir. Louise désolée,

Accourant tout-à-coup, se jeta dans ses bras:

--«O mon père, restez? Ne m'abandonnez pas!»

Et Lozet se sentit enflammé de colère:

--«O Louise, dis-moi! ne suis-je pas ton père,

«Moi qui depuis vingt ans t'enveloppe d'amour,

«Forme de beaux projets, travaille chaque jour,

«Pour éloigner de toi la misère ou la peine,

«Pour te rendre la vie agréable et sereine!

«Moi qui depuis vingt ans ai souffert, ai prié,

«Ne demandant toujours que ta douce amitié,

«Ne suis-je pas ton père autant que cet autre homme

«Qui ne t'a jamais vue, et ne peut savoir comme

«On s'attache à l'enfant que l'on voit au berceau,

«Dans ses langes vagir comme un petit oiseau,

«Tendre ses petits bras et sourire à sa mère!

«A l'enfant que l'on voit essayer sur la terre

«Ses petits pieds mignons qui fléchissent souvent?

«Qu'on entend babiller, comme la feuille au vent,

«Avec les rayons d'or du soleil qui se lève!

«Et que l'on voit grandir, et courir sur la grève

«Avec la luciole, avec les papillons?...

«Oh! le chagrin bientôt fera de creux sillons

«Sur mon front dénudé, sur ma joue amaigrie!

Reprit-il, comme à part, d'une voix attendrie,

Après un court repos. «Et faites donc du bien!

«Que vous en advient-il? Du mal! du mal ou rien!

«J'ai reçu sous mon toit deux grandes infortunes:

«Nos peines, nos gaîtés, dès lors furent communes:

«Elles vont me tuer pour prix de mon bienfait!

«Faut-il que je regrette et le bien que j'ai fait

«Et le mal que j'aurais, comme d'autres, pu faire!»

--«Oh! je voudrais toujours, mon bon père, vous plaire!

Dit Louise au vieillard en le baisant au front.

«Ne désespérez pas: votre coeur est trop prompt.

«Je vous aime et je veux vous être bien soumise.

«Près de vous restera votre douce Louise:

«Pour vous seul, ô mon père, elle aura de l'amour!

«Pour vous seul, sans jamais demander de retour!


La mère, contristée, écoutait on silence:

Elle ne voulait pas que par la violence

Son époux à Ruzard amenât l'humble enfant:

Des calculs d'intérêt son âme se défend.

Lorsque l'époux s'irrite elle demeure calme,

Et souvent sa douceur lui fait gagner la palme,

Léon sur son chevet vit longtemps voltiger

Des songes amoureux l'essaim doux et léger.

Il sortit avant l'aube, et sur la blanche voie,

Quand tous dormaient encore, il promena sa joie.


Le pilote, agité de sentiments divers,

Sortit de la maison. D'implacables revers

Menaçaient l'allégresse à peine retrouvée.

Il rencontra Léon dans la vaste cavée

Qui sépare, non loin, la terre de Boisvert

De celle de Gagnier le maréchal expert.

Il lui raconta tout. Léon penchait la tête,

Et dans son coeur troublé bouillonnait la tempête.

Quand il revit Lozet il sut de son esprit

Dissimuler pourtant le trouble et le dépit:

Quand il se trouva seul avec sa bien aimée,

De son âme il laissa la douleur comprimée

Déborder tout à coup comme l'eau du printemps;

Et tous deux, en secret, pleurèrent bien longtemps.


L'âme des naufragés sentait de l'amertume,

Car Lozet avec eux ainsi que de coutume

N'aimait plus à causer, n'aimait plus à sortir.

Souvent ils se disaient qu'il leur faudrait partir

Avant que le printemps rendit libre le fleuve

Et couronnât les bois de leur parure neuve.

Ils se croyaient à charge à l'honnête habitant.

A sa table frugale ils simulaient pourtant

un calme, une gaîté qui leur déchiraient l'âme.

Le pilote, surpris, croyait voir une trame

Pour l'éloigner plus tôt de son aimable enfant.

Le Capitaine, lui, dans son amour constant,

Aux projets du vieillard devinait un obstacle.

La maison n'offrait plus qu'un pénible spectacle.

On ne s'égayait point par de charmants propos:

Louise n'osait pas confier aux échos

Les timides accents de sa voix de fauvette.

Seule sur le métier s'agitait la navette.

Seulement quand venaient les voisins tout joyeux

On tâchait de paraître un peu moins soucieux.



CHANT VINGT-DEUXIÈME

LES COURSES


«En avant! mon coursier! Ta jambe est fine et sûre!

«Mon coursier, en avant! Partout la glace est dure.

«Sous tes crampons d'acier le verglas que tu mords

«Retentit sur le fleuve et jusque sur les bords,

«Comme au fond de nos vals un tonnerre qui roule!

«En avant! mon coursier! Vois-tu là-bas la foule

«Qui s'agite et frémit comme la mer au vent?

«Ton rival empressé veut prendre le devant.

«Comme un brûlant fourneau ton naseau s'ouvre et fume!

«Ton flanc joyeux tressaille et se tache d'écume!

«Tu bondis sous le fouet comme un cerceau léger!

«Mon coursier, en avant! et sache te venger

«De l'affront que te fit, à la course dernière,

«Un rival orgueilleux de sa longue crinière!»

Ainsi parlait Léon à son ardent coursier,

Et la glace tonnait sous les lisses d'acier.

Et la foule bruyante, aux abords de la voie,

Criait, battait des mains et trépignait de joie.


Le fleuve s'est couvert d'un éclatant manteau;

Et d'une rive à l'autre, ainsi qu'un vaste anneau,

La glace qui s'étend, épaisse, dure, austère,

Enchaîne chaque bord comme une même terre.

Le Saint-Laurent semble être un immense vallon

Où pas un arbrisseau, comme un vert pavillon,

Ne développe au vent son voile de feuillage,

Où pas un filet d'eau n'émiette son ramage;

Et sur la rive sud et sur la rive nord,

Les chemins balisés se croisent, comme au port,

Les sillons des vaisseaux qui rentrent ou qui sortent.

Les hardis habitants que leurs chevaux emportent

Courent en sûreté sur ces torrents captifs

Où naguère dansaient les fragiles esquifs;

Et les bourgs étrangers et les jolis villages

Dont le fleuve, au printemps, sépare les rivages,

Sont devenus alors voisins et familiers.


Et c'est un jour de fête! Et sur les blancs sentiers

On a, comme autrefois, recommencé les courses!

Pour gagner la victoire, et l'honneur et les bourses,

Dans leurs traîneaux, debout, tous les guides rivaux

Animent de la voix et du fouet leurs chevaux.


Le premier qui s'élance et dévore l'espace,

Et de son dur sabot fait résonner la glace,

Est le noble cheval du père Mathurin.

Celui qui le conduit, c'est le jeune marin.

Ruzard de Jean Lozet dirige la cavale.

Il passe le second. Un étroit intervalle

Le sépare toujours du rival détesté.

Le troisième en arrière a d'abord contesté,

Par son allure vive, au départ, la victoire;

Maintenant il va perdre et le prix et la gloire:

C'est le cheval rétif d'un hardi maquignon,

Tousignant dont la foule au loin connaît le nom.


«En avant! mon coursier!» redit le capitaine,

Qui voit déjà pour lui la victoire incertaine.

«En avant! en avant!» vocifère Ruzard

Qui se penche et, fougueux, mesure du regard,

La distance à gagner pour gagner la conquête.

«Marche! marche! allons donc! ô ma gentille bête!»

Hurle le maquignon à son grand cheval blanc,

En lui donnant du fouet sur la tête et le flanc.

Et d'autres moins heureux se hâtent en arrière,

Recueillant de partout, le long de la carrière,

Les quolibets malins et les rires moqueurs

De leurs plaisants amis et de ceux des vainqueurs.


Cependant le marin, debout dans sa voiture,

Dirigeait son cheval d'une main forte et sûre.

Le coursier plein de feu semblait faiblir parfois.

Le regard enflammé, tout près de lui, François

Faisait sonner les fers de sa cavale ferme.

Ils allaient de la course, atteindre enfin le terme.

Les curieux, émus, engageaient des paris,

Excitaient les cochers par leurs gestes, leurs cris.

Avec inquiétude et d'un regard avide

Lozet suivait Ruzard et sa jument rapide.

Les hommes, presque tous, faisaient pour lui des voeux.

Les femmes souhaitaient au marin valeureux

Un succès éclatant: et de leurs vives craintes

Sur leurs fronts soucieux on lisait les empreintes

Quand le bouillant Ruzard regagnait du terrain.


Les chevaux, blancs d'écume, allaient, allaient, grand train.

Déjà François Ruzard, laissant flotter les rênes,

A rejoint son rival. Les deux rapides traînes

Avec un bruit sonore, avec un même élan

S'élancent, vers le but, comme sur l'océan

Deux élégants vaisseaux de leurs quilles sillonnent,

Toutes voiles au vent, les vagues qui bouillonnent,

Et rentrent dans le port couvert de curieux:

Ou comme deux aiglons, d'un vol audacieux,

Tombent du même roc sur une, même proie.

A deux arpenta, peut-être, un pavillon déploie,

Comme un serpent, de feu, ses replis familiers;

C'est le but vers lequel s'élancent les coursiers.

Il vont comme le vent et, comme la tempête,

A coté l'un de l'autre et tête contre tête:

Et les guides ardents font claquer leur grand fouet.

Tantôt, dans son ardeur, la jument de Lozet

Fait devant son rival rebondir sa crinière;

Tantôt l'autre s'élance et la laisse en arrière.


Le maquignon jaloux jette à son étalon

Avec un coup de fouet au sonore juron.

L'animal violent mords son frein et s'irrite;

Il galope et se cabre et n'en va que moins vite.


La lutte était ardente et la foule accourait.

Jean Lozet était pâle. Enfin Ruzard paraît

Prendre sur le vainqueur un dernier avantage.

Et le but n'est pas loin. Toujours il encourage

D'une puissante voix son vigoureux cheval.

Le hardi marinier, eu ce moment, fatal,

Sent monter à non front la rougeur de la honte;

D'un rapide regard il voit, suppute, compte

Les chances de succès, et, de son bras nerveux

Il allonge le fouet sur le coursier fougueux.

L'animal fait un bond et renâcle de rage:

Il s'élance au galop sur le glissant rivage:

Sa crinière bondit, comme un flot irrité;

Ses naseaux sont brûlants, son oeil ensanglanté.

Il a rompu son mors et secoué sa bride;

Il n'entend plus la voix de son imprudent guide,

Et vole à tout hazard sur le champ de verglas.

Dans son aveugle course il brise, en mille éclats,

La voiture qui glisse en tous sens sur la glace.


Comme un noir tourbillon, tout haletant, il passe,

Et le cris de la foule anime encor ses bonds.

Il va comme un boulet; et ses pieds furibonds

Battent le pont de neige aussi dur que la pierre,

Avec un bruit de grêle en un châssis de verre.

Il va longtemps; il va jusques à ce qu'enfin

Il tombe, hors d'haleine, au milieu du chemin.


Eu voyant le cheval qui bondit et s'emporte

La foule pousse un cri qu'au loin l'écho transporte.

Les jeunes gens légers courent avec ardeur

Vers l'endroit ou tomba l'imprudent conducteur.

Dans la foule une femme à l'âme semble atteinte:

Elle s'évanouit en jetant une plainte:

C'est Louise. On s'empresse à lui porter secours.


Mais les autres coursiers cependant vont toujours,

Et Ruzard triomphant atteint déjà la borne.

Tousignant suit de près. Le revers le rend morne.

Une clameur immense accueille le vainqueur

Qui salue et sourit d'orgueil et de bonheur.

On vante la cavale, et sa vaillante allure,

Et sa jambe nerveuse et sa large encolure.

Lozet tout radieux reçoit le premier prix:

Dans les mains de Ruzard qui feint d'être surpris

Il le met aussitôt. Puis de sa jument fière

Il caresse en riant la soyeuse crinière.


Pendant que l'on s'amuse à dire des chevaux

Les nobles qualités ou les saillants défauts,

De robustes garçons apportent, avec peine,

Dans leurs bras enlacés le jeune capitaine.

Ils l'ont trouvé là-bas, gisant inanimé,

La face sur la neige et le regard fermé.

Son front porte en travers une longue blessure;

Un sang coagulé lui souille la figure.

On le couche avec soin, le couvrant d'une peau,

Sur un épais coussin, dans le meilleur traîneau.

Aux brusques mouvements du traîneau sur la glace

La douleur le réveille. Il cherche en vain la trace

Des souvenirs nombreux qui peuplaient ses esprits:

Il revoit le naufrage et les marins péris.

Il veut porter la main à sa tête brûlante;

Mais la douleur arrache à son âme souffrante

Une plainte profonde; et son bras droit démis

Retombe à ses côtés. Aussitôt les amis,

Retenant le cheval, guident la carriole

Par les chemins nouveaux où la neige est plus molle.

Ainsi finit ce jour de rustiques plaisirs.

La fortune combla de plusieurs les désirs;

Mais de plusieurs aussi trompa les espérances.

L'aveugle sort toujours a de ces préférences.


Ruzard dans son triomphe était rempli d'orgueil:

Il croyait voir déjà son rival au cercueil.

Cependant il cachait de son âme inhumaine

La sombre jalousie et l'odieuse haine.

Il plaignait son rival; il louait sa valeur

Et trouvait volontiers excuse à son malheur,

Louise était souffrante et sa peine était vive:

Elle prêtait toujours une oreille attentive

Aux paroles de ceux qui parlaient de Léon,

N'osant pas elle-même, hélas! dire son nom.



CHANT VINGT-TROISIÈME

LE CHARLATAN


Les marins remarquant avec inquiétude

Que Lozet n'avait plus sa gaîté d'habitude;

Qu'il leur parlait souvent même avec dureté,

Avaient enfin compris que l'hospitalité

Etait pour ce vieillard au coeur jadis si large,

Depuis peu, devenue une pesante charge.

Ils allèrent alors tous deux avec regret

A d'autres demander un asile discret.

Eloi Beaudet reçut d'une âme ouverte et fière,

Dans sa vieille maison restée hospitalière,

Les pauvres étrangers. Ils suivaient chaque jour,

Côte à côte marchant en parlant du retour

Des choses d'ici-bas si pleines de mystères,

Ils suivaient chaque jour, les chemins solitaires

Qui mènent chez Lozet. Un magique pouvoir

Les attirait tous deux vers ce toit où le soir

Les chassis verglacés s'emplissaient de lumière.

Ils allaient comme vont au sein de la rivière,

Avec les flots légers, les flexibles ajoncs;

Ils allaient comme au vent les brumes des vallons,

Comme vers le ciel bleu vont les réseaux de flammes.

C'est qu'un puissant amour avait rempli leurs âmes:

L'amour d'un père vieux pour son unique enfant;

L'amour d'un homme honnête, infortuné, souffrant

Pour une femme jeune et belle autant que pure.


Au seuil d'Eloi Beaudet s'arrêta la voiture

Qui, le jour de la course, amena le marin,

Quand le coursier fougueux eut secoué son frein

Et brisé son harnais et sa traîne légère.

On entra le blessé. La vieille ménagère

Avec soin bassina le plus moelleux des lits,

Et des draps de flanelle effaça tous les plis.

Le blessé souriait dans sa reconnaissance.

Il avait recouvré tout à fait connaissance

Et se ressouvenait de tous les incidents;

Mais il sentait toujours comme des feux ardents

Qui lui brûlaient le bras et le front et la gorge;

Et ses tempes battaient comme un marteau de forge

Qui tombe sur l'enclume en écrasant le fer.

Il craignait d'être ainsi le reste de l'hiver

Cloué fatalement sur un lit de souffrances.


Alors le médecin, cet homme d'espérances,

Profond observateur autant qu'ami discret,

Qui vient s'asseoir pensif à notre humble chevet,

Pour éloigner la mort et calmer nos angoisses;

Alors le médecin dans nos vieilles paroisses

N'était guère connu. Mais l'impur charlatan

Qui se vante d'avoir les secrets de satan;

Qui guérit tous les maux par prière ou par signes;

Qui fait bouillir ensemble et les herbes malignes

Et les bourgeons gommeux des pins inoffensifs,

Pour donner un sang riche aux malades naïfs;

Le charlatan régnait. Et les esprits crédules

Donnaient leur confiance à ses soins ridicules.


Lotbinière, en ces temps plus encor qu'aujourd'hui,

Choyait ces imposteurs. Mais entre tous celui

Qui voyait, plein d'orgueil, son art illégitime

Le plus souvent requis et le plus en estime,

C'était le vieux sauvage. Il fut donc appelé.

Sous un air grave et sombre ayant dissimulé

Sa profonde ignorance et son inaptitude,

Il pansa la blessure avec inquiétude,

Ne pouvant deviner la gravité du mal.

Puis il voulut remettre avec un zèle égal

Le bras démis. Alors, on vit dans sa prunelle

S'allumer, tout à coup, une ardente étincelle;

On vit trembler sa main comme un faible roseau;

Sa bouche se crispa dans un rire nouveau,

Un rire étrange, horrible; on vit son front de cuivre

Devenir aussi blanc que les cristaux du givre.

Sur les bras du malade, ainsi que deux tisons,

Ses yeux fixes dardaient leurs deux fauves rayons,

Il lisait sur ce bras d'étranges caractères,

Des signes merveilleux qui semblaient des mystères,

Des marques d'esclavage et des sceaux flétrissants

Dont les indiens seuls pouvaient dire le sens.

Il avait vu déjà cet affreux tatouage,

Et se ressouvenait de cet infâme ouvrage.

Il reprit cependant son air calme et posé.

Chacun le redoutait; personne n'eut osé

Lui demander alors la cause de son trouble.

Son soin, au même instant, pour le blessé redouble:

Il lui remet le bras par un jeu du hazard

Que l'ignorance émue appellera de l'art.



CHANT VINGT-QUATRIÈME

LES TROIS AMIS


D'avril chantent déjà les brises attiédies.

On dirait, le matin, d'immenses incendies

Qui jettent, au levant, par dessus les forêts,

Comme des voiles d'or, leurs radieux reflets.

Les ruisseaux sont gonflés: on voit jaillir leurs ondes

Comme le tiède lait des mamelles fécondes.

Le soleil matinal nous invite au travail,

Fond les festons d'argent, les dentelles d'émail

Que la dernière pluie a pendus aux gouttières.

Et dans le coeur humain brillent plus de lumières:

Avec le sombre hiver s'en va l'anxiété;

Avec le doux printemps s'éveille la gaîté.


Léon ne souffre plus. Il sort et se promène

Seul avec ses pensers sur l'éclatante plaine;

Il va, loin des regards des hommes inconstants,

Saluant dans son coeur le retour du printemps.

Un adorable instinct le ramène sans cesse

Vers ce toit où gémit l'objet de sa tendresse.

De la vierge adorée il ne peut, toute fois,

Baiser la blanche main, ouïr la douce voix.

Lozet est irrité. L'inflexible constance,

La sombre affliction, la longue résistance

De sa cruelle enfant lui déchirent le coeur.

Puis il est devenu sombre, dur et grondeur;

Il ne veut plus revoir le marin à sa porte;

Même il ne souffre pas que sa pauvre enfant sorte,

De crainte que Léon, par un tour du hazard,

Sur le même chemin se trouve quelque part.

Un regard plein flamme, un souris plein de larmes,

Recueillis en passant, viennent doubler les charmes

De cet ardent amour toujours persécuté.

Léon rentrait chez lui rêvant de volupté,

Quand il avait pu voir, dans la claire fenêtre,

Le front pur de Louise un moment apparaître.


Le soir était venu. Dans un appartement

Sans meubles et malpropre, éclairé faiblement,

En cercle étaient assis trois sombres personnages.

Un sourire infernal éclairait leurs visages

Plus que ne le faisait la chandelle de suif.

Le bois dans le foyer rendait un son plaintif.

Dans un coin l'on voyait une longue bouteille.

Un jeune homme, un vieillard, une femme pareille

Aux sorcières qui vont, dans la nuit, au sabbat,

Paraissaient des damnés assis sur un grabat.

Et la vieille disait:--«François, tu n'es qu'un lâche!

«Pour te donner du coeur il faut que l'on se fâche.

«Le moyen est heureux, crois-en mon Tonkourou;

«Fais bien tout ce qu'il dit, et suis-le n'importe où.

«La nuit sera bien sombre et voici la bourrasque.

«On peut, dans ces nuits-là, sans se couvrir d'un masque,

«Brûler une maison ou tuer un rival.»

--«Puisque je suis entré dans ce chemin fatal,

Reprit Ruzard, «marchons! Au diable le scrupule!»

Et Tonkourou lui dit:--«Si tu le veux, recule.

«Moi j'irai bien tout seul, car vois-tu, je le hais,

«Et je lui veux du mal; et puis je le connais

«Bien mieux que tu ne crois ce jeune capitaine!...

«Oh! l'imprudent ami qui se livre à ma haine!

«Et que je suis content d'avoir pu le sauver

«Pour le perdre encor mieux et lui faire éprouver

«Comment un indien exerce la vengeance

«Quand il est maltraité de cette pâle engeance....»

Et la vieille applaudit de ses grands doigts crochus.

Et tous trois ressemblaient à ces anges déchus

Que l'ire du Seigneur plongea dans les abîmes.

Ils se plaisaient, comme eux, dans la haine et les crimes.


François et le huron, pour s'animer un peu,

Tirèrent d'un vieux coffre un flacon d'eau de feu

Et burent, tour à tour, dans une sale tasse,

Prirent leurs souliers mous et leur chaude mitasse,

Vêtirent leurs capots à larges capuchons,

Et sortirent disant:--«Allons vite! marchons!

«Personne n'est dehors: la nuit est froide et noire:

«Ce coup-là va pour nous décider la victoire.

--«Le petit Paul Laperche est un fameux gamin,

«Et pour quelques bonbons il pourrai! le lutin,

«Faire pendre son père, ajouta le sauvage.

--«S'est-il bien acquitté de son tendre message?»

--«A merveille. Il a dit au crédule marin

«Que Louise mourait, loin de lui, de chagrin:

«Et le coquin, de plus, à voix basse il l'informe

«Que, s'il venait ce soir l'attendre auprès de l'orme,

«Elle pourrait peut-être....»--«Et que dit-il après?

--«Rien; c'était plus piquant. Le mystère est exprès.»

--«Alors il sera là? Tâchons qu'il ne nous voie.»

--«Nous allons chez Lozet suivant la grande voie;

«Nous passons la soirée à causer avec lui.

«Au reste notre plan n'est pas né d'aujourd'hui....

Et les deux compagnons marchaient dans la tempête

Repassant leur projet dans leur mauvaise tête.



CHANT VINGT-CINQUIÈME

LES INCENDIAIRES


Malgré la bise froide et dans l'obscurité,

Par la crainte et l'espoir vivement agité,

Un homme jeune et beau chemine solitaire.

Sous les chauves rameaux de l'orme séculaire

Il avance et s'arrête. Et l'arbre semble ouvrir,

Avec sollicitude et pour le secourir

Contre les ennemis qui complotent sa perte,

Ses grands bras agités. Et la route est déserte;

Et l'on n'entend au loin ni le son des grelots,

Ni des chevaux pressés les sonores sabots.

Et le jeune homme attend pendant que le vent pleure.

Ses regards sont tournés vers la calme demeure

Où naguère il pouvait, comme un enfant chéri,

Ou comme un malheureux à qui l'on a souri,

Venir chercher, au moins, une douce parole.

Et dans une fenêtre une vive auréole

Fait resplendir la neige, attachée aux barreaux.

Et la lueur vacille; et devant les carreaux

Passe, de temps en temps, une ombre gracieuse.

Et toujours le vent pleure; et d'une âme anxieuse

Contre l'orme appuyé le beau jeune homme attend.

Le froid bleuit ses mains. Tout à coup il entend

De la clenche de fer le bruit sec, métallique;

Et la porte s'entr'ouvre. Une forme angélique

Se penche doucement regardant au dehors:

--«C'est elle! la voilà»! fait il avec transports.

--«Il retarde beaucoup! dit la vierge inquiète,

«Que le temps est mauvais! quelle affreuse tempête!»

Et refermant la porte elle rentre aussitôt.

Le jeune homme déçu, dans un profond sanglot

Jette au vent qui gémit le doux nom de Louise.

La vierge n'entend pas, près de sa mère assise,

La voix du bien aimé qui se perd dans la nuit.

Mais le père Lozet qui s'avance sans bruit

A tressailli soudain à cet appel étrange.

Portant une lumière, il revient de la grange

Et passe près de l'orme où se tient l'amoureux.

Léon ne le voit pas.--«Léon, c'est malheureux,

Dit-il en souriant d'un air plein d'ironie,

«Que la tempête gronde et ne soit pas finie,

«Louise au rendez-vous pourrait ici venir;

«Mais j'y viens si cela peut bien vous convenir.»

En parlant de la sorte il tournait la lumière

Vers le jeune garçon qui baissait sa paupière,

S'efforçant d'éviter l'implacable reflet.

Le vieillard l'eut frappé d'un infâme soufflet

Qu'il se serait senti moins offensé peut-être.

La colère et le froid s'emparaient de son être;

Une affreuse pensée agita son esprit,

Et son poing se ferma. Mais soudain il comprit

Qu'il était plus chrétien de s'enfuir en silence

Que de frapper, la nuit, ce vieux plein d'insolence;

Et sans dire un seul mot il partit sur le champ.


Ruzard et Tonkourou, dans la neige marchant,

Lentement approchaient du vieil orme superbe,

Et Tonkourou disait:--«Mettre dans une gerbe

«Une seule étincelle, un seul petit charbon,

«Ça suffit, et tout brûle.--«Oh! notre plan est bon!»

Continua Ruzard. Aussitôt ils se turent,

Car tout près devant eux, alors, ils aperçurent

L'ombre, dans le brouillard, de quelqu'un qui venait.

C'était leur ennemi qui déjà retournait,

L'air sombre et soucieux, à sa maison tranquille.

Ils sourirent, songeant, dans leur malice vile,

A la déception qu'il venait d'éprouver,

Ils sourirent, songeant qu'il allait se trouver

En butte, dans une heure, à des soupçons infâmes.

Cachant leurs noirs desseins dans leurs ignobles âmes,

Trop traîtres pour frapper la victime en éveil,

Trop lâches pour agir en face du soleil,

Ils voulaient écraser leur commun adversaire

Et garder des vertus un masque nécessaire.


Léon de leurs discours a saisi quelques mots:

Il cherche en vain le son de ces vagues propos,

N'osant prêter encor à ces hommes avides

De coupables pensers et des projets perfides.


La grange de Lozet dressait, près du chemin,

Son toit couvert de chaume et son lambris de pin.

Les blés en gerbes d'or comblaient la tasserie;

Le poulailler chantait; et, dans la bergerie,

En broutant le pesât, bêlaient les blancs agneaux.


Les chevaux hennissants et les grasses génisses

De leurs licous de cuir secouant les anneaux,

Montraient avec orgueil leurs robes de poils lisses.

Au fond de la remise étaient, pour tout l'hiver,

La herse aux dents de bois, la faulx, le soc de fer,

Plusieurs râteaux de frêne et plusieurs fourches d'aune,

Et puis une calèche au brancard peint en jaune

Qui ne sortait jamais qu'au beaux jours de l'été.


S'il n'avait pas, alors, été tant agité

Par l'amer souvenir de la dernière injure,

Léon, peut-être, aurait, dans cette nuit obscure,

Du vieux sauvage fourbe et du lâche François

Suivi de près les pas et mieux ouï les voix.

Il les eut vus rôdant, d'une manière étrange,

Et comme avec frayeur près de la vaste grange

Où le père Lozet entassait ses moissons;

Il les eut vus buvant d'enivrantes boissons

Pour se rendre hardis et pour chasser la crainte;

Il eut vu leurs deux mains dans une infâme étreinte

Se lier pour le mal, à la vie, à la mort.

Tonkourou dit à l'autre:--«Observe bien s'il sort

«De la maison de Jean quelque traître personne.

«Regarde bien partout; ta vue est jeune et bonne:

«Et si tu vois quelqu'un, vite! un coup de sifflet!

Et François se courbant comme un lâche valet

Sous le joug odieux d'un maître détestable

Se mit en sentinelle aux abords de l'étable.

Aussitôt s'avança le sombre Tonkourou:

De la porte fermée il tira le verrou,

Puis entra, frémissant, dans la basse écurie.

Son coeur plus agité qu'une mer en furie,

Sous sa noire poitrine horriblement battait.

Ce n'était pas qu'alors le crime lui coûtait;

Mais c'était cette peur dont ne peut se défendre

Le cruel assassin, au moment qu'il va fendre,

De son poignard sanglant, le front d'un malheureux;

Cette peur qui saisit le voleur ténébreux,

Au moment où son pied franchit un seuil paisible;

Cette peur qui toujours d'une façon terrible

Fait, de l'incendiaire allant mettre le feu,

Trembler l'infâme main. Nulle crainte du Dieu

Qui commande l'amour et défend la vengeance,

Ne pouvait rappeler à la noble indulgence

Le rancunier sauvage. Il avait peur pourtant,

Mais peur des hommes seuls; et puis, à chaque instant,

Ses grands yeux dilatés voyaient, dans la bâtisse,

Devant lui se dresser une ombre accusatrice.

Il avance, passant derrière les chevaux

Qui tournèrent la tête en flairant des naseaux.

Le monstre, il entassa du foin dans une crèche,

Du foin moite surtout et de la paille sèche,

Afin que la fumée ondoyant à grands flots

Etouffât promptement, et sans cris, ni sanglots,

Les bestiaux rangés dans leurs parcs à la file.


Debout près de la grange, attentif, immobile,

Ruzard, d'un oeil ardent, perçait l'épais brouillard,

Craignant de voir sortir l'infortuné vieillard

Dont il trompait toujours l'aveugle confiance.


Mais le père Lozet, franc et sans défiance,

Au coin de son foyer, fumait d'un air songeur.

Un penser d'amertume, ainsi qu'un ver rongeur,

Tourmentait son esprit et le rendait morose.

Louise voyait bien, qu'en ce jour, quelque chose

Avait de son vieux père avivé les chagrins.

Du fil sur le métier elle ajustait les brins,

Levant de temps en temps, sur le vieillard sévère

Un regard inquiet. Pareil à la vipère,

Sous les foins odorants se glissait Tonkourou.

Il tira son briquet, un morceau d'amadou,

Et fit jaillir le feu d'une petite pierre.

Alors un éclair vif brilla sous sa paupière,

Et son visage plat, dans un rire maudit

Se contracta soudain; puis sa main s'étendit

Promenant sur le foin les flammes pétillantes.


François veillait toujours. Les branches vacillantes

Semblaient des spectres noirs qui voulaient le saisir.

Ses dents claquaient de froid, et, s'il eut pu choisir

De partir ou rester, il aurait pris la fuite.

Mais qu'eut dit le huron de sa lâche conduite?



CHANT VINGT-SIXIÈME

FOURBERIE


Louise, cependant, suspendit son travail.

Un souris découvrait ses belles dents d'émail.

Son front se colora. Sur son léger corsage

Ses cheveux détachés flottaient comme un feuillage.

Près du vieillard pensif elle s'en vint s'asseoir:

--«O mon père, dit-elle, ai-je donc pu, ce soir,

«Ai-je en quelque façon pu chagriner votre âme?

«Vous ne me parlez pas?--«Des paroles de blâme

«Devraient peut-être encor de ma bouche sortir:

«Mais j'aime mieux me taire et ne plus t'avertir,

«Ingrate enfant.--«Hélas! reprend la jeune fille,

Et dans son oeil plaintif une larme scintille,

Hélas! qu'ai-je donc fait?--«Oh! le temps n'est pas doux

«Il neige et l'on ne peut aller au rendez-vous.

--«Je ne vous comprends pas, oh! parlez sans mystère;

«Pourquoi ce noir chagrin qui tout à coup altère

«Votre front vénéré?--«Tu ne me comprends plus?

«Cesse de faire, enfant, des efforts superflus

«Pour tromper un vieillard qui t'a bien trop aimée.»

Alors, laissant jaillir sa douleur comprimée,

La vierge fond en pleurs et se jette à genoux,

Enlaçant de ses bras le vieillard en courroux.

Et lui d'une voix sourde:--«Il est mieux de se taire:

«Mentir, ô mon enfant, n'est jamais nécessaire,

«Si tu m'aimes, Louise, épouse donc François

«Puisqu'il est le mari dont pour toi j'ai fait choix.»


--«Entrons! entrons! mais diable! il fait froid et l'on gèle:

«Chez le père Lozet le feu rougit le poêle.»

Et la porte s'ouvrait dans le même moment

Que ces mots étaient dits. Louise, promptement,

Mit un baiser pieux sur le front de son père

Et rentra dans sa chambre.--«Allons! Lozet, mon frère,

«Nous venons avec toi fumer quelques instants;

«Mais s'il eut fait, tantôt, un pareil mauvais temps

«Nous n'aurions pas laissé notre pauvre cabane.»

Ainsi dit Tonkourou qui s'avance et ricane

En tendant à Lozet son hypocrite main.

Car c'était le sauvage à la face d'airain

Et son ami François qui faisaient leur entrée.

Lozet sourit un peu. Son humeur concentrée

Ne se trahissait plus par la pâleur du front.

Cependant l'Indien, à tout saisir fort prompt,

Vit bien que la gaîté du vieux était factice:

--«Mon frère, n'use point avec nous d'artifice:

«Tu n'es pas gai ce soir, et nous nous en allons,»

Dit-il, d'un ton amer en tournant les talons.

--«Ah! bah! mais je n'ai rien qu'une petite chose,

Répondit le vieillard. «Vous avez, je suppose,

«Rencontré sur la route à quelques pas d'ici,

«Marchant la tête basse, un amoureux transi.»

François et le Huron du coin de la paupière

Se regardèrent. «--Non; mais chose singulière,

Répondit le sauvage avec intention,

«Nous avons vu quelqu'un, j'en fait l'assertion,

«Rôder comme un fantôme autour de ton étable,

«Et j'ai cru que c'était...--«Mon Dieu! le misérable!

«S'il allait se venger! Cela souvent se voit!»

--«Qu'est-ce donc! dit Ruzard retrouvant son sang froid,

En voyant les soupçons s'abattre, par avance,

Sur la tête d'un autre, et noircir l'innocence.

--«C'est ce beau capitaine!--«Et c'est lui qu'en effet,

Répliqua l'indien, «c'est lui, va, Jean Lozet,

«Que j'ai cru reconnaître au milieu de la neige.

«Prends-garde; il te déteste; il tend peut-être un piège.

«Depuis qu'il est sorti de ta noble maison

«Il te garde rancune et j'en sais la raison.»

--«Oh! je la sais aussi! reprit d'une voix morne

Le vieillard inquiet.--«Sa fureur est sans borne,

--Dit à son tour Ruzard,--depuis le jour heureux

«Où des courses je suis sorti victorieux.

«Il voudrait voir crever votre ardente cavale.»

--«Et contre moi, vois-tu, sa fureur est égale.

«Je viens de le chasser ou me moquant de lui.

«Il était là, sous l'orme, épiant, dans l'ennui,

«Le moment où viendrait à sortir ma Louise.

--«Mon frère, tu le sais, jamais je ne déguise,

«Quand je m'adresse à toi, l'exacte vérité;

«Eh bien! je te le dis, ce garçon irrité

«Est à craindre, crois moi, bien plus qu'on ne le pense.

«Il te fera du mal: voilà la récompense

«De tes bienfaits nombreux et de ta charité.»


Et Louise écoutait avec avidité

Ces discours venimeux qui lui déchiraient l'âme.

Elle ne croyait pas qu'un seul penser infâme

Put venir à l'esprit du généreux marin.

Cependant son bonheur n'était plus si serein.

Elle ne pouvait voir son bien aimé fidèle:

Plusieurs le méprisaient; on le chassait loin d'elle;

A la vengeance, enfin, pouvait-il pas songer?

Il finit tant de vertus pour ne pas se venger.

Elle comprit le sens de ces paroles dures

Que son père, tantôt, laissait tomber, obscures,

De sa bouche indignée. Elle sut que, le soir,

Léon s'était caché sous l'orme, pour la voir;

Et son coeur tressaillit d'une ivresse suprême:

«Il m'a vue, en effet! se dit en elle-même

La vierge consolée, en essuyant ses pleurs,--

«Quand j'entr'ouvris la porte, et, craignant des malheurs

«Pour mon père en retard, j'attendis, inquiète,

«Espérant de le voir venir dans la tempête.»



CHANT VINGT-SEPTIÈME

DEUXIÈME VENGEANCE


Lozet et ses amis fumaient, causaient toujours,

Mettant du fiel dans leur calomnieux discours.

Tout à coup un éclair fît resplendir la neige.

Lozet jette un juron et bondit sur son siège:

--«Qu'est-ce donc? dit François se contenant un peu.

Tonkourou répondit:--«C'est la vengeance! Au feu!»

Une immense lueur pourprait chaque fenêtre.

Lozet courait, disant: «C'est ma grange, peut-être!»

Et Louise et sa mère, arrivant à la fois,

Etaient là toutes deux tremblantes et sans voix.

Déjà le vieux Lozet que la crainte transporte,

Sortant de la maison où la rafale apporte

Une épaisse fumée avec d'ardents charbons,

Jette une plainte immense et vole en quelques bonds,

Par le sentier de neige, à sa grange de chaume.

François Ruzard le suit, pâle comme un fantôme,

Pendant que le sauvage appelle les voisins.

Les lâches conjurés avaient vu leurs desseins

Triompher au-delà de leur vile espérance.

Ils étaient maintenant tous deux pleins d'assurance.

Et la grange brûlait. Lozet, dans ses transports,

Courait de tous côtés, voulant mettre dehors

Ses chevaux vigoureux, ses génisses superbes,

Ses fécondes brebis, ses voitures, ses gerbes.

Mais un torrent de feu roulait déjà partout

Avec l'immense bruit d'un océan qui bout.

Quand il voulut ouvrir la porte de l'étable,

Saisi par la chaleur d'un brasier indomptable,

Il faillit s'affaisser sur le brûlant perron.

Au même instant tombait un énorme chevron

Qui donnait au foyer une fureur nouvelle.

Lozet était muet, mais sa noire prunelle

S'allumait elle aussi d'un redoutable feu.

Pâle, comme un homme ivre il chancelait un peu.

Il passait de la peine à la colère sourde.

Sur le bras de François il posa sa main lourde:

--«Soutiens-moi, mon enfant, dit-il, sois mon appui.

«O le monstre! ô le monstre! On le disait, c'est lui!...

«'Oh! si je le tenais cet homme que j'abhorre,

«Il verrait que ma main peut me servir encore!»

Et le vieux Jean Lozet, secouant sa torpeur,

Fermait ses poings osseux comme pour faire peur

A l'ennemi cruel qu'il semblait voir paraître.

Et Ruzard triomphait! Il se voyait le maître

Et du vieillard crédule et de son fier rival.


Les voisins, avertis de l'accident fatal,

Arrivèrent bientôt avec le vieux sauvage.

Le feu, de toutes parts, étendait son ravage.

Cependant les agneaux tout à coup excités

Par ces étranges bruits et ces vives clartés,

Courent, font retentir leur vaste bergerie

De plaintifs bêlements. A la sombre furie

De ces vagues de feu qui dévorent le toit

Seuls ils ont échappé. La flamme, en cet endroit,

Darde déjà, pourtant, ses langues formidables

Et la fumée arrive en vagues insondables.

François se précipite; on veut le retenir:

Il enfonce la porte. On le voit revenir

Entraînant un agneau qui bêle et prend la fuite.

Et toutes les brebis s'élancent à sa suite.

On acclame François; on vante hautement

Sa présence d'esprit et son beau dévoûment.


Dans leurs châles de laine à peine enveloppées,

Les femmes sanglotaient. Elles étaient groupées,

Tout près de la maison, sur le petit sentier

Qui se fondait déjà sous les feux du brasier.


Bien au-dessus du toit couvert de pailles sèches

Les flammes s'élançaient comme d'immenses flèches,

Au coucher du soleil, dans les cieux empourprés;

Le feu portait au loin ses tourbillons dorés

Que roulait avec bruit le souffle des rafales.

On aurait dit, parfois, des plaintes infernales

Qui montaient de l'abîme en cette horrible nuit.

C'est un grondement sourd qu'un gai murmure suit;

Et c'est comme l'éclat d'un grand arbre qui casse,

Ou le crépitement de la grêle qui passe

Sur les champs de moisson ou le chemin durci.

Et l'horizon du ciel apparaît rétréci.

Un voile noir et lourd, impénétrable obstacle,

Tend ses replis épais au-dessus du spectacle;

Et sous des sombres cieux, par les vents animés,

Passent en flots brillants les tisons enflammés.

Et les flocons de neige imprégnés de lumière

Semblent des feuilles d'or qui volent en poussière.

Les débris calcinés vont laissant après eux,

En glissant dans les airs, des sillons lumineux.

Les ardeurs du foyer de plus en plus augmentent:

Les blés d'or, les foins mûrs toujours les alimentent.

Et le pré d'alentour semble un sinistre étang

Où le vent qui gémit roule des flots de sang.


Les braves laboureurs regardaient l'incendie,

Mais ils ne pouvaient rien. Avec la perfidie

Qui dirigeait toujours ses lâches actions,

Tonkourou s'agitait, et, plein d'émotions,

Disait à Jean Lozet, pour lui rendre courage,

Des paroles d'espoir. Mais une sourde rage

Bouillait au fond du coeur de l'honnête habitant.

Il n'écoutait personne. Il allait répétant:

--«C'est un traître! un maudit! que le diable l'emporte!

Un des vieux l'abordant:--«Pour parler de la sorte

«Il faut être bien sûr de ne se tromper pas;

«N'accusez donc personne en ce moment, en cas

«Que d'un chagrin nouveau le Seigneur vous abreuve.»

--«Je sais que l'on se venge et j'en aurai la preuve!

Répliqua le vieillard. «Et je dirai le nom

«De ce vindicatif, de ce lâche garçon

«Que j'ai gardé, nourri dans mon humble demeure,

«Et qui veut, en retour, me ruiner sur l'heure!»

--«Comment! vous accusez mon honnête patron?

Dit une ardente voix vibrant comme un clairon.--

Or c'était le pilote au milieu de la foule.--

«Qu'on ne l'accuse pas! avant qu'un jour s'écoule

J'aurai puni, par Dieu! le lâche accusateur.»

«Ton patron, comme toi, n'est qu'un vil imposteur!»

Hurla le vieux Lozet dans sa colère folle.

Le pilote, aussitôt, se précipite, vole,

Repoussant de ses bras les paysans surpris,

Et vient, près de Lozet qu'il traite avec mépris,

Jeter, pour être souple en cette lutte ardente,

Son grand capot de drap sur la neige fondante.

--«Dis donc encor, Lozet, que mon maître est méchant!

«Dis-le! Je ne sais pas faire le chien couchant,

«Et tu paieras bien cher tes paroles d'injure.»

Puis, en l'apostrophant de cette façon dure,

Le pilote irrité menaçait le vieillard.

Jean Lozet restait morne et brûlait du regard

Le nouveau défenseur du jeune capitaine.

La lutte, semblait-il, allait être incertaine.

Déjà plusieurs amis s'avançaient, anxieux,

Pour rendre à la raison ces hommes furieux;

Mais, plus vives que tous, deux femmes dont les larme

Redoublaient de la voix la douceur et les charmes,

S'élancent dans les bras des deux fiers ennemis:

Une épouse, une enfant! Sur leurs pieds affermis

Du regard les lutteurs se mesurent, s'observent.

Louise la première:--«Oh! les cieux vous préservent

«D'oublier plus longtemps la douce charité!--

Dit-elle, avec candeur, au pilote irrité,--

«Mon père, calmez-vous! pardonnez, ô mon père!

«En face du malheur, ah! soyez moins sévère!»

Puis la vierge pieuse entrecoupait ces mots

D'affectueux baisers et de profonds sanglots.

Et la mère Lozet, muette dans sa peine,

Entourait de ses bras, ainsi que d'une chaîne,

Le cou nerveux et fort de son aveugle époux.

Devant tant de vertus, devant des fronts si doux,

Les vieillards ont senti s'apaiser leur colère:

Ils inclinent, confus, leurs têtes vers la terre,

Et sans plus s'outrager ils se quittent bientôt.

Le feu calmait aussi son gigantesque flot:

La neige, aux environs, devenait violette.

La grange semblait être un immense squelette,

Avec ses longs poteaux et ses légers chevrons

A la file rangés, presque tout en charbons,

Et qui se dessinaient en feu dans les airs sombres,

Comme des ossements au milieu des décombres.

De temps on temps tombait, avec un sourd fracas,

Une poutre pesante; et le foyer, en bas,

Alimenté, soudain, de pâtures nouvelles.

Faisait au loin jaillir des gerbes d'étincelles.


Cependant l'incendie allait toujours mourant,

Comme l'éclat du ciel quand le jour expirant

Une dernière fois sur les monts se reflète,

Comme le flot du lac après une tempête,

A mesure qu'il vient sur les paisibles bords.

Les morsures du feu, les incessants efforts

De la bise en fureur qui souffle dans l'espace

Ebranlent tout à coup l'incandescente masse

Qui gémit, craque, penche et tombe lourdement.

Une clarté nouvelle emplit le firmament,

Déchirant le brouillard comme un éclair sublime,

Et le vaste brasier, un instant se ranime.

De la flamme, aussitôt, tombent les flèches d'or.

Seuls de rouges tisons se réveillent encor,

Et glissent sur la neige emportés par la brise.

Une haute fumée ondoie épaisse et grise,

Et, comme un noir panache, agite ses anneaux.

Quand les plaisirs impurs, comme de vifs flambeaux,

Ont à nos yeux charmés fait resplendir leurs flammes,

La lumière s'éteint dans nos débiles âmes,

Et comme une fumée on sent monter alors

Les orbes ténébreux des dévorants remords.



CHANT VINGT-HUITIÈME

L'ORGIE.


Cette nuit pour plusieurs fut une nuit horrible.

Lozet ne dormit point, et son humeur terrible

Ne se laissait calmer par aucune raison.

Il craignait maintenant qu'on brûlât sa maison.

--«Où peut, se disait-il, s'arrêter la vengeance

«De cet homme maudit, de cette affreuse engeance!»

Il dit à sa Louise:--«Eh bien! cruelle enfant,

«Est-ce donc qu'aujourd'hui ton amour le défend!

«Vois-tu quel homme indigne a longtemps pu te tendre,

«Par son air orgueilleux et son langage tendre,

«Un piège redoutable autant que séduisant!»

Et la naïve fille, en son amour puisant

Une audace nouvelle, une espérance auguste,

Répondit au vieillard:--«Ne soyez pas injuste.

«Pardonner au coupable, ô mon père, c'est mieux

«Que marquer l'innocent d'un sceau calomnieux.»

Le vieillard irrité marchait à pas rapides:

Il fronçait les sourcils; ses traits étaient livides.

Il fait, d'un pied brutal, voler avec fracas

Son fauteuil de bois mou qui se brise en éclats.

Et la chaise en tombant blesse la jeune fille.

Louise ne dit rien, mais une larme brille

Comme une perle blanche au fond de son oeil noir.

L'irascible Lozet se laisse aussitôt choir

Sur un banc qui s'adosse à la cloison obscure,

Et cache dans ses mains sa farouche figure.


Dans une autre maison un trouble alors pareil

Loin des yeux fatigués chassait le doux sommeil.

Un jeune homme marchait dans sa chambre modeste;

Sa main, de temps en temps, faisait un sombre geste,

Comme un geste d'horreur, un geste de dégoût.

Il s'arrêtait parfois, et là, tout seul, debout,

pressait contre sa lèvre une croix humble et sainte.

De son coeur désolé s'échappait une plainte.


Ce jeune homme, c'était Léon le beau marin.

Grande était sa surprise et profond son chagrin.

Il savait les discours que Lozet, dans l'angoisse,

Avait dit aux échos de toute la paroisse;

Il savait les soupçons que l'imprudent vieillard

Avait, dans sa fureur, semés à tout hazard.

Et que pourrait-il dire, et que pourrait-il faire

Pour prouver qu'il n'est point un lâche incendiaire?

Déjà la calomnie, à la clarté des cieux,

Distillant de sa langue un venin odieux,

A préparé la voie à d'autres calomnies.

Il parlera, c'est vrai: ses paroles honnies

Feront peut-être, hélas! sourire de pitié

Ceux qui gardent encor pour lui de l'amitié.

Il veut que cette épreuve enfin soit la dernière:

Il veut laisser enfin la rive et la chaumière

Où l'a jeté, jadis, le plus fatal destin.

Mais il pense à Louise, et son coeur incertain

Entre deux sentiments hésite et se partage.

De la fuir pour toujours aura-t-il le courage?

Puis elle, en son esprit, le croit-elle innocent?

L'aimera-t-elle encore? ou bien, obéissant

Aux ordres rigoureux de son aveugle père,

Voudra-t-elle oublier un amour éphémère

Dans les bras palpitants de l'infâme Ruzard.

Pendant que sur la croix il lève son regard,

Demandant de la force à l'auguste victime,

Revient à son esprit cet entretien intime

Dont il avait, le soir, entendu quelques mots,

Alors qu'il rencontra, renouant leurs complots,

Ruzard et le sauvage. Il passe dans son âme

Un éclair merveilleux, un vif rayon de flamme

Qui déchire soudain l'épaisse obscurité

Et fait luire à ses yeux l'affreuse vérité.

Ces hommes, il le sent, ont juré dans leur haine,

De le perdre à jamais. Si maintenant il traîne

Sur ces bords étrangers des jours pleins de douleurs,

Eux seuls ont préparé ces éternels malheurs.

Ils ont du vieux Lozet surpris la confiance;

Ils ont, dans tous les coeurs, semé la défiance.

Et pour mieux écraser leur ennemi commun,

Pour éloigner, plus tôt, ce rival importun,

Ils n'ont pas reculé devant un crime infâme.

Il comprend, aujourd'hui, tout le fil de leur trame,

Leurs sourds agissements et leurs rapports divers:

Mais comment, du vil front de ces hommes pervers,

Comment faire tomber le masque? Il s'agenouille,

Et, pour ses ennemis que l'injustice souille,

Il prie avec ferveur, s'en remettant à Dieu

Du soin de faire, un jour, éclater, en ce lieu

L'innocence du juste, et la honte des traîtres.


Entrez dans ce taudis où trois infâmes êtres,

Réunis par la crainte et pour le mal ligués,

Ouvrent sinistrement leurs regards fatigués

Par une longue orgie, une coupable veille.

Sur le flanc, tout près d'eux, repose une bouteille.

Autour d'un feu mourant ils sont assis tous trois.

Déjà vos yeux surpris ont vu plus d'une fois,

Au fond du même bouge, à la même gamelle,

Ces deux hommes méchants et leur sale femelle.

C'est la vieille Simpière et c'est François Ruzard;

C'est le sombre Huron plus rusé qu'un renard.

Ils chantent tous ensemble et tous trois ils sont ivres:

Leurs discordantes voix sonnent comme des cuivres;

Et puis, dans leur ivresse, ils se tendent les bras

Et jurent de s'aimer jusqu'au jour du trépas;

Et des pleurs d'alcool roulent dans leur paupière:

On les voit rire aussi d'une étrange manière.

--«Je l'avais prédit moi: j'ai bien lu sur tes mains,--

Roucoula la sorcière entre deux gais refrains,--

«Il ne te fallait rien, rien de plus que l'audace,

«Mon bon petit François.--«Oui, la vieille est sagace,

Reprit, d'un ton moqueur, le sombre Tonkourou,

«Mais elle aime à parler.--«Comme un vilain hibou

«Le sauvage muet se cache sous les feuilles.»

--«Et c'est dommage, aussi, femme, que tu ne veuilles

«Te taire et te cacher. Sans t'en douter tu peux

«Nous faire, par ta langue, un jour pendre tout deux.»

--«Oh! le peureux! le lâche! exclama la sorcière.»

--«Tais-toi! car ma main pèse et ta face grossière

«En a déjà, tu sais, baisé les larges doigts.»

--«La paix! mes bons amis, dit à son tour François.

«Notre affaire va bien; oui, tout marche à merveille.»

--«Oui, reprit le Huron; mais cette infâme vieille

«Fera bien de se taire et d'avouer que moi,

«Moi seul j'ai tout conçu, presque tout fait, sans toi.

«Qui parla le premier du hardi sauvetage

«Dont le prix ne fut pas, tu sais, mon seul partage?

«Cet hiver, du marin j'ai conté tant de mal

«Que Lozet le chassa comme un vil animal;

«Et l'autre jour encor, ta main trop engourdie

«N'aurait pas, je le gage, allumé l'incendie.»

--«Je vous dois, Tonkourou, tout mon futur bonheur,

«Et je veux, de nouveau, jurer sur mon honneur

«Que j'aurai, pour vos soins, beaucoup de gratitude.»

--«Je n'ai pas, crois-le bien, de grande inquiétude;

«Si jamais, oublieux, tu voulais me tromper,

«Tonkourou prouverait qu'il sait encor scalper.»

--«Déjà je vous l'ai dit, et ma parole est ferme,

«De Lozet vous aurez la moitié de la ferme,

«Aussitôt qu'un notaire aura fait le contrat.»

--«Le contrat par lequel le plus grand scélérat

«Deviendra l'héritier du plus noble des hommes.»

--«C'est drôle, mais Lozet nous veut tel que nous sommes;

«Et nous serons bientôt de sa fille l'époux.»

--«Et tu ne seras point un mari trop jaloux:

«Ton rival va partir. Tu sais que tout le monde

«Le fuit, en ce moment, comme une bête immonde:

«On le montre du doigt; on dit que l'imposteur

«S'est fait incendiaire autant que séducteur.»



CHANT VINGT-NEUVIÈME

LE CURÉ


Une teinte d'azur brille au front des montagnes;

L'espérance renaît dans nos vives campagnes;

Les arbres sont en fleurs; et les petits oiseaux

Reviennent à leurs nids dans les verts arbrisseaux;

Les insectes dorés trottent sous les feuillages;

Les vaillants laboureurs, pressant leurs attelages,

Ouvrent de noirs sillons dans le sol attiédi.

Sur la pierre du champ le lézard engourdi

Vient s'étendre au soleil, pendant que dans la mousse

Le grillon tout joyeux jette sa note douce.

Mille cris, mille chants font retentir les airs:

Les ruisseaux dans les bois promènent leurs flots clairs

Où viennent s'abreuver les beuglantes génisses,

Où les coquettes fleurs mirent leurs frais calices.

Les poêles sont muets. Dans un coin du foyer,

A l'heure du repas, seule on voit ondoyer

Une légère flamme, une blanche fumée.

L'hirondelle revient d'une aile accoutumée

A son vieux nid de terre accroché sous l'auvent.

Les blonds enfants, pieds nus et les cheveux au vent,

Vont, en troupes, courir sur les pelouses vertes.

Les portes des maisons restent toujours ouvertes.

On est plus gai, plus fort, et tout parait plus beau:

Il semble qu'on renaît et qu'on sort du tombeau.


Dans le sol recouvert d'une herbe tendre et drue

Lozet guidait, pensif, sa pesante charrue:

Rien ne pouvait calmer ses éternels regrets.

Il vit vers lui venir, à travers les guérets,

Dans sa longue soutane, et lisant son bréviaire,

Le bon curé du bourg. S'il eut pu se soustraire

Aux regards paternels du vénérable abbé,

Il eut été content. Dans sa peine absorbé,

Il se sentait encor frémir d'impatience,

Il faisait, l'insensé, taire sa conscience

Qui lui parlait toujours de foi, de charité;

Et le malheur l'avait tellement irrité

Qu'il ne pouvait souffrir une douce parole.

Le saint prêtre arrivait. D'un geste bénévole

Il saluait déjà l'honnête laboureur.

Cependant celui-ci poussant avec fureur

Le soc dur et tranchant dans la prairie arable,

Feignait de ne pas voir le prêtre vénérable.

--«Allons! père Lozet, reposez-vous un peu,»

Dit d'une calme voix le Ministre de Dieu.

Lozet, levant la tête, arrête l'attelage.

--«Reposez-vous un peu de votre rude ouvrage,

Continua le prêtre, «et causons un instant.»

--«Le soleil n'est pas haut. Je le veux bien pourtant,

«Quoiqu'il faille, monsieur, travailler sans relâche

«Pour refaire la perte. Et, si j'étais un lâche,

«Je mourrais de misère à soixante deux ans.»

--«Combien, père Lozet, de pauvres paysans

«N'ont pas, comme vous-même, une terre exploitable,

«Une bonne maison, du pain blanc sur la table!

«Il ne faut pas, ami, par un trop fort lien

«S'attacher à la terre: il ne nous reste rien

«Lorsque nous descendons dans le profond sépulcre.»

--«Est-il donc défendu de faire quelque lucre!»

--«Non, non, mon vieil ami, mais ayons bien pour but

«La gloire du Seigneur, comme notre salut.»

Et le vieux laboureur, sur la glèbe ondulée

Tenait fixe toujours sa paupière voilée.

Et le curé reprit d'un ton morne et chagrin:

--«Et l'auteur de vos maux est le jeune marin?»

Lozet leva les yeux, et de ses deux prunelles

Jaillirent, tout à coup, d'ardentes étincelles.

--«Oui! c'est lui, le brigand, l'ingrat, le polisson!...»

--«Vous n'ayez pas de preuve et sur un seul soupçon...»

--«Qui donc, si ce n'est lui, qui donc ce pourrait-être?»

--«Lozet, soyez prudent et de vous-même maître.

«Bien souvent on a vu l'innocent accusé;

«On a vu bien souvent, insolent et rusé,

«Le coupable, jouir de son forfait inique.

--«Je n'ai pas d'ennemis.--«Et votre fils unique,

«Cet enfant radieux, votre seule douceur,

«Que jadis enlevait un lâche ravisseur

«Demeuré bien caché; ce jeune enfant, vous dis-je,

«Dont encore aujourd'hui la perte vous afflige,

«Est-ce donc l'amitié qui vous le ravissait?»

«Le vieux Lozet, ému, troublé, réfléchissait.

Il dit:--«Vous me parlez d'une lointaine chose.»

--«La vengeance, souvent, jamais ne se repose,

Continua le prêtre. «Et le navigateur,

«S'il était de vos maux l'infatigable auteur,

«Je ne le verrais pas, faut-il que je le dise?

«Prier avec ferveur et d'une âme soumise.»

--«C'est un hypocrite!--«Oh! ne jugez pas ainsi.

«L'hypocrite qui jeûne et se confesse aussi;

«Qui prie avec ferveur et souvent communie;

«Qui ne inédit jamais, jamais ne calomnie;

«Cet hypocrite-là ne se trouve jamais,

«Si ce n'est cependant, dans les livres mauvais.»

--«Qu'il laisse la paroisse alors je lui pardonne.»

--«Et c'est peut-être lui dont l'âme est pure et bonne,

«C'est lui, peut-être, hélas! qui devrait pardonner!...

«Et vous voulez toujours, père Lozet, donner

«A ce François Ruzard, votre jeune Louise?»

--«Parcequ'il ne va pas chaque jour à l'église,

«Qu'il reste à ses travaux, n'a pas les yeux au ciel,

«Et ne vous glose point des paroles de miel,

«Vous le damnez déjà!» reprit d'un ton fort aigre

Lozet qui s'échauffait.--«Je veux le croire intègre

«Et vous pouvez agir ainsi qu'il vous plaira;

«Mais votre douce enfant, peut-être, elle, en mourra;

«Car elle n'aime point, vous le savez, cet homme.»

--«Elle aimerait bien mieux cet autre qu'on ne nomme,

«Chez les honnêtes gens, qu'avec honte ou mépris.

«De l'amour la jeunesse exagère le prix.

«Quand on est jeune, hélas! on sait bien peu de chose,

«Et tout, dans l'avenir, paraît couleur de rose.

«Que Louise vieillisse, et la saine raison

«La guérira, bien sûr, de cette inclinaison.»

Le vieillard entêté tourmentait sa charrue:

D'un pied impatient il froissait l'herbe drue.

Le bon curé comprit qu'il était importun;

Il partit par les prés tout remplis de parfum.



CHANT TRENTIÈME

PAPINEAU


Un peuple, on ces temps-là, montait sur le calvaire,

Un peuple qu'on voulait balayer de la terre;

Un peuple de héros sourdement opprimé:

Et le maître orgueilleux, par la haine animé,

De ce peuple oubliait les dévouements sublimes,

Rivait d'infâmes fers à des mains magnanimes.

Et nul jour au martyr ne rapportait l'espoir;

Et, sur ce peuple saint, le ciel voilé de noir

Ne laissait plus descendre un consolant sourire.

Le tyran eut voulu dès longtemps le proscrire

Comme il chassa jadis, pour lui voler son bien,

De ses tranquilles bords, l'heureux Acadien.


Et toujours s'élevaient de la terre et de l'onde

Un long gémissement, une plainte profonde!

Le ruisseau qui courait dans les fertiles prés,

Les insectes, les fleurs aux corsages pourprés,

Les arbres qui voilaient la route solitaire,

Les épis dont le front s'inclinait vers la terre,

La brise qui jouait dans la voile de lin,

L'oiseau qui de son nid sortait dès le matin,

Tout semblait prendre part à la douleur immense

De ce peuple écrasé par l'orgueil en démence.

Tout priait avec lui, tout avec lui pleurait,

Et le lien fatal chaque jour se serrait!


Cependant une voix retentit sur nos rives;

Et ses accents émus dans les âmes plaintives

Portent un nouveau trouble, un sentiment nouveau.

Un homme s'est levé sous le fouet du bourreau;

Un homme plein d'amour pour le peuple qui souffre;

Un homme qui s'indigne et veut sortir du gouffre

Ou l'ont précipité les plus iniques lois!

Il proclame des siens les grands, les nobles droits;

Il flétrit du tyran la politique louche;

Et les brillants discours jaillissent de sa bouche

Comme une lave d'or des bouches d'un volcan,

Comme les flots de feu du fond de l'océan

Que soulèvent, la nuit, les vents et la tempête.

Et le peuple s'émeut et relève la tête.

Il sent qu'il n'est pas fait pour mourir dans les fers,

Et qu'il doit être libre en ce libre univers!

Il approche du maître et le regarde en face.

Et le maître irrité, surpris de tant d'audace,

Arme sa soldatesque et dresse les gibets.

Mais le héros sourit de ces sombres apprêts.

Assez longs ont été les jours de la souffrance:

Parfois le désespoir fait naître l'espérance.

Sa parole de feu court sur l'aile du vent;

Et le peuple s'agite ainsi qu'un lac mouvant.

Le laboureur pensif a de sourdes colères

En promenant le soc dans le bien de ses pères.

L'image du despote apparaît à ses yeux

Comme, au milieu de l'ombre, un fantôme odieux;

Et la voix du héros qui brise ses entraves

Et pleure sur le sort de ses frères esclaves,

Lui rend la fermeté, le courage et le coeur.

O Papineau, ton nom comme un aigle vainqueur

Plane majestueux sur ta jeune patrie!

Il porte l'espérance à la terre flétrie

Par le joug écrasant d'un maître sans pitié!

Il fait trembler ceux-là qui souillent de leur pié

Le front calme et serein du peuple le plus noble!

Il fait rugir d'effroi la politique ignoble

De ces ambitieux, sanguinaires troupeaux,

Qui viennent sur nos bords déchirer en lambeaux,

De leurs voraces dents, la terre hospitalière!

O Papineau, ton nom, c'est la grande lumière

Qui porte dans ses plis le salut et l'honneur!

C'est pour le peuple esclave un gage de bonheur!

C'est l'aube qui revient après la nuit funèbre!

Je le chante en mes vers! ma lyre le célèbre!

Tu fus grand, Papineau!... Pourtant ma main frémit!

Ma lyre qui chantait se désole et gémit....


Comment cet homme grand dont le puissant langage

Des saintes libertés nous apportait le gage

Est-il resté courbé sous le joug de l'erreur?

Comment cet homme fort qui jetait la terreur

Et voyait à son nom fuir l'ennemi suprême,

N'a-t-il, dans son orgueil, pu se vaincre lui-même?

Et lui qui d'espérer nous faisait un devoir,

Comment s'endormit-il d'un sommeil sans espoir?

Tu renias le Christ qui rendit l'équilibre

Au monde qu'il sauvait en le proclamant libre!

Tu renias le Christ, orgueilleux Papineau,

Et l'anathème veille, hélas! sur ton tombeau!


Le nom du grand tribun volait de bouche on bouche,

L'anglais, en l'entendant, ouvrait un oeil farouche

Où l'on voyait briller la haine et le mépris.

De l'amour de ses droits le peuple était épris:

Il voulait, à jamais, en faire la conquête.

Il relevait enfin avec fierté la tête.

Plus ardente au combat, la jeunesse surtout

Pour secouer ses fers se levait de partout.

Dépouillé de ses biens par un malheur extrême,

Dépouillé de l'honneur, ce bien sacré, suprême,

Qui nous console encor lorsque tout est perdu;

Sans parents, sans amis, gémissant, éperdu,

Lu jeune capitaine aux cris de la Patrie

Ouvrait une âme émue, une oreille attendrie.

Son amour malheureux, toujours persécuté,

Contre le sort fatal ayant en vain lutté,

Se tournait maintenant vers un objet sublime,

Vers la Patrie, en pleurs sur le bord de l'abîme;

Ainsi la fleur des champs tourne vers le soleil,

Après la fraîche nuit, son calice vermeil.

Il parlait des devoirs de celui qui gouverne.

Et de la lâcheté d'un peuple qui se prosterne

Devant la tyrannie, un front pur mais craintif.

Il pleurait sur le sort de son pays captif,

Démasquait l'ennemi, flétrissait le despote,

Et se faisait l'écho du plus grand patriote.


Les jeunes gens aimaient ces étranges discours.

Plusieurs voulaient déjà sacrifier leurs jours

Pour rendre au sol natal la liberté divine.

Les vieillards refroidis, pliés à la routine,

Ne voyaient pas sans peur le nouveau sentiment

Qui dans les coeurs en feu grondait en ce moment.

Ils le combattaient fort. Lozet plus que tout autre

De la sainte révolte insultait l'humble, apôtre,

Car la haine déjà rongeait son coeur aigri.

Et Ruzard lui disait: «Le marin jette, un cri,

«Un cri d'amour, d'alarme et de patriotisme;

«Il ne s'entend pas mal dans le charlatanisme;

«Il veut faire oublier ses méfaits odieux.


Avant que du printemps le soleil radieux

Eut fondu, dans les prés, la neige étincelante,

Comme dans un creuset, sous la flamme brûlante,

Où fond le diamant et la poussière d'or;

Avant que le grand fleuve eut repris son essor,

Le vieux pilote Auger avait de Lotbinière

Laissé, plein de regrets, la rive hospitalière,

Disant à sa Louise, en son profond chagrin,

Disant à son ami, l'infortuné marin,

Un douloureux adieu. Louise désolée

Maintenant se voyait, hélas! plus isolée.

Son père, auparavant, venait souvent la voir,

Lui parlait de Léon, soutenait son espoir.

Maintenant qui viendrait dans son humble retraite

Lui parler du bonheur que son âme regrette!


Auger vers Gentilly s'était alors rendu.

Un oncle de Louise à Québec descendu

Avait, à son retour, logé dans la famille

Où depuis sa naissance était la jeune fille.

Il vit là son beau-frère, et d'une triste voix,

Il lui parla, longtemps des douleurs d'autrefois

Ils partirent tous deux pour ce joli village

Qu'Auger n'avait pas vu depuis son mariage.


Dans son âme Ruzard caressait le projet

De devenir bientôt le gendre de Lozet.

Cependant son bonheur était remis sans cesse

Et cela lui causait une morne tristesse.

Il reprochait souvent au malheureux vieillard

D'être la cause seul de ce cruel retard.

Il jurait que bientôt une attente aussi vaine

Le ferait expirer de regret et de peine.

Le vieillard protestait de son plein dévouement,

Disait que sa Louise écoutait, par moment,

Avec plus de candeur, les remarques utiles

Qu'il lui faisait souvent. Par ses discours habiles

Ruzard, tantôt osé, tantôt adulateur,

Trompait, de plus en plus, le vieux cultivateur.



CHANT TRENTE-ET-UNIÈME

LA PÊCHE


Les flots du Saint-Laurent donnent sur les rivages;

Les oiseaux matineux reprennent leurs ramages;

Les rayons du soleil percent les verts rameaux

Des ormes chevelus qui croissent près des eaux,

Déroulant sur le sein du fleuve d'émeraude

Un long ruban de pourpre, une filandre chaude

Qui tremble et puis se brise, en paillettes de feu,

Quand le vent du matin vient à souffler un peu.

Des canots de pêcheurs s'éloignent de la rive,

Et l'aviron léger plonge dans l'onde vive

Avec le bruit moelleux d'une aile dans les airs.

L'alouette s'éveille, et ses chants gais et clairs

Se mêlent au cri rauque et plaintif de l'orfraie.


Chaque habitant, alors, possédait une claie

Faite de rameaux d'aune habilement tressés.

Lorsque la mer baissait, les poissons insensés

De leurs vastes prisons ne cherchaient pas l'issue,

Et bientôt ils mouraient fouettant la vase nue

De leur bifurque queue. Ou bien des hameçons

Tendus, pendant l'été, dans les flots plus profonds,

Attiraient les regards des anguilles agiles.

On allait en canot visiter les empiles,

Et c'étaient des saluts que les joyeux faucheurs,

Devenus, un moment, chaque matin, pêcheurs,

S'envoyaient de partout sur les vagues moirées;

C'étaient des rires francs, des chansons mesurées,

Des chansons de jadis dont les échos lointains

Répétaient, tour à tour, les magiques refrains.


L'indien Tonkourou vers sa ligne dormante

Conduisait son canot. Sa main rude tourmente

Avec l'aviron peint le flot silencieux.

On dirait qu'il a peur et du calme des cieux

Et du calme des flots qui partout l'environne.

Il aperçoit Ruzard. Au même instant il donne

A son canot d'écorce une autre impulsion,

Et vole à son ami.--«Fais bien attention,

«En ce moment, François, au discours de ton frère,

Dit-il, en abordant la nacelle légère

Où Ruzard incliné tirait ses hameçons,

«Laisse un moment d'espoir à tes jolis poissons;

«Prête encore l'oreille à mes sages paroles.

«Tu sais que mes discours ne sont jamais frivoles.

«J'ai rêvé cette nuit, mes rêves sont-ils vains?

«Que notre ami Léon, fers aux pieds, fers aux mains,

«S'en allait en exil sur un sombre navire,

«Pour avoir mille fois, le rebelle, osé dire

«Que le peuple souffrant sous le joug des anglais

«Devait lever la tête, et, libre désormais,

«Faire ses lois lui-même, et vivre de sa vie.»

--«C'est un songe admirable et mon âme ravie

«Renaîtrait au bonheur s'il se réalisait.»

--«Ce rêve, mon ami, si ton esprit l'osait,

«Il serait, dès demain, une chose réelle.»

--«Comment cela? comment!--«L'occasion est belle,

«Le moyen est facile, et tu n'y penses pas?

«Il faut donc que partout l'indien, pas à pas,

«Te mène par la main comme on mène un aveugle!

«Pendant que parmi nous Léon s'agite et beugle

«Ses grands mots de salut, de patrie en danger,

«On descend à Québec sur mon canot léger;

«On vogue dans la nuit; et les vagues obscures

«Ne révéleront pas de nos démarches sûres

«Le motif tout puissant; on voit le chef anglais;

«C'est Gosford qu'il se nomme. Or de son grand palais

«Tonkourou connaît bien le chemin. On dénonce

«Le traître citoyen, les discours qu'il prononce

«Pour exciter le peuple à secouer le joug.

«L'Anglais nous récompense, et ce suprême coup

«Nous délivre à jamais du brave capitaine.

--«Oui, la chose en effet, me parait bien certaine

«Tonkourou, ton esprit est fertile en moyens:

«Ce plan réussira, je le crois, je le sens.

«Il faut, sans plus tarder, il faut qu'on l'exécute

«Et nous verrons la fin de notre ardente lutte.»

--«Nous partirons ce soir quand la chauve-souris

«Jettera, voletant aux fenêtres, ses cris.»

--«Nous partirons ce soir dans ton canot d'écorce

«Quand baissera la mer. En ramant avec force

«Nous serons à Québec avant le point du jour.»

«Et demain, vers la nuit, nous serons de retour.»



CHANT TRENTE-DEUXIÈME

PATRIOTISME


L'amour de la patrie et de l'indépendance,

L'espoir de voir enfin venir la délivrance

Se glissaient dans les coeurs, comme dans les forêts

Se glissent du soleil les chatoyants reflets;

Comme dans les blés mûrs se glisse la faucille;

Comme à travers les flots, la barque qui vacille.

Déjà le laboureur laissait dormir le soc;

Déjà le vieux Québec s'agitait sur son roc

Et semblait de dépit secouer ses murailles.

Et, pour percer le coeur des tyrans sans entrailles

Le valeureux Cazeau, dans un secret profond,

Fondait, pendant la nuit, mille balles de plomb.


Mais la grande cité du pieux Maisonneuve,

Montréal, frémissait comme l'onde du fleuve

Quand après un jour chaud, le ciel lance ses feux

Et les vents du midi soufflent impétueux.

C'est là qu'on entendait les plus sombres menaces;

La foule, chaque soir, se ruait sur les places,

Déroulant, dans les airs, un étendard nouveau.

Avide, elle écoutait l'illustre Papineau

Dont la voix, s'élevant comme un bruit de tonnerre,

Faisait rentrer de peur les ennemis sous terre.

Et Fils du Duric Club, Fils de la liberté,

Les premiers caressant l'inique autorité,

Les derniers de nos droits formidables apôtres,

Allaient lutter bientôt les uns contre les autres.

Et sur les bourgs voisins la brûlante cité,

Comme un vaste foyer par le vent excité,

Projetait ses rayons. Et comme un incendie

Dans les bois allumé par quelque perfidie,

Etend, étend toujours son cercle éblouissant,

Dévorant avec bruit, chaque tronc gémissant,

Ainsi courait le feu d'un saint patriotisme,

Ainsi de coeurs en coeurs s'étendait l'héroïsme.


Par de vagues espoirs poussé vers Montréal,

Léon voulait partir. Brûlant d'un zèle égal,

De vieux fusils armés, plusieurs jeunes gens braves

Voulaient combattre aussi pour briser leurs entraves.

C'étaient Elisée Houde, un chasseur que souvent

On voyait, sur la grève, avec le jour levant,

Flairer l'outarde lente ou l'allouette vive;

Puis Roireau le chanteur, Darvaud à l'âme active,

Moraud le philosophe et le bouillant Vidal;

Olivier Bélanger, plaisant original

Qui de Zaï Boivert illuminait le chaume

Chaque fois qu'un petit arrivait à ce gnome;

Belleau, Charland, Turcotte, et puis Xavier Déry;

Tace le beau conteur et le sage Patry;

Et puis Octave Hamel dont l'esprit satirique

Fouettait bien les travers de l'anglais flegmatique.

Et ces jeunes héros, prêts à verser leur sang,

Avaient placé Léon en tête de leur rang;

Et c'est lui qui devait les conduire à la gloire,

Que ce fut par la mort ou bien par la victoire.


Mais les femmes pleuraient maudissant le marin.

Elles auraient voulu, dans leur profond chagrin,

Voir mourir sous leurs yeux les fils de leur tendresse.

Elles firent chanter plus d'une grande messe

Pour obtenir que Dieu détournât le malheur.


Le soleil fécondait de sa douce chaleur

Les sillons refermés et, les gras pâturages.

De temps en temps des cieux s'abattaient ces orages

Qui changent en torrents les vagabonds ruisseaux,

Les chemins, en des lacs où les ardents chevaux

Piaffent d'impatience et souillent leur crinière.

Alors les ours pensifs rentrent, dans leur tanière,

Les oiseaux effrayés s'envolent à leurs nids;

Les troupeaux ruminants, dans les prés réunis,

Attachent sur le sol leurs yeux mélancoliques;

Les arbres font alors des gestes frénétiques

Avec leurs grands rameaux qui se tordent au vent.

On les entend gémir, craquer, tomber souvent.

Et le tonnerre roule, éclate dans l'espace

Avec le bruit d'un char sur des roches qu'il casse.

Les nuages aux cieux passent eu tourbillons

Comme, des flots obscurs ou de noirs bataillons;

Les éclairs radieux déchirent ces lourds voiles

Comme le vent déchire au navire ses toiles;

Et le monde apparaît enveloppé de feux

Et plongé tout à coup, par un retour affreux,

Dans une nuit profonde. Et quand revient le calme,

L'érable dentelé lève sa verte palme;

Les enfants tapageurs jettent de joyeux cris;

De suaves parfums montent des prés fleuris;

Et les petits oiseaux sur les buissons humides

Egrènent de leurs chants les notes plus limpides;

Et dans le ciel d'azur, au-dessus des coteaux,

Les nuages s'en vont, déchirés en lambeaux,

Comme s'en vont au vent les blancs flocons de laine

Que les petits agneaux ont perdu dans la plaine.


Cependant le marin ne goûtait point la paix.

Avant de s'éloigner, peut-être pour jamais,

Il voulait voir Lozet, il voulait voir Louise;

Lozet dont la prudence avait été surprise

Par les discours pervers du vieux chef indien,

Louise qui pleurait et ne croyait qu'an bien.

Il voulait protester de sa reconnaissance

Pour tant de nobles soins; et de son innocence

Il voulait, de nouveau, prendre à témoin le ciel.

Il voulait révéler l'amertume, le fiel

Qui remplissaient le coeur du perfide sauvage;

Il voulait de Louise, en quittant ce rivage,

Entendre une parole, un mot plein de douceur;

Un de ces mots bénis qui se gravent au coeur;

Qu'on rappelle souvent aux jour de la souffrance;

Qui calment les regrets, nourrissent l'espérance.

Il sortit. Le soleil ne brillait pas encor;

Mais l'aube, à l'horizon, comme un étroit lac d'or

Qui berce des esquifs sur ses vagues lointaines,

L'aube faisait danser ses lueurs incertaines.

Il marcha soucieux sur les chemins déserts,

Puis s'assit un instant sous les grands frênes verts

Qui projettent encor leurs figures étranges,

Au coucher du soleil, sur les deux vieilles granges

Où, chaque automne, Houde entasse ses blés mûrs.

Les hommes lui semblaient, en ce moment, bien durs;

Il ne voulait plus mettre en eux sa confiance.

On éveille si vite, hélas! leur défiance!

Ils connaissent si peu les bons ou les méchants!

Il se leva bientôt, puis, à travers les champs,

Il dirigea ses pas vers la féconde ferme

Où Lozet promenait le soc d'une main ferme.



CHANT TRENTE-TROISIÈME

HOMME ET OURS


En ces jours déjà loin les bois étaient profonds;

De leurs bras musculeux les vigoureux colons

N'avaient pas abattu tant de forêts superbes;

Les champs étaient petits mais se couvraient de gerbes;

Les fauves abondaient; et les loups dangereux

Poussaient souvent, la nuit, des hurlements affreux;

Les ours, pendant l'été, sur les troupeaux paisibles,

Venaient fondre, grognant, et de leurs dents terribles

Déchiraient les brebis, et parfois les taureaux.

Mais avec ces derniers les combats étaient beaux,

Et le vainqueur, toujours, payait cher sa victoire:

Il traînait loin des siens et sa coûteuse gloire,

Et ses flancs déchirés d'où le sang dégouttait.


Un blanc troupeau d'agneaux paisiblement broutait

D'un pâturage gras l'herbe soyeuse et drue,

Près des lieux ou Lozet conduisait la charrue.

Tout à coup le vieillard entend un cri plaintif:

Il relève la tête, en cherche le motif.

Il voit fuir, sur le pré que le matin parfume,

Les agneaux bondissant comme des flots d'écume.


Un ours brun les poursuit. Et, dans les alentours,

Les troupeaux effrayés de ses grognements sourds,

Relèvent, à la fois, leurs têtes inquiètes.

Déjà l'ours furieux atteint les pauvres bêtes.

De sa patte velue il écrase, aussitôt,

La plus grasse brebis qui jette un long sanglot;

Il la mord à la gorge et sa gueule enflammée

Se remplit des lambeaux d'une chair animée.

Lozet se précipite, oublieux du danger,

Vers l'animal cruel dont il veut se venger.

Il brandit dans sa main une pesante hache.

Mais l'ours le voit venir. A regret il s'arrache

Au repas somptueux qu'à peine il commençait.

Lozet n'avait point peur et toujours avançait.

L'ours, debout comme un homme, attend, ferme à sa place,

Cet ennemi nouveau qui soudain le menace:

Il fixe sur Lozet ses deux grands yeux ardents:

De longs flocons de laine accrochés à ses dents

Retombent tout autour de sa gueule sanglante.

Il broie, en murmurant, une chair pantelante,

Et sa mâchoire énorme est pareille aux étaux

Où le noir forgeron vient presser les métaux.

Déployant sa vigueur, croyant, dans son courage,

Qu'il peut fendre la tête à l'animal sauvage,

Lozet abat sur lui sa hache d'un bras vif.

D'un coup de patte adroit l'animal attentif

Fait voler l'instrument au loin sur la prairie,

Et détourne le coup qui menaçait sa vie.

Lozet sentit le froid dans ses veines courir;

Il comprit qu'il allait au même instant mourir.


L'ours hésitait pourtant; mais ses yeux pleins de flammes,

Ses dents qui se montraient comme de fines lames

Témoignaient des fureurs qui l'animaient alors.

Et le vieillard tremblait. Il faisait des efforts

Pour s'éloigner un peu de l'animal féroce;

Mais l'ours le fascinait. Sa peur était atroce.

Il voulut reculer; l'animal avança.

Il jeta de hauts cris; l'ours longuement grinça.

Il n'osait se pencher pour ramasser sur l'herbe

Sa hache perdue. Et, comme une immense gerbe,

Les arbres, devant lui, semblaient tourbillonner.

Il avait le vertige, entendait résonner

Mille bruits effrayants à ses pauvres oreilles.

Jamais homme, ici-bas, n'eut de frayeurs pareilles.

Il se souvint de Dieu, fit un signe de croix:

Il retrouva la force et l'espoir à la fois,

Et s'enfuit en courant sur la pelouse humide.

Il n'avait pas encor, d'une jambe rapide,

Franchi plus d'un arpent, qu'il se sentit soudain

Dans sa course arrêté comme par une main,

Mais une main horrible, une main formidable

Qui l'écrasa, mourant, au pied d'un vieil érable.

Au même instant, hélas! pareilles à des clous

Qu'enfonce le marteau dans le coeur des bois mous,

D'impitoyables dents s'enfoncèrent sanglantes,

A travers ses habits, dans ses chairs palpitantes.

La douleur, aussitôt, lui rend le sentiment;

Il jette une clameur. Un long rugissement

Comme un funèbre écho répondit à sa plainte

L'ours bondit, à son tour, de douleur et de crainte.


Un grand lambeau de chair tombait sur son museau;

L'oeil était arraché. Comme l'eau d'un ruisseau

Le sang coulait à flot de l'horrible blessure;

L'animal bondissait sur le champ de verdure

Cherchant quel malheureux l'avait ainsi surpris.

Les bois retentissaient de ses lugubres cris.


Cheminant au milieu des parfums de la plaine,

Humant du frais matin la douce et pure haleine,

Le malheureux Léon s'était enfin rendu

Jusqu'aux lieux où Lozet, au travail assidu,

Se hâtait de finir un second labourage.

Il entrait dans le clos quand il vit le courage

Du vieillard qui frappait de son faible instrument

Le fauve carnassier. Il courut vivement;

Mais Jean Lozet avait, tout à coup, pris la fuite,

Et l'ours s'était lancé, rapide, à sa poursuite.

Léon, courant toujours, ramasse sur le pré

La hache du vieillard déjà de près serré

Par l'animal sanglant. Il voit l'instant horrible

Où l'homme va tomber sous la griffe terrible

Du vorace ennemi qui cherche à s'en nourrir.

Il arrive au moment où Lozet va mourir,

Sans être remarqué de l'homme ou de la bête,

Avec force il abat sa hache sur la tête

De l'ours qui pousse alors un long mugissement.

Et recule d'un pas par un vif mouvement,

Et sans peur, de pied ferme attend la bête fauve,

Pendant que Jean Lozet, tout effrayé, se sauve.

L'ours blessé l'aperçoit et s'élance vers lui,

Gueule ouverte, oeil en sang. Mais le jeune homme a fui,

Par un détour rusé, jusques à la clôture

Qu'il franchit d'un seul bond. Dans sa bouillante allure

Le féroce animal, par la rage étourdi,

Sur les perches de cèdre, à son tour, a bondi.

Mais la clôture tremble et s'affaisse et se casse;

Et, perdant son élan, le fauve s'embarrasse

Et tombe sur le sol. Alors, terrible et prompt,

Un nouveau coup de hache ouvre en deux parts son front.

Lorsque Jean Lozet vit le péril disparaître

Il revint vers Léon.--«Je dois le reconnaître,

Dit-il, d'un air ému, «sans vous je serais mort;

«Nous sommes quittes donc, car vous m'aviez fait tort.»

--«J'ai fait ce que tout autre aurait fait à ma place;

«Vous ne me devez rien. Que tout mon corps se glace

«Et que j'aille aussitôt paraître devant Dieu,

Dit Léon, «si depuis que j'habite ce lieu

«Je vous ai fait du mal d'une âme volontaire.»

Mais Lozet, de la main fait signe de se taire,

Et, sans plus lui parler, retourne à sa maison.


Léon était surpris et voyait sa raison

Chanceler à l'aspect d'une pareille haine.

Il dirige ses pas, ou plutôt il se traîne

Sous l'érable feuillu qui vit tomber Lozet.

Le soleil, déjà haut, dardait un chaud reflet

Sur le champ vaporeux et dans la forêt sombre:

Et pour l'homme rêveur agréable était l'ombre.

Sur l'herbe longue et fraîche il s'étend mollement,

Et dans son désespoir il pleure amèrement.



DEUXIÈME PARTIE

LA
VENGEANCE CHRÉTIENNE



CHANT PREMIER

LE RETOUR DES DÉLATEURS


Ruzard et le Huron sont venus dans la ville;

Ils ont, avec succès rempli leur tâche vile:

Les traîtres sont toujours aux despotes bien chers.

Ils reviennent contents. Ils calculent, tout fiers,

Les bons chelins anglais qui grossissent leur bourse;

Ils découvrent déjà le terme de leur course.

Le canot, tour à tour, vogue au sud, vogue au nord,

Cherchant l'eau moins profonde et le courant moins fort.

Il passe le Platon qui semble une barrière

Mise par un géant sur l'immense rivière;

Le Platon dont les caps couronnés de grands bois

Elèvent d'un côté leurs arides parois

Comme un mur éternel où le fleuve se brise,

Et d'un autre côté dressent leur crête grise

Par degrés, vers le ciel, comme un vaste escalier.

Alors ne brillait pas sur le rocher altier,

Comme au mât du navire une riche bannière,

Alors ne brillait pas du fils des Lotbinière,

Sur la vieille forêt, le toit hospitalier.

Le fin canot suivit le bord irrégulier,

Bondissant comme un daim sous la légère charge,

Tantôt près de la rive et tantôt plus au large.


Mais à peine la mer commençait à monter,

Les deux traîtres amis, au lieu de s'arrêter

Pour attendre que l'eau, recouvrant la batture,

Leur ouvrit une route et plus courte et plus sûre,

Vers le chenal profond où mugissait le flot,

Dirigèrent, d'accord, leur rapide canot.

Le succès et le vin leur échauffaient la tête.

Il se seraient alors moqués de la tempête.

Or le ciel était pur. Quelques nuages blancs,

Comme de grands oiseaux qui traînent leurs vols lents,

S'élevaient au-dessus des bleuâtres montagnes.

Et le soleil couchant inondait les campagnes

De chatoyants reflets et de molles clartés.

Les vagues embrassaient les récifs écartés

Où veillaient les trois soeurs au monde peu connues.

Le canot frémissant rasa les roches nues

Et vogua tout à coup dans le profond canal.

Les deux amis riaient, mais d'un rire infernal.


Le jour allait perdant son nimbe de lumière.

De sa vibrante voix l'airain de Lotbinière

Aux habitants pieux annonça l'angelus.

Le soleil disparut. La brillante Vénus

Lança des flèches d'or dans les vapeurs ailées

Qui montaient lentement des lointaines vallées.

Cependant sur la grève on voit l'onde courir.

Déjà le flot paisible achève de couvrir,

Comme un immense drap, le galet uniforme;

Et seuls, comme les grains d'un chapelet énorme,

Les récifs dentelés, dans les ombres du soir,

Au milieu du grand fleuve allongent leur dos noir.

Sur le courant plus doux l'indien, avec force,

Fait glisser vivement la nacelle d'écorce.

Son compagnon joyeux, prenant un noir flacon,

Verse dans une tasse une ardente boisson.

Après, ramant tous d'eux, aussi prompt que la flèche

Ils poussent le canot dans une large brèche,

Au milieu des écueils. Alors les imprudents

Sentent leur frêle esquif se briser sur les dents

D'un noirâtre rocher que l'eau recouvre à peine.

L'onde sourd aussitôt comme d'une fontaine,

Et la fragile nef s'emplit rapidement.

Une folle terreur s'empare, en ce moment,

Des deux hommes pervers qui touchaient au rivage

En se félicitant de leur heureux voyage.

Ils sortent du canot afin de l'alléger:

Mais la blessure est large, et le vaisseau léger

Sur l'onde ne peut plus garder son équilibre.

Autour, pas une voile à la brise ne vibre.


Ils se tiennent tous deux sur les glissants cailloux:

L'eau qui monte toujours arrive à leurs genoux.

Le canot submergé s'éloigne à la dérive.

Ils s'avancent alors sur une roche vive

Qui n'est pas descendue encore sous les eaux.

Ils regardent au loin les brunissants coteaux,

Les bosquets d'arbres noirs, les blanches maisonnettes;

Ils entendent l'écho dire les chansonnettes

Des pêcheurs qui s'en vont relever leurs filets.


La lune se leva: ses chatoyants reflets

Tracèrent sur les flots une route de flamme.

Les deux infortunés auraient donné leur âme

Pour pouvoir s'élancer par ces chemins nouveaux

Jusqu'à ces bords voisins qui leur semblaient si beaux.

Leurs coeurs furent remplis d'une vague épouvante

Quand l'eau, montant toujours, implacable et mouvante,

Avec de grands bruits sourds, vint de nouveaux toucher

Leurs pieds mal affermis sur le dernier rocher;

Et Ruzard s'écria d'une voix douloureuse:

--«Tonkourou, sauve-moi! ton âme est généreuse:

«Je te dois, tu le sais, la moitié de mon bien.»

Le sauvage, rêveur, ne lui répondit rien:

Ses regards flamboyants étaient fixés sur l'onde.

--«Oh! nous ne pouvons pas, tous deux si près du monde,

«Et, par un soir serein, hélas! ici périr,

Continua Ruzard, «on va nous secourir.»

Et tout son corps tremblait comme au vent un feuillage.

Ils ne pouvaient songer à s'enfuir à la nage.

Et l'eau montait toujours.--«C'est par ta faute à toi,

Dit de nouveau Ruzard égaré par l'effroi,

«Que je suis à cette heure en un péril extrême!»

Et des larmes coulaient sur son visage blême.

Le vieux huron lui lance un foudroyant regard:

«Lâche»! dit-il. Mais lui, tremblant et l'oeil hagard,

Agite en l'air ses bras comme des ailes chauves,

Et pousse vers le ciel des cris de bêtes fauves.

L'impassible huron, cachant son désespoir,

Regarde le rocher qui fuit sous le flot noir.

Et l'eau montait toujours. Elle couvrait la plage,

Et les deux malheureux du paisible village

Entendaient s'élever les rustiques refrains.

Déjà le flot horrible atteignait à leurs reins.

Ils avaient cet espoir dans leur douleur farouche

Que l'eau peut-être, enfui, n'atteindrait pas leur bouche.

Et la lune argentait, de ses rayons moelleux,

Le tuf des caps lointains, le ciel et les flots bleus;

Et parfois, battant l'air de ses ailes ardentes,

L'émérillon jetait quelques notes stridentes,

Comme un rire moqueur, comme un sarcasme amer,

En passant auprès d'eux au-dessus de la mer.

Et l'eau montait toujours. Par la vague moirée

Leur poitrine souffrante était déjà serrée

Comme un timide agneau dans l'orbe d'un serpent:

--«Sois maudit, Tonkourou! Mon âme se repend

«D'avoir eu confiance en tes conseils perfides,»

Râla François Ruzard. Et ses grands yeux humides,

Dilatés par la peur, menaçaient l'indien.

--«Mon frère va mourir: il n'espère plus rien,

«Et la crainte le trouble et rend sa langue folle:

«Tonkourou lui pardonne une lâche parole.

«Ah! si nous échappons à la mort aujourd'hui,

«Il me remerciera d'avoir tant fait pour lui.»


On entendit au loin, au milieu du silence,

Le bruit d'un aviron qui plongeait en cadence

Dans le fleuve géant.' Comme un superbe fruit

Se détache de l'arbre et retombe avec bruit,

Roulant, loin du rameau, sur la pelouse verte,

Un canot s'élançait de la rive déserte

Et glissait sur les flots. Et l'eau montait toujours.


Déjà les malheureux entendent des bruits sourds,

Voient sortir de la mer des gerbes de lumière,

Se sentent soulevés d'une étrange manière

Par la masse des eaux qui monte lentement.

Si le vent eut soufflé, le liquide élément

Dressant avec fracas ses écumeuses crêtes,

Comme font les forêts dans les grandes tempêtes,

Les aurait emportés dans ses gouffres amers

Avec leur espérance et leurs desseins pervers.

Et l'eau montait toujours. De même au cimetière,

Le sable susurrant, la funèbre poussière

Dans la profonde fosse ouverte de nouveau,

Monte, monte longtemps autour d'un noir tombeau.


Lozet souffrait un peu. L'ours féroce et vorace

De ses cruelles dents avait laissé la trace

Sur le bras du vieillard. Mais le mal douloureux

N'était pas, toutefois, jugé bien dangereux.


Louise, de doux soins entourait son vieux père

Elle était toute heureuse, elle était toute fière

Qu'il eut été sauvé par le jeune marin.

Et puis elle espérait que la rancune, enfin,

Tomberait pour toujours avec la haine ignoble

Devant un dévoûment et si rare et si noble!


Jean Lozet laissait voir de la mauvaise humeur

Si quelqu'un lui parlait de son vaillant sauveur;

Il était désolé de devoir quelque chose

A ce jeune garçon. Irascible et morose,

Il errait dans son champ dès le lever du jour.

Remplis de charité, les voisins, tour à tour,

Venaient semer son grain et finir son ouvrage.

Les malheurs répétés abattaient son courage.

Il avait peur encor de perdre quelque bien,

Se hâtait d'amasser, n'osait plus donner rien.

Il était de nouveau saisi par l'avarice;

Et la morsure, hélas! de cet ignoble vice

Est plus à redouter, pour le chrétien, cent fois,

Que la cruelle dent des fauves de nos bois.



CHANT DEUXIÈME

PREMIÈRE VENGEANCE


Après avoir rêvé dans le pré solitaire,

A l'ombre de l'érable, étendu sur la terre,

Pendant que Jean Lozet encor troublé de peur

Allait à la maison raconter son malheur;

Après avoir pleuré sur son frais lit de mousse,

Pendant que l'arbre en fleur, à la molle secousse

Qu'imprime à ses rameaux la caresse du vent,

Murmurait de plaisir, Léon partit suivant

Un ruisseau vagabond dont la course s'achève.

Il arrive bientôt au vieux pont qui s'élève

Au-dessus du torrent, dans le clos de Boisvert;

Puis, longeant le chemin qui serpente couvert,

Par le soin des aïeux, d'arbres de toute sorte,

Il vient avec émoi passer devant la porte

De la blanche maison du père Jean Lozet.

La porte était ouverte. Un regard indiscret

Lui permit d'entrevoir, près de son père assise,

Dans l'appartement clair, l'adorable Louise.

Elle n'aperçut point le sauveur du vieillard.

Et Léon s'éloignant retournait son regard

Vers ce toit qui gardait, avec son espérance,

Une si grande part de sa courte existence.


Le jour allait mourant. Dans les cieux empourprés

Son éclat radieux s'éteignait par degrés,

Comme s'éteint l'amour vers le soir de la vie.

Les sapins allongeaient, sur la tiède prairie,

Leurs cônes verdoyants d'où montaient les parfums.

Sans cesse tourmenté de pensers importuns,

Le marin descendit à la grève tranquille

Par un petit soutier tortueux, difficile,

Découpé dans le cap. Déjà la mer montait.

Le flot envahisseur où le jonc vert flottait

Courait rapidement sur la sonore plage,

Noyant d'abord le sable avec le coquillage,

Puis bientôt, à leur tour, les scintillants galets,

Puis enfin les rochers qui semblaient des îlets.

Telle la mer montait et nivelait la rive,

Toute inégalité devant sa marche vive

Disparaissant soudain; et telle aussi la mort,

Corrigeant d'ici bas les caprices du sort,

Sous son flot implacable, engloutit et nivelle,

En semant, sans pitié, la terreur autour d'elle,

Toute inégalité chez les pauvres humains.


Dans le calme du soir, bientôt, des cris lointains

Du jeune homme rêveur frappèrent les oreilles.

Il ne s'en émut point; car des clameurs pareilles

S'élèvent, bien souvent, du rivage ou des flots.

Il marchait au hazard, songeant aux vils complots

Qu'avaient faits, pour le perdre, en leur farouche haine,

Ruzard et l'Indien, traînant comme une chaîne

Des regrets éternels et d'inutiles jours,

A peine, au souvenir de ses chastes amours,

Un souris fugitif errait-il sur sa lèvre:

Puis, il sentait courir le frisson de la fièvre

En pensant à Lozet, cet entêté vieillard

Qui lui devait la vie et fuyait son regard,

Comme pour n'avoir pas à rendre témoignage

Au dévoûment profond, au sublime courage

De celui qu'il croyait son ennemi mortel.


Ruzard faisait toujours de son lugubre appel

Retentir les échos de la rive agréable.

Le fleuve était uni comme un désert de sable

Lorsque nul vent ne souffle et qu'un soleil ardent

Fait scintiller au loin la poussière d'argent.

Le marin fit glisser sur la nappe azurée

Un canot que déjà soulevait la marée;

Puis, se jetant dedans, il prit un aviron

Qu'il enfonça dans l'onde ainsi que l'éperon

S'enfonce dans le flanc d'un coursier qui se cambre.

De larges gouttes d'eau, comme des éclats d'ambre,

Tombèrent de la rame, et le canot de pin

Vola comme un oiseau sur le fleuve serein.


Léon vira de bord quand il fut loin de terre

Et regarda longtemps, tantôt le cap austère,

Tantôt la côte douce avec ses grands bosquets

Où la lune jetait, comme d'ardents bouquets,

Ses gerbes de rayons, ses faisceaux de lumière.

Rien n'était beau déjà, dans ces temps, Lotbinière,

Comme tes bords féconds qui s'inclinent, parfois,

Couronnés de foins verts ou couronnés de bois;

Qui se courbent en arcs; qui parfois se hérissent

En vastes murs de tuf dont les pieds s'engloutissent,

A chaque flux des mers, dans les profondes eaux,

Et dont les noirs sommets, à travers les rameaux,

Montrent, comme des nids, les blanches maisonnettes!


Au sein des ilôts muets, plus fortes et plus nettes

S'élevèrent alors les voix des délateurs.

Ces deux fourbes hurlaient voyant, sur les hauteurs,

Les arbres et les toits rayonner à la lune

Comme pour les narguer dans leur triste infortune.

L'Indien regardait le grand bois des hurons;

Ruzard, la Vieille-Eglise et ses beaux environs.

Jamais plus en ces lieux ils ne pourront se rendre!

A la gorge, déjà, la vague vient les prendre

Comme l'infâme main d'un bandit sans pitié.

Ils râlèrent bientôt, étouffés à moitié,

Comme si le bourreau, créature infernale,

Leur eut serré le cou de sa cordes fatale.


Léon, surpris enfin de ces cris répétés,

Dirigea son canot sur les flots argentés

Vers l'endroit où devaient, dans un péril extrême,

Être les malheureux. En avançant il sème,

Du bout de l'aviron, des gouttes de cristal

Que la lune revêt d'un éclat sans égal.

Il croit dans la pénombre apercevoir des ailes

Qui fouettent le flot pur. Longues, noires et grêles,

Elles ne nagent point se glissant sur les eaux,

Ou volant dans les airs comme font les oiseaux.

Il approche toujours, il approche sans cesse.

Les simulacres d'aile avec moins de vitesse

S'agitent maintenant. Il se hâte soudain

Et plonge l'aviron d'une fébrile main;

Car il a reconnu des hommes, ses semblables,

Qui descendent, hélas! sous les flots innombrables,

Après avoir jeté dans les cieux de vains cris,

Après avoir longtemps de leurs longs bras meurtris

Appelé du secours et repoussé les vagues.

Léon éprouve alors des terreurs sombres, vagues;

Il craint de ne pouvoir sauver les malheureux,

Et pousse comme un trait sa nacelle vers eux.

Quelle tentation, quelle idée inhumaine,

Comme une ombre passa dans son âme sereine,

Alors qu'il reconnut ses lâches ennemis!

Ruzard et Tonkourou, dans l'espoir raffermis,

Soulevaient sur les eaux leurs têtes basanées:

Ces deux têtes, de loin, semblaient guillotinées.

Ils élevaient leurs bras ruisselants, engourdis.

Léon ne bougeait plus.--«Approche, ô Léon! dis

«Que tu vas nous sauver! que ton âme pardonne!...

«Oh! viens donc, par l'enfer! approche, approche! donne,

«Oh! donne-nous la main pour nous aider un peu!

«Ah! sauve-nous, Léon, pour l'amour du bon Dieu!...»

Ainsi parlait Ruzard, et sa voix étouffée

Envoyait ces mots-là dans les flots par bouffée.

Léon n'hésite plus: il prend par les cheveux

Et ramène vers lui, de son bras vigoureux,

Le compagnon mourant de Tonkourou le traître.


Son regard adouci ne laisse plus paraître

Qu'une noble pitié. Sans prononcer un mot

Le huron musculeux monta dans le canot.

On eut dit qu'il souffrait un horrible supplice.

A retirer des flots son infâme complice

Il aida le marin. Ruzard, en ce moment,

Avait, demi-noyé, perdu le sentiment.

Ses yeux ne voyaient plus, son oreille était sourde;

Dans le fond du vaisseau, comme une masse lourde

Il roula pesamment. Léon lui prit les bras,

Puis il les fit mouvoir longtemps de haut en bas:

Les poumons dilatés d'un souffle pur s'emplirent,

Et du noyé, bientôt, les regards s'entr'ouvrirent.

Qui dira ce qu'alors ces trois hommes pensifs,

Voguant avec lenteur loin des sombres récifs,

Sentirent se passer dans le fond de leurs âmes?

Celui qu'on persécute, et qu'en de noires trames

Enveloppent, hélas! depuis des jours nombreux,

Sans trêve, sans merci, des hommes dangereux,

Ainsi que l'araignée attentive et farouche,

Enveloppe en sa toile une imprudente mouche;

Celui-là, par amour, loin des yeux des mortels,

Vient sauver de la mort ses ennemis cruels,

Sur l'écueil redoutable où, d'un péril extrême,

Ces hommes autrefois, le sauvèrent lui-même,

Mais par la soif de l'or et par cupidité.

Il aurait pu les voir dans leur perplexité

Lui demander pardon, implorer sa clémence!

Il aurait pu les voir, pleins d'une haine immense,

Tous deux, fatalement, périr là sous ses yeux,

Sans pouvoir l'entraîner dans l'abîme avec eux;

Mais il n'oublia point, ce chrétien magnanime,

Du Dieu crucifié l'enseignement sublime;

Et sur les sables d'or des rivages déserts

Il s'en vint déposer les deux hommes pervers.



CHANT TROISIÈME

LA TACHE DE SANG


Le lendemain matin une lumière pure

Faisait, d'un doux éclat resplendir la nature;

Les cloches se berçaient dans les lointains clochers;

Les flots en murmurant caressaient les rochers;

On entendait la voix des jeunes ménagères

Qui s'en allaient, chantant, traire, dans les fougères,

La génisse féconde. A son premier réveil,

D'un sourire Léon salua le soleil.

Il se trouvait heureux. En effet rien ne donne,

Comme le souvenir d'une action bonne,

Rien ne donne de joie et de contentement.


Ruzard et Tonkourou, de ce doux sentiment

Qu'inspire la nature à l'âme vertueuse

Ne goûtaient pas le charme; et leur nuit soucieuse,

Leur criminelle nuit se prolongea bien tard.

Le rayon du soleil qui passait comme un dard

Dans les feuilles de l'orme et le châssis de verre;

Le nid qui gazouillait dans la mousse légère;

Les suaves senteurs qui montaient du rameau,

Rien à leurs tristes yeux, rien ne paraissait beau.


Le huron éprouvait un sentiment étrange:

Il en était surpris. C'était comme un mélange

De haine et d'amitié, de crainte et de respect.

Il évitait chacun, se montrait circonspect,

Et paraissait ourdir quelque trame nouvelle.

Le sauvage se venge et sa haine est cruelle;

Mais d'un bienfait il garde aussi le souvenir;

Et, plein de confiance, il attend l'avenir

Pour exercer sa haine ou bien sa gratitude.


François était aussi plus morose et plus rude,

Et sa bouche jetait un énorme juron

Quand il se souvenait qu'il devait à Léon,

A Léon son rival, le bonheur et la vie.

Son âme rancunière, au lieu d'être attendrie

S'irritait davantage et s'emplissait de fiel,

Et dans sa rage sourde il insultait au ciel.


Léon ne disait pas à la foule indiscrète

Sa sublime action. Il la tenait secrète

Comme on aurait tenu quelques actes honteux.

Mais la vieille Lalal, d'un regard curieux

Avait vu s'éloigner les deux amis fidèles

A l'heure où, sur les eaux la nuit ouvrait ses ailes;

Elle avait reconnu du sauvage huron

Le fin canot d'écorce et l'agile aviron.

Elle les vit ensuite, à l'éclat de la lune,

Dans leurs habits trempés, après leur infortune,

S'éloignant tout confus du canot de Léon.

Elle eut de l'accident quelque léger soupçon.

Elle voulut savoir plus au long l'aventure,

Et s'avança vers eux, donnant à sa figure

Un air d'inquiétude et de compassion.

Mais les deux scélérats, sans faire attention

Aux discours importuns de la vieille commère,

Entrèrent, le coeur plein d'une pensée amère,

Sous le toit de Ruzard où, déjà, tous les deux

Dans l'ombre ils ont tramé plus d'un projet hideux.

La vieille cependant ne perdit pas courage,

Et, dès le lendemain, courant dans le village,

Elle faisait partout du triste événement

Dont elle avait alors un soupçon seulement,

Elle faisait partout l'intéressante histoire;

Et si quelque malin refusait de la croire,

Elle l'apostrophait d'une terrible voix.

Elle fit, ce jour-là, son récit tant de fois

Qu'elle finit aussi par y croire elle-même.


Bientôt le marin, grâce à la faconde extrême

De la vieille Lalal qui ne se taisait pas,

Vit les bons habitants se presser sur ses pas,

Redire sa valeur, vanter son héroïsme,

Lui rendre ce respect que dans leur égoïsme

Ils avaient cru, trompés par d'infâmes discours,

Devoir lui retirer peut-être pour toujours.


La cloche de l'église, au lever de l'aurore,

Jeta ses gais tintons dans l'air pur et sonore.

Les paysans du bourg, en habits de travail,

Par groupes réunis devant le haut portail,

Vinrent entendre tous, suivant un saint usage,

La messe basse, avant d'aller à leur ouvrage.

Quand l'airain solitaire eut jeté son appel,

Quand le prêtre, en chasuble, avança vers l'autel,

Après s'être signés avec de l'eau bénite,

Tous, dans les bancs vernis s'agenouillent de suite,

Priant avec ferveur, adorant avec foi.


En arrière, pourtant, le long de la paroi,

Un homme aux longs cheveux, au visage de cuivre,

Paraissait inquiet et ne savoir pas suivre

Les hauts enseignements du sacrifice saint.

Son oeil était hagard et son aspect contraint.

Il n'entrait pas souvent dans le lieu de prière

Et paraissait sentir qu'une immense barrière

Le séparait encor du fidèle troupeau.

On eut dit que parfois, semblable au vermisseau,

Il allait se courber jusque dans la poussière,

Et parfois on eut dit que de son âme altière

Allait soudain jaillir un orgueilleux défi...

Son regard, par le vin ou les larmes bouffi,

Errait, de temps en temps, sous la voûte éclatante,

Et comme le jouet d'une force latente,

Venait sur une vierge humblement à genoux

Se reposer toujours en perdant son courroux.


Après la sainte messe, à l'autel de Marie

La jeune fille vint, des fleurs de la prairie,

Offrir pieusement un gracieux bouquet;

Puis elle récita, son humble chapelet,

Elevant ses beaux yeux vers la niche étoilée

Où souriait d'amour la Vierge immaculée.

Et l'homme aux longs cheveux, en arrière des bancs

Restait seul, appuyé contre les piliers blancs.

Quand la vierge sortit du temple solitaire,

Il la suivit de près. Il paraissait se faire

Dans le coeur de cet homme un terrible combat.

Nul n'eut été surpris, soit qu'alors il tombât

Aux pieds de cette enfant qui venait de la messe,

Ou soit qu'il la perçât d'une lame traîtresse.


Il la suivit ainsi jusqu'au petit ruisseau

Qui longe, aride et creux, de Michel Robineau

Et la maison jolie et la féconde grange.

Alors il s'arrêta comme un homme qui change,

Par un soudain caprice, et d'idée et d'avis;

Puis, venant sur ses pas par les chemins suivis,

Il alla soucieux jusqu'à la Vieille-Eglise,

Descendit le coteau, suivit la plage grise

Où le flot rayonnait comme un vaste miroir,

Et disparut enfin derrière un rocher noir

Qui du bois des hurons termine encor la pointe.

Bientôt, frappant du pied une porte disjointe,

Comme un spectre il entra sous un chaume indigent.


--«Tonkourou, par l'enfer! qu'as-tu fait de l'argent

«Qu'un de ces derniers jours, les anglais de la ville

«T'ont sans doute compté pour ta démarche vile?»

Dit la vieille Simpière aux regards alourdis

A l'homme qui venait d'entrer dans le taudis.

--«Te voilà scrupuleuse! Allons, vieille, à ton aise:

«La farce, en vérité, ne serait pas mauvaise,»

Répondit le huron en tombant dans un coin

Sur un sale grabat de feuillage et de foin.

--«Scrupuleuse! dis-tu; suis-je donc si niaise?....

«Je hais tous les anglais car je suis irlandaise!»

--«Ah! ce n'est pas l'horreur de ma noire action?»

Sans prêter au sauvage aucune attention,

La sorcière porta jusqu'à son oeil perfide

Un flacon tout rempli d'un noirâtre liquide,

L'agita quatre fois, et de plus en plus fort,

Se tournant vers le sud, se tournant vers le nord,

Vers l'est et le couchant. De ses lèvres lubriques

En même temps tombaient des mots cabalistiques.

L'infernale liqueur s'altérait à ce jeu

Et semblait se changer en globules de feu.

Soudain le noir flacon prit une teinte rouge

Et, fumant, s'épandit sur le plancher du bouge

Qui demeura souillé d'une tache de sang;

Ainsi l'on voit, parfois, les ondes d'un étang

Où tombe le canard que le plomb vient d'atteindre,

Frémir légèrement et de pourpre se teindre.


La vieille regarda d'un oeil épouvanté,

Sur le plancher de bois, le flacon enchanté.

Comme un nid de serpents sans cesse bruit et grouille,

Ses longs cheveux mêlés que la vermine souille

Se tordent sur son cou; sa poitrine de fer

Se gonfle en gémissant comme un flot de la mer;

Une flamme inconnue anime sa figure;

Elle fixe longtemps l'épouvantable augure,

Et sa bouche frémit; et ses doigts encor blancs

Déchirent les haillons qui cachent mal ses flancs:

--«Du sang! du sang! dit-elle, enfin, d'une voix rauque,

En secouant d'horreur sa chevelure glauque:

«Du sang! du sang sur nous! Arrêtez, malheureux!...

«Maudits soient les anglais! Du sang! du sang sur eux!...

«Les combats seront beaux! Je vois passer des ombres!...

«Brillantes celles-ci, mais celles-là, bien sombres!...

«Le soleil ne luit pa! le ciel est orageux!

«Le nombre n'est pas grand des soldats courageux!...

«Sous leurs toits avilis restent cachés les lâches!

«Déjà leurs fronts courbés portent d'ignobles taches!...

«Les fers seront rompus!... Et d'immortels échos

«Diront à l'avenir la gloire des héros!...»

Ouvrant ses bras tremblants la hideuse sorcière

Lourdement s'affaissa dans sa noire chaumière.

Tonkourou stupéfait sortit sans dire un mot;

Et la tache de sang disparut aussitôt.



CHANT QUATRIÈME

SOUS L'ORME


Le calme enveloppait les fertiles campagnes.

Comme une lampe d'or, au-dessus des montagnes

Le soleil suspendait son disque radieux.

Les oiseaux, sous les bois, disaient leurs doux adieux

Au jour qui s'effaçait comme s'efface un rêve.

Le flot silencieux sur le tuf de la grève

Dormait comme un enfant qui n'a point de remords.

Comme un vaisseau qui brûle en voguant loin des bords

Fait resplendir la mer de mille gerbes blondes,

Et, petit à petit, dans les vagues profondes

S'enfonce étincelant: de même le soleil

Qui faisait rayonner de son éclat vermeil.

Les champs remplis d'arôme et les ondes limpides,

Derrière les sommets des fières Laurentides

Descendit lentement. Et les nuages gris

Parurent s'embellir d'un cercle de rubis

Comme le cou bronzé d'une riche créole;

Et les lointains coteaux d'une pure auréole

Virent au même instant se couronner leur front.

Quand les jours du jeune âge et des plaisirs s'en vont,

Quand arrive, sans bruit, le soir de l'existence,

De ses reflets dorés la douce souvenance

Enveloppe nos coeurs et nos esprits émus,

Et nous croyons revivre aux temps qui ne sont plus.

Livrant ses longs cheveux à la brise jalouse,

Louise vint s'asseoir sur la molle pelouse,

Au pied de l'orme fier qui voilait le chemin.

Pensive, elle froissait, d'une distraite main,

Les feuilles sans couleur des rameaux détachées.

La pauvre enfant souffrait, mais ses douleurs cachées

Ne cherchaient point, hélas! d'inutiles appuis.

La vierge périssait dans ses tristes ennuis,

Comme la jeune fleur, la fleur étiolée

Qui n'a point de soleil au fond de la vallée.

Au saint temple, souvent, elle allait le matin,

Souvent elle y voyait l'infortuné marin

Prier avec la foi dont un homme est capable.

Elle pensait alors: Non, il n'est pas coupable!

Quand le coeur est mauvais peut-on rester ici?

Devant le Saint des Saints peut-on prier ainsi?

Et parfois, en sortant, après la sainte messe,

Ils échangeaient, tous deux, quelques mots de tendresse,

Epanchaient les tourments de leurs coeurs affligés.

Mais, hélas! aussitôt, ils étaient obligés,

Pour ne pas éveiller la vile calomnie,

Pour ne dissiper par l'admirable harmonie

Qui régnait sous le toit du père Jean Lozet,

Ils étaient obligés de voiler leur regret,

Et de se fuir toujours, comme si leurs deux âmes

N'avaient pas ressenti les plus ardentes flammes.


Or la Ledroit disait en tournant son rouet:

Le père Jean s'aveugle: on en fait un jouet.

«Il ne s'aperçoit pas que sa belle Louise

«S'en va, chaque matin, rencontrer, à l'église,

«Le jeune capitaine oublieux de la mer.»

Et, d'un autre côté, prenant un ton amer,

La femme de Gagnon, toujours à sa fenêtre,

Répétait, chaque fois qu'elle voyait paraître,

Au détour du chemin, la vierge au bel oeil noir:

--«Voilà comme on remplit, maintenant, son devoir:

«Aux volontés d'un père, en riant l'on s'oppose:

«Et l'on vient à la messe afin, je le suppose,

«De passer pour pieuse en rêvant aux amours.»


Distillez votre fiel! mentez! mentez toujours!

O langues de vipère, ô venimeuses langues!

Débitez sur les toits vos infâmes harangues!

Dénigrez la vertu! Dans vos feintes douleurs

Du vice prêtez-lui la forme et les couleurs!

Sur le pur diamant, dans leur folle colère,

Vos dents se briseront comme un jouet de verre!

Du nuage qui passe à la voûte des cieux

On voit l'ombre flotter sur les champs radieux:

En été, l'on croirait qu'alors la fleur se fane;

L'on croirait, en hiver, que sur la rive plane

La neige n'est plus blanche. Et le nuage altier

Passe fier de son oeuvre en son vaste sentier:

Et quand il est passé la fleur est encore vive,

Et la neige encor blanche au champ et sur la rive.


Or Louise rêvait sur le gazon moelleux,

Ecoutant les soupirs que les grillons frileux

Poussaient, en se cachant, sous la mousseuse roche.

Le départ de Léon, maintenant, était proche;

Elle le savait bien, mais cachait ses regrets

Et dérobait sa peine aux yeux des indiscrets.

Elle se consumait dans une vaine attente,

Ne voyant plus paraître, à l'aurore éclatante,

Au déclin du jour pur ne voyant plus venir

Celui-là dont son coeur garde le souvenir.

Or Louise rêvait à ce sauvage sombre

Qui s'était, à l'église, agenouillé dans l'ombre,

Auprès des hauts piliers qui portent le jubé;

A ce vieux Tonkourou qui, cheminant courbé,

La suivit si longtemps sur la route poudreuse;

Car c'était elle, enfin, la fille matineuse.

Qui vint, après la messe, avec ses tristes pleurs

A l'autel de la Vierge apporter quelques fleurs.


Pendant qu'elle rêvait de chose triste ou tendre,

Sur l'herbe, derrière elle, un pas se fit entendre.

Elle tourna la tête, et son regard serein

Rencontra le regard du valeureux marin.

Une vive rougeur couvrit sa fraîche joue,

Comme un rayon de jour qui descend et se joue

Sur l'azur de la mer. Comme un souffle embaumé

Entr'ouvre d'une fleur le calice fermé,

Un sourire entr'ouvrit sa bouche ravissante.

--«Mon âme, ô mon ami, vous est reconnaissante;

w Vous avez arraché mon vieux père à la mort,»

Dit-elle, en se levant avec un doux transport.

--«O Louise! reprit le jeune capitaine,

«Votre douce amitié, soyez-en bien certaine,

«Est un trop noble prix pour tout ce que j'ai fait!...»

Puis, après un moment:--«Votre père me hait,

«Mais je vais m'éloigner, vous le savez sans doute.

«Demain, avant le jour, je serai sur la route.

«De braves compagnons veulent s'unir à moi

«Pour secouer le joug d'une pesante loi.

«A Montréal, déjà, l'on s'agite, l'on s'arme!

«La voix de Papineau, comme un tocsin d'alarme,

«A réveillé partout le courage endormi.

«Que m'importe la mort?»--«O Léon, mon ami,

«Vous me quittez sitôt? vous voulez que je meure?

--«Louise, j'ai tardé pour vous jusqu'à cette heure.

«J'espérais de Lozet vaincre l'entêtement;

«J'espérais que son coeur me rendrait franchement

«Sa profonde amitié, sa noble confiance!

«J'espérais qu'à la fin une douce alliance....

«Mais pourquoi rappeler tant de voeux superflus?

«J'espérais, ô Louise, et je n'espère plus!...»

Et le jeune marin, sur un siége de mousse

Attira lentement la vierge aimante et douce.

Un souffle tiède et pur caressait les rameaux;

On entendait, auprès, babiller les ruisseaux:

De suaves senteurs montaient de la prairie,

Et les grillons dansaient sur la mousse fleurie.

Comme un glaïeul se penche au bord d'un lac d'azur,

Louise avait penché son front brillant et pur.

Une larme de feu roulait dans sa paupière:

Une immense douleur l'étreignait toute entière.

Dans la main de Léon sa fine et brune main

S'oubliait. Les soupirs soulevaient son beau sein,

Comme un brillant soleil, au front de la colline

Soulève, le matin, les vagues de bruine,

Comme le vent du soir soulève les flots bleus.

Comme un voile jaloux, dénoués, ses cheveux

En chatoyants anneaux roulaient sur son épaule.

Elle était suppliante et comme un jeune saule

Auprès du chêne altier qui le garde des vents.

Sur le chemin désert les feuillages mouvants

Du jour qui s'éteignait faisaient, dans la poussière,

Légèrement danser la moelleuse lumière;

Et flottant dans la pourpre, au bord du firmament,

Les nuages dorés, tour à tour mollement,

Venaient se fondre ensemble en un baiser suprême.

Mille gazouillements d'une douceur extrême

Sortaient des petits nids cachés sous les rameaux.

Et Louise et Léon ne trouvaient plus de mots

Pour dire, en cet instant, ce qu'éprouvaient leurs âmes.

Suspendus l'un à l'autre, humides, pleins de flammes,

Seuls leurs regards brûlants pouvaient parler alors,

Et de leurs coeurs émus révéler les transports.

De ses chastes reflets, de ses ivresses pures

L'amour puissant et doux inondait leurs figures.

Ils oubliaient la terre; ils n'attendaient plus rien;

Ils étaient l'un de l'autre à jamais le seul bien!

Et dans son vol coquet la nocturne phalène

Effleurait leurs cheveux de son aile d'ébène;

Et les grillons mutins, sous les épais gazons,

Chantaient plus doucement leurs timides chansons.

L'air était saturé d'un merveilleux arôme;

Et l'étoile perçait le gigantesque dôme

De l'orme palpitant qui couvrait tant d'amour!

Au couchant s'éteignaient les derniers feux du jour.

Un voile de vapeur s'éleva de la plage.

Enivré de parfums, le papillon volage

S'endormit sur le sein de la brillante fleur;

Les forêts et les champs perdirent leur couleur,

Et le ciel vit pâlir sa radieuse teinte.

Dans le silence, alors, comme un métal qui tinte,

S'éleva, tout à coup, un son vibrant et pur;

Et l'orme tressaillit, et son feuillage obscur

Frémit comme aux baisers d'une légère brise.

Le chantre aérien, ouvrant son aile grise,

Eparpillant dans l'air ses refrains les plus beaux,

Voltigea, quelqu'instant de rameaux en rameaux.

Il imitait les pleurs d'une dolente flûte,

Les soupirs des roseaux et la vague qui lutte

Contre le tuf léger ou le roc nu des bords.

Ces cris attendrissants, ces sublimes accords

Empruntaient à la nuit, empruntaient au silence

Un charme inexprimable, une douceur immense.

Les échos du rivage et les échos des bois,

Par cette voix divine éveillés à la fois,

Se prirent à chanter comme dans le délire.

Jamais harpe sonore et jamais molle lyre

Ne remplirent le ciel de sons plus ravissants!


Les deux tendres amis écoutaient frémissants

Cette voix qui chantait comme la voix d'un ange.

Le jeune homme, surtout, pris d'une ivresse étrange,

Le visage tourné vers la branche où l'oiseau

Modulait, glorieux; son chant toujours nouveau,

Le jeune homme pleurait. Sa figure animée

A sa douce compagne apparut transformée.

On eut dit que ses yeux, dilatés et rêveurs,

Découvraient à travers un nuage de pleurs,

Quelque chose, dans l'air, de divin ou d'horrible,

Quelque chose d'étrange et, pour d'autre, invisible

Un rayon de son âme, en ce moment de paix,

Déchira du passé le voile sombre, épais,

Ainsi qu'un vif éclair déchire la bruine

Oh se baigne le pied de la verte colline.

Alors il vit le seuil d'une blanche maison

Et des ébats d'enfant sur le moelleux gazon;

Il sentit les baisers d'une mère chérie;

Il vit un homme aimé venir par la prairie.

Il crut avoir déjà, près d'un arbre pareil,

Ecouté, tout heureux, au coucher du soleil,

Un chant aussi suave, une harmonie égale!

Il crut se souvenir d'une tête infernale

Qui parut, tout à coup, derrière l'arbre altier!

Il crut sentir sur lui tomber un bras d'acier!

Alors il s'échappa de sa lèvre sereine

Un cri rauque, étouffé, comme ces cris de peine

Qu'on pousse quelquefois pendant un lourd sommeil.

Comme le météore au fond du ciel vermeil,

Comme la luciole au milieu de la plaine,

Ainsi la vision du jeune capitaine

S'envola tout à coup. L'oiseau chantait toujours.

Léon se ressouvint de ses douces amours.



CHANT CINQUIÈME

L'ARRESTATION


Pendant que les amants causaient d'une voix tendre,

Cependant sur la route, au loin, se fit entendre

D'un cheval vigoureux le rapide sabot.

Le cocher fouettait fort, et le cheval, bientôt,

Au seuil de la maison s'arrêta blanc d'écume.

Lozet était sorti; car il avait coutume

D'aller fumer, le soir, avec quelques voisins,

Pour parler de labours, de chevaux où de grains.

Ce soir-là, toutefois, pour voir son futur gendre,

Jusqu'à la Vieille-Eglise, il avait dû se rendre.

Léon le vit entrer sous le toit de Ruzard,

Et, vers la vierge aimante, il courut sans retard.


Dès que devant le seuil s'arrêta la voiture

Louise s'avança. Sa superbe stature

Se dessinait dans l'ombre avec grâce et fierté.

Son noble compagnon marchait à son côté.


Assis sur le devant d'une haute calèche,

Un cocher de son fouet faisait claquer la mèche.

Sur le siège d'arrière, immobiles et froids,

Se profilaient en noir deux moroses bourgeois.

Le cocher descendit pour frapper à la porte;

Il aperçut Louise. Alors, d'une voix forte:

--«Jeune fille, dit-il, s'il vous plaît, dites-moi

«Où je verrai Léon, un marin, par ma foi!

«Un marin sans pareil, qui fit sur ce rivage,

«A la fin de l'automne, un si triste naufrage.»

Léon, un peu surpris, fit encor quelques pas

Pour voir si ses regards ne se souviendraient pas

De ce brave étranger qui semblait le connaître.

En même temps la vierge, orgueilleuse peut-être

Du renom de Léon, de son amour si doux,

Répondit au cocher:--«La fortune est pour vous:

«Laissez se réjouir votre amitié fidèle,--

Et, montrant de la main le marin tout près d'elle:--

«Celui que vous cherchez, regardez, le voici!»

--«Vous êtes prisonnier! Ne bougez pas d'ici!

Dit le cocher brutal empoignant le jeune homme:

«Et si vous vous défendez, par Dieu! l'on vous assomme!

Il n'avait pas fini qu'un rude coup de poing

L'avait comme une feuille envoyé tomber loin.

Mais dans le même instant, sautant de leur voiture,

Les autres étrangers à la rouge figure

Se jettent tous les deux sur le vaillant marin,

L'écrasent sur le sol et l'enchaînent enfin.


Louise est interdite: elle croit faire un songe

En voyant le malheur où sa parole plonge

Son tendre bien aimé, l'infortuné Léon.

Elle tombe à ses pieds, lui demande pardon,

Embrasse ses deux mains et les mouille de larmes.

Elle appelle au secours: elle éloigne les armes

Que sortent du fourreau les farouches anglais;

Car les deux étrangers aux coeurs durs et mauvais

Etaient fils d'Albion et gens de la police.

Pour le jeune marin, le plus affreux supplice

Etait cette douleur de la fidèle enfant.

--«O! Louise! il disait, ne pleure pas autant:

«Il faut, tu le vois bien, il faut que je m'en aille.

«J'aurais voulu, c'est vrai, tomber dans la bataille:

«N'importe! je l'espère, on combattra sans moi.

«Ma vie à ma Patrie et mon amour à toi!»


La mère Jean Lozet, par le bruit attirée,

Avait ouvert la porte. Inquiète, effarée,

Elle tâchait de voir en se tenant dehors

L'étrange événement qui se passait alors.


Les deux sombres anglais s'entretenaient ensemble.

--«Est-il quelque danger que le peuple s'assemble

Et prenne le parti de notre prisonnier?

Demandait le plus vieux.--«Goddam! pour un denier,

Si nous pouvons avoir Tonkourou le sauvage,

Nous le ferons garder toute la nuit, je gage,»

Répondait'le second--«Et nous boirons un coup?»

--«Et nous boirons, mon cher, et nous rirons beaucoup,

«Et toujours aux dépens des canadiens stupides.»


Les traits du prisonnier étaient pâles, livides,

Et ses mains se crispaient dans leurs ignobles fers.

Alors il se tourna vers ces hommes pervers:

--«Canaille!» grinça-t-il, leur crachant à la face.

Il allait payer cher cette effrayante audace,

Mais Lozet arriva suivi de Tonkourou.

--«Malheureux! vous serez accroché par le cou!»

Dit, en montrant le poing à sa noble victime,

Celui des deux anglais dont la figure infime

Avait été souillée avec tant de mépris.

Le sauvage et Lozet s'arrêtèrent surpris.

Quand le vieux Jean connut quels motifs équitables

Amenaient à son seuil les sévères constables,

Il ne put s'empêcher d'avoir, intimement,

Un sentiment de joie et de contentement.


La foule emplit bientôt la maison toute entière.

Pour mieux voir dans la nuit contractant sa paupière,

Tonkourou reconnut le plus vieux des anglais.

A voix basse il lui dit:--«Frère, si tu voulais,

«Si tu voulais donner quelques pièces sonnantes,

«Tu pourrais de la nuit passer les heures lentes

«Sur une molle couche, et dans un doux sommeil:

«Tonkourou veillerait. Au lever du soleil

«Avec ton prisonnier tu te mettrais en route.

«Tu sais mon dévoûment, ne le mets pas en doute.»


Le huron, recourbé comme sous un fardeau,

Laissant son vieux taudis recouvert de bouleau,

Laissant sur le sol nu son infâme compagne,

Avait, jusques au soir, erré dans la campagne

Comme un esprit en peine, un fantôme maudit.

Il était tourmenté? regardait, interdit,

Le travail merveilleux opéré dans son âme.

Il voulait de sa haine aiguillonner la flamme:

Mais quand il évoquait l'objet de sa fureur

Il voyait aussitôt apparaître, ô terreur!

De son sauveur béni la suave figure.

Le matin, il osa de sa présence impure

Souiller le temple saint. Il n'avait plus la foi,

Et pourtant il sentit un saisissant effroi

Quand le prêtre éleva la céleste victime:

Il comprit, tout à coup, la grandeur de son crime.

Et quand, après la messe, il marcha lentement

Sur les pas de Louise, il voulait humblement

Tomber à ses genoux, et, comme à son bon ange,

Lui dire le secret de sa vengeance étrange.

Mais une fausse honte, hélas! lia sa vois.

Il retourna pensif au milieu de ses bois.

Le soir il rencontra, près de la Vieille-Eglise,

Jean Lozet et Ruzard qui parlaient de Louise.


La maison reposait dans un calme profond.

De son reflet paisible étoilant le plafond,

La chandelle de suif, sur une large table,

Fondait avec lenteur. Le cocher détestable,

Craignant de voir s'enfuir l'agile prisonnier,

Ne se reposait pas. Son esprit rancunier

Se souvenait encor du coup de poing terrible.

Il trouvait cependant un charme irrésistible

Au large flacon noir déposé près de lui.

Et, pour chasser un peu du silence l'ennui,

Il savourait souvent la liqueur distillée.

Avec lui Tonkourou, dans la longue veillée,

Trinquait fidèlement. Dans la paix de la nuit

Parfois on entendait un doux et léger bruit;

Et c'était une voix qui disait des prières.


Les agents de police avaient clos leurs paupières:

Ils avaient bu le rum tous deux avec excès;

Tous deux s'étaient couchés contents de leur succès,

Et ronflaient bruyamment en rêvant de potence.

Un remords importun venait avec constance

Troubler le coeur trop dur du père Jean Lozet.

Il sentait, le vieux Jean, comme un vague regret

De l'animosité persistante mais vaine

Qu'il avait témoignée aux brave capitaine.

Et Louise priait en répandant des pleurs:

Elle voulait mourir, et ses tristes douleurs

Se révélaient alors dans une tendre plainte.

Le pauvre prisonnier, sans espoir mais sans crainte,

Soutenant des gardiens le farouche regard,

Dans un coin de la salle était seul à l'écart.

Par derrière le dos ses mains étaient liées:

Tel un oiseau captif dont les ailes pliées

Ne peuvent plus au ciel prendre leur noble essor.

Tonkourou dans sa main tenait des pièces d'or

Qu'il faisait, par instant, reluire à la chandelle.

C'était la récompense et le prix de son zèle.


Comme un baume divin qui calme tous les maux,

Le sommeil secoua ses odorants pavots

Sur les yeux fatigués par les pleurs et les veilles.

Nul soupir, nul sanglot n'arrivaient aux oreilles,

Hors le tic tac plaintif, lugubre, régulier,

Le tic tac éternel du large balancier

Qui passait, repassait en répétant sans cesse

Que le temps, triste ou gai, s'envole avec vitesse.


Le cocher avait bu: l'ivresse le surprit,

Et d'épaisses vapeurs noyèrent son esprit:

Comme une masse inerte il roula sur la dalle.

Le féroce huron restait seul dans la salle:

Un éclat inouï s'échappait de ses yeux.

Armé d'un fer aigu, sombre, silencieux,

Il s'approche à pas lents du prisonnier paisible

Qui le regarde en face et demeure impassible.


Quand le soleil levant empourpra les châssis,

Les constables, dispos, sortirent de leurs lits

Et burent au succès de leur noble entreprise.

--«Décidément, dit l'un, le sort nous favorise.»

--«Oui, oui, répliqua l'autre, et le huron aussi.»

Ils rirent aux éclats.--«Tout est bien calme ici,»

Repartit le premier d'une voix assez basse.

--«Il faut que l'on s'éveille et puis que l'on nous fasse,

«Avant notre départ, un déjeuner pompeux,»

Ajouta le second.--«Un déjeuner pour deux:

«Le cocher jeûnera: que le diable l'emporte.»

--«Le prisonnier de même.» Alors, ouvrant la porte,

Les anglais, en causant de ce ton familier,

Entrèrent dans la salle où le fier prisonnier

Avait été commis aux soins du vieux sauvage.

Le cocher, n'ayant plus de ses esprits l'usage,

Dormait profondément le front sur le plancher.

Les anglais, du regard se prirent à chercher

Le sauvage et Léon. La suite était déserte.

Ils virent, devant eux, une fenêtre ouverte.

Alors, un cri de rage, un énorme juron

Fit sortir du sommeil la paisible maison.

Arraché, tout à coup, à sa brutale ivresse,

Le charretier, surpris, se lève, court, s'empresse,

Ne sachant ce qu'il fuit, ne sachant ce qu'il veut.

Lozet se trouble aussi disant tout ce qu'il peut

Pour calmer les anglais qui lui font des menaces.

En vain l'on interroge; on cherche en vain les traces

Du jeune prisonnier et du vieil indien:

Toute peine est perdue: ou ne découvre rien.



CHANT SIXIÈME

L'ESPION


Les prés étaient sans fleurs et les bois sans ombrages;

Les troupeaux mugissants laissaient les pâturages;

Les ruisseaux se voilaient d'un fragile cristal;

Les oiseaux envolés loin du rameau natal

Ne nous égayaient point par leurs joyeux ramages.

L'automne était venu. Dans le ciel les nuages

Passaient noirs et serrés, comme ces lourds bisons

Qui courent en troupeaux sur les pâles gazons

Des déserts de l'Ouest, au pied des monts de roches.

Saint! ô Saint-Denys! Au tintement des cloches

Voyez-vous accourir ces braves paysans?


Quels spectacles nouveaux, quels appâts séduisants

Attirent donc ici cette bruyante foule

Qui vient comme la mer que la tempête roule?

L'amour de la Patrie!... Elle marche au trépas!

On pourra la tuer, on ne la vaincra pas!

Et quel est donc plus loin ce héros qui l'appelle?

On dirait que l'éclair jaillit de sa prunelle.

Son nom mélodieux est partout répété.

Et ce nom est anglais! Ah! cet homme indompté

Est-il un défenseur? est-il plutôt un traître?


Et la foule l'entoure! Et, comme un puissant maître,

Il dirige, conseille, ordonne tour à tour!

Nelson! Nelson! ton nom, en ce glorieux jour,

Comme au fond de nos coeurs, aux pages de l'histoire

S'est à jamais gravé! que ta noble mémoire

Soit bénie, ô Nelson! dans la postérité!

Ta grande âme pour tous demanda l'équité!

A l'aveugle bourreau tu reprochas son crime!

Et tu voulais tomber avec l'humble victime!


Et les cloches toujours de leurs ardentes vois:

Encourageaient le peuple à défendre ses droits!

Et le peuple, écoutant ces grandes harmonies

Comme un écho du ciel, comme des voix bénies

Qui ne chantent jamais que pour le ciel et Dieu,

Le peuple avec ardeur accourait de tout lieu!


Sur le chemin durci qui longe la rivière,

Au lever du soleil, dans sa démarche altière

Et sous les plis mouvants d'un rouge pavillon,

On voyait onduler un épais bataillon.

Au bout des noirs fusils luisaient les baïonnettes:

Et les bruyants tambours grondaient sous les baguettes:

Un énorme canon traîné par des chevaux

Roulait en gémissant sur ces chemins nouveaux.

Et les fiers cavaliers animant leurs montures

De leurs fourreaux de cuir tiraient des lames dures.

Les soldats ficelés dans leurs rouges habits,

Comme des loups cruels qui chassent les brebis,

Chassaient devant leurs pas des femmes affolées.


Et Gore était le chef de ces troupes zélées.

Un sinistre espion de ces ardents soldats,

Dans ces lieux inconnus guidait alors les pas.

Vers le camp des anglais étant venu la veille,

Il avait dit tout bas quelques mots à l'oreille

Du chef qui paraissait accablé de soucis.

Gore lui paya bien ses importants récits,

Et lui promit, de plus, mille faveurs nouvelles.

Dans l'ombre de la nuit, trompant les sentinelles,

Comme un serpent se glisse à travers les halliers

L'espion se glissa parmi les cavaliers,

Et s'éloigna du camp, sans bruit, d'un pied alerte.

Deux heures il courut sur la route déserte,

S'arrêtant par moment pour écouter le bruit

Que pouvait apporter, sur son aile, la nuit,

Et collant, chaque fois, son oreille à la terre.

Enfin il tressaillit, et sa figure austère

Prit tout à coup, dans l'ombre, un aspect radieux.

Il avait entendu, dans l'air silencieux,

Le retentissement d'un pas vif qui s'empresse.

Bientôt il distingua, dans la bruine épaisse,

D'un homme qui venait le vague et noir profil.

--«Mon frère, est-ce bien toi?» dit l'espion subtil.

--«Es-tu donc le pardon? es-tu pour l'allégeance?»

--«Non, le pardon c'est toi: moi, je suis la vengeance!»

Et les deux conjurés se dirent quelques mots

Que ne purent ouïr les tranquilles échos.

Puis, se touchant la main d'une façon loyale,

Ils reprirent tous deux, dans leur ardeur égale,

Leur course vers les lieux qu'ils venaient de quitter.

L'espion dans le camp entra sans hésiter.

Lorsque parut au ciel un rayon de l'aurore

Il alla sous sa tente éveiller le vieux Gore:

--«Quand nous dormons, dit-il, nos ennemis actifs

«Font pour nous écraser de grands préparatifs.

«Des flots d'hommes armés se rendent à Saint-Charle.

«Ils sont faibles encor; mais pendant que je parle

«Leur nombre, ô commandant, leur nombre croît toujours.

Bientôt le colonel fit battre les tambours.

Et, comme un vent d'orage agite la ramée,

Telle alors s'ébranla la menaçante armée.


Déjà la troupe anglaise entrait dans Saint-Denys.

Les vaillants paysans qui s'étaient réunis

Pour défendre leurs droits et les biens de leurs pères,

Virent briller enfin dans leurs plaines prospères

Les armes des soldats qui, sous leur pied brutal,

Foulaient avec mépris notre beau sol natal.

Un long frémissement parcourut cette foule:

On eut dit le fracas d'un rocher qui s'écroule.

Un jeune homme étranger, le feu dans le regard,

Dans les airs, aussitôt, déroule un étendard:

Il le cloue au pignon d'une maison de pierre

En s'écriant:--«Salut! salut! sainte bannière!

«Protège sous tes plis Nelson et Papineau!

«Ou devient mon linceul et couvre mon tombeau!»

Un cri d'enthousiasme, une clameur immense

Répondit à ces mots: et la foule on démence

Dans la maison de pierre avec ardeur vola.


Nelson et Papineau se trouvaient tous deux là.

Ils étaient entourés par des hommes en armes.

--«Pourquoi, disait Nelson, augmenter nos alarmes?

«Tout espoir est perdu, Papineau, si tu meurs!

«D'un combat sans merci laisse-nous les honneurs,

«Et va loin des dangers poursuivre l'oeuvre sainte.»

Et tous crièrent haut.--«Qu'il laisse cette enceinte!

Sa vie est précieuse et nous pouvons mourir!»

Et le grand patriote, alors, parut souffrir:

Des larmes, comme un voile obscurcirent sa vue.

Il embrassa Nelson, et, d'une voix émue,

Il fit aux combattants de pénibles adieux.


Gore vit l'étendard s'élever dans les cieux.

Il dit à l'espion:--«Quel est donc là ce signe?

«Irais-tu nous trahir? L'espion, d'un air digue:

--«Ce signal est celui d'un ami, Colonel.

«J'en jure devant vous mon salut éternel,

«J'ai gagné l'un des chefs.--«Cela me semble étrange.

«Est-ce un récit menteur que ton esprit arrange?»

Et l'espion reprit sans paraître agité:

--«Mais si les paysans sous ce toit redouté,

«O chef, avaient voulu, traîtrement te surprendre,

«T'auraient-ils indiqué par ce signe où les prendre?»



CHANT SEPTIÈME

SAINT-DENYS


Dans la haute maison que voilait le drapeau

Le zèle était ardent, le spectacle, nouveau.

Des hommes valeureux demandaient à combattre;

Ils n'avaient pas d'espoir! mais ils voulaient abattre,

Pour venger leur pays, les fiers soldats anglais,

Comme la faulx, au champ, abat les blés épais.

Leurs grands fusils braqués devant chaque fenêtre,

Ils trouvaient l'ennemi trop tardif à paraître:

--«Les voici!» dirent-ils, tout à coup à la fois,

Et chacun, priant Dieu, fit un signe de croix.

Ce sacrifice pur des Ames opprimées

Monta comme un parfum vers le Dieu des armées.

C'était au moment même où le vieux commandant

Menaçait l'espion son humble confident.


Le bataillon terrible entrait dans le village.

Un grand calme régnait. Les arbres sans feuillage

Etendaient leurs rameaux sur les pâles gazons

Et sur les toits blanchis des paisibles maisons.

Soudain, comme un chevreuil dans un buisson s'élance,

Du colonel anglais trompant la vigilance,

L'espion s'élança du milieu du chemin

Et disparut parmi les arbres d'un jardin.


Gore, tout stupéfait d'une pareille audace,

Semblait être insensible et cloué sur la place.

Quelques coups de fusils tirés sur le fuyard

Cassèrent les rameaux. Les balles au hazard

Tombèrent, tour à tour, sur les feuilles jaunies.


Des chants doux et plaintifs, d'étranges symphonies

Frappèrent, tout à coup, l'oreille des guerriers

Qui voulaient recueillir de faciles lauriers.

C'étaient des chants pieux qui sortaient de l'église

Et que, par intervalle, au loin, semait la brise.

Les femmes, les enfants, unis à leur Pasteur,

Priaient, devant l'autel, pour ces hommes de coeur

Qui marchaient à la mort d'une âme calme et fière.


Mais de chaque châssis de la maison de pierre

Un éclair radieux rejaillit aussitôt.

Le bataillon anglais eut un profond sanglot,

Et fit, dans sa terreur, quelques pas en arrière.

Plusieurs soldats de Gore avaient, dans la poussière,

Roulé comme ces troncs que la hache a coupés.

De leurs châssis étroits les paysans, groupés,

Font pleuvoir avec bruit les balles meurtrières.

Les soldats d'Albion relèvent leurs visières.

Et sentent dans leurs coeurs la colère monter.

Gore s'écrie alors:--«Vont-ils nous arrêter,

«Ces maudits habitants, ces rebelles, ces traîtres?

«De leur faible repaire, soldats, rendez-vous maîtres!

Une nouvelle ardeur, à ces discours grossiers,

Se réveille soudain dans l'âme des guerriers,

Et, de leurs pieds pesants qui tombent en mesure,

Frappant, tous à la fois, la route étroite et dure,

Ils marchent, menaçants vers le toit rapproché

Où l'ennemi s'était, pour combattre, caché.

Mais on entend encor comme un bruit de tonnerre,

Et vingt des fiers soldats s'en vont mordre la terre:

Et les autres, alors, pour reformer leur rang,

Les foulaient sous les pieds et marchaient dans leur sang.


Effrayé des exploits d'ennemis invisibles,

Gore qui proclamait ses troupes invincibles,

Gore, rougit de honte et trembla de dépit;

Puis au même moment, dans la fenêtre, il vit

Un homme aux longs cheveux qui faisait mille gestes

Et semblait l'appeler vers ces endroits funestes.

Et cet homme, c'était le subtil espion!

Comme s'il eut été piqué d'un scorpion,

Le vieux Gore bondit.--«La croix d'honneur au brave,

Dit-il, jetant du feu de sa paupière cave,

«Au brave qui tuera le monstre que voici!--

Il montrait l'espion.--«Soldats, point de merci!»

L'espion odieux gesticulait encore.

Mille fusils ensemble, avec un bruit sonore,

Firent voler vers lui mille balles de plomb.

L'espion disparut. Un silence profond,

Un calme menaçant suivit la fusillade.

Le bataillon anglais fit une barricade

Pour se mettre à l'abri des coups nombreux et sûrs

Que lui portaient Nelson et ses soldats obscurs.


On pointa le canon vers la maison de pierre:

Dans la rage, on voulait la réduire en poussière

Avec les révoltés qui s'y tenaient blottis.

Tous les toits d'alentours, en remparts convertis

Vomissaient, par torrents, la fumée et les flammes;

La crainte d'un échec faisait frémir les âmes.

Un nuage effrayant enveloppait le bourg:

Et l'air retentissait d'un bruit lugubre et sourd.

L'aspect du sang qui coule et l'odeur du salpêtre

Font naître le vertige. Et le calme champêtre,

Toute à l'heure si doux dans le bourg insurgé,

En un tumulte affreux s'est promptement changé.

Quelques femmes fuyaient ainsi que des gazelles

Qui veulent échapper aux mâchoires cruelles

Des tigres courroucés. Et les soldats hurlants

Qui n'avaient pu les prendre entre leur bras sanglants,

Les soldats irrités voulaient se venger d'elles

En les perçant, de loin, de leurs balles mortelles.


Appelant près de lui l'étranger jeune et beau

Qui tantôt sur le toit arborait un drapeau,

Nelson lui dit:--«Allez dans la distillerie

«Que vous voyez là-bas au bord de la prairie;

«Quinze hommes résolus comme vous à mourir,

«Pour harceler l'anglais, y vont aussi courir.»

Et l'étranger partit avec les quinze braves.

Ils semblaient, ces héros, de fragiles épaves

Qui s'en vont échouer et pourrir sur les bords.

Encor jeune tout quinze, aimant la vie alors

Comme on l'aime toujours quand elle est sans souffrance,

Ou qu'on n'a pas vu fuir la divine espérance,

Ils allaient s'éloignant des maisons, des chemins,

Passant, sans bruit, courbés, derrière les jardins,

Pour ne pas être vus des ennemis barbares.


Or les bruyants clairons qui sonnaient les fanfares,

Et les hennissements des rapides coursiers,

Le canon qui tonnait, et les cris des guerriers,

Les plaintes des mourants, le sifflement des balles

Donnaient à ces tableaux des horreurs sans égales.


L'étranger en passant à travers un bosquet

Entend un long sanglot. Il s'arrête inquiet.

Pendant que ses guerriers d'un pas prudent avancent,

Au pied des arbres nus que les brises balancent

Il voit, vêtu de rouge, un soldat en courroux

Dont une jeune fille embrasse les genoux.

Et cette vierge en pleurs tâche d'éloigner d'elle

Les lèvres du soldat et sa main criminelle.

Mais, brûlant d'assouvir ses sales appétits,

Le cynique guerrier déchire les habits

De la plaintive enfant dont les épaules nues

Rougissent, tout à coup, de hontes inconnues.

Un moment interdit, le guerrier canadien

S'enflamme de colère à l'aspect de ce chien

Dont l'oeil étincelant du feu de la luxure

Dévore les beautés de la vierge encor pure.

Poussant un cri terrible, il s'élance, d'un bond,

Près de l'arbre où se tient le soldat vagabond.

De même, rugissant, le feu dans la prunelle,

Le lion des déserts qui voit une femelle

Aux sauvages amours d'un rival odieux

Prêter, sous les forêts, ses flancs luxurieux,

De même le lion, agile, souple, alerte,

Se fouettant de la queue et la mâchoire ouverte,

Surprend, dans sa fureur, son ennemi puissant.

Et le combat s'engage horrible, saisissant;

La forêt retentit de hurlements féroces:

Les arbres sont rompus. De leurs griffes atroces

Les terribles lutteurs se labourent les chairs:

On voit de leurs grands yeux jaillir d'affreux éclairs;

Ils souillent dans le sang leur épaisse crinière.

Les feuilles, les rameaux comme un flot de poussière

Tourbillonnent sur eux. Les fauves étonnés

Se cachent aussitôt dans les bois éloignés.

Mais le jeune étranger était sans jalousie:

D'un plus noble transport son âme était saisie.

--«O lâche ravisseur, dit-il avec mépris,

«Est-ce ainsi que chez-vous l'héroïsme est compris?

«Tourne donc contre moi tes inutiles lames

«Au lieu de te cacher pour outrager les femmes!»

L'Anglais en l'entendant, tressaillit de fureur:--

A l'armée il passait pour un fameux tireur:--

Il saisit sur le sol sa longue carabine

Et, visant l'étranger:--«Va-t'en d'ici, vermine!

«Va-t'en dans l'autre monde y faire des sermons!»

Et le coup retentit. Sur les pâles gazons

Tombèrent des rameaux déchirés par la balle.

Du soldat d'Albion poussant la main brutale,

La vierge fit trembler le fusil destructeur

Et sauva de la mort son noble protecteur.

L'anglais abasourdi tire sa baïonnette

Et d'un bon furieux sur l'étranger se jette.

Mais celui-ci l'attend. De son fusil léger

Qu'il fait, comme un bâton, tourner et voltiger

Il pare habilement les attaques du traître.

--«Tu trouves, lui dit-il, plus malaisé, peut-être,

«De vaincre et de tuer l'homme qui se défend,

«Que d'outrager la femme ou la timide enfant!»

L'anglais ne répond pas: mais dans sa rage aveugle,

Il mugit sourdement comme un taureau qui beugle.

--«Va donc, reprend encor le jeune canadien,

«Va voir si tes pareils s'amusent aussi bien,

«Lâche, dans l'autre monde, avec les jeunes filles,

«Et s'ils vont se cacher souvent sous les charmilles!

En achevant ces mots, d'un adroit mouvement

Il épaule son arme et fait feu. Lentement

Le soldat polisson ouvre les bras et tombe.

Le vautour était mort sous l'oeil de la colombe.


Le guerrier Canadien avait aussitôt fui.

Il allait par les prés emmenant avec lui

La douce jeune tille encore tout tremblante.

Ses quinze compagnons dont la marche était lente

Avaient à peine atteint le vaste bâtiment

Dont Nelson avait cru devoir, en ce moment,

Prendre possession. Ces braves gens conçurent

De singuliers soupçons alors qu'ils aperçurent

La vierge échevelée et leur chef valeureux:

Ils se regardaient tous et souriaient entre eux.


Et quand le couple ému dont la crainte était grande,

Promptement se fut joint à l'héroïque bande,

On vit l'un des guerriers frissonner et pâlir,

Et, pareil au blessé qui se voit affaiblir,

S'appuyer tristement sur son arme fidèle.

Un nom vint expirer sur ses lèvres: «Adèle!»

La pauvre jeune fille, en entendant son nom,

Leva ses yeux rougis vers le brave garçon.

Un souris vint briller à travers sa tristesse;

Elle ne cacha point son immense tendresse:

--«Jean-Baptiste!» dit-elle; et vers l'homme chéri

Elle voulut courir et chercher un abri.

Mais il la repoussa d'une main implacable;

Et sa voix qui tremblait paraissait formidable;

Et dans son fier regard on voyait son souci.

«Adèle! lui dit-il, que viens-tu faire ici?»

Mais la vierge se tait: on voit couler ses larmes.

Alors le jeune chef à ses compagnons d'armes

Du fusilier anglais raconta vivement

Les desseins criminels et le prompt châtiment.

Jean-Baptiste, honteux de sa dure parole,

Presse contre son coeur l'enfant qui se désole.


Et l'on entend toujours les cris des combattants!

Et la foudre noircit les étendards flottants!

Le canon destructeur mugit comme un tonnerre;

Le ciel est obscurci; l'on sent trembler la terre;

Et les coursiers fougueux déchirent le sol dur;

Et le sang des blessés va rougir le flot pur;

Et dans le temple saint, pour les pauvres victimes,

Montent vers le seigneur des prières sublimes.

Les quinze paysans et leur chef dévoué,

Dans leur projet hardi n'avaient pas échoué:

Prenant soudainement l'ennemi par derrière,

Ils formaient sur sa route une ardente barrière

D'où s'élançaient la flamme et le plomb meurtrier.

Chaque coup atteignait un perfide guerrier

Et du bataillon rouge augmentait l'épouvante.

Gore le vétéran qui s'indigne et se vante

D'exterminer bientôt ces hardis habitants,

Gore appelle Markham:--«Déloge, il en est temps,

«Déloge, lui dit-il, mon brave capitaine,

«Ces rustres qui sont là peut-être une centaine.

«Prends avec toi, Markham, cent soldats généreux:

«Que le combat soit court, comme l'exemple, affreux!»

Animant de la voix ses soldats en furie,

Markham s'élance alors vers la distillerie.

Ceux qui sont au dedans, en le voyant venir,

Lèvent la main au ciel et jurent de tenir

Jusqu'à la dernière heure, à la dernière balle,

Malgré leur peu d'espoir et leur force inégale,

Dans ce poste où Nelson leur dit de s'embusquer.

Les anglais confiants se hâtent d'attaquer:

Ils espèrent cueillir une moisson de gloire

Et ne point, cependant, payer cher la victoire.

Les balles sur le toit avec d'horribles bruits

Tombaient comme, en été, tombent de rouges fruits

Que la tempête arrache aux palpitantes branches.

Les canadiens cachés dans leurs remparts de planches,

Décidés à mourir, ripostaient vaillamment.

En face d'un chassis et près de son amant

Adèle regardait, muette, consternée,

Ce combat inouï, cette lutte acharnée

Qui ne devait finir, lui semblait-il, hélas!

Qu'avec l'affreuse mort de tous ces preux soldats.

Elle voit s'avancer menaçant et farouche,

Brandissant son épée et l'injure à la bouche,

Markham le commandant des fiers guerriers anglais.

Elle croit qu'il l'a vue et qu'il va désormais

Redoubler ses efforts et puis s'emparer d'elle.

Elle s'attache au bras de son ami fidèle

A l'instant où le gars, se découvrant un peu,

Allait tirer au coeur de ce chef plein de feu.

Le coup retentit; mais la balle vagabonde,

Avec un bruit léger, alla tomber dans l'onde,

Et cent coups aussitôt tonnèrent à la fois.

Le brave Canadien sur le plancher de bois

Laissa tomber soudain son fusil inutile.

On le vit chanceler comme un tronc que inutile

La hache du colon dans un défrichement:

Il étendit les bras et tomba lourdement

Aux pieds de ses amis qui combattaient sans cesse.

Folle de désespoir, l'humble fille se dresse

Et lance aux ennemis un regard de fureur:

--«Soyez maudits de Dieu!» dit-elle; et la terreur

S'emparant aussitôt de son âme brisée,

Elle cherche à s'enfuir par l'étroite croisée:

Mais une balle siffle et lui perce le sein.

Elle jette un sanglot, porte à son coeur sa main,

Comme pour retenir encore un peu la vie.

Puis, pâle, l'oeil vitreux, mais encore jolie,

Elle s'affaisse auprès du guerrier déjà mort.

A tous deux le Destin donne le même sort.

Ils étaient fiancés, et l'heureux mariage

Aurait eu lieu bien sûr, disait-on au village,

Le plus tard aux jours gras, peut-être même aux Rois.

Ils moururent tous deux comme on voit sous les bois

Mourir deux tendres fleurs qu'un pied distrait écrase.

O couple infortuné qu'un doux amour embrase,

Soyez unis au ciel par un lien nouveau,

Et laissez-moi couvrir de fleurs votre tombeau!


De ses nombreux soldats soutenant le courage,

Markham hurlait toujours et semblait pris de rage.

Le chef des Canadiens, le bouillant étranger,

Comme tous l'appelaient, méprisant le danger,

Profondément chagrin de la perte d'un brave,

Et de la triste mort de cette fleur suave

Qu'il venait de sauver des mains d'un polisson;

Le chef des canadiens envoyés par Nelson,

A son tour s'avança sous la grêle de balles

Qui sifflaient dans les airs comme font les rafales;

Il arma son fusil, il visa de sang froid,

Et le bouillant Markham fut atteint au bras droit.

On vit ce commandant faire un geste suprême,

Et tomber sur le sol en poussant un blasphème.

Alors tous les soldats, surpris, épouvantés,

Commencèrent à fuir, courant de tous côtés.


Nelson et ses guerriers, armés depuis l'aurore,

Dans leur maison de pierre, au bataillon de Gore

Résistaient noblement. Déjà le jour baissait;

Gore perdait l'espoir, son ardeur s'affaissait.

Ces simples habitants qu'il se vantait de vaincre

N'étaient peut-être, alors, pas loin de le convaincre

Qu'un peuple qui défend ses droits, sa liberté,

S'il peut être vaincu, doit être redouté.

Comme souvent on voit les flots pendant l'orage

S'élancer, menaçants, jusqu'au bord du rivage,

Couvrir d'écume, au loin, l'inébranlable roc

Qui gémit mais résiste à leur furieux choc,

Se replier enfin, et, secouant leurs cimes,

Reculer et se perdre au milieu des abîmes;

Ainsi l'on vit, soudain, l'orgueilleux bataillon

Se replier et fuir, traînant son pavillon

Où venait de s'inscrire une amère défaite.

Et les clairons pleuraient en sonnant la retraite.

Alors les Révoltés, joyeux, remplis d'espoir,

Poursuivirent longtemps, sous le ciel déjà noir,

Leurs ennemis nombreux emportés par la crainte.

Et longtemps les échos répétèrent la plainte

Que jetait en tombant le malheureux fuyard

Atteint par une balle envoyée au hazard.


O Perrault, que ton nom soit toujours cher aux braves î

C'est alors qu'en luttant pour briser nos entraves

Tu trouvas aussi toi le glorieux trépas!

Ta balle d'un fuyard vient d'arrêter les pas:

Il tombe, mais il veut, dans l'ire qui l'enflamme,

Tuer un Canadien avant de rendre l'âme.

C'est toi qui le premier passes auprès de lui.

Il se dresse aussitôt: son bras lui sert d'appui:

Son espérance, enfin, n'a pas été trompée:

Il te perce le coeur de sa sanglante épée,

Et retombant, hideux, le sang déjà figé,

Il expire en riant de s'être ainsi vengé!


Mais tel ne finit point le combat de Saint-Charle!

Ils furent malheureux les héros dont on parle

Sous le chaume paisible, encor avec orgueil!

La sainte liberté sortit de leur cercueil.

Qu'ils se consolent donc et tressaillent de joie!

Ils furent écrasés. Comme un arbuste ploie

Sous le poids des glaçons qui couvrent ses rameaux;

Comme un vaisseau trop plein s'enfonce sous les eaux;

Ainsi ces fiers lutteurs s'affaissèrent dans l'ombre,

Pas vaincus, écrasés par la force et le nombre!

Et leur chef, un anglais! et leur chef les vendit!...

Que ton nom, lâche Brown, soit à jamais maudit!



CHANT HUITIÈME

LA DÉLIVRANCE


O ma muse, volons loin des champs de bataille!

Oublions maintenant le bruit de la mitraille,

Les sanglots des vaincus et les chants des vainqueurs.

Nous avons salué ces hommes aux grands coeurs

Qui coururent donner et leur sang et leur vie

Pour affirmer leurs droits et sauver leur Patrie.

Nous redirons plus tard la gloire de Chénier,

Le plus vaillant de tous, qui tomba le dernier.

Mais reprend ton essor, ô muse, ma compagne,

Et volons de nouveau vers la belle campagne

Où se sont écoulés mes jours les plus joyeux,

Volons vers Lotbinière où dorment mes aïeux!


Un an s'est écoulé depuis qu'à ce rivage

Un élégant vaisseau, dans la nuit, fit naufrage.

Et, comme alors, le ciel est obscur aujourd'hui;

Et l'hiver va venir et la neige avec lui.

On parle encor partout, le soir, à la chaumine,

Du jeune capitaine et de sa bonne mine,

Et de son vif amour pour Louise Lozet

Et de sa fuite au loin devenue un secret.

Louise est toujours triste: un sombre ennui la ronge:

Elle fuit les plaisirs, et souvent elle songe

A s'aller enfermer dans le cloître sacré.

Lozet, de l'aube au soir, dans son fertile pré,

Travaille encore plus que de l'accoutumée.

Veut-il donc étourdir sa pauvre âme abîmée,

Depuis un an bientôt, dans un profond chagrin?

Ruzard triomphe seul. Débarrassé soudain

Et de son fier rival et de son froid complice,

Il espère cueillir un plus beau bénéfice

Et courir à la fois un danger bien moins grand.


Quand l'ivrogne cocher, de rum toujours friand,

Comme un sale pourceau se fut couché par terre,

Tonkourou resté seul, d'un air plein de mystère,

Doucement s'approcha du jeune prisonnier.

Léon qui savait bien comme était rancunier,

Le sauvage huron qui venait en silence

Dérobant à demi le vieux fer d'une lance,

Léon crut voir alors son barbare assassin.

Il pensa de crier. Mais, changeant de dessein,

Il réprima le cri qui sortait de sa bouche

Et parut défier son ennemi farouche.

Vivre lui faisait peur: mourir lui semblait mieux;

Mourir à ce foyer et presque sous les yeux

De son unique amour, de la douce Louise!

Et s'il ne mourait pas par le poignard qu'aiguise,

Dans l'ombre de la nuit, la main de l'homme faux,

Pourrait-il échapper aux dresseurs d'échafauds?...

Il n'alla pas plus loin dans sa triste pensée.

Tonkourou le tira d'une main empressée,

Lui saisit les poignets de ses doigts vigoureux.

Léon ne trembla pas. Le huron dangereux

Leva le fer rouillé que tenait sa main droite.

Léon frémit un peu; sa paupière était moite:

Il songeait à Louise objet de ses regrets.

Il sentit le fer dur glisser sur ses poignets;

Il entendit crier les mailles des entraves

Qui serraient ses deux mains et les tenaient esclaves;

Il vit se détacher son infâme lien:

Il était libre. Alors le subtil indien

Lui dit à basse voix:--«Mon jeune frère est libre.»

Jamais nid qui gazouille et jamais luth qui vibre

N'eurent d'accords plus doux, pour l'âme du marin,

Que la voix du sauvage eu ce moment. Enfin

Remis de sa stupeur et plein de gratitude,

Pour le remercier de sa sollicitude,

Léon serra la main du chef mystérieux.

Et celui-ci reprit:--«Tout est silencieux:

«Fuyons vite, fuyons! car le jour va paraître.

«Si l'indien se venge il aime à reconnaître,

«Mieux que la face pâle, un service rendu.»

Ils sortirent sans bruit. Nul n'avait entendu

Sur le plancher de bois glisser leurs pieds agiles.

En laissant la maison, de ses regards fébriles

Léon enveloppa, comme d'un cercle ardent,

La chambre où sa Louise, au doux sommeil cédant,

Maintenant reposait dans l'oubli de sa peine.

D'un pas souple et rapide ils franchirent la plaine,

Et dans les bois voisins, comme de sombres ours,

S'enfoncèrent sans peur. Mais, après quelques jours,

Montant dans un canot, au milieu des ténèbres,

Ils ramèrent longtemps vers ces hameaux célèbres

Qui les premiers de tous osèrent s'insurger

Contre un Maître puissant qui sut trop se venger.

Puis on les vit combattre au premier rang des braves

Pour délivrer du joug nos rivages esclaves.

L'indien, de son coeur suivant l'impulsion,

Ourdit des plans rusés et se fit espion.

C'est lui qui, le matin, sous le feu des rebelles

Amena le vieux Gore et ses troupes cruelles.

Et le guerrier qui vint avec rapidité

Rencontrer l'espion pendant l'obscurité;

Qui de sa main cloua sur la maison de pierre,

Comme un égide saint, l'orgueilleuse bannière;

Qui sauva cette vierge en tuant un soldat

Dont le coeur méditait un ignoble attentat;

Celui qui, tout à coup, le désespoir dans l'âme,

A l'aspect douloureux de la plaintive femme

Roulant inanimée auprès de son amant!

Sut tirer de Markham un rude châtiment;

Celui qu'on appelait l'étranger, que la foule

Suivait avec transport comme l'onde qui coule

Suit naturellement la pente du terrain,

C'était le fier Léon, l'infortuné marin.



CHANT NEUVIÈME

NOËL ET LES JOURS GRAS.


Les jours coulaient ainsi que les vagues du fleuve.

L'hiver jetait encore une tenture neuve,

Comme un manteau de lis, sur les vieilles forêts.

Le soleil du printemps fondra de ses reflets

Les flocons argentés que l'hiver noue aux branches;

Mais quel soleil jamais fondra les mèches blanches

Que l'hiver de la vie attache sur vos fronts,

O débiles vieillards! O rameaux, heureux troncs,

Vous secouerez un jour votre torpeur morbide

Et vous reverdirez! Une sève rapide

Dans vos veines courra comme un sang généreux!

Vous étendrez encor vos feuillages ombreux

Sur les nids des oiseaux qui chanteront d'ivresse!

Vous trouverez demain votre ardente jeunesse!

Mais nous, quand nous perdons nos nobles facultés;

Quand nos corps affaiblis regrettent leurs beautés;

Que notre esprit s'affaisse et n'a plus la mémoire

De ce qui fut jadis et sa force et sa gloire;

Et quand à notre lèvre aride et sans fraîcheur

Nos mains ne portent plus la coupe du bonheur,

Nul doux rayon de feu, nulle brise attiédie

Ne rajeunissent l'âme et ne rendent la vie!

Nous ne revoyons pas deux fois l'aube du jour!

Et pour nous, tout, hélas! est fini sans retour!


Noël était passé, Noël la grande fête!

Et les antiques bois avaient courbé leur tête,

En signe de respect, au moment où l'airain,

A l'heure de minuit, au fond du ciel serein,

Pour redire aux chrétiens la sublime nouvelle,

Fit vibrer les accords de sa voix solennelle.

Et tous les jeunes gars de nos heureux cantons,

Les vieillards appuyés sur leurs noueux bâtons,

La femme enveloppée en son châle de laine,

Par les chemins de neige au milieu de la plaine,

Etaient venus prier devant l'humble berceau

Où Jésus paraissait reposer de nouveau.


Puis vinrent les jours gras: jours de fêtes profanes

Où l'on entend chanter dans les pauvres cabanes

Comme sous les lambris des riches habitants.

Alors on voit passer les chevaux haletants

Que guident au grand trot des amoureux frivoles.

Assis sur le devant des vertes carrioles,

Les gars mènent, au loin, d'adorables minois

Cachés bien chaudement, à cause des vents froids,

Dans les peaux de bison, sur le siège d'arrière.

Ils vont à la veillée. Et la nuit toute entière

On va rire et danser en se parlant d'amour.

Et le gai tourbillon volera jusqu'au jour

Aux accords entraînants d'une ardente musique,

Au son du violon et du fifre rustique.


Et viendront les soupers, les célèbres fricots

Toujours assaisonnes de rires, de bons mots.

Les plats étincelants sur les immenses tables

Sont remplis à pleins bords d'aliments délectables.

Ici, le lard épais et doré par le feu,

Là, les pâtés de viande étoiles au milieu,

Les croquignoles d'or artistement tressées,

Et, comme un lac d'argent, les sauces épicées.

Puis l'on boit et l'on chante. Et les jeunes garçons

D'une dolente voix modulent des chansons

Pour attendrir le coeur un peu dur de leurs belles.

Et, pendant qu'on entend les femmes rire entre elles,

Echauffés par le rum, les radieux vieillards,

Disent gaiement en choeur des refrains égrillards.



CHANT DIXIÈME

LE BLESSÉ DE ST.-EUSTACHE


O combats de Saint-Charle! ô jours de Saint-Eustache!

Vous fûtes malheureux, mais vous fûtes sans tache!

La force triompha: le droit fut opprimé!

On dressa l'échafaud et tout fut consommé....

Les héroïques morts ne sont jamais stériles:

Grand fut Léonidas aux jours des Thermopyles,

Grands aussi nos guerriers qui vinrent en ces temps,

Comme les blés féconds que l'on sème au printemps,

Tomber de toutes parts sur la terre opprimée,

Ou mourir, au gibet, d'une mort innomée!


Près du lit d'un malade un vieux prêtre est assis.

Un rayon de soleil qui perce le châssis,

Comme d'un nimbe d'or, couronne les deux têtes,

Du prêtre et du blessé!--«Dieu soit béni! vous êtes,

Dit le ministre saint, «hors de danger, je crois.»

--«J'aurais voulu mourir au pied d'une humble croix,

«Comme est tombé Chénier, dans votre cimetière,

Dit le jeune malade, «hélas! ma vie entière

«Est vouée au malheur!» De sa main le vieillard

Essuya lentement son humide regard

Et, rêveur, il pencha longtemps son front austère.

Ce prêtre charitable, au loyal caractère,

De Saint-Eustache était le dévoué curé,

Dans son humble maison il avait préparé,

Pour les blessés nombreux et des lits et des baumes.

Tous étaient, maintenant, retournés sous leurs chaumes.

Un seul restait encore, un seul, c'était Léon.

Percé de mille coups, sur le sanglant gazon

Il fut laissé pour mort à la fin des batailles.

Le prêtre bénissant, ému dans ses entrailles,

Les restes mutilés de ses braves enfants

Que foulaient les chevaux des anglais triomphants,

Le vit dans les douleurs se tordre sur la terre.

Il le fit aussitôt porter au presbytère,

Où les soins vigilants de l'humble charité

Vont, petit à petit, lui rendre la santé.


Le vieux prêtre, levant sa figure pensive,

Reprit avec candeur:--«Allons! quoiqu'il arrive,

«Il faut être, mon fils, toujours soumis à Dieu.

«Quelque mortel chagrin vous suit-il en tout lieu?

«Ne craignez pas de dire au prêtre votre angoisse.

«Vos parents vivent-ils? Et de quelle paroisse,

«Pour venir au combat, êtes-vous donc parti?»

--«Je ne sais ni mon nom, ni d'où je suis sorti,»

Répondit le malade avec un doux sourire.

«Ce que je sais de moi, je veux bien vous le dire.»

Et le jeune blessé, s'accoudant sur son lit,

Au ministre de Dieu fit cet humble récit:

«Quand vers mes premiers ans remonte ma pensée,

«J'éprouve un vague effroi dans mon âme oppressée.

«Je ne vois pas, hélas! comme d'autres enfants,

«Passer devant mes yeux les visages riants

«D'un père et d'une mère heureux sous l'humble chaume,

«Mais l'haleine de feu d'un infernal fantôme

«Me brûle encore. Un jour, je crus avoir rêvé

«Qu'un démon écrivait sur mon bras élevé

«Et lié fortement à la branche d'un arbre,

«Avec un long stylet à la pointe de marbre.

«Il riait en piquant mon bras: moi je pleurais.

«Et quand je m'éveillai, longtemps sans doute après,

«Mon bras était couvert de ces sombres figures

«Que vous avez pu voir en pansant mes blessures.

«Je n'ai guère couru sur l'herbe des prés verts:

«J'ignorais les ruisseaux; mais je connus les mers:

«Ma terre, c'était l'onde, et mon toit, un navire.

«J'entendais bien souvent les marins me maudire,

«Car sur les grands vaisseaux on doit être attentif,

«A son poste toujours, ferme, soumis, actif.

«On m'appelait alors: Petit gueux de sauvage.

«On m'avait, disait-on, un jour, sur un rivage,

«Pour quelques sous de cuivre, aux Sioux acheté,

«Le navire où j'étais fut par les vents jeté,

«Dans une obscure nuit, sur des côtes arides.

«Des hommes, le matin, frémissants et livides,

«Apparurent, tout nus, sur un âpre rocher

«Faisant aux matelots signe de s'approcher.

«La plupart des marins descendirent à terre.

«Un indigène, alors, pareil à la panthère

«Qui surprend une proie et craint de la voir fuir,

«Pousse un cri formidable; et l'on voit accourir,

«A ce lugubre appel, du sommet de la côte,

«Mille sombres guerriers à la stature haute,

«Armés d'arcs frémissants ou de noueux bâtons,

«Et portant à leurs reins des plumes en festons.

«Les matelots surpris courent vers leur chaloupe.

«Mais ils sont devancés par la sauvage troupe

«Qui les massacre tous en hurlant de plaisir.

«On vit au même instant ces barbares saisir

«Des cadavres sacrés les chairs tout pantelantes

«Et puis les dévorer. Des femmes insolentes

«Accoururent en foule au somptueux festin.

«Nous comprîmes, dès lors, quel horrible destin

«Attendait désormais sur ce lointain rivage

«Les quelques survivants de tout notre équipage.

«Aussitôt, en effet, nous fûmes attaqués.

«Comme de pauvres daims par le chasseur traqués

«Se cachent, haletants, derrière un tas de branches,

«Ainsi nous nous cachions sous les épaisses planches

«Qui formaient les pavois du vaisseau naufragé:

«Et nous pûmes, longtemps, de ce peuple enragé

«Entendre les clameurs, contempler les orgies.

«Plutôt que de tomber entre des mains rougies

«Par le sang généreux de ses bons matelots,

«Le capitaine, un jour, s'enfonça dans les ilôts.

«Les vivres épuisés, on n'eût plus d'espérance:

«Ceux qui restaient encor finirent leur souffrance.

«Comme le capitaine, en se jetant à l'eau.

«Je restais seul, perdu sur l'immense bateau.

«Je me mis à pleurer, à crier, à me plaindre:

«Je comprenais soudain ce que j'avais à craindre;

«J'appelais tout le monde oubliant que, tout seul,

«J'étais dans le vaisseau comme dans mon linceul.

«Enfin j'entends des cris: je tremble, je me cache.

«On vient vers ma retraite; ou me prend; on arrache

«D'une cruelle main mes habits déchirés;

«Mes membres palpitants vont être dévorés!...

«Mais en voyant mes bras, un affreux cannibale

«S'adresse, stupéfait, à la bande infernale

«Et lui fait des discours que je ne comprends pas.

«Chacun vient aussitôt me regarder les bras.

«Les pleurs que je versais inondaient mon visage.

«On m'emmena plus loin dans un vaste village:

«Là je fus bien traité. Comme tous les enfants

«J'allais courir, tout nu, sur les rochers brûlants.

«Je serais aujourd'hui mangeur d'hommes, sans doute,

«Si, quelques ans après, sous leur immense voûte

«Nos forêts n'eussent vu s'élever l'humble croix.

«Les apôtres du Christ à ces peuples sans lois

«Vinrent, au nom de Dieu, donner la loi divine.

«Un prêtre, un jour, me voit, s'approche, m'examine;

«Il me prend dans ses bras; il me parle en français.

«Je lui réponds de même et dis ce que je sais.

«Alors son noble coeur ne se peut plus contraindre;

«Il éclate en sanglots: «Oh! laisse-moi te plaindre!

«Oh! laisse-moi pleurer sur tes pauvres parents!

«Sous ma protection, me dit-il, je te prends;

«Petit oiseau captif, tu rouvriras tes ailes

«Et tu fuiras bien loin de ces rives cruelles!»

Le vieux prêtre pleurait à ce récit naïf;

Il était secoué par un choc convulsif:

--«O jeune homme, dit-il, se levant de son siège,

«Quoi! c'est toi que jadis une main sacrilège

«A des parents en deuil a sans doute enlevé?

«C'est toi qui fus, un jour, par un prêtre, trouvé

«Dans un pays lointain au sud de l'Amérique?

«Oh! je sais tes malheurs! Ce prêtre catholique

«Que tu vis aux payens prêcher la sainte foi,

«Qui te rendit au monde, ô jeune homme, c'est moi!...

A ces mots du vieillard, Léon, hors de lui-même,

Jette un cri: «Vous? mon père!... Alors sa lèvre blême

A la tremblante main de son vieux protecteur,

S'attache avec transport. Le vénéré pasteur,

Vivement affecté de ces nouvelles joies,

Remerciait le ciel qui par d'étranges voies,

Lors même qu'il paraît contre nous irrité,

Nous mène à notre insu vers la félicité.



CHANT ONZIÈME

LA FENAISON


Souffle! souffle, zéphyr! Oh! j'aime ton murmure,

Les bois qui font danser leur jalouse ramure

Comme les flots d'argent de nos fleuves houleux!

Souffle! car le soleil nous brûle de ses feux!

Les travailleurs ont chaud, là-bas, dans la prairie:

L'eau coule sur leur front. Dans la plaine fleurie

Ton haleine a trouvé mille parfums nouveaux.

Et c'est la fenaison! Sous la mordante faulx

Tombe par rangs serrés le foin rempli d'arôme.


Au milieu de son champ, pareil à ce fantôme

Par lequel les graveurs représentent la mort,

Le vieux Lozet fauchait. Jadis son bras plus fort,

Quand le sol était plan, couchait, dans la journée,

Un arpent et demi de l'humble graminée.

Aujourd'hui la faulx pèse, et le champ est plus grand.

Sur le front du vieillard quelle sueur s'épand!

Il taillait de l'ouvrage, alors, pour trois faneuses,

Et nul n'aurait pensé que c'étaient des flâneuses:

Les fourches allaient vite. Une seule, aujourd'hui,

Une seule faneuse est au champ avec lui;

C'est Louise. Elle porte un grand chapeau de paille,

Un mantelet léger qui se plisse à la taille,

Un jupon de droguet qui laisse apercevoir

Un soulier de cuir rouge, un bas de coton noir.

Une larme, parfois, vient sillonner sa joue

Pendant qn'avec la fourche elle lève et secoue,

Pour les faire sécher, et le trèfle et le foin.

Elle est toujours rêveuse et sa pensée est loin.

Reviendra-t-il jamais, mon Dieu! celui qu'elle aime!

Est-il mort! Tonkourou, par quelque stratagème

Que son esprit pervers, un jour, aura rêvé,

L'a-t-il, pour le mieux perdre, aux anglais enlevé?

Doit-elle, maintenant, éteindre dans son âme

L'adorable rayon de sa première flamme?

Et doit-elle oublier l'ami qui ne vient pas?

Tout en rêvant de même, elle suit, pas à pas,

Le faucheur recourbé qui se hâte à l'ouvrage.


Il fait chaud. Vers le soir pourrait gronder l'orage.

On entend, par moment, dans les prés d'alentour,

Les faneuses chanter et rire tour à tour.

On entend retentir sur la faulx qui s'affile

La pierre que promène une main prompte, habile.

Et lorsque le soleil, l'horloge de nos champs,

Annoncera midi, les calmes habitants

Viendront à leur maison prendre un repas modeste.


Le vieux pilote Auger, fuyant la vie agreste

S'était, dès le printemps, embarqué de nouveau.

La terre l'ennuyait, il se plaisait sur l'eau.

Mais avant de laisser la rive hospitalière,

Il voulut revenir encore à Lotbinière,

Pour voir, pour embrasser, Louise son enfant,

Pour voir aussi Léon qu'il aimait presque autant.

Sa surprise fut grande et grande aussi sa peine

Quand il apprit le sort du jeune capitaine,

Sa fuite, dans la nuit, avec cet indien

Dont personne de là ne savait encor rien.

Après avoir pressé sur sa poitrine émue

La gracieuse enfant qu'il n'avait pas revue

Depuis un an au moins, il se rendit à bord.

Et le vaisseau cingla vers la terre du Nord.


Les chevaux attelés sur les grandes voitures

S'en viennent lentement en longeant les clôtures.

Sur la charge de foin haute comme un rocher

Un gars alerte et vif, assis, fait le cocher.

Et l'essieu de bois crie en tombant dans l'ornière.

Et le trèfle empourpré laisse à chaque barrière

Une vive guirlande, un radieux feston

Où vient se reposer le bruyant hanneton.


Ruzard serra ses foins, ce jour-là, de bonne heure:

Il referma sur lui sa tranquille demeure

Et vint aider Lozet, qui charriait tout seul.

La faneuse attendait à l'ombre d'un tilleul

Le retour du vieillard. Selon l'accoutumée,

C'est elle qui foulait la charge parfumée.

Ruzard s'approcha d'elle avec un doux souris:

--«N'auras-tu donc jamais, dit-il, que du mépris

«Pour celui qui t'adore et te reste fidèle

«Malgré son désespoir?--«Puis-je t'aimer, dit-elle?

«Peut-on deux fois aimer avec le même coeur?

--«Je t'aime et c'est, Louise, assez pour mon bonheur!

«Léon ne viendra plus, pourquoi toujours l'attendre?

«Le fin sauvage et lui ne semblaient pas s'entendre;

«Ils feignaient se haïr, et pourtant, tu le sais,

«Ils s'étaient entendus pour tromper les anglais....

«Léon te trompait-il?--Ah! Lozet ton bon père,

«S'est plaint de lui souvent: il ne l'estime guère....

«Le marin acclamait les hommes dangereux

«Qui méprisent les rois et se liguent contre eux.

«Il n'a pas écouté les conseils de nos prêtres....

«Les rebelles sont tous hypocrites ou traîtres....»

Et Louise écoutait ce langage nouveau

Promenant sur le foin les dents de son râteau.

Sa tête était baissée, et les ombres du saule

Couvraient d'un voile frais son front et son épaule.


Lorsque Lozet revint il reconnut de loin

Ruzard qui s'empressait à ramasser le foin:

D'un mouvement de joie il ne put se défendre:

«Je l'aurai, pensa-t-il, oui, je l'aurai pour gendre!»

Et, fouettant son cheval, chantant une chanson,

Il arriva bientôt près du jeune garçon.

Jusques au soir bien tard, dans la grange élevée

Sur les débris fumants par l'active corvée,

Ils serrèrent tous deux les bottes de foin mûr.

L'étoile reluisait sur le front d'un ciel pur;

Dans les yeux de Ruzard brillait la convoitise;

La douleur se calmait dans l'âme de Louise.



CHANT DOUZIÈME

DANS LES BOIS


L'espion indien marche dans la forêt.

Il porte dans son âme un terrible secret,

Un secret que, d'abord, il garda par malice,

Puis, ensuite, par honte. Et jamais nul supplice

Autant que ce secret ne tortura son coeur.

Naguère, en le disant, il eut fait de bonheur

Tressaillir des esprits brisés par l'infortune.

Il voulait racheter son ardente rancune

Par une amitié vive et par le dévouement,

Avant que de venir s'accuser humblement;

Et maintenant il croit qu'il est trop tard. Il pense

Que le vaillant Léon est mort pour la défense

De sa foi, de sa langue et de sa liberté.

Il l'a vu, sous les coups de l'anglais irrité,

Tomber, couvert de sang, au jour de Saint-Eustache.


Voilà pourquoi toujours le vieux huron se cache,

Comme un faune honteux, dans l'épaisseur des bois.

Dans leurs courses il suit des chasseurs iroquois.

Ces anciens ennemis de sa vaillante race,

Cherchant le fin castor et la loutre vorace,

Partagent avec lui les couches de sapins,

Le plomb comme la poudre, et leurs maigres festins.

Ils l'eussent fait mourir, jadis, dans les tortures:

Ils se fussent aussi, pour orner leurs ceintures,

Le scalpel à la main, disputé ses cheveux.

Le soleil de la foi s'est levé devant eux!



CHANT TREIZIÈME

LA COURTISANE


Le curé vénérable et son jeune malade,

Le soir de chaque jour, dans une promenade,

Allaient des prés fleuris aspirer les senteurs.

La campagne a partout des aspects enchanteurs,

Sur nos coteaux boisés comme au bord de nos fleuves,

Qu'elle se vête encor de ses parures neuves,

Ou qu'elle se dépouille et jette ses atours

Comme une courtisane empressée aux amours.


Léon ne souffre plus. De larges cicatrices

Comme des veines d'ambre ou comme les caprices

Qu'un nouveau tatouage eut brodés sur son corps,

Redisent sa valeur et les nombreux efforts

Que firent, bien armés, les anglais pour le vaincre.

Il veut partir. Le prêtre essaie de le convaincre

Du bonheur qu'il aurait, lui l'antique pasteur,

A garder près de lui, sous son toit protecteur,

L'enfant qu'il a sauvé des mains des infidèles,

Le héros qu'il a pu soustraire aux lois cruelles

D'un peuple trop jaloux de son autorité.

Mais le jeune Léon craint l'inactivité;

Son esprit souffre encor. Les blessures de l'âme

Ne trouvent pas souvent le merveilleux dictame

Qui les pourrait guérir. Il voudrait oublier:

«Je vais laisser bientôt le toit hospitalier

«Où j'ai connu les soins d'une amitié bien pure,

Dit-il au vieux pasteur; «mais partout, je le jure,

«De votre charité j'aurai le souvenir.»

Le prêtre répondit:--«Je ne puis retenir

«Dans ma calme retraite, en mon humble hermitage,

«Le flot qui doit courir de rivage en rivage,

«L'oiseau qui n'est point fait pour la captivité.»

Il se fit un silence. Au loin l'obscurité

Comme un voile de deuil tombait sur les campagnes:

Dans les flots noirs des cieux se baignaient les montagnes.


Léon prit la parole après un court moment:

--«Racontez-moi, dit-il, ô mon père, comment

«Le ciel vous a conduit dans la sainte carrière

«Où votre humble existence a coulé presque entière;

«Car vous m'avez promis, et non pas vainement,

«Ce récit qui peut être un haut enseignement.»

--«Asseyons-nous ici sur ce tronc plein de mousse,

Reprit le vieux curé. «Le sentiment s'émousse:

«Naguère je pleurais en songeant à ces jours,

«A ces jours de jeunesse étincelants d'amours;

«Mais sous les cheveux blancs l'esprit enfin se glace;

«Le brûlant souvenir et s'éloigne et s'efface....

«J'aimais, j'étais aimé.... La vierge que j'aimais

«Etait un peu coquette et ne manquait jamais,

«Au temps du carnaval, de paraître en soirée.

«De tous les jeunes gens elle était adorée.

«Les aimait-elle tous? N'en aimait-elle aucun?

«C'était-là son secret. Or dans le sort commun

«J'étais enveloppé sans que je m'en doutasse.

«Mais comme l'usurier avec bonheur entasse

«Dans son coffre de fer ses belles pièces d'or,

«Je gardais dans mon coeur, comme un divin trésor,

«Les sourires joyeux et les tendres paroles

«Que la trompeuse enfant à ses lèvres frivoles

«Laissait parfois venir quand nous étions tous deux.

«Je voyais mes rivaux se jalouser entre eux:

«Je riais en secret de leur vaine espérance.

«J'étais un peu poëte, et mon air de souffrance

«Lui plaisait, disait-elle, et la faisait rêver.

«Nous admirions souvent ensemble le lever

«Du soleil qui dorait le sable de la rive,

«Et nous disions qu'ainsi notre amour pure et vive

«Allait dorer toujours notre existence aux champs.

«Ses beautés m'inspiraient de mélodieux chants

«Qu'elle m'écoutait dire en palpitant d'ivresse,

«On peut-être d'orgueil. J'avais de la richesse;

«Ou plutôt j'attendais de mes riches parents

«Un superbe héritage, au moins cent mille francs.

«J'étais heureux enfin; j'étais même égoïste.

«Tous les heureux le sont, c'est une chose triste.

«J'étais aimé, mon fils, d'une autre douce enfant

«Qui rougissait toujours et tremblait en parlant.

«Elle était bien jolie, à l'ouvrage formée,

«Et je ne sais pourquoi je ne l'ai pas aimée.

«Mais l'amour, quel mystère! et qui dira jamais

«S'il est un heureux don on bien un don mauvais?

«Un jour la pauvre enfant osa me laisser lire

«Le secret qui jetait son coeur dans le délire.

«Je feignis de ne pas la comprendre. O Seigneur!

«Comme elle a du souffrir de honte et de douleur!

«J'ai vu ses pleurs couler. Loin de notre paroisse

«Elle fut dans le cloître enfouir son angoisse.

«Je ne la revis plus. Et quelques mois après,

«Elle dormait, hélas! à l'ombre des cyprès.


«Et j'étais entraîné dans les plaisirs du monde:

«J'allais, tourbillonnant comme une épave immonde,

«Sur des flots attirés par un gouffre sans fond.

«J'avais pour cette femme un amour bien profond:

«Je voulais l'épouser. Sa main me fut promise.

«J'étais fou de bonheur comme un homme que grise

«La coupe débordant d'un vin tout généreux.

«Un soir, tout enivré de mes projets heureux,

«J'entre dans un bocage au bord de la rivière.

«La feuille avait encor son odeur printanière,

«Les oiseaux se cachaient dans leurs chauds nids de foin.

«J'entends un rire frais qui s'égrenait non loin.

«Mon sang, au même instant, se glace dans mes veines.

«J'essaie à m'assurer que mes craintes sont vaines,

«.Que je suis un jaloux, que cette molle voix

«N'est peut-être pas celle, après tout, que je crois.

«J'avance avec lenteur. A peine si la mousse

«Sous mes pas chancelants, rend une plainte douce.

«J'entends gazouiller bas, comme si les oiseaux

«N'osaient plus confier leurs amours aux roseaux.

«Ma tête bourdonnait, mon âme était serrée.

«Que vis-je alors, ô ciel! Une lame acérée

«M'aurait fait moins de mal en me perçant le coeur

«Que m'en fit le regard de mon rival vainqueur.

«Ma jeune fiancée était là palpitante....

«Elle jurait d'aimer, mais d'une foi constante,

«Au moment où près d'eux je m'élançai soudain,

«Le garçon jovial qui lui tenait la main!

«Ce que je dis alors dans ma folle souffrance

«Mon esprit aveuglé n'en eut pas souvenance.

«Je voulus oublier cette cruelle enfant:

«J'essayai de la fuir. Partout, à chaque instant,

«Elle était sur mes pas et cherchait ma présence.

«Elle feignit si bien la peine et l'innocence;

«Elle parut m'aimer d'un amour si jaloux,

«Que je tombai bientôt encore à ses genoux.

«Je voyais arriver le jour de l'hyménée....

«Ma famille, en ces temps, fut, hélas! ruinée.

«J'étais devenu pauvre; oui, mais j'aimais encor.

«J'étais presque content: «Ce n'est pas pour mon or,

«Disais-je, qu'elle m'aime et puis qu'elle m'épouse....»


«A quelques jours de là, sur la verte pelouse,

«Elle se promenait au bras d'un laid vieillard,

«Un vieillard veuf et riche... Et puis, un peu plus tard,

«Jurant d'être fidèle, elle devint sa femme.

«Le dégoût remplaça l'amitié dans mon âme.

«Elle osa me revoir, me parler de sa foi....

«Elle osa dire haut qu'elle n'aimait que moi;

«Elle osa mendier.... Mais taisons cette honte!

«Elle fit du scandale; et plus d'un joyeux conte

«Du vieillard dédaigné redit le triste sort.

«J'aurais, en ce temps-là, Léon, bénit la mort.

«La réflexion vint; la sagesse, avec elle.

«Alors, pour se venger, cette femme infidèle

«Publia que j'avais offensé sa pudeur.

«Elle eut de faux témoins qui dirent la grandeur

«Du crime dont j'étais, suivant eux, bien capable.

«Chacun le voyait bien, je n'étais pas coupable,

«Et nul ne redoutait pour moi de châtiment:

«Mais un juge pervers pensa différemment.

«L'on devina pourquoi: cette femme était belle.

«Je me levai plus fort. Une vive étincelle,

«Une flamme divine avait touché mon coeur:

«Je dis adieu, mon fils, à ce monde trompeur.


«Je pourrais bien ici terminer cette histoire.

«Sur moi-même j'avais remporté la victoire:

«Je sentais le néant de mes affections.

«Dieu nous ramène à lui par les afflictions.

«Cependant je dirai ce que fut cette femme

«Qui m'avait enlacé dans sa perfide trame.

«La campagne pour elle était comme un cercueil;

«Il lui fallait la ville où le luxe et l'orgueil

«Peuvent se déployer et fasciner la foule.

«Comme un arbre pourri l'honneur bientôt s'écroule

«S'il n'est pas étayé par la sainte vertu.

«Cette femme imprudente, un jour, le croirais-tu?

«Renia son époux et se fit courtisane.

«Tu la connais, Léon, cette fille profane

«Qui s'attache aux cités comme la lèpre au corps;

«Cette fille sans foi contre qui les plus forts

«Ne peuvent jamais rien s'ils ne prennent la fuite;

«Cette fille sans Dieu qu'une funeste suite

«De hontes, de plaisirs savourés sans remords

«A rendue incrédule et jetée en dehors

«De la société que le Christ a fondée.

«Tu connais, mon enfant, la fille débordée

«Qui loue à qui les veut ses charmes avilis.

«Elle ne rougit plus. Dans son oeil faux tu lis,

«Sous un rayon menteur, la froideur de son âme;

«Car son coeur n'aime plus et son corps seul s'enflamme.

«Sirène dangereuse elle sort vers le soir,

«Se glisse dans la foule, aime à se faire voir.

«L'or brille sur sa gorge et les fleurs, sur sa tête.

«Sa démarche est lascive: elle semble inquiète;

«Car elle veut surtout qu'on la regarde un peu,

«Que sa désinvolture allume un nouveau feu.

«Comme un oiseau de proie elle plane, elle flaire...

«Et la victime à qui l'impudique a su plaire

«Ira d'un pas craintif, à l'heure du repos,

«Vers ces tristes maisons dont les honteux échos

«Arrivent au dehors par immondes bouffées!

«Dans les bras palpitants de ses trompeuses fées

«Combien vont oublier leurs plus sacrés devoirs!

«Jeunes gens et vieillards dans les impurs boudoirs

«S'enivrent des baisers et du vin des orgies!

«Mais bientôt leur front pâle, à l'éclat des bougies,

«Laisse voir que le sang, appauvri, mésusé,

«Fait battre un coeur vieilli dans un corps épuisé!

«Je m'oublie à parler de ces choses pénibles,

«Dit le prêtre; et comment serions-nous insensibles

«A ce triste fléau qui sape, en vérité,

«L'édifice divin de la société?

«La femme dont je conte en ce moment la vie

«Fut longtemps recherchée, admirée, applaudie.

«Sa beauté se fana comme la pauvre fleur

«Que dévore, au désert une ardente chaleur.

«Les amants oublieux ignorèrent sa porte.

«Puis elle disparut. On dit qu'elle était morte.


«Un jour, longtemps après, j'étais en mission;

«Je marchais sous les bois, plein de compassion

«Pour les pauvres humains qui sont hors de l'Eglise

«Et qu'avec tant d'amour le prêtre évangélise.

«La nuit allait venir et j'étais fatigué.

«Je vis un toit d'écorce assez loin relégué

«Du village indien où je devais me rendre,

«Bien que je fusse alors accoutumé de prendre

«Mon sommeil sur la mousse à l'abri d'un sapin,

«Je voulus, cette fois, attendre le matin

«Dans le calme wigwam dressé sur mon passage.

«Une affreuse pâleur dut couvrir mon visage,

«Un grand cri m'échappa quand j'entrai sous ce toit.

«Est-ce un spectre infernal que mon oeil aperçoit?

«M'écriai-je soudain en reculant de crainte.

«Le fantôme riait. Sa lèvre était empreinte

«Des traces de l'orgueil et de la volupté.

«Et je ne parlais plus: j'étais épouvanté.

--«Tu reconnais encor dans la pauvre cabane,

«Tu reconnais toujours la fière Marianne,

«Dit l'insolent fantôme, en s'approchant de moi.»

--«Je ne connais jamais qu'une femme sans foi!

«Répondis-je à ce dieu de mes jeunes années»

--«Les blancs ne voulaient plus de mes grâces fanées,

«J'ai suivi, par colère, ici, je ne sais où,

«Les pas d'un indien, le grand chef Tonkourou»

«Tonkourou!» dit Léon bondissant de son siège,

Et son front devint blanc comme un flocon de neige.

--«Ce nom, dit le vieux prêtre, est-il connu de toi?

«Pourquoi cette pâleur et pourquoi cet effroi?»

--«Continuez, mon père, ajouta le jeune homme,

«Et dites-moi comment cette femme se nomme.»

Et le prêtre reprit: «Je voulus, en ce lieu,

«Parler à cette femme et de l'âme et de Dieu,

«La faire réfléchir sur sa conduite folle:

«Elle rit aux éclats de ma sainte parole.

«L'indien se levant me montra la forêt,

«Et me dit de partir, car il n'était pas prêt

«A perdre des amours dont son âme était fière...

«Cette femme avait nom Marianne Simpière!

--«Simpière! dit Léon, «Tonkourou l'indien!...

«Ces malheureux, mon père, oh! je les connais bien!...

«Et naguère ils étaient ensemble à Lotbinière:

«Ils avaient sous les bois leur ignoble chaumière.

«Tonkourou! c'est ce traître avec qui mon rival

«Se ligua si longtemps pour me faire du mal!

«C'est cet homme étonnant qui, changeant de nature,

«Fit soudain succéder le bienfait à l'injure!

«Cet espion rusé dont hier je parlais

«Qui vint jusques ici combattre les anglais!

«Elle, la courtisane, autrefois tant altière,

«Elle jette des sorts et passe pour sorcière....»

--«Cette femme a souillé le nom de son époux.

«Le sien n'est pas connu. Venue un jour chez nous

«Avec d'autres enfants de l'Irlande captive,

«Elle avait pris le nom de sa mère adoptive,

«Ajouta le curé. Que Dieu, dit-il encor,

«Que Dieu lui fasse grâce! O triste amour de l'or,

«O triste vanité, voilà bien votre ouvrage!

«Mais entrons, mon cher fils, j'entends gronder l'orage.

«Nous nous sommes longtemps amusés à causer.

«Voici venir la nuit, allons nous reposer.



CHANT QUATORZIÈME

LE BROYAGE


Les jours s'écoulent vite, avec eux l'on s'envole.

Le passé, déjà loin, n'est plus qu'une auréole

Qui couronne le front d'un astre disparu..

Nous aimons à revoir le chemin parcouru

Comme de l'avenir à soulever le voile;

Le regret c'est la nuit et l'espoir c'est l'étoile.


C'est encore l'automne; et les bois dépouillés

Etendent au soleil leurs grands rameaux mouillés

Par le givre des nuits qui se fond en rosée.

Une tardive fleur par la vague arrosée

Se regarde mourir et veut briller encor.

La forêt a plié son éclatant décor

Comme fait un acteur quand est fini le drame.

C'est le temps du broyage. Une brillante flamme

Que vient alimenter un sec et dur sarment

S'élève tout à coup dans un enfoncement.

Un ruisseau, tout auprès, roule ses eaux mutines.

Sur un large échafaud formé de perches fines,

Au-dessus du foyer, le lin est étendu

Et sèche sous les soins d'un gardien assidu.


Quelle est près du ruisseau cette troupe joyeuse?

Entre toutes qu'elle est la plus balle broyeuse!

La plus belle est Louise. Ah! son oeil est mutin!

Nul collier ne s'enroule à son cou de satin.

Son front est radieux; nul souci ne le voile.

Elle semble une reine en corsage de toile.

Elle est vive et rieuse et sa suave voix

Fait tressaillir d'amour les échos de nos bois!

Ses compagnes, près d'elle, actives-et pareilles,

En leur empressement, à quelqu'essaim d'abeilles,

Ensemble ou tour à tour viennent à l'échafaud

Prendre, à grande poignée, un lin aride et chaud;

Et l'on entend au loin, sous les hautes ormoies,

Sans cesse retentir le claquement des broies

Qui battent en cadence et l'étoupe et le lin.

La filasse, bientôt, couvre d'un duvet fin,

Comme d'aigrettes d'or, les jeunes travailleuses;

Et les rires moqueurs et les chansons railleuses

Se mêlent au bruit sec des instruments actifs.


Les broyeuses jetant quelques regards furtifs,

A travers les rameaux, vers la côte élevée,

Semblent de quelques uns attendre l'arrivée.

En effet, tout à coup, un groupe de garçons,

Causant avec ardeur ou sifflant des chansons,

Descend l'étroit sentier qui longe la rivière.

On voit rougir le front de plus d'une ouvrière,

A l'accent bien connu des joyeux cavaliers.

La broie alors suspend ses coups secs, réguliers,

Et de coquettes mains, pour saluer la troupe,

Agitent dans les airs de blonds plumets d'étoupe.

A répondre au salut les jeunes gens fort prompts

Poussent des cris de joie et découvrent leurs fronts.

Le premier est Ruzard. Il marche vers Louise.

Aucune jeune fille, alors, n'en est surprise,

Puisque l'on dit partout qu'ils vont se marier.

O Louise, dis-moi que c'est t'injurier

Que de croire ton âme à ce point oublieuse!

Mais ta tête se penche, et tu n'es plus rieuse!...

Un combat douloureux se livre-t-il en toi?

Jeune tille, as-tu peur de mentir à ta foi?

Te souvient-il encor du jeune capitaine?

Reviendra-t-il jamais? Oh! ton âme incertaine

Après deux ans de deuil pourrait-elle espérer?


Ruzard dans ses desseins a su persévérer.

Il s'est fait plus aimable, aussi plus hypocrite.

Lozet ne cesse plus de vanter son mérite;

Et le curé lui-même est bien moins prévenu.

On ne parle plus guère, au bourg, de l'inconnu

Qui fut, un jour d'hiver, jeté comme une épave

Dans la paroisse. Ainsi, comme le flot qui lave

Des mots mystérieux sur le rivage écrits,

Le temps, flot éternel, efface en nos esprits

Les souvenirs heureux! les traces de nos peines!


Louise aime toujours, mais de ses amours vaines

Elle n'espère plus revoir le doux objet.

Et voilà bien pourquoi, soumise au vieux Lozet,

Faisant de son bonheur un noble sacrifice,

Elle ira par devoir, comme on marche au supplice,

Jurer, non pas d'aimer, mais de craindre et servir

Le jeune homme qui veut au repos la ravir.

Mais elle veut attendre à la moisson prochaine

Avant de se lier d'une si lourde chaîne.

Et quand sera venu le temps de la moisson,

Son amour saura bien trouver quelque raison

Pour retarder encor l'époque douloureuse.

Elle feint cependant d'être moins malheureuse.

Une voix lui dit,--est-ce illusion d'amour?--

Que l'ami regretté doit revenir un jour.


Tous les jeunes garçons se mirent à l'ouvrage.

Les uns fendaient le bois nécessaire au chauffage,

Les autres, sur l'épaule, apportaient les fagots,

Et le feu pétillait comme aussi les bons mots.

D'autres, les plus galants, s'emparant de la broie,

Allongèrent le lin en paillettes de soie,

Pendant que la broyeuse, assise près du feu,

Sur un siège moussu se reposait un peu.

Soudain une clameur fit trembler la broierie,

Et ceux qui s'amusaient en tendre causerie,

Et ceux qui sur leur tâche étaient alors courbés,

Et ceux qui par leur rêve étaient tout absorbés,

Tous lèvent promptement les yeux avec surprise.

Une fumée épaisse ondoyait, lourde et grise,

Au dessus du foyer allumé le matin.

Une flamme légère avait mordu le lin

Et, rapide, courait dans les fibreuses tiges.

Pour arrêter le mal chacun fait des prodiges:

On éloigne le lin qui se trouve en danger;

On abat le treillis de l'échafaud léger,

Dispersant au hazard l'inflammable matière;

On s'empare des sceaux; on vole à la rivière.

Louise dans le trouble et dans l'empressement

Du foyer dangereux s'approche imprudemment;

Une flamme s'attache à son jupon de toile

Et la couvre aussitôt du plus sinistre voile.

La jeune fille court, éperdue, en criant,

La flamme allait atteindre à son bras suppliant.

Ses jeunes compagnons, tant l'horreur les attère,

Semblent paralysés ou cloués sur la terre.

Pas tous: l'un, plus vaillant, a saisi dans ses bras

La vierge qui ne sait ou diriger ses pas;

Au ruisseau peu profond avec elle il s'élance.

Un moment disparu sous l'eau qui se balance,

Il reparait debout avec son doux fardeau.

Et Louise est sauvée! Alors, ruisselants d'eau,

Parmi leurs compagnons ils reviennent ensemble.

Lui, plein d'orgueil, sourit, mais elle, pleure et tremble.

Et lui c'était Ruzard. Peu grave fut le mal

Que Louise reçut en cet instant fatal.

Tout le reste du jour fut morose et sans joie,

Et l'on n'entendit pas le bruit gai de la broie.

Dans le brasier vaincu l'eau tomba par torrents.

Ceux qui virent monter, sur les bois transparents,

Les orbes de fumée en longue colonnade

Dirent: «Quelques broyeurs ont fait une grillade



CHANT QUINZIÈME

LES CHASSEURS IROQUOIS


--«Comme les flots du lac lorsque le vent s'endort

«Tes pas sont enchaînés, Tonkourou. Dans le fort

«Hâtons-nous d'arriver, ou, je puis te prédire

«Que nous ne pourrons pas, même au dernier navire,

«Vendre les riches peaux dont nous sommes chargés:

«Et d'attendre au printemps nous serons obligés

«Pour prendre le chemin de nos lointains villages.»

Ainsi, l'air mécontent, disait l'un des sauvages

Avec qui Tonkourou s'était associé.

Et Tonkourou reprit:--«Frère, ton amitié

«M'est douce comme l'ombre au milieu de la plaine,

«Quand passe sur nos fronts une brûlante haleine.

«J'ai guetté fort longtemps, au bord d'un grand ruisseau,

«Pendant que vous marchiez, le castor le plus beau:

«A la fin je l'ai pris, quelle peau fine et grande!

«Voyez!...» Alors, riant, un autre de la bande

Dit au vieux Tonkourou, lui montrant mille peaux:

--«Peux-tu nous faire voir de semblables morceaux?

«Sans tant nous arrêter, nous faisons nos captures,»

Tonkourou regardait les superbes fourrures,

Ne pouvant s'expliquer un aussi grand bonheur.

Et l'iroquois reprit, subtil et raisonneur:

--«C'est le droit du plus fort que les visages blêmes

«Nous enseignent souvent et pratiquent eux-mêmes.

«Nous avons rencontré quelques pâles traiteurs

«Et nous nous sommes faits, pour leur plaire, acheteurs.

«Nous les avons payés avec du plomb. Leurs têtes

«Sont encore tout près, sur les muettes crêtes

«De ce petit rocher que tu viens de franchir.

«Nous les avons tués... mais pour nous enrichir,»

Tonkourou ne dit rien. Et, la tête baissée,

Il allait le coeur plein d'une triste pensée.

C'était loin vers le nord que marchaient les chasseurs.

Se moquant des dangers et toujours agresseurs,

Rien ne les arrêtait: ni les torrents rapides,

Ni les rochers abrupts, ni les ravins perfides,

Ni les rameaux épais de l'épineux buisson:

Ils voulaient arriver jusqu'à la mer d'Hudson.



CHANT SEIZIÈME

LES TRAPPEURS CANADIENS


Deux hommes s'avançaient dans ces régions tristes

Qui s'adossent au pôle. Ils observaient les pistes

Des fauves qui sortaient pour apaiser leur faim.

Tous deux enveloppés de larges peaux de daim,

Ils tenaient leur fusil d'une main défaillante.

Et le plus vieux disait:--«Que la mort bienveillante

«Vienne nous délivrer de notre horrible sort!

--«J'ai déjà vu de près plus d'une fois la mort,

«Et jamais, reprit l'autre, oh! jamais, je l'avoue,

«La crainte de mourir n'a fait pâlir ma joue!

«Mais aujourd'hui je tremble. Ah! ce silence affreux

«Qui règne autour de nous me rend-il donc peureux?

«N'eussions-nous pas mieux fait de livrer aux sauvages,

«Comme firent, hélas! dans ces lointains parages,

«Nos pauvres compagnons, de livrer, dis-je, enfin,

«Notre inutile vie et ce riche butin?»

Les hommes qui marchaient en parlant de la sorte,

Etaient Léon,--Léon qui sous les bois emporte

Sa mauvaise fortune et ses espoirs menteurs,--

Et puis le Petit-Nôt, le plus franc des traiteurs.


Léon était parti du bourg de Saint-Eustache,

Béni du prêtre saint dont la profonde attache

S'était manifestée avec tant de candeur;

Il s'était dans les bois encor plein de verdeur,

Avec cinq canadiens qui partaient pour la traite,

Engagé sans regrets. Quelle sombre retraite?

Aux hommes agressifs pouvait mieux le cacher?

Et quelle vie aussi plus propre à détacher

Des profondes amours, des molles habitudes,

Que cette vie active au fond des solitudes?


Du lac Supérieur il parcourut le bord,

Et de là vaillamment s'enfonçant vers le nord,

Tantôt sous les forêts, tantôt sur les rivières,

Chassant loutre et castor, couchant dans les bruyères,

Avec ses compagnons habiles et hardis,

Il atteignit enfin ces fleuves engourdis

Qui portent leurs flots noirs dans la mer glaciale.

L'accord le plus parfait, l'amitié cordiale

Avaient toujours uni les six trappeurs entre eux.

La chasse fut heureuse. Un fardeau généreux

Attaché sur leur dos par de fortes courroies

Ne semblait pas peser: c'étaient leurs riches proies.

Ils croyaient, dans vingt jours, arriver à Bourbon,

Un vieux fort appuyé sur les glaces d'Hudson.


Au sommet d'un rocher ils marchaient en silence

Quand sur eux, tout à coup, une troupe s'élance,

Une troupe sauvage. Ils n'ont pas eu le temps

De se mettre en défense et de voir les brigands

Qui les prenaient ainsi lâchement par derrière.

Quatre des trappeurs blancs roulent dans la poussière;

Les deux autres, blessés, se sauvent aussitôt.

Ces deux derniers étaient Léon et Petit-Nôt.

Les sauvages cruels dont la main sanguinaire

Avait rempli d'horreur la forêt solitaire,

Etaient les compagnons du vieux chef Tonkourou.


--«Mon frère est taciturne autant que le hibou,

Dit un des iroquois au huron pacifique.

Mais le huron sourit d'un air mélancolique

Et ne répondit pas. Il avait des remords.

Le passé l'obsédait, le sang des derniers morts

En réveillant sa foi, troublait sa conscience.

Il n'était pas coupable. Avec impatience

Il écoutait parler les cruels iroquois

Se racontant entre eux leurs barbares exploits.

S'il eut su que Léon, le jeune capitaine

Se trouvait parmi ceux que la bande inhumaine

Venait de décimer avec tant de fureur,

Il fut devenu fou de chagrin et d'horreur.


Le trappeur et Léon dans les plaines désertes

Marchaient depuis longtemps. Les arbrisseaux inertes

Inclinaient vers le sol leurs rameaux desséchés.

Quelques rochers montraient leurs sommets ébréchés

D'où, se précipitant, des chutes irisées

Avaient vu, tout à coup, leurs eaux cristallisées

S'arrêter et dormir dans un calme effrayant.

De temps en temps un loup hurlait en s'enfuyant.

Il neigeait! il neigeait! La monotone plage

Etait comme une mer qui n'a pas de rivage.

Les deux trappeurs perdus dans ces déserts glacés

De leurs riches fardeaux s'étaient débarrassés.

Goutte à goutte le sang coulait de leurs blessures,

Et la faim leur faisait ressentir ses morsures.

Ils n'avaient pu marcher, affaiblis et souffrants,

Qu'avec lenteur. Hélas! ils paraissaient mourants.


Déjà plus d'une fois, l'amertume dans l'âme,

Ne pouvant plus traquer le cerf qui passe et brame,

Sur la neige ils s'étaient, pour mourir laissés choir;

Mais toujours un remords et toujours un espoir

Revenaient aussitôt réveiller leur courage.

Ils virent, tout à coup, vers le soir, un nuage

S'élever lentement dans le ciel éclairci.

Un rayon apparut sur leur front obscurci.

Ils pleuraient en riant, poussaient des cris de joie.

Ce nuage léger qui dans les airs ondoie,

C'est bien une fumée. Ils se trouvent plus forts;

Pour arriver plutôt ils doublent leurs efforts

Et font contre la tombe une dernière lutte.

Ils s'arrêtent enfin près d'une froide hutte,

Hors d'haleine, épuisés. Sur leurs couches de peaux

Dormaient paisiblement des chasseurs esquimaux.

Ils furent éveillés et se levèrent vite,

Croyant bien que c'était une attaque subite

De quelqu'ours redoutable. A l'aspect des trappeurs

Ils sentirent l'effroi s'emparer de leurs coeurs:

Ils voulurent saisir leurs armes aiguisées.

Petit-Nôt et Léon de leurs mains épuisées

Laissèrent sur le sol retomber leur fusil.

Les esquimaux voyant s'éloigner le péril

Devinrent doux. La haine à la pitié fit place.

Ils les firent entrer dans leur hutte de glace;

Leur donnèrent de l'huile, attisèrent le feu.

Et les traiteurs pleuraient en rendant grâce à Dieu.



CHANT DIX-SEPTIÈME

LE TRAÎNEAU


Après s'être munis et d'armes et d'amorces,

A quelques jours de là, pour la cirasse des morses

Partirent eu chantant les esquimaux hardis.

Encore fatigués, dans le glacé taudis

Sont restés les trappeurs. Or, sur des peaux soyeuses,

Petit-Nôt dort, rêvant de forêts giboyeuses,

Et Léon suit, pensif, avec d'humides yeux,

L'aurore boréale étalant dans les cieux

Les radieux replis de ses merveilleux voiles.

Devant tant de splendeur se cachaient les étoiles.

Tantôt, c'était un feu qui léchait de ses dards

L'azur sombre du ciel; tantôt, des étendards

Qui déroulaient au vent leurs couleurs éclatantes,

Des panaches de flamme et puis de riches tentes

Qui se pliaient soudain pour se dresser encor!

Et toujours variait l'ineffable décor

De ce théâtre immense, ardent, incomparable.

On eut dit des flots d'or qu'un souffle inexorable

Tourmentait sur un lit formé de diamant;

Des rideaux merveilleux qui tombaient mollement

Pour cacher les esprits à l'intime matière;

Ou des anges en choeurs dansant dans la lumière

Au seuil harmonieux des célestes parvis!

Et Léon, par moment, portait ses yeux ravis

Sur les déserts de neige uniformes, sonores,

Qu'illuminaient partout les brillants météores.

Il vit glisser au loin un rapide traîneau,

Comme glisse un esquif sur une nappe d'eau.

Hurlant comme des loups, attelés à la file,

Plusieurs chiens le menaient sur la plaine immobile.

Et le traîneau léger vitement approchait.

Un homme seul, assis, d'une gaule léchait

Le flanc maigre et velu de la meute sauvage.

Et plus l'homme avançait et mieux son brun visage

Sur la neige éclatante allait se dessinant.

Et Léon regardait ce chasseur étonnant

Qui seul vers le midi prenait ainsi sa course,

Quand le nord à la chasse offrait mainte ressource.

Et les chiens couraient vite! Et d'un oeil étonné

Léon fixait toujours l'homme au front basané;

Et l'angoisse serrait de plus en plus son âme.

Et comme au champ des cieux passe un globe de flamme,

Ainsi, devant la hutte et sur le champ glacé

Où jamais nul chemin n'avait été tracé,

Ainsi soudain passa la traîne vagabonde.

Alors une clameur, douloureuse, profonde,

Fit retentir les airs:--«Tonkourou! Tonkourou!»

Mais déjà le traîneau courant on ne sait où,

Disparaissait derrière une butte isolée.


Tonkourou,--c'était lui,--l'âme tout bourrelée,

S'en revenait du poste où les fiers iroquois

Avaient, au poids de l'or, rendu depuis un mois,

A des marchands anglais leurs peaux riches et fines.

Il n'avait pas voulu profiter des rapines

Commises dans les bois par ses traîtres amis.

Il avait fait le mal; mais repentant, soumis,

Il voulait expier, avant la mort, ses crimes:

Il voulait voir encor ceux qui furent victimes

De sa haine farouche et de ses noirs conseils.

Mais combien passeront, de nuits et de soleils

Avant qu'il puisse, hélas! implorer leur clémence!

Puis il verse des pleurs, sa douleur est immense

Quand il pense à Léon, à Léon qui n'est plus!...

Il marche nuit et jour; ses esprits résolus

Bravent tous les dangers, brisent tous les obstacles:

Il croit que le Seigneur permettra des miracles

Pour le faire arriver au bord du Saint-Laurent.


Lorsque devant la hutte il passa, dévorant

De son glissant traîneau la plaine désolée,

Il entendit son nom; mais son âme affolée

Crut que c'était la voix de l'esprit des déserts

Qui lui parlait ainsi dans le calme des airs.



CHANT DIX-HUITIÈME

RENCONTRE INATTENDUE


Les esquimaux enfin revinrent de la chasse:

Le plaisir rayonnait sur leur hideuse face;

Les uns dansaient tenant des harpons dans leur main,

Et les autres jouaient d'un mauvais tambourin:

Les chiens, grondeurs, aigris et la langue pendante,

Traînaient avec lenteur la charge trop pesante.

Dans la hutte de glace ils trouvèrent encor

Les trappeurs Canadiens.--«L'oiseau prend son essor

«Quand il s'est reposé sur la branche du hêtre,

Dit Léon à celui qui paraissait le maître:

«Nous sommes reposés, nous sommes bien et forts,

«Et nous allons marcher vers quelques uns des ports

«Après avoir fumé le calumet ensemble.

--«Mon frère, dit le chef, si ma hutte te semble

«Une retraite sûre, un séjour de repos,

«Reste encore avec moi.--«Tes bienveillants propos,

«O chef hospitalier, me sont bien agréables;

«Mais que ferais-je ici?--«Nos femmes sont aimables,

«Et choisis si tu veux: la plus belle est à toi.»

L'esquimaux n'était pas éclairé par la foi;

Il était infidèle. Il ne pouvait comprendre

Qu'à son offre galante on ne pouvait se rendre.


--«Mais puisque l'étranger veut laisser ma maison

«Qu'il sache que là-bas, plus loin que l'horizon,

«Un navire est resté dans la glace au rivage,

«Et ceux qui sont à bord parlent tous son langage.»

--«Veux-tu nous y mener demanda le marin

Dont l'espoir affaibli se réveillait soudain,

Veux-tu nous y mener? et pour ta récompense

Prend ce fusil qui tue aussi vite qu'on pense.

Le marché fut conclu. Du calumet de paix

La fumée ondoya sous les glaçons épais;

Les chiens-loups, reposés, reprirent l'attelage;

Et les deux Canadiens avec le vieux sauvage

Partirent bien drapés dans les soyeuses peaux.


Aux rives de l'Hudson étaient quelques vaisseaux

Surpris en chargement par un hiver précoce.

Et c'était vers l'un d'eux, et sous un ciel atroce,

Qu'alors se dirigeaient Léon et Petit-Nôt.

Ils coururent longtemps. Un jour un matelot,

A l'heure où le soleil à ces lieux vient sourire,

Rejetait, tout pensif, du pont de son navire

La neige et le verglas. En portant ses regards

Vers les caps élevés comme des boulevards,

Il voit vers lui venir une traîne rapide.

Elle porte deux blancs. Un indien la guide:

Elle arrive au vaisseau. Le matelot surpris,

Pour aider les chasseurs, d'une main vive a pris

Et fixé sur le bord une échelle de corde.

Du coeur des Canadiens l'allégresse déborde,

Car ils ont entendu la langue des aïeux!


Le matelot les mène, avec un air joyeux,

Aux officiers du bord. Croyant qu'il fait un rêve,

Alors, de son hamac un vieux marin se lève,

Il dessille ses yeux d'une fébrile main:

Et deux noms à la fois font retentir soudain

Du navire étonné le sonore vaigrage:

«Léon!» «Auger!» Muet, attendri, l'équipage

Regardait les transports des deux anciens amis

A qui dans sa bonté le ciel avait permis

De se revoir encor. Longtemps dans la cabine

Qu'une huile détestable et fumeuse illumine,

Le pilote et Léon épanchèrent leurs coeurs,

Racontant tour à tour leur joie et leur douleurs.



CHANT DIX-NEUVIÈME

LA GROSSE GERBE


Les blés sont mûrs! Les champs se bercent à la brise!

Le rossignol sauvage ouvre son aile grise

Et sème ses accords sur les pins dentelés.

En frémissant d'amour les épis barbelés

Tombent de toute part sous l'active faucille.

Parmi les moissonneurs le chef de la famille,

Chaussé légèrement de ses souliers tannés,

Comme un faune, s'en va sur les chaumes fanées.

Sa chemise de toile à la gorge entr'ouverte

Laisse voir la sueur dont est déjà couverte

Sa poitrine puissante. Il va, muet, liant

La gerbe blonde avec le coudrier pliant.

Et, sur le chaume d'or, les gerbes alignées

Ressemblent à des nefs dans un lac enchaînées,

A des cygnes brillants qui planent dans les airs.


Les blés sont mûrs! Déjà les prés se font déserts

On a, dans plusieurs lieux, fêté la grosse gerbe.

Mais voici que là-bas l'on danse encor sur l'herbe!

Et voici que j'entends la frivole chanson!

Quel est le moissonneur qui finit sa moisson?

Est-ce toi, Jean Lozet? La récolte est superbe

Car ton front est moins sombre et ta voix, moins acerbe;

Et tu ris maintenant, et tes plaisants discours

Retiennent près de toi les gars des alentours!


Seule, au milieu du champ, reste une gerbe énorme:

Ses épis gracieux, son contour uniforme

Sont richement ornés de rubans et de fleurs.

Autour de cette gerbe, en se formant en choeurs,

Dansent les jeunes gens, dansent les jeunes filles.

Alors on ignorait et lanciers et quadrilles

Mais la ronde bruyante et les reels éveillés

Développaient leur grâce aux yeux émerveillés

Des vieillards à qui l'âge avait lié la jambe.


Ruzard des jeunes gens était le plus ingambe;

A coup sûr il était aussi le plus heureux:

Il allait voir combler le plus vif de ses voeux.

Après la grosse gerbe une plus belle fête

Allait pour lui venir. Une double conquête

De sa persévérance était le noble prix.

Il se trouvait habile, il vouait au mépris

Ceux qui ne savent pas, en prenant une femme,

Epouser une dot. Jean Lozet sur son âme,

La veille, avait juré de donner à Ruzard,

Le jour du mariage, ou peu de temps plus tard,

Sa terre et son argent. L'époque fortunée

Devait venir avec la quinzième journée.


Louise parle peu; son sourire est amer;

Et son coeur pour Ruzard est froid comme l'hiver.

Elle ne peut l'aimer: elle vient de le dire.

Elle ira vers l'autel: Lozet peut la maudire

Si dans son autre amour elle s'obstine encor.

Ruzard va posséder un précieux trésor;

Bien ne pourra briser la vertu de Louise:

Ni l'amour brut auquel elle sera, soumise,

Ni les tristes regrets, ni les espoirs perdus.

Mais Ruzard voit l'argent: il ne veut rien de plus.

Cependant à la vierge, et d'une voix aigrie

Il rappelle le jour où, seul dans la broierie,

Il a pu la sauver d'une terrible mort.

Et Louise sait bien que pour ce noble effort

Il devrait être aimé d'une amour pure et vive;

Puis, à défaut d'amour, dans son âme naïve

Un noble dévoûment a tout à coup germé;

Et, respecté, Ruzard pourra se croire aimé.


Et les femmes parlaient du prochain, mariage;

Les unes prédisant, dans leur dru verbiage,

Que les époux nouveaux n'auraient pas de bonheur,

N'étant du même goût ni de la même humeur;

Et les autres disant qu'au caprice futile

S'en va tout comme il vient, et qu'il est inutile

De se plier toujours aux désirs des enfants.


Cependant les danseurs allèrent, triomphants,

Dans la grange à Lozet mener la grosse gerbe.

Ils avaient attelé d'une façon superbe

Le plus fringant cheval. Et tous, debout, pressés,

Dans la grande charrette alors s'étaient placés.

Et dans le ciel vibra plus d'une voix rieuse,

Et l'essieu se plaignit sous la charge joyeuse.

L'on dansa tout le soir. Eu frappant du talon

Le joueur mesurait le chant du violon.


Pendant qu'avec ardeur tourbillonnait la danse,

Que les échos voisins répétaient la cadence

Des pieds qui retombaient sur le luisant plancher,

Quelqu'un vit dans la nuit un homme s'approcher.

Et l'homme s'arrêta devant la porte ouverte.

Ses deux bras étaient nus, sa tête, découverte:

Un vêtement de cuir enveloppait ses reins.

Le violon joyeux suspendit ses refrains,

Et le gai cotillon, ses méandres sans nombre.


Alors Lozet cria d'une voix forte et sombre:

--«Est-ce toi, Tonkourou? Dieu! quel air abattu!...

«Est-ce plutôt ton spectre? Es-tu mort? Que veux-tu?»

Et l'homme répondit.--«Oui, Lozet, c'est lui-même,

«C'est Tonkourou qui vient d'une distance extrême

«Pour te revoir encore avant le dernier jour.»

--«Oh! sois le bienvenu! Ton fortuné retour,

Continua Lozet, va doubler notre joie.»

--«Non, je viens t'attrister; car mon âme est en proie

«A des troubles nouveaux, à des remords cuisants.

«Tu vois, j'ai bien vieilli, Lozet, depuis deux ans.»

Et l'indien montrait sa chevelure grise.

Il entra. Les danseurs de leur vive surprise

Ne pouvaient revenir. A l'aspect du vieillard

Louise avait tremblé. Des pleurs, comme un brouillard,

Passèrent dans ses yeux en éteignant leur flamme.

La lame d'un poignard semblait fouiller son âme.

Frémissante, anxieuse, elle osait espérer

Qu'avec le vieux huron Léon allait rentrer.

Mais il ne vint pas. Tous remarqueront bien vite

Le trouble de Louise et sa pâleur subite.

Ruzard eut peur aussi. Dans le fond de son coeur

La colère gronda comme un jet de vapeur.

Il ne dit pas un mot; mais il pâlit, sourcille,

Et son regard jaloux brûle la jeune fille:

Le danger réveillait ses basses passions.


Cependant au sauvage on fait cent questions:

Tous parlent à la fois et l'on n'entend personne.

--«Attendez dit Lozet, voici que minuit sonne,

«Et notre vieil ami que nous regrettons tous

«Ne refusera pas de trinquer avec nous.»

--«Pendant qu'on versera la liqueur souveraine

«Qu'il nous parle d'abord du jeune capitaine-,

Demanda hardiment la mère Jean Lozet

Tonkourou demeura quelques instants muet:

Quand il leva la tête ou vit de grosses larmes

Noyer ses yeux. Il dit:--«Ce brave a pris les armes:

«Il est mort!... il est mort pour sauver son pays!...»

Et tous les conviés écoutaient ébahis.

Mais le vieil indien ne dit pas autre chose.

En vain on le pressa. Sa figure morose.

Se fixait sur le sol avec anxiété.

On s'entreregardait. Louise avait jeté,

Comme un oiseau qu'on blesse, une plainte suave

Eu apprenait le sort du marin noble et brave.

Lozet dit au huron: «Allons! Viens boire un coup;

«Après, j'en suis certain, tu parleras beaucoup.»

--«Tonkourou ne peut point, reprit, d'une voix sombre,

Le nouvel arrivé qui se tenait dans l'ombre,

«Tonkourou ne peut point, gaiement et de bon coeur,

«A ses lèvres porter la brillante liqueur,

«Tant que ta bouche même, ô Lozet, à ton hôte

«N'aura pas pardonné la plus horrible faute.»

A ce discours nouveau Lozet n'entendait rien.

Et les gars curieux entouraient l'indien.

--«Regardez-moi, dit-il, jouissez de ma honte!

«Nul ne savait encor ce que je vous raconte.

«J'étais jeune et méchant, et j'eus l'audace, un jour,

«De souiller un front pur par un baiser d'amour.

«La vierge que j'aimais me souffleta la face.

«Je lui jurai vengeance; et ma rage tenace

«A su lui ménager les plus affreux chagrins.

«Dissimulé, menteur, sous des regards sereins

«Je savais lui cacher la haine de mon âme.

«Elle prit un époux. Le ciel, bénit sa flamme:

«Un adorable enfant vint charmer leur foyer....

«C'est lui que j'attendais!»... Puis l'on vit se ployer,

A ces mots, les genoux du malheureux sauvage;

L'on vit des pleurs amers inonder son visage;

Il joignit les deux mains et, regardant Lozet:

«Oh! je te livre enfin cet humble secret:

«Je t'ai pris ton enfant!»... Un cri perçant, terrible

Fit retentir la salle; un trouble indescriptible,

Mille et mille rumeurs agitaient la maison.

La mère Jean Lozet n'avait plus sa raison:

Elle appelait son fils avec de tristes plaintes.

Et les filles pleuraient. Ruzard avait des craintes:

Il était fiévreux, pâle, et d'un oeil en courroux

Il fixait hardiment le sauvage à genoux.

Il croyait, le vaurien, à chaque instant entendre

Son ami d'autrefois le trahir et le vendre.

Lozet était muet comme un marbre glacé,

Et nul devinait ce qui s'était passé

Depuis quelques moments dans son esprit inculte.

Et Tonkourou reprit:--«De ma colère occulte

«Tu fus victime encor, ô Lozet, depuis peu.

«Et ma coupable main seule alluma le feu

«Qui consuma naguère, en une nuit, ta grange.»

Ruzard, en cet instant eut un frisson étrange;

Il vola d'un seul bond auprès de Tonkourou,

Et, parlant à Lozet:--«Le vieux sauvage est fou!

«Il n'est pas comme il dit et méchant et coupable!

«Et quand il le serait, quand il serait capable

«De tant de fourberie et de tant de forfaits,

«Vengez vous, lui dit-il, par de nouveaux bienfaits!»

Le sauvage jeta sur son ancien complice

Un regard foudroyant, Ruzard dont l'artifice

Avait touché le coeur du vieillard entêté,

Ruzard se recula tremblant, épouvanté!

--«La perte d'une grange est encor réparable,

Ajouta l'indien en jetant sur la table

Un sac de cuir plein d'or. «Cet or je l'ai gagné

«A chasser dans les bois, sous un ciel éloigné;

«C'est le fruit du travail, Lozet, tu peux le prendre.»

--«Et mon enfant aimé pourras-tu me le rendre!

S'écria le vieillard dans un fiévreux transport.

--«J'ai respecté sa, vie... et pourtant... il est mort!...

«Il est mort, ô Lozet, d'une mort glorieuse!

«Il est mort! répéta l'assistance anxieuse:

«Mort!» firent, dans la nuit, de lugubres échos.

L'aspect des écus d'or allait faire un héros

Plus sûrement, hélas! que l'exemple que donne

La croix de Jésus Christ.--«Oui! oui, je te pardonne,

«Puisque tu te repens, Tonkourou. Lève-toi!»

Murmure enfin Lozet d'un ton rempli d'émoi.

--«Merci! dit le sauvage et que Dieu te bénisse!

«Maintenant que je meure et que mon deuil finisse!»

«Maintenant conte-nous comment, avec Léon,

«Tu désertas sans bruit, la nuit, cette maison,

Dit Lozet en mettant le sac d'or dans sa poche;

«Mais, tiens! je l'oubliais! un petit verre! approche:

«A la bonne amitié!» Pendant quelques instants

On entendit le choc des verres éclatants.

Toujours pleurant son fils, la mère désolée

Ne voulait pas, non plus elle, être consolée!

Et l'indien reprit:--«Mes pieds sont fatigués,

«J'ai besoin de repos. Mes crimes divulgués

«Laisseront désormais se clore ma paupière.

«Je ne sentirai point peser, comme une pierre,

«Sur ma froide poitrine un affreux souvenir:

«J'ai reçu mon pardon.» Rien ne put retenir

Parmi les invités le malheureux sauvage.

Il sortit aussitôt. Il suivit le rivage

Jusqu'au bois des hurons où le hibou pleurait:

Mais à tous, en partant, il dit qu'il reviendrait.



CHANT VINGTIÈME

LE CHANT DU MARIN


«O Ciel de mon pays, déroule tes tentures!

«Redites, doux oiseaux, vos amoureux murmures!

«Bords qui me connaissez, revêtez vos manteaux!

«Sous mes yeux attendris, ondoyez, fiers coteaux!


«O brise, enivre-moi de ton effluve chaude!

«Berce-moi, Saint-Laurent sur ton flot d'émeraude!

«Rien comme vous n'est beau, rivages Canadiens!

«Et je reviens pour vous! pour vous seuls je reviens!


«Ouvre un sillon d'écume, en la vague qui joue!

«Ouvre un brillant sillon avec ta fine proue,

«O mon léger navire! Avance! avance encor!

«Et glisse sur la mer, comme une étoile d'or

«Dans les ondes des cieux! Le veut gonfle ta voile,

«Comme un sein généreux, son corsage de toile!

«Sous ton fier pavillon tu marches comme un roi!

«Je t'aime, ô mon navire, et je n'aime que toi!


«Je la verrai bientôt; la beauté que j'adore!

«Quand elle m'aperçoit son front blanc se colore

«Comme le blanc, nuage au coucher du soleil!

«Sa bouche est une coupe, un calice vermeil

«Où ma lèvre s'attache et cueille l'ambroisie!

«Son coeur est comme un lis; son amour est ma vie!

«Pour elle je reviens vers vous, bords plantureux!

«Et je n'aime plus qu'elle, ô mon navire heureux!»


Ainsi chantait Léon en revoyant la rive

Qui s'étendait toujours, fraîche, riante et vive,

Comme un ruban de soie, au bord du Saint-Laurent.

Il promenait ses yeux! sur le flot transparent

Et sur les gais contours des îles éloignées

Qui semblaient des joyaux répandus à poignées.

Il était accoudé sur le bord des pavois.


Les matelots fumaient en admirant sa voix;

Et le pilote, ému de ce refrain suave,

Par moment sur ses yeux passait une main hâve;

Le pilote, c'était Auger. Quand le printemps,

Attendu dans l'Hudson, hélas! toujours longtemps,

Vint fondre les glaciers de ses chaudes haleines,

Le vaisseau retenu dans les immenses plaines

Que l'océan gelé, jusques au pôle nord

Etend avec orgueil, le vaisseau, vers le port,

Les flancs toujours glacés, et sur des mers peu sûres

Prit sa course emportant les plus riches fourrures.


Il vogua bien des jours reflétant son flanc noir

Dans l'océan, tantôt calme comme un miroir,

Et tantôt agité comme un homme en délire.

Il vit ces monts flottants dont la présence inspire

Aux matelots du nord tant de crainte et d'effroi;

Ces montagnes de glace élèvent leur paroi,

Comme des murs de marbre, à la hauteur des nues,

Puis, à des profondeurs extrêmes, inconnues,

Plongent leurs larges pieds. Quand viennent les chaleurs,

Un soleil pur revêt des plus vives couleurs

Les dômes, les clochers, les colonnes, les frises

Que forment sur les eaux les énormes banquises.

Si la tempête hurle, on voit chaque élément

Etreindre avec fureur l'étrange monument

Qui s'ébranle à la fin, comme un mont solitaire

Quand, dans les chauds climats, l'écorce de la terre

Sous un choc inconnu soudain a tressailli.

Sous l'action du feu, comme un temple vieilli,

S'écroulent tout à coup, avec des bruits terribles,

Les pyramides d'or, les tours indescriptibles.

Et les échos des mers retentissent toujours

De bruits mystérieux et de tonnerres sourds.


Le navire vogua vers le sud. Tristes, sombres,

Les caps du Labrador apparurent sans nombres.

Puis le calme retint la barque sur les flots;

Le temps parut alors bien long au matelots

Avides de revoir leur rive et leurs familles.

Le vent reprit un soir, et, sur les écoutilles,

La vague retomba comme sur un rocher.

Le patron en voulant des pavois s'approcher

Fut jeté dans la mer. Le pilote malade

Chargea son jeune ami de conduire à la rade

Le malheureux navire. Enfin, sous un ciel pur,

Du grand fleuve on revit le flot profond et sûr.

Encore quelques jours et le vaisseau rapide,

Maintenant revenu de sa course intrépide,

Comme un oiseau coquet dans un lac de cristal.

Ira ployer son aile au port de Montréal.



CHANT VINGT-ET-UNIÈME

LES AMIS DE NAGUÈRES


Tonkourou retrouva sa cabane déserte.

Sur le seuil la fougère ouvrait, sa palme verte;

Le liseron grimpait sur les murs délabrés;

Les carreaux tout poudreux étaient comme marbrés

Par les gouttes de pluie on tous sens descendues;

Arides, sans parfum, dans un coin étendues,

Gisaient depuis deux ans des branches de sapins.

Il appela la vieille, et ses cris furent vains.

Il voulait la chasser comme on chasse un reptile

Que le pied ne veut pas toucher. Trouble inutile,

La Simpière était morte, et depuis de longs jours.

Après avoir prédit dans ses obscurs discours

La gloire et les malheurs des braves patriotes;

Après avoir maudit la rigueur des despotes,

Faisant redire au bois ses accents superflus,

Elle tomba glacée et ne se leva plus.

Et quelques jours après, au pied du grand platane

Dont les rameaux touffus ombragent la cabane,

On trouva son cadavre. Il fut mis sous les bois.

Sur la fosse on planta deux grands bâtons en croix.

La sorcière, en effet, de son front anathème

N'avait pas effacé la marque du baptême:

Mais elle avait perdu l'humble et divine foi;

Elle avait méprisé de l'Eglise la loi;

Et c'eut été, dès lors, chose bien ridicule

Que de faire dormir sa poussière incrédule

Dans l'enceinte sacrée où des bon chrétiens morts,

Pendant que l'airain pleure, on dépose les corps.


L'indien ramassa quelques feuilles légères,

Des rameaux parfumés, des mousses, des fougères,

Et se fit une couche où, d'un profond sommeil,

Il s'endormit bientôt. Un radieux soleil,

Quand il ouvrit les yeux, jouait dans la feuillée,

Et les oiseaux disaient leur chanson éveillée,

Il se lève. Quelqu'un fait, dans le même instant,

Crépiter des buissons le feuillage flottant.

C'est Ruzard qui s'avance en écartant les branches.

Tonkourou lui sourit, et ses manières franches

Lui rendent aussitôt l'audace d'autrefois.

--«Je viens, lui dit Ruzard en élevant la voix,

«Pour te remercier, ô mon ami sincère,

«De n'avoir point trahi François ton jeune frère.»

--«Tonkourou n'est plus traître: il sait être discret,»

Répondit l'indien, «il taira ton secret:

«Il serait inutile aujourd'hui de le dire.»

--Tu m'as fait peur hier: j'ai pensé te maudire:

«Tu m'as fuit peur! bien peur! mais tout va s'arranger:

«Sois-en sûr, Tonkourou, nous allons partager.

«Je me marie, enfin!... la semaine prochaine....

«Oh! que je suis content! et quelle bonne aubaine!...

Mais le vieil indien d'un terrible regard

Foudroya, tout à coup, le fortuné Ruzard:

--«Tu n'épouseras point la charmante Louise,

Dit-il. Ruzard pâlit. «Faudra-t-il que j'en dise,

«Pour t'empêcher, Ruzard, de souiller cette enfant,

«Faudra-t-il qu'à Lozet j'en dise encore tant?»

Continua le chef.--«Pour Dieu! je t'en conjure,

«Tonkourou, ne dis rien! Je l'aime, je le jure,

«Je l'aime cette vierge! et tant que je vivrai,

«De tendresse et de soins, oui, je la comblerai!

--«Inutile, Ruzard! Tu n'es pas digne d'elle.»

--«Je la mériterai!... d'un amour pur, fidèle....»

--«Elle ne t'aime point.»--«Elle ne me hait plus!

«Un jour je l'ai sauvée; et dans ses yeux je lus,

«Plus d'une fois, depuis, de la reconnaissance!»

--«Elle te doit la vie? En quelle circonstance?»

--«Ecoute!» Alors Ruzard lui raconta comment

Il l'avait de la mort sauvée heureusement,

Quand le lin qui séchait prit feu dans la broierie.

L'âme de l'indien paraissait attendrie,

Et Ruzard eut enfin l'espoir de triompher.

--«Ton amour est-il vrai? Ne peux-tu l'étouffer?»

Demanda le huron.--«Toute parole est vaine,

«Si je n'ai pas Louise, oui, je mourrai de peine!

«Je n'aime qu'elle seule, et vous savez combien!»

--«Alors tu la prendras et laisseras le bien.»

Ruzard baissa la tête: il n'était pas à l'aise

Et son coeur s'enflammait comme un feu de fournaise.

--«Mon frère ne dit rien: il est pâle et surpris;

«Dans ses propres filets se serait-il donc pris?»

Ajouta Tonkourou d'une voix sarcastique.


Ruzard croyait subir un rêve fantastique:

Il se taisait toujours. S'il eût eu sous la main

Une arme meurtrière, une hache, un gourdin,

Tonkourou n'eut pas dit, certes! d'autres paroles.

--«Si j'hésite à répondre à tes propos frivoles,

«Répliqua-t-il enfin, ce n'est point embarras:

«J'ai pour gagner ma vie et ma terre et mes bras...

«Je n'accepterai rien des biens de ma future.»

--«Malheur à toi le jour où tu serais parjure!»

Cachant mal son dépit, Ruzard tourna le dos

Et partit eu sifflant sans répondre à ces mots.



CHANT VINGT-DEUXIÈME

SAINT-EUSTACHE


Il est doux, quand les feux d'un soleil implacable

Ont embrasé les airs, les ondes et le sable,

Il est doux de sentir les vents légers et frais

Passer sur nos fronts chauds, dans nos cheveux épais!

Il est doux d'aspirer le baume des campagnes,

Quand le jour ne luit plus qu'au sommet des montagnes!

Et, quand la nuit descend à pas silencieux,

Il est doux de s'asseoir, en cercle gracieux,

Sur les bancs de gazon ou le seuil de la porte,

Pour raconter les faits que la rumeur apporte.


Les voisins de Lozet, depuis le vieux Bibaud

Jusqu'au petit Zaï qui demeure plus liant,

S'étaient tous assemblés sous l'orme solitaire,

Le soir d'un jour bien chaud. Tonkourou devait faire

De ses courses au loin le fidèle récit.

--«Les heures passent vite et le temps s'obscurcit,»

Observa Jean-Xavier, «notre indien retarde.»

Comme il disait ces mots, de sa voix nasillarde

Le vieux chef Tonkourou saluait les amis.

A la place d'honneur il fut de suite mis.

On écouta longtemps, sous les sombres ramures,

Ses récits curieux, ses longues aventures.

Et, quand il raconta Saint-Charle et Saint-Denys,

On vit passer du feu dans ses vieux traits brunis.

Il dit: «Tant de vaillance, hélas! fut inutile:

«Nous fûmes écrasés comme un nid que mutile,

«Dans les foins odorants, le pied d'un fier taureau.

«Cependant notre espoir s'éveilla de nouveau:

«Des bravos se levaient au bourg de Saint-Eustache:

«Nous les allâmes joindre. Il est bon que l'on sache

«Quelles armes portaient les nouveaux combattants:

«Des fourches et des faulx. Nous allions, haletants,

«Comme des chiens perdus qui recherchent leurs maîtres:

«Nous défendions nos droits: on nous appelait traîtres!

«N'importe? nous voulions dire, par notre mort,

«Que le droit du chrétien et le droit du plus fort

«Ne doivent pas ensemble, après tout, se confondre.


«Colborne, un monstre affreux, se préparait à fondre

«Avec huit gros canons et deux mille soldats

«Sur le bourg révolté. Girod, nouveau Judas,

«Devenait lâche et traître. Il fuyait à la vue

«Des bataillons anglais couvrant la plaine nue.

«Honteux d'avoir trahi le plus vaillant guerrier,

«Il se brisa le front de ce plomb meurtrier

«Que l'on avait tondu pour l'ennemi barbare.

«Léon me devançait: Ah! sa vaillance rare

«Pouvait être à Chénier d'un suprême secours.

«Il était rendu, lui, depuis deux ou trois jours

«Quand notre faible troupe entra dans le village.

«La foule avait déjà remarqué son courage,

«Et Chénier se plaisait à prendre ses conseils.

«Chénier! quel homme encore! On n'en voit de pareils

«Que dans ces temps de lutte, et ces jours d'héroïsme

«Où les peuples aux fers, contre un froid égoïsme,

«Fatigués de souffrir, se révoltent enfin.

«Chénier était venu poussant sur son chemin,

«Comme un troupeau docile, une bande animée,

«Mais sans expérience et faiblement armée.

«Il entra dans l'église et, prosternant son front

«Devant les saints autels que bientôt souilleront

«Les ennemis nombreux de leur présence impie,

«A sa patrie aimée il vient offrir sa vie.

«Il divisa ses gens, s'empara des maisons

«Dont les murs plus épais défiaient les canons.

«Comme les fleurs des champs par les vents balayées

«Les femmes vers les bois s'enfuyaient effrayées.

«Comme une citadelle on arme le couvent.


«Le moineau n'était plus dans son nid sous l'auvent;

«Le cliquetis du fer, les cris des sentinelles

«Succédèrent aux chants des vives hirondelles.


«Il est rare qu'un peuple opprimé bien longtemps

«Ne s'accoutume pas à ses fers irritants,

«Ne perde pas l'amour des combats, de la gloire,

«Et l'ardente vigueur qui donne la victoire.

«Le curé du hameau, devinant bien comment

«Serait vite écrasé ce fier soulèvement;

«Comment de vieux soldats, formés daus les batailles,

«Allaient balayer vite, hélas! de leurs mitrailles,

«Les rangs mal affermis des jeunes révoltés,

«Et les maisons de bois et les grains récoltés;

«Le curé prit la croix sur l'autel de l'église

«Et, passant lentement dans la foule soumise,

«Il supplia le peuple, au nom du Dieu d'amour,

«De souffrir en priant, et d'attendre le jour

«Marqué par le Seigneur pour notre délivrance.

«Il pleurait en parlant. Touchés de sa souffrance,

«Ou, peut-être, vaincus par la peur des combats,

«Du hameau, tour à tour, sortirent les soldats.

«Et Chénier resta seul!... Oui, seul avec un brave!

«Avec Léon! Longtemps, d'une voix triste et grave,

«Le curé les pria de se sauver tous deux.

«Et que pouvaient-ils donc ces hommes valeureux,

«Que pouvaient-ils, ô ciel! contre une armée entière?

--«Mon père, dit Chénier, offrez votre prière

«Pour nos âmes qui vont retourner à leur Dieu.

«Et Léon ajouta:--Notre sang dans ce lieu

«Fera germer enfin la liberté, mon père!

«Ces choses que je dis une bouche sincère

«Me les conta cent fois après l'événement.

«Je n'étais pas au bourg, en effet, au moment

«Où s'y passait, hélas! cette scène d'angoisse;

«Mais j'arrivai bientôt. De quelqu'autre paroisse

«Vinrent on même temps de vigoureux garçons.

«Cbénier pleura de joie:--Oh! j'avais des soupçons,

«Dit-il, serrant la main aux nouveaux militaires.

--«Nos retards, ô Chénier, ne sont pas volontaires,

«Répondit l'un d'entre eux: nos mères pleuraient tant!»

«Midi sonnait alors. Et, dans le même instant,

«On vit reluire au loin les blancs cimiers des casques;

«Et le sol bourdonna comme dans les bourrasques.

«Colborne s'avançait avec son régiment.

«Nous poussâmes au ciel un long rugissement:

«La fureur nous gagnait et chassait nos alarmes.

«Mais plusieurs d'entre nous n'avaient aucunes armes;

«Ils dirent à Chénier:--«Donnez-nous des fusils

«Pour que nous combattions, comme vous, ces gentils.»

«Et Chénier fièrement:--Attendez-donc vous autres:

«Nous mourrons les premiers et vous prendrez les nôtres!


«Les Anglais occupaient un immense terrain:

«On était enfermé dans un cercle d'airain:

«Aurait-on voulu fuir qu'on n'aurait pu le faire.

«Colborne nous dépêche un vieux parlementaire

«Qui nous promet à tous de respecter nos jours

«Si nous livrons nos chefs.--O bande de vautours,

«Répondons-nous alors, emportés par la rage,

«O bande de vautours, faites-donc votre ouvrage!

«Vous n'avez pas coutume, allons! d'être si doux!

«Pas de traîtres ici! Venez! écrasez-nous!

«Nous saurons bien mourir, nous ne savons pas craindre!»

«Comment pourrai-je, hélas! comment pourrai-je peindre

«La fureur des anglais, et le bruit des canons,

«Les tremblements du sol, la clameur des clairons?

«Comment peindre l'horreur que répand cette armée?

«De tous côtés l'éclair déchire la fumée;

«Le ciel est devenu sinistre, ténébreux:

«On eut dit que la nuit ou qu'un orage affreux

«Enveloppaient soudain le malheureux village.

«Le ennemis, pressés de faire le pillage,

«Sans merci nous serraient et maltraitaient nos gens.

«On voyait les fusils s'agiter en tous sens

«Comme des jeunes troncs que tourmente l'orage:

«Et nous, nous ripostions avec un grand courage.

--«Faisons une sortie! A moi le noble soin,

«Dit tout à coup Léon, de rejeter plus loin

«Ce serpent infernal qui nous tient et nous serre!

«Aussitôt comme un daim que, la chaleur altère.

«Il s'élance suivi des plus audacieux.

«Ils vont comme la foudre. On dirait que les cieux

«Détournent d'eux les coups de l'ennemi barbare.

«Le vieux Colborne en vain l'ait sonner la fanfare

«Pour ramener au feu ses gens épouvantés.

«La déroute est complète: on fuit de tous côtés.

«L'audace a renversé des chances inégales.

«Mais déjà nos soldats ont épuisé leurs balles:

«Ils cherchent des cailloux sous la neige des prés.

«On voit, en ce moment, venir en rangs serrés,

«Pour prêter leur secours aux anglais en déroute,

«Des bataillons nouveaux. C'est en vain que l'on doute

«On les a reconnus et ce sont des amis!...

«Des amis égarés dont la frayeur a mis

«Et le coeur et les fronts aux genoux de leur maître!

«Leclerc les commandait. En les voyant paraître

«Une immense douleur accable nos guerriers:

«Ils reviennent à nous sous des feux meurtriers.

«Tout espoir s'envolait: la mort était certaine.

«Nous déployions toujours une ardeur surhumaine.

«Autour de nous brûlaient les plus belles maisons,

«Et le vent avec bruit emportait les tisons

«Qui se croisaient dans l'air avec les boulets rouges.

«On eut dit que le sort voulait sauver les bouges,

«Car les boulets ardents passaient sans les toucher.

«Les petits sont heureux de pouvoir se cacher

«Quand des grands la tourmente abat la tête altière.

«L'incendie approchait; et la toiture entière

«Du couvent où d'abord nous nous étions massés

«Avait pris feu déjà. Nous étions menacés

«D'être tous engloutis sous les cendres brûlantes.

«Nous gagnâmes l'église. Et les balles sifflantes

«Décimèrent encor nos rangs bien éclaircis.

«Pensant que nous fuyons dans les champs obscurcis,

«Un froid guerrier anglais s'avance et se croit brave:

«Le fanfaron Gugy, pour nous cracher sa bave,

«Vient à cent pas de nous monté sur son cheval.

«Léon court au devant du bouillant animal,

«Blesse d'un coup de feu le cavalier farouche.

«Mais celui-ci, soudain, le blasphème à la bouche,

«Sur ses fiers étriers se dresse furieux,

«Et de son glaive aigu frappe l'audacieux.

«Comme un jeune arbre au vent Léon tremble, murmure:

«D'une fébrile main il presse sa blessure.

«Il n'avait point d'épée et point de pistolet:

«De son fusil pesant il fait le moulinet

«Pour empêcher Gugy de le toucher encore.

«Tous deux affaiblissaient. Gugy, criant, implore

«De ses vieux compagnons un rapide secours.

«Ils viennent par milliers, pareils à des vautours,

«Afin d'aider ce lâche à tuer un seul homme.

«A l'aspect du forfait que l'ennemi consomme,

«Nous voulons, nous aussi, prendre part au combat;

«Mais notre cause sainte eut été sans soldat,

«Car tous nous serions morts écrasés par le nombre:

«Et Chénier aussitôt ferma l'église sombre.

«Léon luttait toujours. Le sang sur ses habits

«Tombait comme les grains d'un collier de rubis;

«Ses regards se voilaient, sa main devenait gourde.

«Il laissa tout à coup tomber son arme lourde.

«Et du sang de ce brave on vit encor Gugy

«Teindre son glaive impur. Mais le cruel tory

«Tomba pâle et mourant auprès de sa victime.

«Ses compagnons, ravis de sa lutte sublime,

«L'emportèrent au camp sur un brancard d'osiers.

«Et sous leurs pieds de fer les hennissants coursiers

«Foulèrent le beau corps du jeune capitaine.


«La mort de notre ami devait être certaine:

«S'il eut encor vécut plus d'un sabre vainqueur

Se serait empressé de lui percer le coeur....»

Et le vieux Tonkourou suspendant son histoire,

Se mit à sangloter. Son rustique auditoire

Dans un morne silence écoutait attendri.

«Hélas! c'est donc bien vrai, mon Dieu! qu'il est péri!»

Dit une douce voix qui sortait du feuillage;

Et l'on vit s'éloigner, se voilant le visage,

Une forme suave, un spectre radieux:

C'était Louise. Enfin, en s'essuyant les yeux

Le sauvage reprit son récit véridique.

«Nous fîmes, dans l'église, une lutte héroïque,

«Dit-il d'un ton plus triste; et vous ne savez pas

«Comme un petit pays a de vaillants soldats...

«Les murs se lézardaient et les voûtes sonores

«Rendaient mille bruits sourds. Comme des météores

«Les boulets, en sifflant, passaient dans les clochers.

«On eut dit que parfois des quartiers de rochers

«S'écroulaient près de nous. C'étaient les murs de pierre

«Qui se désagrégeaient et tombaient en poussière.

«Le feu prit sur le toit: on vit le ciel rougir;

«On entendit partout les ennemis rugir,

«Oui, rugir de bonheur! A la clarté des flammes,

«Des sabres on voyait étinceler les lames.

«Il nous fallait choisir, ou de brûler tout vifs,

«Ou tomber sous le fer d'hommes vindicatifs.

«Mille flèches de feu déjà perçaient la voûte:

«Le temple s'ébranlait.--«Ouvrons-nous une route

«Dans les rangs ennemis! s'écrie alors Chénier;

«Et, comme un tigre ardent, il vole premier.

«Nous le suivons de près. L'anglais surpris, recule;

«Mais, revenant bientôt, de sa peur ridicule,

«Il nous serre, il nous tient dans un orbe fatal.

«Nous frappons à grands coups: nous lui faisons du mal:

«Et l'ennemi nombreux comble toujours le vide

«Que peut faire en ses rangs notre bande intrépide,

«Tandis que nul ne vient pour remplacer nos morts!

«Et nous n'étions pas même encore tout dehors

«Que le temple, rongé par le fer dans sa base,

«S'ébranle en gémissant et s'écroule. Il écrase

«Sous ses brûlants débris la moitié de nos gens.


«Tous nous sommes blessés. Et moi-même je sens

«Sous mon corps affaibli mes jambes qui chancellent.

«Sur le front de Chénier mille fers étincellent:

«Le héros glorieux ne pare plus les coups....

«Il est pâle, il fléchit, mais les brave encor tous....

«Quel mépris dans ses yeux nous avons vu paraître

«Quand un compatriote, osa, d'une main traître,

«Le frapper lâchement une dernière fois!...

«Il tomba ce grand homme en embrassant la croix,

«La croix qui protégeait une sainte poussière:

«Car ce dernier combat se fit au cimetière.

«Alors tout fut fini. L'oppresseur triomphait.

«Je devins prisonnier. «Le cachot n'est pas fait

«Pour un enfant des bois, me disais-je à moi-même:

«Et je repris un soir la liberté que j'aime.

«Ne me trahissez pas. Mais qu'ai-je à craindre tant,

«Puisque vous pleurez tous, mes vieux, en m'écoutant?»


La nuit était venue. Au levant les Hyades

Des lointaines forêts dominaient les arcades.

Comme un bouquet de feu, dans le Taureau brillant,

Aldebaran la rouge ouvrait son oeil sanglant.»

Lozet se levant, dit:--«Il faut que l'on repose

«Si l'on veut être bon, demain, à quelque chose.

«Prenons un petit verre et disons bonne nuit.

«Tonkourou n'ira pas dormir dans son réduit:

«Je le garde avec moi... Venez tous pour la noce.

«On s'amusera bien. Ce serait chose atroce

«Que de ne pas répondre à l'appel ce jour-là.

«Les jeunes parleront de ceci, de cela;

«On fumera la pipe; on pourra boire et rire,

«Et Tonkourou dira ce qu'il lui reste à dire.



CHANT VINGT-TROISIÈME

LA MÈRE LOZET


Rien n'a de charme, hélas! pour la mère Lozet;

Rien ne peut adoucir son éternel regret!

L'aveu de l'indien a rouvert sa blessure:

Elle revoit toujours la suave figure

De son petit enfant jouant sur le gazon;

Comme un spectre elle rôde autour de la maison

Parlant à haute voix de son malheur étrange,

Demandant aux oiseaux s'ils n'ont pas vu cet ange

Que le méchant huron vint enlever un soir.

Quelques fois elle chante.--«Oh! je veux le revoir

«Avant de m'endormir dans la tombe muette!

«Je veux entendre encor sa voix limpide et nette!

«Je veux passer mes mains dans ses épais cheveux!...

«Rendez-moi mon enfant! mon enfant, je le veux!...

«Il est grand aujourd'hui! c'est un homme au front noble!

«Je suis folle!... Il est mort! Malheur au chef ignoble

«Qui pour punir la mère a tué son enfant!

«Je pourrais me venger; mais le ciel le défend....


«O Tonkourou, rends-moi, rends-moi, je t'en supplie,

«Rends-moi mon jeune amour! et ma pauvre âme oublie

«Tout ce qu'elle a souffert depuis plus de vingt ans!»

Et, quand il entendait ces discours attristants,

Tonkourou, tout ému, l'âme bouleversée

Par l'amer souvenir de sa faute passée,

S'éloignait à pas lents, marchant vers le ruisseau

Qui tout auprès émiette, en murmurant, son eau

Sur les cailloux polis d'un ravin creux et sombre.

Assis sur la falaise et, seul, perdu dans l'ombre,

Il plongeait dans l'abîme un regard scrutateur,

Puis descendait, après, jusqu'au fond de son coeur.

Des deux gouffres profonds, aux yeux du grand coupable,

Le gouffre de son coeur est le plus insondable.


Les voisins tour à tour, dans leur affection,

Essayaient d'arracher à son affliction,

Par de sages discours, la mère infortunée.

Elle écoutait chacun et semblait étonnée

De ce qu'on s'efforçait de calmer ses douleurs.

Le prêtre, cependant, qui sèche tant de pleurs;

Qui se trouve partout où git une souffrance;

Qui veut qu'on se résigne en gardant l'espérance;

Qui fait naître l'amour et la paix en tout lieu;

Le prêtre lui parla de la Mère de Dieu,

Du glaive de douleur qui transperça son âme

Quand, au pied de la croix, cette divine femme

Vit le sang de son Fils, notre Saint Rédempteur,

Goutte à goutte tomber sur le juif contempteur.

Et comme, le matin, la chaude brise essuie

Sur la coupe des fleurs quelques gouttes de pluie;

Ainsi du prêtre saint le langage discret

Vint essuyer les pleurs de la mère Lozet.



CHANT VINGT-QUATRIÈME

TRIOMPHE DE RUZARD


«Demain, jour de plaisir! jour de bonheur suprême!

«Je la posséderai cette vierge que j'aime!

«Elle s'endormira dans mes bras palpitants,

«Et je ne craindrai plus ses désirs inconstants!

«Je la verrai rougir à mes douces caresses!

«Demain je viderai la coupe des ivresses!

«Comme deux forts anneaux s'enchaîneront nos mains!

«Mes regards se noieront dans ses regards sereins!

«O nuit! passe plus vite! O nuit, lève ton voile!

«Tu n'as pas seulement, tu n'as pas une étoile

«Vive comme son oeil, comme son fiais souris!

«Vous n'avez pas d'arôme, ô mes vieux prés fleuris,

«Pas d'arôme enivrant comme sa douce haleine!

«O nuit, envole-toi! Rayonne sur la plaine,

«Soleil heureux qui dois éclairer mon bonheur!...

«Demain elle sera l'esclave de mon coeur!

«Elle sera soumise et ne sera plus libre!...

«Oh! comme à ces pensers mon âme chante et vibre!..

«Si Léon revenait comme il serait jaloux!...

«Il mourrait de dépit. Ses pleurs me seraient doux!...»

Ainsi disait Ruzard se tordant sur sa couche;

Et des soupirs ardents s'échappaient de sa bouche.

Il ne pouvait dormir; ou, s'il fermait les yeux,

Son esprit agité par des pensera joyeux

Courait, volait, dansait, comme ces météores

Qui font jaillir au ciel leurs feux multicolores.


Or tous les conviés, les jeunes et les vieux,

En leurs habits de fête, éveillés, radieux,

Etaient venus, le soir d'avant le mariage,

Fêter la mariée ainsi que c'est l'usage.

Et jusque vers minuit, au son des violons

La danse avait tressé ses légers tourbillons.


Lozet, n'épargnant rien pour divertir ses hôtes,

Avait été chercher au Platon, sur les côtes,

Un fifre de renom, le vieux Zaï-Henri;

Il avait invité le petit Jean Déri

Dont les doigts tapaient bien sur un tambour de basque,

Et deux violoneux: Brézette le fantasque

Qui savait imiter, avec son grand archet

Les cris des animaux, le chant de la forêt,

Le sifflement du vent, les ondes susurrantes,

Puis Michel Piérichon, dont les cordes vibrantes,

Sitôt qu'elle sonnaient, faisaient frémir les pieds.


On disait cependant parmi les conviés:

--«Comme Louise est pâle! et comme elle est rêveuse!

«A-t-elle, par hazard, peur d'être malheureuse?

«Une si bonne entant! Faudrait être vilain

«Pour lui faire jamais le plus petit chagrin!...

«Ruzard est un peu sombre, un peu bourru peut-être,

«Qu'est-ce que cela fait? Peut-on toujours paraître

«Et content de soi-même et des autres aussi?

«Vous le verrez bientôt moins sauvage, adouci

«Par les soins et l'amour de sa jeune épousée.

«Elle sera son ange. Et la chose est aisée,---

«Pour elle du moins,--car elle a tant de vertus!»


Louise avait dansé. Ses regards abattus

Avaient repris leur flamme aux sons de la musique,

Aux gais balancement du menuet antique.

Elle avait à Ruzard laissé sa blanche main;

Elle avait imposé le silence à son sein

Qu'un souvenir heureux venait troubler encore.

Comme un songe au réveil s'envole, s'évapore,

Emportant nos espoirs, nos biens et nos plaisirs,

Léon son doux amour, l'objet de ses désirs,

Léon s'était enfui! mais fuite impérieuse

Et départ sans retour! mais course glorieuse

Dont le terme fatal fut le champ des combats!

Léon ne viendra plus! Il est mort! mort là-bas

Avec tous ces héros que pleure la Patrie!

Elle le croit du moins; et d'une âme attendrie,

Pour l'infidèle amante, aux cendres de Léon

Elle demande en vain un généreux pardon!


Mais après la veillée, et pendant qu'on repose,

Qu'en des pensers lascifs Ruzard, par avance, osa

Jouir en libertin, comme on vient de le voir,

Des douces voluptés que lui promet le soir,

Louise est à genoux, Louise est en prière!...

Ainsi la chaste enfant passa la nuit entière.



CHANT VINGT-CINQUIÈME

UN NAVIRE


Cueillez de blanches fleurs pour un front virginal!

Que les oiseaux des bois dans leur chant matinal

Redisent les beautés de la jeune promise!

Sur les prés odorants qu'un soleil plus doux luise!

Que le ciel soit d'azur! Que le veut du matin

Berce avec plus d'amour les aigrettes du pin!

Cueillez de blanches fleurs dans la fraîche campagne!

Pour couronner le front de votre humble compagne,

Jeunes filles des champs, cueillez de blanches fleurs!


Louise est souriante au milieu de ses pleurs.

La victime soumise attend que l'heure sonne,

L'heure du sacrifice! Une blanche couronne

Verse un arôme pur sur ses épais cheveux;

Un long voile de point, se divisant en deux,

Flotte moelleusement sur ses rondes épaules,

Comme sur un tronc vert le feuillage des saules,

Comme sur la colline une molle vapeur.

De sa faiblesse, enfui, elle n'avait plus peur.

Elle pouvait sans crainte aller au sacrifice.

Elle avait tant prié que le Dieu de justice

Avait donné la paix à son coeur désolé.


Son coeur était semblable au rocher isolé

Qui dresse son sommet au dessus des nuages.

Il entend à ses pieds rugir d'affreux orages;

Il voit les fiers torrents dévaster les vallons,

Les arbres voltiger comme de noirs ballons,

Les éclairs fulminants embraser tout le monde.

Mais le vent qui rugit, le tonnerre qui gronde

Ne le troublent jamais! Et d'un brillant reflet

Un soleil éternel caresse son sommet.

Et comme un nom écrit sur l'immuable argile,

Ou l'aride paroi du rocher immobile,

Ne s'efface jamais et demeure toujours;

Ainsi le souvenir des premières amours

Reste toujours gravé dans le coeur de Louise.


Et c'est l'heure bientôt de se rendre à l'église!

Voici le marié rayonnant de bonheur!

Le marié Ruzard et le garçon d'honneur!

Voici les invités! Ils viennent du Portage!

Ils viennent du Platon et de chaque village!

Les parents, les amis se retrouvent nombreux.

Pas uns n'a fait défaut à l'appel généreux

De ce gaillard de Jean dont les vieilles années

Paraissent, aujourd'hui, plus vertes, moins fanées!

Et l'on va tour à tour, avec un vif entrain,

Tendre à la mariée une loyale main:

La vierge avec candeur donne à tous un sourire.

Voici le marié! comme chacun l'admire!

C'est qu'il est presque beau dans sa grande fierté,

Et que son oeil reluit d'une étrange clarté

C'est qu'on lui reconnaît tant de délicatesse!

N'a-t-il pas refusé, comme un fardeau qui blesse,

Et la terre et l'argent que Lozet, l'autre jour,

A voulu, par contrat, lui donner sans retour?

Il marche vers Louise, et, souriant, dépose

Un baiser plein de feu sur sa lèvre de rose.


Tonkourou, cependant, n'était pas éveillé.

Il ne parlait que peu. Comme un arbre effeuillé

Souvent reste insensible au souffle de la brise,

Ainsi le vieux huron, penchant sa tête grise,

Semblait indifférent aux propos des amis.

Avait-il un remords d'avoir enfin permis

A son vil compagnon, à ce Ruzard infâme,

De souiller la vertu d'une angélique femme,

De tromper lâchement un confiant vieillard?...

Mais que faire aujourd'hui? Parler? Il est bien tard!...


Un navire montait. Dans le rideau de branches

On voyait lentement glisser ses voiles blanches.

A mesure qu'au ciel s'élevait le soleil

Le vent d'est faiblissait. Le flot était vermeil.

Le vaisseau ne suivait que le courant du fleuve.

Il venait de passer devant l'Eglise-Neuve:

Un grand pavillon blanc dans le mât du milieu,

Annonçant un retour ou disant un adieu,

Montait et descendait tiré par une drisse.

--«Penses-tu, mon ami, que ce navire puisse

«Atteindre le mouillage avant que le vent d'est

«Ne tombe tout à fait?»--Il ne va que sur lest,

«Et le courant, je crois, le courant monte encore.»

--«Mais pourquoi ce signal?»--«Ce signal? je l'ignore.»

--«La mer n'est pas étale!... Il monte encore un peu.»

--«Il pourrait dériver au pied du Richelieu.»

Les deux causeurs étaient Ubalde Léonpierre

Et Moïse Grimard de la Grande-Rivière,

Deux bons vieux bateliers qui labouraient leurs prés

Après avoir longtemps hanté les flots dorés.

Ils étaient de la noce. Auprès du vieux sauvage

Ils venaient de s'asseoir, sur le bord du rivage,

Attendant, en fumant, le signal du départ.


Le huron se taisait: il ne prenait point part

Aux conversations des deux autres convives:

Ses angoisses étaient à chaque instant plus vives.

Il suivait du regard le navire léger:

Le signal l'occupait et le faisait songer.


Le vaisseau se rendit jusqu'à la Vieille-Eglise.

Dans les voiles de lin ne soufflait plus la brise;

La chaîne retentit dans l'écubier de fer,

Et l'ancre s'enfonça comme un immense ver.



CHANT VINGT-SIXIÈME

LA NOCE


Les rayons du matin se baignent dans les ondes.

En route, conviés! Les gars avec leurs blondes!

Les jeunes, par ici! Les vieux avec les vieux!

Ah! tout le monde est gai, tout le monde est joyeux!

Les chevaux fièrement agitent leur crinière,

Et leurs sabots ferrés soulèvent la poussière!

Le soleil rit dans l'air; et les petits oiseaux,

Tout le long du chemin, de rameaux en rameaux,

Suivent la belle noce en gazouillant d'ivresse!

On dirait que chaque arbre agite avec tendresse,

A l'aspect des promis, son feuillage éclatant.

A chaque porte on voit un visage content

Qui donne à tout le monde un salut, un sourire.

D'une voiture à l'autre on se lance, pour rire,

Mille mots amusants et mille quolibets:

Et l'on entend claquer la mèche des longs fouets.


Lozet, frais et riant sous ses cheveux de neige,

Conduit la fiancée en tête du cortège.

Mais au retour, pour guide, elle aura son époux.

Ruzard, le marié, vient le dernier de tous.


A peine du vaisseau les voiles repliées

Sur les vergues de chêne avaient été liées,

Qu'une blanche chaloupe attachée au bossoir

Fut mise sur les flots. Un homme en habit noir

Descendit lestement par l'échelle de corde.

Il guide la chaloupe; et bientôt elle aborde,

Labourant de sa quille un sable frémissant,

Et bientôt elle aborde au cap retentissant

Du murmure joyeux des petites rivières

Qui tombent du sommet on brillantes poussières,

Du jappement des chiens, des chansons des oiseaux

Et des longs beuglements des ruminants troupeaux.


L'homme vêtu de noir, en touchant cette rive,

Sentit battre son coeur d'une ivresse bien vive.

Il promena ses yeux sur les champs d'alentour,

Avec un doux plaisir, avec un grand amour.

Elles n'ont pas changé ces campagnes si chères!

Il aspire l'air pur, le parfum des jachères

Avec l'avidité du prisonnier qui fuit

Le cachot où jamais le doux soleil ne luit.

Il longe le chemin qui conduit à l'église.

Tout chante dans son coeur. Soudain la vieille Lise,

Qui vient de la fontaine avec un sceau plein d'eau,

Croit bien le reconnaître, et laisse choir le sceau.

--«Jésus Sauveur! dit-elle, oui c'est lui, je le gage!...

«Mais, pourtant, il est mort! C'est donc sa vraie image?»

Longtemps sur le chemin, et d'un oeil curieux,

Elle regarde aller l'homme mystérieux.


Le clocher, tout à coup, vers la voûte éternelle

Fit monter les accords de sa voix solennelle.

L'homme entra dans l'église et se mit à genoux.

Enveloppant l'autel d'un rayon pur et doux,

La lampe du saint lieu brûlait dans le silence.

Les burettes d'argent sur l'étroite crédence

Attendaient le retour du sacrificateur;

Un tapis recouvrait les degrés du bas choeur;

Un plateau précieux, éblouissant de lustre,

Deux cierges, deux bouquets décoraient le balustre.

L'homme à genoux se dit en voyant ces apprêts:

«Pour la félicité deux jeunes coeurs sont prêts.

«Je veux être témoin de ce saint mariage.

«Qu'ils sont heureux ceux-là qui se donnent le gage

«D'un éternel amour devant le prêtre et Dieu!»

Puis il pria longtemps, à genoux au saint lieu,

Pour les jeunes époux qui bientôt allaient être

A jamais réunis par le ciel et le prêtre.

Or, cet homme pieux, hélas! c'était Léon.


Auger son vieil ami, si fidèle et si bon,

Sachant que la marée allait bientôt descendre,

N'avait pas pu de suite au rivage se rendre:

Pilote, il attendait, à son poste resté,

Que près des longs écueils la barque eut évité.


En face de l'église est un champ de verdure

Que ferme, d'un côté, la plus humble clôture;

C'est là que, le dimanche, au mépris de la croix

Que nos pères dévots ont plantée, autrefois,

Comme leur glorieux drapeau de tempérance,

Là que les habitants, avec indifférence,

En attendant la fin des offices sacrés,

Attachent leurs chevaux en rangs longs et serrés.

C'est aussi dans ce lieu que la noce s'arrête.

La cloche sonne encore et s'unit à la fête.

Le cortège s'avance à travers le gazon.

Les curieux du bourg ont laissé leur maison

Pour venir regarder de plus près à leur aise.


Mariés et suivants ont chacun une chaise,

Près du balustre peint, sur le tapis soyeux.

Louise est la première; elle baisse les yeux.

Lozet marche près d'elle au milieu de l'allée.

La vierge rougissante est chastement voilée.

Derrière vient l'époux, le front haut, plein d'orgueil.

Les autres invités paraissent sur le seuil

Et s'en vont tour à tour dans les bancs prendre place:

Ce sont d'abord les vieux que déjà l'âge glace,

Et puis les jeunes gens lestes et vigoureux.


L'infortuné Léon, pour voir le couple heureux,

Arrête sa prière et tourne un peu la tête.

La grêle ou l'aquilon, la foudre ou la tempête

Ont bien vite détruit, dans leur sombre fureur,

L'orgueilleuse moisson du pauvre laboureur:

Mais bien plus vite encor l'aspect de l'épousée

Anéantit Léon. La coupe est épuisée:

Il en a bu la lie: il mourra de douleur!


La vierge s'est troublée: elle tremble, elle a peur.

Elle voit le marin; mais elle doute encore.

Elle avance à pas lents sur le plancher sonore,

Les yeux toujours fixés sur cet homme à genoux.

Et lui, lève sur elle un regard triste et doux,

Et sa bouche entr'ouverte et sa pâle figure

Expriment le tourment que sa pauvre âme endure.

Alors un cri profond, un sanglot déchirant

Fait retentir l'église; et la vierge, en pleurant,

Se laisse retomber dans les bras de son père.

Elle s'évanouit. Surpris de ce mystère,

Jean Lozet observa l'homme malencontreux.

Il sentit s'échauffer son vieux sang vigoureux

Quand il connut Léon. Mais Dieu, par sa présence,

Aux transports du vieillard imposa le silence.


Surpris, terrifié par ce coup imprévu,

Ruzard avait blêmi comme s'il avait vu

Devant ses yeux pervers se dresser la potence.

Il voyait s'envoler cette heureuse existence,

Existence sans fin d'amour et de plaisir,

Qu'il avait tant rêvée et qu'il allait saisir!


Un trouble inexprimable agitait les convives.

Ainsi quand le vent souffle après des chaleurs vives,

On entend murmurer le feuillage des bois.


Léon sortit du temple. Une dernière fois

Il voulut voir, pourtant, la vierge trop aimée.

Il attendit dehors sur la porte fermée.


Et quand Lozet sortit portant seul, sans effort,

Comme on porte en ses bras un jeune enfant qui dort,

La vierge évanouie, il écarta la foule

Et vint, ne cachant pas une larme qui coule,

Et sentant dans son coeur qu'il en avait le droit,

Mettre un dernier baiser sur le front pâle et froid

De la vierge insensible. A ce toucher suprême

La vierge s'éveilla, souleva son front blême

Et dit: Mon Dieu! Mon Dieu! que s'est-il donc passé?


Or Léon s'éloignait. Lozet l'avait poussé

Lui criant d'un ton dur: «Que n'es-tu dans la guerre,

Que n'es-tu mort, Léon, comme ou l'a cru naguère!»


Louise commençait à se ressouvenir.

Ruzard s'approche d'elle, et, pour la soutenir,

D'une main caressante il entoure sa taille.

Mais elle le repousse.--«O ciel! une tenaille

«Me torture le coeur! dit-elle, tout à coup.

«Ai-je donc fait un rêve'? Oh! je souffre beaucoup!...

«Il était là!... c'est lui!... n'est-ce pas sa parole?...

«Il me mène à l'autel!... O mon Dieu! je suis folle!...»

Et des pleurs abondants coulèrent de ses yeux,

Et ses tristes sanglots montèrent vers les cieux!

Tout le monde pleurait. Un matin d'allégresse

Allait être suivi d'un soir plein de tristesse.

Plusieurs disaient entre eux:--«Jean Lozet a bien tort

«D'infliger à sa fille un si pénible sort:

«Puisqu'elle n'aime pas le mari qu'on lui donne,

«Qu'elle désobéisse: en ce cas Dieu pardonne.


Le curé qui venait entendit ces deux mots.

--«Mes enfants, leur dit-il, veillez sur vos propos;

«Aimez la charité; pratiquez la prudence.

«L'on ne devine point comme la Providence

«A des moyens nombreux d'accomplir ses desseins:

«Elle est douce au coupable, elle éprouve les saints,

«En attendant le jour de la grande justice;

«Elle cache du miel au fond de ce calice

«Qu'elle apporte aux enfants dévoués et soumis....

«Vous reviendrez plus tard, mes enfants, mes amis.»

Puis allant vers Louise: «Oh! vous souffrez, pauvre ange:

«.Remettez-vous un peu de cette scène étrange

«C'est un éclair qui brûle et qui ne dure pas.

«Pourquoi donc, cependant, porter ici vos pas,

«Et jurer à l'époux une amour éternelle,

«Si déjà votre coeur se faisait infidèle?»

Ce reproche passa comme un poignard de fer

«Dans le coeur de Louise:--- «Oh! je souffre un enfer!

«Si je pouvais mourir! mourir ici dit-elle.»

Mais le curé reprit:--«Vous étiez le modèle,

«O ma pieuse enfant, des filles du hameau:

«Soyez l'arbre fécond, soyez le vert rameau

«Qui porte pour le ciel des fruits en abondance.»

Puis il dit à Lozet: «Sous votre dépendance,

«Vous, brave père Jean, gardez, gardez encor

«Cette sensible vierge ainsi qu'un beau trésor.»

--«Eh! répliqua Lozet d'un ton plein de malice,

«Faut-il donc maintenant se plier au caprice

«De ces enfants gâtés malgré tout notre soin?

«Avec vos bons avis ils n'auront plus besoin

«De notre autorité que vous appelez sainte.»

--«Calmez-vous, père Jean; votre ignorance est feinte;

«Et vous savez fort bien que votre autorité

«Ne doit pas se confondre avec la cruauté.»


--«Allons! reprit Lozet, montons dans nos voitures:

«Nous nous consolerons de ces mésaventures.

«Excusez! et bon soir, messire le curé.»

Le prêtre avait déjà bien des fois enduré

Du colère vieillard la froide impolitesse:

Il entra dans l'église et commença la messe.



CHANT VINGT-SEPTIÈME

MENACE ET DÉFI


Léon était plongé dans de mortels chagrins.

Il venait de descendre au bord des flots sereins:

Il marchait au hazard l'oeil fixé sur le sable;

Il s'arrêtait souvent. Un mot insaisissable,

Une plainte, un soupir de ses lèvres tombaient.

Les douloureux pensers tout entier l'absorbaient:

Il ne voyait point fuir la légère alouette,

N'entendait pas chanter la gentille fauvette.


Il disait en son coeur: Elle m'aime pourtant!

Et c'était un rayon qui chassait, un instant,

Les ombres de son deuil et s'effaçait de suite.

Un moment, il voulait prendre à jamais la fuite,

Il voulait, un moment, rester pour la revoir.

Il pensait l'enlever à la faveur du soir.

Implacable tourment, perplexité cruelle,

Il voulait la haïr, il n'adorait plus qu'elle.

Il regrettait, tantôt, les balles des anglais,

Les poignards indiens, l'horreur des bois épais;

Il regrettait, tantôt, ses tendres rêveries

Sur le bord des flots bleus, sur l'herbe des prairies.

S'il eut vu sous ses pas un abîme béant,

Il s'y serait jeté pour chercher le néant.


Tonkourou, sombre et froid comme un buste de marbre,

Etait resté, tout seul, assis au pied d'un arbre,

Pendant qu'au mariage, amis, voisins, parents

Avaient voulu se rendre. Airs durs, indifférents,

Silences obstinés et caprices bizarres

Chez le vieil indien n'étaient pas choses rares;

Mais nul n'y prenait garde. On le laissait jongler.

Il écoutait, pensif, les grands taureaux beugler;

Il regardait les cieux d'un oeil distrait et vague;

Il écoutait courir et frissonner la vague,

Comme une aile d'oiseau, sur le sable à ses piés,

Quand revinrent, honteux, plusieurs des conviés.

En effet, la plupart éprouvant de la gêne

A rentrer chez Lozet après la triste scène

Dont ils furent, tantôt, les témoins étonnés,

Tout droit à leur maison s'en étaient retournés.

Louise se jeta dans les bras de sa mère,

Le silence profond et la tristesse arrière

Des convives émus, qui ne savaient comment

Aux absents raconter le triste événement,

Etonnèrent la vieille.--«Oh! qu'as-tu donc, Louise?

«Dit-elle en l'embrassant. Qu'a-t-elle? qu'on le dise!»

En peu de mots Lozet, dans un langage ardent,

A sa femme expliqua le pénible incident.

--«Quoi Léon n'est pas mort! cria la vieille femme,

Quand Lozet eut fini de raconter le drame,

«Quoi Léon n'est pas mort!... Va-t-il venir nous voir?

--«Venir nous voir! hurla Lozet. S'il veut savoir

«Ma façon de penser, oui, je l'attends, qu'il vienne!»

Puis, parlant à François: «Si Louise est la tienne,

«Ne te désole point, mon cher François Ruzard;

«C'est moi qui te le dis, tu l'auras tôt ou tard.»


Ruzard était brûlé d'une haine féroce.

De sa honte accusant tous les gens de la noce

C'était bien malgré lui qu'il était revenu.

--«Veux-tu paraître fuir devant cet inconnu!

Avait dit le vieux Jean. «Laisse passer l'orage.

«Léon ne te peut point longtemps porter ombrage:

«Lui comme Tonkourou sont deux vrais révoltés:

«Ils seraient pendus haut s'ils étaient arrêtés.»

Cette réflexion du vieillard passa comme

Un éclair radieux dans l'esprit du jeune homme.

Il comprit qu'il pouvait à l'instant se venger;

Et cela lui rendit son affront plus léger.

Vienne le vieux huron lui faire une menace,

Comme il saura bientôt le remettre à sa place!

Etouffant son dépit, cachant son noir chagrin,

Il paraissait porter encore un coeur serein.


Tonkourou reparut tout à coup dans la porte.

Il dit se découvrant:--«Le vieux huron apporte

«A l'heureux marié mille voeux de bonheur:

«Qu'il soit de sa famille et la joie et l'honneur!

«Longue saison de paix à la jeune épousée!»

Plusieurs rirent:--«Allons! je suis votre risée,

«Reprit-il froidement, et vous avez raison.

«Car j'ai fait bien du mal à cette humble maison»

--«S'agit-il de cela? dit vivement un hôte:

«Si vous n'étiez resté sur le bord de la côte

«Si longtemps à rêver de vos bons manitous,

«Pendant que nous allions à l'église nous tous,

«Vous sauriez que Ruzard, vous sauriez que Louise

«Sont libres comme hier; que l'union promise

«Est encore à venir; et que la noce, hélas!

«S'est presque terminée au tintement des glas.»

--«Tonkourou n'entend point ce que son frère conte.»

--«Vous ne comprenez pas? Regardez donc la honte

«Qui fait rougir le front du vaillant fiancé,

«Et vous comprendrez bien qu'il n'est guère avancé,

«Et qu'il a, comme nous, fait pour rien son voyage.»

--«Mon frère dit-il vrai? Quoi! pas de mariage?...

«Mais pourquoi?--«Mais pourquoi? vociféra Ruzard,

S'approchant du huron qu'il brûlait du regard,

«Pourquoi? ta le sauras! tu le sauras bien vite!...

«Quand on s'est révolté, par prudence, on évite

«De paraître au milieu des fidèles sujets.

«Sache que l'Angleterre a toujours des gibets!»

Le sauvage, surpris de ce cruel langage,

Recula vers le seuil en disant: «Je t'engage

«A retenir ta langue, à me menacer moins:

«Je n'ai rien dit, rien fait: tu méconnais mes soins!

«Mais si...--«Tais-toi, fripon! Et qui donc va te croire,

Continua Ruzard, «vieux fabricant d'histoire?»


Lozet riait sous cape. Il n'était pas fâché

De voir le vieux huron un peu vif écorché.

Ruzard ne craignait plus les discours du sauvage,

S'étant persuadé que le seul témoignage

De cet homme longtemps endurci dans le mal

Ne convaincrait jamais un juge impartial.

Tonkourou s'emporta:--«Ruzard, tu me provoques!

«Je ne souffrirai point, dit-il, que tu te moques

«De ma simplicité. Veux-tu donc que ma main

«Te déchire ton masque? Et veux-tu que demain

«Nous montions tous les deux sur le gibet infâme?

«Moi pour la liberté que le monde proclame,

«Et toi pour un forfait dont j'ai pris seul le poids!»

Ruzard grinçait des dents. Tous les yeux à la fois

Vers lui s'étaient tournés à ces dures paroles.

--«Tes accusations sont menteuses et folles,

Hurla-t-il, à la fin, «comme ton faux récit

«De la mort de Léon! Ta langue me noircit;

«Mais nul ne croira plus à tes pauvres mensonges!»

Tonkourou paraissait abasourdi:--«Tu songes,

Continua Ruzard, «au moyen d'échapper.

«Te voilà pris au piège où tu veux m'attraper.»

--«Léon pas mort? Léon? qu'en dites-vous, vous autres?

«Moi je l'ai vu tomber le plus brave des nôtres!...»

--«Et nous,--dirent plusieurs,--nous l'avons vu tantôt...

--«Lui? Vous? Vous l'avez vu? Vous vous trompez plutôt!

--«Nous l'avons vu! c'est lui qui fait manquer la noce!»

--«Il est venu, grinça Ruzard d'un ton féroce,

«Mais qu'il parte! qu'il parte! Arrêté de nouveau,

«Le rebelle mourra par la main du bourreau!»

--«Léon vit! ô mon Dieu! mais ce n'est pas possible!

S'écria l'indien, dans un trouble indicible,

Et levant vers le ciel ses deux tremblantes mains.

«Léon vit! Est-ce un rêve? Oh! dites quels chemins,

«Pour le trouver bientôt, mes vieux pieds doivent suivre!

«Oui, je mourrai content!... Je suis comme un homme ivre

«Qui ne sait ce qu'il fait! Ma peine va finir!...

«Après m'avoir maudit, Jean, tu vas me bénir!...

«Mais je cours le chercher! Il faut que je le trouve!

«C'est pour notre bonheur que le ciel nous éprouve!

«Tu vas le voir, Lozet! vous allez tous le voir!...

«Léon vit! ô miracle! Ah! je vais donc pouvoir

«Avant que de mourir, je vais pouvoir le rendre!...»

Mais ce qu'il ajouta nul ne put le comprendre:

Il pleurait, et sa voix se noyait dans les pleurs.

Les invités pensaient:--«La joie et les douleurs

Font, chose singulière et difficile à dire,

Egalement pleurer comme également rire.

Jean Lozet paraissait faire quelques efforts

Pour conserver son calme en face des transports

Auxquels s'abandonnait le généreux sauvage:

Il n'était pas d'humeur à l'ouïr davantage:

--«Va donc voir ton Léon et laisse nous en paix:

«Mais ici, Tonkourou, ne l'amène jamais!»

Dit-il d'un air fâché.--«J'y vole! oui! oui! j'y vole!

«Le motif du huron, Lozet, n'est pas frivole!

«Quand il t'aura dit tout, quand tu sauras pourquoi

«C'est lui qui doit ici ramener, malgré toi,

«Ce jeune infortuné, cet enfant sans famille,

«Ta bouche qui m'insulte et ton front qui sourcille

«Publieront ma louange et diront ton bonheur!...

«Lozet, bénis le ciel qui sauve ton honneur!

«L'hymen n'a pas eu lieu: Louise est encor libre!...

«Ruzard, retire-toi! Que toujours ma voix vibre

«Au fond de ton coeur noir, comme un funèbre glas,

«Pour t'annoncer la mort le jour où tu voudras

«Souiller l'ange gardien de cette humble demeure!...

«Je sors! je reviendrai! si ce n'est que je meure,

«Je reviendrai bientôt avec l'enfant perdu!»

Et, sans rien écouter, le sauvage éperdu,

Comme un cerf qu'on poursuit, s'élança sur la route.


Une étrange stupeur, un triste et cruel doute

S'emparèrent alors de l'esprit de chacun.

--«Quel homme inexplicable! Il est fou! dit quelqu'un.

--«Là dessous, mes amis, il est quelque mystère,

Dit un autre: «Attendons!... Singulier caractère

«Que ce vieux Tonkourou!» Lozet ne disait rien,

Mais il était troublé: cela se voyait bien.


Il allait et venait à grands pas dans la salle:

On le voyait trembler: puis sa face était pâle.

Un espoir inouï, par instant, dans son coeur

Jaillissait comme un feu qui perce une vapeur,

Et ce qu'il espérait, il craignait de l'apprendre.

Ruzard devina tout. Nul ne pourrait comprendre

L'angoisse et la fureur qu'il ressentit alors.

Sur les pas du sauvage il s'élança dehors.



CHANT VINGT-HUITIÈME

DERNIÈRES VENGEANCES


Tonkourou descendit sur le bord de la rive.

Il croyait que, poussé, dans son angoisse vive,

Par ce mystérieux, ce suprême besoin

Que l'on a de revoir le lieu qui fut témoin

Ou d'un chagrin amer ou d'une ivresse douce,

Léon errait non loin, ou rêvait sur la mousse.

Mais il ne le voit pas. Il l'appelle. A sa voix

Rien ne répond, hélas! que la vague et les bois.

Souvent, aux jours passés, Léon, plein de tristesse,

Et toujours poursuivi par la scélératesse

Du farouche indien et du lâche Ruzard,

Etait venu s'asseoir, cheminant au hazard,

Sur le bord du ravin que l'humble ruisseau creuse

Avant d'unir au fleuve une onde vaporeuse;

Et là, loin du fracas, loin du monde indiscret,

Il rêvait longuement, confiant son secret

Aux arbres chevelus inclinés sur l'abîme,

Au ruisseau qui rongeait, comme une dent de lime,

Les sonores cailloux éboulés dans son lit.

C'est là que le sauvage, à la fin, se rendit.

Ecartant de la main une pesante branche,

Il voit, auprès du gouffre, une ombre qui se penche.

Il croit que c'est Léon, pousse de joyeux cris.

L'ombre ne bouge pas. Le sauvage, surpris,

S'avance vivement au bord de la falaise.

Il reconnaît Ruzard.--«Léon dort à son aise

«Bien que le lit soit dur et le ravin fort creux,»

Dit le jeune garçon avec un rire affreux,

Sitôt qu'il aperçut l'intrépide sauvage.

Un horrible soupçon fît pâlir le visage

Et tortura le coeur du pauvre Tonkourou.

--«Misérable! dit-il.... Ah! j'en deviendrai fou!...

«Es-tu donc assassin? Est-il là?... dans ce gouffre?...

«Mais parle donc, Ruzard! Ah! mon Dieu que je souffre!»

Et gémissant ainsi, le huron s'approcha

Du cap qui surplombait, et, tremblant se pencha

Pour voir si son ami gisait dans la ravine.

Mais Ruzard, s'avançant alors à la sourdine,

Vers l'abîme profond le pousse rudement.

L'indien se dressait dans le même moment;

Il jette un cri terrible; et son bras intrépide

S'ouvre instinctivement, par un geste rapide,

Pour parer le danger. Comme le malheureux

Qui tombe dans les flots, d'un poignet vigoureux

Tient jusqu'après la mort l'épave qu'il a prise;

De même le huron saisit, dans sa surprise,

Et d'une main de fer tient le bras de François

Qui tombe et fait gémir la terre sous son poids.

Entre ces malheureux une lutte commence,

Terrible et sans merci, sur la ravine immense.

Au dessus des cailloux Tonkourou, suspendu,

S'agite dans les airs comme un hideux pendu.

Ses doigts mordent Ruzard autant qu'une tenaille:

Il voudrait remonter; le tuf de la muraille

Se brise sous pieds et roule eu murmurant,

De saillie en saillie, au fond du noir torrent.

Ruzard muet, Ruzard que la frayeur atterre,

Comme un boyau mordant se cramponne à la terre,

Veut faire lâcher prise au terrible indien,

Essaie à s'éloigner; mais il ne gagne rien,

Et sous ses doigts crispés la serre s'ouvre et cède

Comme sous la charrue. Appeler à son aide

Ce serait avouer son forfait odieux.

Et pourtant, ô terreur! la mort est sous ses yeux.

Il voit là, comme un ver, son ennemi se tordre

Au flanc du cap abrupt.--«Si je pouvais le mordre!

«Si je pouvais couper ses maudits doigts de fer!...

Se dit-il; et sa bouche eut comme un rire amer.

Une froide sueur coulait sur sa figure;

Il voyait à cent pieds l'onde bruyante et pure

Qui jetait son écume aux cailloux anguleux.

Son bras, le long du cap, retombait musculeux.

Et toujours le huron, gardant sa force entière,

Tenait ce bras captif dans sa terrible serre!

Il attirait Ruzard vers le gouffre fatal

Comme un aimant puissant attire le métal.

Ruzard écume et grince on son horrible angoisse:

Et sa main se déchire aux plantes qu'elle froisse....

Sa force le trahit; il se sent entraîné!...

A deux pas seulement un tronc enraciné

Etend avec orgueil ses vigoureuses branches.

S'il pouvait les atteindre!... Oh! les écorces blanches

Lui semblent des linceuls qui vont l'ensevelir!...

Il conjure le ciel; il se voit défaillir;

Il a froid; il est trompe; et ses mains sont enflées!

Ses yeux roulent hagards; ses paupières gonflées

Versent des pleurs de sang sur le sol déchiré.

Il lui semble qu'au loin le jour est expiré;

Que le ciel se noircit comme pendant l'orage;

Que Tonkourou l'appelle et le mord avec rage,

Et que le gouffre amer, avec un rire affreux,

L'enveloppe, mourant, dans ses plis ténébreux!...

Voyant qu'il ne peut pas échapper à l'abîme,

Le sauvage s'écrie:--«Oh! viens! suis ta victime!

«Viens! la mort nous attend! N'espère aucun secours!»

Et Ruzard, malgré lui, glissait, glissait toujours.

«Viens! disait Tonkourou, d'une voix effrayante,

«Le sépulcre est profond! La rivière aboyante

«Va promener nos corps enchaînés par l'amour!...

«Nous sommes deux amis, mourons le même jour!...

«Tenons-nous par la main! Viens! voilà notre place!»


Alors l'airain sacré retentit dans l'espace

Annonçant au hameau l'angelus du midi.

Ruzard jette un sanglot: dans son corps engourdi

Un frisson de fureur passe comme une lave.

La vague du ruisseau module un chant suave;

Un rayon de soleil descend jusques au sol;

Un oiseau près de lui chante en prenant son vol;

Le feuillage tressaille, et la nature entière

Semble, au son de l'airain, murmurer sa prière.

Tonkourou fut ému. L'on vit dans son regard

Un pleur de repentir. Il dit: «Adieu, Ruzard!

«Pardonnez-moi, mon Dieu! comme je lui pardonne!»

Et pendant que sa voix, forte et sainte, raisonne

Comme un hymne d'amour jusqu'au parvis divin,

Son corps tombe et se brise au fond du noir ravin.

Ruzard, débarrassé du poids lourd qui l'entraîne

S'éloigne en ricanant de sa peur longue et vaine.



CHANT VINGT-NEUVIÈME

MORT DE TONKOUROU


La mer se retirait: le vieux pilote Auger,

Pour son riche vaisseau ne voyant nul danger,

Se fit conduire à terre. Il longea le rivage,

Foulant le sable tiède, écoutant le ramage

Des oiseaux réunis sous les épais rameaux.

Il aperçut Léon au pied des verts coteaux,

Qui dormait bruyamment, la tête renversée.

Un rêve fatigant, une affreuse pensée

Devait troubler son front car il semblait souffrir.

Il le poussa disant:--«Quoi! vous vouliez courir

«Avant moi chez Lozet, pour embrasser Louise,

«Et vous dormez ici! Venez! venez! la brise

«Soufflera favorable à l'approche du soir!

«Mais qu'avez-vous?» Léon semblait ne pas le voir.

A son front il portait une main défaillante:

Il secoua la tête, une larme brillante

Apparut tout à coup dans son regard vitreux.

Auger comprit le sort du jeune malheureux!

--«Parlez! s'écria-t-il, parlez! Plus d'espérance?...

«Louise est mariée?... Oh! dis-moi ta souffrance!

Léon redit alors tout ce qu'il avait vu.

Et pendant le récit de ce drame imprévu

Le pilote essuya plusieurs fois sa paupière.


Ils marchèrent tous deux le long de la rivière

Causant avec tristesse et les regards baissés.

Ils vinrent à l'endroit où des flots empressés

Sortant du noir ravin s'épandent sur la grève,

Traînent au fleuve immense où leur course s'achève

Coquillages roses, blond sable et fins gravois.

Ils ouïrent alors une plaintive voix,

Une voix qui non loin semblait sortir de terre.

Ils s'approchent du cap dont le sommet austère

Se dresse, menaçant, au-dessus du ruisseau.

Etendu sur le roc et les jambes dans l'eau,

Ils trouvent là, mourant, l'infortuné sauvage:

Un sang noir a souillé ses mains et son visage.

Ils l'appellent en vain, il ne les entend pas.

Le pilote et Léon le prennent dans leur bras,

Et pleins d'anxiété le montent sur les côtes.


Lozet paraissait fuir les regards de ses hôtes:

«Ce jour, se disait-il, devait être un beau jour!....

«Louise n'avait pas oublié cet amour!...

«Tout espoir de bonheur n'est rien qu'une chimère!...»

Et Louise, cachant dans le sein de sa mère

Son front pâle et glacé, soupirait tristement.

Attendant le diner qui cuisait lentement,

Les convives fumaient, prenaient un petit verre.

L'un d'eux disait tout bas:--«Lozet est trop sévère.»

Un autre demandait si le vieil indien

Ne viendrait pas bientôt, et s'il faudrait, pour rien,

Longtemps attendre encor.--«Et Ruzard? quel mystère!

«Je crois qu'il veut forcer le sauvage à se taire,»


Observait un troisième. Et nul ne savait où

S'étaient enfuis alors Ruzard et Tonkourou.

Les heures s'écoulaient dans cette incertitude:

Nul ne fit un secret de son inquiétude;

Et quelques uns déjà se levaient pour partir,

Quand un immense cri fit soudain retentir

L'anxieuse maison. Le jeune patriote

Dans ses bras vigoureux, aidé du vieux pilote

Apportait Tonkourou, sanglant évanoui.

Alors on vit pâlir plus d'un front réjoui,

Et chacun soupçonna, mais sans le dire, un crime.

--«Est-il mort? est-il mort? oh! non, il se ranime!

S'écria Jean Lozet. «Le prêtre! vitement!»

Sur un lit, aussitôt, l'on couche mollement

Le pauvre moribond tout couvert de blessures.

--«Où l'avez-vous trouvé? Dieu! quelles meurtrissures!

«Il va mourir! Il meurt! S'écriaient, tour à tour,

Les conviés émus de ce triste retour

Des choses d'ici bas. Muette, échevelée

Par tout ce qu'elle voit fortement ébranlée,

La vierge avec transport s'est jetée en pleurant

Au cou d'Auger son père. Et le vieillard, souffrant,

N'ose pas essayer de consoler sa fille.

--«Malheur sur ma maison! Malheur sur ma famille!

Grommelait Jean Lozet. «Ah! ce sang me fait peur!»

Léon était assis accablé de douleur

Au chevet du mourant; il écoutait son râle;

Il suivait le progrès du mal sur son front pâle.

Quelqu'un des conviés qui se trouvait dehors

S'écria tout à coup; «Voici le prêtre!» Alors

La mère Jean Lozet auprès de la muraille

Arrangea le fauteuil et les chaises de paille.

Le bon curé rentra suivi du médecin.

Celui-ci, jeune encore en son art souverain,

Depuis six mois au plus était dans la paroisse.

Il s'approcha du lit: et tous avec angoisse

Cherchaient à deviner dans ses traits et ses yeux

Le sort de Tonkourou. Mais lui, silencieux,

Tâtait le pouls léger, palpait la chair meurtrie.

Léon lui demanda d'une voix attendrie:

«Va-t-il mourir?--«Bientôt je crois, dit le docteur,

«L'un des coups est mortel.» Son oeil observateur

Suivait toujours du mal les différentes phases.

Le moribond jeta quelques lambeaux de phrases.

Le médecin reprit: «Je crois sincèrement

Qu'il aura, tout à l'heure, un lucide moment.

En effet, l'indien entr'ouvrit sa paupière,

Et sa lèvre parut redire une prière.

Il essaya de faire, une dernière fois,

De sa débile main le signe de la croix.

Le ministre s'avance et lui parle à l'oreille.

Le vieux huron tressaille. Une larme pareille

Au diamant qui brille aux fentes d'un rocher

Apparaît dans ses yeux. Puis il semble chercher

Quelqu'un auprès de lui. L'on entoure sa couche

Et, d'une main fidèle, aussitôt chacun touche,

En lui disant adieu, sa noble et froide main.

Léon Tient à son tour. Le malade, soudain,

Se lève sur son lit; son visage s'enflamme:

«Mon Dieu! se dit chacun, c'est la fin! il rend Pâme!»


Mais lui, d'une voix forte:--«O cieux, soyez bénis!...

«Lozet! Lozet! je meurs; mais je te rends ton fils!...

Léon!... Voici Léon!... C'est ton fils, je l'atteste!»

Et sa mourante main fit un sublime geste

Pour prendre, devant tous, le Seigneur à témoin.

Alors un cri profond retentit jusqu'au loin.

L'indien retomba sur ses langes funèbres:

Ses yeux fixes, vitreux, se couvraient de ténèbres.

Le prêtre lui donna la bénédiction

Et dit d'une voix grave, avec émotion:

«Partez, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père

«Qui daigna vous créer par un sacré mystère!

«Partez, au nom du Fils dont le sang précieux

«Vous sauva de l'enfer et vous ouvrit les cieux!

«Au nom du Saint Esprit dont l'amour ineffable,

«En face de la mort, vous rend inaltérable!»

Et l'indien contrit mourut dans la paix. Tel

S'éteint après la messe un cierge sur l'autel.



CHANT TRENTIÈME

PÈRE ET FILS


Quand un homme a trop bu d'un enivrant breuvage,

Son esprit excité se voile d'un nuage:

Il parle bruyamment, il se meut, se gaudit;

Il dit tout ce qu'il sait, ne sait tout ce qu'il dit;

Il est gai, puis il pleure: il est bouillant et brave:

Il brise les liens qui le tenaient esclave:

Il est libre, il est riche, il vante son honneur,

Sourit à tout le monde et chante son bonheur!

Ainsi le vieux Lozet dans sa vive surprise,

Ainsi sa noble épouse, ainsi l'humble Louise

Sont enivrés de joie et pleurent de plaisir.

On eut dit que la mort allait aussi saisir

Le pauvre enfant perdu. Pâle et tremblant, il jette

Un regard étonné sur la face muette.

De ce guerrier huron si sublime tantôt;

Puis son regard mouillé se reporte aussitôt

Sur Lozet stupéfait. Lozet, hors de lui-même,

Lozet, terrible à voir tant sa figure est blême,

Lozet tombe à genoux aux pieds de son enfant!

--«Pardon, mon fils, pardon! pour moi, pour le mourant!


Et Léon se jeta dans les bras de son père.

Et la mère disait, pressant la tête chère

De son enfant aimé dans ses bras palpitants:

«Quoi! c'est lui! c'est Léon! ô Dieu! combien longtemps

«Tu m'as ôté mon fils! mais je le trouve encore,

«Et ma vie, ô mon Dieu! remonte à son aurore!

Et le pilote Auger et tous les vieux amis

Disaient, parlant entre eux:--Soyons toujours soumis...

«Le ciel a des secrets; sa grandeur nous écrase....

Louise était ravie et comme dans l'extase.

Lozet se releva:--«Mes amis, voyez-vous,

«Oh! voyez-vous, dit-il, que Dieu prend soin de nous?

«Pour mériter cela qu'ai-je fait dans ma vie?...

«J'ai trouvé mon enfant! Ah! votre âme m'envie,

«Je le vois, ma tendresse et ma félicité!

«J'ai pleuré bien des fois!... Je me suis irrité!...

«Oh! que j'étais aveugle! Et c'était ce barbare!...

«Enlever un enfant! Oh! la douleur m'égare...

«Tonkourou, dors en paix, tu m'a rendu mon fils!

«Léon pardonne moi! Tiens! j'ai honte! je fis,

«Pour t'éloigner de nous, tant de cruelles choses!...

«Mais pouvais-je savoir?... O Louise, tu n'oses,

«Tu n'oses pas venir embrasser mon Léon?

«Viens donc! Embrassez-vous! Elle est belle, il est bon:

«Ça fera, mes amis, un heureux mariage!...

«Que François vienne donc! Pas de cet alliage!...

«O mon Dieu, le beau jour! Oh! le beau jour pour moi!...

Puis, en parlant ainsi, Lozet, dans son émoi,

Va, vient, serre la main à chacun de ses hôtes.

Et le fier Tonkourou, repentant de ses fautes?


Dort dans son blanc linceul son sommeil éternel!

Et ce bruyant plaisir, ce bonheur solennel

En face de la mort, aux côtés d'un cadavre,

C'est quelque chose, hélas! qui saisit et qui navre.



CHANT TRENTE-ET-UNIÈME

LE FOU


Pendant qu'on se livrait à ces ardents transports

On entendit chanter une voix au dehors:

«C'est Ruzard! se dit-on, tressaillant de surprise:

«Ruzard qui chante? oh! non! L'on fait une méprise...

«Hormis qu'il serait ivre!... Il pourrait bien, enfin,

«Se griser quelque peu pour noyer son chagrin!...»

Ruzard entra. Son air était lugubre et bête:

Ses cheveux emmêlés se dressaient sur sa tête,

Comme les rameaux secs des sapins rabougris.

On eut dit que du sang luisait dans ses yeux gris.

Son vêtement, son front étaient souillés de terre,

Ses doigts étaient crispés comme une horrible serre.

Il riait par moment, mais d'un rire idiot.

Il chanta: «Viens! oh! viens! je suis le loriot

«Qui chante ses amours sur la verte prairie!

«Tu m'as donné ta main! Viens! la couche est fleurie!

«J'ai tué mon rival! Il dort sur le rocher.

«Prends-garde! ne va pas de ce lieu t'approcher;

«Sa main te saisirait: il te prendrait ton âme!

«Louise, ô mon amour! viens! j'ai tué l'infâme!»

Et pendant qu'il chantait, d'un air sombre, anxieux,

Tout autour de la chambre il promenait ses yeux.

Il aperçut le mort étendu sur sa couche:

--«Tenez! s'écria-t-il, ce sauvage farouche

«Qui veut dans le ravin m'entraîner avec lui!...

«Il m'arrache le bras! Je tombe! ah! pas d'appui!...

«Laisse-moi! Tonkourou! laisse-moi! si je tombe,

«Si je tombe avec toi c'est la mort! c'est la tombe!

Puis il se mit à rire; et, s'approchant du mort:

«Ah! continua-t-il, tu n'es pas le plus fort!...

«Tu ne parleras plus!... j'aime mieux ton silence!...

«Parle donc, Tonkourou! punis mon insolence!...

«Les morts ne disent rien!... As-tu trouvé Léon?...

«Va! j'ai bien su punir ta lâche trahison!...

«Les morts ne parlent pas!... Sivrac dort dans sa cave...

«Chamberst qui l'a tué m'a dit: «Le sang se lave!...

«De Chamberst le voleur moi j'ai guidé les pas!...

«Combien il m'a donné, je ne le dirai pas!...

«Tenez donc le sauvage! Il me poigne! il m'entraîne!...

«Dans son linceul funèbre il me tient et m'enchaîne!...

«Au secours! Au secours!» On était désolé:

--«Retire-toi, Ruzard, car le mort a parlé,»

Dit Lozet stupéfait de cet affreux délire.

Ruzard le regarda, puis éclata de rire.

Il se mit à danser en sifflant aigrement.


--«C'est le jour de la noce! allons! dansons gaîment!

Dit-il. «Viens, ma Louise! Oh! viens! c'est l'hyménée!»

Louise se jeta tremblante, consternée,

Dans les bras de Léon. «Il est fou! c'est certain:

O seigneur! il est fou!» s'écria-t-on soudain.

Et chacun ressentit une profonde peine.

On voulut l'arrêter. Et d'une voix sereine,

Pour le calmer un peu Jean Lozet lui parla;

Mais tout fut inutile. Il sortit; il vola

Comme un rapide trait au bord du précipice.

Quelqu'un dit: «C'est peut être un sort, un maléfice!

«Car le huron défunt savait mille secrets.»

Le prêtre réprima ces discours indiscrets:

--«Respect au mort, dit-il; il a fait pénitence:

«L'amour a racheté sa coupable existence.

«Puissions-nous comme lui mourir dans le Seigneur!»

Pendant que l'on était en proie à la stupeur,

Le fou rêvait assis sur le bord de l'abîme.

Quelques oiseaux disaient leur cantate sublime

Au sommet des sapins ruisselants de soleil,

Et dans son urne d'or, le fleuve sans pareil

Reproduisait des cieux la splendeur éclatante.

Ruzard fixait le gouffre: il semblait dans l'attente.

Soudain il se dressa jetant de tout côté

Un regard curieux et plein d'anxiété:

--«Tu tardes bien, dit-il, d'une voix inquiète:

«As-tu donc oublié notre union secrète!

«Louise, ô mon amour, viens! j'essuîrai tes pleurs!

«Viens! le lit nuptial est tout jonché de fleurs!...

«La voici! La voici!... Louise, je t'adore!...

«Sur ce lit de gazon qu'un brillant soleil dore

«Repose-toi, mon ange! Ah! m'entends-tu gémir?

«Louise, m'entends-tu? Que je voudrais dormir,

«O ma fière beauté, sur ta blanche poitrine!...

«Elle m'ouvre ses bras! félicité divine!...

«Elle m'appelle!... Allons! allons! ô volupté!

«Allons boire l'amour jusqu'à satiété!...

Et dans le vaste gouffre en riant il s'élance....

Le gouffre eut un sanglot et puis tout fit silence.



CHANT TRENTE-DEUXIÈME

LE FANTOME


ÉPILOGUE


Plusieurs jaunes moissons ont tombé sous la faulx;

Plusieurs fois les hivers ont blanchi nos coteaux,

Et l'été plusieurs fois a fleuri nos campagnes;

Le soleil qui descend derrière nos montagnes

Jette, comme un adieu, ses suaves reflets

Sur le faîte ondoyant de nos vieilles forêts.


C'est l'heure du repos: la journée est finie,

Et les joyeux tintons de la cloche bénie

Annoncent l'angelus aux pieux habitants.

Quelques canots légers sur les flots inconstants

Glissent comme une feuille au milieu des prairies;

Et sous l'herbe on entend les vives causeries

De ces insectes d'or qui trouvent leur tombeau

Sous un grain de silex, dans une goutte d'eau.

L'air est pur, embaumé; la brise est bienfaisante:

Au chemin tortueux la poussière est luisante....


Sur le toit de Lozet l'orme toujours ombreux

Etend ses grands rameaux, comme un vieillard heureux

Etend ses bras tremblants sur une jeune tête.

Tout respire la paix, tout prend un air de fête.

A l'ombre du grand orme, auprès de la maison,

Un jeune homme est assis sur le tiède gazon.

Comme sur un ruisseau s'incline un tendre saule,

Une femme au front pur se penche sur l'épaule

Du jeune homme rêveur. Elle cause avec lui

Des chagrins d'autrefois, du bonheur d'aujourd'hui.

Cet homme, c'est Léon, cette femme est Louise.

Laissant ses cheveux d'or s'emmêler à la brise;

Un enfant, vif et gai, court sur l'herbe auprès d'eux,

Et s'efforce de prendre un papillon peureux.

Ils suivent cet enfant d'un oeil plein de tendresse,

Et dans un long baiser, dans un baiser d'ivresse

Leurs bouches, ô douceur! se rencontrent souvent!

Longeant le bord du cap, Lozet s'en va rêvant;

Il marche avec lenteur, appuyé sur sa canne.

Pour le petit lutin, en souriant, il glane

Dans les cenelliers verts quelques fruits empourprés.


Pendant qu'avec bonheur sur le tapis des prés,

A l'approche du soir, l'on badine et folâtre,

L'aïeule, active en cor, s'asseoit au coin de l'âtre

Et tourne, en fredonnant, son rapide fuseau.


Sur l'orme chevelu chante un petit oiseau,

Comme en ce soir de deuil où le cruel sauvage

Ravit le jeune enfant et quitta le rivage.


Alors dans la pénombre, à travers le hallier,

On voit passer, non loin du toit hospitalier,

Un spectre qui parait dissimuler sa face

Sous un long voile blanc. Tremblant, Louise enlace

De ses bras gracieux le cou du beau Léon.

L'ombre glisse sans bruit vers le petit garçon

Qui joue avec des fleurs sur la pelouse tendre.

La mère pousse un cri: l'on voit ses bras se tendre

Avec anxiété vers l'enfant souriant.

Léon, pâle, se lève: il s'élance en criant:

«Tonkourou! Tonkourou! pourquoi laisser la tombe?

Le spectre tient l'enfant: l'enfant, douce colombe,

Sourit aux longs baisers qui pleuvent sur son front.

Comme un oiseau s'élève et fend l'air d'un vol prompt,

Comme un songe, au réveil, disparaît et s'efface,

Ainsi le spectre ami disparut dans l'espace;

Et Léon et Louise, avec des pleurs bien doux,

Embrassant leur enfant, tombèrent à genoux!...


Et maintenait adieu! vieil orme solitaire!

Adieu! l'été déjà fait refleurir la terre,

Et tu vas te voiler d'un feuillage nouveau!

Sur tes rameaux discrets le gai petit oiseau

Ira tresser encor son léger nid de mousse,

Ira chanter, le soir, sa chanson vive et douce!

Sous ton ombrage frais, au tomber de la nuit,

Alors que l'air est pur et que s'éteint le bruit,

Sous ton ombrage frais, déposant leurs faucilles,

Les gars de Lotbinière et les rieuses filles

Iront rêver, peut-être, à leurs tendres amours!

Adieu, vieil arbre aimé! L'on m'a dit que toujours,

Vers l'heure de minuit, sous ta sombre ramure,

L'ombre de Tonkourou se glisse sans murmure.

Adieu! Redis ces vers, ces chants qui vont finir!

Adieu! vieil orme, adieu! garde mon souvenir!


FIN



[Fin du poème Les vengeances — Poème canadien par Pamphile Le May]